V T I E M R B A A V E R B A T I M - Edimark

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Le Courrier des addictions (13) – n ° 2 – Avril-mai-juin 2011 28 V E T I M R B A A V E R B A T I M Quelques bribes d’histoire La question d’une relation possible entre usage de drogues et crĂ©ation artistique est posĂ©e de- puis longtemps : on se souvient sans doute des expĂ©riences menĂ©es par Henri Michaux et quelques autres avec les hallucinogĂšnes, et on peut s’interroger sur l’impact de l’alcool dans l’Ɠuvre du poĂšte amĂ©ricain Charles Bukows- ki, ou se remĂ©morer ce qu’écrivait Charles Baudelaire en 1851, dans "Du vin et du has- chich comparĂ©s comme moyens de multiplica- tion de l’individualitĂ©" : "Le musicien conscien- cieux doit se servir du vin de Champagne pour composer un opĂ©ra-comique : il y trouvera la gaietĂ© mousseuse et lĂ©gĂšre que rĂ©clame le genre. La musique religieuse demande du vin du Rhin et du Jurançon : comme au fond des idĂ©es profondes, il y lĂ  une amertume eni- vrante. Mais la musique hĂ©roĂŻque ne peut se passer du vin de Bourgogne : il a la fougue sĂ©- rieuse et l’entraĂźnement du patriotisme" ! Si, pour le poĂšte, l’alcool stimule la crĂ©ativitĂ© littĂ©raire ou musicale, qu’en est-il du canna- bis ? Ce produit, aujourd’hui sans doute la plus rĂ©pandue des substances illicites, a fait couler beaucoup d’encre. Il semble nĂ©anmoins que les Ă©crits anciens mais classiques de Moreau de Tours (1845) et Baudelaire (1860) restent, nonobstant la phrasĂ©ologie de l’époque, perti- nents pour rĂ©pondre Ă  cette question. Je m’y rĂ©fĂšrerai largement... et sans vergogne ! Norbert Sillamy (1998) dĂ©ïŹnit la crĂ©ativitĂ© comme "la disposition Ă  crĂ©er, Ă  investir, Ă  se rĂ©aliser". Marc Valleur (2005), quant Ă  lui, af- ïŹrme que "la crĂ©ativitĂ© implique la nouveautĂ© et voue le crĂ©ateur Ă  ĂȘtre marginal, rĂ©voltĂ© ou rebelle, si ce n’est rejetĂ©, mĂ©connu ou maudit
 Le crĂ©ateur est toujours un exilĂ© qui parle * Psychiatre des hĂŽpitaux, 5, allĂ©e des Cailles, 91210 Draveil. Cannabis et crĂ©ativitĂ©, ça se discute ! Robert Berthelier* Chez les musiciens, mais aussi chez d’autres artistes, le cannabis a la rĂ©putation de stimuler la crĂ©ativitĂ©. Que nenni, en fait ! Les tĂ©moignages d’auteurs anciens (Mo- reau de Tours, Baudelaire) comme de consommateurs d’aujourd’hui, tendent Ă  montrer qu’il s’agit vraiment d’une lĂ©gende. "Fumer rendrait-il donc c
?" comme le disait un internaute. Ce texte reprĂ©sente la version "longue" d’une courte communication prĂ©sentĂ©e au colloque de l’Évolution psychiatrique : "Le cannabis : dangers et soins", les 25 et 26 juin 2010 Ă  Paris. Cannabis is renowned for “ boosting” creativity of musicians and other artists. Not at all, in fact! Early authors, as Moreau de Tours or Baudelaire, but modern users too, testiïŹed that it’s not true and that is really a legend. To smoke makes us bloody, isn’t, according to “a web user”? avant son temps, trop tĂŽt, ou dont la parole est trop forte, trop intense". Les religions traditionnelles ont de longue date utilisĂ© le cannabis – introduit en Inde en 2000 avant notre Ăšre par des tribus nomades – comme mĂ©diateur de la relation avec le sa- crĂ© : le chamanisme s’est servi du chanvre in- dien pour communiquer avec les esprits de la nature, accĂ©der Ă  l’extase et aux transes. Si la lĂ©gende des haschichins du "Vieux de la mon- tagne", popularisĂ©e au XIX e siĂšcle par l’orien- taliste Sylvestre de Sacy, l’a fait considĂ©rer comme "l’herbe du crime", le Cheikh SouïŹ HaĂŻder aïŹƒrmait au XV e siĂšcle que "les vertus de cette plante dissiperont les soucis qui obs- curcissent vos Ăąmes et dĂ©gageront vos esprits de tout ce qui peut en ternir l’éclat", mettant ainsi en exergue son action euphorisante. La facilitation de l’accĂšs Ă  la transe et Ă  un Ă©tat second est bien Ă©voquĂ©e par Ă©ophile Gau- thier, adepte du Club des Haschichins dont parle Moreau de Tours : "le dĂ©sir de l’idĂ©al est si fort chez l’homme qu’il tĂąche, autant qu’il est en lui, de relĂącher les liens qui retiennent l’ñme au corps ; et comme l’extase n’est pas Ă  la portĂ©e de toutes les natures, il boit de la gaĂźtĂ©, il fume de l’oubli et mange de la folie, sous la forme du vin, du tabac et du haschich". Soit. Mais quel rapport avec la crĂ©ativitĂ© ? Dans nos temps modernes, l’usage du canna- bis a d’abord Ă©tĂ© largement rĂ©pandu dans l’uni- vers musical, singuliĂšrement dans une variĂ©tĂ© particuliĂšre, le jazz et ses dĂ©rivĂ©s, fondĂ©e sur l’improvisation, donc la crĂ©ativitĂ©. Le clarinet- tiste Milton Mezz Mezzorow, dans son auto- biographie "La rage de vivre", l’a popularisĂ© au point que, dans les annĂ©es 1950, il Ă©tait devenu synonyme de drogue facilitant l’inspiration, en concurrence, en la matiĂšre, avec notre alcool national. AprĂšs mai 1968, ce fut le phĂ©nomĂšne hippie – et je rappellerai ici que Jimmy Hendricks allait se ressourcer au Maroc, Ă  Diabet, prĂšs d’Essaouira pour, selon une expression locale, "se faire bronzer le dessous du crĂąne", puis la vogue du reggae avec son pĂšre fondateur, Bob Marley. Passons... Pour quels effets ? Qu’il s’agisse ou non de musiciens, quels sont ou ont Ă©tĂ© les eïŹ€ets recherchĂ©s par les artistes Ă  travers la communication "sous" cannabis ? Ici, plusieurs dimensions apparaissent : l’une des plus Ă©videntes, et non des moindres, est son action anxiolytique, mise en avant par le Cheikh HaĂŻder et bien exposĂ© par Moreau de Tours : "
 un sentiment de bien-ĂȘtre physique et moral, de contentement intĂ©rieur, de joie intime ; bien-ĂȘtre, contentement, joie indĂ©ïŹ- nissable que vous cherchez vainement Ă  com- prendre, Ă  analyser, dont vous ne pouvez saisir la cause. Vous vous sentez heureux, vous le dites, vous le proclamez avec exaltation, vous cherchez Ă  l’exprimer par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, vous le rĂ©pĂ©tez Ă  satiĂ©- té ; mais pour dire comment, en quoi vous ĂȘtes heureux, les mots vous manquent pour l’ex- primer, pour vous en rendre compte Ă  vous- mĂȘme
 Insensiblement, Ă  ce bonheur si agitĂ©, nerveux, qui Ă©branle convulsivement toute votre sensibilitĂ©, succĂšde un doux sentiment de lassitude physique et morale, une sorte d’apathie, d’insouciance, un calme complet, absolu, auquel votre esprit se laisse aller avec dĂ©lices. Il semble que rien ne saurait porter at- teinte Ă  cette tranquillitĂ© d’ñme, que vous ĂȘtes inaccessible Ă  toute aïŹ€ection triste". Baudelaire, en 1851, reprend en Ă©cho : "Prenez- en gros comme une noix, remplissez-en une petite cuillĂšre, et vous possĂ©dez le bonheur, le bonheur absolu avec toutes ses ivresses, toutes ses folies de jeunesse, et aussi ses bĂ©atitudes inïŹnies." L’eïŹ€et hallucinogĂšne, peu Ă©voquĂ© de nos jours, Ă©tait Ă©prouvĂ© au XIX e siĂšcle par les membres du Club des Haschichins, peut-ĂȘtre en raison d’un mode de consommation diïŹ€Ă©rent – injection et non inhalation – Ă©ophile Gauthier, citĂ© par Moreau de Tours, Ă©voque les illusions et hallucinations Ă©prouvĂ©es au cours d’une expĂ©- rience personnelle : "
 Il me semble que mon corps se dissolvait et devenait transparent. Je voyais trĂšs nettement dans ma poitrine le has- chich que j’avais mangĂ©, sous la forme d’une Ă©meraude dont s’échappaient des millions de petites Ă©tincelles. Les cils de mes yeux s’allon- geaient indĂ©ïŹniment, s’enroulaient comme des Mots-clĂ©s : Musiciens ; CrĂ©ativitĂ© ; Can- nabis ; Fumer ; MĂ©diateur ; SacrĂ©. Keywords : Musicians ; Creativity ; Can- nabis ; To smoke ; Arbitrator ; Ritual.

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Le Courrier des addictions (13) – n ° 2 – Avril-mai-juin 2011 28

V ET I M R B A A

V E R B A T I M

Quelques bribes d’histoire

La question d’une relation possible entre usage de drogues et crĂ©ation artistique est posĂ©e de-puis longtemps : on se souvient sans doute des expĂ©riences menĂ©es par Henri Michaux et quelques autres avec les hallucinogĂšnes, et on peut s’interroger sur l’impact de l’alcool dans l’Ɠuvre du poĂšte amĂ©ricain Charles Bukows-ki, ou se remĂ©morer ce qu’écrivait Charles Baudelaire en 1851, dans "Du vin et du has-chich comparĂ©s comme moyens de multiplica-tion de l’individualitĂ©" : "Le musicien conscien-cieux doit se servir du vin de Champagne pour composer un opĂ©ra-comique : il y trouvera la gaietĂ© mousseuse et lĂ©gĂšre que rĂ©clame le genre. La musique religieuse demande du vin du Rhin et du Jurançon : comme au fond des idĂ©es profondes, il y lĂ  une amertume eni-vrante. Mais la musique hĂ©roĂŻque ne peut se passer du vin de Bourgogne : il a la fougue sĂ©-rieuse et l’entraĂźnement du patriotisme" !Si, pour le poĂšte, l’alcool stimule la crĂ©ativitĂ© littĂ©raire ou musicale, qu’en est-il du canna-bis ? Ce produit, aujourd’hui sans doute la plus rĂ©pandue des substances illicites, a fait couler beaucoup d’encre. Il semble nĂ©anmoins que les Ă©crits anciens mais classiques de Moreau de Tours (1845) et Baudelaire (1860) restent, nonobstant la phrasĂ©ologie de l’époque, perti-nents pour rĂ©pondre Ă  cette question. Je m’y rĂ©fĂšrerai largement... et sans vergogne !Norbert Sillamy (1998) dĂ©finit la crĂ©ativitĂ© comme "la disposition Ă  crĂ©er, Ă  investir, Ă  se rĂ©aliser". Marc Valleur (2005), quant Ă  lui, af-firme que "la crĂ©ativitĂ© implique la nouveautĂ© et voue le crĂ©ateur Ă  ĂȘtre marginal, rĂ©voltĂ© ou rebelle, si ce n’est rejetĂ©, mĂ©connu ou maudit
 Le crĂ©ateur est toujours un exilĂ© qui parle

* Psychiatre des hÎpitaux, 5, allée des Cailles, 91210 Draveil.

Cannabis et créativité, ça se discute ! Robert Berthelier*

Chez les musiciens, mais aussi chez d’autres artistes, le cannabis a la rĂ©putation de stimuler la crĂ©ativitĂ©. Que nenni, en fait ! Les tĂ©moignages d’auteurs anciens (Mo-reau de Tours, Baudelaire) comme de consommateurs d’aujourd’hui, tendent Ă  montrer qu’il s’agit vraiment d’une lĂ©gende. "Fumer rendrait-il donc c
?" comme le disait un internaute. Ce texte reprĂ©sente la version "longue" d’une courte communication prĂ©sentĂ©e au colloque de l’Évolution psychiatrique : "Le cannabis : dangers et soins", les 25 et 26 juin 2010 Ă  Paris.

Cannabis is renowned for “ boosting” creativity of musicians and other artists. Not at all, in fact! Early authors, as Moreau de Tours or Baudelaire, but modern users too, testified that it’s not true and that is really a legend. To smoke makes us bloody, isn’t, according to “a web user”?

avant son temps, trop tĂŽt, ou dont la parole est trop forte, trop intense".Les religions traditionnelles ont de longue date utilisĂ© le cannabis – introduit en Inde en 2000 avant notre Ăšre par des tribus nomades – comme mĂ©diateur de la relation avec le sa-crĂ© : le chamanisme s’est servi du chanvre in-dien pour communiquer avec les esprits de la nature, accĂ©der Ă  l’extase et aux transes. Si la lĂ©gende des haschichins du "Vieux de la mon-tagne", popularisĂ©e au XIXe siĂšcle par l’orien-taliste Sylvestre de Sacy, l’a fait considĂ©rer comme "l’herbe du crime", le Cheikh Soufi HaĂŻder affirmait au XVe siĂšcle que "les vertus de cette plante dissiperont les soucis qui obs-curcissent vos Ăąmes et dĂ©gageront vos esprits de tout ce qui peut en ternir l’éclat", mettant ainsi en exergue son action euphorisante.La facilitation de l’accĂšs Ă  la transe et Ă  un Ă©tat second est bien Ă©voquĂ©e par ThĂ©ophile Gau-thier, adepte du Club des Haschichins dont parle Moreau de Tours : "le dĂ©sir de l’idĂ©al est si fort chez l’homme qu’il tĂąche, autant qu’il est en lui, de relĂącher les liens qui retiennent l’ñme au corps ; et comme l’extase n’est pas Ă  la portĂ©e de toutes les natures, il boit de la gaĂźtĂ©, il fume de l’oubli et mange de la folie, sous la forme du vin, du tabac et du haschich". Soit. Mais quel rapport avec la crĂ©ativitĂ© ?Dans nos temps modernes, l’usage du canna-bis a d’abord Ă©tĂ© largement rĂ©pandu dans l’uni-vers musical, singuliĂšrement dans une variĂ©tĂ© particuliĂšre, le jazz et ses dĂ©rivĂ©s, fondĂ©e sur l’improvisation, donc la crĂ©ativitĂ©. Le clarinet-tiste Milton Mezz Mezzorow, dans son auto-biographie "La rage de vivre", l’a popularisĂ© au point que, dans les annĂ©es 1950, il Ă©tait devenu synonyme de drogue facilitant l’inspiration, en concurrence, en la matiĂšre, avec notre alcool national.AprĂšs mai 1968, ce fut le phĂ©nomĂšne hippie – et je rappellerai ici que Jimmy Hendricks allait se ressourcer au Maroc, Ă  Diabet, prĂšs

d’Essaouira pour, selon une expression locale, "se faire bronzer le dessous du crñne", puis la vogue du reggae avec son pùre fondateur, Bob Marley. Passons...

Pour quels effets ?

Qu’il s’agisse ou non de musiciens, quels sont ou ont Ă©tĂ© les effets recherchĂ©s par les artistes Ă  travers la communication "sous" cannabis ? Ici, plusieurs dimensions apparaissent : l’une des plus Ă©videntes, et non des moindres, est son action anxiolytique, mise en avant par le Cheikh HaĂŻder et bien exposĂ© par Moreau de Tours : "
 un sentiment de bien-ĂȘtre physique et moral, de contentement intĂ©rieur, de joie intime ; bien-ĂȘtre, contentement, joie indĂ©fi-nissable que vous cherchez vainement Ă  com-prendre, Ă  analyser, dont vous ne pouvez saisir la cause. Vous vous sentez heureux, vous le dites, vous le proclamez avec exaltation, vous cherchez Ă  l’exprimer par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, vous le rĂ©pĂ©tez Ă  satiĂ©-tĂ© ; mais pour dire comment, en quoi vous ĂȘtes heureux, les mots vous manquent pour l’ex-primer, pour vous en rendre compte Ă  vous-mĂȘme
 Insensiblement, Ă  ce bonheur si agitĂ©, nerveux, qui Ă©branle convulsivement toute votre sensibilitĂ©, succĂšde un doux sentiment de lassitude physique et morale, une sorte d’apathie, d’insouciance, un calme complet, absolu, auquel votre esprit se laisse aller avec dĂ©lices. Il semble que rien ne saurait porter at-teinte Ă  cette tranquillitĂ© d’ñme, que vous ĂȘtes inaccessible Ă  toute affection triste".Baudelaire, en 1851, reprend en Ă©cho : "Prenez-en gros comme une noix, remplissez-en une petite cuillĂšre, et vous possĂ©dez le bonheur, le bonheur absolu avec toutes ses ivresses, toutes ses folies de jeunesse, et aussi ses bĂ©atitudes infinies."L’effet hallucinogĂšne, peu Ă©voquĂ© de nos jours, Ă©tait Ă©prouvĂ© au XIXe siĂšcle par les membres du Club des Haschichins, peut-ĂȘtre en raison d’un mode de consommation diffĂ©rent – injection et non inhalation – ThĂ©ophile Gauthier, citĂ© par Moreau de Tours, Ă©voque les illusions et hallucinations Ă©prouvĂ©es au cours d’une expĂ©-rience personnelle : "
 Il me semble que mon corps se dissolvait et devenait transparent. Je voyais trĂšs nettement dans ma poitrine le has-chich que j’avais mangĂ©, sous la forme d’une Ă©meraude dont s’échappaient des millions de petites Ă©tincelles. Les cils de mes yeux s’allon-geaient indĂ©finiment, s’enroulaient comme des

Mots-clés : Musiciens ; Créativité ; Can-nabis ; Fumer ; Médiateur ; Sacré.

Keywords : Musicians ; Creativity ; Can-nabis ; To smoke ; Arbitrator ; Ritual.

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Le Courrier des addictions (13) – n ° 1 – janvier-fĂ©vrier-mars 2011Le Courrier des addictions (13) – n ° 2 – avril-mai-juin 201129

fils d’or sur des petits rouets d’ivoire qui tour-naient tout seuls avec une Ă©blouissante rapi-ditĂ© (
), mon ouĂŻe s’était prodigieusement dĂ©-veloppĂ©e. J’entendais le bruit des couleurs : des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes
 plus de cinq cents pendules me chantaient l’heure, de leurs voix flĂ»tĂ©es, cuivrĂ©es, argentines. Chaque objet effleurĂ© rendait une note d’harmonica ou de harpe Ă©olienne".Tout cela, qualifiĂ© par Moreau de Tours de "rĂȘve sans sommeil", peut ĂȘtre rapprochĂ© de ce que l’on sait de l’activitĂ© neurosensorielle du produit. Pour le neurobiologiste Jean-Pol Tassin, "le cannabis est recherchĂ©, mais pour ses consĂ©quences sensorielles. Son usage est frĂ©-quent chez les musiciens, car il permet de per-cevoir les sons plus distinctement, par exemple de bien percevoir les diffĂ©rents instruments dans un orchestre. Le cannabis est le produit qui modifie le plus la sensorialitĂ©, les percep-tions, alors que pour la crĂ©ation elle-mĂȘme, les psychostimulants sont mieux adaptĂ©s". D’ailleurs ce qui ressort de l’ouvrage de Mezzrow est avant tout la recherche, chez des musiciens Ă  l’époque isolĂ©s et/ou marginalisĂ©s, d’une facilitation du contact avec autrui – mu-siciens et/ou public – peut-ĂȘtre plus que d’une amĂ©lioration de l’inspiration. Quoi qu’il en soit, la question d’une possible relation entre cannabis et crĂ©ativitĂ© reste posĂ©e


TĂ©moignages d’hier et d’aujourd’hui

D’ores et dĂ©jĂ , quelques interrogations sur-gissent : ĂȘtre cool (ou zen, ou planant, selon le vocabulaire de l’époque) est-il synonyme de stimulation de la crĂ©ativitĂ© ? Pourquoi la plupart des musiciens utilisateurs initiaux ont-ils abandonnĂ© le cannabis au profit de psy-chostimulants, en particulier la cocaĂŻne ? Le

processus de crĂ©ation requiĂšre-t-il l’existence de tensions internes que la crĂ©ativitĂ© vise Ă  rĂ©soudre ? Les effets psychopathologiques de l’usage ou de la surconsommation chroniques – psychoses cannabiques, syndrome amoti-vationnel, troubles de la concentration et de la mĂ©moire, etc. – ne s’inscrivent-ils pas en contradiction avec le concept de crĂ©ativitĂ©  ? D’autant que la clinique quotidienne nous montre un appauvrissement, plutĂŽt qu’un en-richissement, de l’activitĂ© crĂ©ative
Revenons Ă  Moreau de Tours et Baudelaire : le premier se montre Ă  tout le moins sceptique quant aux vertus du produit : "(
) imaginer implique nĂ©cessairement un travail de l’esprit, un effort de volontĂ©. Comment donc attri-buer la facultĂ© d’imaginer la production de ces images, de ces tableaux qui, dans les rĂȘves, se prĂ©sentent inopinĂ©ment, sans que la volontĂ© y soit pour rien ? Que l’on essaie, pendant la veille, d’imaginer la milliĂšme partie de ces pro-ductions fantastiques du rĂȘve, et l’on verra si on rĂ©ussit".Quant au second, dont la (mauvaise) opinion du cannabis n’a pas variĂ© de 1851 Ă  1860, sa condamnation est sans appel : "(
) je l’ai dit, le haschich est impropre Ă  l’action
 Le vin exalte la volontĂ©, le haschich l’annihile. Le vin est un support physique, le haschich est une arme pour le suicide. Le vin rend bon et sociable, le haschich est violent. L’un est laborieux pour ainsi dire, l’autre essentiellement paresseux
 Le haschich est inutile et dangereux. (
) Ad-mettons un instant que le haschich donne ou, du moins, augmente le gĂ©nie. Ils oublient qu’il est de la nature du haschich de diminuer la vo-lontĂ©, et qu’ainsi il accorde d’un cĂŽtĂ© ce qu’il retire de l’autre, c’est-Ă -dire l’imagination sans la facultĂ© d’en profiter".Plus prĂšs de nous, quelques tĂ©moignages de musiciens : "Je suis bien sĂ»r tombĂ© dans le cli-chĂ© du musicien qui se ’drogue’ pour pouvoir trouver l’inspiration (ce qui ne marche pas)

et je me rends compte qu’il m’est de plus en plus difficile de composer, mes idĂ©es ne sont pas claires et je n’ai plus aucune inspiration" (un internaute). "C’est assez bizarre. Quand je prends du produit, j’ai l’impression que je joue mieux. Mais quand je n’en prends pas et Ă©coute ceux qui en ont consommĂ©, je trouve qu’ils jouent moins bien que d’habitude. Quant Ă  Mezzrow, il Ă©tait nul comme musicien en l’absence de produit, mais il l’était tout autant aprĂšs en avoir pris" (un jazzman). "La folie (due aux drogues) mesure des signes, des stigmates, des coercitions. MĂȘme quand elle fut pleine-ment mythique – rarement d’ailleurs –, elle ne crĂ©a que des sectes, des gnoses, voire des ren-fermements, jamais des mythes, des religions, des Ɠuvres" (un internaute).Je laisserai le mot de la fin Ă  Baudelaire : "Ja-mais un Ă©tat raisonnable ne pourrait subsis-ter avec l’usage du haschich. Cela ne fait ni des guerriers, ni des citoyens
 On dit que cette substance ne cause aucun mal physique : c’est vrai, jusqu’à prĂ©sent du moins. Car je ne sais pas jusqu’à quel point on peut dire qu’un homme qui ne ferait que rĂȘver serait incapable d’action se porterait bien, quand bien mĂȘme tous ses membres seraient en bon Ă©tat, mais c’est la volontĂ© qui est attaquĂ©e, et c’est l’or-gane le plus prĂ©cieux".Opinion qu’un internaute a faite sienne et rĂ©-sumĂ© dans un style rĂ©solument et vigoureuse-ment elliptique : "Fumer, ça rend con".ïżœ v

RĂ©fĂ©rences bibliographiques1. Baudelaire C. Du vin et du haschich (1851). Le poĂšme du haschich (1860). In. Les paradis artificiels. L’Ɠuvre de Charles Baudelaire. Paris. Club Français du Livre, 1951.2. Moreau de Tours. Du haschich -Paris. Librairie Fortin, Masson et Cie, 1845.3. Sillamy M. Dictionnaire de psychologie - Paris. La-rousse 1990.4. Valleur M. In: Dictionnaire des drogues et dĂ©pen-dances. Paris. Larousse, 2005.

vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvLes dégùts du tabagisme passif dans le monde

vUne grande Ă©tude mondiale vient de faire le bilan, alarmant, du tabagisme passif, qui touche beaucoup plus de personnes qu’on ne le croit : selon les derniers chiffres qui datent de 2004,

les chercheurs estiment ainsi que 33 % des hommes non fumeurs, 35 % des femmes non fumeuses et 40 % des enfants sont exposĂ©s Ă  la fumĂ©e des autres. La rĂ©gion oĂč la proportion de personnes exposĂ©es est la plus forte est l’Europe...Selon Mathias Öberg de l’Institut Karolinska (SuĂšde) et ses co-au-teurs, cette exposition provoque chaque annĂ©e 603 000 dĂ©cĂšs, dont 379 000 par ischĂ©mie cardiaque, 165 000 par infections respiratoires, 36 900 par asthme ou encore 21 400 par cancer du poumon. PrĂšs de la moitiĂ© de ces dĂ©cĂšs (47 %)concernent des femmes, 28 % des enfants et 26 % des hommes.Öberg M, Jaakkola MS, Woodward A, Peruga A, PrĂŒss-UstĂŒn A. Worldwide burden of

disease from exposure to second-hand smoke: a retrospective analysis of data from 192 countries. Lancet 2011;377(9760):139-46.

Femmes enceintes : le danger du tabac des autres

vCette mĂ©ta-analyse sur l’exposition passive au tabac des femmes enceintes, Ă  la maison comme au travail (19 Ă©tudes), en a fait clairement apparaĂźtre les risques : celui de mettre au

monde un enfant mort-nĂ© est accru de 23 % et celui de malformation est majorĂ© de 13 %. Faut-il incriminer la toxicitĂ© de la fumĂ©e elle-mĂȘme sur le fƓtus ou l’altĂ©ration des spermatozoĂŻdes avant la conception, ou la conjonction des deux ? L’auteur ne tranche pas, mais rappelle qu’il serait important que les futurs pĂšres arrĂȘtent de fumer, non seulement pendant la grossesse de leur compagne mais encore avant la conception.Leonardi-Bee J, Britton J, Venn A. Secondhand smoke and adverse fetal outcomes in nonsmoking pregnant women: a meta-analysis. Pediatrics 2011;127(4):734-41.

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