Koeberlep These 29-09-2011

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  AUGUSTIN COURNOT DOCTORAL SCHOOL THÈSE Pour l’obtention du titre de d octeur en Sciences de Gestion Présentée et soutenue publiquement par Pasc al KOEBERDISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DANS LA FABRIQUE DE LA STRATÉGIE Qui pilote l’organisation polyphonique ? 29 septembre 2011 JURY Directeur de thèse : Monsieur Michel K ALIKA Professeur à l’Univers ité Paris-Dauphine Rapporteurs : Madame Sandra CHARREIRE PETIT Professeur à l’Université Paris Sud Monsieur Emmanuel JOSSERAND Professeur à HEC Genève, Université de Genève Suffragants : Mon sieur Benoît J OURNÉ Professeur à l’Univers ité de Nantes Monsieur Jean DESMAZES Professeur à l’Université de La Rochelle

Transcript of Koeberlep These 29-09-2011

AUGUSTIN COURNOT DOCTORAL SCHOOL

THSEPour lobtention du titre de docteur en Sciences de Gestion

Prsente et soutenue publiquement par

Pascal KOEBERL

DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DANS LA FABRIQUE DE LA STRATGIEQui pilote lorganisation polyphonique ?29 septembre 2011

JURYDirecteur de thse : Rapporteurs : Monsieur Michel KALIKA Professeur lUniversit Paris-Dauphine Madame Sandra CHARREIRE PETIT Professeur lUniversit Paris Sud Monsieur Emmanuel JOSSERAND Professeur HEC Genve, Universit de Genve Suffragants : Monsieur Benot JOURN Professeur lUniversit de Nantes Monsieur Jean DESMAZES Professeur lUniversit de La Rochelle

| iL'universit n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans les thses ; ces opinions doivent tre considres comme propres leurs auteurs.

RemerciementsQuelle exprience ! Quatre annes se sont coules depuis que ce travail doctoral a vu le jour. S'il aboutit aujourd'hui, c'est en partie grce des personnes qui ont su, chacun leur manire, me soutenir dans les rjouissances, mais aussi dans le moments de doutes. C'est avec une grande reconnaissance que je voudrais leur adresser ici quelques mots. Chacun pourra comprendre que j'adresse mes premiers remerciements au Professeur Michel Kalika, mon directeur de thse. Si je le remercie, c'est bien entendu pour son travail, ses conseils et ses encouragements constants pour la russite de ce projet ; mais c'est aussi et surtout parce qu'il a accept de reprendre la direction de ma thse au moment o les circonstances ont voulu que je me tourne vers lui. J'espre que ce travail est la hauteur de la chance qu'il m'a donne. Merci de m'avoir fait conance. Cette thse a en eet t dmarre sous la direction du Professeur Jacques Lewkowicz. Je voudrais ici lui faire part de ma reconnaissance pour son soutien indfectible pendant prs de trois annes de thse, et tout particulirement pour son soutien ma candidature au poste de moniteur l'issue de mon master recherche. J'ai galement beaucoup appris son contact. Je lui souhaite une longue et heureuse retraite.

J'adresse galement mes sincres remerciements l'ensemble des personnes qui m'ont soutenu HuManiS, l'Ecole de Management Strasbourg, la Facult des Sciences Economiques et de Gestion de Strasbourg et l'Ecole Doctorale Augustin Cournot. J'ai une pense toute particulire pour Karine Bouvier et Danielle Gnev grce qui les dmarches administratives ne m'ont jamais paru aussi simples. J'adresse des remerciements chaleureux Yves Moulin pour son soutien, ses conseils et son amiti depuis mon arrive Strasbourg. Je tiens remercier les Professeurs Sandra Charreire Petit et Emmanuel Josserand d'avoir accept de la lourde tche de rapporteur. Je me sens honor de pouvoir soumettre mon travail leur analyse avise. Merci galement aux Professeurs Jean Desmazes et Benot Journ de me tmoigner leur intrt pour mon travail en participant au jury de cette thse. Merci aux Professeurs Isabelle Huault, Florence Allard-Poesi et Florence Palpacuer pour leurs prcieux conseils lors du sminaire doctoral de l'AIMS Luxembourg. Nous ne saurions trop recommand aux doctorants qui liraient cette thse, de

iv |

participer aux activits doctorales proposes par l'Association Internationale de Management Stratgique. Merci par ailleurs au Professeur Alain Nol pour nos changes informels et pour la qualit du smaire de mthodes qualitatives qu'il a assur dans le cadre de l'ED Augustin Cournot. Merci encore au Professeur Eero Vaara d'avoir rpondu rapidement mes sollicitations spontanes. Il y a galement une vie autour de la thse. Merci Edmond, Hassan, Mialisoa, Alya, Francis, Jean-Philippe, Stphane et Ren pour leur bonne humeur et pour les moments que nous avons partags. Dans un autre contexte, merci mes amis du Vlo Club Altkirch, qui je promets de les voir dsormais plus souvent que mon livreur de pizzas. Merci Ren Muller pour sa contribution la russite de cette thse. Mais de tous les remerciements que je voudrais faire ici, ce sont ceux que j'adresse ma famille qui sont les plus profonds. Cette thse n'aurait pas t possible sans le soutien constant de mes parents. Mention spciale mon pre, qui a relu, plusieurs fois, la totalit de cette thse et m'a permis de l'amliorer. Merci mon frre Eric et ma soeur Marie, ainsi qu' Aline et Sixtine. Et merci Claire-Ange. Merci elle pour sa comprhension, sa patience, son soutien. Alors que cette thse se termine, la sienne pourra dsormais compter sur mon soutien renforc. Et c'est avec plaisir que je continuerai de l'accompagner sur de nombreuses routes ensemble.

SommaireIntroduction gnrale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .I

1

Qui fait la stratgie ? Une perspective base de discours.

PROJET DE RECHERCHE.

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1 L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?1.1 1.2L'approche pratique de la stratgie : diversits et points communs

.............

L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implications

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

21

23 37

2 Le discours dans la construction de la stratgie : une approche critique2.1 2.2Le discours : une pratique de construction collective de la stratgie L'analyse critique de discours : un cadre

. . . . . . . . . . . . . pour apprhender la construction de la stratgie .

........

55

57 74

II

Qui fait la stratgie ? Le cas de la commune de Saint-Pr-le-Paisible.

TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHE.Vue d'ensemble : le cadre gnral de la commune

109

3 Prsentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pr-le-Paisible . . . . . 1133.1 3.2 3.3

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116 Histoire rcente : le climat au moment des vnements tudis . . . . . . . . . . . . . . . 127 Actualit : les vnements tudis et leurs circonstances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

4 Une dmarche d'analyse critique de discours pour dcouvrir qui fait la stratgie4.1 4.2Justication des mthodes de recherche Expos des mthodes de recherche

. . . 183

III

Qui fait la stratgie ? Figures stratgiques et coalitions de discours.

RESULTATS ET INTERPRETATIONS.Le camp des contre : sept gures Le camp des autres : six gures

249

5 Les praticiens impliqus dans la fabrique de la stratgie : les gures stratgiques . . . 2535.1 5.2

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 284 . . . . . . . . . . . 319 . . . . . . . . . . 366

6 Les praticiens inuents dans la fabrique de la stratgie : les coalitions de discours . . . 3176.1 6.2L'mergence des coalitions de discours : deux mcanismes gnrateurs La domination d'une coalition de discours : deux mcanismes catalyseurs

Conclusion gnrale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423 Table des matires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 448 Table des illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449 Liste des tableaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451

vi |

Sommaire

ANNEXES..1 .2Rsum du diagnostic interne Orientations stratgiques du

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Extraits du Plan Local d'Urbanisme 2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455ment Durable (PADD) du PLU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 460Dlibration du conseil municipal de Saint-Pr-le-Paisible

Extrait du rapport de prsentation du PLU . . . . . . . . . . 456 PLU-2007 Extrait du Projet d'Amnagement et de Dveloppe-

Dcisions ocielles (dlibrations, arrts,...) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 463.3 .4 .5 .6 .7 .8 .9 .10 .11 .12 .13 .14 .15 .16 .17 .18 .19 .20 .21 .22 .23 .24 .25 .26 .27 .28

en vue de sa transformation en PLU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464 Dlibration du conseil municipal de Saint-Pr-le-Paisible Bilan de la concertation et arrt du projet de PLU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467 Dlibration du conseil municipal de Saint-Pr-le-Paisible PLU approuv . . . . . . . . . 470Dlibration du conseil de la communaut de communes du secteur d'Illfurth (CCSI) du 30/09/2009 Arrt prfectoral du 4 dcembre 2009

Prescription de la rvision du POS

extrait de compte-rendu de runion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 473 portant approbation des statuts modis du SIPAS . 478. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 486 488 491 493 495 497 499 501 503 505 507 510 512 514 517 520 523 525 527 529 531

Dossier de presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 485 Article de PQR du 17/11/2005 Article de PQR du 03/02/2007 . . . . . . . . . . . Un rfrendum... Article de PQR du 28/06/2007 . . . . . . . . . . . . Consultera, consultera pas ? Article de PQR du 29/07/2007 . . . . . . Pas de rfrendum Article de PQR du 02/08/2007 . . . . . . . . . . . PLU : Oui mais... Article de PQR du 30/09/2007 . . . . . . . . . Dfrichage autoris ! Article de PQR du 15/11/2007 . . . . . . . . . . Une super-agglomration ? Article de PQR du 16/11/2007 . . . . . . . Urbanisme : au tribunal Article de PQR du 24/11/2007 . . . . . . . . . Urbanisme : le dbat est clos ! Article de PQR du 28/11/2007 . . . . . Le PLU au tribunal Article de PQR du 06/01/2008 . . . . . . . . . . . Annulation du PLU : urgence ou pas ? Article de PQR du 13/02/2008 . PLU : rfr rejet Article de PQR du 16/02/2008 . . . . . . . . . . . Le sisme ... Article de PQR du 11/03/2008 . . . . . . . . . . . . . Constance et dtermination Article de PQR du 10/05/2008 . . . . . . . Le respect des engagements Article de PQR du 28/05/2008 . . . . Tourisme contre urbanisme ? Article de PQR du 05/07/2008 . . . . . . L'armistice est sign... Article de PQR du 07/11/2008 . . . . . . . . . Retour sur un armistice... Article de PQR du 13/01/2009 . . . . . . . . Feu vert pour le projet ! Article de PQR du 05/07/2009 . . . . . . . . . Le ou et les incertitudes Article de PQR du 30/07/2009 . . . . . Sant, nature, tourisme : ambitieux La voie est ouverte

Textes diuss par les dtracteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 533.29Aux citoyens de Saint-Pr-le-Paisible et d'ailleurs

Tract dius par les opposants le 18/02/2008 534

Autres annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 537.30 .31 .32 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 538 Un projet quilibr et raliste Article de PQR du 19/06/2006 . . . . . . . . . . . . . . 540 Disparition de terres agricoles L'Alsace dans le peloton de tte . . . . . . . . . . . . . . . 543Liste des maires de Saint-Pr-le-Paisible

Introduction gnrale What any particular group believes is reality, truth or the ways things are, is at least partially a social construct that is created, conveyed, and reinforced through discourse. [...] Often however, there is a considerable struggle among dierent actors and interests to establish a dominant meaning, such that discursive closure is rarely complete. This leaves space for the production of

David Grand et Robert J. Marshak (2009).

counter discourses that may in turn come to dominate.

L

a question du pilotage de l'organisation appelle l'vidence celle de ses dirigeants. Mais qu'entendons-nous au juste par dirigeant ? Ce terme est un incon-

tournable en sciences de gestion, et tout particulirement en stratgie. Cependant, malgr cette centralit, sa signication semble tre tenue pour acquise, de sorte que le terme ne suscite gure de conversations, ni dans la pratique, ni dans la littrature. Le sens commun, c'est--dire l'ide gnralement admise et souvent implicite, que nous avons du dirigeant, fait de lui le pilote de l'organisation. Anime d'une attitude rexive (Huault & Perret, 2009), cette thse met en questions cette ide reue. Nous invitons le lecteur, tout au long de notre rexion, douter avec nous : est-il possible que les dirigeants ne soient pas les pilotes de l'organisation ? Armer que le dirigeant dirige l'organisation, n'est-ce pas d'ailleurs en un sens une tautologie ?

La conception classique du dirigeant semble admettre notamment deux ides : 1) `dirigeant', c'est un statut formel on l'est ou on ne l'est pas , et 2) tre dirigeant, c'est tre formellement positionn non loin du sommet de l'organigramme hirarchique. Ainsi, cette conception statique exclut systmatiquement certains acteurs de la dnition du dirigeant. Il ne viendrait pas l'ide, par exemple, de considrer les individus situs formellement la base oprationnelle comme des `dirigeants'. Cette exclusion d'oce est discute par les auteurs se rclamant d'un courant pratique de la stratgie1

(Whittington, 1996; Seidl et al., 2006; Golsorkhi et al.,

1. Connu sous le nom de strategy-as-practice, dans la littrature anglo-saxonne.

2 |

Introduction gnrale2010). Ce courant reconnat que d'autres acteurs que les seuls `dirigeants' exercent une inuence sur la stratgie. Mais les acteurs qui ont t le plus souvent envisags par les chercheurs sont les managers intermdiaires, les consultants ou encore les chercheurs2

(Jarzabkowski & Spee, 2009). Il y a donc lieu d'approfondir la rexion

dans ce sens. De mme, en armant que direntes approches de la formation de la stratgie assimilent souvent dirigeants et stratges , Dameron & Torset (2011) reconnaissent que le dirigeant n'a pas automatiquement le contrle sur le pilotage stratgique de l'organisation. Il nous semble intressant d'examiner dans quel sens le dirigeant peut ne pas tre le pilote.

Dans quel sens peut-on armer que le `dirigeant' n'est pas le pilote de l'organisation ?La conception classique du `dirigeant' comporte une limite essentielle qui la rend insatisfaisante. Selon la situation de gestion envisage et le point de vue adopt, le `dirigeant' peut tre reprsent tantt comme un donneur d'ordres, et tantt comme un excutant. En eet, s'il parat dicile premire vue de contester qu'il pilote l'organisation, d'un autre point de vue il est au service des intrts des propritaires de l'organisation et ne peut ignorer les besoins et attentes de diverses parties prenantes (y compris les consommateurs). Ainsi, bien qu'il soit formellement aux commandes de l'organisation, le `dirigeant' fait face des contraintes qui inuent des degrs divers sur le pilotage de l'organisation. Est-ce alors eectivement le `dirigeant' qui dirige ? Supposons un cas d'cole. Le dirigeant d'une PME envisage de fermer un tablissement jug insusamment rentable. Un collectif de parties prenantes s'opposent vivement ce projet. Finalement, le dirigeant revient sur sa dcision. La question se pose de savoir s'il s'agit proprement parler de sa dcision. Une faon classique de comprendre ce cas revient armer que la dcision ultime

2. En tant que producteurs de connaissances et d'outils qui inuencent la manire de `faire de la stratgie'.

Introduction gnraleappartient, de droit, au `dirigeant'. Ce privilge lui revient statutairement. Certes, il lui arrive de se raviser. Mais cette inexion est le rsultat d'une reconsidration optimise de la situation, suite laquelle le `dirigeant' choisit de `mieux' tenir compte des exigences des parties prenantes, et des contraintes de l'environnement en gnral. En somme, le projet tait `mauvais' et la dcision nalement retenue est `bonne'. Cette comprhension est marque du sceau de la raison et de la mthode. Elle prsente le `dirigeant' comme un dcideur rationnel, qui en toute hypothse conserve le contrle sur la dcision. Pourtant, si le `dirigeant' est parfaitement rationnel, comment expliquer qu'il puisse `mal' interprter l'environnement, et se retrouver ainsi en situation de devoir inchir sa position ? C'est que sa rationalit est limite (March & Simon, 1958) : le `dirigeant' ne dtient pas toute l'information pour dterminer `la' bonne dcision et, mme s'il la dtenait, il se heurterait au problme du traitement de cette information.

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Les parties prenantes le savent, ou du moins elles agissent de plus en plus souvent comme si elles le savaient. Elles peuvent ainsi estimer que la dcision propose par le `dirigeant' nglige une information importante et que, de ce fait, c'est une `mauvaise' dcision (d'o leur rsistance). Cependant, comment pourraient-elles tre sres de ne pas faire erreur ? Elles ne sont pas plus omniscientes que ne l'est le `dirigeant'. Le fait est qu'au moment de dcider, c'est--dire dans l'action, aucun acteur (humain) ne sait avec certitude si la dcision prise est la `bonne' ou la `mauvaise' dcision. Ainsi, comme le soulignent Weick et al. (2005, p.409), lorsqu'il s'agit de comprendre l'action, le phnomne-cl est l'interprtation le discours propos de la dcision , et non la dcision. Reprenons notre cas d'cole la lumire de ces dveloppements. Dans l'action, ni le dirigeant, ni les parties prenantes, ne savent si la `bonne' dcision est de fermer l'tablissement ou de ne pas le fermer. Il n'est donc pas possible de dire que le projet du `dirigeant' tait `mauvais', mme s'il est convaincu de prendre la `bonne' dcision en allant nalement dans le sens des parties prenantes. La question se poser n'est pas celle de savoir qui a tort et qui a raison. Il s'agit plutt de comprendre

4 |

Introduction gnralecomment une interprtation de l'environnement a pris le dessus sur les autres, pour aboutir la dcision nale. Que le processus menant une interprtation dominante soit coopratif ou conictuel, le pilote de l'organisation est l'acteur qui dtient la plus grande inuence sur la construction de cette interprtation ou, pour le dire autrement, sur la fabrique de la dcision. Ainsi, cette thse s'inscrit dans une perspective base de discours et de communication l'activit de production, de diusion et de consommation d'interprtations , selon laquelle le pilote de l'organisation peut parfaitement ne pas tre l'acteur qui arrte les dcisions une fois celles-ci construites. Nous savons mieux prsent dans quel sens les dirigeants `classiques' peuvent ne pas tre les pilotes de l'organisation. Allons plus loin. Si le `dirigeant' n'est pas toujours le pilote de l'organisation, cela ne lui te pas son statut de `dirigeant' (dont le rle n'est pas uniquement de piloter l'organisation). En d'autres termes, il doit y avoir deux dirigeants dans l'organisation. Pour le comprendre, il faut dpasser une autre limite de la conception classique du dirigeant : celle-ci n'tablit pas de distinction entre structures et action (Giddens, 1984) . De ce fait, elle ne peut pas concevoir que deux dirigeants coexistent dans toute situation particulire : d'une part, celui dsign par les structures4 3

(le diri-

geant au sens classique) et, d'autre part, celui qui s'avre tre le plus inuent sur la fabrique de la dcision via le processus de production d'interprtations (qui peut ne pas tre le dirigeant au sens classique). Ainsi, cette thse soutient qu'il existe un autre dirigeant, que celui qui voque une position dominante dans un organigramme. Dans l'action, le dirigeant `classique' est

3. Nous citons ici Giddens (1984) parce que la distinction entre structures et action est au coeur de sa thorie de la structuration. Mais cette distinction n'est pas spcique cette thorie (Whittington, 2010). 4. Giddens (1984) dnit les structures comme un ensemble de rgles et de ressources engages dans l'articulation institutionnelle des systmes sociaux. Le fait que les organisations disposent d'une structure hirarchique avec un `dirigeant' (ou une quipe dirigeante) son sommet stratgique (Mintzberg, 1979) correspond notre avis une proprit structurelle (Giddens, 1984) qui s'tend largement dans le temps et dans l'espace. Les proprits structurelles se dnissent en eet comme les traits structurs des systmes sociaux qui s'tendent travers le temps et l'espace (Giddens, 1984). Pour le dire autrement, la prsence d'un dirigeant `classique' correspond une rgle caractristique des structures des organisations. Suivant cette rgle, il faut s'attendre trouver un dirigeant `ociel' dans chaque nouvelle organisation observe.

Introduction gnraleun acteur (presque) comme les autres. Au minimum, on peut admettre l'ide qu'il n'est peut-tre pas si dirent des autres acteurs. Il n'y a pas d'un ct les acteurs ordinaires et, d'un autre ct, les `dirigeants' extra-ordinaires. Les auteurs adoptant une approche pratique de la stratgie dfendent l'ide que l'action ordinaire de tous les acteurs, peut avoir des consquences stratgiques (Jarzabkowski et al., 2007). Cette approche, qui s'accorde bien avec nos dveloppements prcdents, est celle que nous adoptons. Une comprhension de la fabrique de la stratgie (Whittington, 1996; Golsorkhi, 2006; Golsorkhi et al., 2010) pourrait permettre d'identier qui, dans la pratique ordinaire, pilote eectivement l'organisation. A cette n, il ne peut s'agir d'observer les activits d'un acteur dsign a priori comme dirigeant (Mintzberg, 2002). Il s'agit plutt d'observer un pisode de la vie d'une organisation, pour examiner quel acteur doit tre considr comme tant le pilote de l'organisation. Cet examen vise mettre en vidence un acteur jusqu'ici mconnu. Par ailleurs, soulignons une implication immdiate de l'existence d'un tel acteur. S'il existe un `dirigeant-dans-l'action', dirent du `dirigeant-par-structure', ces deux dirigeants partagent les responsabilits que la pense classique attribue en gnral exclusivement au second. En d'autres termes, le dirigeant ociel n'est pas l'auteur, mais le co-auteur, des dcisions. De ce fait, doit-il tre le seul rpondre de l'organisation devant les parties prenantes ? A ce stade, il est important de prciser en quoi une approche par le discours et la communication est pertinente pour apprhender le pilotage de l'organisation. Ceci permet de prsenter ensuite le travail eectu.

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Pourquoi apprhender le pilote sous l'angle du discours et de la communication ?Certes, les approches base de discours sont d'mergence rcente en sciences de gestion (Girin, 1990; Knights & Morgan, 1991; Boje, 1991; Barry & Elmes, 1997) et leur dveloppement prend un tournant dcisif avec le nouveau millnaire (Alvesson & Krreman, 2000a,b). Malgr une prolifration de travaux, le rle du discours dans la construction, la reproduction et la transformation de l'organisation en gnral, et

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Introduction gnralede la stratgie en particulier, reste aujourd'hui approfondir (Vaara, 2010b; Gray

et al., 2010). Mais nous voudrions introduire ici une autre raison de porter notreattention sur le discours et l'usage qu'en font les acteurs pour tenter d'exercer une inuence sur la stratgie et, ainsi, sur le pilotage de l'organisation. Nous avons avanc plus haut que, dans la pratique, le dirigeant `classique' est un acteur presque comme les autres. Au contact du terrain, il nous a toutefois sembl qu'il se distingue en un point qui implique notamment le discours. Bien que la rationalit du dirigeant `classique' soit limite au mme titre que celle des autres acteurs, celui-ci conserve le plus souvent un accs privilgi des informations que les autres ignorent. Cette asymtrie d'information pourrait persuader les autres acteurs que les interprtations du `dirigeant' sont plus rationnelles, mieux informes, que les leurs. Pourtant, dans de nombreux cas cela ne semble pas se vrier empiriquement. Qu'est-ce que cela signie ? A notre avis, cela signie que les acteurs sont conscients du caractre politique des interprtations du `dirigeant', de sa communication et de ses discours. Cela les conduit adapter leur propre comportement pour dfendre leurs intrts (Habermas, 1999). Ds lors, la pluralit des interprtations dans l'organisation se prsente comme une polyphonie conictuelle.

Le discours comme voie d'accs au pouvoirLe dirigeant `classique' connat, mieux que beaucoup d'autres acteurs, l'histoire de l'organisation . Il dtient les informations et connat les lments matriels qui permettent d'valuer l'objectivit des direntes versions de cette histoire, vhicules dans des discours concurrents. Il existe en eet des limites l'interprtation, et celles-ci sont poses par la matrialit6 5

de l'objet de l'interprtation (Fleetwood,

2005, p.201). Nous adhrons cette ide. Mais il n'en reste pas moins que de nom-

5. Ainsi que le prsent et, dans une certaine mesure, l'avenir tel qu'il est projet ou simplement pens. 6. Par exemple, l'vidence une fentre est soit ferme, soit pas ferme. Si elle est ferme, cette ralit matrielle permet ceux qui l'ont constate de rfuter les propositions qui arment le contraire. Du fait de sa position, le dirigeant `classique' est souvent bien plac pour faire ces constats de ses propres yeux (et de faon gnrale, par ses propres sens).

Introduction gnralebreux acteurs n'ont qu'une connaissance limite de ces ralits matrielles, y compris parce qu'ils sont rarement impliqus dans la vie de l'organisation avec une constance comparable celle du dirigeant. Cette asymtrie d'information implique que certains acteurs ne sont pas en mesure de distinguer immdiatement le vrai du faux, dans ce qui leur est dit : de leur point de vue, plusieurs discours se valent, et celui qui retient nalement leur prfrence peut ne pas tre le plus objectif d'entre eux. Ainsi, le crdit accord un discours par un acteur dpend certes, en partie, du contenu de ce discours ; mais il dpend galement en partie de la conance que cet acteur accorde l'auteur de ce discours (Bourdieu, 1975).

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Pour le dire autrement, il est possible pour un acteur d'exploiter l'incompltude de l'information des autres acteurs et/ou leur conance, pour tenter de les inuencer et d'obtenir leur adhsion . Les acteurs sont susceptibles d'adhrer une interprtation errone, avec tout ce que cela implique pour l'action (Weick et al., 2005), et sans tre ncessairement conscients de leur erreur au moment de l'action. Par ailleurs, certains acteurs, anims par la poursuite de leurs intrts individuels, adhrent et/ou produisent eux-mmes des interprtations qui les arrangent (Crozier & Friedberg, 1977). Par exemple, si le dirigeant dfend un projet qu'ils estiment contraire leurs intrts, il faut s'attendre ce qu'ils construisent un discours visant dlgitimer ce projet (Heracleous & Barrett, 2001; Maguire & Hardy, 2009). Dans le mme temps, il faut galement s'attendre ce qu'ils mettent en oeuvre une communication d'in7

uence visant obtenir le soutien d'autres acteurs, y compris l'opinion publique.

En somme, l'organisation se prsente comme un espace toujours polyphonique (Boje et al., 2004), dans lequel des voix multiples se disputent sur le sens donner aux projets organisationnels et, plus gnralement, l'action quotidienne. Com-

7. Armer que les acteurs soient `inuenables' un certain degr, n'a pas d'emble une connotation ngative. Au contraire, nous pensons que cette souplesse, cette exibilit des interprtations et des croyances, est une condition essentielle la formation d'accords entre les acteurs. Cela permet galement de donner du (des) sens l'action, pour des acteurs qui peuvent avoir besoin de raisons direntes pour parvenir adhrer pleinement un projet d'action collective. Ainsi, le fait que nous soyons susceptibles d'adhrer des interprtations errones est essentiel l'action collective organise. Nous laissons de ct la question de savoir o se situe la frontire entre inuence et manipulation. A ce sujet, le lecteur intress pourra se rfrer par exemple Chalvin (2001).

8 |

Introduction gnraleprendre qui pilote l'organisation polyphonique implique d'explorer le processus menant de l'mergence d'un discours (une interprtation) son hgmonie dans l'organisation, et d'examiner plus particulirement les acteurs impliqus dans ce processus (Fairclough, 2005b). Pour lgitimer un projet, le `dirigeant' s'engage naturellement dans cette dispute pour le discours dominant. Mais il faut souligner qu'il n'est pas le seul.

Le dirigeant n'est qu'un des acteurs (ab)user du discoursNous avons choisi ce sujet en raction ce que nous percevons comme un problme social contemporain : en ces temps de crise, il n'est pas rare que les `dirigeants'8

fassent oce de boucs missaires. Ce constat transparat aussi bien dans la presse spcialise que dans une partie de l'opinion publique, ainsi que dans certains travaux acadmiques relevant d'une branche radicale de la thorie critique (voir Huault & Perret, 2009). Les tablissements proposant des formations en management peuvent participer la fabrique de ce problme social lorsqu'ils communiquent sur leurs valeurs. Par exemple, l'ambition de former des managers responsables , videmment louable, contribue du mme coup la construction de l'ide de `manager irresponsable'. Dans une certaine mesure, parler d'un objet, c'est le crer. Dans le mme ordre d'ides, le management en tant qu'idologie, dj prsent comme un mal social travers l'ouvrage clbre de Vincent de Gaulejac, La so-

cit malade de la gestion (2005), fait l'objet de critiques rcurrentes (Vaara, 2006).Cette mise au ban est particulirement explicite dans l'ouvrage de Florence Noiville, J'ai fait HEC et je m'en excuse (2009). Un problme relatif cette critique est qu'en attribuant articiellement une responsabilit au `management comme corps de connaissances', elle perd de vue la diversit des acteurs qui font le management. Nous soutenons que les pratiques dites managriales ne sont pas monopolises par les `dirigeants', si bien que le management est autant faonn par la socit qu'il ne la faonne rciproquement.

8. Indiremment, voire jusqu' l'amalgame patrons de PME, dirigeants de multinationales, banquiers, mais aussi hommes politiques, mdias, lobbies,... , ce qui renforce notre argument prcdent que le concept de `dirigeant' est mal dlimit.

Introduction gnraleCette thse se veut modrment critique. Il s'agit en quelque sorte d'une critique de la critique. Avant de prendre les dirigeants pour boucs missaires, encore faut-il s'assurer qu'ils sont bien l'origine des dcisions qui leurs sont parfois reproches. De mme, si certaines pratiques dites managriales (et notamment, pour ce qui nous intresse ici, certaines pratiques discursives) sont certainement discutables d'un point de vue thique, ces pratiques ne sont-elles pas avant tout des pratiques humaines reproduites dans le contexte des organisations ? Quoi qu'il en soit, notre avis les questionnements thiques sont toujours relatifs aux applications d'une connaissance, et non la connaissance elle-mme, si bien que les discours critiquant le `management' sans prciser si la critique porte sur la pratique ou sur la connaissance, nous paraissent abusifs. Notre intention n'est pas de nous faire les avocats des dirigeants, pas plus que de nier l'existence de problmes sociaux et organisationnels souleves par la pense et la pratique de la stratgie. Notre ambition est de contribuer une analyse impartiale, critique et (donc) nuance du fonctionnement des organisations. A notre avis, la recherche de cette impartialit implique de ne pas centrer l'analyse a priori sur un acteur en particulier : l'tude du management ne se rduit pas l'tude des managers, ni mme l'tude de la pratique des managers dans leurs interactions avec les autres acteurs. Notre approche vise comprendre le pilotage de l'organisation la fabrique de sa stratgie (Golsorkhi, 2006) , travers l'analyse des pratiques discursives qui s'y invitent et des multiples acteurs qui (ab)usent de ces pratiques (Chia & MacKay, 2007).

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Prsentation du travail eectuNous avons choisi d'examiner les acteurs de la fabrique discursive de la stratgie (dsormais, les praticiens pour se conformer l'usage dans ce champ de littrature) dans le cadre d'une commune rurale alsacienne de 500 habitants. Cette commune s'est engage en juin 2004 dans l'laboration d'un nouveau Plan Local d'Urbanisme (PLU). Le PLU est un ensemble de documents administratifs, prvus

10 |

Introduction gnraleet encadrs par le code de l'urbanisme, travers lesquels le conseil municipal l'organe formel dont la fonction consiste diriger une commune dtermine la destination des direntes parcelles composant le territoire de cette commune . Le PLU remplace les anciens POS (Plans d'Occupation des Sols)10 9

. Les choix de zonage

eectus travers le PLU doivent tre en cohrence avec un `Plan d'Amnagement et de Dveloppement Durable' (PADD)11

, qui peut se dnir en premire approche

comme l'expression d'une intention stratgique donnant au PLU une `coloration'. La commune est ensuite lie cette `coloration' : toute volont de modier cette intention stratgique de manire signicative, implique la mise en rvision du PLU, ce qui signie l'engagement d'une nouvelle procdure administrative, complexe et coteuse. Il faut comprendre l'essentiel que l'approbation d'un PLU constitue l'un des vnements stratgiques majeurs dans une commune.

Nous nous intressons moins l'approbation du PLU, qu' l'ensemble des vnements quotidiens qui jalonnent l'pisode de la fabrique du PLU. L'pisode que nous tudions inclut non seulement l'laboration controverse du PLU jusqu' son approbation, mais galement le prolongement de cette controverse jusqu'aux lections municipales de mars 2008 et la remise en cause du PLU par les nouveaux lus.

Cet pisode dbute ds juin 2004. En janvier 2007, au terme de deux ans et demi de conception d'une stratgie, un projet de PLU est arrt par le conseil municipal en vue d'tre prsent au public. Ce projet donne lieu une controverse exceptionnelle dans le village. De nombreux praticiens expriment ainsi leur point de vue, le plus souvent par textes crits interposs (tracts, lettres ouvertes,...) mais galement l'occasion de runions publiques. Le contenu de ces prises de parole rvle clairement l'intention de plusieurs praticiens d'amener le conseil municipal `inchir sa position' bien au-del de ce que celui-ci est dispos concder. Conant dans l'ide

9. L'usage dominant est en eet celui du PLU communal. Le code de l'urbanisme prvoit, certes, la possibilit de PLU intercommunaux, c'est--dire couvrant simultanment plusieurs communes. Mais l'application de cette possibilit demeure marginale l'heure actuelle. Nous y reviendrons. 10. Depuis la loi relative la solidarit et au renouvellement urbain du 13 dcembre 2000, dite loi SRU. 11. Le PADD est l'un des documents fondamentaux constitutifs d'un PLU.

Introduction gnraleque son intention stratgique dcoule d'une analyse objective de la situation de la commune, le conseil municipal maintient les grandes lignes de son projet de PLU. Celui-ci est dnitivement approuv en novembre 2007. Mais les lections municipales de mars 2008 se soldent par la victoire des dtracteurs de ce PLU, lesquels annoncent immdiatement sa mise en rvision. En apparence, l'approbation du PLU prcde la prise de pouvoir par ses dtracteurs. Il semble ainsi que le conseil municipal a fait la stratgie (le dirigeant `classique' dirigerait donc bel et bien), avant de s'incliner aux lections (le dirigeant a chou tenir compte des attentes d'une partie prenante critique : les lecteurs inscrits). Mais notre analyse se veut moins binaire. Moins `binaire', cela signie que le pouvoir ne s'acquiert, ni ne se perd, en un jour. Certes, la victoire des dtracteurs se constate au soir des lections municipales, mais elle se construit antrieurement, travers une campagne lectorale. Cette campagne lectorale particulire se caractrise par le dbat relatif au PLU et par l'exceptionnelle production de textes auquel ce dbat donne lieu. De ce fait, notre postulat de dpart est celui-ci : c'est travers leur communication d'inuence que les dtracteurs ont pris au prix d'eorts quotidiens le pouvoir dans la commune. Cette prise de pouvoir est antrieure aux lections municipales. Dj avant les lections, le conseil municipal ne faisait plus la stratgie qu'en apparence. Ds lors, la question se pose de savoir qui faisait eectivement la stratgie dans les mois prcdents les lections municipales. Si l'on pense intuitivement aux dtracteurs du PLU, il nous est apparu dicile et inappropri de les envisager comme un tout homogne. Par ailleurs, il ne sut pas de connatre le nom ou la position politique d'un praticien, pour rpondre convenablement la question de son identit : `qui

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est-il ?'En somme, il nous est apparu que ce terrain convient particulirement bien un examen des stratgies discursives des praticiens dans l'action quotidienne, la recherche de l'identit du pilote de l'organisation polyphonique.

Ce terrain se distingue, par ailleurs, par son originalit dans le champ de la

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Introduction gnralerecherche en stratgie. Il nous semble important que les sciences de gestion s'intressent davantage aux territoires au-del des questions relatives aux ples de comptitivit (clusters) et aux partenariats public-priv. Les mutations territoriales qui s'annoncent sont susceptibles d'alimenter des travaux portant sur de nombreux objets intressant les chercheurs en sciences de gestion, sans pour autant que la porte de ces travaux soit ncessairement restreinte au champ du management public et/ou des territoires (ds lors que ces objets ne sont pas propres ce champ, comme c'est le cas de la fabrique discursive de la stratgie).

Dans le mme ordre d'ides, bien que nous nous intressions la dimension politique des organisations, cette thse ne relve pas des sciences politiques. Certes, il est possible d'utiliser l'organisation comme terrain pour alimenter la rexion relative aux processus politiques et aux rapports de pouvoir entre acteurs. Mais il est galement possible de se pencher sur les rapports de pouvoir comme un moyen de mieux comprendre le fonctionnement des organisations en gnral, et la fabrique discursive de la stratgie en particulier. Nous nous inscrivons dans la seconde approche.

Suivant un raisonnement analogue, notre intrt pour le discours des praticiens ne nous situe pas d'emble dans les sciences du langage : rejoignant Boje et al. (2004), notre intention premire est d'apporter un clairage sur la fabrique de la stratgie en observant comment le discours et la communication peuvent y contribuer, et non de dcouvrir de nouvelles pratiques. Pour le dire autrement, notre objet de recherche la fabrique de la stratgie relve sans quivoque des sciences de gestion. Au demeurant, nous sommes persuads des vertus que peuvent avoir des travaux associant des disciplines complmentaires.

La question centrale que nous posons, rappelons-le, consiste se demander

qui

pilote l'organisation polyphonique.

En d'autres termes, il s'agit de dcouvrir

qui fait eectivement la stratgie, en adoptant une approche base de discours (Fairclough, 2005b, 2009). Nous avons dcompos cette question centrale en trois questions de recherche.

Introduction gnrale

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La premire question

examine qui produit des textes. Elle s'intresse ainsi

aux conditions de l'mergence d'un discours dans l'organisation.

La deuxime question se concentre sur les stratgies discursives que les praticiens mettent en oeuvre pour tenter d'inuencer la stratgie. Il s'agit de rendre compte de la manire dont les textes qui mergent dans l'organisation sont slectionns et intgrs dans des manoeuvres de communication d'inuence.

Enn,

la troisime question

tente de mettre en vidence les conditions qui

favorisent la domination d'un discours sur les autres. L'objectif ici est d'examiner dans quelle mesure la fabrique de la stratgie rpond l'action intentionnelle des praticiens (condition essentielle pour qu'une recherche sur le pouvoir relatif des praticiens ait un sens).

En ligne avec une posture raliste critique, nous privilgions un travail de nature qualitative. Notre intrt pour le discours et pour les textes produits dans l'action par les praticiens, suggre l'utilisation de mthodes linguistiques. Toutefois, notre adhsion une conception critique du discours implique d'accorder une attention particulire non seulement aux textes, mais aussi au contexte dans lequel ceux-ci sont produits (Bourdieu, 1975). Par consquent, nous dveloppons une mthode d'analyse critique de discours qui combine des outils linguistiques (pour les donnes discursives) avec des techniques classiques relevant de l'tude longitudinale d'un cas unique (Yin, 2003) (pour les donnes contextuelles).

Deux niveaux de rsultats peuvent tre distingus.

Un

premier niveau

entreprend la construction d'un `jeu d'acteurs' (littra-

lement) partir de l'identication de gures stratgiques gnriques susceptibles notre avis d'tre rencontres au-del du terrain spcique de cette recherche. Chaque gure stratgique se caractrise par un genre (Fairclough, 2005b), c'est--dire une faon d'agir, duquel elle tire son pouvoir. Un

deuxime niveau

met en vidence quatre mcanismes de la fabrique de

la stratgie : l'eet de prtexte, les coalitions de discours, la dnaturation organisa-

tionnelle et la disposition la lecture. Nous montrons comment l'eet combin de

14 |

Introduction gnraleces mcanismes rend compte de la fabrique `spontane' de la stratgie, c'est--dire indpendamment de la volont des praticiens. Nous envisageons les manoeuvres discursives que les praticiens peuvent mettre en oeuvre pour tenter d'interfrer avec ces mcanismes et, ainsi, exercer un contrle sur la fabrique de la stratgie. En pratique, les praticiens se regroupent en coalitions de discours qui se recomposent chaque nouvel `pisode stratgique' (Hendry & Seidl, 2003). L'une d'entre elles, pas ncessairement celle impliquant le dirigeant `classique', parvient imposer son point de vue l'pisode stratgique du moment et en dtermine ainsi l'issue. Il arrive qu'une coalition de discours renverse le groupe dominant dans l'organisation. La gure 1 reprsente l'articulation d'ensemble de la thse.

Introduction gnrale

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INTRODUCTION Remise en cause de la conception classique du dirigeant Pertinence et enjeu dune approche du pilote base de discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHE Qui fait la stratgie ? Une perspective base de discours Chapitre 1Lapproche pratique de la stratgie : qui pilote lorganisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratgie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHE Qui fait la stratgie ? Le cas de la commune de Saint-Pr-le-Paisible Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pr-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour dcouvrir le pilote-en-pratique

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONS Qui fait la stratgie ? Figures stratgiques et coalitions de discours Chapitre 5Les figures stratgiques : les praticiens impliqus

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

Figure 1 Articulation de la thse.

Premire partiePROJET DE RECHERCHE.

Une perspective base de discours.

Qui fait la stratgie ?

INTRODUCTION Remise en cause de la conception classique du dirigeant Pertinence et enjeu dune approche du pilote base de discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHE Qui fait la stratgie ? Une perspective base de discours Chapitre 1Lapproche pratique de la stratgie : qui pilote lorganisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratgie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHE Qui fait la stratgie ? Le cas de la commune de Saint-Pr-le-Paisible Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pr-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour dcouvrir le pilote-en-pratique

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONS Qui fait la stratgie ? Figures stratgiques et coalitions de discours Chapitre 5Les figures stratgiques : les praticiens impliqus

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?Ce chapitre montre en quoi l'approche pratique de la stratgie justie de se demander qui fait la stratgie.1.1 L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implications . 1.2 L'approche pratique de la stratgie : diversits et points communs . .1.2.1 1.2.2Une diversit de courants thoriques Un modle uni

Chapitre 1

1.1.1 1.1.2

Le positionnement de l'approche pratique dans le champ de la stratgie Les implications de l'approche pratique pour la recherche en stratgie

24 . 30

23 37

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

Recently, concern over the gap between the theory of what people do and what people actually do has given rise to the `practice' approach in the management lite-

Paula Jarzabkowski (2004).rature.

L

a littrature en stratgie a classiquement t divise en deux courants. D'une part, une cole du contenu identie des stratgies types (ou gnriques

pour reprendre les termes de Porter), tandis qu'une cole du processus s'intresse la manire dont ces stratgies se dveloppent et sont eectivement mises en oeuvre dans les organisations (par exemple Bourgeois, 1980; Nol, 1992). Cette dichotomie, bien ancre, tend marginaliser toute approche de la stratgie qui se positionnerait en dehors du cadre pos par l'une ou l'autre de ces coles (Whittington, 2007).

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?C'est nanmoins le projet du courant de la stratgie comme pratique as-practice ). Cette thse contribue l'approche pratique de la stratgie en examinant quels praticiens sont des stratges, ou comment ils peuvent le devenir, de telle sorte qu'ils soient en position d'inuer de manire signicative sur la stratgie. Cette contribution vise ainsi mieux comprendre quel acteur est l'origine de la stratgie.1

( strategy-

Quel est le `vrai' visage du pilote de l'organisation ? S'agit-il d'un individu ou d'un groupe ? Interne ou externe l'organisation ? S'il s'agit d'un groupe c'est vraisemblable , celui-ci parle-t-il comme un seul homme ? Notre objectif dans ce premier chapitre est de montrer en quoi l'approche pratique justie de se demander qui pilote l'organisation. Cette question de recherche Qui fait la stratgie ? s'est lentement forge au contact (direct ou rapport) du terrain. En entendant tel lu local se rvolter, ici, de se voir dicter son plan d'actions par son budget contrl ailleurs ; en observant tel directeur gnral, l, coner le choix du primtre de son organisation un expert-s-plans-sociaux ; en lisant, encore ailleurs, que les organisations auraient parfois tendance s'imiter plutt qu' se direncier... l'armation, gnralement tenue pour acquise, selon laquelle les organisations sont pilotes par leurs dirigeants, est discutable. Ce premier chapitre s'organise en deux temps. Dans un premire partie, nous dnissons l'approche pratique de la stratgie. Nous envisageons son positionnement dans le champ de la stratgie, ainsi que les implications pour la recherche qui en dcoulent. Dans une seconde partie, nous nous intressons aux proprits de l'approche pratique. La notion de pratique la particularit d'tre apprhende par le biais de multiples courants thoriques. Pour la dnir dans cette htrognit, un modle uni est apparue rcemment ; nous exposons ce modle et les concepts qu'il articule. Nous concluons le chapitre en indiquant comment, partir de cette trame gnrale, nous allons apprhender l'identit des praticiens qui contribuent eectivement la

1. Par la suite, nous parlons d'approche pratique de la stratgie, comme le propose Allard-Poesi (2006).

1.1. L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implicationsformation de la stratgie.

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1.1

L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implications

Une faon d'introduire l'approche pratique de la stratgie peut consister souligner, d'emble, ce qu'elle n'est pas. L'approche pratique de la stratgie n'est pas une thorie. La diversit des courants thoriques mobiliss par les auteurs adoptant cette approche est source de confusion. La perspective pratique est

centre sur un problme, celui de la pra-

tique de la stratgie. Ds lors, elle est compatible avec plusieurs thories. Pour explorer comment les individus font la stratgie, les chercheurs peuvent mobiliser une large gamme de cadres conceptuels (Jarzabkowski et al., 2007). Cet intrt pour la pratique nat d'une raction la tendance de la recherche en stratgie, d'adopter une dmarche micro-conomique. Cette approche traditionnelle limite la stratgie au niveau macro des rmes et des marchs. Cette conception de la stratgie relgue l'humain et l'action collective au second plan (Jarzabkowski

et al., 2007, p.6). Par opposition, l'approche pratique souhaite rarmer la place del'Homme dans le champ du management stratgique. Ainsi, une manire d'insister sur la place de l'individu dans la stratgie, consiste se focaliser sur le niveau micro, c'est--dire sur les pratiques et processus microscopiques qui constituent les activits quotidiennes de la vie des organisations (Johnson

et al., 2003). Ces auteurs laborent ainsi une approche base d'activits ( activitybased view ), consistant observer ce qui est fait et par qui en pratique (2003,p.5). De manire gnrale, l'approche pratique de la stratgie doit tre positionne dans le champ de la stratgie, an qu'elle soit dnit par ce qu'elle est, plutt que par ce qu'elle n'est pas. Ce positionnement s'accompagne d'implications pour la recherche en stratgie.

24 |

Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?1.1.1

Le positionnement de l'approche pratique dans le champ de la stratgie

L'approche pratique de la stratgie est rcente. La premire pierre fut pose par Richard Whittington (1996), dans un article publi dans la revue Long Range Plan-

ning. Depuis lors, une communaut de plus de 2000 chercheursautour d'une ide fondamentale :

2

s'est dveloppe

la stratgie ne doit pas tre pense comme une proprit des organisations (les organisations ont une stratgie), mais comme une activit des individus (les individus font la statgie). Malgr leconsensus autour de cette ide, Whittington (2007, p.1576) admet que les premiers textes traitant de l'approche pratique taient ambigus, mobilisant des concepts qui manquaient d'une dnition claire. En fait, l'ambigut porte sur le positionnement de l'approche pratique dans le champ de la stratgie. Le champ de la stratgie est marqu par une dichotomie entre deux coles, celle dite du contenu et celle dite du processus (Bourgeois, 1980). Les processus stratgiques dcrivent la manire dont les stratgies se dveloppent dans les organisations (Johnson et al., 2005). Un dbat central dans l'cole du processus est celui opposant une comprhension de la stratgie comme processus dlibr d'une part, et comme processus mergent, d'autre part. Dans ce dbat, Mintzberg & Waters (1985) sont clbres pour avoir introduit l'ide selon laquelle la dialectique entre stratgie dlibre et stratgie mergente, rend compte de l'cart entre l'intention des leaders de l'organisation (p.258) et la stratgie telle qu'elle se ralise eectivement. L'cole du contenu s'intresse quant elle au fond de la stratgie. Elle est largement marque par les travaux de Porter (1980, 1985). Celui-ci met en vidence des stratgies gnriques d'o provient un vocable bien connu : domination par les cots, direnciation,.... Whittington (1996) suggre que ces deux coles n'puisent pas les problmatiques qui intressent les chercheurs en stratgie. C'est ainsi qu'il propose de dvelopper

2. En janvier 2011, voir www.sap-in.org.

1.1. L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implicationsune approche pratique de la stratgie. Nous commenons par exposer les ides-forces de l'approche pratique. Ensuite, nous considrons quelques ambiguts de cette approche. Compte tenu de notre question de recherche, nous accordons une attention particulire montrer quels acteurs, dans cette approche, sont reconnus comme des stratges potentiels.

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1.1.1.1 Les ides-forces de l'approche pratique

a. Le niveau individuel d'analyse a t nglig...

Introduire une nouvelle pers-

pective dans quelque domaine que ce soit, suppose de justier au pralable des limites et/ou de l'incompltude des approches existantes. Ainsi, ds le dpart en 1996, Whittington peroit la ncessit de cartographier le champ de la stratgie. Cette cartographie, reprsente ici dans la gure 1.1, structure ce champ selon deux dimensions et fait merger une zone insusamment explore par les travaux antrieurs. Cette zone constituera le domaine revendiqu par l'approche pratique de la stratgie.

Traduit de Whittington (1996).Figure 1.1 Quatre perspectives de la stratgie.Les deux dimensions retenues sont relatives au centre d'intrt des auteurs (verticalement, sur la gure 1.1) et au niveau d'analyse qu'ils privilgient (horizontalement). Ainsi, d'une part, certains chercheurs se concentrent sur la `destination' de

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?la stratgie (o la stratgie doit-elle conduire ?), tandis que d'autres se focalisent sur le `chemin' parcouru pour se rendre cette destination (comment la stratgie se ralise-t-elle eectivement ?). D'autre part, les travaux se distinguent selon le niveau d'analyse adopt : tantt celui de l'organisation vue comme un ensemble homogne, tantt celui de l'individu stratge. Le croisement de ces deux dimensions tablit trois perspectives de la stratgie et rvle un espace peu explor qui indique l'existence d'une quatrime perspective, celle de la pratique de la stratgie. La perspective de la planication, la plus ancienne, se propose de dvelopper des outils, destins aux managers et aux consultants, pour dnir des stratgies mieux informes. L'approche des politiques gnrales observe la relation entre diffrentes stratgies et la performance organisationnelle. La perspective du processus examine comment les organisations reconnaissent le besoin de changer de stratgie et comment ce changement se produit eectivement (Whittington, 1996). Pour Whittington (1996, p.732), l'approche pratique de la stratgie emprunte beaucoup la perspective du processus, mais s'en direncie en se focalisant sur le niveau individuel d'analyse. Ainsi, l'approche pratique se concentre sur les stratges et sur le faire stratgique (strategizing, dans la littrature anglo-saxonne). Cependant, remarquons que dans ce texte fondateur, seuls le top management, les directeurs de liales et les consultants sont mentionns explicitement en tant que stratges. Le faire stratgique inclut leur participation des runions (Jarzabkowski & Seidl, 2008) et des ateliers et sminaires stratgiques, qui sont autant d'pisodes stratgiques (Hendry & Seidl, 2003), ainsi que l'utilisation eective des outils stratgiques, y compris le recours au discours (Hendry, 2000). En somme, ce stade, l'approche pratique plutt que de s'intresser aux organisations et aux stratgies, entend se pencher sur les stratges et leurs pratiques stratgiques concrtes. Mais ce positionnement reste ambigu, notamment vis--vis de la perspective du processus. En eet, si le niveau individuel d'analyse se concentre sur les managers et

1.1. L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implicationsles consultants l'exclusion de tout autre acteur, alors notre avis l'intrt d'tablir une distinction avec le niveau organisationnel est fortement attnu. Il n'est pas vident d'armer que les travaux dans l'cole du processus ngligent ncessairement les pratiques des managers (voir par exemple Tushman & O'Reilly, 1996). Une approche pratique de la stratgie est-elle alors vraiment ncessaire pour comprendre la formation de la stratgie ? Telle qu'elle a t initialement introduite par Whittington (1996), l'approche pratique de la stratgie reste donc imparfaitement positionne dans le champ de la stratgie. En l'tat, elle semble voue une alternative insatisfaisante : voluer en marge des approches traditionnelles dominantes ou tre assimile l'cole du processus. Pour chapper ce destin, les partisans de l'approche pratique ont travaill au renforcement de son positionnement, notamment en spciant plus prcisment son objet. Un consensus s'est progressivement tabli autour de caractristiques qui dnissent, dsormais plus prcisment, ce que faire de la stratgie veut dire (Allard-Poesi, 2006).

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b. ... or, la valeur se cre aujourd'hui dans l'inniment petit.

Le dvelop-

pement d'une approche pratique se justie galement de faon positive, plutt que par opposition aux perspectives traditionnelles comme l'a fait (Whittington, 1996). Johnson et al. (2003) soulignent ainsi les facteurs qui justient que les chercheurs portent leur attention sur les pratiques locales et ordinaires des individus. Ces facteurs sont de deux ordres : une mutation de l'environnement conomique et une attente des acteurs. D'une part, l'explication de l'chec ou de la prennit des organisations se trouverait dans les micro-activits. En eet, les organisations font face une mutation dj prononce de leur environnement conomique. Dans ce nouveau contexte, les sources traditionnelles de l'avantage concurrentiel que sont les ressources, les comptences et l'information, sont de plus en plus accessibles, mobiles et transparentes respectivement. Les protections contre l'imitation s'aaiblissent. Par consquent, la source de la cration de valeur rside de faon croissante dans des atouts microscopiques,

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?diciles discerner et imiter (Johnson et al., 2003). En outre, l'environnement peut tre quali d'hypercomptitif (D'Aveni, 1994; Brown & Eisenhardt, 1997). L'hypercomptition implique une dcentralisation de la dcision pour permettre une meilleure adaptabilit de l'organisation (Weick & Quinn, 1999), ce qui signie que l'activit stratgique se dplace vers le niveau local, la priphrie des organisations (Regnr, 2003). De mme, de nombreux auteurs ont soulign que l'environnement est en changement permanent (par exemple, Tsoukas & Chia, 2002). Cette instabilit rend inoprante la dissociation classique entre conception et mise en oeuvre de la stratgie, ds lors que les informations qui soutiennent le plan ne sont plus jour au moment de l'excuter. Dans ce contexte dynamique, la formation de la stratgie intervient dans le processus de son excution, au quotidien ; elle implique de nouveaux acteurs qui en taient loigns auparavant.

D'autre part, une approche pratique peut mieux rpondre aux nouveaux besoins des acteurs qui font la stratgie. Ceux-ci ont en eet des attentes que les approches traditionnelles ne satisfont pas tout fait (Johnson et al., 2003). La tendance (dj voque) des travaux orthodoxes privilgier un niveau macro d'analyse, a ni par gnrer un dcalage entre l'aboutissement des recherches acadmiques et les problmes concrets auxquels les managers souhaiteraient rellement entrevoir des solutions. Au niveau microscopique, une attente rcurrente porte par exemple sur le fameux `savoir-tre'. Comparativement, les savoirs et savoir-faire sont relativement abondants. Ds lors, les comptences sociales individuelles peuvent faire une dirence sur la performance des organisations. Ces comptences sont dicilement perceptibles, sauf s'intresser aux micro-activits quotidiennes, comme l'approche pratique de la stratgie se propose de le faire.

Ainsi, le dveloppement d'une approche base d'activits (Johnson et al., 2003) se justie aussi bien par les limites des approches existantes, que par des raisons importantes d'y remdier. Mais l'intrt pour les pratiques quotidiennes et le `faire stratgique', tel que nous l'avons prsent jusqu'ici, pose au moins deux problmes.

1.1. L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implications

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1.1.1.2 Les ambiguts dans les ides-forces

a. Quid de la frontire entre le stratgique et l'oprationnel ?

Une premire

ambigut est relative la nature des pratiques examiner. Dans l'approche pratique, le `faire stratgique' comprend les actions, interactions et ngociations d'acteurs multiples et les pratiques situes sur lesquelles ils s'appuient pour accomplir leurs activits (Jarzabkowski et al., 2007, p.7-8). Si les pratiques quotidiennes, ordinaires, routinires... ont une dimension stratgique , alors le lecteur peut s'interroger : quelle activit n'est pas stratgique ? Cette ambigut gne l'approche empirique le chercheur se perd dans l'observation non hirarchise de l'ordinaire et pose ainsi un problme mthodologique (Hendry & Seidl, 2003, p.176). Jarzabkowski et al. (2007) envisagent deux types de rponse. D'un ct, seraient stratgiques les activits qui impliquent des pratiques propres la stratgie, telles que la planication, l'laboration des budgets, les ateliers stratgiques et les discours associs. D'un autre ct, une activit peut galement tre considre comme stratgique si elle porte consquences sur les rsultats stratgiques performance organisationnelle, orientation stratgique, survie et prennit, avantage concurrentiel , quand bien mme ces consquences n'auraient pas t recherches ou anticipes. Conformment aux auteurs (2007, p.8), nous rejetons la premire option, trop exclusive. A l'inverse, la seconde option prsente l'avantage d'tre inclusive : de nombreux praticiens, dirigeants ou non, peuvent tre impliqus dans des activits portant consquences sur les rsultats stratgiques (par exemple, une ngociation avec un client important, la rsolution d'un conit entre individus jug prjudiciable l'ambiance gnrale de travail, le calcul pertinent d'un cot,...).3

b. Quid des relations entre action et structures ?

Une seconde ambigut rap-

pelle qu' trop bien se distinguer des approches existantes, l'on risque de se fourvoyer dans les travers inverses de ceux que l'on voulait viter. L'accent mis sur le niveau

micro d'analyse tend occulter les interdpendances existant entre les niveaux. L'approche pratique court ainsi le risque, en ngligeant le niveau macro, de dvelopper

3. Cette armation serait paradoxale dans la pense traditionnelle.

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?une vision partielle du `faire stratgique'. Ainsi, Whittington (2006) souligne que les pratiques particulires et les microactivits mises en oeuvre par les acteurs dans leur pratique quotidienne, ne sont pas dconnectes du contexte socital plus vaste dans lequel toute organisation est encastre. Whittington s'inscrit en cela dans le `tournant pratique' pris par les sciences sociales, sous l'impulsion d'auteurs comme Bourdieu, de Certeau, Foucauld, Giddens et Schatzki parmi ceux qui sont les plus gnralement cits (Chia & MacKay, 2007; Whittington, 2006; Allard-Poesi, 2006; Hendry & Seidl, 2003). Ces auteurs ont pour projet commun de dpasser l'antagonisme classique entre l'individualisme mthodologique et le dterminisme social (Whittington, 2006), c'est--dire entre d'un ct l'ide que le systme social est le rsultat de l'action intentionnelle des individus et, d'un autre ct, l'armation que les individus agissent conformment aux pressions socitales qui s'imposent eux. Chia & MacKay (2007) insistent sur cette ncessit de dpasser la dualit classique entre action et structures, entre niveaux micro et macro, pour vritablement direncier la perspective pratique de l'cole du processus. Pour eux, les acteurs et les processus sont subordonns des pratiques, et non l'inverse (Chia & MacKay, 2007, tableau p.229). Les pratiques servent de cadre dans lequel l'intentionnalit des acteurs peut s'exprimer. Par ailleurs, l'action intentionnelle des acteurs peut avoir des consquences non intentionnelles non ngligeables (Giddens, 1984; Merton, 1936), c'est--dire susceptibles de porter consquences sur les rsultats stratgiques. Aprs avoir examin le positionnement de l'approche stratgique dans le champ de la stratgie, nous envisageons prsent les implications de ce positionnement pour la recherche en stratgie.

1.1.2

Les implications de l'approche pratique pour la recherche en stratgie

Le positionnement de l'approche pratique de la stratgie met l'accent sur les pratiques des individus en situation. Mme les acteurs dont ce n'est pas le rle formel

1.1. L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implicationsde faire la stratgie, peuvent jouer un rle stratgique et sont donc reconnus comme des stratges potentiels. Ce positionnement original s'accompagne d'implications pratiques que nous envisageons maintenant.

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1.1.2.1 Adopter le `regard sociologique'Whittington (2007) a pouss plus loin le dveloppement de l'approche pratique. Il soutient que les chercheurs adoptant l'approche pratique devraient se reconnatre dans les caractristiques du regard sociologique4

(Hughes, 1971, d'aprs Whit-

tington (2007)). S'inspirant de Snow (1999), Whittington (2007) dnit cinq caractristiques de cette approche sociologique, qu'il pose comme des standards pour la recherche sur la pratique de la stratgie. Chacune d'entre elles appelle un rapide commentaire, an de les lier notre question de recherche.

a. Explorer les relations.

Ce premier aspect du regard sociologique insiste sur la

ncessit de prendre en considration les lments qui lient les organisations entre elles. Au-del de leurs dirences, elles ont des points communs qui mritent d'tre explors. Il existe ainsi des faons institutionnalises d'organiser les entreprises, si bien que les organisations tendant partager certaines caractristiques : certains individus occupent les mmes postes, telles pratiques et tels outils de gestion sont utiliss par plusieurs organisations, etc. Cet aspect s'avre peu pertinent dans notre recherche, qui se concentre sur l'tude approfondie d'une seule organisation.

b. Tenir compte de l'encastrement.

Adopter le regard sociologique, c'est aussi

reconnatre que l'activit des acteurs est encastre dans un contexte. Pour Whittington (2007), dans une approche pratique de la stratgie, le chercheur ne doit pas se limiter au contexte organisationnel de cette activit. Il doit aussi se montrer attentif au contexte socital, qui peut galement avoir des rpercussions sur la pratique quotidienne dans l'organisation.

4. Sociological eye, dans la littrature anglo-saxonne.

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?Par exemple, le discours du dveloppement durable s'est largement dius dans l'environnement. Cette diusion n'a pas eu pour seule consquence de contraindre de nombreuses organisations repenser leur responsabilit sociale. Elle a galement donn voix au chapitre des acteurs internes et externes l'organisation, dont le point de vue, auparavant, tait marginalis. Cette volution peut donc avoir une rpercussion considrable sur les rapports de pouvoir et sur la stratgie.

c. Dranger les certitudes.

Ou remettre en question les allant-de-soi.

Snow (1999), rfrant notamment aux travaux de Davis (1971), de Berger (1963), de Schneider (1975) et de Brown (1977), soutient qu'un travail sociologique est intressant, non pas tellement s'il rvle une ralit jusqu'ici ignore du public auquel il s'adresse, mais plutt s'il montre ce public qu'une ide tenue pour vraie n'est peut-tre pas si certaine (Snow, 1999, p.14, citant Davis (1971)). Les travaux sur la rationalit limite (March & Simon, 1958) sont une bonne illustration : l'individu ne serait pas un tre tout fait rationnel et optimisateur, mais le plus souvent il n'est pour autant ni fou, ni idiot. L'ide gnrale est de s'intresser aux dtails et tout ce que les approches traditionnelles ont nglig dans l'explication des phnomnes tudis (Whittington, 2007). Il s'agit notamment de remettre en question les ides toutes faites, largement rpandues et admises. Le chercheur est invit faire preuve d'esprit critique, c'est-dire veiller ne pas naturaliser les catgories conceptuelles en se rappelant qu'elles sont socialement construites. Aussi institutionnalises qu'elles soient, elles ne `vont pas de soi' et ne sont pas triviales. Pour s'en convaincre, supposons un doctorant (ou, de faon encore plus neutre, une personne inscrite dans un programme doctoral) ; aussi anodin que cela puisse paratre, le fait de dsigner cette personne par l'une ou l'autre des expressions `tudiant en thse' ou `jeune chercheur', peut tre rvlateur de la nature des relations interpersonnelles dans les lieux o elles sont prononces. Chacune de ces expressions contribue construire l'identit de doctorant (Phillips & Hardy, 1997). Ceci peut bien entendu tre lourd de consquences, ceteris paribus, en matire de mo-

1.1. L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implicationstivation, de prsentation de soi et, en n de compte, de disposition l'eort et de performance. Le choix d'une formulation plutt qu'une autre est stratgique et doit correspondre aux objectifs poursuivis (dveloppement du professionnalisme des doctorants ou autre). Dans l'approche pratique, se tromper de formulation constitue une forme de contre-performance5

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stratgique mal reconnue, alors qu'elle relve

notre avis des ralits quotidiennes. Il faut remarquer, en lien avec notre question de recherche, que cette erreur peut tre commise par n'importe qui, pas uniquement par les managers.

d. S'attaquer aux problmes sociaux.

Le regard sociologique s'intresse aux

problmes sociaux, de faon plus systmatique que toute autre discipline en sciences sociales (Snow, 1999, p.13). Cet auteur arme qu'un des projets de la sociologie est d'amliorer la socit en s'attaquant ces problmes et, donc, en examinant puis en critiquant les structures sociales qui gnrent ces problmes en mme temps qu'elles en rsolvent d'autres (par exemple Crozier & Friedberg, 1977). Ce projet peut se transposer aux sciences de gestion et, plus particulirement, au management stratgique. La stratgie en elle-mme peut tre considre comme problmatique (Knights & Morgan, 1991). La stratgie, en tant que discours institutionnalis, attribue par exemple des privilges certains groupes d'individus (les stratges, gnralement les managers) au dtriment d'autres. De mme, la diusion de pratiques stratgiques dans de nouveaux champs, comme celui du secteur public, peuvent gnrer des transformations surprenantes du fonctionnement des organisations publiques (Oakes et al., 1996, d'aprs Whittington (2007)). Il est alors souhaitable de s'interroger sur la pertinence et les consquences de telles mutations.

De faon gnrale, les pratiques stratgiques ne sont ni naturelles, ni invitables (Knights & Morgan, 1991) ; elles doivent donc tre questionnes lorsqu'elles posent problme. En s'attaquant aux problmes sociaux crs par la pense stratgique, et en s'adressant ceux qui ont le pouvoir d'agir concrtement pour y remdier, les

5. En considrant que cette erreur provoque des eets qui vont l'encontre de la performance.

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?chercheurs en management stratgique peuvent contribuer au changement organisationnel et social. Identier qui fait la stratgie, comme nous tentons de le dcouvrir, permet aux chercheurs de savoir qui s'adresser aux seuls managers ? pour jouer ce rle d'agents de changement.

e. Respecter la continuit.

Whittington (2007) ajoute un dernier standard pour

une approche pratique de la stratgie. Pour lui, les chercheurs adoptant cette approche ont jusqu'ici soulign le caractre changeant de la pratique. Certes, ceci permet de rendre compte de l'innovation et du changement dans les organisations, qui sont des problmatiques actuelles importantes. Mais la stratgie comporte son lot d'invariants et de pratiques persistantes. Dans cette veine, Mignon (2001, 2009) dnit la prennit organisationnelle comme la capacit pour une entreprise d'initier ou de faire face au cours de son histoire des bouleversement externes ou internes tout en prservant l'essentiel de son identit (Mignon, 2009). Ainsi :

L'tude d'entreprises prennes rvle qu'un certain nombre d'invariants (savoirfaire, traditions, gestion nancire prudente, valeurs, dlit du personnel, investissement long terme) jouent le rle de ltre des initiatives stratgiques et permettent de modeler ces dernires dans le sens de la prennit. Le processus de slection interne, conduisant soit l'abandon soit la rtention, d'un certain nombre d'initiatives stratgiques permet l'entreprise de ne pas se fourvoyer dans des voies irralistes et de se maintenir sur le long terme (Mignon, 2009, p.76).Pour Mignon, la stratgie se construit au travers de ltres constitus par la pratique tablie. Les lments de continuit sont donc essentiels la comprhension de la formation de la stratgie, et doivent par consquent tre pris en considration.

La gure 1.2 rcapitule les caractristiques du regard sociologique. Pour Whittington, les chercheurs sont en conformit avec l'inclinaison sociologique de la perspective pratique ds lors qu'ils adhrent certains (au moins) des grands principes du regard sociologique, et qu'ils reconnaissent le potentiel des principes qu'ils peuvent

1.1. L'approche pratique de la stratgie : positionnements et implicationsngliger dans leurs travaux (2007, p.1583). L'auteur reconnat qu'en fonction des questions de recherche poses, ces grands principes peuvent ne pas tre toujours respects simultanment.

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D'aprs Whittington (2007) et Snow (1999).Figure 1.2 Les caractristiques du regard sociologique comme grands principes pour une approche pratique de la stratgie.1.1.2.2 Produire une connaissance du managementLa recherche dans le champ du management stratgique, gagne se rapprocher de l'action (Martinet, 2008, par exemple) et se concentrer sur les pratiques concrtes. Cette armation est d'autant plus vidente dans le cadre de l'approche pratique de la stratgie. Ce rapprochement constitue le prix payer pour produire une connaissance susamment actionnable pour guider les acteurs dans leur pratique. Mais ce rapprochement porte en premier lieu sur les mthodes d'accs au terrain. Les travaux adoptant l'approche pratique abordent les micro-activits de manire plus intime que ceux qui s'inscrivent dans l'cole du processus (Whittington, 2007).

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?D'un point de vue mthodologique, des approches ethnographiques sont prfres (voir par exemple Samra-Fredericks, 2003), par opposition aux tudes de cas base d'entrevues et focalises sur le niveau organisationnel, privilgies par l'cole du processus. Quant la nalit de notre recherche, nous rejoignons Golsorkhi (2006) : la recherche dans le champ du management stratgique doit avant tout produire une connaissance du management, plutt qu'une connaissance pour le management. Cette explicitation de la pratique des acteurs et de leurs ralits quotidiennes sans projection de notre propre rationalit ou d'une idologie quelconque (2006, p.15) n'exclut en aucune faon la production de connaissances actionnables. Au contraire, nous pensons que si les connaissances mergent de la pratique eective des acteurs, ceux-ci parviennent plus facilement s'en apercevoir, rchir eux-mmes sur leur pratique et en tirer habilement un enseignement qui serve leur intrt. Notre objectif prioritaire est de comprendre l'objet tudi, et non de chercher le transformer. L'objectif de produire une connaissance du management reste compatible avec l'analyse critique voulue par le regard sociologique. Il est possible, par exemple, de comprendre les raisons qui poussent un manager adopter un style tyrannique, sans pour autant que cette comprhension ne cautionne ce style. Cependant, la critique ne doit pas consister dfendre une ide prconue, que le travail empirique aurait pour but d'illustrer au mpris des donnes (Snow, 1999, p.13-14). Ainsi, une bonne critique s'interdit de considrer a priori qu'un style de management, aussi peu thique qu'il puisse paratre, soit proscrire toujours et partout. Il s'agit en dnitive d'viter une forme d'ethnocentrisme, ce qui ne signie pas qu'il faille rester sourd sa facult de jugement.

En dnitive, nous avons mis en vidence l'existence d'une approche pratique de la stratgie. Celle-ci se positionne en complment des perspectives traditionnelles, en s'intressant aux pratiques microscopiques des acteurs et en se concentrant sur le niveau individuel d'analyse. Nous avons montr que ces pratiques sont encastres dans un contexte plus vaste. De faon gnrale, la pratique de la stratgie en tant

1.2. L'approche pratique de la stratgie : diversits et points communsqu'objet de recherche, se prte au regard sociologique. D'un point de vue mthodologique, l'approche pratique implique le recours des mthodes d'investigation favorisant l'observation de la pratique des acteurs, en situation. Nous avons mis en vidence que l'approche pratique permet d'largir le cercle des acteurs impliqus dans la formation de la stratgie. Tandis que les approches traditionnelles ont largement tourn leur regard vers les managers et les consultants, la perspective pratique se veut trs inclusive. Une pluralit d'acteurs, internes et externes l'organisation envisage, peuvent inuencer la stratgie par leur pratique. En somme, cette pluralit pose la question de savoir qui fait la stratgie, c'est--dire qui en dcide et de quelle faon ou par quels moyens ? La pratique de la stratgie a t envisage par les chercheurs sous l'angle de plusieurs thories. Cette pluralit est lie en partie l'ambigut de la notion de pratique. Cette ambigut implique de dnir les principaux concepts qui font consensus au sein de l'approche. A ce titre, un modle gnral a merg dans le champ, autour de ces concepts-cls. Dans la section suivante, nous proposons un aperu de cette pluralit thorique et nous exposons ce modle et ses concepts. Dans la logique de notre question de recherche, le concept de

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praticiens retiendra notre attention. Si ce sont

eux les acteurs, quels sont ceux qui font la stratgie et comment s'y prennent-ils ?

1.2

L'approche pratique de la stratgie : diversits et points communs

Nous avons soulign prcdemment que l'approche pratique se concentre sur un objet la pratique de la stratgie , laissant ainsi la possibilit d'apprhender celui-ci sous des angles thoriques multiples. Cette diversit ore toutefois un clairage htrogne sur la notion de pratique, ce qui demande que notre recherche se positionne par rapport cette diversit. C'est pourquoi, dans une premire sous-section, nous proposons un bref aperu des principaux courants thoriques qui envisagent la notion de pratique. Dans une seconde sous-section, nous prsentons un modle du faire

stratgique qui a merg rcemment dans la littrature (Jarzabkowski et al., 2007;

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?Seidl et al., 2006). Ce modle dote l'approche pratique d'une structure unie, btie sur les trois concepts de pratique, de pratiques (au pluriel) et de praticiens.

1.2.1

Une diversit de courants thoriques

Plusieurs courants thoriques orent une place la notion de pratique. Suivant la perspective envisage, cette place peut toutefois varier sensiblement (tableau 1.1). Nous tentons, pour chacun des courants que nous prsentons brivement, de mettre en vidence la place occupe par les acteurs dans cette pratique.

1.2.1.1 Expos de la diversit thoriqueLa pratique occupe tout d'abord une place vidente dans les

thories des rou-

tines. Le terme de routine s'inscrit en eet dans un eort de conceptualisation de lapratique quotidienne dans les organisations. Les routines peuvent se dnir comme des pratiques, des manires de faire, spciques une organisation qui perdurent et orientent le comportement des individus (Johnson et al., 2005). Ainsi, elles ont traditionnellement t perues comme une source d'inertie et de rigidit de l'organisation dans la mesure o elles prescrivent et dterminent l'action des membres de l'organisation. Cependant, Feldman & Pentland (2003) revisitent le concept de routine. Pour eux, bien que les routines aient un aspect prescriptif (ou ostensif ), elles renferment galement la capacit de gnrer le changement, travers leur mise en application dans la pratique (aspect performatif ). Les routines peuvent tre compares une partition musicale : certes, la partition guide la reproduction d'un morceau, mais partir de cette base commune les musiciens font preuve d'un savoir-faire d'improvisation ; ils font de l'encodage crit un arrangement chaque fois unique, fait de variations qui alimentent un processus continu d'volution (Van de Ven & Poole, 1995). Il en va de mme des principes et des rgles en entreprise. Dans l'action, les acteurs peuvent exploiter des zones d'incertitude (Crozier & Friedberg, 1977) dans l'application des principes. C'est le cas lorsque deux rgles entrent en contradiction (par exemple, un arbitrage est parfois ncessaire entre respect du protocole et respect

1.2. L'approche pratique de la stratgie : diversits et points communs

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Tableau 1.1 Transversalit de la notion de pratiqueCourants thoriques et auteurs

Thories des routines

Place occupe par la notion de pratique La ralisation d'une routine dans la pratique fait appel l'improvisation des acteurs. Cet aspect performatif des routines est une source essentielle de pouvoir pour les acteurs non-managers.

Feldman & Pentland (2003)

Apprentissage organisationnelBrown & Duguid (1991) Lave & Wenger (1991) Contu & Willmott (2003) Nooteboom (2006)

Apprentissage situ : les processus de formation et de partage des connaissances font partie intgrante de la pratique quotidienne au travail (learning-in-working ). Les communauts de pratique regroupent les acteurs de cet apprentissage.

Thorie no-institutionnelleMeyer & Rowan (1977) Maguire & Hardy (2009) Canato (2007) Hargrave & Van de Ven (2006)

La recherche de lgitimit pousse les organisations adopter des pratiques similaires (isomorphisme). Le dcouplage permet aux organisations de maintenir des structures formelles qui les rendent lgitimes, tandis que leurs activits s'adaptent des considrations pratiques. Dsinstitutionnalisation : processus par lequel les pratiques auparavant institutionnalises sont abandonnes. Acteurs du changement institutionnel (y compris intra-organisationnel) : insider-driven vs. outsiderdriven change.

Thorie de la structurationJarzabkowski (2008) Giddens (1984) Barley & Tolbert (1997)

Dualit du structurel : le top-management faonne la stratgie travers ses interactions avec les autres acteurs dans l'organisation et les pratiques qu'il met en place ; mais ces actions sont elles-mmes conditionnes par les structures de signication, de lgitimation et de domination hrites du pass.

Thorie du discours organisationnel L'action (re)produit et transforme les institutions parPhillips et al. (2004) Fairclough (2005b) Laine & Vaara (2007) l'intermdiaire de textes qui composent des discours. La stratgie en tant que pratique institutionnalise est donc construite par l'intermdiaire des pratiques discursives. Les acteurs tentent de faire voluer la pratique leur avantage, en partie en ayant recours la production d'un discours. A travers ces discours, les acteurs construisent galement leur identit.

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Chapitre 1. L'approche pratique de la stratgie : qui pilote l'organisation ?des dlais), ou lorsque des circonstances nouvelles rendent un principe caduc. Il n'existe pas toujours une rgle pour traiter les conits de rgles, ou l'absence de rgle applicable, lis ces situations originales : les acteurs doivent faire appel leur capacit de jugement (Kant, 1990). Par consquent, les acteurs ont la possibilit de choisir comment ils vont agir pour rsoudre le problme rencontr, en fonction des circonstances particulires du moment. En somme, l'aspect performatif des routines est une source essentielle de pouvoir pour les acteurs non-managers, qui peuvent ainsi peser sur la pratique de la stratgie (Feldman & Pentland, 2003, rfrant Crozier (1963)).

Le courant de l'

apprentissage organisationnel rend compte des processus de

cration/destruction, rplication/protection et intgration/absorption de connaissances, qui expliqueraient l'existence, les frontires, la structure, le comportement et la performance des organisations (Kaplan et al., 2001; Nonaka, 1994; Aoki, 1990; Cohen & Levinthal, 1990). Issu de ce courant, le concept de communauts-de-pratique s'est largement dius, tant dans la littrature (Brown & Duguid, 1991; Cohendet

et al., 2003; Nooteboom, 2006; Dameron & Josserand, 2007) que dans les entreprisespour lesquelles la constitution dlibre et le pilotage de ces communauts forment un idal, dans un objectif de cration de connaissance et d'innovation. Dans leur thorie de l'apprentissage situ, Lave & Wenger (1991) soutiennent que l'apprentissage se produit dans la pratique quotidienne travers l'interaction. Leur approche met l'accent sur l'importance des connaissances tacites, incorpores (embodied) par leurs dtenteurs du fait de leur exprience vcue, et collectives, encastres (embedded) dans des routines, des reprsentations et des valeurs partages (Spender, 1996a,b). Cependant, la littrature a plutt insist sur la notion de communaut, au dtriment de celle de pratique (Brown & Duguid, 2001; Contu & Willmott, 2003). La tendance consistant reprsenter les communauts de pratique comme un rseau intra-organisationnel (Probst & Borzillo, 2007) harmonieux et consensuel, marginalise la question des relations de pouvoir qui interviennent pourtant dans la formation de ces reprsentations et valeurs partages dominantes (Contu & Willmott, 2003). A nouveau, l'intrt pour la pratique attire l'attention vers les rapports politiques

1.2. L'approche pratique de la stratgie : diversits et points communsentre acteurs. Leur pouvoir est d'autant plus important que les connaissances tacites qu'ils dtiennent sont spciques et diciles transfrer et retenir au sein de l'organisation.

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Le

courant no-institutionnel

a largement mis l'accent sur les forces insti-

tutionnelles qui incitent les organisations adopter des pratiques similaires. L'objectif des organisations serait moins celui d'tre comptitives que celui d'apparatre lgitimes, d'o leur tendance s'imiter plutt qu' se direncier (DiMaggio & Powell, 1983). Mais ces pressions isomorphiques laissent peu de place la possibilit d'un choix stratgique (Child, 1972), ce qui se heurte l'esprit entrepreneurial des managers-visionnaires et l'ide volontariste de main visible (Chandler, 1989) chre au champ du management stratgique. Meyer & Rowan (1977) introduisent alors le concept de dcouplage, qui permet d'articuler la qute de lgitimit et celle d'efcience. Pour ces auteurs, les organisations s'imitent dans l'adoption de structures formelles qui rpondent aux exigences institutionnelles, mais elles se direncient dans leur pratique eective qui s'ajuste des considrations pratiques (1977, p.357). Ainsi, ce courant tablit une distinction entre une rcurrence des pratiques stratgiques et une singularit de la pratique stratgique dans son contexte (Allard-Poesi, 2006).

Il faut noter, par ailleurs, que la littrature no-institutionnelle s'est plus largement concentre sur le niveau socital d'analyse, celui des champs organisationnels. Nanmoins, une lecture institutionnaliste est galement envisageable au niveau intraorganisationnel (Canato, 2007). Ainsi, des pratiques peuvent s'institutionnaliser (ou l'inverse, se dsinstitutionnaliser) dans une organisation (ou dans un champ), sous l'inuence d'acteurs internes ou externes l'organisation (ou au champ). Cette vision est intressante, dans la mesure o elle admet qu'une grande diversit d'acteurs puissent inuencer la stratgie des organisations. Maguire & Hardy (2009) soulignent que la comprhension de la dsinstitutionnalisation des pratiques requiert d'examiner non seulement le rle des acteurs internes (insider-driven deinstitutionalization ), mais galement celui des acteurs externes (outsider-driven ) qui peuvent insuer un changement p