Job, le livre et son contexteexcerpts.numilog.com/books/9782354791551.pdf · pect singulier du...

21
7 Introduction Job, le livre et son contexte Job, un personnage familier C ertains livres traversent le temps et conservent une jeu- nesse et une actualité étonnantes. Ainsi en est-il du livre de Job. L’immense littérature qui l’accompagne indique la fécondité de cette œuvre, sans cesse reprise et commentée. Le livre de Job est une source inépuisable. Au fil des siècles, tel un fleuve, ses eaux se sont mêlées à d’autres grandes œuvres qui le poursuivent et le font résonner de multiples manières dans l’histoire. Chaque époque a accentué un as- pect singulier du livre de Job en y trouvant des échos dans différentes circonstances. Par exemple, la Légende des siècles de Victor Hugo construit Job tel un héros, un géant compa- rable à Prométhée, qui se lève contre la tyrannie. Ainsi le Job de Victor Hugo est-il peut-être – à l’image même de son créateur – un « géant » sur le plan historique et littéraire. » L’époque contemporaine n’a pas été moins inspirée que les autres par le livre de Job. Il trouve aujourd’hui encore de nombreux échos dans des œuvres littéraires et picturales. Pourtant, si Job est un personnage qui fait partie de notre patrimoine culturel, il est une figure quasi inconnue des autres livres de la Bible. Job est mentionné seulement à

Transcript of Job, le livre et son contexteexcerpts.numilog.com/books/9782354791551.pdf · pect singulier du...

7

Introduction

Job, le livre et son contexte

Job, un personnage familier

Certains livres traversent le temps et conservent une jeu-nesse et une actualité étonnantes. Ainsi en est-il du livre

de Job. L’immense littérature qui l’accompagne indique la fécondité de cette œuvre, sans cesse reprise et commentée. Le livre de Job est une source inépuisable. Au fil des siècles, tel un fleuve, ses eaux se sont mêlées à d’autres grandes œuvres qui le poursuivent et le font résonner de multiples manières dans l’histoire. Chaque époque a accentué un as-pect singulier du livre de Job en y trouvant des échos dans différentes circonstances. Par exemple, la Légende des siècles de Victor Hugo construit Job tel un héros, un géant compa-rable à Prométhée, qui se lève contre la tyrannie. Ainsi le Job de Victor Hugo est-il peut-être – à l’image même de son créateur – un « géant » sur le plan historique et littéraire. » L’époque contemporaine n’a pas été moins inspirée que les autres par le livre de Job. Il trouve aujourd’hui encore de nombreux échos dans des œuvres littéraires et picturales.

Pourtant, si Job est un personnage qui fait partie de notre patrimoine culturel, il est une figure quasi inconnue des autres livres de la Bible. Job est mentionné seulement à

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 7 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

8

deux reprises. En Ézéchiel 14, Job est nommé en compagnie de Noé et de Daniel. Ce sont des modèles de « justes » devant Dieu. Mais leur justice est à leur seul bénéfice.

Ez 14,14 : Même si ces trois hommes : Noé, Daniel et Job, se trouvent au milieu de ce pays, eux seuls sauveront leur vie, par leur justice – oracle du Seigneur DIEU – … 14,20 Même si Noé, Daniel et Job se trouvent au milieu du pays, par ma vie – oracle du Seigneur DIEU – ils ne sauveront ni fils ni filles. Eux seuls, par leur justice, sauveront leur vie. (TOB)

Job est encore mentionné en Jacques 5 où il est un exemple d’endurance aux côtés des prophètes.

Jc 5,10 : Pour la souffrance et la patience, le modèle à prendre, frères, ce sont les prophètes, qui ont parlé au nom du Seigneur. 11 Voyez : nous félicitons les gens endurants ; vous avez entendu l’histoire de l’endurance de Job et vu le but du Seigneur parce que le Seigneur a beaucoup de cœur et montre de la pitié. (TOB)

La rareté des mentions de Job dans l’Ancien et le Nouveau Testament est une première indication de la sin-gularité de l’œuvre. Le livre ne contient aucune mention d’Abraham, de Moïse, de David. Avec d’autres livres des Écrits1, celui-ci semble ignorer ce qui constitue le cadre habituel des références des autres écrits législatifs, histo-riques et prophétiques : l’histoire ancienne du peuple d’Is-raël, les évènements fondateurs des origines d’Israël avec les patriarches et la sortie d’Égypte, l’histoire de l’époque royale d’Israël et de Juda avec la fin tragique des deux royaumes. Les références du livre de Job font appel à une mémoire qui

1 Les Écrits, ketouvîm, est le nom donné à la troisième partie de la Bible hébraïque, après le Pentateuque et les Prophètes. Selon les canons, les Écrits ont un nombre différent de livres. Dans le canon hébraïque se trouvent les Psaumes, les livres de Sagesse (Proverbes, Job, Qohéleth), les récits épiques et romans de la diaspora (Esther, Ruth, Daniel), les livres historiques (1 et 2 Chroniques, Esdras et Néhémie), le Cantique des Cantiques et les Lamenta-tions.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 8 05/03/12 10:22

9

Job, le livre et son contexte

dépasse le cadre biblique connu et présuppose, comme nous le verrons, la connaissance des cultures sapientielles envi-ronnantes : celles de la Mésopotamie et de l’Égypte. Le livre de Job est donc une œuvre particulière et son contenu ouvre un champ nouveau de réflexion dans les Écritures bibliques.

Le livre et son contenuL’œuvre contient une histoire autonome et cohérente

que raconte un bref récit en prose (Jb 1,1-2,13 ; 42,7-17). Le prologue et l’épilogue de ce récit furent séparés pour enca-drer une longue section en vers (Jb 3,1-42,6).

Prose

Prologue : Job, l’homme le plus intègre, perd tous ses biens et tous ses enfants (1-2)

Poème

II. Complainte de Job (3)III. Débats entre Job et ses amis sur la justice

de Dieu (4-27)IV. Éloge de la sagesse (28)V. Complainte de Job (29-31)VI. Discours d’Elihou sur l’incapacité des amis

et la méchanceté de Job (32-37)VII. Dialogue entre Yhwh et Job (38,1-42,6) Prose

VIII. Épilogue : Job intercède pour ses amis et retrouve sa famille et ses biens (42,7-17)

Dans la partie en prose, le livre décrit un personnage modèle qui traverse les expériences les plus difficiles de la vie, expériences qui le conduisent jusqu’au seuil de la mort. La finale du livre montre la réhabilitation de Job qui retrouve sa famille et la richesse. La sentence proverbiale « pauvre comme Job » montre bien que l’œuvre a réussi à faire de Job un personnage de référence du malheur humain.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 9 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

10

« La figure de Job sert de miroir à tous les malheureux injustement frappés, qu’ils appartiennent au domaine du réel ou à l’univers fictif. »2

Dans le poème, Job est plus qu’une figure de conte, il devient un symbole, un personnage construit qui invite le lecteur à un cheminement théologique, comme si le récit avait été l’occasion d’une profonde réflexion sur la justice de Dieu et la souffrance. Durant le temps de sa maladie, Job dialogue avec des sages, les hommes les plus avisés de son temps. Il rencontre ensuite Dieu pour un dénouement surprenant. Pour tout lecteur, le livre de Job devient un parcours initiatique au cours duquel il est confronté à différentes représentations de Dieu. Le livre de Job met en œuvre une pédagogie du ques-tionnement dans laquelle la rencontre avec Dieu et sa connais-sance ne sont jamais totalement assurées et définitives.

Le contexte du livreLes noms des lieux et des personnages témoignent

que la réflexion offerte déborde le cadre judéo-israélite de l’Ancien Testament. Le nom de Job – iyyob, soit « où est mon père ? » soit « celui qui est hostile ou suscite l’hostilité » ou encore « l’ennemi habituel » – aurait une provenance édo-mite. Les noms des trois amis de Job sont de différents pays. Il y a là une provenance symbolique pour dire le monde habité et connu : Eliphaz d’Edom (Jr 49,7) représente le sud, Bildad de Shouah représente l’est, et Tsophar proviendrait du nord. Par l’usage de ces noms, le narrateur indique que la dimension ethnique ne joue aucun rôle, le livre s’adresse à l’humain. La réflexion théologique offerte au lecteur a une portée universelle, ce que confirme le contexte historique dans lequel le livre a vraisemblablement été écrit.

2 Cl. Julien, Dictionnaire de la Bible dans la littérature française, Paris 2003, p. 282.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 10 05/03/12 10:22

11

Job, le livre et son contexte

La scène se passe au pays d’Outs, lieu qui ne peut être identifié, si ce n’est que les commentateurs le placent soit dans le Hauran (nord de la Transjordanie) soit en Edom. Mais selon les quelques indices que fournit le livre lui-même, la « patrie de Job »3 serait à situer dans le nord-est de l’Arabie et présuppose l’époque perse du sixième-cinquième siècles av. J.-C. Les razzias de Chaldéens et de Sabéens en Arabie du nord (Jb 1,14-17) font référence à la situation de l’Ara-bie (Hedjâz) pendant l’occupation perse sous le roi Nabonide (552-539). Le vocabulaire du livre de Job contient une série de termes qui laissent supposer un auteur cultivé et en lien avec le commerce international. L’auteur appartiendrait à un milieu de riches propriétaires en butte aux critiques des petits propriétaires fonciers de la Judée si l’on s’en tient aux propos de ses amis. En Job 20,10-22, Tsophar reproche à Job d’être devenu riche en ayant exploité les « pauvres ». Le choix du nom de Job indique qu’on a voulu dresser le por-trait d’un étranger dont l’attitude dit sa fidélité à la loi mo-saïque et montre sa foi au Dieu Unique. L’universalisme du livre de Job et son peu d’intérêt pour les questions d’identité, contrastent avec les livres d’Esdras et de Néhémie, qui mani-festent une certaine aversion contre les « nations » : reproche d’avoir vendu des frères israélites à des étrangers (Ne 5,8), et opposition aux mariages avec les étrangers (Ne 13). Avec le livre de Ruth, Job exprime une forme de contestation des politiques ethnocentriques d’Esdras et de Néhémie à la fin du cinquième siècle.

Le livre de Job se situe également dans un contexte théologique nouveau : l’affirmation de l’unicité de Dieu (le monothéisme*4) est désormais admise dans le Judaïsme, et la Torah* est devenue le livre normatif des communautés juives en Judée et en Diaspora après les bouleversements de l’exil*. Les questions anciennes, celles de la justice divine ou celles

3 E.-A. Knauf, La patrie de Job dans S. Terrien, Job, Commentaire de l’Ancien Testament XIII, 2e éd., Genève, Labor & Fides, 2005, pp. 12-27.4 * L’astérique signifie que le terme appelé est le sujet d’un encart explicatif.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 11 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

12

du mal et de la souffrance – qui avaient reçu des réponses dans le cadre de représentations traditionnelles du divin – sont désormais repensées par le livre de Job, et reposi-tionnées par rapport à ce contexte religieux nouveau. Au fil de la lecture, nous verrons comment l’œuvre conduit à une mise à nu des présupposés sur l’homme et sur Dieu. La vérité et la justesse de ton des paroles de Job permettent à l’humain de se retrouver autrement, et de trouver Dieu différemment.

Pour aller à la découverte de la singularité du livre de Job, l’étude s’appuie principalement sur la lecture de quelques chapitres.

* Monothéisme. L’affirmation de l’unicité du Dieu d’Israël apparaît pour la première fois dans la prophétie du second Ésaïe5. Le prophète rompt avec la représentation multiple et imagée du divin, représentation qui fut celle de toute la période royale avant l’Exil. L’affirmation mono-théiste met en valeur l’altérité divine et ironise à propos de la non-di-vinité et de la futilité des statues et figurines divines fabriquées par les artisans : « C’est pour l’homme bois à brûler : il en prend et se chauffe, il l’enflamme et cuit du pain. Avec ça il réalise aussi un dieu et il se prosterne, il en fait une idole et il s’incline devant elle » (Es 44,15). La crise de l’Exil a mis à mal les théologies nationales et impériales d’As-sour (divinité suprême assyrienne) ou de Mardouk (divinité suprême babylonienne) pour attribuer à Yhwh, Dieu d’Israël une domination universelle et cosmique. Cette théologie entraîne une réflexion sur la vocation d’Israël et ses liens avec les autres peuples. Elle interroge le lien de Yhwh avec le Temple. À partir de l’Exil, le mode de présence de Yhwh au milieu d’Israël est repensé. Les cieux deviennent l’habitation de Yhwh et l’idée de la présence du divin dans une statue à l’abri dans un temple n’est plus tolérable. C’est pourquoi le monothéisme et l’ico-noclasme imprègnent la littérature biblique de la période après l’Exil, notamment le Pentateuque et les Écrits. Ce bouleversement est lié en partie à l’influence religieuse perse où le rôle du dieu suprême Ahura-Mazda est éminent et domine toutes divinités. Cependant l’affirmation monothéiste qui voit le jour en Judée se distingue de la religion perse par son refus du dualisme (Es 45,6-7). En Job 1-2, si le personnage de Satan a une certaine autonomie, il demeure sous le contrôle de Dieu.

5 Le second Ésaïe comprend les chapitres 40 à 55.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 12 05/03/12 10:22

13

Job, le livre et son contexte

* Torah. Plusieurs textes bibliques mentionnent l’expression « livre de la Torah, livre de la Torah de Moïse » (2R 22,8 ; Ne 8,1). Le terme se tra-duit par « loi » et désigne les récits et les lois des cinq premiers livres de l’Ancien Testament. La Torah rassemble les traditions d’origine de l’univers et celles des origines d’Israël, et en reliant l’histoire patriar-cale dans le livre de la Genèse, et une « vie de Moïse » (sortie d’Égypte et don de la loi) depuis le livre d’Exode jusqu’au Deutéronome. Selon la racine du mot Torah, le « livre de la loi » représente ce qui est essentiel à transmettre et à garder, à savoir le don d’une parole divine dans le cadre d’une histoire de libération. L’achèvement de la Torah à la fin du cinquième s. av. J.-C. constitue l’événement fondateur du judaïsme ; ce livre est alors au centre de la vie des communautés juives en Judée et en diaspora. La Torah, traduite en grec au troisième s. av. J.-C. à Alexandrie (la Septante), et appelée Pentateuque dans la tradition hel-lénistique, assure au judaïsme un rayonnement universel.

* Bouleversements de l’exil. Au sixième siècle av. J.-C., la chute de la dynastie de David, la destruction du Temple, le sac de Jérusalem par les Babyloniens et la déportation d’une partie de la population judéenne sont des événements tragiques pour le peuple judéen. Ils provoquent une crise d’où est sortie une partie de la littérature de l’Ancien Testa-ment. En effet, une des conséquences de la crise de l’Exil est l’intense activité littéraire autour du Temple reconstruit (520-515) qui donnera naissance à la Torah à la fin du cinquième siècle. De cette tragédie naît également une nouvelle perception du divin, qui s’affirme dans le deuxième Ésaïe avec l’insistance sur l’unicité de Yhwh, Dieu d’Israël. Après le sixième siècle, la Judée devient province de l’empire perse, et la restauration s’effectue autour de plusieurs pôles, à Jérusalem avec le retour d’une partie de la communauté exilée en Babylonie, à Sama-rie, en Égypte.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 13 05/03/12 10:22

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 14 05/03/12 10:22

15

1

Le prologue du livre de Job :

Une mise en scène théologique

Job 1-2

Le prologue raconte l’histoire de Job qui, après avoir béné-ficié d’une situation des plus favorables, tombe dans la

condition humaine la plus misérable suite à un pari céleste sur sa fidélité à Dieu. Ce récit fort cohérent offre le plan suivant :

1,1-5 Job le plus grand des fils d’Orient1,6-12 À la cour céleste, le débat entre Dieu et le

Satan1,13-22 Les premiers malheurs, Job perd tous ses

biens, tous les siens excepté sa femme2,1-7a « Nouveau marchandage » entre Dieu et le

Satan2,7b-10 Job entre les mains du Satan est atteint en-

tièrement. Sa femme le pousse à mourir. Job refuse

2,11-13 L’arrivée des amis et le constat de la catastrophe

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 15 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

16

Job 1,1-5 : Un homme intègre

1 Il y avait un homme au pays d’Ouç, Job était son nom. Il était, cet homme, intègre et droit, il craignait Dieu et s’écar-tait du mal. 2 sept fils et trois filles lui étaient nés. 3 Son bétail comprenait : sept mille moutons, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses et de très nombreux serviteurs. Cet homme était le plus grand de tous les fils de l’Orient. 4 Et ses fils allaient et faisaient un festin dans la maison de chacun en son jour, et ils faisaient venir et conviaient leurs trois sœurs à manger et à boire avec eux. 5 Et voici lorsque les jours de festin étaient accomplis, Job les faisait venir et les consacrait. Levé de bon matin, il offrait un holocauste en nombre pour eux tous, car il disait : « Peut-être mes fils ont péché et maudit Dieu dans leur cœur » ! C’est ainsi que (Job) faisait tous les jours.1

Le récit commence en présentant le cadre de vie du personnage principal en les nommant de manière générale et indéfinie comme pour signaler au lecteur que l’histoire qui suit a une portée universelle. De suite Job est qualifié de manière si élogieuse qu’il apparaît tel un personnage incom-parable, comme l’exemple d’une réussite inégalée sur tous les plans : religieux, familial2, social et international. Cette exemplarité est soulignée par les termes les plus positifs utilisés pour qualifier les grands personnages de l’Ancien Testament3 : « intègre et droit, craignant Dieu et s’écartant du mal ». Le narrateur met ainsi en exergue la perfection de la vie religieuse et éthique de Job. Job vit l’idéal complet de la sagesse tel que le définissent Psaume 25,21 ; 37,37 ; Job

1 La traduction des textes bibliques est de l’auteur, sauf indication particu-lière.2 La naissance de sept fils constitue un des critères d’une réussite familiale absolue (Rt 4,15). David appartient aussi à une fratrie de sept frères (1S 16,10).3 Noé est qualifié de « juste et d’intègre » (tâmim) en Gn 6,9 ; Jacob est « in-tègre » (tâm) en Gn 25,27 ; David est « droit » (yâshâr) en 1S 29,6…

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 16 05/03/12 10:22

17

28,28 ; Pr 8,13 : « la sagesse, c’est haïr le mal », ou Proverbes 9,10 : « le commencement de la sagesse, c’est la crainte de Dieu ». Il vit l’idéal juif de la sagesse en mettant en pratique la Torah, sans être lui-même, en apparence, d’origine israé-lite ou judéenne. Sa réussite fait de lui « le plus grand parmi les fils d’Orient », il jouit d’une reconnaissance internatio-nale, la venue de ses amis à la fin du prologue l’atteste. De la terre au ciel, il n’est d’homme plus juste que Job, tel est le constat que Dieu fait un peu plus loin dans le récit. Job met en œuvre le « moralisme optimiste des sages »4 selon lequel il est possible de se conduire de manière idéale sur le plan religieux et social.

Sa rectitude morale et religieuse s’étend même à toute sa famille. Cette réussite est soulignée par l’aspect festif qui accompagne la vie de Job. La vie sociale est marquée par le « banquet », signe de l’unité et du bonheur familial auquel les sœurs participent5. Le récit met en avant le zèle quasi cari-catural de Job (y a-t-il de l’ironie ?) qui évite à ses enfants de se trouver dans l’impossibilité de rendre un culte à Dieu. Il prévient toute situation d’impureté qui les condamnerait et les exclurait du culte. Rien n’échappe à la maîtrise totale de Job : même les œuvres de Dieu, en réponse aux actes (supposés répréhensibles) de ses fils, sont prévues et pré-venues. Une telle attitude sociale, économique et religieuse représente l’accomplissement idéal de toute vie sur terre, elle trouve dans le discours divin qui suit une légitimation.

Job 1,6-12 : À la cour célesteLe récit inaugural du livre de Job est marqué par

la répétition de situations entre ce qui se passe à la « cour

4 S. Terrien, Job, p. 102.5 Le terme « banquet » (mîshetèh) a une connotation positive (Gn 21,8). Le terme se trouve surtout dans le livre d’Esther où il est un lieu décisif. Dans les banquets se noue et se dénoue l’intrigue de l’histoire, et s’opère le retourne-ment final de la situation en faveur de la communauté juive.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 17 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

18

céleste » et les malheurs qui frappent Job. Cette répétition narrative a pour but de présenter l’enchaînement des catas-trophes et l’aggravation de la situation de Job, et d’amplifier ainsi jusqu’au paroxysme le malheur de Job.

1.6 Et il arriva au jour où les Fils de Dieu arrivèrent pour se tenir devant Yhwh*. Le satan* arriva aussi au milieu d’eux. 7 Yhwh dit au satan : « D’où arrives-tu » ? Et le satan répondit à Yhwh et dit : « De quêter sur la terre et de m’y prome-ner ». 8 Et Yhwh dit au satan : « As-tu placé ton cœur sur mon serviteur Job ? Il n’y a pas d’homme comme lui sur la terre, un homme intègre et droit, craignant Dieu et s’écartant du mal ». 9 Mais le satan répondit à Yhwh : « Est-ce pour rien* que Job est craignant Dieu ? 10 N’as-tu pas fait un rempart derrière lui, derrière sa maison et derrière tout ce qui est à lui et tout autour ? Tu as béni les entreprises de sa main, et son bétail se déploie sur la terre. 11 Mais envoie ta main, je te prie, et frappe tout ce qui est à lui – alors ne te maudira-t-il pas en face de toi » ! 12 Alors Yhwh dit au satan : « Voici, tout ce qui est à lui est dans ta main, seulement vers lui n’envoie pas ta main ». Et le satan sortit de devant Yhwh.

Le narrateur omniscient place le lecteur en spectateur d’une fiction : aucun humain ne peut participer aux délibé-rations divines6. Dieu y fait l’éloge de Job devant l’adver-saire/  «  satan »* en reprenant les termes du narrateur du verset 1 et en l’affublant du titre « mon serviteur », titre réservé aux grands fondateurs : Abraham, Moïse (Josué) et David.

6 La notion d’un conseil divin, sous l’appellation « fils de Dieu », qui sous-tend ce passage est une représentation traditionnelle de la gouvernance divine dans l’Orient ancien et en Grèce : un dieu principal convoque le conseil des dieux tel un roi pour délibérer. Cette représentation est peu utilisée dans la tradition biblique (Dn 7,10 ; Mt 25,31). Cette image traditionnelle fait contraste avec la théologie monothéiste affirmée dans l’ensemble du livre de Job. L’image sert à introduire l’histoire et n’a plus aucun rôle par la suite.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 18 05/03/12 10:22

19

Dieu ouvre un débat au plus haut niveau avec l’adver-saire qui s’interroge sur le fondement de la sincérité et de la fidélité de Job : « Est-ce pour rien* que Job craint Dieu ? ». Le terme traduit par « rien » s’emploie pour dire la libération gratuite de l’esclave. Après six années de travail, ce dernier ne doit « rien » à son maître (Ex 21,2-11). L’adversaire sous-entend-t-il que Dieu a fait de Job son obligé ou son esclave ?

* Yhwh et Eloah. Dieu apparaît sous le nom de Yhwh dans le prologue et l’épilogue. Cette appellation situe bien la réflexion qui suit dans la culture religieuse de la Judée post exilique. L’auteur prend soin de recourir au tétragramme en 12,9 pour éviter tout malentendu : Job s’interroge bien sur les actions du dieu d’Israël. Le tétragramme réap-paraît au moment où Dieu répond à Job (38,1), et lorsque Job dialogue avec Dieu (40,1.3.6 et 42,1). Dans le reste du poème, Dieu apparaît sous le nom d’Eloah, nom poétique pour Elohîm. Ce terme est une spécifi-cité du livre de Job où il est utilisé 41 fois sur 58 occurrences et semble d’un usage tardif, en Deutéronome 32, dans les Psaumes, le second Esaïe, Habacuc, Daniel, et 2 Chroniques. Le terme Eloah insiste sur la transcendance de Dieu et sa puissance universelle (Ps 50,22 ; Pr 30,5).

* Le satan, l’adversaire (sâtân). Le terme, mentionné trente-trois fois dans la Bible hébraïque, provient d’une racine signifiant « être un adversaire ». Il doit être traduit par un nom commun « l’accusateur, l’adversaire » plus que par le nom propre « Satan ». Dans l’Ancien Tes-tament il est une figure seconde entièrement sous la domination de Dieu. Le développement de la démonologie se fait dans la littérature intertestamentaire du deuxième siècle av. J.-C. au deuxième ap. JC et dans le NT. L’usage des démons est en partie lié à l’influence du maz-déisme dans lequel le dieu (ou esprit mauvais) Ahriman associé aux ténèbres comme Bélial (Bélior, « sans lumière ») s’oppose au dieu (ou esprit bienfaisant) Ormuzd, lié à la lumière. Le personnage de l’adver-saire a une fonction narrative, celle d’introduire la figure de l’innocent éprouvé en montrant que Dieu n’est pas à l’origine du mal, même s’il le permet. L’adversaire est un faire-valoir qui disparaît ensuite du poème et de l’épilogue.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 19 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

20

N’est-il pas prisonnier de sa rigueur religieuse et prévoyante qui lui accordent en retour son bien être ?

En voyant dans la relation entre Dieu et Job une forme de « marchandage », l’adversaire est le premier à mettre en lumière la circularité de la théologie de la rétribution : Dieu protège Job et l’enrichit, Job est alors fidèle et Dieu peut continuer à le bénir et à l’enrichir. L’adversaire pense alors que Job est attaquable sur le plan de ses biens puisque Dieu en est le garant. Une attaque de ses biens remettrait en cause le rapport « donnant-donnant » et la relation de confiance à Dieu. Dieu accepte le défi.

Job 1,13-22 : Les malheurs de Job

13 Et il arriva au jour où ses fils et ses filles étaient en train de manger et de boire du vin dans la maison de leur frère aîné. 14 Un messager arriva auprès de Job et dit : « Les bœufs étaient à labourer et les ânesses paissaient à côté d’eux. 15 Des Sabéens sont tombés sur eux et les ont pris, les serviteurs ils les ont frappés avec l’épée. Je me suis échappé, seulement moi seul, pour te le rapporter ». 16 Alors que celui-ci parlait encore, un autre arriva et dit : « Un feu de Dieu est tombé du ciel, il a brûlé les moutons et les serviteurs il les a dévorés. Je me suis échappé, seulement moi seul, pour te le rapporter ».

* Rien, pour rien, sans raison (hînnâm). Le satan a commis une injustice selon Dieu. Le terme est souvent connoté négativement en ce qu’il est l’inverse de la gratification indispensable, et du salaire mérité et né-cessaire pour vivre. Laban refuse de faire travailler Jacob pour « rien » sous prétexte qu’il est de sa parenté (Gn 29,15). Une connotation d’in-justice et d’arbitraire colore le terme en 1 R 2,31 au moment où David se débarrasse de Joab qui a versé le sang pour « rien ». La même notion d’arbitraire sous-tend l’injustice commise auprès des pauvres (Ps 35,7-19), une situation que Job partage selon Jb 9,17. Job aurait-il lui-même commis un délit en réclamant à « son frère des gages pour rien » en Jb 22,6 ? Es 52,3-5 décrit l’arbitraire de l’histoire devant lequel Dieu réagit pour sauver son peuple.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 20 05/03/12 10:22

21

17 Alors que celui-ci parlait encore, un autre arriva et dit : « Des Chaldéens formant trois bandes ont fait un raid sur les chameaux et ils les ont pris, les serviteurs, ils les ont frappés avec l’épée. Je me suis échappé, seulement moi seul, pour te le rapporter ». 18 Alors que celui-ci parlait encore, un autre arriva et dit : « Tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire du vin dans la maison de leur frère aîné. 19 Un grand vent arriva d’au-delà du désert et frappa les quatre faces de la maison. Et elle est tombée sur les serviteurs. Ils sont morts. Je me suis échappé, seulement moi seul, pour te le rapporter ». 20 Job se leva. Il déchira sa robe et se rasa la tête. Puis il tomba à terre et se prosterna 21 et dit : « Sorti nu du ventre de ma mère, nu je retournerai vers là. Yhwh a donné, Yhwh a pris. Que le nom de Yhwh soit béni » ! 22 En tout cela, Job ne pécha pas. Il ne fit pas d’inconvenance* devant Dieu.

Le malheur frappe tout d’abord Job dans ce qui lui est extérieur et ce qu’il possède : animaux, serviteurs, et ses enfants. Les enfants sont ainsi classés au rang des biens. Aux versets 13-17, Job est informé de la perte successive de ses troupeaux et du massacre de ses serviteurs. Dans une litanie comparable, aux versets 18-19, un serviteur apprend à Job la mort de tous ses enfants, garçons et filles. Dans un raccourci surprenant, Job est privé d’un coup de tout ce qui lui appartient. Il y a une uniformisation du malheur : animaux, serviteurs, enfants sont placés sur un même plan dans une relation à Job de l’ordre de l’avoir. Le récit laisse-t-il entendre que cette perte, même celle de ses enfants, ne le touche pas vraiment ? Sa réponse seulement religieuse ne dit-elle pas une extériorité et une représentation de Dieu d’où toute humanité semble absente ? Dans l’interprétation du malheur qui le frappe, Job donne l’image d’un Dieu tout-puissant et inaccessible, arbitraire et indiscutable : « Dieu donne et Dieu prend ». Avec ce Dieu-là, Job ne discute pas, mais se soumet. Le narrateur décrit l’exécution précise du

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 21 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

22

rite de deuil en insistant sur l’attitude de respect de Job quant à la souveraineté indiscutable de Dieu sur sa vie : « Puis, tombant sur le sol, il se prosterna. » L’attitude de Job est conforme aux canons de piété et d’intégrité dont il est le parangon dans tout l’Orient jusqu’au ciel : « En tout cela, Job ne pécha pas. Il ne fit pas d’inconvenance* [quelque chose d’impropre, de fou*] devant Dieu. »

Il y a néanmoins un décalage entre l’attitude de Job et le commentaire du narrateur. Même si Job a dit la souve-raine responsabilité de Dieu dans le mal subi, même s’il ne qualifie pas ce qui lui arrive de « folie », sa situation contient quelque chose de « choquant, d’impropre, de fou », puisque le narrateur émet la possibilité d’une parole qui pourrait la qualifier de « folle ou d’inconvenante ». Le poème, où Job dit le caractère choquant* de sa situation, explore la brèche entre l’attitude religieuse irréprochable de Job et ce qui lui arrive. Le débat avec ses amis tentera de montrer la non-adéquation et la non-pertinence de la réponse religieuse orthodoxe et traditionnelle (que Job représente dans le pro-logue) face au malheur.

Job 2,1-7a : Un débat hors norme

1 Et il arriva au jour où les Fils de Dieu arrivèrent pour se tenir devant Yhwh. Le satan* arriva aussi au milieu d’eux. 2 Yhwh dit au satan : « De quel lieu arrives-tu » ? Et le satan répondit à Yhwh et dit : « De quêter sur la terre et de m’y promener ». 3 Et Yhwh dit au satan : « As-tu placé ton cœur sur mon serviteur Job ? Il n’y a pas d’homme comme lui sur la

* Inconvenance, folie, ce qui est impropre, choquant, tîphelâh. Le terme est rare, il provient d’une racine tâphal qui signifie « dire des choses impropres, insensées, folles ». Il est utilisé deux fois en Job (1,22 ; 24,12). Dans ce dernier emploi, Job dénonce l’indifférence de Dieu devant la souffrance.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 22 05/03/12 10:22

23

terre, un homme intègre et droit, craignant Dieu et s’écartant du mal ; de nouveau lui, il a tenu ferme dans son intégrité, tu m’as détourné de lui afin de l’engloutir pour rien ». 4 Mais le satan répondit à Yhwh : « peau pour peau, tout ce qui est à l’homme, il le donne pour sa vie. 5 Mais envoie ta main, je te prie, et frappe son os et sa chair, ne te maudira-t-il pas en face de toi » ! 6 Alors Yhwh dit au satan : « Le voici en ta main, seulement sa vie garde-la ! » 7a Et le satan sortit de devant Yhwh.

La reprise du débat entre Dieu et l’adversaire (1,6-12) permet de comprendre l’évolution et l’intensité de la discus-sion. Dieu y fait de nouveau le même éloge de Job en insis-tant sur la force morale qui le maintient dans l’intégrité. Dieu reproche à l’adversaire d’avoir fait subir des malheurs à Job inutilement. Le prologue est tendu entre la question de l’adversaire : « est-ce pour rien que Job est craignant Dieu » (1,9), et la réponse de Dieu : « tu m’as détourné de lui afin de l’engloutir pour rien » (2,3). Le « pour rien » dans la bouche de Dieu est-il la continuité de celui de l’adversaire ? Dieu souligne ici l’arbitraire de la situation injustifiée de Job et de sa souffrance imméritée au regard de son intégrité. Dans la suite du livre, le poème va poursuivre en explorant le déca-lage inexpliqué entre la situation de malheur et la situation morale de celui qui souffre. Le poème poursuit le débat inau-guré entre Dieu et l’adversaire afin de comprendre en quoi l’épreuve de Job est insensée et sa rébellion justifiée.

L’épreuve de Job pourrait s’arrêter là, mais l’adversaire estime que Job n’a pas été touché au plus profond de lui. Son attitude religieuse forme une carapace si épaisse qu’elle protège encore, finalement, un individualisme insoupçonné : Job, en sa religiosité, n’aimerait que lui-même. Pour l’adver-saire, il suffit alors de s’en prendre « à sa peau, à ses os, à sa chair », à son amour propre, et l’on verra qu’il n’aime pas Dieu non plus, comme il est resté extérieur aux siens et à ses biens. L’adversaire va rendre Job méconnaissable, l’atteindre

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 23 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

24

au plus profond dans son intégrité humaine. Dieu accepte à nouveau le défi.

Job 2,7b-10 : La malédiction de Job

7b Et il frappa Job d’un ulcère mauvais depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête. 8 Alors Job prit pour lui un tesson pour se gratter et lui se mit à habiter au milieu de la poussière. 9 Sa femme lui dit : « Toi encore tu tiens ferme dans ton intégrité ! Maudis Dieu, et meurs » ! 10 Il lui dit : « comme parle l’une des folles*, tu parles. Aussi nous rece-vons le bonheur de la part de Dieu, et le malheur, nous ne le recevons pas » ! En tout cela, Job ne pécha pas avec ses lèvres.

Un ulcère mauvais recouvre Job des pieds à la tête. L’image de la maladie est celle d’une gangue, d’un sarco-phage qui enferme Job sur lui-même dans la souffrance. Prisonnier du mal, antichambre de la mort, qui l’envahit in-térieurement et extérieurement, il tente de manière dérisoire de l’enlever avec un tesson (symbole de fragilité, de ruine, de dessèchement). Job, totalement envahi par le mal, vit cette situation telle une mort et accomplit un rite de lamentation et de deuil pour lui-même en s’asseyant dans la poussière/cendre7. Cette situation marque l’état dans lequel se trouve

7 La poussière (ou la cendre) est un élément du rite de lamentation et de déses-poir (2S 13,19) et des rites de deuil (Jr 6,26). Elle symbolise la fragilité et la condition éphémère de l’humain.

* Folle. La racine du terme est nâvâl, elle qualifie celui qui s’oppose au sage (Dt 32,6), ou un personnage peu recommandable (1S 25). Le « fou » représente le contraire de l’homme éduqué et enseigné dans les Proverbes, celui qui ne tient pas compte de la loi et s’éloigne de Dieu. Au Psaume 53,1 le fou déclare qu’il n’y a pas de Dieu. Cette même racine se retrouve dans l’épilogue au moment où Dieu accuse les amis de Job de « folie », voir plus bas (Jb 42,7-9).

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 24 05/03/12 10:22

25

Job tout au long du livre, le lecteur le retrouve dans la même situation à la fin du poème, « sur la poussière et la cendre » (42,6).

Les propos de sa femme sont surprenants8. Remettent-ils en cause l’intégrité de Job ? Sont-ils une première accusa-tion contre Dieu en raison de la justice de Job ? L’invite-t-elle au suicide par amour conjugal ? Ne poursuivent-ils pas au contraire la logique même de ce qui arrive à Job ? La femme de Job tire les conséquences du paradoxe inexplicable entre la situation de son époux et le fait qu’il « tient ferme dans son intégrité » (2,9). En l’invitant à maudire Dieu pour mou-rir, elle montre l’absurdité de l’épreuve divine ou ses limites, et demande à Dieu d’achever ce qu’il a commencé ou permis. Elle anticipe l’attitude future de Job, seule possible, face au mal : refuser et/ou mourir.

Job la traite de « folle* » en tant qu’elle l’éloigne de l’image de Dieu qu’il s’est imposée. Dans cette situation ex-trême, il se fait l’écho d’une maxime convenue : les situations de bonheur ou de malheur sont un don de Dieu et il convient de s’y soumettre. Il demeure dans la même représentation mécanique de Dieu tout-puissant et inaccessible. D’un bout à l’autre du malheur, Job reste d’une conformité confon-dante à cette théologie, et le narrateur achève son récit par la formule : « Job ne pécha pas avec ses lèvres » (2,10)9. À nouveau, et de manière comparable à 1,22, il y a un déca-lage entre l’attitude de Job et le commentaire du narrateur. L’expression « avec ses lèvres » est ambivalente : signifie-t-elle que Job aurait pu pécher d’une autre manière ? Ou bien l’expression ouvre-t-elle sur ce qui n’est pas dit et se cache au plus profond de Job ? Le lecteur est conduit à se deman-der si Job est totalement dans ce qu’il dit et fait. Le Job du prologue serait une façade d’orthodoxie se conformant aux

8 Les pères de l’Église ont fustigé la femme de Job en disant qu’il aurait mieux valu pour lui qu’il soit veuf. Saint Augustin en fait l’avocat du diable, une autre Éve qui collabore avec l’adversaire, S. Terrien, Job, p. 108.9 La formule est unique et propre au livre de Job.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 25 05/03/12 10:22

Le livre de Job – Aux prises avec la justice divine

26

pratiques et aux discours religieux de son temps. Dans le poème, le lecteur fera connaissance d’un autre Job, de ce qui est non pas sur ses lèvres mais dans son cœur et qu’on n’entend pas encore dans le prologue. Job est l’enjeu d’une épreuve qui le dépasse. Le narrateur place le lecteur devant une attente et une situation qui demandent à être éclairées. Si Job n’a pas péché, pourquoi l’épreuve ne s’arrête-t-elle pas d’elle-même ? Si l’épreuve se poursuit, et si Job n’a pas péché, comment interpréter sa situation incompréhensible ?

Job 2,11-13 : L’arrivée des amis

11 Trois compagnons de Job entendirent tout le malheur qui lui était advenu et ils arrivèrent chacun de son lieu, Eliphaz de Témân, Bildad de Shouah et Tsophar de Naama. Ils se réu-nirent ensemble pour aller le lamenter et le consoler. 12 Ils levèrent leurs yeux de loin, ils ne le reconnurent pas. Ils éle-vèrent la voix et pleurèrent. Chacun déchira sa robe et ils éparpillèrent de la poussière sur leur tête vers les cieux. 13 Et ils s’installèrent avec lui à terre sept jours et sept nuits. Au-cun d’eux ne prononça une parole vers lui, tant ils voyaient que grande était sa peine, énormément.

Avec le terme « compagnon », le narrateur insiste sur l’amitié et l’estime qui relie ces hommes à Job au-delà de toutes les frontières, puisque les amis représentent diffé-rentes régions autour du pays de Job. De même, le narrateur souligne l’homogénéité du groupe des amis qui se déplace vers leur ami malheureux. L’intention du groupe venu en ami – soutenir leur compagnon, le lamenter et le consoler – est bouleversée par la vision, de loin, qu’il a de Job. L’attitude des amis manifeste leur grand respect et la reconnaissance de l’immense malheur qui frappe Job. Mais le récit indique également une distance qui s’est installée entre Job et eux, comme s’ils ne pouvaient véritablement le rejoindre dans son

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 26 05/03/12 10:22

27

malheur. Ils ne le reconnaissent pas. Le verbe nâkhar, « être étranger, se comporter en étranger » – souligne que leur compagnon est devenu pour eux un inconnu. Le malheur l’a rendu étranger. L’étrangeté de Job est si radicale et mena-çante qu’ils ne peuvent s’approcher de lui. Cette attitude tra-duit aussi leur sentiment de se retrouver devant un « mort-vivant » : ils prennent le deuil et, comme Job, ils déchirent leur robe10. Cette séparation est amplifiée par l’impossibilité de communiquer pendant sept jours et sept nuits, ce qui est la durée requise pour constater la guérison d’une maladie de peau (Lv 13,4). Job est seul et exclu par la trop grande souffrance, il se trouve également en situation d’exclusion par rapport à Yhwh. Le récit utilise deux termes, « grand et énormément », pour dire cette souffrance en surcroît, totale, le mal et sa puissance. Par cette mise en scène, le récit inter-roge les visiteurs sur leur capacité à pouvoir rencontrer Job là où il est. Qui est encore capable de le rejoindre ?

Conclusion : une œuvre pédagogiqueCette mise en scène grandiose sert de cadre pour in-

troduire le motif de la justice de Dieu sur terre et du sens de la souffrance. Le livre de Job est une œuvre pédagogique qui prend en charge le lecteur pour le conduire à confronter les questions existentielles et celles de la justice de Dieu qui traversent la vie des hommes. Le poème qui suit explore les questions de Job, l’invisible qui échappe au regard, le non-dit souterrain et inaudible. Les amis serviront de guides pour entrer dans la maison intérieure de Job.

10 La robe est le vêtement des prêtres (Ex 28 et ss). Le narrateur souligne le caractère (et peut-être la fonction) sacerdotal des amis. Une fonction que l’épi-logue semble présupposer puisqu’ils doivent offrir des sacrifices pour pouvoir échapper à la colère de Dieu. Job est dans une situation d’impureté qui ne lui permet plus d’être approché, comme il lui est impossible de s’approcher de Dieu.

LeLivreDeJob_In_5iii11.indd 27 05/03/12 10:22