Jodelet, D. (1994). Représentations, Pratiques, Société Et Individu Sous l’Enquête Des...

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Bernard Dantier (27 mai 2007) (docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, enseignant à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence) Textes de méthodologie en sciences sociales choisis et présentés par Bernard Dantier “Représentations, pratiques, société et individu sous l’enquête des sciences sociales: Denise Jodelet, Les représentations sociales.” Extrait de: Denise Jodelet, Les représentations sociales, Paris, PUF, 1994 (pp. 36-57) Un document produit en version numérique par M. Bernard Dantier, bénévole, Docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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  • Bernard Dantier (27 mai 2007)

    (docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales,

    enseignant lInstitut dtudes Politiques dAix-en-Provence)

    Textes de mthodologie en sciences sociales choisis et prsents par Bernard Dantier

    Reprsentations, pratiques, socit et individu

    sous lenqute des sciences sociales: Denise Jodelet, Les reprsentations sociales.

    Extrait de: Denise Jodelet, Les reprsentations sociales,

    Paris, PUF, 1994 (pp. 36-57)

    Un document produit en version numrique par M. Bernard Dantier, bnvole, Docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales

    Enseignant lInstitut dEtudes Politiques dAix-en-Provence Courriel : [email protected]

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"

    dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi Site web : Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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    Un document produit en version numrique par M. Bernard Dantier, bnvole, Docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales Enseignant lInstitut dEtudes Politiques dAix-en-Provence Courriel : [email protected] Textes de mthodologie en sciences sociales choisis et prsents par Bernard Dantier :

    Reprsentations, pratiques, socit et individu sous lenqute des sciences sociales:

    Denise Jodelet, Les reprsentations sociales. Extrait de :

    Extrait de: Denise Jodelet, Les reprsentations sociales, Paris, PUF, 1994 (pp. 36-57)

    Utilisation des fins non commerciales seulement.

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition complte Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec, le 3 juin 2007.

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    Textes de mthodologie en sciences sociales choisis et prsents par Bernard Dantier :

    Reprsentations, pratiques, socit et individu sous lenqute

    des sciences sociales: Denise Jodelet, Les reprsentations

    sociales.

    Extrait de :

    Denise Jodelet, Les reprsentations sociales, Paris, PUF, 1994 (pp. 36-57)

    Par Bernard Dantier, sociologue (27 mai 2007)

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    Reprsentations, pratiques, socit et individu sous lenqute des sciences sociales: Denise Jodelet, Les reprsentations sociales.

    Trs tt les sciences sociales ont conu et mis en usage la reprsen-tation (cette faon de rendre symboliquement prsent soi et au-trui tout ou partie du monde en dehors du champ de la perception di-recte). Que cela soit par exemple chez mile Durkheim avec la notion holiste de reprsentations collectives ou chez Sigmund Freud avec celle plus psychologique de reprsentation intrapsychique ( reprsen-tance ), on a tent de prendre en compte dans ltude des phnom-nes humains cette part qui apparemment revient la subjectivit de lindividu pour la relier son environnement social. Trs tt aussi on sest interrog sur la causalit en jeu : la reprsentation est-elle le sim-ple effet passif et souvent dform de ce monde par le biais des prati-ques dont elle serait une reproduction simule (thse dEmile Durk-heim la suite dj de Karl Marx), ou possde-t-elle une certaine au-tonomie qui par la force des connexions logiques et des ractions af-fectives lui donne puissance de structurer les pratiques et de modifier le monde (thse de Max Weber) ou encore, ces thses tant jugeables rductrices, la reprsentation et la pratique sont-elles les deux versants indissociables dune mme ralit (thse de Pierre Bourdieu avec le concept dhabitus)?

    Cest en reprenant ces problmatiques que lquipe, coordonne

    par Denise Jodelet, quipe quon appelle lcole franaise des repr-sentations sociales , sattaque aux reprsentations en tchant de les relier aux diverses dimensions de la vie humaine et sociale, en leur confrant le rle fondamental de centre de liaison et de coordination.

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    Dans le texte qui suit le lecteur pourra constater que cette cole construit un appareil danalyse trs syncrtique : dmile Durkheim Jean Piaget sans ngliger Sigmund Freud, rien nest mis de ct de lhritage des sciences sociales pour tenter daborder ces reprsenta-tions dans la multidisciplinarit si ce nest mme la transdisciplinarit. Linfluence de la psychologie sociale amricaine nest pas non plus rejete ici: le souci qui conduit les auteurs expliquer et comprendre les laborations de ces reprsentations au travers des interactions dans les groupes entre individus, rappelle nombre de travaux de recherche o aux USA des spcialistes sappliquent ramener les phnomnes globaux du social des actions et ractions interindividuelles tudia-bles psychologiquement (type dapproche que Durkheim, dont pour-tant se rclament nos auteurs, prohibait radicalement). Aussi ce syn-crtisme peut-il paratre nuire finalement lunit et la cohrence de cette forme de recherche et de thorie. Cependant le mrite resterait dans cette tentative de rassembler et de synthtiser ce qui trop souvent se trouve trop facilement spar et plac en absolu.

    Il sera toujours bon, en tout cas, dans toute enqute utilisant ques-

    tionnaires et entretiens pour recueillir des informations issus de lunivers mental des individus, davoir lesprit les problmatiques concernant les reprsentations et les thories que leur usage met en jeu.

    Bernard Dantier, sociologue

    27 mai 2007

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    Denise Jodelet: extrait de

    Denise Jodelet, Les reprsentations sociales, Paris, PUF, 1994

    (pp. 36-57) APPROCHES DE LA NOTION DE REPRSENTATION

    SOCIALE Cet exemple montre, comme tant d'autres auraient pu le faire, que

    les reprsentations sociales sont des phnomnes complexes toujours activs et agissant dans la vie sociale. Dans leur richesse phnomnale on repre des lments divers dont certains sont parfois tudis de manire isole: lments informatifs, cognitifs, idologiques, norma-tifs, croyances, valeurs, attitudes, opinions, images, etc. Mais ces l-ments sont toujours organiss sous l'espce d'un savoir disant quelque chose sur l'tat de la ralit. Et c'est cette totalit signifiante qui, en rapport avec l'action, se trouve au centre de l'investigation scientifi-que. Celle-ci se donne pour tche de la dcrire, l'analyser, l'expliquer en ses dimensions, formes, processus et fonctionnement. Durkheim (1895) fut le premier identifier de tels objets, comme productions mentales sociales relevant d'une tude de l'idation collective . Moscovici (1961) en renouvela l'analyse, insistant sur la spcificit des phnomnes reprsentatifs dans les socits contemporaines que caractrisent l'intensit et la fluidit des changes et communications, le dveloppement de la science, la pluralit et la mobilit sociales.

    Notre exemple permet aussi d'approcher une premire caractrisa-

    tion de la reprsentation sociale sur laquelle s'accorde la communaut

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    scientifique. C'est une forme de connaissance, socialement labore et partage, ayant une vise pratique et concourant la construction d'une ralit commune un ensemble social. galement dsigne comme savoir de sens commun ou encore savoir naf , natu-rel , cette forme de connaissance est distingue, entre autres, de la connaissance scientifique. Mais elle est tenue pour un objet d'tude aussi lgitime que cette dernire en raison de son importance dans la vie sociale, de l'clairage qu'elle apporte sur les processus cognitifs et les interactions sociales.

    On reconnat gnralement que les reprsentations sociales, en tant

    que systmes d'interprtation rgissant notre relation au monde et aux autres, orientent et organisent les conduites et les communications so-ciales. De mme interviennent-elles dans des processus aussi varis que la diffusion et l'assimilation des connaissances, le dveloppement individuel et collectif, la dfinition des identits personnelles et socia-les, l'expression des groupes, et les transformations sociales.

    En tant que phnomnes cognitifs, ils engagent l'appartenance so-

    ciale des individus avec les implications affectives et normatives, avec les intriorisations d'expriences, de pratiques, de modles de condui-tes et de pense, socialement inculqus ou transmis par la communica-tion sociale, qui y sont lies. De ce fait leur tude constitue une contribution dcisive l'approche de la vie mentale individuelle et collective. De ce point de vue, les reprsentations sociales sont abor-des la fois comme le produit et le processus d'une activit d'appro-priation de la ralit extrieure la pense et d'laboration psycholo-gique et sociale de cette ralit. C'est dire que l'on s'intresse une modalit de pense, sous son aspect constituant les processus et constitu les produits ou contenus. Modalit de pense qui tient sa spcificit de son caractre social.

    En effet, reprsenter ou se reprsenter correspond un acte de pen-

    se par lequel un sujet se rapporte un objet. Celui-ci peut tre aussi bien une personne, une chose, un vnement matriel, psychique ou social, un phnomne naturel, une ide, une thorie, etc. ; il peut tre aussi bien rel qu'imaginaire ou mythique, mais il est toujours requis. Il n'y a pas de reprsentation sans objet. Quant l'acte de pense par lequel s'tablit la relation entre le sujet et l'objet, il a des caractristi-

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    ques spcifiques par rapport d'autres activits mentales (perceptive, conceptuelle, mmorielle, etc.). D'autre part la reprsentation mentale, comme la reprsentation picturale, thtrale ou politique, donne voir cet objet, en tient lieu, est sa place ; elle le rend prsent quand il est lointain ou absent. Elle est donc le reprsentant mental de l'objet qu'elle restitue symboliquement. En outre, contenu concret de l'acte de pense, elle porte la marque du sujet et de son activit. Ce dernier as-pect renvoie au caractre constructif, cratif, autonome de la reprsen-tation qui comporte une part de re-construction, d'interprtation de l'objet et d'expression du sujet.

    Ces caractristiques gnrales du fait de reprsentation rendent

    compte des focalisations de la recherche portant sur les reprsenta-tions sociales. Prise en compte de la particularit des objets. Double centration sur les contenus et les processus.

    Attention la dimension sociale susceptible d'inflchir l'activit

    reprsentative et son produit. Partant de la richesse phnomnale ob-serve intuitivement, les diffrentes approches vont dcouper des ob-jets qui seront recueillis, analyss et manipuls grce des procdures empiriques certifies, pour dboucher sur des construits scientifiques justiciables d'un traitement thorique. La richesse de la notion de re-prsentation comme la diversit des courants de recherche prtent des angles d'attaque et des optiques varis dans le traitement des ph-nomnes reprsentatifs. Nous allons tenter de suivre quelques pistes majeures. Mais d'abord un constat.

    VITALIT, TRANSVERSALIT, COMPLEXIT Quiconque regarde le champ de recherche aujourd'hui cristallis

    autour de la notion de reprsentation sociale ne manquera pas de rele-ver trois particularits saillantes: la vitalit, la transversalit et la com-plexit.

    La vitalit, voici une notion dsormais consacre dans les sciences

    humaines par un usage qui tend se gnraliser depuis une dcade, mais fut, depuis Durkheim, rien moins que constant. Rapidement tombe en dsutude, la notion de reprsentation sociale, aprs avoir

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    t remise en lumire dans la psychologie sociale par Moscovici, eut encore connatre une priode de latence avant de mobiliser un vaste courant de recherche dont la bibliographie figurant en tte de cet ou-vrage donne une premire ide. Attestent de ce regain non seulement le nombre des publications, mais aussi la diversit des pays o elle est employe, des domaines o elle est applique, des approches mtho-dologiques et thoriques qu'elle inspire.

    Une telle conqute s'explique par la leve d'obstacles de type pis-

    tmologique qui ont empch le dploiement de la notion. Moscovici (chap. 2) envisage, de ce point de vue, la priode qui a prcd sa re-prise de la notion de reprsentation sociale. Pour la priode qui l'a sui-vie, j'ai indiqu ailleurs (Jodelet, 1984, 1985) comment son dvelop-pement eut ptir, entre autres, d'un double verrouillage. En psycho-logie d'abord, en raison de la dominance du modle behavioriste qui dniait toute validit la prise en compte des phnomnes mentaux et de leur spcificit. Dans les sciences sociales, ensuite, en raison de la dominance d'un modle marxiste dont la conception mcaniste des rapports entre infra et super-structure dniait toute lgitimit ce do-maine d'tude tenu pour peupl de purs reflets ou souponn d'ida-lisme. Mais l'volution des recherches et les changements de paradig-mes dans les diverses sciences humaines devaient redonner la notion toute son actualit, ouvrant des perspectives fcondes et des recher-ches nouvelles.

    En psychologie un renversement dcrit par Markus et Zajonc

    (1987) s'est produit qui fait rejoindre le point de vue dfendu ds 1961 par Moscovici. Avec le dclin du behaviorisme et les rvolutions du new-look, dans les annes 70, et du cognitivisme, dans les annes 80, le paradigme stimulus-rponse (S-R) s'est progressivement enrichi. Dans un premier temps le sujet dnomm organisme est intgr dans le schma originel comme instance mdiatrice entre le stimulus et la rponse, ce que traduit le schma S-O-R. Dans un deuxime temps, avec la prise en compte des structures mentales, les reprsentations, tats psychologiques internes correspondant une construction cognitive active de l'environnement, tributaire de facteurs individuels et sociaux, reoivent un rle crateur dans le processus d'laboration de la conduite. Ce qu'exprim le schma 0-S-O-R, qui concide avec celui que Moscovici proposait dans sa critique du

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    schma S-R en disant que la reprsentation dtermine la fois le sti-mulus et la rponse, qu'il n'y a pas de coupure entre l'univers ext-rieur et l'univers intrieur de l'individu (ou du groupe) (1969, p. 9).

    Le concept, qui fut rnovateur en psychologie sociale, apparat

    comme runificateur dans les sciences sociales. Le changement des conceptions de l'idologie (devenue, avec les travaux de l'cole al-thussrienne, instance autonome, cadre de toute pratique, produisant des effets de connaissance et dote d'une efficace propre) conduit surmonter les apories de la hirarchisation des niveaux de la structure sociale et rhabiliter la reprsentation. Celle-ci est conue par l'his-torien comme un lment ncessaire de la chane conceptuelle permet-tant de penser les rapports entre le matriel et le mental dans l'volu-tion des socits (Duby, 1978, p. 20). Elle se voit confrer par l'an-thropologue la proprit de particulariser dans chaque formation so-ciale l'ordre culturel (Hritier, 1979), d'tre constitutive du rel et de l'organisation sociale (Auge, 1974; Godelier, 1984), d'avoir une effi-cacit propre dans leur devenir. Pour le sociologue, elle rend compte des comportements politiques (Michelat et Simon, 1977) et religieux (Matre, 1972) et apparat, via son objectivation dans le langage et sa mise en acceptabilit par le discours politique, comme un facteur de transformation sociale (Bourdieu, 1982 ; Faye, 1973). Proprits assi-gnes la reprsentation sociale ds 1961 par Moscovici avec lequel converge, par ailleurs, la sociologie de la connaissance labore dans le cadre de l'interactionnisme symbolique (Berger et Luckman, 1966), l'ethno-mthodologie (Cicourel, 1973), la phnomnologie (Schutz, 1962) qui rapportent la ralit sociale une construction consensuelle, tablie dans l'interaction et la communication. Cette dynamique, qui dborde largement les limites du domaine psychosociologique, ne suf-fit pas cependant rendre compte de la physionomie actuelle de ce dernier. Il faut aussi se rapporter la fcondit de la notion, mesurable la diversit des perspectives et des dbats qu'elle suscite. L'une des raisons qui ont amen Moscovici (1969, 1984) renouer avec l'usage de la notion fut la raction contre l'insuffisance des concepts de la psychologie sociale, la limitation de ses objets et paradigmes. Cette perspective critique a pu entraner un certain flou notionnel qui fut aussi raison de fcondit. Il a en effet autoris des entreprises empiri-ques et conceptuelles diverses et l'articulation de la conception psy-chosociologique celle d'autres disciplines. Il est aussi raison de vita-

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    lit dans la mesure o il autorise des interprtations multiples de la notion et des discussions qui sont source d'avances thoriques. Ce bourgeonnement a directement voir avec les autres caractres que nous avons mentionns: la transversalit et la complexit.

    Situe l'interface du psychologique et du social, la notion a voca-

    tion pour intresser toutes les sciences humaines. On la retrouve l'uvre en sociologie, anthropologie et histoire, tudie dans ses rap-ports l'idologie, aux systmes symboliques et aux attitudes sociales que refltent les mentalits. Sperber (chap. 4), et Laplantine (chap. 13) illustrent ainsi l'oprativit de la notion et son enrichissement en an-thropologie. Elle rejoint galement, via les processus cognitifs qu'elle implique, le champ de la psychologie cognitive, de la cognition so-ciale avec laquelle Doise (chap. 10 et 16), Semin (chap. 11), Hews-tone (chap. 12) examinent quelques articulations. Renvoyant une forme de pense, son tude relve aussi de la logique aborde sous son aspect naturel par Grize (chap. 6) ou social par Win-dish (chap. 7). Ce n'est pas tout. Comme le montrent Kas (chap. 3), Chombart de Lau\ve et Feuerhahn (chap. 15), on peut observer dans la production reprsentative le jeu de la fantasmatique individuelle et de l'imaginaire social, ce qui nous renvoie la psychanalyse. De mme, le rle du langage dans les phnomnes reprsentatifs qu'analyse Harr (chap. 5) engage aussi la rflexion des thoriciens du langage (Fodor, 1981; Searle, 1983). Cette multiplicit de relations avec des disciplines voi-sines confre au traitement psychosociologique de la reprsentation un statut transverse qui interpelle et articule divers champs de recherche, rclamant, non une juxtaposition mais une relle coordination de leurs points de vue. Dans cette transversalit rside sans doute l'un des ap-ports les plus prometteurs de ce domaine d'tude.

    Partant, la notion de reprsentation sociale prsente comme les

    phnomnes qu'elle permet d'aborder une certaine complexit et dans sa dfinition et dans son traitement. Sa position mixte au carrefour d'une srie de concepts sociologiques et de concepts psychologiques (Moscovici, 1976, p. 39) implique qu'elle soit mise en rapport avec des processus relevant d'une dynamique sociale et d'une dynamique psychique et que soit labor un systme thorique lui-mme com-plexe. On doit prendre en compte d'un ct le fonctionnement cognitif et celui de l'appareil psychique, de l'autre le fonctionnement du sys-

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    tme social, des groupes et des interactions pour autant qu'ils affectent la gense, la structure et l'volution des reprsentations et sont concerns par leur intervention. Vaste programme qui est loin d'tre accompli, s'il est en voie de ralisation, comme nous le verrons. Mais il faut le dire : les reprsentations sociales doivent tre tudies en ar-ticulant lments affectifs, mentaux et sociaux et en intgrant ct de la cognition, du langage et de la communication, la prise en compte des rapports sociaux qui affectent les reprsentations et la ralit ma-trielle, sociale et idelle sur laquelle elles ont intervenir. C'est dans cette vise que Moscovici a formul et dvelopp sa thorie (cf. no-tamment 1976, 1981, 1982, 1984). Une thorie qui constitue la seule tentative systmatique et globale existant ce jour, comme le rappelle Herzlich (1972).

    En effet, dans une exploration en perptuelle tension entre le ple

    psychologique et le ple social, les diffrents travaux mens en labo-ratoire et sur le terrain se sont le plus souvent focaliss, par souci heu-ristique, sur des aspects bien circonscrits des phnomnes reprsenta-tifs. Non sans courir parfois le risque de les ramener des vnements intra-individuels ou de les diluer dans des processus idologiques ou culturels. Limitations et rductionnismes dont le dveloppement tho-rique de la notion ne peut que ptir et qu'il faut viter ainsi que le sou-ligne Doise: La pluralit d'approches de la notion et la pluralit de significations qu'elles vhiculent en font un instrument de travail dif-ficile manipuler. Mais la richesse et la varit mme des travaux inspirs par cette notion font qu'on hsiterait mme la faire voluer par un rductionnisme qui privilgierait par exemple une approche exclusivement psychologique ou sociologique. Ce serait prcisment enlever la notion sa fonction d'articulation de diffrents systmes explicatifs. On ne peut pas liminer de la notion de reprsentation so-ciale les rfrences aux multiples processus individuels, interindivi-duels, intergroupes et idologiques qui souvent entrent en rsonance les uns avec les autres et dont les dynamiques d'ensemble aboutissent ces ralits vivantes que sont en dernire instance les reprsentations sociales (1986, p. 19, 83). Aussi, est-ce dans une approche respec-tant la complexit des phnomnes et de la notion que doit se dve-lopper la thorie, mme si cela parat une gageure.

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    L'ESPACE D'TUDE DES REPRSENTATIONS SOCIALES En plus de vingt ans, s'est constitu, particulirement en psycholo-

    gie sociale, un champ ayant fait l'objet de revues et commentaires di-vers (Codol, 1969; Farr, 1977, 1984, 1987; Harr, 1984 ; Herzlich, 1972; Jodelet, 1984; Potter et Litton, 1985) et dont les acquis prsen-tent des convergences certaines. Nanmoins, la multiplicit des pers-pectives y dessine des territoires plus ou moins autonomes par l'accent mis sur des aspects spcifiques des phnomnes reprsentatifs. Il en rsulte un espace d'tude multidimensionnel que nous allons essayer de baliser en nous aidant du tableau I (p. 44) qui synthtise les pro-blmatiques et leurs axes de dveloppement.

    Au centre de ce tableau figure le schma de base caractrisant la

    reprsentation comme une forme de savoir pratique reliant un sujet un objet. Tous se rejoignent sur ce schma mme s'ils confrent ses termes une porte et des implications variables. Nous y retrouvons des lments et relations, dj mentionns, dont les recherches se donnent pour but de spcifier et expliquer les modalits. Rappelons-les avant de survoler les recherches:

    La reprsentation sociale est toujours reprsentation de quelque

    chose (l'objet) et de quelqu'un (le sujet). Les caractristiques du sujet et de l'objet auront une incidence sur ce qu'elle est.

    La reprsentation sociale est avec son objet dans un rapport de

    ymbolisation , elle en tient lieu, et d'interprtation , elle lui confre des significations. Ces significations rsultent d'une activit qui fait de la reprsentation une construction et une expression du sujet. Cette activit peut renvoyer soit des processus cognitifs le sujet est alors considr d'un point de vue pistmique soit des mcanismes intrapsychiques (projections fantasmatiques, investisse-ments pulsionnels, identitaires, motivations, etc.) le sujet est alors considr d'un point de vue psychologique. Mais la particularit de l'tude des reprsentations sociales est d'intgrer dans l'analyse de ces processus l'appartenance et la participation sociales ou culturelles du sujet. C'est ce qui la distingue d'une perspective purement cognitiviste

  • Reprsentations, pratiques, socit et individu sous lenqute des sciences sociales: Jodelet.. 14

    ou clinique. D'autre part, elle peut aussi s'attacher l'activit mentale d'un groupe ou d'une collectivit, ou considrer cette activit comme l'effet de processus idologiques qui traversent les individus. Nous aurons revenir sur ces points essentiels.

    Forme de savoir, la reprsentation se prsentera comme une

    modlisation de l'objet directement lisible dans, ou infre de, di-vers supports linguistiques, comportementaux ou matriels. Toute tude de reprsentation passera par une analyse des caractristiques lies au fait qu'elle est une forme de connaissance.

    Qualifier ce savoir de pratique rfre l'exprience partir de

    laquelle il est produit, aux cadres et conditions dans lesquels il l'est, et surtout au fait que la reprsentation sert agir sur le monde et autrui. Ce qui dbouche sur ses fonctions et son efficacit sociales. La posi-tion occupe par la reprsentation dans l'ajustement pratique du sujet son environnement, la fera qualifier par certains de compromis psy-chosocial.

    Les questions que soulve l'articulation de cet ensemble d'lments

    et de relations peuvent tre condenses dans la formule suivante : Qui sait et d'o sait-on? Que et comment sait-on? Sur quoi sait-on et avec quel effet? . Ces interrogations dbouchent sur trois ordres de problmatiques qui sont prsentes en allant de gauche droite dans le Tableau I : a conditions de production et de circula-tion; b processus et tats; c statut pistmologique des reprsentations sociales. Ces problmatiques sont interdpendantes et subsument les thmes des travaux thoriques et empiriques.

    Si l'on suit l'historique du champ de recherche c'est vers le rapport

    de la reprsentation la science et la socit qu'il faut se tourner. En effet, quand Moscovici a renou avec le concept de Durkheim, ce ne fut pas seulement dans une perspective critique, qui tait d'ailleurs assortie d'une vise constructive: donner la psychologie sociale des objets et outils conceptuels permettant une connaissance cumulative, en prise avec les vritables questions poses par la vie sociale. L'ou-vrage La psychanalyse, son image et son public, suivant la drive d'une thorie scientifique, la psychanalyse, mesure de sa pntration dans la socit, entendait contribuer une psychosociologie de la

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    connaissance alors inexistante ct d'une sociologie de la connais-sance florissante et d'une pistmologie du sens commun peine nais-sante (Heider, 1958). Cette tude du choc entre une thorie et des modes de pense propres diffrents groupes sociaux cernait com-ment s'opre la transformation d'un savoir (scientifique) dans un autre (sens commun) et rciproquement. Deux axes de proccupation y sont associs. Le premier s'attache la fabrication d'une connaissance populaire , l'appropriation sociale de la science par une socit pensante , compose de savants amateurs , et l'tude des caract-res distinctifs de la pense naturelle eu gard la pense scientifique (Moscovici et Hewstone, 1983, 1984). Le second axe concerne la dif-fusion des connaissances laquelle font rfrence Schiele et Boucher (chap. 19). Aux travaux examinant l'interdpendance entre les proces-sus de reprsentation et de vulgarisation (Ackermann et al, 1963,1971,1973-1974; Barbichon, 1972 ; Roqueplo, 1974), fait cho l'accent port, avec une insistance croissante, en didactique des scien-ces et formation des adultes, sur le rle des reprsentations sociales comme systme d'accueil pouvant faire obstacle ou servir de point d'appui l'assimilation du savoir scientifique et technique (Albertini et Dussault, 1984; Astolfi, Giordan et al, 1978 ; Audigier et al., 1986).

    Ces deux optiques convergent sur le fait que la connaissance

    nave ne doit pas tre invalide comme fausse ou biaise. Ce qui va l'encontre de certains postulats cognitivistes selon lesquels existe-raient des biais naturels, inhrents au fonctionnement mental spon-tan, par exemple dans l'attribution de causalit. Il s'agit d'une connaissance autre que celle de la science mais qui est adapte , et corrobore par, l'action sur le monde. Sa spcificit dont rendent compte une formation et des finalits sociales, est un objet d'tude pistmologique non seulement lgitime mais ncessaire pour com-prendre pleinement les mcanismes de la pense et pertinent pour trai-ter du savoir scientifique lui-mme, ce dont Palmonari et Zani (chap. 14) donnent un exemple propos de la psychologie.

    Nous rejoignons ici un postulat fondamental dans l'tude des repr-

    sentations sociales: celui d'une interrelation, d'une correspondance, entre les formes d'organisation et de communication sociales et les modalits de la pense sociale, envisage sous l'angle de ses catgo-ries, de ses oprations, et de sa logique. Il trouva sa formulation pre-

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    mire chez Durkheim qui insistait sur l'isomorphie entre reprsenta-tions et institutions: les catgories servant la classification des cho-ses sont solidaires des formes de groupement social, les relations entre classes le sont de celles qui organisent la socit. Il fut diffremment dvelopp selon que les auteurs ont port leur attention sur le lien existant entre communication sociale d'une part, structure sociale de l'autre, et reprsentations. rle de la communication sociale pour plu-sieurs raisons. Tout d'abord, il s'agit d'un objet propre la psychologie sociale qui contribue ainsi de faon originale l'approche des phno-mnes cognitifs. Ensuite, la communication joue un rle fondamental dans les changes et interactions qui concourent l'institution d'un univers consensuel. Enfin, elle renvoie des phnomnes d'influence et d'appartenance sociales dcisifs dans l'laboration des systmes in-tellectuels et de leurs formes. L'incidence de la communication est examine par Moscovici trois niveaux: 1 / au niveau de l'mergence des reprsentations dont les conditions affectent les aspects cognitifs. Au nombre de ces conditions se rangent: la dispersion et le dcalage des informations concernant l'objet reprsent et qui sont ingalement accessibles selon les groupes; la focalisation sur certains aspects de l'objet en fonction des intrts et de l'implication des sujets; la pres-sion l'infrence due la ncessit d'agir, prendre position ou obtenir la reconnaissance et l'adhsion des autres. Autant d'lments qui vont diffrencier la pense naturelle dans ses oprations, sa logique et son style. 2 / Au niveau des processus de formation des reprsentations, l'objectivation et l'ancrage qui rendent compte de l'interdpendance entre l'activit cognitive et ses conditions sociales d'exercice, aux plans de l'agencement des contenus, des significations et de l'utilit qui leur sont confrs. 3 / Au niveau des dimensions des reprsenta-tions ayant trait l'dification de la conduite: opinion, attitude, stro-type sur lesquelles interviennent les systmes de communication m-diatiques. Ceux-ci, selon les effets recherchs sur leur audience, pr-sentent des proprits structurales diffrentes correspondant la diffu-sion, la propagation et la propagande. La diffusion est mise en rapport avec la formation des opinions, la propagation avec celle des attitudes et la propagande avec celle des strotypes.

    Ainsi la communication sociale, sous ses aspects interindividuels,

    institutionnels et mdiatiques apparat-elle comme condition de possi-bilit et de dtermination des reprsentations et de la pense sociales.

  • Reprsentations, pratiques, socit et individu sous lenqute des sciences sociales: Jodelet.. 17

    De nombreux auteurs ont dvelopp les implications d'un tel statut. Grize (1984 et ici) rapporte les processus de schmatisation des repr-sentations et les proprits de la logique naturelle aux rapports d'in-fluence engags dans les situations d'interlocution, influence qui vise faire de ses ides des vidences objectives. De mme les rapports d'in-fluence fondent le rle de la communication dans les milieux scienti-fiques (Knorr-Cetina, 1981) quand il s'agit de la fabrication de la science et de ses faits : De toutes les activits humaines la fabrica-tion des faits est la plus intensment sociale, telle est l'vidence qui permit nagure la sociologie des sciences de prendre son essor. Le sort d'un nonc est, littralement, entre les mains d'une foule; chacun peut le laisser tomber, le contredire, le traduire, le modifier, le trans-former en artefact, le tourner en drision, l'introduire dans un autre contexte titre de prmisse, ou dans certains cas, le vrifier, le certi-fier et le passer tel quel quelqu'un d'autre, lequel son tour, etc. Le mot "c'est un fait" ne dfinit pas l'essence de certains noncs, mais certains parcours dans une foule (Latour, 1983).

    Ce parcours ne concerne pas seulement le fait scientifique. Il est

    la base de bien des productions mentales institutionnelles. Ceci est particulirement visible dans les communauts urbaines ou rurales dont l'unit et l'identit sont assures par les changes informels ta-blis entre les groupes co-actifs (Maget, 1955) qui les composent. Ceux-ci partagent le mme type d'activit, constituant de manire dia-logique le systme normatif et notionnel qui rgit leur vie profession-nelle et quotidienne. Ce processus claire les cueils rencontrs par le transfert et le changement technologique dont Darr (1985) donne un exemple, propos de l'levage en milieu paysan. Il existe galement des ressorts motionnels la fabrication des faits. La communication sert alors de soupape pour librer les sentiments dysphoriques suscits par des situations collectives anxiognes ou mal tolres. Ainsi des phnomnes de rumeurs qui surgissent souvent en milieu urbain l'occasion de crises, de conflits intergroupes (Morin, 1970). La peur, le rejet de l'altrit entre autres suscitent des changes qui donnent corps des informations ou vnements fictifs. Ainsi se crent de v-ritables lgendes urbaines (Brunvand, 1981) dont les thmes pr-sentent une remarquable stabilit dans le temps et l'espace (Campion-Vincent, 1989). La mise en acte de l'imaginaire collectif dans la com-munication est aussi illustre par le discours sur l'inscurit (Acker-

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    mann, Dulong, Jeudy, 1983). Les rcits que les victimes d'agression -(vols, attaques, etc.) font de ce qui leur est arriv suivent la lettre un mme scnario repris collectivement et permettent de se situer dans une mme catgorie victimise, forme d'une nouvelle solidarit so-ciale. Et nous avons relev des phnomnes similaires propos du SIDA. Sperber insiste dans son chapitre sur l'importance de considrer la circulation des reprsentations culturelles. Sa remarque va au-del de l'anthropologie. Les recherches qui abordent les reprsentations comme des formes d'expression culturelle renvoient plus ou moins directement de tels processus de diffusion, qu'il s'agisse des codes sociaux servant interprter les expriences de l'individu en socit par exemple celle de la maladie (Herzlich, 1969) des valeurs et modles servant dfinir un statut social par exemple, la femme, l'enfant (Chombart de Lau\ve, 1963, 1971) , celle des symboles et invariants servant penser des entits collectives par exemple, le groupe (Kas, 1976), la folie (Schurmans, 1985). De ces exemples, ressort l'importance primordiale de la communication dans les ph-nomnes reprsentatifs. Tout d'abord, elle est le vecteur de transmis-sion du langage, lui-mme porteur de reprsentations. Ensuite, elle a une incidence sur les aspects structurels et formels de la pense so-ciale, pour autant qu'elle engage des processus d'interaction sociale, influence, consensus ou dissensus et polmique. Enfin, elle concourt forger des reprsentations qui, tayes sur une nergtique sociale, sont pertinentes pour la vie pratique et affective des groupes. nerg-tique et pertinence sociales qui rendent compte, ct du pouvoir per-formatif des mots et discours, de la force avec laquelle les reprsenta-tions instaurent des versions de la ralit, communes et partages.

    LE SOCIAL: DU PARTAGE A LA VIE COLLECTIVE Voici qui donne toute sa porte au partage social des reprsenta-

    tions. Leur caractre est souvent ramen leur extensivit au sein d'un groupe ou de la socit, ce qui donne lieu certaines critiques (Harr, 1985) d'ailleurs formules ds 1961 par Mosco-vici. Ce critre risque d'tre purement formel et rducteur si l'on n'est pas attentif la dyna-mique sociale qui le sous-tend. Peut-on dire, en effet, que l'on partage une mme ide, une mme reprsentation, comme on partage un mme sort? Il ne semble pas, car la reprsentation suppose un proces-

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    sus d'adhsion et de participation qui la rapproche de la croyance. Comme le remarque Veyne propos des mentalits, les connotations sociales de la connaissance ne tiennent pas tant sa distribution chez plusieurs individus, qu' ce que la pense en chacun d'eux est, de diverses manires, marque par le fait que les autres la pensent aussi (1974, p. 74). On adopte de confiance ce que disent les experts dont on ne peut avoir la connaissance par une sorte de division du travail linguistique (Putnam, 1975). De plus, l'intriorisation d'autrui favo-rise l'dification des chteaux de cartes (o chaque individu est une carte) qui s'croulent un beau jour parce que l'appui de tous sur tous s'est croul (Veyne, id,, p. 80).

    Certes, il y a des reprsentations qui nous choient toutes faites ou

    qui traversent les individus. Celles qu'impos une idologie domi-nante, ou celles qui sont lies une condition dfinie au sein de la structure sociale. Mais mme dans ces cas, le partage implique une dynamique sociale qui rend compte de la spcificit des reprsenta-tions. C'est ce que dveloppent les recherches rapportant le caractre social de la reprsentation l'inscription sociale des individus. La place, la position sociale qu'occupent ces derniers, ou les fonctions qu'ils remplissent, dterminent les contenus reprsentationnels et leur organisation, via le rapport idologique qu'ils entretiennent avec le monde social (Pion, 1972), les normes institutionnelles et les modles idologiques auxquels ils obissent. Gilly (chap. 12) examine l'articu-lation entre ces lments dans le cas du systme ducatif. Vergs (chap. 18) analyse dans une optique similaire les composants et d-terminants des reprsentations conomiques. D'autres travaux, tels ceux de Kas (1968) et Larrue (1972) sur les reprsentations de la culture illustrent que le fait de partager une mme condition sociale (la condition ouvrire) qui s'accompagne d'une relation au monde, de valeurs, modles de vie, de contraintes ou dsirs spcifiques, produit des effets sur la faon de concevoir la culture. De mme pour la contrainte qu'exerc l'idologie diffuse par des appareils d'Etat tel celui de la justice (Robert et Faugeron, 1978) et qui structure, via des attitudes sociales, les champs de reprsentation concernant les diff-rents domaines et acteurs du systme pnal. Dans tous ces cas, le par-tage social est rfr un jeu de dterminations lies la structure et aux rapports sociaux.

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    Cependant, mme dans ces cas de dtermination o le partage des reprsentations est un donn prexistant la communication, on peut observer des phnomnes d'adhsion aux formes de pense de la classe, du milieu ou du groupe d'appartenance, en raison de la solida-rit et de l'affiliation sociales. Partager une ide, un langage, c'est aus-si affirmer un lien social et une identit. Les exemples ne manquent pas o cette fonction est vidente, ne serait-ce que dans la sphre reli-gieuse ou politique. Le partage sert l'affirmation symbolique d'une unit et d'une appartenance. L'adhsion collective contribue l'tablis-sement et au renforcement du lien social. Or comme le remarque Dou-glas (1986), dans les sciences sociales on s'est peu attach au rle de la cognition dans la formation du lien social (p. 19) et d'ajouter qu'on y prend peu en compte ce que pourtant l'on sait fort bien : Les groupes ont une influence sur la pense de leurs membres et mme dveloppent des styles de pense distinctifs (p. 21). En regardant du ct des reprsentations et des solidarits qu'elles engagent, nous sommes en mesure d'clairer les aspects cognitifs qui font la matire et la trame de la vie sociale. L'extensivit des reprsentations permet alors de saisir, au niveau des attributs intellectuels d'une collectivit, l'expression de sa particularit. C'est ce qu'a montr Moscovici pro-pos des reprsentations de la psychanalyse par lesquelles les diffrents groupes dfinissent leurs contours et leur identit. Expression identi-taire dj souligne par Durkheim : Ce que les reprsentations col-lectives traduisent c'est la faon dont le groupe se pense dans ses rap-ports avec les objets qui l'affectent (1895,).

    FONCTIONS SOCIALES ET RAPPORT AU REL On conoit, ds lors, que la reprsentation remplisse certaines

    fonctions dans le maintien de l'identit sociale et de l'quilibre socio-cognitif qui s'y trouve li. Il n'est qu' voir les dfenses mobilises par l'irruption de la nouveaut. Quand la psychanalyse est apparue, elle fut ressentie comme une menace parce qu'elle contrevenait aux valeurs et modles de pense en vigueur dans diffrents groupes religieux ou politiques. De mme voit-on des familles politiques considrer comme dangereux le fait de s'informer sur la thorie marxiste ou d'en parler, comme si cela risquait de bouleverser leurs cadres mentaux. Quand, nanmoins, la nouveaut est incontournable, l'vitement

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    succde un travail d'ancrage visant la familiariser, la transformer pour l'intgrer dans l'univers de pense prexistant. Travail qui cor-respond une fonction cognitive essentielle de la reprsentation et peut aussi concerner tout lment trange ou inconnu dans l'environ-nement social ou idel. Mugny et Carugati (1985) font, propos des reprsentations de l'intelligence, une analyse subtile de cette dialecti-que. La disparit d'intelligence apparat, quand on ne dispose pas d'in-formation sur ses causes sociales (hritage culturel, rle diffrencia-teur de l'cole) comme une tranget qui focalise l'attention et conduit chercher une explication dans l'idologie du don, masquant et natu-ralisant les ingalits sociales. Cette idologie satisfait un principe d'conomie cognitive et se trouve d'autant plus facilement invoque que l'identit sociale est mise en cause par les diffrences d'intelli-gence, comme c'est le cas pour les parents et les enseignants. De la sorte, s'ajoute la fonction cognitive une fonction de protection et de lgitimation.

    Processus galement observables l'chelle collective. J'ai montr

    (1985) que dans une communaut rurale o vivent en libert des ma-lades mentaux, la population construit un systme de reprsentations de la folie qui lui permet non seulement de grer son interaction quo-tidienne avec ces derniers, mais aussi de se dfendre contre une pr-sence qu'elle juge dangereuse pour son image et son intgrit. Elle craint d'tre assimile aux malades et ne peut accepter qu'ils soient intgrs part entire dans le tissu social. Elle dveloppe une repr-sentation de la folie postulant une insuffisance du contrle crbral sur le fonctionnement organique et mental, qui crerait un obstacle diri-mant la reprise d'une activit et d'une place sociales normales. Ceci permet de maintenir les malades dans un statut alin et restrictif, de s'opposer toute revendication de s'insrer, sur un pied d'galit, dans la localit. Par quoi la reprsentation s'apparente l'idologie.

    Ces fonctions s'ajoutent celles d'orientation des conduites et

    communications, de justification anticipe ou rtrospective des inte-ractions sociales ou relations intergroupes (Doise, 1973). Par quoi nous touchons une autre spcification du caractre social des repr-sentations. Avec deux consquences majeures, quoique diffrentes. L'une concerne l'tude des reprsentations: le social n'est pas unidi-mensionnel dans les reprsentations, et l'on peut s'attendre devoir le

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    rfrer, selon les cas, au partage et/ou aux dterminations, et/ou aux fonctions sociales de la reprsentation.

    La deuxime consquence renvoie au statut pistmologique de la

    reprsentation. De ce que nous venons de voir, ressort son caractre pratique, c'est--dire orient vers l'action et la gestion du rapport au monde. Elle reste, comme le dit Piaget (1976), un mode de connais-sance socio-centrique , au service des besoins, dsirs, intrts du groupe. Cette finalit, le fait que la reprsentation soit une reconstruc-tion de l'objet, expressive du sujet entranent un dcalage avec son rfrent. Ce dcalage peut tre d galement l'intervention spci-fiante des valeurs et codes collectifs, des implications personnelles et des engagements sociaux des individus. Il produit trois types d'effet au niveau des contenus reprsentatifs: des distorsions, des supplmenta-tions et des dfalcations.

    Dans le cas de la distorsion, tous les attributs de l'objet reprsent

    sont prsents mais accentus ou minors de faon spcifique. Ainsi en va-t-il des transformations dans l'valuation des qualits d'un objet, d'un acte, pour rduire une dissonance cognitive (Festinger, 1957). Autre exemple pris chez Chombart de Lauwe (1984) : la reprsenta-tion de catgories sociales domines (les enfants ou les femmes) qui s'labore en rfrence une catgorie dominante (les adultes ou les hommes). Les domins ont des traits semblables ceux des dominants dont ils sont cependant dmarqus de deux manires. Soit par un m-canisme de rduction : prsence des mmes caractristiques, mais sous forme attnue, en qualit moindre; dans l'image que les mdias donnent des enfants, les filles se comportent comme les garons mais leur autonomie vis--vis de l'entourage est plus faible. Soit par un m-canisme d'inversion : le domin prsente les caractres inverses de ceux du dominant ; l'image de l'enfant authentique est ainsi le re-flet renvers de celle de l'adulte en socit.

    La supplmentation qui consiste confrer l'objet reprsent des

    attributs, des connotations qui ne lui appartiennent pas en propre, pro-cde d'un rajout de significations d l'investissement du sujet et son imaginaire. Analysant le prjug en action , Doise (1980) rap-pelle des rsultats exprimentaux mettant en vidence une tendance projeter sur autrui des traits que l'on possde, surtout si l'on croit que

  • Reprsentations, pratiques, socit et individu sous lenqute des sciences sociales: Jodelet.. 23

    ces traits sont valus dfavorablement: la projection sur autrui sert restaurer l'estime de soi, une reprsentation d'autrui conforme soi valorise sa propre image construite eu gard des groupes de rf-rence. Dans une tude sur l'environnement, Lugassy (1970) illustre ce surcrot connotatif propos des reprsentations de la nature et de la fort . La premire est charge de significations opposes cel-les de la ville, espace de contraintes sociales; la seconde l'est d'images infantiles renvoyant au corps et la sexualit.

    Enfin, la dfalcation correspond la suppression d'attributs appar-

    tenant l'objet. Elle rsulte, dans la plupart des cas, de l'effet rpressif des normes sociales. On en trouve une illustration dsormais classique dans le schma figuratif de la thorie psychanalytique dgag par Moscovici (1976). La reprsentation comporte des concepts centraux : conscient, inconscient, refoulement, complexe, mais exclut un concept, tout aussi central, la libido, eu raison de son association la sexualit sur laquelle pse, au moment de l'tude, un veto social. De mme verra-t-on la sexualit des handicaps mentaux reprsente de faon radicalement diffrente chez leurs ducateurs et leurs parents, en raison des rles respectifs de ces derniers, de leur refus commun de s'identifier eux. Les premiers attribuent aux enfants une sexualit sauvage , brutale et sans affectivit alors que les seconds ont de leurs enfants une vision dsexualise mais dbordante d'affectivit (Giami et al., 1983).

    TATS ET PROCESSUS REPRSENTATIONNELS Le rapport un rfrent objectif dbouche sur le volet central de

    notre tableau: les tats et processus caractrisant la reprsentation comme forme de savoir. C'est finir notre parcours sur ce qui est au cur de toutes les recherches, le phnomne cognitif, aprs avoir mis en place ce qui en dfinit l'aspect social et fonctionnel, les conditions qui rgissent sa gense, son fonctionnement et son efficace.

    L'tude du phnomne cognitif se fait partir des contenus repr-

    sentatifs, saisis dans diffrents supports: langage, discours, docu-ments, pratiques, dispositifs matriels, sans prjuger, pour certains auteurs, de l'existence correspondante d'vnements intra-individuels,

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    ou d'hypostases collectives (esprit, conscience de groupe). Travailler sur des contenus objectivs permet de ne pas grever la recherche de dbats que l'empirie ne peut trancher. Cela entrane une premire dif-frence avec la psychologie cognitive, dans la faon d'aborder la re-prsentation comme savoir. Celle-ci rfre des objets et processus hypothtiques ou apprhends indirectement travers la ralisation de tches intellectuelles, preuves de mmorisation, par exemple. L'ap-proche sociale des reprsentations traite d'une matire concrte, direc-tement observable, mme si l'organisation latente de ses lments fait l'objet d'une reconstruction de la part du chercheur.

    Dans cette faon d'apprhender le contenu des reprsentations,

    deux orientations se dgagent qui ne sont pas exclusives l'une de l'au-tre. Il est trait soit comme champ structur, soit comme noyau struc-turant. Dans le premier cas on dgage les constituants des reprsenta-tions (informations, images, croyances, valeurs, opinions, lments culturels, idologiques, etc.). Cette analyse dimensionnelle est com-plte par la recherche du principe de cohrence structurant les champs de reprsentation: organisateurs socioculturels, attitudes, mo-dles normatifs ou encore schmes cognitifs. Ces champs sont gnra-lement recueillis par des mthodes d'enqute par questionnaire, entre-tien, ou traitement de matriel verbal consign dans des documents attests (voir dans la bibliographie les textes se rapportant aux images d'objets socialement valoriss tels que le corps, la culture, l'enfant, la femme, le groupe, la maladie, la psychologie, la sant, le travail, etc.). Ces champs sont galement abords en tant que champs smantiques, ensembles de significations isols l'aide de diffrentes mthodes d'associations de mots (Di Giacomo, 1981, 1985; Le Bouedec, 1984; Galli et Nigro, 1986). Dans ce dernier cas, les recherches se rappro-chent de la seconde orientation qui s'attache dgager les structures lmentaires autour desquelles se cristallisent les systmes de repr-sentation. Abric (chap. 8) et Flament (chap. 9) dveloppent un modle thorique distinguant entre lments centraux et priphriques dont ils tirent d'importantes implications du point de vue de la stabilit et du changement des reprsentations comme de leur rapport la pratique.

    Ces proprits structurales sont examines propos de reprsenta-

    tions dj constitues. Mais pour rendre compte de l'mergence des structures, il faut se rapporter aux processus qui prsident la.gense

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    des reprsentations. Celle-ci peut tre envisage en tenant compte des apprentissages sociaux qui interviennent au cours du dveloppement de l'enfant (Duveen et Lloyd, 1986, 1988; Emler et Dickenson, 1985; Emler, Ghana, Mosco-vici, 1987 ; voir galement les chapitres de Chombart de Lauwe et Doise). Cependant, indpendamment des as-pects dveloppementaux, les processus de formation des reprsenta-tions rendent compte de leur structuration. Ceci vaut particulirement pour l'objectivation, processus mis en vidence par Moscovici, illustr et enrichi par divers auteurs. Ce processus est dcompos en trois pha-ses construction slective - schmatisation structurante - naturalisa-tion dont les deux premires, surtout, manifestent, comme nous avons eu l'occasion de le voir, l'effet de la communication et des contraintes lies l'appartenance sociale des sujets sur le choix et l'agencement des lments constitutifs de la reprsentation.

    Contenus et structure sont inflchis par un autre processus, l'an-

    crage, qui intervient en amont et en aval de la formation des reprsen-tations, en assurant leur incorporation dans le social. En amont, l'an-crage enracine la reprsentation et son objet dans un rseau de signifi-cations qui permet de les situer en regard des valeurs sociales et de leur donner cohrence. Mais, ce niveau, l'ancrage joue un rle dci-sif essentiellement en ce qu'il ralise leur inscription dans un systme d'accueil notionnel, un dj-l pens. Par un travail de la mmoire, la pense constituante s'appuie sur la pense constitue pour ranger la nouveaut dans des cadres anciens, dans le dj connu.

    En aval de la formation reprsentative, l'ancrage sert l'instrumen-

    talisation du savoir en lui confrant une valeur fonctionnelle pour l'in-terprtation et la gestion de l'environnement. Il se situe alors en conti-nuit avec l'objectivation. La naturalisation des notions leur donne valeur de ralits concrtes directement lisibles et utilisables dans l'ac-tion sur le monde et les autres. D'autre part, la structure imageante de la reprsentation devient guide de lecture, et, par gnralisation fonctionnelle , thorie de rfrence pour comprendre la ralit. Ces processus gnratifs et fonctionnels, socialement marqus, nous per-mettent d'approcher les reprsentations diffrents niveaux de com-plexit. Depuis le mot jusqu' la thorie qui sert de version du rel; depuis les concepts, catgories jusqu'aux oprations de pense qui les lient et la logique naturelle caractristique d'une pense oriente vers

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    la communication et l'action. Ils permettent galement de rendre compte du caractre la fois concret et abstrait des reprsentations et de leurs lments qui ont un statut mixte de percept et de concept. Sta-tut li galement au fait que la pense sociale renvoie aux vnements concrets de la pratique sociale et doit, pour tre communique, rester vivace dans la socit, tre une pense en image, comme le soulignait Halbwachs propos de la mmoire sociale: II n'y a pas d'ide sans images: plus prcisment, ide et image ne dsignent pas deux l-ments, l'un social, l'autre individuel, de nos tats de conscience, mais deux points de vue d'o la socit peut envisager en mme temps les mmes objets, qu'elle marque leur place dans l'ensemble de ses no-tions, ou dans sa vie et son histoire (1925, p. 281). Moscovici (1981) a dmontr l'importance de ces ides-images dans la mobilisation psychologique des foules. Avec l'ancrage des reprsentations dans la vie collective, nous retrouvons la question de leur efficace. Il y a l un caractre distinctif de la pense sociale qui retient particulirement l'attention des sciences sociales. Le rle des reprsentations dans le devenir social s'annonce comme un objet d'tude stimulant pour l'ave-nir.

    Fin de lextrait

    Textes de mthodologie en sciences sociales choisis et prsents par Bernard Dantier :Denise Jodelet:extrait de