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    tre, existant, prsence, mode, ontologie:les sciences sociales se dotentaujourdhui, partir de filiations intellec-tuelles diffrentes1, dun champ lexicalqui peut laisser entrevoir un cart avecles habitudes de pense. Permettons-nousdans ce contexte le projet dune anthro-

    pologie existentiale. Nous suivons encela le vocabulaire heideggrien qui dis-tingue la capacit "existentielle" de

    lhomme de prendre en main qui il est etce qui advient, par exemple face lpreuve de la mort, et la comprhension"existentiale" qui vise dgager descaractristiques gnrales de la manirehumaine dexister (HEIDEGGER 1986, 37et 533). Lanthropologie existentiale est la fois empirique, nous disons phnom-nographique, fonde sur des observationset des descriptions rapproches des tres,et gnrale dans sa recherche de propri-ts spcifiques ltre humain et/ou

    communes avec dautres tres ou esp-ces. Prsence, absence, prsence-absenceet coprsence sont au centre des descrip-tions et analyses de lanthropologie exis-tentiale, telles que nous les avons parexemple inities dans nos recherches surla distraction, les regards latraux, lesgestes priphriques, ceux qui nont rien voir avec laction principale et qui nesont pas partags en mme temps par leshommes prsents en situation (PIETTE1992). Ils sinscrivent ainsi en confron-tation directe avec lopration des scien-ces sociales, sociologiques ou ethnologi-ques, qui se focalisent sur ce qui estimportant pour une socit, un monde,une situation et donc sur ce qui est par-tag par les acteurs principaux. Le modemineur, tel que nous avons nomm cevolume de dtails, nest ni une action

    Lanthropologie existentiale: prsence, coprsence et leurs dtailsALBERT PIETTE

    Antrocom 2004 - Vol 4- n. 2 -99-103

    Phnomnographie de la prsence

    Que nous apprend lanalyse du modemineur ? Il suppose dabord une positiondobservateur qui permette de saisir lesenjeux dune situation mais aussi les res-tes. Dun point de vue mthodologique,le mode mineur renvoie une observa-tion rapproche selon un dcoupageentre pertinence et non pertinence, deltre ici maintenant, capable de faire ce

    quil faut faire et en mme temps, tout encontinuant faire les choses quil faut,dtre distrait, de penser autre chose, defaire autre chose en mme que cette acti-vit principale se dploie avec sesenjeux. Cest ainsi que lanalyse dumode mineur est le rsultat dune obser-vation photographique avec des silhouet-tages sur calque qui nous fait voir la stra-tification, la modalisation interne lin-trieur mme de lacte dexister, ainsique la hirarchie des gestes et des mou-

    vements (PIETTE 1992). Cest dune cer-taine faon aussi une phnomnographiede la perception qui permet dobserver,dans le flux des instants, les repres et lesindices implicites, les fragments datten-tion, les objets dobsession et aussi cesdtails sans importance, ceux qui sont l,aussi vite mis entre parenthses, les cho-ses, les personnes ainsi mises ltat dedtail.De ce point de vue mthodologique, ilressort un enjeu important que nousavons associ au terme de phnomno-graphie dont lobjectif gnral est lob-servation des caractristiques gestuelleset cognitives, des tres. Lentit la moinsconnue des sciences sociales nest-elle

    pas lexistant, ltant, celui qui est pr-sent, l en situation. Nous prenons ainsile risque atomistique ou monadologique,

    Antropologia Cu l tural eAntropologia Cu l tural e

    Rsum de larticle. Larticle constitue un projet thorique qui a pour but de dplacer le regard et lanalyse des sciences sociales de ses trois axes fondamentaux : lacollectivit, laction et la relation, et de se focaliser sur les tres, les existences et les prsences. Larticle montre galement limportance des dtails, les "restes" dans lesmodes de prsence et de coprsence des tres humains.

    Mots-cls : anthropologie, mthodologie, prsence, dtail, mode mineur.

    Abstract. The purpose of this article is to present a theoretical project in order to display the social sciences aims from their three main bases : group, action and rela-tion. Instead of it, the article purposes to observe beings, existences and presences. It also shows the importance of details in the modes of presence and copresence.

    gnrale, ni un type particulier dactivi-ts. Il constitue une modalit spcifique

    par laquelle une situation sociale sedploie ncessairement dans lespace-temps o deux ou plusieurs personnes setrouvent en coprsence. Que celles-ci leveuillent ou non, le mode mineur entemps que modalit de droulement delaction, attnue, ou, plus prcismentamortit selon des degrs variables len-

    jeu de sens associ la situation en ques-tion, sans le transgresser et sans en gn-rer un autre. Leffet de mode mineur etsa ncessit apparaissent demblecomme vident lorsque lon imagine sonabsence dans une situation sociale. Nousfaisons donc lhypothse selon laquelletoute situation, quelle mobilise descomptences incorpores ou des strat-gies de gain, quelle privilgie un enjeude communication et de contrle desexpressions verbales et non verbales,

    quelle concerne directement et explici-tement lexcution dune rgle, ouencore quelle soit activement et volon-tairement en recherche dune dfinition,est toujours dj imprgne par le modemineur. Le mode mineur, cest le resteou le rsidu et il sagit de montrer quil a

    plus dimportance que son statut dersidu veut bien lindiquer. Mais cetteimportance, cest en tant quil nest pasimportant quil la dtient. Cet intrt surle reste est anthropologiquement central.

    Nous dcoupons cet article en trois par-ties. La premire montre les consquen-ces mthodologiques de lobservationsur les dtails du mode mineur. Ladeuxime et la troisime parties travail-lent les notions de prsence et copr-sence, articules chacune leurs dtails,leurs "restes" spcifiques.

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    si souvent critiqu et vit en sciencessociales qui prfrent demble articulerle vcu existentiel aux entits culturellesou au schme relationnel : le rapport autrui, le rapport social, linteraction, larelation, le face--face, lintersubjecti-

    vit. Ce nest pas dabord, pensons-nous,la relation, ni mme laction qui devientnotre objet danalyse, mais les tres quileffectuent, quil convient de suivre, desituation en situation, dans ses diversesactivits. Car a-t-on dj vu une actiontoute seule, sans quelle soit porte pardes tres ? Nous proposons donc une sus-

    pension mthodologique du lien commeobjet dobservation impliquant demblela construction et la slection des don-nes en fonction de ce qui est partag etimportant pour les gens. Nous ne doutons

    pour autant du "sens social" des tres,nous pourrons le voir se dployer partirde ceux-ci. Par ailleurs, il nest pas unesurprise humaine, puisqu il est prsent aucur de la plupart des espces vivantes etaussi au plus bas de lchelle volution-naire.Partir des tres ou des tants permet deles observer de manire gale ou quita-

    ble, pour reprendre lexpression deMarion Vicart (2008), dans leurs diff-rences, quils soient des hommes, desanimaux, des dieux ou, de les suivre au

    plus prs deux, bien sr quand ils sap-prochent, se croisent, interagissent, maisaussi quand ils sont spars dans leurmouvement ou leur bouillonnement int-rieur. Cest lenjeu de lanthropologieexistentiale, centre sur la prsencehumaine, cest--dire le reste fondamen-tal des sciences sociales, caractrise parses indterminations et sa fluidit. Il vautla peine ce propos dindiquer la posi-tion de Maurice Bloch, normale danslhistoire de la tradition ethnologiquemais nanmoins discutable: "lincerti-tude du vcu nest pas un problmeanthropologique" (BLOCH 1997, 170).Le principe de se rapprocher du vcu, dela vie et du rel dans sa richesse est aufond une revendication classique desrecherches en ethnologie, en sociologieet aussi en philosophie. Malinowski lui-mme prne lattention au rel, Maussveut une science concrte, linteractio-nisme de Chicago ambitionne de sint-resser la singularit des vies. Mais,comme nous lavons dj montr (PIETTE1996), lopration de recherche, duregard sur le terrain lcriture finale, estcaractrise par une ncessaire slectiondes donnes au nom de la comprhensiondune singularit culturelle, de la spcifi-

    cit dun monde, dune grammaire inter-actionnelle provoquant la slection des

    pertinences selon ces objectifs.Comprendre des cultures, des collectivi-ts, des groupes, des interactions socia-les, des activits avec leurs enjeux, leurs

    preuves et leurs problmes, provoqueun positionnement du chercheur aumilieu des tres. Et mme pas un point

    parfait de symtrie puisquil va privil-gier la description des comptenceshumaines celle des autres tres, mais demanire retenir, partir de ce centredobservation, les relations ou les carac-tristiques partages du groupe.Sociologie et ethnologie sont des scien-ces de leffet socioculturel contournant la

    prsence des hommes auxquels pourtantelles sont directement confrontes dansleurs mthodes. Lexigence empiriqueest, pensons-nous, de commencer non

    pas avec la relation entre les termes, maisavec ceux-ci, de les observer, de lesdcrire, de dcouvrir sils sont ou nondans une relation, sils sen absentent,sils peroivent eux-mmes une relation.Continuons regarder les individus.Quand il quitte une activit, ltrehumain en commence une autre avecdautres tres, humains ou divins, ouavec des animaux et des objets divers, moins quil soit seul avec ses penses etses perceptions. Cest l aussi que le ph-nomnographe doit se trouver ct delindividu quil observe, un seul la fois(cest une exigence capitale), et ne pasquitter son site de travail en mme tempsque lobserv abandonne son poste dac-tivit. Plus que lactivit, cest la conti-nuit du dplacement de lindividu desituation en situation, qui devient lobjetcentral de lobservation, lenchanement,larticulation, lentrecroisement par lartention, lanticipation des penses, desactions, des gestes. Ce point de vue faitvoir une immensit de restes, de virtuali-ts, de potentialits, plus ou moins actua-liss et l, aprs ou avant, parfoismme longtemps aprs. Le glissement delethnographie vers la phnomnogra-

    phie quivaut donc dplacer le regard,dune part des groupes, des collectivits,des communauts, dautre part desactions et des activits, mais aussi desrapports et des relations, vers les indivi-dus eux-mmes et leurs prsences entrain dagir, de se lier, dtre ou de ne pastre en relation, dtre ou ne pas tre dansun groupe. A lanalyse de la collectivit(le groupe, la classe, tout autre entitsociale, toute synthse collectivisantecre par le socio-ethnologue), de lac-

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    tion (activit, vnement, rle) et de larelation (rapport social, conscience de,intersubjectivit), lanthropologie exis-tentiale oppose une focalisation sur ltre(humain, divin, animal), lexistence(dans la succession des situations et des

    actions et aussi dans les modalisations etnuances simultanes), et la prsence(dans la relation et aussi en dehors decelle-ci). Cest peut-tre une diffrenceentre sociologie (ou ethnologie) etanthropologie.

    Ne loublions pas, les sciences socialesont acquis un grand savoir-faire dobser-vation : filmer, photographier, quoisajoutent dautres modalits nouvellesde dcouverte, comme la webcam, maisaussi, bien sr la prise de notes qui dansce cas - et cest capital - ne peut tre trieaprs sous peine de retomber dans le

    principe de pertinence, mais aussi lesentretiens dexplicitation, ou encorelcriture la premire personne, cest--dire lautographie ou le travail sur descritures la premire personne dautres.Le compte rendu autographique doit trelu comme le rcit "de leffet que cela

    fait" comme dit Dennett (1993, 124-131), dtre ceci ou cela, en train de fairececi ou cela. Le chercheur peut comparerson rcit dautres rcits, y chercher desdiffrences et des similitudes. Un autrelecteur peut y percevoir des correspon-dances avec sa propre exprience. Il enressort de la connaissance, non sur le cer-veau, mais sur lexistence et la prsence.Mais il convient encore de trouver, din-venter des mthodes dobservation rap-

    proche pour mieux regarder et dcrire lefourmillement interne et la variation dansla dure, lun et lautre selon les modesdivers de prsence-absence, entre la psy-chologie et la sociologie, tout en gardant

    possible le passage et la traduction entrelune et lautre, entre les modes de cogni-tion et les sociologiques daction.Un enjeu capital de lanthropologie exis-tentiale est justement la circulation inter-disciplinaire, en particulier avec la philo-sophie, qui est une source forte dinterro-gations suscitant le regard existential dela phnomnographie. Les philosophesne manquent pas eux aussi de valoriserles aspects de lexprience : saisirlhomme comme il est, laffronter direc-tement, et non reculons, en vitant lesfaux points de dpart que sont lincons-cient ou la culture, mais aussi le cogito etla conscience. Il importe dailleurs dedpasser la difficult de la phnomnolo-gie qui comprend trop laction partirdune conscience forte. Plus prs de nous

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    la philosophie pragmatique avec Jameset plus encore que Dewey, son empirismeradical, sont finalement loin de ce quenfait aujourdhui la sociologie dite prag-matique. Cet empirisme veut attendre lesmoments furtifs, le flux de la vie, des

    perceptions et des penses, propos des-quelles les ethnographes ne sont pas lesmieux placs puisquils sont situs aumoment central, avons-nous dit, de larelation sociale. Ce que James reprochelui-mme la psychologie, de veniraprs la distinction sujet-objet, est adres-sable la sociologie. Car ce flux dexp-riences se fait selon une varit deschamps et des intensits de conscience,le plus souvent en de de ltre humainlui-mme. Mais nest-ce pas le but delanthropologie, au sens diffrent deth-nologie et de sociologie : ltre profond-ment empirique et existential. Car quiobserve en situation naturelle cesmoments dtre dont sont friands les phi-losophes mais trop dpendants dexem-

    ples retirs de tout contexte : leffort, lavolont, la dcision, le choix, lintention,la croyance, le commencement duneaction, la continuit dune squencedaction, la passivit, loubli Et quidcrit ces existences ? Ni vraiment les

    psychologues occups souvent des pro-tocoles exprimentaux et centrs sur desactivits spcifiques et encore moins lessociologues focaliss sur les mondes col-lectifs et les relations sociales. Surgitdonc un impratif motivant : tablir desliens empiriques entre la phnomnogra-

    phie de la prsence et les recherches depsychologie cognitive analysant, partirde limagerie crbrale, la perceptionsubliminale, le clignotement attention-nel, la coordination dactivits multiplesou encore la distinction entre oprationconsciente et opration inconsciente ?(DEHAENE 2006). A ce sujet, est capitalela rfrence au travail accompli parFrancisco Varela (1996), en particulier sathorisation trs heuristique de limm-diatet de laction et de la perception,dissocie de tout processus de dlibra-tion et de rflexion. Citons aussi parexemple Steven Pinker sur les capacitsde fluidit et continuit des hommes,ancres dans des zones spcifiques ducerveau : "Un exemple bien triste, maisbien caractristique mest venu dunhomme qui venait me voir au sujet de son

    fils de quinze ans qui prsentait unelsion des lobes frontaux la suite dunaccident de voiture. Le garon restaitsous sa douche pendant des heures, inca-

    pable de dcider quand en sortir, et ne

    pouvait sortir de chez lui parce quil necessait de retourner dans sa chambre

    pour vrifier sil avait teint les lumi-res" (PINKER 2008, 156). Autre interro-gation (et non des moindres) : la des-cription de lacte dexister maintient-elle

    des passerelles avec les macrologiquesde la sociologie en termes de stratgie, deraison dagir ou de dtermination sociale,

    par exemple ?Le dialogue interdisciplinaire de lan-thropologie existentiale ne sarrte pasl. Il se fait aussi avec lthologie ou larobotique selon les tres des situationsrencontres. Mais aussi avec la prhis-toire et les thories de lvolution, non

    pas tant pour refaire les liens volution-naires entre les tres appartenant ou nonau genreHomo, mais pour mieux cernerles diffrences entre eux et ainsi penser ladiffrence anthropologique. Il sagit dene pas voir seulement quatre millnairesdhistoire mais agrandir lchelle decomparaison avec ces hommes qui nesont plus vraiment des singes mais qui nesont pas non plus des tres appartenant lespce de lHomme moderne. Et aussila primatologie. Lanthropologie a tropsouvent oubli les singes et a trop rsist la comparaison interspcifique malgrles mises en perspectives thoriquesrcentes de Maurice Godelier (2004), lacollaboration de Bruno Latour (1994)avec Shirley Strum, ainsi que les obser-vations de Frdric Joulian (2000) surlhabilit technique des chimpanzs.

    Nous voulons mentionner le risque deretomber dans les cueils que nous avons

    points dans les enqutes classiques ensciences sociales, en particulier la centra-tion du regard sur lactivit elle-mme oules rapports sociaux, et non sur les tres.Rappelons au passage que Darwinconstituait un journal dobservations,crit sur un de ses enfants : "Javais pu

    faire des observations les plus minutieu-ses, et javais eu soin de les crire sur-le-champ. Le principal objet de mes obser-vations, crit Darwin, a t lexpression,et je me suis dj servi de mes notes dansle livre que jai publi sur ce sujet."(DARWIN 2001, 201).Anthropologie existentiale, anthropolo-gie empirique, phnomnographieanthropologique : un ensemble de termesqui sont des principes pour saisir et pen-ser les dtails non pas comme synonymesdu concret de la vie mais comme consti-tus des restes, afin daller le plus loin

    possible dans la description des singula-rits et des particularits des tres. Ce quifait un homme, seul et avec les autres, ce

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    quil peroit, ressent quand il est seul etavec les autres, dans londoiementcontinu de sa vie. Cest un objectif-limite: il suppose concrtement daller le plusloin possible dans ce travail, en densi-fiant la description et en sachant son

    incompltude infinie. Observer le coursde lexistence, cest donc observer lesmodes de perception et dattention, lesfluctuations dintensit, les formes den-chevtrement et darticulation entre lessquences daction. Et ce dans une pers-

    pective compare entre les diffrentstres, mais aussi en fonction de param-tres sociaux et culturels. A lvidence,lanthropologie existentiale et lobserva-tion phnomnographique des momentsse heurtent aux grands concepts : libert,obissance, dcision, intention et biensr et plus encore pouvoir, religion, poli-tique, socit. Cette description des ins-tants des tres, des instants qui se sui-vent, il sagit de ne pas la laisser lcri-ture littraire mais au contraire de fairefructifier le savoir-faire mthodologique,transmissible, vrifiable, des enqutes deterrain, tout en le dplaant au profit dela description et de la comprhension desdiffrents tres. Et cest ici que nousrevenons au mode mineur.

    Prsence-absence

    "On aurait dit, crit Jacqueline deRomilly, que les choses se passaient horsde moi, et que jen tais seulement laspectatrice. De mme que je ne partici-

    pais pas la cueillette des fleurs, je neparticipais pas vraiment notre prome-nade, ni la vie. Dailleurs, nen est-il

    pas presque toujours ainsi ? Il arrive sisouvent que lon traverse un paysage en

    parlant avec quelque un ou en se proc-cupant dun problme rsoudre, en seremmorant une conversation interrom-

    pue" (ROMILLY 2002, 152). Qui ne peutressentir, la lecture de ce genre de des-cription littraire un sentiment dvi-dence, une approbation au moins tacite !Ltre humain est A et ne lest pas, il estA et aussi non A, ou il nest ni A, ni nonA, ou encore il est A puis non A et djnuanc par autre chose. Cest le corol-laire de lanthropologie existentiale fon-damentalement empirique : saisir,comme nous lavons vu, le concret dansses variations et ses diffrences jusquausans importance des perceptions, desgestes, des penses, des objets et des dif-frents tres en prsence. Les choses se

    passent, les enjeux se poursuivent maisdans une atmosphre dautre chose,concrtise par des tres et des objets

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    priphriques, des penses et des percep-tions sans importance. Cest bien cela lemode mineur, ce reste qui a contrariorvle bien lontologie gnreuse dessciences sociales, lorsquelles crent tropvite des groupes et des liens.

    Cette reprsentation de lexistencehumaine en mode mineur permet de met-tre laccent sur le droulement de celle-cidans la distraction mais aussi et surtoutsur le mode de la non-pense, de la non-conscience, de la non-rflexion2, la non-focalisation sur lenjeu situationnel encours, autant de points permettant linfil-tration des gestes priphriques et des

    penses vagabondes. Comme lindiqueSearle (1995, 191-194) citant James cesujet, lattention quitte toute situation,tout moment, ds quelle nest plusncessaire, remplace alors par dautres

    penses, au point que celles-ci peuventsinstaller dans la prsence mentale delhomme dont lactivit premire le per-mettrait, comme la conduite dune voi-ture. Lattention qui suppose de ne pasvouloir faire attention, la plus courante, ilfaudrait lcrire : "a-tension", et celle quiexigerait concentration et vigilance : "ad-tension". La prsence attentive delhomme nexclut donc pas un dborde-ment, certes minimal, par dautres cho-ses, tout en gardant une perception subsi-diaire de cet "autour" comme sans impor-tance. Il faut ainsi bien distinguer la non-

    pense de laction en cours dont elle estune condition de la bonne excution, des

    penses "autres" pendant son accomplis-sement. La premire qui permettra ladeuxime vient le plus souvent des routi-nes et de lhabitude dexpriences ant-rieures. Mais surtout la non-pense delaction ne doit pas justifier labsencedintrt anthropologique la prsence,ni faire oublier ce quun homme a dans latte quand il agit. Au phnomnographedtre mentaliste quand lhomme lest, et

    bhavioriste quand il ne lest pas.Ainsi, le mode mineur visuel, gestuel et

    postural rvle une densit profonde, ungrand volume de rserve ngative et de

    prsence-absence. La "minorit" ou la"minimalit" constitue le mode dtrehumain par excellence consistant ne

    pas pousser fond la conscience, la rai-son dtre, reporter une consquence

    possible : cest la manire dtre quoti-dien, toujours pntre par dautres cho-ses que ce qui fait lenjeu prcisment dela situation, ne pas tre face--face, agir sans besoin de la matrise, du calcul,sans effort et sans fatigue. Bref, voir, per-cevoir sans regarder ni mme apercevoir.

    Cest ce que nous avons appel la repo-sit de ltre humain comprenant quatrelments avec leur contraire (PIETTE2007). Premirement, lconomie cogni-tive permet lhomme, sur base dhabi-tudes, dexpriences antrieures et de

    scnarios mentaux, de ne pas vrifiertoutes les informations ou comptencesncessaires pour accomplir une action.

    Non seulement, lconomie cognitivecorrespond au dploiement routinis,sans rfrence une instruction, dessquences dactions mais aussi, elle per-met dallger le travail dinteractionsociale, grce aux appuis matriels et auxidentits stabilises de chacun des parte-naires. Le contraire de lconomie cogni-tive est lvaluation, la stratgie, la justi-fication, lintrigue mobilisant lattention,voire lobsession sur des fragments sp-cifiques de la ralit. Deuximement, ladocilit correspond la possibilit deconserver les appuis, les indices et lesrepres existants, plutt qu lintentionet au dsir de les modifier, et lvite-ment de la tension cognitive, motion-nelle ou morale, rsultant dune preuvede changement. Troisimement, la flui-dit correspond, elle, la possibilit das-socier des informations ou des modes deraisonnement contraires ou contradictoi-res dans une mme situation ou dans dessituations successivement proches. Elleillustre la capacit immdiate au relche-ment, lacceptation de lincohrence etau basculement des tres humains desituation en situation. Le contraire en estla raideur. Il y a enfin la distraction quicorrespond la capacit cognitive das-socier un tre, un objet ou un vnement ltat de dtail (sans importance), nen faire quun lment de distraction,sans compromettre lattention minimalerequise dans la situation. Cest ltat deconcentration ou dintolrance qui est lecontraire de la distraction.Dans la prsence humaine, le dosage detravail et du repos, tous deux indissocia-

    bles, est bien sr diffrent pour chacundans une situation commune. Et sur len-semble de ses activits, un mme tre

    passe, selon celles-ci, par des diffrencesde propositions entre travail et repos. Etdaucuns de ne pas manquer de reprerce quils jugent comme des dsquili-

    bres. Les travailleurs du dtail, ceux quidans la routine de leur mtier, travaillent

    pour produire des choses qui, coup sr,ne seront que dtails et perus commetels par les gens, telles sculptures en hautdes colonnes antiques dont parle PaulVeyne (1988). Et les hommes, quand ils

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    sont trs "actifs", restent "emports" danslenchanement des moments et la pr-sence des repres et autres indices. Il nya pas une dimension active (valuer,changer, perdre, intriguer) qui ne soitaccompagne dau moins une des autres

    dimensions constitutives du "repos".Lhomme a introduit, dans sa prsence enacte, une couche profondment modali-satrice qui mousse des degrs diff-rents sa capacit de face--face auxautres humains et aux objets, quil dise

    bonjour, se marie, sarrte au feu rouge,souffre dans un hpital ou pleure unabsent. Forme universelle dexister, lemode mineur consiste en une sorte derserve ngative, visible, parfois invisi-

    ble, gestuelle, mentale, matrielle. Il estcette strate qui modalise, interne ouexterne laction-enjeu, simultane ousuccessive par rapport celle-ci. Lemode mineur nest pas sans analogieavec leau dans le corps humain : "Etque si lon analyse notre corps, on netrouve que de leau, crit Musil, et quel-ques douzaines de petits amas de matirequi flottent dessus" (MUSIL 1995, 83).Gageons quil y a bien 60% des situa-tions o ce mode mineur reprsente 80%de la densit comportementale et cogni-tive, 20% de situations avec 50% demode mineur, et 20% de situations com-

    prend 20% ou moins. Le philosophe chi-nois Lao-tzeu donne une image encore

    plus clairante pour penser le modemineur : "Bien que trente rayons conver-gent au moyeu / Cest le vide mdian /Qui fait marcher le char" (LAO-TZEU1979, 41). Et ce vide serait ainsi dcom-

    posable : toile de fond avec tres etobjets priphriques laction princi-

    pale, objets et tres de distraction perus ltat de dtail, part non consciente,

    plus ou moins obscure de lindividu ra-lisant laction, penses vagabondes sin-filtrant dans lesprit ainsi disponible,attitude de flottement telle quelle seraitattendue du flneur, et encore lhypolu-cidit face ce qui est, qui va arriver. Ettout cela, au contraire mme, sansempcher que les choses, les vne-ments heureux et malheureux se pas-sent, senchanent et gnrent leursconsquences. Ne pas savoir, ne pasvouloir pour ne pas se crever les yeuxcomme dipe, tre docile mme enmenant une rvolution politique, ne pastirer les consquences, ne pas arriver se reprsenter les implications de sonaction, ne pas accepter et aussi tuer,souffrir et continuer, cest ce que ltrehumain fait le mieux. Aurait-il pu choi-

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    sir de vouloir vraiment, de savoir vrai-ment, dtre vraiment conscient ?Lhomme serait sans doute capable dtre

    plus lucide, plus frontal quil nest. Il estdes philosophes et des potes qui pensentque ltre humain fait dailleurs fausse

    route dans cette "mdiocrit". Mais avez-vous dj rencontr un homme nonmineur ? Sans aller jusqu faire du som-meil le modle de lacte dexister - il fautlire Merleau-Ponty (2003, 157-177) cesujet - il est important dassocier la pr-sence humaine la mise en suspension dela volont, de la matrise, du calcul, de laconscience thtique, celle du sujet quidlibre, cest insister sur la passivitfondamentale de la prsence commestrate ncessairement complmentaire lactivit telle quelle est attendue, perti-nente, enjeu. Vie et sommeil, travail etrepos, passivit et activit, majeur etmineur, sont donc comme les deux facesdune mme feuille. Et la distraction dontnous avons parl plus haut sinfiltre doncdautant plus facilement que nous som-mes en prsence dune conscience quiimplicite, ne rflchit pas, ne choisit pas,moussant la prsence, lacte, laction.Ce que nous voulons montrer est bienlimportance de la strate qui absorbe etqui diminue le face--face, lenjeu delactivit tout en nempchant pas sonaccomplissement. Au plus prs de la pr-sence de ltre humain, conscience de,dcision et choix sont donc moins heuris-tiques que docilit, fluidit, continuit oudistraction. Cette constatation phnom-nographique doit tre proportionneselon les tres et les situations, y comprisles plus atroces parmi celles-ci, mais ellese heurte, quon le veuille ou non, len-semble des logiques dactions mises enavant par la sociologie, autour des th-mes de la contrainte, de la rationalit, dela stratgie de linteraction, de la motiva-tion et de lintention. Mme lethnom-thodologie qui donne l"attitude natu-relle" une dimension centrale dans sesanalyses la dcrit travers un accomplis-sement de gestes et de mots en vue decohrence et de rationalit, associ untravail de contrle et de matrise. Cenest pas cela lattitude naturelle. Lemode mineur nest pas sans analogieavec la "rversibilit" dont parle HannadtArendt propos du pardon comme limiteau principe de consquence des actes(ARENDT 1994, 301-310). Il constituerait

    plutt une rversibilit diffuse et provi-soire interfrant avec les dimensions deresponsabilit, de cohrence ou de moti-vation et permettant toujours la parole

    ou lacte dtre reports, dplacs, dif-frs, non clturs.Phnomnographier la prsencehumaine, cest observer la continuit, le

    basculement daction en action, lerythme des situations et le jeu des diff-

    rences et rptitions, les enchevtre-ments, les dplacements imbriqus, lesrelgations, les souvenirs, les anticipa-tions, les ruminations, la dimensionimplicatrice des actions et des situations,la prsence dans une situation dautressituations. Cest aussi dcrire lhommequi draine, qui relgue, qui adoucit, quinuance, qui modalise, qui injecte unerserve, une restriction, qui tisse, quitrace, qui imbrique, qui mlange et quimitige, qui se repose sur le mode de lafamiliarit parfois aussi sur le mode de latranquillit, qui absorbe dans la fluiditla nouveaut ou la perte dune rgle oudun repre, lhomme qui refuse tout entant docile, lhomme qui est distrait etqui se concentre, selon des modalits etdes dosages diffrents. La ngation, le"pas vraiment" est bien au cur de la

    prsence humaine et de son action. Cereste-l est essentiel, non seulement pourune comparaison interspcifique entrelhomme, le chien et le singe par exem-

    ple mais aussi pour rendre compte de cequi intresse la sociologie : la vie ensem-

    ble. Et cest bien dans le suivi prcis desinstants que rside, nous lavons vu, len-

    jeu de lobservation phnomnographi-que mais aussi la cl de comprhensionde la coprsence.

    Coprsence

    Pourquoi la notion de coprsence, pluttque celle dinteraction qui est bien plusancre et travaille en sciences sociales ?Dabord, la notion dinteraction invite,selon le paradigme dvelopp par lEcolede Chicago, Becker ou Goffman, unefocalisation sur les lments interaction-nels, tels quils sont significatifs et perti-nents dans lexpression verbale et nonverbale, et quils constituent ainsi la basede lacceptation mutuelle ncessaire.Bien plus que les tres prsents, ce sontles signes partags et changs qui int-ressent linteractionnisme. Dautre part,celui-ci sous-tend une anthropologie sp-cifique, celle dun homme face--faceavec dautres, mobilisant activement desressources mentales et gestuelles pourmaintenir lordre de linteraction, selonune logique de la gestion, de la stratgieet de la rationalit, bref du "labeur",selon le mot de Goffman, constitutif delaccord et de lordre interactionnel.

    133

    Par ailleurs, la notion de coprsenceconnote lvidence de la prsence destres, plutt que le moment et la dimen-sion de la rupture. La coprsence, cest lacontinuit entre les tres, continuit de la

    prsence, continuit de chacun dans le

    rythme du temps, continuit recreaprs lpreuve. La coprsence dsigne

    par elle-mme la prsence des tres, telsquils sont dans une situation, ensemble,quils participent ou non lchange cen-tral de linteraction et elle invite lob-servation de ceux-ci partir de leurscaractristiques perceptives, cognitiveset gestuelles, indpendamment de leur

    pertinence directe pour la ralisation delenjeu situationnel. Cest bien ce quesignifie la rflexion de Simondon :"Ltre est plus riche, plus durable, pluslarge que lindividu" (SIMONDON 2007,220). Lide de coprsence permet aussidune part dviter que lanalyse fasse

    porter le travail exclusivement aux objetsprsents, mais aussi aux habitus ancrsdans le corps et lesprit, dautre part dene pas attribuer ce travail aux compten-ces fortes des hommes comme la rationa-lit, la volont, la libert, etc. Il importe

    plutt de trouver les mots pour dsignercette coprsence entre objets et humains,entre habitus dhumains, en particulierentre les lments actualiss de ceux-ci,ceux qui sont perus comme importantsou comme dtails.Lide de coprsence, en orientant lafocale sur les tres prsents, plutt quesur le lien et la relation, inclut aussi la

    possibilit de regarder dautres tres quelhomme, justement peu souvent eninteraction avec lui, mme sils sont dansla mme situation. Ce sont des divinits,des animaux, ou des tres collectifs (laFrance, lEtat par exemple) cest--direlensemble des compagnons de lhommedsormais la porte dune phnomno-graphie compare, encore une fois quilssoient ou non des participants actifs lenjeu interactionnel.La coprsence ne dsigne pas dabordune prsence entre, mais une prsence deX et de Y, par exemple de la salle, tou-

    jours dj l, avec ses tables, la lumireet de moi (permettons-nous dans cettedescription de passer au "je") qui arrive,des autres et de moi qui suis dj l,

    peut-tre aussi des divinits et de nouscoprsents, mais aussi et surtout de cha-cun en continuit avec diffrents instants

    prcdents, sans un saut brusque entreceux-ci et maintenant, sans rupture non

    plus entre les tres prsents. Dans la des-cription et lexplicitation de la vie com-

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    mune, les restes, dans les lesquels sins-rent distractions, gestes et penses pri-

    phriques, cest--dire le non-vouloir, lenon-savoir, la non-conscience, la non-matrise, la non-volont sont aussi cen-traux. Pensons par exemple au feu rouge,

    toujours l, avant que je narrive. Lasociologie prfre sintresser au passagede lautomobiliste quand le feu estorange et mme surtout quand il estrouge. Mais quand il est vert et que jemarrte, cest bien dans une attitude delcher prise, de suspension du regard, dela volont et de la conscience et aussidans une conomie de la perception (lai-

    je peru, vu vert ?). Ai-je dit avant departir que je marrterais au feu rouge,que je partais marrter au feu rouge ?Imaginez la scne. Jai peut-tre rappelsimplement que jallais travailler ou fairedes courses. Entre le feu rouge et moi, ily a une coprsence, coprsence dun

    poteau mtallique avec lumires alter-nantes et moi, coprsence aussi de deuxcontinuits, celle de ce poteau dj ldepuis longtemps, travaill par des sala-ris divers de la Prfecture, delAmnagement du territoire, voire duMinistre de lIntrieur, la mienne, macontinuit, au moins double, associedune part ma connaissance ancienne,en tout cas antdiscursive du code laroute et dautre part des moments de mamatine me transportant mon univer-sit, aller travailler, dmarrer, conduire,entrer dans la classe, selon une vitesse decirculation des instants se renvoyant lesuns aux autres, dj associs par la flui-dit du corps, avec les actes quil faut,mais toujours sans le vouloir et l inten-tion explicite. Sans accord aussi, sanscontrat aussi, travers la simple videncede cette coprsence, dans la continuit etla succession et non pas dans le recom-mencement chaque fois zro. Le reposnest pas le reste : le plus souvent, cestla volont, la conscience, la rflexion quiviennent en plus, aprs comme reste. Levouloir, la matrise, lintention, la justifi-cation, la stratgie apparaissent alorscomme les restes, dans ma prsence ct du feu rouge, et ne deviennent cen-traux que lorsque surgit un problme,une "preuve", dont sont bien sr friandsles sociologues. Le feu rouge narrte pasmon regard. Il est l, sans quil sollicitema volont ou ma conscience, en fait

    brouilles par dautres choses, mais pastrop, ne le concernant pas.Le bon fonctionnement de cette copr-sence suppose, selon lanalyse de Jean-Luc Marion (1997), une triple mise entre

    parenthses : celle du moi toujours prt etsurtout capable de penser, de vouloir,dacclrer follement son automobile,etc., celle de lorigine de ce feu remon-tant un ensemble de fonctionnaires etdouvriers de diffrents services adminis-

    tratifs et aussi aux lgislateurs, et celle dece poteau mtallique, en tant quobjet

    brut. Cest comme si ce feu ne pouvaittre visibilis par lhumain, cette visibili-sation ne surgissant quen cas de rsis-tance dont les cas existent bien sr telsquils sont si souvent analyss et rperto-ris. Regarder, fixer, sobsder, cest jus-tement rsister la rapidit et au flux desinstants. Et quand fixation ou obsessionexistent en particulier dans la souffrance,elles se fluidifient aussi plus ou moinsrapidement dans la continuit desmoments. Le plus souvent les tres sontmoins au bout de la pense et de laconscience que l, comme horizon,autour, dj existants ct desquelsnous sommes immdiatement. La phno-mnographie des tres doit se librer dela lecture en terme de conscience-penseet associer celui de perception unemodalit conome de fonctionnement.La relecture de Merleau-Ponty, en parti-culierLe visible et linvisible (1979), per-met de bien comprendre la perceptioncomme inertie et retrait. Cette immdia-tet adquate des tres est, nous semble-t-il, bien rendue par la notion de copr-sence qui vite de poser un face--faceradical et laborieux entre les tres.Ce qui mapparat, je le vois, je le perois peine, sans subir une contrainte, sansque je le fixe, mais en tant dans le fluxdes instants, dans la suite des actions. La

    part de latralit qui se dploie dans lacoprsence de lhomme et du feu rouge,non regard, peine peru, nest-elle

    pas, de faon varie et proportionne,dans tout acte de prsence et de copr-sence ? Les formes doblicit et de lat-ralit sont diverses : des yeux qui fuient,des distractions ponctuelles, des pensesvagabondes, des anticipations demoments suivants, des rmanences demoments passs. La coprsence ne sup-

    pose pas dabord un face--face expres-sif, un change, une rciprocit. Neserait-ce pas justement lattention, ce quiest dcrit dans ce lcher-prise et cettefluidit, surtout pas la conscience et lacrispation3, surtout pas leffort de faireattention, donc ne pas faire explicitementet intentionnellement attention, commele dit avec force Simone Weil dont touteluvre constitue une vritable anthropo-logie de lattention. Dans lattention qui

    Antrocom 2008 - 4 (2)

    quivaut ne pas faire vraiment atten-tion, nous voyons limportance de langation et de la minimalit.Dans cette perspective, la notion de"donn" ou de don nest peut-tre pas siinapproprie, avec lobjectif de dcrire et

    comprendre les modalits de donation (lefeu toujours l et bien accroch par desmaillages serrs) et de rception (moi qui

    passe sans vraiment le voir). Ce sont des"donns" sans change, sans dette et sansrciprocit ou en tous cas trs diffres.La coprsence faite dimplicite, de non-

    pense est un lment cl de la viesociale de laquelle on a enlev intrt,motivation, change, calcul. Dans notre

    perspective, le don nest pas unesquence dans un cycle relationnel mais

    bien une strate ncessairement et spcifi-quement humaine dans toute forme de

    prsence. Ce reste de la sociologie estcapital sexprimant dans lacte dtre

    prsent caractris par la prsence-absence partir de penses et gestes pri-

    phriques, partir de lentour des choses,des objets et des autres. Elle permet din-sister sur le toujours dj et en mmetemps sur le constant dplacement destres. Du "travail", tel quil est sous-entendu par lide dinteraction, derationalit, lhomme en est-il capable ?Potentiellement oui ! Empiriquementnon! Lhomme nest pas apte tenir

    jusquau bout le face--face ni avec lob-jet ni avec les autres et encore moinsavec les divinits Lautre tre nest pasen face, il est l plus ou moins ct,

    plus ou moins prs ou loin. Lide decoprsence introduit la possibilit de

    penser cette part de reste latralisant,reconnue dailleurs dans les thories deslogiques daction, mais prcismentcomme ngligeable, pas bonne thori-ser. Continuit et fluidit de nos exp-riences et de celles des autres, continuitentre nous, docilit et distraction parais-sent des lments ncessaires pourdcrire les instants de la vie sociale. Lanotion de coprsence contribuerait ainsi la description de la manire dtrehumain.

    Nous devons ajouter un lment. Lacoprsence suppose non pas seulementun en de de la prsence et de la percep-tion, la mienne mais aussi un au-del dela prsence de lautre. Le poteau est unfeu rouge ! "Quand nous lisons un cri-teau "Dfense de passer", crit Bergson,nous percevons linterdiction dabord ;elle est en pleine lumire ; derrire elleseulement il y a dans la pnombre,vaguement imagin, le garde qui dres-

    132ALBERT PIETTE

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    sera le procs-verbal" (Bergson 2008,131). Cest comme si, en plus de mettreentre parenthses, lhomme gardait en

    pointill, lhorizon plus ou moins loi-gn, l"intensification" potentielle de lasituation locale, sous forme dpreuve,

    tels laccident ou le contrle de police(Linhardt 2008). Nous dirons prcis-ment que cest len de qui associe cedonn un supplment. Quand je neregarde pas vraiment le feu rouge - ce quiest essentiel - et que je marrte, cestquimplicitement je sais que ce poteaunest pas un simple poteau et donc quelui aussi a son reste. Dans un cas, un au-del, un supplment, un au-del quidpasse sa visibilit. La perception estconome et en plus elle nest pas borne.Cest une double capacit de lhomme dene pas penser et dinjecter, dans le mmemouvement, quelque chose en plus, unsupplment. Les thologiens diront quecest dans la disponibilit de la prsencemousse que le surplus de sens sedonne. Le retrait permet, va de pair avecle supplment de lobjet, contrairement lobsession qui borne, qui fixe et qui estsans reste. Ce poteau nest pas un simple

    poteau, il est un tre spcifique, re-pr-sentant, prsentifiant un tre collectif, enloccurrence le Ministre de lIntrieur,

    pourquoi pas la France ! La divinit neserait pas si loin du feu rouge. En dau-tres termes et dans une autre perspective,Lvi-Strauss, lui-mme, avait tent cetteanalogie entre les divinits et le code dela route.Lanthropologie existentiale, commeopration de dcollectivatisation, centresur ltre en tant quexistant prsent ici-maintenant permet non seulement de re-regarder les humains dans leurs particu-larits instants aprs instants, situationsaprs situations, mais aussi les collectifs,tels la France, la "socit", lEtat, etc,selon les caractristiques de leur pr-sence situe. Il est curieux de constaterque la coprsence de lun et lautre de cestres est marque par la minimalit delun et la virtualit de lautre. Bref, lacoprsence, cest tre avec, plus qutreen face--face. Cest en tout cas unestrate incontestable de la prsencehumaine dans la vie sociale, caractrise

    par le relchement et le fonctionnementconomique de la conscience, de la per-ception et de la reprsentation. Lide decoprsence des tres permet donc din-flchir la part travailleuse et de rserverdans lacte de prsence une strate qui,tout en sajoutant aux premires, lesnuance. Cest une strate ngative qui

    minimalise la prsence de lhomme laquelle la comparaison phnomnogra-

    phique des tres ne peut que donner ladimension qui lui revient. La prsence-absence est pleinement constitutive delattitude naturelle. Pour la phnomno-

    graphie, dcrire ce fait dtre est centralcomme dbordant lacteur social tel quilnest pas en face--face mais tel quil estcoprsent. tre coprsent, cest la formelmentaire de la socialit : tre plus oumoins que social. Ce plus ou ce moins estcapital pour lexercice phnomnogra-

    phique, cet tre qui est au-del ou ende de la dimension socio-moralo-ratio-communicationnelle. Lanthropologieempirique est aussi mtaphysique quandelle vise cet en dea et cet au-del de la

    prsence. Entre cet homme et les autrestres et objets, il se joue en particulierune sorte dvidence quil appartient lanthropologue de qualifier avec lesmots justes. En situation, le mode de pr-sence humaine est moins riche en"action" et en "social" que ne le penselensemble des thories sociologiques.Et, en mme temps, ladite situation o sedploient ces modes de prsence est plusou moins, parfois trs dcisive, entredautres situations en train de se succ-der, de se relayer, de se rappeler, de sim-

    pliquer. En eux-mmes, les "mainte-nant", cest--dire les moments dtrefaisant les modes de prsence des indivi-dus en situation sont chaque fois marqus

    par des absences (de raison, deconscience, dintention) alors que lessituations qui les prcdent et qui les sui-vent attestent des effets, des valorisa-tions, des rflexions, des utilisations dece qui y a t ou de ce qui sera. Mais sansque les "maintenant" de chacun des hom-mes nchappent une forme dinconsis-tance. Cette vie commune, en mmetemps quelle est communication, inter-action, est dabord coprsence.Lhomme de linstant est port par lacontinuit des situations et lextrioritdonne des choses, par lconomie per-ceptive ou cognitive et aussi par la vir-tualit dautres tres qui lentourent.Ainsi, la vie en commun, cest dune partla minimalit de la prsence humainetoujours teinte de diverses formes dab-sence (en particulier de pense) et dau-tre part, la virtualit et la potentialit destres collectifs dont labsence relle ren-voie lhorizon dune forme de pr-sence. Une double absence-prsence etune double rserve ngative constituentla vie sociale. Il importe donc lanthro-

    pologue de ne pas rendre pleine la pr-

    133

    sence de lindividu et de ne pas dvirtua-liser la prsence de ltre collectif.

    Notes

    1. Nous pensons en particulier des tra-vaux trs rcents: DESCOLA (2005),LATOUR (2006), LAPLANTINE (2005),KAUFMANN ET CLMENT (2007), PIETTE(2009).

    2. La tradition phnomnologique avecMerleau-Ponty ou la tradition analytiqueavec Wittgenstein accordent beaucoupdimportance la prsence non menta-liste des hommes. Dans les thories

    sociologiques, cest la notion dhabitusqui dsigne le mieux cette modalit deprsence en dea de la conscience, de lareprsentation et de lintention.Durkheim aussi insiste sur la dissociationnormale de la pense et de laction,comme vient de le rappeler B. KARSENTI(2006, 205-206).

    3. Ce qui nexclut pas de la possibleconcentration ponctuelle, mais qui nest

    pas dconnecte de la prsence dautre

    tres ou objets ct et en toile de fond,avant dtres rabsorbe dans le flux desinstants. Le mode obsd tendrait lui versune focalisation stricte suspendant tousles restes.

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    Albert Piette est Professeur lUniversit dAmiens (France) et Membre de lInstitut Marcel Mauss (EHESS-CNRS). Ses diffrents

    travaux sur les rituels, le phnomne religieux, le deuil sont fonds sur des mthodes dobservation rapproche. Plus rcemment, sa

    rflexion porte sur le dtail comme diffrence anthropologique.

    Mail :piettealbert @ hotmail.com