Jonathan Crary 24/7

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  • Jonathan Crary (2014, 15 en Espaa) 24/7 Le capitalisme lassaut du sommeil

    REMERCIEMENTS

    Je suis particulirement reconnaissant Sebastian Budgen pour son soutien dans ce projet et pour ses suggestions prcieuses.

    Jai eu la chance de pouvoir prsenter certaines parties de ce travail sous forme de confrences. Je voudrais remercier Jorge Ribalta, Carles Guerra et le muse dArt contemporain de Barcelone de mavoir fourni la premire occasion de prsenter une partie du contenu de ce livre. Ma reconnaissance va galement Ron Clark et aux participants au programme dtude indpendant du Whitney Museum pour leurs ractions stimulantes lors des sances de mon sminaire. Dautres gnreuses invitations venir prsenter mon travail ont man de Hal Foster, Stefan Andriopoulos, Brian Larkin, Lorenz Engell, Bernhard Siegert, Anne Bonney, David Levi Strauss, Serge Guilbaut et des tudiants des Beaux-Arts de luniversit de British Columbia.

    Merci aussi pour laide que mont apporte de mille manires Stephanie ORourke, Siddhartha Lokanandi, Alice Attie, Kent Jones, Molly Nesbit, Harold Veeser, Chia-Ling Lee, Jesper Olsson, Cecilia Grnberg, et feu Lewis Cole. Je suis redevable mes fils, Chris et Owen, pour tout ce quils mont appris. Ce livre est ddi mon pouse Suzanne.

    Ou alors nous faisons du jour un pouvantail, Et de notre monde commun un fouillis sans fin.

  • W. H. Auden

    CHAPITRE 1

    Quiconque a vcu sur la cte ouest, en Amrique du Nord, le sait sans doute : des centaines despces doiseaux migrateurs senvolent tous les ans la mme saison pour parcourir, du nord au sud et du sud au nord, des distances damplitude variable le long de ce plateau continental. Lune de ces espces est le bruant gorge blanche. Lautomne, le trajet de ces oiseaux les mne de lAlaska jusquau Nord du Mexique, do ils reviennent chaque printemps. la diffrence de la plupart de ses congnres, cette varit de bruant possde la capacit trs inhabituelle de pouvoir rester veille jusqu sept jours daffile en priode de migration. Ce comportement saisonnier leur permet de voler ou de naviguer de nuit et de se mettre en qute de nourriture la journe sans prendre de repos. Ces cinq dernires annes, aux tats-Unis, le dpartement de la Dfense a allou dimportantes sommes ltude de ces cratures. Des chercheurs de diffrentes universits, en particulier Madison, dans le Wisconsin, ont bnfici de financements publics consquents afin dtudier lactivit crbrale de ces volatiles lors de leurs longues priodes de privation de sommeil, dans lide dobtenir des connaissances transfrables aux tres humains. On voudrait des gens capables de se passer de sommeil et de rester productifs et efficaces. Le but, en bref, est de crer un soldat qui ne dorme pas. Ltude du bruant gorge blanche nest quune toute petite partie dun projet plus vaste visant sassurer la matrise, au moins partielle, du sommeil humain. linitiative de lAgence pour les projets de recherche avance de dfense du Pentagone (DARPA), des scientifiques mnent aujourdhui, dans

  • plusieurs laboratoires, des tudes exprimentales sur les techniques de linsomnie, dont des essais sur des substances neurochimiques, la thrapie gnique et la stimulation magntique transcrnienne. Lobjectif court terme est dlaborer des mthodes permettant un combattant de rester oprationnel sans dormir sur une priode de sept jours minimum, avec lide, plus long terme, de pouvoir doubler ce laps de temps tout en conservant des niveaux levs de performances physiques et mentales. Jusquici, les moyens dont on disposait pour produire des tats dinsomnie se sont toujours accompagns de dficits cognitifs et psychiques indsirables (un niveau de vigilance rduit, par exemple). Ce fut le cas avec lutilisation gnralise des amphtamines dans la plupart des guerres du XXe sicle, et, plus rcemment, avec des mdicaments tels que le Provigil. Sauf quil ne sagit plus ici, pour la recherche scientifique, de dcouvrir des faons de stimuler lveil, mais plutt de rduire le besoin corporel de sommeil.

    Depuis plus de deux dcennies, la logique stratgique de la planification militaire amricaine tend liminer la part dvolue aux individus vivants dans la chane de commandement, du contrle et de lexcution. Des milliards ont t dpenss afin de dvelopper des systmes de ciblage et dassassinat robotiques ou tlcommands, avec les rsultats consternants que lon sait au Pakistan, en Afghanistan et ailleurs. Malgr les prtentions extravagantes qui fondent ces nouveaux paradigmes stratgiques et malgr linsistance que mettent les analystes militaires dprcier lagent humain comme tant le maillon faible de ces systmes oprationnels de pointe, le besoin, pour ces mmes militaires, de disposer de grandes armes humaines nest pas prs de se

  • tarir dans un futur proche. La recherche sur linsomnie apparat comme un lment parmi dautres pour obtenir des soldats dont les capacits physiques se rapprocheraient davantage des fonctionnalits dappareils et de rseaux non humains. lheure actuelle, le complexe militaro-scientifique investit massivement dans le dveloppement de formes de cognition augmente censes amliorer tout un ensemble dinteractions homme-machine. Dans le mme temps, les militaires financent galement dautres secteurs de la recherche sur le cerveau, y compris le dveloppement de drogues antipeur . Dans les cas o il ne sera pas possible dutiliser des drones arms de missiles, on aura besoin descadrons de la mort, de commandos sans peur et sans sommeil pour des missions dure indtermine. Cest dans cette perspective que lon a cherch tudier les bruants gorge blanche, en les coupant des rythmes saisonniers qui sont les leurs dans lenvironnement de la cte pacifique : terme, il sagit dimposer au corps humain un mode de fonctionnement machinique, aussi bien en termes de dure que defficacit. Comme lhistoire la montr, des innovations nes dans la guerre tendent ncessairement ensuite tre transposes une sphre sociale plus large : le soldat sans sommeil apparat ainsi comme le prcurseur du travailleur ou du consommateur sans sommeil. Les produits sans sommeil , promus agressivement par les firmes pharmaceutiques, commenceraient par tre prsents comme une simple option de mode de vie, avant de devenir, in fine, pour beaucoup, une ncessit. Des marchs actifs 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, des infrastructures globales permettant de travailler et de consommer en continu cela ne date pas dhier ; mais cest prsent le sujet humain lui-mme quil sagit de

  • faire concider de faon beaucoup plus intensive avec de tels impratifs.

    la fin des annes 1990, un consortium russo-europen annona son intention de construire et de lancer des satellites capables de capter la lumire du soleil pour la rediriger vers la terre. On prvoyait de mettre en orbite une chane de satellites, synchroniss avec le soleil une altitude de 1 700 kilomtres, chacun quip de rflecteurs paraboliques dpliables, aussi fins que du papier. Une fois pleinement dploy, chaque satellite-miroir aurait pu, avec ses deux cents mtres denvergure, clairer une zone de vingt-cinq kilomtres carrs sur terre, avec une luminosit presque cent fois suprieure la clart de la lune. Au dpart, le but de ce projet tait dclairer des zones gographiques recules qui, en Sibrie et lOuest de la Russie, connaissent de longues nuits polaires, ceci afin de permettre lexploitation industrielle continue de leurs ressources naturelles. Mais, par la suite, la firme revit ses ambitions la hausse : le plan tait aussi de fournir un clairage nocturne des zones urbaines tout entires. Arguant que cela rduirait les cots dclairage lectrique, lentreprise adopta le slogan publicitaire suivant : La lumire du jour, toute la nuit. Trs vite, ce fut un toll de protestations. Les astronomes salarmrent des effets nfastes pour lobservation de lespace depuis la terre. Les scientifiques et les cologistes pointrent les consquences physiologiques nocives qui sensuivraient, autant pour les animaux que pour les tres humains, sachant que labsence dalternance rgulire entre le jour et la nuit perturberait de nombreuses rgularits mtaboliques, commencer par le sommeil. Le projet se heurta aussi lopposition dorganisations culturelles et humanitaires pour lesquelles la nuit devait demeurer un bien commun accessible toute

  • lhumanit : aucune firme ne pouvait nier le droit fondamental de chacun se plonger dans lobscurit de la nuit et observer les toiles. Mme supposer quil sagisse l dun quelconque droit ou privilge, force est de constater que la moiti de la population mondiale en est dj prive : celle qui vit dans des villes en permanence plonges dans une pnombre de brouillard et dclairage lectrique haute intensit. Les partisans du projet rpondaient que leur technologie aurait lavantage de rduire les dpenses dlectricit la nuit, et que, sil en cotait le spectacle nocturne du ciel et de lobscurit, cela ntait pas si cher pay, rapport la rduction attendue de la facture nergtique globale. Quoi quil en soit, ce genre de projet impossible est la parfaite illustration dun imaginaire contemporain o lorganisation dun tat dclairage permanent est insparable dun processus dchange et de circulation non-stop lchelle globale. Dans ses excs tout entrepreneuriaux, ce projet est lexpression hyperbolique dune intolrance institutionnelle lencontre de tout ce qui obscurcit ou empche la mise en place dune condition de visibilit instrumentalise et infinie.

    La privation de sommeil est lune des formes de torture subies par de nombreuses victimes de transferts extrajudiciaires et dautres personnes incarcres depuis 2001. Le cas dun dtenu en particulier a t trs mdiatis, mais il faut prciser que le traitement quil a subi est tout fait similaire au sort de centaines dautres personnes dont les cas ne sont pas aussi bien documents. Mohammed al-Qahtani a t tortur selon les procdures de ce que lon connat maintenant sous lappellation de premier plan spcial destin aux interrogatoires , autoris par Donald Rumsfeld. Al-Qahtani fut

  • pratiquement priv de sommeil pendant deux mois et soumis des sances dinterrogatoire qui pouvaient souvent se prolonger plus de vingt heures daffile. Il tait confin, incapable de sallonger, dans de petites cabines claires par des ampoules haute intensit, o lon diffusait de la musique plein volume. Dans la communaut du renseignement militaire, on se rfre ces prisons sous lappellation de sites de lombre , ce qui nempche pas un des lieux o al-Qahtani a t dtenu davoir reu le nom de code de camp lumires vives . Ce ntait pas la premire fois que la privation de sommeil tait utilise par les Amricains ou leurs comparses. Dune certaine manire, trop insister sur ce procd prcis peut prter confusion, car, pour Mohammed al-Qahtani comme pour beaucoup dautres, la privation de sommeil ntait quun lment dans le cadre dun programme plus large de tabassages, dhumiliations, dimmobilisation prolonge et de noyades simules. Nombre de ces programmes destins aux prisonniers extrajudiciaires ont t spcialement conus par des psychologues uvrant au sein d quipes de consultants en sciences du comportement afin dexploiter ce quils avaient repr comme tant des vulnrabilits motionnelles et physiques individuelles.

    Lusage de la privation de sommeil en tant que forme de torture remonte sans doute plusieurs sicles, mais sa systmatisation concide historiquement avec le dveloppement de lclairage lectrique et des moyens damplification du son. Dabord pratique de faon routinire par la police de Staline dans les annes 1930, la privation de sommeil formait ordinairement la premire phase de ce que les tortionnaires du NKVD appelaient le tapis roulant une squence organise de brutalits, de

  • violence gratuite destine briser de manire irrparable les tres humains qui y taient soumis. Aprs une priode relativement courte, la privation de sommeil engendre une psychose, et, pass quelques semaines, des dommages neurologiques. Dans les exprimentations conduites en laboratoire, les rats meurent aprs deux ou trois semaines passes sans dormir. La victime finit par tre plonge dans un tat de dsespoir et de docilit extrmes, o il devient impossible den tirer la moindre information pertinente, celle-ci se mettant confesser ou inventer nimporte quoi. Priver quelquun de sommeil quivaut une violente opration de dpossession de soi mene sous lgide dune force extrieure on procde au fracassement calcul dun individu.

    Les tats-Unis sont certes depuis longtemps engags dans des pratiques de torture, soit de manire directe, soit par lintermdiaire de rgimes amis , mais le fait marquant de la priode post-11 septembre est que ces pratiques aient pu tre aussi facilement places sous le feu des projecteurs, en pleine visibilit publique, quelles soient presque devenues un sujet de dbat comme un autre. De nombreux sondages montrent quune majorit dAmricains approuvent la torture dans certaines circonstances. Les commentateurs des mdias dominants rejettent rgulirement la thse selon laquelle la privation de sommeil constitue un acte de torture. On prfre la catgoriser comme une forme de persuasion psychologique, acceptable aux yeux de beaucoup comme peut ltre par exemple le gavage de force de prisonniers en grve de la faim. Comme la rapport Jane Mayer dans son livre The Dark Side, la privation de sommeil tait cyniquement justifie, dans les documents du Pentagone, par le fait que les Navy Seals amricains doivent eux aussi

  • prendre part des missions simules sans dormir pendant deux joursnote. Il est important de souligner que le traitement des prisonniers dits de grand intrt , Guatanamo et ailleurs, combine des formes explicites de torture avec un contrle total de lexprience sensorielle et perceptive des sujets. Les dtenus sont contraints de vivre dans des cellules sans fentres, constamment claires, forcs de porter des obturateurs sur les yeux et les oreilles, qui bloquent la lumire et le son ds quils sont escorts hors de leur cellule, de manire leur interdire toute conscience de la nuit et du jour, ou la perception du moindre stimulus susceptible de leur donner des indications sur lendroit o ils se trouvent. Ce rgime de privation sensorielle stend parfois mme jusquaux contacts quotidiens entre les prisonniers et leurs geliers, ces derniers revtant une cuirasse complte, gants et casqus avec des visires en plexiglas de type miroir sans teint, de manire priver le prisonnier de tout rapport visible avec un visage humain, ne ft-ce quavec un centimtre carr de peau laiss lair libre. Ce sont l des techniques et des procds destins plonger les sujets dans des tats de docilit abjecte, et lune des manires de le faire consiste fabriquer un monde qui exclut radicalement la moindre possibilit de soin, de protection ou de consolation.

    Cette constellation particulire dvnements rcents peut nous servir de prisme pour saisir certains des effets de la mondialisation nolibrale et, plus long terme, de la modernisation occidentale. Sans confrer ce groupe de faits une fonction explicative privilgie, il sagit de les prendre pour point de dpart afin de mieux saisir certains paradoxes dun monde o le capitalisme du XXIe sicle connat une expansion sans limite des paradoxes qui sont

  • insparables des configurations variables que revtent le sommeil et la veille, la lumire et lobscurit, la justice et la terreur, ainsi que certaines faons dtre exposs, non protgs ou vulnrables. On me reprochera peut-tre davoir mont en pingle des phnomnes extrmes ou exceptionnels, mais, mme si tel tait le cas, ceux-ci ne sont cependant pas dpourvus de lien avec ce qui est ailleurs devenu la norme pour certaines trajectoires et certaines conditions de vie. Celles-ci se caractrisent par une inscription gnralise de la vie humaine dans une dure sans pause, dfinie par un principe de fonctionnement continu. Un temps qui ne passe plus, un temps hors cadran.

    Au-del de sa vacuit, lexpression fige 24/7 exprime une redondance statique qui lude tout rapport avec les textures rythmiques et priodiques de la vie humaine. Elle voque un schma arbitraire et immuable, celui dune semaine qui se droulerait hors de toute exprience dcousue ou cumulative. Si lon disait par exemple 24/365 , ce serait dj autre chose, car on exprimerait alors bien quassez lourdement lide dune temporalit longue dans laquelle un changement peut advenir, o quelque chose dimprvu peut se produire. Comme je lai dj indiqu, beaucoup dinstitutions du monde dvelopp fonctionnent dj depuis plusieurs dcennies sur un rgime 24/7. Ce nest que depuis peu que llaboration et le modelage de lidentit personnelle et sociale de chacun ont t rorganiss conformment au fonctionnement ininterrompu des marchs et des rseaux dinformation. Un environnement 24/7 prsente lapparence dun monde social alors quil se rduit un modle asocial de performance machinique une suspension de la vie qui masque le cot humain de son

  • efficacit. Il ne sagit plus de ce que Lukcs et dautres auteurs avaient identifi, au dbut du XXe sicle, comme le temps vide et homogne de la modernit, temps mtrique ou calendaire des nations, de la finance ou de lindustrie, dont taient exclus aussi bien les espoirs que les projets individuels. Ce qui est nouveau, cest labandon en rase campagne de lide mme que le temps puisse tre associ un quelconque engagement dans des projets de long terme, y compris les fantasmes de progrs ou de dveloppement. Un monde sans ombre, illumin 24/7, amput de laltrit qui constitue le moteur du changement historique, tel est lultime mirage de la posthistoire.

    Le temps 24/7 est un temps dindiffrence, o la fragilit de la vie humaine revt de moins en moins dimportance, o le sommeil nest plus ni ncessaire ni invitable. En ce qui concerne la vie professionnelle, lide quil faudrait travailler sans relche, sans limites devient plausible, voire normale. On saligne sur lexistence de choses inanimes, inertes ou intemporelles. En tant que slogan publicitaire, lexpression 24/7 attribue une valeur absolue la disponibilit, mais ce faisant aussi au retour incessant de besoins et dincitations vous une perptuelle insatisfaction. Le phnomne de la consommation sans entrave na pas uniquement une dimension temporelle. Lpoque o lon accumulait essentiellement des choses est depuis bien longtemps rvolue. Aujourdhui, nos corps et nos identits absorbent une surabondance croissante de services, dimages, de procds, de produits chimiques, et ceci dose toxique si ce nest souvent fatale. Pour peu que lalternative implique, mme indirectement, la possibilit dintermdes sans achat ou sans publicit, la survie individuelle long terme nest plus daucun poids dans la balance. De mme, limpratif 24/7 fait corps avec la

  • catastrophe cologique, participe de sa promesse de dpense permanente, du gaspillage infini qui lalimente et du chamboulement profond des cycles et des saisons qui sous-tendent lintgrit cologique de la plante.

    tant donn sa profonde inutilit et son caractre essentiellement passif, le sommeil, qui a aussi le tort doccasionner des pertes incalculables en termes de temps de production, de circulation et de consommation, sera toujours en butte aux exigences dun univers 24/7. Passer ainsi une immense partie de notre vie endormis, dgags du bourbier des besoins factices, demeure lun des plus grands affronts que les tres humains puissent faire la voracit du capitalisme contemporain. Le sommeil est une interruption sans concession du vol de temps que le capitalisme commet nos dpens. La plupart des ncessits apparemment irrductibles de la vie humaine la faim, la soif, le dsir sexuel et, rcemment, le besoin damiti ont t converties en formes marchandes ou financiarises. Le sommeil impose lide dun besoin humain et dun intervalle de temps qui ne peuvent tre ni coloniss ni soumis une opration de profitabilit massive raison pour laquelle celui-ci demeure une anomalie et un lieu de crise dans le monde actuel. Malgr tous les efforts de la recherche scientifique en ce domaine, le sommeil persiste frustrer et dconcerter les stratgies visant lexploiter ou le remodeler. La ralit, aussi surprenante quimpensable, est que lon ne peut pas en extraire de la valeur.

    Au regard de limmensit des enjeux conomiques, il nest pas tonnant que le sommeil subisse aujourdhui une rosion gnralise. Les assauts contre le temps de sommeil se sont intensifis au cours du XXe sicle.

  • Ladulte amricain moyen dort aujourdhui environ six heures et demie par nuit, soit une rosion importante par rapport la gnration prcdente, qui dormait en moyenne huit heures, sans parler du dbut du XXe sicle o mme si cela parat invraisemblable cette dure tait de dix heures. Au milieu du XXe sicle, le vieil adage selon lequel nous passons le tiers de notre vie dormir semblait dot dune certitude axiomatique certitude qui ne cesse dtre remise en question. Le sommeil est le rappel, aussi omniprsent quinaperu, dune prmodernit qui na jamais pu tre entirement dpasse, un vestige du monde agricole qui a commenc disparatre il y a prs de quatre cents ans. Le scandale du sommeil tient ce quil inscrit dans nos vies les oscillations rythmiques de la lumire du soleil et de lobscurit, de lactivit et du repos, du travail et de la rcupration, qui ont t radiques ou neutralises ailleurs. Le sommeil a bien sr une histoire trs dense, linstar de toute chose que lon prsume naturelle. Il na jamais t monolithique ni stable, et il a pris, travers les sicles et les millnaires, des formes et des motifs trs varis. Dans les annes 1930, Marcel Mauss avait fait figurer le sommeil et la veille dans son tude sur les techniques du corps , o il montrait que beaucoup daspects de comportements en apparence instinctifs taient en ralit acquis, appris de mille et une manires par limitation ou lducation. On peut nanmoins faire lhypothse que, malgr la grande diversit des socits agraires prmodernes, le phnomne du sommeil y prsentait certaines grandes caractristiques communes.

    partir du milieu du XVIIe sicle, le sommeil sest trouv dlog de la position stable quil avait occupe dans les cadres devenus obsoltes de laristotlisme et de la

  • Renaissance. On commena saisir son incompatibilit avec les notions modernes de productivit et de rationalit, et Descartes, Hume ou Locke furent loin dtre les seuls philosophes dnier au sommeil sa pertinence pour les oprations de lesprit ou la recherche de la connaissance. On le dvalorisa au profit dune prminence accorde la conscience et la volont, ainsi qu des notions dutilit, dobjectivit et dintrt personnel comme mobile daction. Pour Locke, le sommeil apparaissait comme une regrettable quoique invitable interruption dans laccomplissement des priorits assignes aux hommes par Dieu : se montrer industrieux et rationnels. Le tout premier paragraphe du Trait de la nature humaine de Hume mentionne ple-mle le sommeil, la fivre et la folie comme autant dexemples dobstacles la connaissance. Au milieu du XIXe sicle, on commena concevoir la relation asymtrique entre le sommeil et la veille selon des modles hirarchiques qui prsentaient le sommeil comme une rgression vers un mode dactivit infrieur et plus primitif, o lactivit supposment suprieure et plus complexe du cerveau se trouvait inhibe. Schopenhauer est lun des rares penseurs avoir retourn cette hirarchie contre elle-mme, allant jusqu suggrer que le vrai noyau de lexistence humaine ne pouvait tre dcouvert que dans le sommeil.

    Par bien des aspects, ce statut incertain du sommeil est li la tendance spcifique de la modernit invalider toute forme dorganisation de la ralit fonde sur des couples de complmentarits binaires. La force homognisante du capitalisme est incompatible avec toute structure intrinsque de diffrenciation : sacr/profane, carnaval/travail, nature/culture, machine/organisme, etc. Dans ce mouvement, les conceptions rmanentes du

  • sommeil comme quelque chose de naturel deviennent inacceptables. Les gens, bien sr, continueront dormir, et mme les plus tentaculaires des mgalopoles connatront toujours des intervalles nocturnes de quitude relative. Il nen reste pas moins que le sommeil constitue dsormais une exprience dconnecte des notions de ncessit et de nature. On le conoit plutt, linstar de beaucoup dautres choses, comme une fonction variable quil sagit de grer, et qui ne se dfinit plus que de faon instrumentale et physiologique. Des recherches rcentes ont montr que le nombre de personnes qui se lvent la nuit pour consulter leurs messages lectroniques ou accder leurs donnes est en train de crotre de faon exponentielle. Il existe une expression apparemment anodine mais trs rpandue pour dsigner ltat dune machine : le mode veillenote . Cette ide dun appareil plac dans un tat de disponibilit basse intensit tend aussi redfinir le sens du sommeil comme un simple tat doprationnalit et daccessibilit diffres ou rduites. La logique on/off est dpasse : rien nest plus dsormais fondamentalement off il ny a plus dtat de repos effectif.

    Dans ce contexte, le sommeil quivaut une affirmation aussi irrationnelle quintolrable, savoir quil peut y avoir des limites la compatibilit entre les tres vivants et les forces rputes irrsistibles de la modernisation. Un des truismes familiers de la pense critique contemporaine consiste dire quil nexiste pas de faits immuables, donns en nature pas mme la mort, en croire ceux qui nous prdisent que nous pourrons bientt tous tlcharger nos esprits dans le grand espace de limmortalit digitale. Croire quil puisse y avoir la moindre caractristique essentielle distinguant les tres vivants des machines

  • serait, toujours selon les critiques en vogue, aussi vain que naf. O serait le problme, demandera-t-on srement dans la mme veine, si de nouvelles drogues permettaient des individus de travailler cent heures daffile ? Un temps de sommeil flexible et rduit nassurerait-il pas une plus grande libert personnelle ? Les individus ne pourraient-ils pas ainsi mieux adapter leur vie leurs besoins et leurs dsirs ? Dormir moins, ne serait-ce pas mettre toutes les chances de son ct de croquer la vie pleines dents ? On pourrait certes objecter que les tres humains sont faits pour dormir la nuit, que nos corps sont au diapason de la rotation quotidienne de notre plante, et que presque tous les organismes vivants prsentent des comportements saisonniers, lis la lumire du soleil. On entend dj les objections : on criera au salmigondis new age, voire, pire, une nostalgie pseudo-heideggrienne douteuse de retour la terre. Mais le fond de laffaire est ailleurs : dans le paradigme nolibral mondialis, le sommeil est fondamentalement un truc de losers.

    Au XIXe sicle, alors que lindustrialisation de lEurope stait accompagne des pires traitements infligs aux travailleurs, les directeurs dusine finirent par raliser quil serait plus profitable daccorder de modestes temps de repos leurs ouvriers. Il sagissait, comme la montr Anson Rabinbach dans son tude sur la science de la fatiguenote, den faire des lments productifs plus efficaces et plus durables long terme. Mais, depuis la dernire dcennie du XXe sicle jusqu aujourdhui, avec leffondrement des formes de capitalisme contrles ou rgules aux tats-Unis et en Europe, il ny a plus aucune ncessit interne ce que le repos et la rcupration demeurent des facteurs de croissance et de profitabilit conomique. Dgager du temps de repos et de

  • rgnration humaine cote prsent tout simplement trop cher pour tre encore structurellement possible au sein du capitalisme contemporain. Teresa Brennan a forg le terme de biodrgulation pour rendre compte du dcrochage brutal entre la temporalit des marchs drguls et les limitations physiques intrinsques des tres humains qui sont somms de se plier de telles exigencesnote.

    Le dclin long terme de la valeur du travail vivant nincite pas riger le repos ou la sant en priorits conomiques, comme lont montr les rcents dbats sur les systmes dassurance maladie. Il ne reste aujourdhui dans lexistence humaine que trs peu de plages de temps significatives lnorme exception prs du sommeil navoir pas t envahies et accapares titre de temps de travail, de consommation ou de marketing. Dans leur analyse du capitalisme contemporain, Luc Boltanski et ve Chiapello ont montr comment un ensemble de forces concourent encenser la figure dun individu constamment occup, toujours dans linterconnexion, linteraction, la communication, la raction ou la transaction avec un milieu tlmatique quelconque. Dans les rgions prospres du monde, remarquent-ils, ce phnomne est all de pair avec la dissolution de la plupart des frontires qui sparaient le temps priv du temps professionnel, le travail de la consommation. Dans leur paradigme connexionniste, ils prennent pour cible lactivit pour lactivit : Faire quelque chose, se bouger, changer se trouve valoris par rapport la stabilit, souvent considre comme synonyme dinactionnote. Ce modle de lactivit napparat pas comme la simple version modifie dun paradigme antrieur de lthique du travail, mais comme un modle

  • de normativit entirement nouveau, qui requiert des temporalits de type 24/7 pour pouvoir tre mis en uvre.

    Pour revenir brivement sur le projet cit ci-dessus : ce plan consistant mettre en orbite dimmenses miroirs afin dliminer lobscurit nocturne par rflexion de la lumire du soleil a quelque chose dabracadabrantesque, qui tient de la survivance bricole dun schma purement mcanique tout droit sorti de limagination dun Jules Verne ou de la science-fiction du dbut du XXe sicle. De fait, les premiers lancements exprimentaux se soldrent surtout par des checs dans un premier cas, le rflecteur ne se dplia pas dans la position prvue, et, dans un autre, une forte couverture nuageuse au-dessus de la ville-test lempcha de faire la dmonstration convaincante de ses capacits. Les ambitions qui animent de tels projets paraissent lies tout un ensemble de pratiques panoptiques dveloppes au cours des deux derniers sicles. Cela renvoie au rle dcisif de lclairage dans le modle originel du panoptique de Bentham, o il sagissait dinonder lespace de lumire afin den chasser les ombres, et de faire dune condition de pleine observabilit le synonyme deffets de contrle. Mais dautres genres de satellites accomplissent dj depuis plusieurs dcennies, et selon des procds bien plus sophistiqus, des tches de surveillance et de collecte dinformations. Une forme de panoptisme modernis a tendu son emprise bien au-del des longueurs dondes visibles de la lumire pour investir dautres plages du spectre sans mme parler de tous les scanners non optiques, biocapteurs ou autres senseurs thermiques. Ce projet de satellite peut tre compris comme un prolongement de pratiques plus grossirement utilitaristes inities au XIXe sicle. Wolfgang Schivelbusch, dans son histoire des technologies

  • dclairagenote, montre comment le dploiement vaste chelle de lclairage urbain dans les annes 1880 a permis datteindre deux buts combins : rduire les anciennes inquitudes lies aux dangers de lobscurit nocturne, et allonger la dure du jour, en augmentant au passage la profitabilit de nombreuses activits conomiques. Lillumination du temps nocturne tait une dmonstration symbolique de ce que les thurifraires du capitalisme navaient cess de promettre tout au long du XIXe sicle : la double garantie jumelle de la scurit et de laccs possible une prosprit suppose amliorer pour tous la trame de lexistence sociale. En ce sens, lavnement triomphal dun monde 24/7 reprsente laccomplissement de ce vieux projet, mais avec des bnfices et une prosprit qui profitent avant tout une lite globale au pouvoir.

    Le rgime 24/7 sape toujours davantage les distinctions entre le jour et la nuit, entre la lumire et lobscurit, de mme quentre laction et le repos. Il dfinit une zone dinsensibilit, damnsie, qui dfait la possibilit mme de lexprience. Pour paraphraser Maurice Blanchot, cela se produit la fois aprs et daprs le dsastre, cest--dire un tat qui se reconnat un ciel vide, o ne sont plus visibles aucun astre, aucune toile ni aucun signe, o lon a perdu tout repre, et o sorienter est impossiblenote. Plus concrtement, cest comme un tat durgence : les projecteurs sallument soudain au milieu de la nuit, sans doute en rponse quelque situation extrme, mais personne ne les teint jamais, et on finit par sy habituer comme une situation permanente. La plante se trouve rimagine comme un lieu de travail continu ou un centre commercial ouvert en permanence, avec ses choix infinis, ses tches, ses slections et ses digressions. Linsomnie est

  • ltat dans lequel les activits de produire, de consommer et de jeter senchanent sans la moindre pause, prcipitant lpuisement de la vie et des ressources.

    Le sommeil, en tant quobstacle majeur cest lui qui constitue la dernire de ces barrires naturelles dont parlait Marx la pleine ralisation du capitalisme 24/7, ne saurait tre limin. Mais il est toujours possible de le fracturer et de le saccager, sachant que, comme le montrent les exemples ci-dessus, les mthodes et les mobiles ncessaires cette vaste entreprise de destruction sont dj en place. Lassaut lanc contre le sommeil est insparable du processus de dmantlement des protections sociales qui fait rage dans dautres sphres. De mme que laccs universel leau otable a partout dans le monde t ravag par une pollution et une privatisation programme dbouchant sur la marchandisation de leau en bouteille, il existe un phnomne similaire, aisment reprable, de construction de raret eu gard au sommeil. Tous les empitements quon lui fait subir crent les conditions dun tat dinsomnie gnralis, o il ne nous reste plus la limite qu acheter du sommeil (et ceci mme si lon paie pour un tat chimiquement modifi qui nest plus quune approximation du sommeil vritable). Les statistiques sur lusage exponentiel de somnifres montrent quen 2010, des composs mdicamenteux tels que Ambien ou Lunesta ont t prescrits environ 50 millions dAmricains, tandis que quelques millions dautres achetaient des mdicaments en vente libre. Mais il serait faux de croire quune amlioration des conditions de vie actuelles pourrait permettre aux gens de mieux dormir et de goter un sommeil plus profond et

  • rparateur. Au point o nous en sommes, il nest mme pas sr quun monde organis sur un mode moins oppressif parviendrait liminer linsomnie. Linsomnie ne prend sa signification historique et sa texture affective spcifique quen lien avec des expriences collectives qui lui sont extrieures, et elle saccompagne aujourdhui de nombreuses autres formes de dpossession et de ruine sociale qui se droulent lchelle globale. En tant que manque individuel, linsomnie sinscrit aujourdhui dans la continuit dun tat gnralis d absence de monde .

    Le philosophe Emmanuel Levinas est lun des penseurs qui ont essay dinterroger le sens de linsomnie au sein de lhistoire contemporainenote. Linsomnie, propose-t-il, peut apparatre comme une faon de se figurer lextrme difficult qui affecte la responsabilit individuelle face aux catastrophes de notre poque. Le monde moderne que nous habitons est marqu par la visibilit omniprsente dune violence vaine ainsi que de la souffrance humaine quelle engendre. Cette visibilit, sous toutes ses formes, est lclat dun regard qui se doit dempcher toute complaisance, de refuser le repos insouciant du sommeil. Linsomnie correspond la ncessit dune telle vigilance, au refus de fermer les yeux sur lhorreur et linjustice qui se dversent sur le monde. Elle traduit linconfort li leffort pour viter linattention aux tourments dautrui. Mais cet inconfort signe aussi linefficacit frustrante dune thique de la vigilance ; lactivit de tmoin, sa monotonie, peut se rduire au simple fait de supporter le spectacle de la nuit, du dsastre. Cest une activit qui nest ni tout fait publique ni compltement prive. Pour Levinas, linsomnie hsite toujours entre labsorption en soi-mme et la dpersonnalisation radicale ; elle nexclut pas la proccupation pour autrui, mais elle noffre pas non

  • plus la claire notion dun espace pour la prsence de lautre. Nous y faisons lexprience de la quasi-impossibilit de vivre de faon humaine. Car il faut bien distinguer linsomnie dun tat de veille permanente, avec lattention presque insupportable porte la souffrance, et la responsabilit sans limites qui en dcoule.

    Un univers 24/7 est un monde dsenchant par lradication de ses ombres, de son obscurit et de ses temporalits alternatives. Cest un monde identique lui-mme, un monde au plus superficiel des passs et, de ce fait aussi, un monde sans spectres. Mais lhomognit du prsent est avant tout leffet de cette clart frauduleuse qui est cense stendre toute chose et tuer dans luf toute part de mystre ou dinconnaissable. Un monde 24/7 produit un semblant dquivalence entre ce qui existe et ce qui est immdiatement disponible, accessible ou utilisable. Le spectral est toujours, dune certaine manire, une intrusion, ou une disruption du prsent par quelque chose qui se situe hors du temps, par des fantmes de ce qui na pas t dtruit par la modernit, ceux de victimes qui ne sauraient tre oublies, ceux dmancipations inabouties. Les routines du rgime 24/7 peuvent russir neutraliser et absorber la porte dexpriences drangeantes qui, en faisant retour, seraient susceptibles dbranler la substantialit et lidentit du prsent, de le menacer dans son autosuffisance apparente. Solaris, le film dAndre Tarkovski sorti en 1972, est lune des tentatives les plus visionnaires pour exposer le sort quun monde entirement illumin, sans jour ni nuit, rserverait la spectralit. Cest lhistoire dun groupe de savants embarqus bord dune navette spatiale, placs en orbite autour dune exoplante mystrieuse et chargs dobserver son activit la recherche dventuelles anomalies au regard des thories

  • scientifiques existantes. Pour les habitants de lenvironnement artificiel et fortement clair de la station spatiale, linsomnie est un tat chronique. Dans ce milieu peu propice au repos ou la prise de distance, o chacun vit une existence expose et externalise, le contrle cognitif ne tarde pas se gripper. Soumis ce genre de conditions extrmes, on est rattrap non seulement par des hallucinations mais aussi par la prsence de fantmes, nomms visiteurs dans le film. Dans la station spatiale, lappauvrissement de lenvironnement sensoriel et la disparition du temps journalier desserrent lemprise psychique que les individus peuvent avoir sur un prsent stable, permettant ainsi au rve de reprendre place dans la vie veille en tant que porteur de mmoire. Pour Tarkovski, cest cette proximit entre le spectral et la force vivante du souvenir qui permet de rester humain dans un monde inhumain, et de rendre supportables linsomnie et lexposition au regard. Intervenant dans les espaces temporaires dexprimentation culturelle qui souvraient dans lUnion sovitique du dbut des annes 1970, Solaris montre que reconnatre et affirmer lexistence de ce genre de retours fantomatiques aprs une longue squence de dni et de rpression sont une voie possible pour atteindre la libert et le bonheur.

    Un courant de la thorie politique contemporaine considre que le fait dtre expos quelque chose est lune des caractristiques fondamentales ou transhistoriques de ce qui a toujours constitu un individu. Loin dtre autonome ou autosuffisant, lindividu ne peut pas tre compris autrement quen relation avec ce qui est hors de lui, avec une altrit qui lui fait facenote. Dans cette perspective, seul cet tat de vulnrabilit permettrait de mettre au jour les rapports de dpendance qui

  • constituent une socit. Dans le moment historique o nous nous trouvons, cette condition de vulnrabilit a t coupe de sa relation aux formes collectives qui pouvaient, au moins titre provisoire, assurer sa prservation ou son soin. La faon dont Hannah Arendt pose ces problmes dans son uvre est ici particulirement instructive. Pendant des annes, elle sest servie des images de la lumire et de la visibilit pour rendre compte de ce qui tait selon elle ncessaire lexistence dune vie politique substantielle. Pour quun individu dispose dune effectivit politique, il faut un quilibre, un mouvement daller-retour entre lexposition claire, voire crue de lactivit publique et la sphre protge, confidentielle de la vie domestique ou prive ce quelle appelle les tnbres de la vie cache . Ailleurs, elle se rfre au crpuscule qui baigne notre vie prive, notre vie intime . Sans cet espace ou ce temps pour la vie prive, sans l illumination implacable de la prsence constante dautrui sur la scne publiquenote , il ny aurait plus la moindre possibilit de nourrir la singularit du moi, un moi capable dapporter une contribution significative aux changes qui ont trait au bien commun.

    Pour Arendt, la sphre prive devait tre distingue de la poursuite individuelle du bonheur matriel, o le moi se dfinit par sa capacit dacquisition, par ce quil consomme. Dans La Condition humaine, elle cherche caractriser ces deux domaines dans les termes dun quilibre rythmique entre puisement et rgnration : lpuisement qui rsulte du travail ou de lactivit dans le monde dune part et la rgnration qui se produit rgulirement dans lombre et la clture dun espace domestique dautre part. Arendt avait tout fait

  • conscience que son modle de relations de soutien mutuel entre public et priv ne stait que bien peu souvent actualis dans lhistoire. Mais elle considrait que les possibilits mmes dun tel quilibre taient profondment menaces par lessor dune conomie dans laquelle il faut que les choses soient dvores et jetes presque aussi vite quelles apparaissent dans le monde , rendant impossible toute reconnaissance partage dintrts ou de buts communs. crivant au milieu des annes 1950, en pleine guerre froide, elle eut la perspicacit de dire : Si vraiment nous ntions plus que les membres dune socit de consommateurs, nous ne vivrions plus du tout dans un monde, nous serions simplement pousss par un processus dont les cycles perptuels feraient paratre et disparatre des objets qui se manifesteraient pour svanouirnote. De mme, elle nignorerait pas quel point la vie publique et la sphre du travail constituaient des expriences dalination pour la majorit des gens. Il existe tout un rseau de citations bien connues qui vont dans le mme sens je pense William Blake, Dieu nous garde de la vision simple et du sommeil de Newton ; Carlyle, sur nos plus nobles facults, stend un sommeil de cauchemar ; Emerson, toute notre vie, le sommeil sattarde sur nos paupires ; Guy Debord, le spectacle est le mauvais rve de la socit moderne enchane, qui nexprime finalement que son dsir de dormir . Il serait facile de multiplier les exemples dune telle caractrisation inverse de la portion veille de lexprience sociale moderne. Les images dune socit de dormeurs manent de la gauche et de la droite, de la haute comme de la basse culture, et nont cess dapparatre comme un motif cinmatographique depuis Caligari jusqu Matrix. Ces vocations dune

  • somnolence de masse ont en commun de suggrer lide de capacits perceptives dtriores ou rduites, associes un comportement routinier, englu dans lhabitude, voire dans une sorte de transe. La plupart des thories sociales dominantes exigent que les individus modernes vivent et agissent, ne serait-ce que de faon intermittente, dans des tats dont on souligne lenvi que tout les spare du sommeil des tats de pleine autoconscience , o chacun devrait mme tre capable dvaluer les vnements et les informations en qualit de participant rationnel et objectif la vie publique ou civique. Toutes les positions o les gens apparaissent comme dpourvus de capacit daction, comme des automates passifs, vulnrables la manipulation ou la gestion de leur comportement par autrui sont largement considres comme rductrices ou irresponsables.

    En mme temps, la plupart des ides de rveil politique apparaissent en gnral comme tout aussi problmatiques dans la mesure o elles impliquent une sorte de mouvement de conversion soudain et irrationnel. Au dbut des annes 1930, le parti nazi affiche ainsi le slogan : Deutschland, erwache ! ( Allemagne, rveille-toi ! ) Bien plus tt dans lhistoire, il y a lptre aux Romains de saint Paul : Comprenez le temps o nous sommes : cest lheure de nous rveiller []. Laissons donc l les uvres des tnbres, et revtons une armure de lumire. Ou, de faon plus rcente et plus anecdotique, lappel des forces dopposition contre Ceausescu en 1989 : Rveillez-vous, Roumains ! Sortez du sommeil dans lequel vous ont plongs les mains du tyran. Les appels aux rveils politiques et religieux sont dordinaire formuls en termes perceptifs, comme une capacit nouvelle voir le vritable tat des choses qui perce sous

  • le voile, faire la diffrence entre un monde invers et un monde remis lendroit, ou reprendre possession dune vrit perdue qui apparatra comme la ngation de ce dont on pourra bien stre rveill.

    Perturbation piphanique de la fadeur torve de lexistence routinire, se rveiller quivaut renouer avec lauthenticit, par opposition la vacuit engourdie du sommeil. En ce sens, se rveiller est une forme de dcisionnisme : lexprience dun moment de rdemption qui semble perturber le cours du temps historique, o lindividu prouve une rencontre autotransformatrice avec un futur auparavant inconnu. Mais toutes les figures et les mtaphores de ce genre semblent prsent incongrues face un systme global qui ne dort jamais comme pour sassurer quaucun rveil potentiellement dstabilisateur ne sera jamais plus ncessaire ni jamais dactualit. Sil survit quelque chose de liconographie du crpuscule et de laurore, cela tourne autour de ce que Nietzsche identifiait comme lexigence, formule par Socrate, dune lumire du jour en permanence un jour qui serait la lumire de la raisonnote . Mais, depuis lpoque de Nietzsche, un immense et irrversible transfert sest opr de la raison humaine vers des oprations accomplies 24/7 par des rseaux de traitement de linformation et des circuits de fibre optique o transite en permanence de la lumire.

    Le sommeil sert paradoxalement dimage la fois pour une subjectivit rduite au plus faible niveau de rsistance politique face aux oprations du pouvoir et pour un tat qui ne peut en fin de compte pas tre instrumentalis ou contrl de faon externe qui chappe ou qui frustre les injonctions de la socit de consommation globale. Il est

  • ds lors presque inutile dindiquer que les nombreux clichs qui maillent le discours social et culturel sur le sommeil en vhiculent une conception monolithique ou grossire. Maurice Blanchot, Maurice Merleau-Ponty et Walter Benjamin figurent parmi les rares penseurs du XXe sicle avoir mdit sur la profonde ambigut du sommeil et sur limpossibilit de le faire entrer aux forceps dans un schma binaire. Il est clair que le sommeil doit tre compris en rapport avec les distinctions entre le priv et le public, entre lindividuel et le collectif, mais tout en reconnaissant toujours leur permabilit et leur proximit. Plus largement, mon argument consiste dire quil se pourrait, dans le contexte du prsent qui est le ntre, que le sommeil reprsente la durabilit du social et quil soit en cela analogue dautres seuils sur lesquels la socit pourrait saccorder pour se dfendre et se protger elle-mme. En tant qutat le plus priv, le plus vulnrable et commun tous, le sommeil dpend crucialement de la socit pour se maintenir.

    Dans le Lviathan de Thomas Hobbes, lun des exemples les plus frappants de linscurit dans ltat de nature est celui dun dormeur individuel, assoupi sans dfense face la masse des prils et des prdateurs quil peut redouter chaque nuit. Il en dcoule que lune des obligations les plus lmentaires de la Rpublique est dassurer la scurit du dormeur, eu gard non seulement aux dangers effectifs mais aussi de faon non moins importante linquitude qui sy rattache. La protection que la Rpublique assure au dormeur intervient dans le cadre dune reconfiguration plus gnrale du rapport social entre scurit et sommeil. On trouve la fin du XVIIe sicle les vestiges dune hirarchie imaginaire qui distingue les capacits plus quhumaines du seigneur ou du souverain,

  • dont les pouvoirs omniscients nont pas succomb, du moins sur un plan symbolique, aux effets handicapants du sommeil, des instincts somatiques des hommes et des femmes qui vaquent leurs travaux ordinaires. On assiste cependant, dans le Henri V de Shakespeare et dans le Don Quichotte de Cervants, la fois la reformulation et lrosion de ce modle hirarchique antrieur. Pour le roi Henri, la distinction pertinente ne passe pas simplement entre le sommeil et la veille, mais entre une vigilance perceptive soutenue qui dure toute une nuit de garde et le profond somme du hallebardier ou du paysan l esprit vide . Sancho Panza, depuis un autre point de vue, divise le monde entre ceux, comme lui-mme, qui sont ns pour dormir et ceux qui, comme son matre, sont ns pour monter la garde. Or, dans les deux textes, mme si le thme des obligations associes au rang social survit en surface, merge aussi une conscience parallle de lobsolescence et de la persistance purement formelle de ce modle paternaliste de la vigilance.

    Luvre de Hobbes fournit lindice significatif dune transformation qui affecte la fois la garantie de scurit et les besoins du dormeur. Des dangers dun nouveau genre sont apparus en lieu et place de ceux qui guettaient Henri et le matre de Sancho Panza, et ces dangers sont dsormais traits selon un arrangement contractuel qui ne se fonde plus sur un ordre naturel de positions terrestres ou clestes. Les premires grandes rpubliques bourgeoises, linstar de celle, imaginaire, de Hobbes, se fondaient sur un geste dexclusion, dans la mesure o leur existence tait mise au service des besoins des classes possdantes. La scurit offerte au dormeur ne concerne ainsi pas seulement la scurit physique ou corporelle, mais aussi la protection de sa proprit et de ses biens pendant quil

  • dort. Il faut ajouter que la menace potentielle qui trouble le sommeil tranquille de la classe possdante provient dsormais des pauvres et des gueux, alors que, dans la priode prcdente, la populace la plus vile, et mme l esclave damn , tait encore pleinement incluse dans le groupe des dormeurs sur lesquels le roi Henri tait oblig de veiller en montant la garde. La relation entre la proprit et le droit ou le privilge du sommeil rparateur trouve sa source au XVIIe sicle et demeure dactualit dans les villes du XXIe sicle. Les espaces publics sont aujourdhui entirement conus pour dissuader toute vellit de sommeil, y compris et ceci avec une cruaut intrinsque le design dentel des bancs publics et dautres surfaces en hauteur, destin empcher quun corps humain ne puisse sy allonger. Le phnomne urbain, rpandu bien que socialement nglig, des sans domicile fixe recouvre toute une srie de privations, mais les plus aigus concernent sans doute les dangers et les inscurits du sommeil sans abri.

    En un sens plus large cependant, le contrat qui tait cens offrir protection tout un chacun, aux possdants comme aux non-possdants, a depuis longtemps t rompu. Dans luvre de Kafka, les situations quArendt caractrisait par labsence despaces ou de temps de repos et de rgnration possibles deviennent ubiquitaires. Le Chteau, Le Terrier et dautres textes ne cessent dvoquer linsomnie et la ncessaire vigilance associes aux formes modernes disolement et dalination. Dans Le Chteau, on assiste au renversement de lancien modle de la protection souveraine : ici, les efforts de vigilance dsordonns et reintants de lintendant sont la marque de son infriorit et de son insignifiance pour les officiels assoupis de la bureaucratie du chteau. Le Terrier, rcit de

  • lexistence dune crature rduite la qute angoisse et obsessionnelle de sa propre prservation, constitue lun des portraits littraires les plus mornes dune vie solitaire, prive de tout rapport de rciprocit. Cest le sombre compte rendu de ce quoi ressemblerait une vie humaine en labsence de toute communaut ou de socit civile, ltat de retrait le plus pouss par rapport des formes de vie collectives telles que celles des kibboutzim qui venaient de natre et qui attiraient tant Kafka.

    La tragique ralit de labsence de protection ou de scurit pour les plus ncessiteux a t illustre jusqu lhorreur par la catastrophe de lusine chimique de Bhopal, en Inde, en 1984. Peu aprs minuit, le 1er dcembre, une fuite de gaz hautement toxique dans une citerne de stockage mal entretenue tua des dizaines de milliers de riverains, la plupart endormis au moment des faits. Plusieurs milliers dautres personnes moururent au cours des semaines et des mois qui suivirent, avec davantage encore de blesss et de handicaps vie. Bhopal demeure la rvlation brutale de lcart qui spare la mondialisation capitaliste de la possibilit dune scurit et dun dveloppement durable pour les communauts humaines. Dans les dcennies qui ont suivi lvnement de 1984, le refus constant, de la part dUnion Carbide, de toute prise de responsabilit ou de toute justice pour les victimes confirme le fait que la catastrophe ne saurait tre considre comme un accident, et que, dans le cadre du fonctionnement de la firme, les victimes taient demble superflues. Bien sr, les consquences auraient t tout aussi terribles si cela stait produit en plein jour, mais que la catastrophe ait eu lieu de nuit souligne lextrme vulnrabilit du dormeur dans un monde o les protections sociales durables ont t affaiblies ou ont disparu. Un

  • certain nombre dhypothses fondamentales sur la cohsion des relations sociales sarticule cette question du sommeil y compris lide dun rapport rciproque entre vulnrabilit et confiance, entre le fait dtre expos et le soin. La vigilance dautrui est cruciale : cest delle que dpend linsouciance du sommeil qui nous revivifie, cest elle qui nous octroie un intervalle de temps libr des peurs, un tat temporaire d oubli du malnote . mesure que sintensifiera la corrosion du sommeil, on sapercevra peut-tre mieux que la sollicitude qui est si essentielle au dormeur nest pas qualitativement diffrente de la protection quexigent dautres formes, plus immdiatement videntes et aigus, de souffrance sociale.

    CHAPITRE 2

    Le slogan 24/7 nous promet un temps sans temps, un temps qui aurait t arrach toutes dmarcations matrielles reprables, un temps qui ne connatrait plus ni squences ni rcurrences. Cest la clbration, rductrice et premptoire, dune prsence hallucine, celle dun fonctionnement incessant et sans friction, dot dune permanence inaltrable. Cest ce qui attend la vie commune, une fois convertie en objet pour des oprations techniques. Lexpression 24/7 rsonne aussi, indirectement mais fermement, comme un commandement, comme ce que certains thoriciens ont appel un mot dordre . Deleuze et Guattari dcrivent le mot dordre comme un commandement, une instrumentalisation du langage visant conserver ou crer de la ralit sociale, et dont leffet est en dfinitive dengendrer la peurnote. En dpit de son insuffisance et de son abstraction en tant que slogan, laspect implacable du 24/7 rside dans le caractre impossible de sa

  • temporalit. Il sonne toujours comme une rprimande et comme une rprobation lencontre de la faiblesse et des carences du temps humain avec ses textures floues et sinueuses. Il te toute pertinence ou toute valeur au rpit ou la variabilit. Lloge des avantages pratiques dune accessibilit continue masque mal lradication concomitante de la priodicit qui a faonn la vie de la plupart des cultures humaines depuis des millnaires : la pulsation journalire du rveil et du sommeil, et lalternance plus tire entre jours de travail et jour de culte ou de repos ce qui donna naissance, chez les anciens Msopotamiens, les Hbreux et dautres peuples, la semaine de sept jours. Dans dautres cultures de lAntiquit, Rome et en gypte, on trouve des semaines de dix-huit jours organises autour des jours de march ou des quartiers de la lune. Le week-end est le rsidu moderne de ces anciens systmes, mais mme cette marque de diffrenciation temporelle tend elle aussi tre rode par limposition dune dure homogne 24/7. Bien sr, ces anciennes distinctions (les diffrents jours de la semaine, les vacances, les interruptions saisonnires) persistent, mais leur sens et leur lisibilit sont en train dtre effacs par la monotonie indistincte de la temporalit 24/7.

    Si lon peut provisoirement concevoir 24/7 comme un mot dordre, il faut cependant prciser que sa force ne rside pas dans une exigence de soumission ou de mise en conformit effective avec son format apodictique. Son efficacit tient plutt lincompatibilit quil rvle, lcart qui spare le monde humain vcu de cette vocation dun univers dont toutes les ampoules auraient t allumes sans plus aucun interrupteur pour les teindre. Certes, dans les faits, aucun individu ne peut

  • consommer, jouer, travailler, bloguer, tlcharger ou envoyer des SMS 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Mais comme il nexiste plus dsormais aucun moment, aucun endroit ni aucune situation o lon ne puisse pas acheter, consommer ou exploiter des ressources en ligne, le non-temps 24/7 fait une incursion acharne dans tous les aspects de la vie sociale ou personnelle. Aujourdhui, il ny a par exemple presque plus aucune situation qui ne puisse pas tre enregistre ou archive en tant quimage ou information digitale. La promotion et ladoption de technologies sans fil, avec leur effet dannihilation de la singularit du lieu et de lvnement, apparaissent comme le simple contrecoup de nouveaux impratifs institutionnels. En dpouillant le temps humain de la richesse de ses textures et de ses indterminations, le rgime 24/7 nous pousse une identification intenable et autodestructrice avec ses rquisits fantasmatiques ; il exige de nous un investissement ouvert mais jamais infini dans les innombrables produits censs faciliter cette identification. Sil nlimine pas les expriences externes ou indpendantes de lui, il les appauvrit et les affaiblit de faon certaine. Les exemples de limpact des dispositifs et des appareils existants sur certaines formes de sociabilit petite chelle (un repas, une conversation ou une salle de classe) ont beau tre devenus des lieux communs, les dommages subis par effet cumulatif nen restent pas moins importants. Nous vivons dans un monde o de trs anciennes notions dexprience partage sont en train de satrophier et o, dans le mme temps, on naccde jamais aux gratifications ou aux rcompenses promises par les options technologiques les plus rcentes. En dpit des proclamations omniprsentes de compatibilit, et mme dharmonisation, entre le temps humain et les temporalits

  • des systmes en rseau, la ralit de cette relation vcue passe par des disjonctions, des fractures et un dsquilibre constant.

    Deleuze et Guattari sont alls jusqu comparer le mot dordre avec une condamnation mort . Lexpression a beau avoir sans doute perdu, historiquement et rhtoriquement, de son sens originel, il nen reste pas moins que cette sorte de sentence continue oprer dans un systme o le pouvoir sexerce sur des corps. Ils remarquent aussi que le mot dordre est en mme temps un cri dalarme et un message de fuite . On retrouve cette dualit dans le rgime absolument invivable que nous annonce limpratif 24/7. Si tout pousse le sujet individuel se focaliser exclusivement sur sa soif dacqurir, davoir, de gagner quitte, le premier bahissement pass, tout dilapider comme si de rien ntait , cette tendance est galement troitement lie aux mcanismes de contrle qui plongent dans un sentiment dinutilit et dimpuissance un sujet soumis de telles exigences. Le fait de transformer par externalisation lindividu en un objet dexamen et de rgulation permanente peut se rvler parfaitement cohrent avec lorganisation dune terreur dtat et avec le paradigme militaro-policier de la domination spectre large .

    Pour ne prendre quun exemple, lusage gnralis de drones arms a t rendu possible par un systme de collecte de renseignements baptis par lUS Air Force Gorgon Stare le regard de la Gorgone. Cela recouvre tout un ensemble de moyens de surveillance et danalyse de donnes permettant de voir sans jamais cligner de lil, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, de jour comme de nuit, quelles que soient les conditions mtorologiques

  • un systme qui nglige cependant aussi, avec une insouciance ltale, la spcificit des tres vivants quil prend pour cibles. Leffet de terreur 24/7 est vident non seulement dans le cas des attaques de drones mais aussi dans la pratique actuelle des raids nocturnes par les forces spciales, qui a commenc en Irak avant dtre aujourdhui exporte en Afghanistan et ailleurs. Forts de renseignements logistiques satellitaires fournis par Gorgon Stare, munis dquipements de vision nocturne dernier cri et discrtement embarqus dans des hlicoptres furtifs faible niveau de bruit, les commandos amricains lancent des assauts nocturnes contre des villages et des campements, avec lassassinat cibl pour but dclar. Drones et raids nocturnes ont suscit une immense colre au sein de la population afghane, non seulement en raison de leurs consquences meurtrires, mais aussi parce quils uvrent intrinsquement la ruine programme du temps nocturne. Le but stratgique plus large consiste aussi en partie, en Afghanistan, dans un contexte de cultures tribales, faire voler en clats le temps collectivement partag du sommeil et du repos, et imposer sa place un tat de peur permanente auquel il serait impossible dchapper. On applique ici les mmes techniques psychologiques qu Abu Ghraib et Guantanamo, mais sur une population plus vaste et par le moyen de formes de terreur mcanises afin de sattaquer aux vulnrabilits que prsente le sommeil, ainsi quaux formes sociales qui le rendent possible.

    Mme si jai eu plusieurs fois recours des images dillumination perptuelle pour caractriser le rgime 24/7, il faut prciser que celles-ci ne sont que de peu dutilit si on les prend de faon littrale. Car ce qui se joue dans ce processus est tout autant la mise au rebut du

  • jour que lextinction des tnbres et de lobscurit. Puisquil ne saurait y avoir de lumire que fonctionnelle, toute autre forme de luminosit est dvaste : le fonctionnement 24/7 participe en cela dun vaste processus dincapacitation de lexprience visuelle. Cela correspond un champ omniprsent doprations et dattentes auquel nous sommes exposs et o notre activit optique individuelle est convertie en objet dobservation et de management. Dans ce champ, on na plus accs ni la contingence ni la variabilit du monde visible. Les changements rcents les plus importants concernent moins les nouvelles formes de visualisation machinique que les diverses manires dont ont t dsintgres certaines capacits humaines de voir, et tout spcialement la capacit faire le lien entre des distinctions visuelles et des valuations sociales et thiques. Avec sa profusion infinie de sollicitations et dattractions perptuellement disponibles, le 24/7 dsactive la vision en la soumettant des processus dhomognisation, de redondance et dacclration. Contrairement ce que beaucoup affirment, on est en train dassister un affaiblissement des capacits mentales et perceptives plutt qu leur expansion ou leur modulation. Il se met en place quelque chose de comparable lblouissement des clairages haute brillance ou aux effets de voile blanc qui se produisent lorsque laffaiblissement des diffrenciations tonales empche le sujet doprer des distinctions perceptives et de sorienter lui-mme selon des temporalits partages. Lblouissement nest ici pas prendre au sens littral, comme un simple phnomne de clart ; cette notion renvoie plutt lpret continue dune stimulation monotone o toute une gamme de capacits de raction plus vastes a t gele ou neutralise.

  • Dans loge de lamour de Jean-Luc Godard (2001), la voix off pose une question : Quand est-ce que le regard a bascul ? , et elle poursuit en esquissant par une autre question une rponse possible : Il y a dix ans, quinze ans, peut-tre cinquante avant la tl, mystre, plus prcisment avant la prsance de la tl ? Mais on naura pas vraiment la rponse, sans doute parce que Godard, dans ce film comme dans dautres uvres rcentes, indique clairement que la crise de lobservateur et de limage est dordre cumulatif, avec des racines historiques qui se superposent les unes aux autres, sans se rattacher de faon spcifique certaines technologies plutt qu dautres. loge de lamour est une mditation de Godard sur la mmoire, la rsistance et la responsabilit intergnrationnelle, o il montre que quelque chose de fondamental a chang dans la manire dont nous voyons, ou dont nous chouons voir le monde. Cet chec vient en partie, suggre-t-il, dune relation dtriore au pass et la mmoire. Nous sommes inonds dimages et dinformations au sujet du pass et de ses catastrophes rcentes mais il y a aussi une incapacit grandissante se confronter ces traces de manire pouvoir les dpasser en direction dun avenir commun. Dans lamnsie de masse quentretient la culture du capitalisme global, les images partagent dsormais le sort des nombreux lments appauvris et jetables qui, dans leur archivabilit intrinsque, finissent par ne jamais tre mis au rebut, contribuant ainsi encore davantage produire un prsent congel et priv de futur. Godard semble parfois placer son espoir dans la possibilit de produire des images qui seraient compltement inutiles pour le capitalisme, mais il ne surestime jamais, pas plus que

  • dautres, limmunit des images leur rcupration et leur neutralisation potentielles.

    Un des clichs les plus culs dans les dbats sur la culture technologique contemporaine consiste dire que lon a vcu un basculement dpoque sur une assez courte priode, o les nouvelles technologies de linformation et de la communication ont supplant tout un ensemble de formes culturelles antrieures. Cette rupture historique est dcrite et thorise de diverses manires, par exemple comme un passage dune production industrielle des processus et des services postindustriels, de lanalogique au digital, ou dune culture de lcrit une socit globale unifie par la circulation instantane de donnes et dinformations. Le plus souvent, ce genre de priodisation sappuie sur des parallles comparatifs avec des priodes historiques antrieures qui ont t dfinies par des innovations technologiques spcifiques. Ainsi, alors mme que lon nous annonce tre entrs dans une re radicalement nouvelle, on insiste de faon rassurante sur sa correspondance avec, par exemple, l ge de Gutenberg ou la rvolution industrielle . En dautres termes, ces diagnostics de rupture affirment aussi une forte continuit avec des motifs et des squences plus gnraux de lhistoire des mutations technologiques et de linnovation.

    On suggre souvent que nous serions au milieu dune phase de transition, en train de passer dun ge un autre qui nen serait qu ses premiers balbutiements. Cela suppose un intermde instable dadaptations sociales et subjectives, appel durer une ou deux gnrations avant que ne se mette en place de faon plus sre une nouvelle re de stabilit relative. Se reprsenter la situation globale

  • contemporaine comme une nouvelle re technologique implique, entre autres choses, dattribuer une dimension dinvitabilit historique ces mutations qui affectent aussi bien les dveloppements conomiques grande chelle que les microphnomnes de la vie quotidienne. Lide que le changement technologique serait quelque chose de quasi autonome, gouvern par des processus dautopose ou dauto-organisation, permet de faire accepter de nombreux aspects de la ralit sociale contemporaine comme sil sagissait de conditions tout aussi ncessaires, tout aussi inaltrables que des faits de nature. En inscrivant faussement les produits et les appareils contemporains les plus emblmatiques dans une ligne explicative qui comprend la roue, larc gothique, les caractres dimprimerie et ainsi de suite, on occulte le fait que les techniques plus importantes qui ont t inventes ces cent cinquante dernires annes consistent en divers systmes de management et de contrle des tres humains.

    Cette pseudo-caractrisation du prsent comme un ge digital , supposment homogne lge du bronze ou de la vapeur, perptue lillusion dune unit cohrente et durable sous la multitude dlments disparates qui composent lexprience contemporaine. Les uvres promotionnelles et intellectuellement douteuses de futurologues tels que Nicholas Negroponte, Esther Dyson, Kevin Kelly ou Raymond Kurzweil en fournissent des exemples flagrants. Ce postulat se fonde entre autres sur le clich selon lequel les adolescents et les enfants vivent aujourdhui en parfaite harmonie avec lintelligibilit lisse et inclusive de leurs univers technologiques. Ce diagnostic gnrationnel est cens tablir que, dici quelques dcennies, et peut-tre mme moins, la phase de transition sera termine, et que des

  • millions dindividus partageront un niveau similaire de comptences technologiques et de prrequis intellectuels. Une fois ce nouveau paradigme bien tabli, il y aura toujours de linnovation, mais celle-ci, en croire ce scnario, demeurera dans le cadre conceptuel et fonctionnel, stable et durable de cette re digitale . Notre actualit offre cependant un tableau trs diffrent : celui du maintien calcul dun tat de transition permanente. Il ny aura jamais de rattrapage , individuel ou social, face des exigences techniques en perptuelle mutation. Pour une vaste majorit de gens, le rapport perceptif et cognitif aux technologies de la communication et de linformation continuera tre vcu comme une alination et une diminution de leur puissance dagir, ceci en raison de la rapidit de lmergence de nouveaux produits et des reconfigurations arbitraires de systmes entiers. Ce rythme intensifi empche de dvelopper la moindre familiarit avec un dispositif donn. Certains thoriciens de la culture affirment quune telle situation peut facilement aboutir la neutralisation du pouvoir institutionnel, mais aucune preuve tangible nest venue corroborer cette hypothse.

    Sur le fond, rien de tout cela nest vraiment nouveau. La logique de modernisation conomique qui fait rage aujourdhui remonte directement au milieu du XIXe sicle. Marx fut lun des premiers saisir lincompatibilit intrinsque du capitalisme avec toutes formes stables ou durables ; et lhistoire des cent cinquante dernires annes est insparable de cette rvolution constante des formes de production, de circulation, de communication et de cration dimages. Il faut cependant noter quau cours de ce sicle et demi, certains secteurs de la vie culturelle et conomique ont connu de nombreuses phases de stabilit

  • apparente au cours desquelles certaines institutions ou certains dispositifs semblaient permanents, durables. Le cinma par exemple, en tant que forme technologique, semblait consister en quelques lments et relations bien tablis, qui sont demeurs peu prs stables de la fin des annes 1920 jusquaux annes 1960 et mme au dbut des annes 1970. Comme nous le verrons dans le chapitre 3, la tlvision, prise la fois comme ralit matrielle et comme forme dexprience, semble avoir constitu un tout cohrent aux tats-Unis entre les annes 1950 et 1970. Ces priodes, o certains lments cls semblent dots de permanence, permettent aux critiques de prsenter des thories du cinma, de la tlvision ou de la vido fondes sur le postulat que ces formes ou ces systmes possdent certaines caractristiques essentielles qui les autodfinissent. Rtrospectivement, les caractres qui avaient t identifis comme essentiels ntaient que des lments temporaires au sein de plus vastes constellations aux vitesses de transformation variables et imprvisibles.

    De mme, on a assist depuis les annes 1990 de nombreuses tentatives ambitieuses pour saisir les traits dfinitionnels intrinsques des nouveaux mdias. Mme les plus perspicaces de ces entreprises se trouvent bien souvent limites par leur prsuppos implicite, hrit de ltude de phases historiques antrieures, selon lequel la tche principale consisterait dcrire et analyser un nouveau paradigme ou un nouveau rgime technologico-discursif, et ce nouveau rgime pourrait tre induit de ltude des engins, des rseaux, des appareils, des codes et des architectures globales tels quils existent aujourdhui. Mais il faut souligner que nous ne sommes pas, contrairement ce que suggrent de telles prsentations, simplement en train de passer dune configuration

  • dominante de systmes machiniques et discursifs une autre. Il est particulirement rvlateur que les livres et les articles crits il y a peine cinq ans sur les nouveaux mdias soient dj prims, et que ce qui scrit aujourdhui dans le mme champ soit appel ltre dans des dlais plus brefs encore. Ce qui importe prsent est moins le fonctionnement ou les effets de telle ou telle nouvelle machine ou de tel rseau en particulier que la faon dont les rythmes, les vitesses et les formats dune consommation acclre et intensifie sont en train de reconfigurer les formes dexprience et de perception.

    Pour ne prendre quun exemple dans la littrature critique rcente, un thoricien allemand des mdias a affirm il y a quelques annes que lapparition dun tlphone portable quip dun dispositif vido allait reprsenter une rupture rvolutionnaire avec les formes technologiques antrieures, y compris toute la ligne des tlphones qui lont prcd. Il faisait valoir que la mobilit, la miniaturisation de lcran et sa capacit afficher donnes et images vido en faisaient une volution absolument radicale . Mme si lon envisage lhistoire des techniques comme une srie de squences bornes par des inventions et des perces technologiques reprables, il est certain que la pertinence de lappareil en question sannonce ncessairement de courte dure. Il est plus instructif de considrer cet appareil comme un lment parmi dautres dans un flux transitoire de produits obligatoires et jetables. Dautres modes daffichage se profilent dj lhorizon, certains fonds sur des formes de ralit augmente mdies par des interfaces de vision et de petits dispositifs placs sur la tte du sujet, o lcran virtuel ne fera plus quun avec le champ de vision. On prvoit aussi le dveloppement dune informatique des gestes, o le clic

  • sera remplac par un signe de la main, un hochement de tte, ou un clin dil en guise de commande. Sous peu, ces gestes pourraient bien avoir congdi lubiquit et lapparente ncessit des appareils manuels fonds sur le toucher, et avec eux les prtentions historiques qui viennent dtre mentionnes. Mais, mme si de tels appareils se gnralisent et gageons quon les qualifiera alors leur tour de rvolutionnaires , ils ne feront en ralit quassurer la perptuation du mme exercice banal de consommation non-stop, disolement social et dimpuissance politique plutt que constituer un tournant historique digne de ce nom. Et eux aussi, leur tour, noccuperont quun bref intervalle dans le cycle des usages avant dtre invitablement dtrns et renvoys aux technopoubelles de lhistoire. Le seul facteur qui restitue sa cohrence cette succession, sinon purement dcousue, de produits de consommation et de services est lintgration croissante de notre temps et de notre activit aux paramtres de lchange lectronique. Des milliards de dollars sont engloutis chaque anne dans des recherches pour savoir comment rduire le temps de dcision, comment liminer le temps superflu de la rflexion et de la contemplation. Telle est la forme du progrs contemporain celle dune capture inlassable et dun contrle incessant du temps et de lexprience.

    Comme beaucoup lont dj not, la forme que prend linnovation en rgime capitaliste est celle dune simulation continuelle de nouveaut tandis que, dans les faits, les formes tablies de relations de pouvoir et de contrle restent les mmes. Durant la majeure partie du XXe sicle, la production de nouveaut, en dpit de son caractre rptitif et de sa nullit, a souvent t vendue comme correspondant limage sociale dun avenir plus

  • volu que le prsent ou dun avenir qui, contrairement au prsent, aurait enfin volu. Dans le cadre de pense futuriste qui caractrisait le milieu du XXe sicle, le produit que lon achetait et que lon intgrait sa vie se rattachait toujours vaguement certaines vocations populaires dune prosprit globale future : lautomatisation qui allait se substituer en douceur au travail humain, la conqute spatiale, lradication du crime et de la maladie Mme si cette foi tait mal place, on croyait au moins quil existait des solutions techniques des problmes irrductiblement humains. prsent, le tempo acclr du pseudo-changement dtruit la perspective mme dune longue dure qui puisse tre collectivement partage pour anticiper, mme de faon trs nbuleuse, un futur autre que la ralit contemporaine. Le rgime 24/7 repose sur des buts de comptitivit individuelle, de carrire, denrichissement matriel, de scurit personnelle et de confort acquis aux dpens dautrui. Le futur est si proche que lon peut uniquement se limaginer comme une continuation de la lutte pour le profit ou pour la survie dans le plus superficiel des prsents.

    Mon argumentation semble jouer sur deux axes contradictoires. Dun ct, jaffirme, avec dautres auteurs, que la forme de la culture technologique contemporaine sinscrit dans la continuit dune logique de modernisation dveloppe ds la fin du XIXe sicle, autrement dit que certaines des caractristiques cls du capitalisme du dbut du XXIe sicle se rattachent par certains aspects aux projets industriels associs aux noms de Werner Siemens, de Thomas Edison et de George Eastman. Ces noms sont emblmatiques du dveloppement dempires entrepreneuriaux intgration

  • verticale qui ont faonn certains aspects cruciaux du comportement social. Sils ont pu raliser leurs ambitions visionnaires, cest grce (1) une conception des besoins humains comme tant des ralits toujours modifiables et extensibles, (2) une conception embryonnaire de la marchandise comme quelque chose de potentiellement convertible en flux abstraits quil sagisse dimages, de sons ou dnergie, (3) des mesures efficaces prises pour rduire le temps de circulation, et (4) dans le cas dEastman et dEdison, dune vision prcoce mais claire des rapports conomiques rciproques entre hardware et software. Les consquences de ces modles hrits du XIXe sicle, en particulier la simplification et la maximisation de la distribution de contenus, se sont imposes elles-mmes en profondeur la vie humaine au cours du XXe sicle.

    Dun autre ct, il est possible didentifier, vers la fin du XXe sicle, une constellation de forces et dentits distinctes de celles du XIXe sicle et de ses phases de modernisation squentielles. Les annes 1990 ont t marques par une profonde mutation des modles dintgration verticale, avec les exemples bien connus des innovations de Microsoft ou de Google ce qui na pas empch certains vestiges des structures hirarchiques antrieures de persister aux cts de ces nouveaux modles, plus flexibles et plus capillaires, dimplmentation et de contrle. Dans ce contexte mergent, la consommation technologique concide jusqu lindistinction avec certaines stratgies et certains effets de pouvoir. Au XXe sicle, lorganisation de la socit de consommation tait bien sr lie des formes de rgulation et dassujettissement sociaux, mais la gestion du comportement conomique est aujourdhui devenue

  • synonyme de formation et de perptuation dindividus mallables et consentants. La vieille logique de lobsolescence programme continue stimuler les demandes de remplacement ou damlioration de diffrents produits. Mais si la dynamique sous-jacente de la course aux produits innovants demeure lie au taux de profit et la concurrence entre firmes pour la domination sur un secteur donn, lintensification du rythme de mise sur le march de nouveaux systmes, modles ou plateformes en versions augmentes ou reconfigures joue cependant un rle crucial pour faonner de nouveaux sujets et intensifier le contrle auxquels ils sont soumis. La docilit et lisolement sociaux ne sont pas les simples sous-produits dune conomie mondiale financiarise, ils participent en fait de ses objectifs premiers. Un lien de plus en plus troit stablit entre les besoins individuels et les programmes fonctionnels et idologiques auxquels les nouveaux produits sont intgrs. Les produits en question ne sont pas de simples artefacts ou de simples dispositifs physiques, mais aussi et en mme temps tout un ensemble de services et dinterconnexions rapidement en passe de devenir les modles dominants ou exclusifs de notre ralit sociale.

    Mais ce phnomne actuel dacclration ne se rsume pas une simple succession linaire dinnovations, o un nouvel lment viendrait se substituer un ancien, une fois celui-ci prim. Chaque opration de remplacement saccompagne toujours dun accroissement exponentiel du nombre de choix et doptions disponibles par rapport ltat antrieur. On assiste un processus continu dtirement et dexpansion, qui se produit simultanment plusieurs niveaux et sur diffrents sites, avec une multiplication des plages de temps et dexprience qui

  • sont annexes de nouvelles tches et de nouvelles exigences machiniques. Une logique de dplacement (ou dobsolescence) se couple un phnomne dlargissement et de diversification des processus et des flux auxquels un individu se trouve effectivement li. Toute nouveaut technologique apparente quivaut une dilatation qualitative de notre habituation et de notre dpendance aux routines du rgime 24/7 ce qui correspond aussi une expansion du nombre de points par lesquels un individu peut tre transform en application de nouveaux systmes et de nouvelles entreprises de contrle.

    Il faut cependant ajouter que les individus font aujourdhui trs diversement lexprience du fonctionnement de lconomie mondialise. Dans les zones les plus cosmopolites de la plante, les stratgies de diminution de puissance dagir fondes sur limposition de techniques de personnalisation et dauto-administration digitales se dveloppent mme parmi les groupes sociaux trs faibles revenus. Mais il y existe par ailleurs des populations humaines entires qui, atteignant peine le niveau de subsistance, ou se trouvant mme en dessous, ne sauraient tre intgres aux nouvelles exigences des marchs, et qui apparaissent de ce fait comme insignifiantes ou superflues. La mort, sous diffrentes formes, est lun des sous-produits du nolibralisme : lorsque les gens nont plus rien que lon puisse leur prendre, que ce soit des ressources ou de la force de travail, ils deviennent tout simplement superflus. La progression actuelle de lesclavage sexuel ainsi que laccroissement du trafic dorganes et de parties du corps humain suggrent que la limite externe de la superfluit peut encore tre repousse avec profit pour le dveloppement de nouveaux secteurs de march.

  • Le rythme de consommation technologique acharn qui sest dvelopp ces deux ou trois dernires dcennies fait que lon na plus le temps de se familiariser suffisamment avec lusage dun produit donn ou dun ensemble de produits pour que ceux-ci puissent simplement se fondre dans le paysage de nos vies. La priorit donne aux capacits oprationnelles et performatives prend le pas sur ce que lon appelait autrefois le contenu . Au lieu dtre un moyen pour un ensemble de fins plus vastes, lappareil est la fin en soi. Son but est de pousser lutilisateur accomplir de faon toujours plus efficace les tches et les fonctions routinires quon lui impose. Il devient systmatiquement impossible de prendre le moindre moment de rpit ou de pause pour mettre en perspective sur la longue dure des proccupations ou des projets transindividuels.

    Si la trs courte dure de vie de ces appareils ou dispositifs nous laisse certes le temps de jouir du plaisir et du prestige lis au fait de les possder, elle nous insuffle en mme temps la conscience que lobjet en question est ds le dpart plac sous le sceau de limpermanence et de la dchance. Les anciens cycles de remplacement duraient au moins assez longtemps pour entretenir de faon temporaire lillusion consensuelle dune semi-permanence des objets. Lintervalle de temps qui spare prsent le dernier produit high-tech du dchet est si bref quil pousse deux attitudes contradictoires coexister en nous : dune part, le besoin et/ou le dsir de lobjet, mais aussi, dautre part, lidentification positive avec son inexorable processus dannulation et de remplacement. Lacclration de la production de nouveaut a pour effet dinvalider la mmoire collective ce qui signifie par ailleurs que lvaporation du savoir historique na plus besoin dtre

  • organise du sommet vers la base. Les conditions de communication et daccs linformation assurent au jour le jour leffacement systmatique du pass en tant quil participe de la construction fantasmatique du prsent.

    Invitablement, des cycles aussi courts se mettent susciter des angoisses chez certains, dont la crainte dtre dmod ainsi que dautres formes de frustration. Il importe cependant de reconnatre ce que cette incitation saligner soi-mme sur une squence en perptuelle volution et adosse des promesses de plus grande fonctionnalit peut avoir dattractif, et ceci malgr le fait que la jouissance de ses bnfices rels soit toujours remise plus tard. prsent, le dsir daccumuler des objets importe moins que le fait dobtenir la confirmation que notre vie concide bien avec les applications, les appareils et les rseaux du moment, disponibles et matraqus par la publicit. Dans cette perspective, lacclration des squences dacquisition et dabandon, loin dapparatre comme quelque chose de regrettable, se prsente plutt comme le signe tangible de notre accs aux flux et aux options les plus demands. Boltanski et Chiapello indiquent sur ce point que les phnomnes sociaux caractriss par des tats dimmobilit apparente ou de changement lent se voient marginaliss et vids de leur valeur ou de leur dsirabilit. Se consacrer des activits o le temps investi nest pas susceptible dtre maximis par le truchement dune interface interconnecte est dsormais quelque chose quil vaut mieux viter ou ne faire quavec parcimonie.

    La soumission ces dispositifs est peu prs irrsistible, tant donn lapprhension de lchec social et conomique, la peur de se faire distancer, dtre considr

  • comme dmod. Les rythmes de consommation technologique sont insparables dexigences dautoadministration permanente. Tout nouveau produit ou service est prsent comme essentiel lorganisation bureaucratique de notre propre vie ; sans compter quun nombre toujours croissant de routines et de besoins se mettent constituer cette vie que personne na vraiment choisie. La privatisation et le cloisonnement de nos activits dans cette sphre peuvent entretenir chez certains lillusion de russir ruser avec le systme en inventant un rapport original ou suprieur avec ces tches, en se montrant peut-tre plus entreprenants ou moins compromis en apparence. Le mythe du hacker solitaire perptue le fantasme selon lequel la relation asymtrique entre lindividu et le rseau peut tre crativement djoue lavantage de ce premier. En ralit, notre travail obligatoire dautomanagement nous impose une inluctable uniformit. Lillusion du choix et de lautonomie est lun des fondements du systme global dautorgulation. On trouve un peu partout la thse selon laquelle les dispositifs technologiques contemporains ne constituent au fond quun ensemble neutre doutils pouvant tre utiliss de faons trs diffrentes, y compris au service dune politique dmancipation. Le philosophe Giorgio Agamben a rfut de telles assertions, en rpondant : Il semble quaujourdhui il ny ait plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit model, contamin, ou contrl par un dispositif. Il affirme de faon convaincante quil est tout fait impossible que le sujet du dispositif lutilise de manire correcte. Par ailleurs, les tenants de tels discours sont souvent, leur tour, le rsultat du dispositif mdiatique dans lequel ils sont prisnote .

  • Sintresser aux proprits esthtiques de limage digitale, comme le font aujourdhui de nombreux thoriciens et de nombreux critiques, revient ngliger le fait que cette imagerie est subordonne un vaste champ doprations et de rquisits non visuels. La plupart des images qui sont produites et mises en circulation aujourdhui le sont au service dune maximisation du temps pass dans les formes ordinaires de lautomanagement et de lautorgulation individuels. Fredric Jameson a fait valoir quavec leffondrement des distinctions nettes qui sparaient jadis les sphres du travail et du loisir, limpratif de regarder des images est aujourdhui devenu central pour le fonctionnement de la plupart des institutions hgmoniques. Il montre comment, jusquau milieu du XXe sicle, limagerie de la culture de masse permettait souvent dchapper aux interdits dun surmoi surdveloppnote. prsent, dans un singulier retournement, cest lexigence dimmersion obligatoire, 24/7, dans un contenu visuel, qui devient de fait une nouvelle forme de surmoi institutionnel. Bien sr, on peut regarder, voir davantage dimages de diffrentes sortes que jamais auparavant, mais cest dans le cadre de ce que Foucault a dcrit comme tant un rseau dobservation permanente . La plupart des sens que le terme observateur ava