L ’addictologie au Maroc - Edimark(Mediterranean School Project on Alcohol and other Drugs)...

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Le Courrier des addictions (18) – n° 1 – janvier-février-mars 2016 6 L’addictologie au Maroc Un entretien avec Jallal Toufiq* et Fatima El Omari** Propos recueillis par Alain Dervaux Le Courrier des addictions. Comment l’addictologie s’est-elle développée au Maroc ? Jallal Toufiq. L’événement majeur a été la conférence internatio- nale sur le cannabis, en 1983. Cette première réunion scien- tifique a créé une dynamique à l’hôpital Arrazi pour mettre en place des études évaluant l’usage des drogues. En 1987, le Conseil international sur les problèmes de l’alcoolisme et des toxicoma- nies (CIPAT) [http://www.icaa. ch] , dont le siège est à Lausanne, a organisé une autre conférence maghrébine sur l’usage de drogues, à Rabat. Lors de cette conférence, on a constaté un manque de données épidémiologiques, ainsi qu’un manque de programmes de réduction des risques, de soins et de prévention. En 1991, les premiers lits spécifi- quement addictologiques ont été créés au sein de notre hôpital. En 1993, la Commission européenne a financé le premier programme spécifiquement addictologique ambulatoire au Maroc, le centre d’Agdal , affilié à notre hôpital. l’usage de substances au Maroc, ont créé une dynamique, facilitant la prise de conscience des décideurs politiques. Des aides européennes ont permis aux principaux acteurs de l’hôpital Arrazi d’effectuer des stages de perfectionnement en France dans différents services d’addictologie, notamment dans les hôpitaux Sainte-Anne, Fernand- Widal, Pierre-Nicole, Marmottan, au Cèdre Bleu à Lille, etc. Ensuite, je suis parti me perfec- tionner aux États-Unis, dans le cadre d’un programme appelé Hubert-Humphrey-Fellowship, au NIDA (National Institute on Drug Abuse) . Le NIDA est l’un des principaux organismes de financement des recherches et de diffusion des connaissances issues des recherches en addictologie au niveau mondial (ndlr : http:// www.drugabuse.gov/) . Au retour, l’enjeu était de sortir du schéma traditionnel de traitement des usagers de substances effectué au sein des hôpitaux psychiatriques. Le premier centre national de référence pour désintoxication et postcure extra muros a été créé en 1999, comprenant une vingtaine de lits. À partir de cette création, nous avons eu la volonté d’aller plus loin, notamment de sensibiliser les politiques aux besoins sanitaires pour les usagers de substances. Pour cela, la création du réseau MedNet , adossé au groupe Pompidou du Conseil de l’Eu- rope , a beaucoup aidé. Le groupe Pompidou est un organe inter- L’hôpital universitaire Arrazi de Salé, à côté de Rabat, est un des plus actifs du Maroc dans l’enseignement, les soins et la recherche en psychiatrie et addictologie. C’est un hôpital psychiatrique, agrémenté de jardins à la végétation luxuriante, qui attire des étudiants de tout le Maroc et de plusieurs pays, notamment la France, les États-Unis d’Amérique, l’Italie, la Hollande, le Mali, le Sénégal, etc. Le Pr Jallal Toufiq y travaille depuis 1987. Il a une volonté inlassable de construire une addictologie moderne au Maroc, addictologie qu’il veut ouverte sur le monde. Il connaît bien la France où il se rend régulièrement. * Psychiatre, professeur de psychiatrie à l’université de Rabat, médecin chef de l’hôpital Arrazi à Rabat-Salé, responsable du DU d’addictologie de la faculté de médecine et de pharmacie de Rabat. ** Psychiatre, professeur de psychiatrie à l’université de Rabat, responsable du Centre national de traitement, de prévention et de recherche en addictions, responsable pédagogique du DU d’addictologie de la faculté de médecine et de pharmacie de Rabat. Le Courrier des addictions. Et ensuite ? Jallal Toufiq. Ensuite, une première étude épidémiologique évaluant la fréquence de l’usage de drogues chez les enfants des rues a été réalisée. Une autre étude, au niveau national, évaluant la fréquence de l’usage d’alcool, de tabac et des autres drogues a été réalisée en milieu lycéen. Nous rendant compte qu’il n’était pas si difficile de réaliser des études épidémiologiques (encadré 1) , nous avons mené, en 1993, une étude nationale de comorbidité. Les résultats de ces études, montrant la fréquence relativement élevée de LES ÉTUDES ÉPIDÉMIOLOGIQUES AU MAROC Le Maroc a été l’un des premiers pays d’Afrique à avoir réalisé des enquêtes épidémiologiques évaluant la fréquence des conduites addictives en population générale. L’enquête nationale de préva- lence des troubles mentaux et des toxicomanies, réalisée en 2003 rapporte que 4,8 % de la population des plus de 15 ans consommaient des drogues, la moyenne mondiale étant de 4 %. En ce qui concerne l’alcool, les prévalences de l’abus et de la dépendance chez les plus de 15 ans étaient respectivement de 2,0 % et 1,4 %. En ce qui concerne les autres substances, les prévalences de l’abus et de la dépendance chez les plus de 15 ans étaient respectivement de 3,0 % et de 2,8 %. L’enquête sur les enfants des rues, âgés de 8 à 12 ans, réalisée en 1994, indiquait que les solvants et le cannabis étaient les substances les plus consommées par ces enfants livrés à eux-mêmes. On estimait, en 2013, le nombre d’usagers de drogues injectables à 18 500 au Maroc. Parmi eux, 5 000 à 6 000 usagers s’injecteraient de l’héroïne (1). En 2009, 26 000 personnes étaient touchées par le VIH/ SIDA au Maroc, et 1 200 en étaient décédées. Encadré 1. Fatima El Omari Jallal Toufiq

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Le Courrier des addictions (18) – n° 1 – janvier-février-mars 2016 6

L’addictologie au Maroc Un entretien avec Jallal Toufi q* et Fatima El Omari**

Propos recueillis par Alain Dervaux

Le Courrier des addictions. Comment l’addictologie s’est-elle développée au Maroc ?

Jallal Toufi q. L’événement majeur a été la conférence internatio-nale sur le cannabis, en 1983. Cette première réunion scien-tifique a créé une dynamique à l’hôpital Arrazi pour mettre en place des études évaluant l’usage des drogues. En 1987, le Conseil international sur les problèmes de l’alcoolisme et des toxicoma-nies (CIPAT) [http://www.icaa.ch] , dont le siège est à Lausanne,

a organisé une autre conférence maghrébine sur l’usage de drogues, à Rabat. Lors de cette conférence, on a constaté un manque de données épidémiologiques, ainsi qu’un manque de programmes de réduction des risques, de soins et de prévention . En 1991, les premiers lits spécifi -quement addictologiques ont été créés au sein de notre hôpital. En 1993, la Commission européenne a fi nancé le premier programme spécifiquement addictologique ambulatoire au Maroc, le centre d’Agdal , affi lié à notre hôpital.

l’usage de substances au Maroc, ont créé une dynamique, facilitant la prise de conscience des décideurs politiques. Des aides européennes ont permis aux principaux acteurs de l’hôpital Arrazi d’eff ectuer des stages de perfectionnement en France dans différents services d’addictologie, notamment dans les hôpitaux Sainte-Anne, Fernand-Widal, Pierre-Nicole, Marmottan, au Cèdre Bleu à Lille, etc. Ensuite, je suis parti me perfec-tionner aux États-Unis, dans le cadre d’un programme appelé Hubert-Humphrey-Fellowship, au NIDA (National Institute on Drug Abuse) . Le NIDA est l’un des principaux organismes de fi nancement des recherches et de diff usion des connaissances issues des recherches en addictologie au niveau mondial (ndlr : http://www.drugabuse.gov/) . Au retour, l’enjeu était de sortir du schéma traditionnel de traitement des usagers de substances eff ectué au sein des hôpitaux psychiatriques. Le premier centre national de référence pour désintoxication et postcure extra muros a été créé en 1999, comprenant une vingtaine de lits. À partir de cette création, nous avons eu la volonté d’aller plus loin, notamment de sensibiliser les politiques aux besoins sanitaires pour les usagers de substances. Pour cela, la création du réseau MedNet , adossé au groupe Pompidou du Conseil de l’Eu-rope , a beaucoup aidé. Le groupe Pompidou est un organe inter-

L’hôpital universitaire Arrazi de Salé, à côté de Rabat, est un des plus actifs du Maroc dans l’enseignement, les soins et la recherche en psychiatrie et addictologie. C’est un hôpital psychiatrique, agrémenté de jardins à la végétation luxuriante, qui attire des étudiants de tout le Maroc et de plusieurs pays, notamment la France, les États-Unis d’Amérique, l’Italie, la Hollande, le Mali, le Sénégal, etc. Le Pr Jallal Toufiq y travaille depuis 1987. Il a une volonté inlassable de construire une addictologie moderne au Maroc, addictologie qu’il veut ouverte sur le monde. Il connaît bien la France où il se rend régulièrement.

* Psychiatre, professeur de psychiatrie à l’université de Rabat, médecin chef de l’hôpital Arrazi à Rabat-Salé, responsable du DU d’addictologie de la faculté de médecine et de pharmacie de Rabat.** Psychiatre, professeur de psychiatrie à l’université de Rabat, responsable du Centre national de traitement, de prévention et de recherche en addictions, responsable pédagogique du DU d’addictologie de la faculté de médecine et de pharmacie de Rabat.

Le Courrier des addictions. Et ensuite ?

Jallal Toufiq. Ensuite, une première étude épidémiologique évaluant la fréquence de l’usage de drogues chez les enfants des rues a été réalisée. Une autre étude, au niveau national, évaluant la fréquence de l’usage d’alcool, de tabac et des autres drogues a été réalisée en milieu lycéen. Nous rendant compte qu’il n’était pas si difficile de réaliser des études épidémiologiques (encadré 1) , nous avons mené, en 1993, une étude nationale de comorbidité. Les résultats de ces études, montrant la fréquence relativement élevée de

LES ÉTUDES ÉPIDÉMIOLOGIQUES AU MAROC

Le Maroc a été l’un des premiers pays d’Afrique à avoir réalisé des enquêtes épidémiologiques évaluant la fréquence des conduites addictives en population générale. L’enquête nationale de préva-lence des troubles mentaux et des toxicomanies, réalisée en 2003 rapporte que 4,8 % de la population des plus de 15 ans consommaient des drogues, la moyenne mondiale étant de 4 %. En ce qui concerne l’alcool, les prévalences de l’abus et de la dépendance chez les plus de 15 ans étaient respectivement de 2,0 % et 1,4 %. En ce qui concerne les autres substances, les prévalences de l’abus et de la dépendance chez les plus de 15 ans étaient respectivement de 3,0 % et de 2,8 %.L’enquête sur les enfants des rues, âgés de 8 à 12 ans, réalisée en 1994, indiquait que les solvants et le cannabis étaient les substances les plus consommées par ces enfants livrés à eux-mêmes.On estimait, en 2013, le nombre d’usagers de drogues injectables à 18 500 au Maroc. Parmi eux, 5 000 à 6 000 usagers s’injecteraient de l’héroïne (1) . En 2009, 26 000 personnes étaient touchées par le VIH/SIDA au Maroc, et 1 200 en étaient décédées.

Encadré 1.

Fatima El OmariJallal Toufi q

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gouvernemental créé en 1971 à l’initiative de Georges Pompidou pour mettre en commun les expé-riences dans la lutte contre l’abus et le trafi c de stupéfi ants.Sa mission est de contribuer à l’élaboration, au sein de ses États membres, de politiques en matière de lutte contre la toxicomanie, multidisciplinaires, innovatrices, effi caces et fondées sur des connaissances validées. Le groupe cherche à lier les poli-tiques, la pratique et la recherche, scientifi que1.

SIX CENTRES MÉTHADONE

Le Courrier des addictions. Comment le réseau MedNet a-t-il apporté un soutien euro-péen, fi nancier et technique ? Jallal Toufi q. Le réseau MedNet comprenait au départ des experts des pays du sud (Maroc, Algérie, Tunisie) et du nord de la Médi-terranée (France, Italie, Espagne, Malte, Pays-Bas). D’autres pays les ont rejoints par la suite, notam-ment l’Égypte, le Liban, la Jordanie, Chypre et la Suisse. Le groupe a pour mission d’évaluer les besoins des pays du sud pour obtenir un soutien financier et technique des pays du nord, notamment en termes de transferts des savoirs. Le premier projet à avoir été réalisé au Maroc a été l’ enquête MedSPAD , évaluant la fréquence de la consommation de substances en milieu lycéen, sur le modèle des études ESPAD en Europe (encadré 2) . L’enquête MedSPAD a par la suite inspiré l’Algérie, la Tunisie et le Liban. Comme cette enquête faisait état d’une fréquence élevée des conduites addictives, le réseau MedNet a été pérennisé (https://www.coe.int/T/DG3/Pompidou/Activities/medNet_fr.asp) et a élargi son soutien fi nancier à la création des DU d’addictologie des universités de Rabat et Casablanca. Par la suite, le Maroc a pris en 2006 l’initiative de réunir autour d’une table les politiques , issus de tous les ministères concernés par les problématiques de consommation

1. https://www.coe.int/T/DG3/Pompidou/AboutUs/default_fr.asp

de substances, les universitaires et toutes les ONG marocaines. C’était à l’époque une première mondiale. Les discussions ont abouti à des recommandations et des plans d’action spécifi quement addicto-logiques, indépendants des plans de Santé Mentale. La diffusion de programmes de réduction des risques a fait tache d’huile. En 2005, le Maroc a réalisé la première enquête épidémio-logique en Afrique et au Moyen-Orient sur l’usage de drogues en population générale. Cette année-là, le Maroc est devenu à part entière membre du groupe Pompidou. En 2009, 3 centres pilotes de déli-vrance de méthadone, gratuits et anonymes, ont été créés. Aujourd’hui, ce sont 6 centres qui délivrent de la méthadone, auxquels s’ajoutent des centres de réduction des risques. On a mis en place une cellule méthadone dans un centre pénitentiaire à Casa-blanca , qui sera bientôt opéra-tionnelle.

Le Courrier des addictions. Vous avez contribué à la création d’un Observatoire national ?

Jallal Toufiq. Un Observatoire national des drogues et addic-tions (ONDA) a été créé en 2011 sur le modèle de l’Observatoire français des drogues et des toxi-comanies (OFDT) . Un premier rapport à été publié en  2014 (www.onda-drogues.com) . L’ONDA a établi récemment un partena-riat avec l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), basé à Lisbonne.

Le Courrier des addictions. Quelles sont les actions de prévention ?

Jallal Toufi q. Au Maroc, la préven-tion est essentiellement l’affaire des ONG. En quelques années, plusieurs dizaines d’entre elles ont vu le jour. Ce sont ces associations qui gèrent les centres de délivrance de traitements de substitution opiacés (TSO) “bas seuil”. De plus, une fédération d’ONG travaillant dans le domaine de la prévention de l’usage de drogues a récemment été créée.

Le Courrier des addictions. Quelles sont les perspectives ?

Jallal Toufi q. Un des axes majeurs du plan national d’action 2012-2017 est la réhabilitation, jusqu’à présent un peu négligée. La créa-tion de programmes de réhabilita-tion est en cours d’élaboration. Sur le plan universitaire, 2 autres DU d’addictologie sont dans le pipeline , à Fès et à Marrakech. Depuis l’an dernier, le Maroc est représenté à l’Organe international de contrôle des stupéfi ants (OICS), à Vienne.

CONTRÔLER ET RECONVERTIR LES CULTURES DE CANNABIS

Le Courrier des addictions. Au Maroc, on parle d’une légali-sation du cannabis, notamment de propositions de loi déposées par des partis politiques. Qu’en est-il exactement ? Jallal Toufi q. Ce n’est pas tout à fait vrai. Deux partis politiques veulent légaliser le cannabis uniquement pour un usage médico -industriel, c’est-à-dire la culture du chanvre

à visée pharmaceutique ou indus-trielle. En aucun cas, il ne s’agit de légaliser le cannabis à usage récréatif, comme l’ont laissé entendre certains médias, avides de sensationnalisme. La culture du cannabis est passée de 200 000 à 37 000 hectares au Maroc ces dernières années. Notre pays est désormais le deuxième producteur mondial derrière l’Afghanistan, alors qu’il était sur la plus haute marche du podium il y a peu. Il y a une volonté de ces partis politiques de mieux contrôler la culture et d’aider les agriculteurs à se reconvertir à des activités légales. Nous sommes aujourd’hui dans un processus de réfl exion et pas encore de mise en place (encadré 3, p. 8) .

LE CENTRE DE TRAITEMENT DE RABAT-SALÉ

Le Courrier des addictions. Comment est venu votre intérêt pour l’addictologie ?

Fatima El Omari. Je me suis intéressée à l’addictologie, dès

L’ENQUÊTE MedSPAD MAROC(Mediterranean School Project on Alcohol and other Drugs)

L’enquête MedSPAD avait pour but d’évaluer la fréquence des conduites addictives chez les lycéens âgés de 15 à 17  ans. L’en-quête MedSPAD (2006, 2009, 2013) rapporte que les substances les plus fréquemment consommées par les garçons étaient le tabac et le cannabis, suivis de l’alcool et des benzodiazépines.La dernière enquête de 2013 a inclus 5 801 sujets (2, 3) . En 2013, 17,3 % des sujets ont déclaré avoir déjà fumé une cigarette au cours de leur vie (garçons : 20 % ; fi lles : 6 %). La prévalence sur les 30 derniers jours était de 6 %, parmi lesquels 6 % avaient fumé plus de 10 ciga-rettes par jour. Cinq pour cent des sujets avaient déjà expérimenté l’alcool (garçons : 8 % ; fi lles : 3 %), 2 % dans les 30  jours précédant l’enquête. Cinq pour cent des sujets ont déclaré avoir déjà fumé du cannabis au cours de leur vie (garçons : 9 % ; fi lles : 2 %), 3 % durant les 30 derniers jours.Le tabac était le produit psychoactif dont l’expérimentation est la plus précoce (14 ans, en moyenne) chez les élèves de 15-17 ans, suivi de l’alcool (14,5 ans en moyenne) et du cannabis (14,8 ans ). L’âge de début est de plus en plus précoce depuis 2006.En 2013, 5 % des élèves ont consommé des médicaments psycho-tropes sans avis ni prescription médicale au cours de leur vie ; 3,7 % au cours des 12 derniers mois. Les autres drogues les plus fréquem-ment expérimentées au cours de la vie par les élèves marocains étaient la cocaïne (1,3 %) et le crack (1,2 %).

Encadré 2.

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mes premières années à l’ hôpital Arrazi de Salé. J’ai eu l’occa-sion de partir en France en 2001 pour une durée de 1 an pour me perfectionner. Je suis passée, en tant qu’interne en psychiatrie, à l’hôpital Sainte-Anne, ce qui a été d’une grande richesse, d’abord au service hospitalo-universitaire (SHU) des Prs Henri Lôo et Jean-Pierre Olié puis au centre d’ad-dictologie Moreau-de-Tours, dans l’équipe de Xavier Laqueille . J’ai pris, par la suite, la responsabilité du Centre national de traitement, de prévention et de recherche en addictions (CNTPRA) . Puis j’ai eu l’opportunité de poursuivre une autre formation aux États-Unis, dans le cadre d’un programme

du NIDA. Ce passage aux États-Unis m’a énormément marquée et a changé ma vision. C’était une opportunité qui m’a permis d’ap-prendre l’approche américaine, de suivre une formation de clinique, de recherche et de prévention de qualité. J’ai pu visiter plusieurs centres et rencontrer des profes-sionnels impliqués en addictologie. Je suis retournée au Maroc avec pour objectif prioritaire de travailler à la progression et au développement de cette disci-pline dans mon pays. La formation, l’amélioration de la prise en charge des addictions, la recherche et la prévention sont mes priorités.

Le Courrier des addictions. Quelles sont les missions du CNTPRA ?

Fatima El Omari. Premier centre de ce type au Maroc, le CNTPRA a été créé en 2000 , au sein de l’hôpital psychiatrique Arrazi à Rabat-Salé  (1) . Ses missions sont les soins hospitaliers et ambulatoires . Il  comprend un centre métha-done, et assure la formation et la recherche, ainsi que la prévention. Le centre de traitement comprend 22 lits de sevrage et de postcure de 3  mois , non sectorisés. Les patients sont pour la plupart des jeunes âgés de moins de 35 ans. Ils sont hospitalisés le plus souvent pour des polyaddictions, associant notamment tabac, alcool et cannabis. Beaucoup d’entre eux présentent des comorbidités psychiatriques. Les patients

consultant pour des addictions aux benzodiazépines ou des addictions sans substance sont de plus en plus nombreux. On assiste également à une augmentation des demandes de patients provenant du nord marocain pour des problèmes de cocaïne ou d’héroïne. Le programme méthadone a vu le jour en juin 2009 . Nous avons jusqu’à ce jour inclus 173 patients dans notre fi le active, dont 33 étaient en relais. La cellule méthadone reçoit un certain nombre de patients étrangers, ce qui représente environ 5 % de la fi le active : ils s’installent dans notre pays, ou lors de vacances longues au Maroc, en relais de TSO. Ils viennent principalement de France, d’Italie, des États-Unis, d’Espagne, de Suisse, du Royaume-Uni et d’Algérie. Outre les versants pharmaco-logiques et psychothérapeutiques classiques, les activités théra-peutiques que nous proposons comprennent des thérapies, indi-viduelles et de groupes. L’esprit motivationnel et cognitivo-compor-temental règne dans notre approche psychothérapique, avec des théra-pies d’affi rmation de soi, de préven-tion de la rechute, de relaxation. Les activités ergothéra piques ou à médiation artistique sont régulières. En matière de prévention, le CNTPRA travaille avec les profes-sionnels et les ONG pour former des formateurs en milieu scolaire. Le CNTPRA est aussi impliqué au niveau ministériel. Il accompagne la mise en place des stratégies et des plans d’action en addictologie

et en santé mentale. Il soutient aussi la formation des intervenants en addictologie.

Le Courrier des addictions. Parlez-nous des actions de formation et recherche.

Fatima El Omari. Le CNTPRA organise un diplôme universitaire d’addictologie depuis 2009 . C’est une formation diplômante ouverte aux médecins généralistes, spécia-listes et psychologues cliniciens. Elle est d’une durée de 2 ans et permet une formation spécialisée en addictologie. L’ambition de notre centre ne se limite pas à la formation au niveau national. Nous assumons des formations en addictologie pour la France, les pays du Maghreb et pour l’Afrique subsaharienne. La formation assumée au profi t des Nations unies s’inscrit dans le cadre du “treatnet training” . J’ai assuré des formations au Kenya, à Madagascar, au Burundi et à l’île Maurice, à la demande de l’Offi ce des drogues et toxicomanies de l’ONU. Ces forma-tions, prenant la forme d’ateliers de 1 à 2 semaines in situ, sont réalisées en tandem avec des formateurs d’autres nationalités des continents africains et européens. Elles sont destinées à des organismes gouvernementaux, des services d’addictologie ou des services pénitentiaires et portent sur les bases théoriques des addictions, le traitement, les psychothérapies, les TSO, la réduction des risques et les prises en charge. J’ai été très séduite par les partages d’expé-riences durant ces formations. En tant qu’institution universitaire, la recherche est aussi un objectif. Nous avons mené des enquêtes épidémiologiques, comme les enquêtes MedSPAD, en 2006, 2009 et 2013. Nous menons aussi des études avec des institutions internationales, comme l’Inserm. L’étude Rabenquête , évaluant l’usage de cannabis dans des populations de patients atteints de pathologies psychiatriques a rapporté que 35 % des patients d’une population de 77  sujets schizo phrènes ou atteints de troubles schizo-aff ectifs présentaient un abus et/ou une dépendance au cannabis, 4 % des patients étaient dépendants à l’alcool et 60 % fumaient quotidiennement du tabac  (4) .

LE CANNABIS AU MAROC

Le cannabis est la substance psycho active la plus consommée au Maroc, hors tabac. Il existe 3  modes de consommation : celle de haschich, sous forme de joints fumés, la plus répandue auprès des jeunes, celle de kif, feuille de cannabis, fumé essen-tiellement par des ouvriers ou artisans, et, plus rarement, celle de maajoune, gâteaux conte-nant de la résine de cannabis, consommés occasionnellement dans un contexte festif, mais clandestin.

Encadré 3.

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Des enquêtes d’évaluation des risques liés à l’usage de drogues injectées et de la mise en place de programmes de réduction des risques sont en cours d’élaboration. Les enquêtes MedSPAD témoi-gnent du fait que nous devrions prendre en compte certaines dimensions tels l’échec scolaire, les fugues, des mauvaises relations familiales et la méconnaissance des risques liés à l’usage de drogues dans les actions de prévention de l’usage de drogues auprès des jeunes au Maroc.

Le Courrier des addictions. Y   a-t - i l d’autres centres d’addictologie au Maroc ?

Fatima El Omari. Le Maroc a ouvert d’autres centres d’addicto-logie depuis 2010. Nous disposons de 10 structures spécialisées en addictologie : 3 centres d’addic-tologie hospitaliers universitaires (Rabat-Salé, Casablanca et Fès) et 7 autres centres d’addictologie ambulatoire : 1 à Rabat, 2 à Tanger, 1 à Tétouan, 1 à Nador, 1 à Oujda et 1 à Marrakech  (1) . Une des priorités est de mettre en place des programmes de prévention tenant compte des spécificités marocaines. Le ministère de la Santé a pour objectif l’ouverture de 7 autres centres d’addictologie dans les

SÉLECTION DE PUBLICATIONS

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prochaines années. La Fondation Mohammed V pour la Solidarité a beaucoup soutenu la promotion de la prise en charge des usagers de drogues. Elle a participé à la mise en place de plusieurs centres de soins addictologiques au Maroc.

Alain Dervaux A. Dervaux déclare intervenir

dans le DU d’addictologie dispensé à l’université de Rabat.

Références bibliographiques 1. Sabir M, Toufi q J. Situation et poli-tique en matière de drogues. P-PG/Med (2014) 16. http://www.coe.int/T/DG3/Pompidou/Source/Images/country%20profiles%20flags/profiles/CP%20Maroc%20French%20V2.pdf2. El Omari F, Salomonsen-Sautel S, Hoff enberg A, Anderson T, Hopfer C, Toufi q J. Prevalence of substance use among moroccan adolescents and asso-ciation with academic achievement. World J Psychiatry 2015;5(4):425-31. 3. El Omari F, Sabir M, Toufiq  J. L’usage de drog ues auprès des élèves marocains, l’enquête Scolaire MedSPAD-2013, 2014 http://www.coe.int/T/DG3/Pompidou/Source/Documents/PREMS%20179314%20ARA%202043%20Rapport%20de%20l%27%C3%A9tude%20MedSPAD%20Maroc%20Couv%20 texte%20WEB%20OKA5.pdf 4. El Omari F, Dervaux A, Sabir M et al. Frequency of substance use disor-ders in patients with schizophrenia in Morocco. Eur Neuropsychopharmacol 2011;21(Suppl.3):S459.

LES ADOS PARISIENS ET LA CIGARETTE ÉLECTRONIQUE

Le doublement chaque année du taux d’expérimentateurs

et d’utilisateurs d’e-cigarettes “ teenagers” est associé à une baisse de la consommation de tabac et des autres produits. “Ces données apaisent, sans les supprimer tota-lement, les craintes que l’e-cigarette soit une porte d’entrée massive vers le tabagisme” , concluent les auteurs de cette enquête transversale en milieu scolaire sur la prévalence de l’utilisation de l’e-cigarette et les facteurs qui lui sont associés dans une population de jeunes Parisiens âgés de 12 à 19 ans.

Sur 10 051 adolescents âgés de 12 à 19 ans interrogés de 2012 à 2014 , 2 194, soit 21,8 %, avaient déjà essayé l’e-cigarette. Parmi eux, 1 292, soit 58,9 %, étaient fumeurs, 820, soit 37,4 %, non fumeurs, 82, soit 3,7 %, ex-fumeurs. De 2012 à 2014, le taux d’expérimen-tateurs d’e-cigarettes a augmenté signifi cativement, passant de 7,9 % à 26,3 % chez les 12-15 ans et de 12,2 % à 47,2 % chez les 16-19 ans. De 2012 à 2014, le taux d’utilisa-teurs réguliers augmentait dans la même proportion. On a paral-lèlement observé une baisse de 15,3 % à 10,9 % du taux des fumeurs réguliers ou occasionnels âgés de 12 à 15 ans, et de 38,3 % à 33,5 % des fumeurs âgés de 16 à 19 ans. À noter également : les autres

consommations (cannabis, alcool en excès) décroissaient également sans qu’on ait pu établir un rapport de causalité.

• Dautzenberg B, Berlin I, Tanguy ML, Rieu N, Birkui P. Factors associated with experimentation of electronic cigarettes among Parisian teenagers in 2013. Tob Induc Dis 2015;13:40.

LE PR PIER-VINCENZO PIAZZA REÇOIT LE GRAND PRIX INSERM 2015

Le 8 décembre dernier, le Pr Pier-Vincenzo Piazza,

médecin et psychiatre, qui dirige l’unité Inserm 862 “ Neurocentre

Magendi” a reçu le Grand Prix Inserm 2015. Ce prix récompense l’ensemble de ses recherches sur des nouveaux traitements des maladies mentales et, notamment, ses travaux sur les addictions. Le Pr Pier-Vincenzo Piazza fut en eff et le premier à mettre en évidence l’existence d’une vulnérabilité indi-viduelle à l’addiction. Sa dernière découverte, en partie soutenue par la Mission inter-ministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), lui a permis de révéler avec son équipe une nouvelle classe pharmacologique capable d’inhiber les effets comportementaux du THC (principe actif du cannabis), ce qui ouvre la voie à un éventuel trai-tement de l’addiction au cannabis.

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