Jost_Des Vertus Heuristiques de l'Intermedialite

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    intermdial its no 6 automne 2005

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    Des vertus heuristiques

    de lintermdialit

    FR ANOIS JOST

    Q uel point de vue adopter pour faire la gnalogie dun concept ? Celui delarchologue, qui fouille dans un pass quil na pas vcu et dont, partirde quelques traces parses, il reconstitue tant bien que mal la construction ?Celui de lhistorien qui se plonge dans les archives et transforme la successionen causalit ? Voil le genre de questions que pose le concept dintermdialit.Mais comment feindrais-je ces regards surplombants de larchologue ou de lhis-torien, moi qui, peu ou prou, ai t un acteur de cette intrusion progressive de

    lintermdialit dans la recherche ? Et si, pour une fois, je faisais le choix, qui envaut bien dautres, de ce que Le Goff a appel lego-histoire1 ? Non pas de lauto-biographie, qui se pencherait avec complaisance sur les dtours vcus qui montamen entreprendre telle ou telle recherche, mais bien de cette tentative demise distance dun parcours thorique dans lequel la posture intermdiaire atoujours t privilgie (deux de mes livres recourent la conjonction entre2 etdautres proposent des mots-valises destins qualifier un type dintermdialit :picto-roman, picto-film ou film-opra).

    1. Voir Pierre Nora (dir.), Essais dego-histoire, Paris, ditions Gallimard, coll. Bibliothque des histoires , 1987, dans lequel Pierre Nora a demand des historiensfranais connus de retracer leur propre cheminement professionnel et de lexpliquer enrapport avec lhistoire de la socit dans laquelle ils vivaient.

    2. Franois Jost, Le film-opra , Critique, n 336, mai 1975, p. 544-551, reprisdans Obliques, nos 16-17, 1978, p. 239-246 ; Le picto-roman , Revue desthtique,n 4,1976, p. 58-73 ; Le picto-film , dans Raymond Bellour (dir.), Cinma et peinture, Paris,

    Presses universitaires de France, coll. critures et arts contemporains , 1990, p. 109 -122 ; Lil-camra. Entre film et roman, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987, 1989(2e d.) ; La tlvision du quotidien. Entre ralit et fiction, Bruxelles, De Boeck-INA, 2001,2004 (2e d.).

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    des vertus heuristiques de lintermdialit

    Puisque ce retour fait partie de la dmarche pistmologique que jappellede mes vux depuis 10 ans, je le ferai avec une seule question en tte : quels

    modles de lintermdialit sont supposs par les recherches compares sur lesdocuments audiovisuels et quel rle heuristique jouent ces concepts dans lesthories qui les mobilisent ?

    LES PREUVES DARTISTES

    Lintermdialit inaugure-t-elle un nouveau paradigme thorique ou est-elledabord une idologie dartiste ? Plutt que de disserter sur ce beau sujet dexa-men, dans la perspective historique qui est la mienne, je partirai de la faon dontcette question se pose moi la fin des annes 1960, au moment o jentre enthorie. Dun ct, il y a des uvres, vers lesquelles se tournent les regards deceux qui revendiquent la modernit ; de lautre, de jeunes thoriciens, souventles mmes que les prcdents, affirmant la ncessit dune nouvelle critique.Pour moi, qui, soit dit en passant, suis plus jeune que ces jeunes, qui ont pournom Genette, Todorov, Barthes, etc., trois uvres prouvent que la modernitest lie la revendication de lintermdialit et provoquent chez moi lenviedcrire : Ulysses (1922), de James Joyce, dont le chapitre XI, dit Les sirnes , est

    construit sur le modle dunefuga per canonem ;Aleksandr Nevsky (1938), danslequel Sergei Eisenstein prtend tablir une correspondance entre la monte deligne mlodique et la ligne ascendante des casques dans limage, au cours de lafameuse bataille sur glace. Et, enfin, Le jeu avec le feu (1974), dAlain Robbe-Grillet, qui, selon moi, structure son rcit en fonction dune ncessit musicaleet non dune logique digtique.

    Ces trois tentatives de marier la musique, par essence non narrative, avec lesarts du rcit se heurtent videmment bien des difficults :

    lentreprise dEisenstein requiert de faire sienne lhypothse cratylique et depostuler la possibilit dune synesthsie. Peut-on admettre, comme il le fait,que, selon une sorte de correspondance baudelairienne, la perception duneligne mlodique quivaille la perception dune ligne graphique3 ?

    la difficult du parti pris esthtique de Joyce est autre : si le texte est conusur le modle dun thme musical qui est imit et poursuivi, comment dter-miner ce thme, qui est la base de la structure de la fugue, et quentendre

    3. Voir Sergei Eisenstein, Le fond, la forme et la pratique [1940], dans Le film:sa forme, son sens, trad. Armand Panigel, Paris, Christian Bourgois diteur, 1976 [1949],p. 317-343.

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    par son imitation sil sagit de mots, et non plus de textes ? En tout tat decause, quoi quil en soit des units pertinentes construites par le lecteur et

    quoi quil en soit des possibilits de faire fonctionner ce modle, la recher-che de ces units mobilisera chez le lecteur des mcanismes cognitifs biendiffrents de lapprhension perceptive mobilise par le mlomane.

    lhypothse du film-opra se heurte un nouvel obstacle : celui de la repr-sentation. Si, comme dans le texte littraire, la recherche des units a lacomplexit que je viens dvoquer, elle se complexifie encore du fait quilfaut aller chercher sous le montr, en quelque sorte, et sous le narratif, unmotif dont les variations feront une structure non narrative et non reprsen-tative (par exemple, dans le Jeu avec le feu, le dessin form par ces donnesvisuelles et sonores de la structure narrative [chienne-fouet-train] tisse unmotifentre deux personnages4 ). Quand nous parlions desthtique, le mot impasse revenait souvent dans la bouche de Robbe-Grillet pour qualifierla voie la plus personnelle emprunte par un artiste. Et cest ce mot qui mevient lesprit aujourdhui pour caractriser ces trois essais dintermdialitqui se moquent bien des diktats de la thorie. En mme temps quils seheurtent au problme de la preuve, ils le nient. Ils visent moins la justesse

    qu la mise en crise des codes de la reprsentation ou du rcit courammentadmis par un art. Ils donnent donc limage dune intermdialit militante,dont la preuve est seulement pragmatique : elle permet defaire. Le paradoxede cette intermdialit militante, cest que, en mme temps quelle va puiserson inspiration en dehors du champ smiotique propre, elle saffirme commeune recherche de la spcificit, puisquil sagit, au fond, dprouver les limi-tes de chaque art, de chaque pratique, lune par lautre.

    LPREUVE DE S LIMITES

    A. Linter mdial it comme tache aveu gl e

    Les thories littraires et cinmatographiques des annes 1960, encore trsvivaces dans les annes 1970, sont fort mal prpares penser ces impas-ses dartistes, dans la mesure o leur cadre les cantonne limmanence dutexte. On peut senfoncer dans le texte jusquau granulaire, comme le fait lathorie des gnrateurs de Jean Ricardou, qui dcompose quelques motsen anagrammes et autres paragrammes, mais sans linclure dans un ensemble

    4. Franois Jost, Le film-opra , p. 558.

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    plus vaste5. Do le rejet dune extension homognisante, comme la figure delauteur, et lvitement de toute extension htrogne.

    En outre, ces mmes thories pensent plutt le classicisme (la smiologiemetzienne du cinma) ou des configurations possibles du rcit (la narratologiede Grard Genette), deux corpus, si lon peut dire, qui ne ncessitent nullementde faire entrer en ligne de compte lintermdialit. La smiologie du cinma, parexemple, se caractrise par deux traits :

    son caractre centripte, qui la pousse liminer tout ce qui est commun plusieurs mdias. Ainsi Metz englobe-t-il dabord toutes les images, pourles diffrencier ensuite, un peu comme on spare le blanc du jaune duf,par exclusions successives, en fonction du pouvoir plus ou moins englobantdes codes manifestations multiples mais non universelles : iconicit, miseen squence (cinma, dessins anims, bande dessine, fresque, tlvision,photo-roman), duplication mcanique et images en mouvement (cinma,tlvision, dessins anims), le critre de la duplication mcanique sparant,en dernire instance, le dessin anim du cinma et de la tlvision.

    cette rduction du mdium ou du langage , comme dit Metz, la spci-

    ficit codique, qui a comme consquence logique lviction de la questionde lintermdialit, entendue cette fois comme relation entre mdias : si toutse rduit a un assemblage de codes, peu importent les diffrences de mdia-tisation. Ainsi, affirme-t-il, le cinma et la tlvision, au fond, ne sont riendautres que des langages voisins, mais qui poussent le voisinage beaucoupplus loin que ne le font dordinaire les langages entre eux []. Aussi peut-onles traiter tous deux comme sils formaient un langage unique 6.

    B. Lintermdialit non questionne

    Cest en rponse cette situation et parce quil mimporte de penser lesimpasses dartistes que lintermdialit, dabord conue comme relation entremdiums (cest le mot que jemploie lpoque, plutt que langage ), va mepermettre dprouver les limites des thories alors constitues. Tache aveugle deces thories, lintermdialit est, dun point de vue idologique, une questionnon questionne , comme lattestent deux exemples-cls pour moi :

    5. Selon ces thories, il suffisait de quelques vocables pour inventer la matire dunroman. Cette activit de production visait bannir toute illusion rfrentielle .

    6. Christian Metz, Langage et cinma, Paris, ditions Larousse, coll. Langue etlangage , 1971, p. 179-180.

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    la focalisation selon Genette : aprs avoir affirm dans Figures III que lafocalisation interne suppose en toute rigueur que le personnage focal ne

    soit jamais dcrit, ni mme dsign de lextrieur7 , Genette en trouve lemeilleur exemple dans Rashmon (1950), le film dAkira Kurosawa qui,malgr son parti pris de restriction cognitive, montre les personnages foyersde rcit8 ;

    la mtaphore rcurrente chez les littraires de lil-camra pour dsignerune description neutre et objective.

    Si lun de mes livres doit son titre cette dernire expression, ce nest pas

    pour entriner lusage de la mtaphore. Bien au contraire, cest pour en prouverla validit en la restituant son contexte dorigine, le cinma. De cette expri-mentation, je conclus que le point de vue perceptif et le point de vue cognitif nemarchent pas de concert dans un mdia comme le cinma qui utilise pourtant lepoint de vue comme un trait constitutif de langage. Et je montre, dans un secondtemps, que cette distinction conceptuelle simpose aussi pour le roman, ce dontGenette prendra acte dans sa narratologie rvise9. Mais, au-del de ces rsultats,ce que je voudrais mettre ici en exergue, cest la vertu heuristique de lintermdia-

    lit qui guide ce mouvement de balancier entre film et roman. Lintermdialitperd ici sa dimension militante de mise lpreuve des potentialits expressivesdu matriau, pour servir le travail conceptuel, tel que le dfinit Georges Canguil-hem dans une dfinition qui reste pour moi une maxime indpassable :

    Travailler un concept, cest en faire varier lextension et la comprhension, le gn-raliser par lincorporation de traits dexception, lexporter en dehors de sa rgiondorigine, le prendre comme modle ou, inversement, lui chercher un modle, breflui confrer progressivement, par des transformations rgles, la fonction duneforme10.

    Cette logique de laller-retour consiste comparer le fonctionnement dunconcept dans un mdia pour, ensuite, tester les rsultats acquis dans un autre.Curieusement, lintermdialit na pas tout fait le mme rle selon quil sagit,

    7. Grard Genette, Figures III, Paris, ditions du Seuil, coll. Potique , 1972, p. 209.8. Grard Genette, Figures III, p. 207.9. Grard Genette, Nouveau discours du rcit, Paris, ditions du Seuil, coll.

    Potique , 1983.

    10. Cette citation figurait en exergue des Cahiers pour lanalyse, dits par leCercle dpistmologie de lcole normale suprieure la fin des annes 1960. Elle setrouve lorigine dans Georges Canguilhem, Dialectique et philosophie du non chezBachelard , Revue internationale de philosophie, vol. XVII, n 66, 1963, p. 452.

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    en loccurrence, de le rimporter dans sa rgion dorigine ou de lexporter. Pasle mme rle non plus, selon quon le dfinit en extension en comprhension ou

    quon le prend comme modle , comme latteste mon exprimentation sur lepoint de vue.

    Ramener le concept sur le terrain du cinma, cest dabord lutter contre lobs-tacle pistmologique que reprsente, selon Gaston Bachelard, une mtaphoreinadquate. Cest aussi forger un outil plus proche de la ralit quil pense etoprer une mise au point ncessaire. Tout cela ne me semble gure contestable.Les retombes du retour vers le mdia qui a vu natre la mtaphore sont, enrevanche, beaucoup plus imprvisibles. quoi peut servir la distinction point de

    vue cognitif-point de vue perceptif, sagissant dun mdia qui nest pas, comme leroman, intrinsquement li lil, au regard et loreille ?

    En fait, il savre, y regarder de plus prs, que la distinction conceptuelleexiste aussi dans le roman, existence que lanalyse littraire, cantonne soncorpus duvres crites, na pu percevoir. Lexemple le plus frappant est encorecelui de la focalisation. Aprs avoir affirm dans Figures III, que les questions Quiparle ? et Qui voit ? sont absolument diffrentes, Genette finit par reconnatre,dans Nouveau discours du rcit, que la focalisation est contrainte par la situation

    narrative :[...] le narrateur homodigtique est tenu de justifier (comment le sais-tu ?) lesinformations quil donne sur les scnes do il est absent comme personnage, surles penses dautrui, etc., et toute information cette charge fait paralepse []. Onpourrait donc dire que le rcit homodigtique subit en consquence une restrictionmodale a priori, et qui ne peut tre vite que par effraction ou contorsion percep-

    tuelle. Pour dsigner cette contrainte, faudrait-il parler de pr-focalisation11 ?

    Pour Jaap Lintvelt, de mme, la narration homodigtique exclut le type

    neutre12. En somme, le point de vue serait dtermin par la voix narrative, cequi rendrait, en fin de compte, inutile la distinction voix-mode. Sans entrer dansles dtails de mon argumentation, publi dans Texte et mdialit13, joppose Genette, grce au dtour par le cinma, dabord, que cette dissociation de lafocalisation (point de vue cognitif) et de locularisation (le point de vue oculaire)

    11. Grard Genette, Nouveau discours du rcit, p. 53.12. Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le point de vue: thorie et analyse,

    Paris, ditions Jos Corti, 1981, p. 79.13. Franois Jost, Propositions pour une narratologie compare , dans Jrgen E.

    Mller (dir.), Texte et mdialit, Mannheim, Lehrstuhl Romanistik I, Universitt Mann-heim, coll. Mannheimer Analytika , 1987, p. 251-265.

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    est la situation narrative la plus frquente dans les films, quand un personnageraconte son histoire enflash-back, mais, surtout, les analyses de squences fil-

    miques me fournissent la preuve que le Je Narrant, la voix narratrice, nen saitpas forcment autant que le Je Narr. Je prends lexemple des Trois couronnesdu matelot (1983), de Raoul Ruiz, dans lequel un personnage reoit un coup depoing en ocularisation interne primaire et se retrouve en prison tandis quonlentend commenter : Je ne sais comment je me trouvais ml la bagarre duct des frres. Aprs, on ma racont quil y avait des morts et quon risquait unelourde peine.

    Plus genettien que Genette, je peux alors facilement mettre en vidence

    que lauteur de Figures III a perdu de vue la distinction voix-mode quil avaitintroduite, pour navoir pas imagin que cette dissociation du sujet, qui semblaitintuitivement rare, tait en fait trs courante au cinma. Ce qui, ipso facto, luia fait ngliger loprativit de cette distinction dans le domaine littraire, donttmoigne la Vie dHenry Brulard (1835), dans laquelle Stendhal revoit trs bienson pass au point de dessiner le lieu o il se trouvait (ocularisation interne pri-maire : je me vois et je vois Sraphie au point S ), tout en ne sachant plus trsbien dans quelle disposition motive il se trouvait (focalisation externe : il me

    semble que je pleurais de rage14

    ).Jinsiste sur le fait que, pour avoir une valeur heuristique, lintermdialitdoit tre un aller-retour et non un aller sans retour. Jen veux comme contre-exemple la faon dont Jean-Marie Schffer traite des diffrents mdias. Dans unsouci de cerner leur spcificit, il part dune dfinition restrictive de la narrationet du rcit, qui les fait ressortir au seul domaine de lcrit et de la lecture et qui,du mme coup, dnie au film le statut de rcit : Ds lors [quune squence] est

    filme, elle se donne voir et entendre comme une reprsentation perceptivement

    accessible dune squence dactions ; ds lors quelle est raconte (au sens techniquedu terme), elle se donne lire comme nonce par un narrateur15. En raison de cette ptition de principe, exit la question de lnonciation. Le

    spectateur ne voit pas le film comme quelque chose que quelquun lui montre-rait, mais comme un flux perceptif qui est le sien propre16. Cette mise la porte

    14. Henri Beyle de Stendhal, Vie dHenry Brulard [1835], dans uvres intimes,Henri Martineau (d.), Paris, ditions Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade ,

    1955, p. 137.15. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, ditions du Seuil, coll. Po-

    tique , 1999, p. 304.16. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, p. 301.

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    du film du domaine de la narratologie ne se proccupe gure, en loccurrence,du fait que les spectateurs se racontent les films les uns aux autres, ce qui prouve

    la traductibilit de ce flux perceptif, et quils vont dabord au cinma pour sefaire raconter des histoires. Mais cette conception, surtout, reste trs attache une esthtique quen loccurrence Jean-Marie Schaeffer doit chrir, celle de latransparence, qui annule toute opration discursive au bnfice du flux perceptifdu spectateur.

    La diversit des mdias peut donc tre pense sur deux modes : lun, qui estcelui de Schffer, que jappellerai sgrgationniste, qui sefforce de montrer quechaque mdia a une spcificit telle quil impose des concepts inexportables, et

    lautre, celle que jai mise en uvre sous le nom de narratologie compare, quejappellerai heuristique, puisquelle consiste faire varier en extension et en com-prhension des concepts peu ou prou universels17.

    MISE LPREUVE DE LATH OR IE PA R LINTERMDIALIT

    On pourrait videmment adresser la conception de lintermdialit que je viensde dvelopper le reproche que Pguy faisait Kant : non pas davoir les mainspures, mais de ne pas avoir de mains du tout. En effet, si laller-retour entre

    mdiums a dindniables qualits pour travailler les concepts, les rsultats res-tent fragiles tant quils nont pas t confronts lpreuve de la mise en contextemdiatique. Jai souvent eu loccasion de dire dans des colloques sur le cinma etles autres arts que, parfois, certaines communications auraient aussi bien trouvleur place dans un colloque sur le cinma et les mdias. Ce nest pas que je soispersonnellement dtenteur dune vrit rvle me permettant de faire le dpartexact des activits quil convient de classer du ct de lart ou du ct des mdias.Si une telle exigence me parat possible (et ncessaire), cest au contraire que

    beaucoup de ces pratiques culturelles peuvent aussi bien ressortir lart quauxmdias et que le seul critre pertinent, en loccurrence, est le regard quon leurporte. En dautres termes, aucune de ces pratiques nest intrinsquement artisti-que ou mdiatique, tout dpend de lapproche de lanalyste. Du mme coup, jecrois assez peu une approche neutre, qui ne choisirait pas son angle.

    Prenons lune de ces formules lemporte-pice dont Godard a le secret : Lumire, dernier peintre impressionniste . Son succs relatif, dont tmoigne

    17. Andr Gaudreault appartient de ce point de vue la mme dmarche. Voir,entre autres, Andr Gaudreault, Du littraire au filmique: systme du rcit, Paris, Qubec,Mridiens Klincksieck, Presses de lUniversit Laval, 1988 et Andr Gaudreault, FranoisJost, Le rcit cinmatographique, Paris, ditions Nathan, 1990.

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    en tout cas la faon dont Jacques Aumont la prend au srieux dans Lil inter-minable18, repose dabord, bien sr, sur la cration dune relation intermdiale

    insouponne : le cinma en tant quart mcanique nest-il pas loppos de lapeinture, art libral sil en est, en cette fin du xixe sicle ?

    Certes, il est lgitime de trouver ces pratiques maintes ressemblances :la distance, le cadrage ou le cadre, etc. Ces rapprochements, en loccurrence,sous des couverts modernistes, ne font que prolonger la rflexion de Metz surles codes manifestations multiples, mais non universelles, en sintressant auxintersections de deux arts. Mais ce quon peut reprocher ce type danalyse, cestquelle vite la question centrale du statut de ce que, faute de mieux, jai, jusqu

    prsent, nomm pratique culturelle . Or, de ce point de vue, la comparaisonentre cinma des dbuts et peinture impose des rflexions beaucoup plus nuan-ces. En tant quart, le cinma naissant qui ne revendique dailleurs pas cettetiquette emprunte beaucoup plus la peinture datelier qu la peinture deson poque : le film est fabriqu dans latelier de pose et, comme la fresque duMoyen ge, il sollicite toute une quipe o certains sont spcialistes des costu-mes, dautres de dcors, dautres, enfin, de la direction dacteurs. La consultationdes catalogues et des journaux professionnels du dbut du xxe sicle nous apprend

    que celui qui fait le film, le ralisateur, na aucune existence propre ; le cinmaest un art mcanique, un art de la main fait par des tourneurs de manivelle, donton vend les produits au mtre, comme jadis les fresques ou les peintures datelier.En bref, le cinma ne colle nullement lide de lart de son poque.

    Regardons, prsent, le mme objet le cinma des dbuts avec dautreslunettes, des lunettes mdiatiques. Contrairement au peintre du dimanche, dontpersonne ne contestera quil vise faire de lart, quelles que soient les qualits desa production, Lumire navait nullement une telle vise en tte en tournant ses

    premires vues et la question de lauteur na t souleve par les diteurs et les cranistes qu partir du moment o ils se sont pos des problmes de rpar-tition des droits, cest--dire quand, prcisment, le film a cess dtre vendu aumtre pour tre lou. Ds lors, la question de lart a surgi non pas comme unsimple dbat philosophique, mais comme la pierre angulaire de la lgitimationdu cinma par lui-mme. Vu sous cet angle, le cinma apparat comme biendiffrent des autres arts, puisque cest sans doute le premier (le seul) dont lar-tisticit ait t plaide grce la communication mdiatique. Non seulement lestatut dart a t argument par les affiches, les catalogues, par lexcellence des

    18. Voir Jacques Aumont, Lumire, le dernier peintre impressionniste , dansLil interminable: cinma et peinture, Paris, Librairie Sguier, 1989, p. 13-36.

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    uvres adaptes bien plus que par celles de celui quon appellera le cinaste,mais, en outre, les zlateurs de cette nouvelle activit de duplication ont compris

    trs vite que le sort artistique du cinma dpendait trs largement des institutionscommuniquant le film au public : cinmathques, critiques et salles. En bref,lart cinmatographique sest construit sur la capacit du cinma devenir unmdia de masse ( la diffrence du kintoscope dEdison) et, en cela, je croisquil diffre de la plupart des arts qui lont prcd. Attentifs aux figures ou laplasticit, les purs esthtes du cinma commettent aujourdhui la mme erreur propos du cinma contemporain en rduisant luvre sa manifestation la plusimprobable, le visionnement sur magntoscope pour personne seule, ngligeant

    lextension visuelle qua fait subir luvre le DVD, avec sa cohorte de bonus, demaking ofet de pritextes en tout genre, destins mieux mdiatiser luvre.

    Second exemple de cette ncessit daborder les faits culturels en les consi-drant sous langle mdiatique Big Brother. Quest-ce qui fait que cette mission,qui se donne pour but explicite dobserver des gens jour et nuit, devient un succsmondial, alors que, quelques dcennies auparavant, ce nom tait seulement syno-nyme de totalitarisme, comme lattesteAlphaville (Jean-Luc Godard, 1965) ? Jene prtends pas rpondre en quelques lignes cette question complexe, laquelle

    jai rcemment consacr un livre19

    , mais je voudrais seulement souligner ici quelexplication de ce succs ne se trouve ni dans une rvolution subite des menta-lits ni dans lhistoire de la tlvision, mais dans lobservation de nombreux ph-nomnes attests par lvolution des mdias de diffusion comme le tlphone,lordinateur ou les camras de surveillance.

    De mme que le minitel rose , qui a fleuri en France dans les annes 1980,institutionnalisait des conversations fortuites dues au mauvais tat du rseau tl-phonique de laprs-guerre, ce quon appelait le rseau , le dispositif tlvisuel

    de Big Brothera rcupr les tentatives individuelles et isoles de quelques jeunesfemmes, comme la dnomme Jenni, qui braquaient au dbut des annes 1990une webcam sur leur chambre coucher. Si lon ajoute cela le dveloppementconsidrable des camras de surveillance dans les lieux publics et largumenta-tion scuritaire qui a accompagn leur extension, on comprend que lespionnagequotidien de la vie dautrui a pu finalement apparatre certains comme uneactivit normale.

    Dans les deux exemples que je viens de prendre, passer dun mdia lautrepour comprendre un phnomne na plus la mme finalit que prcdemment : il

    19. Franois Jost, Lempire du loft, Paris, La Dispute diteurs, coll. Des mots surles images , 2002.

  • 7/27/2019 Jost_Des Vertus Heuristiques de l'Intermedialite

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    des vertus heuristiques de lintermdialit

    sagit moins daffiner des concepts ou de varier les angles dattaque que de dcelerdes symptmes dun fait culturel qui prend soudain une ampleur insouponne.

    Encore faut-il, pour que le concept dintermdialit prenne pleinement son sens,que ce fait culturel soit dordre mdiatique et que mdia ne soit pas un motponge qui absorbe et contienne indiffremment les questions dart, dadaptationou de matire de lexpression (cf. Lumire et limpressionnisme). Conue danscette perspective, lpreuve de lintermdialit est une tape oblige de lhistoireculturelle, comme le montre le cas de Big Brother. Le passage dun mdia lautre devient une dmarche heuristique ncessaire la construction dune rela-tion intelligible entre des causes et des effets.

    De lintermdialit militante la dmarche raisonne de lhistorien, en pas-sant par la mise lpreuve des concepts par le thoricien, lintermdialit a demultiples usages. Si cet article vise en esquisser la gnalogie, il ne faudrait pasconclure pour autant que chaque tape rend caduque la prcdente : elle len-globe. Aussi ne me parat-il pas exagrer de demander au chercheur daujourdhuide sinterroger, chacune de ses analyses dun document, sur la pertinence de cequil avance en le soumettant au crible de cette triple intermdialit.