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    VIOLENCE INCESTUEUSE PRCOCE

    ET DVELOPPEMENT DE LENFANTBernard JOLIBERT

    IUFM de la Runion

    Rsum. Lorigine circonstancielle de la prsente contribution rside dans unerflexion sur les consquences psychologiques et morales de linceste, initie loccasion dune communication prononce lors de la quatrime journe sur la

    protection de lenfance maltraite (5 avril 1990 au Tampon, le de la Runion) etpoursuivie depuis dans le cadre de la formation denseignants aux questions touchantla violence intrafamiliale. Cette rflexion aboutit aujourdhui au constat inquitant quela relation incestueuse, en raison de son caractre intrafamilial et en dpit de sa formeparfois touffe, reste dans tous les cas une violence faite lenfant qui se voitperturb dans la poursuite de son dveloppement personnel vers lautonomie moraleet lindpendance affective, ultimes buts pourtant de toute ducation vritable.

    Abstract. The present contribution consists in a reflexion on psychological

    consequences of incest, as premature violence, on the moral and social development

    of childhood. This analysis shows that the prohibition of incest is a necessity wherebythe child can be steered from a state of primitive desire to one of controlled desire.

    Incest is a form of absolute violation which interrupts the affective growth because it

    destroys the private movement toward self government, which is the final goal of all

    genuine education. Confining the victim in the parental environment, incestuous

    violence prevents the child from being an adult able to say no ! when he wants to

    refuse something. According to these views, the principle duty of parents is to control

    their own desires. Concerning the moral development of the child, the value of adult

    models is preeminent and basic, better in all cases than advices, prescriptions or

    interdictions.

    i on sen tient sa stricte dfinition, linceste ne semble pas impliquerncessairement la violence. Il dsigne en effet une relation sexuelleentre des personnes unies par des liens de parent. Incestus , au sens

    premier de non-chastet , renvoie seulement au non-respect de la rgleinterdisant le commerce charnel entre parents plus ou moins proches. Laviolence ne semble donc pas intrinsquement lie la dfinition de cettetransgression.

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    Dailleurs, dans la langue courante du droit, on parle dabus sexuel pourdsigner lutilisation denfants pour le plaisir de ladulte, et de svices

    sexuels seulement lorsque la contrainte est manifeste.Pourtant, il semble bien que la violence fasse partie intgrante de la

    relation incestueuse, violence dautant plus forte quelle se pare de traitssubtils de lamour familial, laissant la victime sans dfense face aux dsirs deladulte, mais aussi face ses propres dsirs.

    Il y a violence, en effet, ds que le fait dagir sur quelquun se fait contrela volont de ce dernier, en employant la force brutale certes, mais aussi, leplus souvent, en usant de la contrainte plus subtile du chantage, delintimidation, de la menace ou de la corruption.

    Afin de dvoiler cette violence quivoque, plus ou moins visible, qui finitpar interdire toute raction possible la victime et achve de briser sacroissance psychologique vers lautonomie, il a paru souhaitable et urgentdexaminer attentivement deux ides la mode afin den dnoncer les effetspernicieux pour ce qui touche au dveloppement gnral de lenfant,principalement dans le domaine de sa personnalit morale.

    On assiste aujourdhui, dans les milieux les plus divers, une sorte debanalisation de linceste. Aprs tout, linceste ne serait pas si grave, lenfantsen sort parfois trs bien ; il peut mme tre aid dans son accs la libert

    par cette forme damour extrme !Pourtant, du point de vue du dveloppement de la personnalit delenfant, voire de ladolescent, rien nest plus discutable. Linceste, malgr labanalisation vidente de tels propos, reste une agression dautant plusredoutable quelle est sans issue cause de son exceptionnelle intensit et dulien parental quelle interdit de transgresser ou de remettre en question.Linceste entrane une perturbation grave, sinon irrversible, dans ledveloppement affectif et moral de lenfant, rendant trs difficile sa futureaptitude se prendre en charge lui-mme, aptitude qui dfinit la personne

    comme moi unifi capable dautonomie.La seconde ide, la fois simple et rassurante pour tout le monde,consiste affirmer par voie de campagne mdiatique insistante, quil suffit dedemander aux enfants de dire non , de sopposer aux manuvres sexuellesdes adultes pour que rgressent linceste et ses consquences.

    Cependant, comment lenfant qui prouve des dsirs diffus mais forts, quine sait pas trs bien quoi il doit dire non , qui, par ailleurs, ne possdeencore aucun moyen de refuser une autorit parentale qui le constitue commeun tre humain et va dans le sens de son propre dsir, pourrait-il refuser

    linceste ? Il ne construira son pouvoir de refus que face un milieu adulteo, prcisment, linterdit de linceste est dfini et respect. Lenfant peut-il

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    refuser linceste en disant non , alors que le pouvoir de dire non auxparents suppose pour condition de possibilit lexistence pralable de

    linterdit de linceste ? Examinons de plus prs ces difficults. Elles mritentquon sy arrte.

    La banalisation et ses limites

    On dsigne sous le vocable de prohibition ou d interdit de linceste ,la dfense expresse de toute relation sexuelle entre parents plus ou moinsproches. Si chaque socit dfinit de manire spcifique le champ

    dapplication de cette proximit prohibe, toutes les socits humaines, enrevanche, interdisent linceste. Dans ltat actuel de nos connaissances, onconstate que toutes interdisent lunion du pre et de la fille, de la mre et dufils (Panoff et Perrin, 1973).

    ce fait universel, on a tent dobjecter des exceptions (Malinowski,1927), des difficults ou des incohrences (Reich, 1968). Certaines socitshumaines, tout en prohibant linceste, tolreraient et mme enjoindraientlunion incestueuse de certains groupes sociaux, tmoignant ainsi dunassouplissement de la prohibition.

    En fait, loin de signifier une tolrance quelconque, cette faille dans largle de droit commun, introduit un renforcement de linterdit. Elle ne faitquen souligner la force tout en exaltant le statut exceptionnel des individusqui y sont soumis.

    Par exemple, dans lgypte pharaonique, on peut citer plusieurs mariagesentre frres et surs. Amenhotep, sept des treize Ptolme qui occuprent letrne pousrent leurs surs ou demi-surs. Le mariage le plus clbre estsans doute celui qui unit Ptolme XIII sa sur Cloptre VII. Il seraitpourtant tmraire de dduire de ces faits un quelconque affaiblissement de

    linterdit de linceste. La transgression touche seulement la famille dupharaon. De plus, elle obit des rgles. de trs rares exceptions, nonseulement le mariage reste interdit avec la mre ou la fille, de plus, il nestautoris quavec la sur ane. Il sagit donc dune exception une rglegnrale dinterdiction qui garde toute sa force largie pour le reste deshommes.

    Si la forme particulire et le contenu de la prohibition peuvent variersuivant les socits, les poques, les milieux, sils visent des catgories deparents diverses, il reste que, dans toutes les socits connues, en dpit des

    observations htives de Margaret Mead (1935), linceste est prohib etlinfraction la rgle, punie. Au point que linterdiction pour le parent

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    dentretenir des relations sexuelles avec ses propres enfants peut sembler uneloi permettant un lien entre la nature humaine individuelle et lexigence

    universelle de socialisation. Opposant la violence de la rgle interdictive laviolence du dsir, la prohibition de linceste combine luniversalit de la loinaturelle et le caractre particulier des rgles sociales. Avant mme que Lvi-Strauss nen dvoile le rle de principe dchange social (1949), Lvy-Bruhlavait peru que cette pratique sexuelle intrafamiliale tait toujours peruecomme transgression du lien social gnral (1923). Y voir un laxisme seraitun contresens anthropologique complet, comme lavait peru de son ctFreud (1948 et 1965).

    Le relativisme objectera de son ct quil est difficile de savoir

    exactement partir de quelle proximit, de quelle forme prcise de relation,lchange affectif peut tre qualifi de sexuel violent. quel moment letabou doit-il tre affirm avec clart ? Un baiser, une caresse, des relationssexuelles compltes ?

    Il est vrai quil est parfois trs difficile de savoir avec prcision ce querecouvre la ralit de linceste. On se trouve ici devant le secret de famille, le non-dit du dsir aux contours flous, la violence silencieuse et lesstatistiques les plus fines sont souvent difficiles interprter. Tant du pointde vue du dtail comportemental que des chiffres, il est dlicat de proposer

    des repres srs.Pourtant, quelques donnes statistiques, pour partielles et incompltesquelles soient, fonctionnent comme autant de signaux dalerte devant cetteforme de violence intrafamiliale que subissent les enfants de tous les milieuxsociaux.

    Selon Edmond Zuchelli et Danielle Bongibault (1990), cinquante milleenfants sont maltraits chaque anne en France, environ neuf cents enmeurent (extrapolation nationale dtudes effectues Paris et dans laMeurthe-et-Moselle). Trois cents affaires dinceste sont juges devant les

    tribunaux, mais, suivant les estimations basses de la gendarmerie, cela nereprsenterait quun tiers un quart des cas que devrait normalementconnatre la justice. Les auteurs de LEnfance viole, sappuyant sur lestudes de diverses associations de protection de lenfance, parlent de plus decinq mille cas dinceste par an. On rejoint ici les chiffres canadiens,amricains et hollandais qui affirment quenviron une femme sur cinq a tagresse sexuellement par un membre de sa famille durant lenfance.

    Le phnomne est dautant plus alarmant que, comme le confirme letravail de Philippe Van Meerbeeck (1998), labus sexuel incestueux,

    contrairement au viol extrieur, se prsente comme un phnomne rptitif,secret, touffant et silencieux. Les victimes ont, la plupart du temps, entre

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    quatre et onze ans. Dans neuf cas sur dix, lenfant connat son agresseur ; ilsagit du pre ou de celui qui devrait jouer ce rle au sein de la famille. Les

    jeunes garons en sont victimes au mme titre que les fillettes.Il reste vrai que, dans le domaine affectif, il est trs difficile de marquer

    avec prcision les limites des changes. Nanmoins, un constat permet delever cette objection : celui du dcalage entre la sexualit infantile et lasexualit adulte, dcalage dont ladulte est seul capable de prendreconscience. Ferenczi a soulign, ds 1932, lcart qui spare le vcu sexuelde lenfant de celui de ladulte. Dans une communication au douzimecongrs de psychanalyse de Wiesbaden, il dcrit (1982) la confusion qui peutnatre de lindistinction adulte entre son propre dsir et celui de lenfant.

    Il parle ce propos de confusion des langues pour souligner ladiffrence entre lattente affective globalement diffuse de lenfant etlexigence trs sexualise de ladulte. Si ladulte, dans sa dmarchesductrice, demande et attend du partenaire la satisfaction dun dsir trsdfini dans son but, son objet, sa finalit, lenfant, en revanche, mme etpeut-tre surtout lorsquil se montre le plus consentant ou provocateur,demande dabord de la tendresse, une sorte daffection dont la fin est pluttun engourdissement heureux quune baisse de tension sexuelle gnitalementdfinie.

    Malgr les objections banalisantes, la diffrence entre le besoin damourquprouve lenfant et celui de ladulte nest pas une diffrence de degr,mais bien de nature : lattente nest pas la mme, lacte non plus, la finalitencore moins. Le mot amour ne signifie pas la mme chose pour lenfantet ladulte.

    Rien ne le montre peut-tre mieux que le silence auquel est conduitlenfant. la diffrence du viol par agresseur externe la famille, lincesteconduit la victime au mutisme ; silence social, familial, moral en raison dusecret quimpose lnormit de la transgression et la difficult de trouver un

    interlocuteur. Par ce silence quimpose le secret, la victime est commeanesthsie. Elle ne peut communiquer les sentiments que lui impose lasituation. Non que les mots manquent ; cest plutt le caractre dchir etinsupportable de la relation qui rend laveu impossible. Le plus souvent,lenfant ne peut surmonter les contradictions de ses propres sentimentsincestueux quen retournant lcurement contre lui-mme ; jusquau suicideparfois comme lillustre la nouvelle de Vautrin (1989) intitule : Quelqueshourras et un glaon.

    En fait, la raison majeure de ce mutisme angoiss est que lenfant na pas

    encore les moyens de rsoudre le conflit affectif qui lui est impos. Il estinstall dans une confusion affective insupportable et peut-tre meurtrire,

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    car elle le met dans limpossibilit de se construire une personnalitautonome (Rush, 1983).Au travers des plaintes somatiques diverses, du

    mutisme et du conflit entre agression et culpabilisation qui dchire lenfant,linceste apparat donc comme un traumatisme bien particulier. La brutalitdissimule quil implique ne se contente pas de fragiliser lenfant, elle luiinterdit tout dpassement du conflit vers une issue cohrente. Ce que lon esten droit dappeler lassomption de la personne est bris dans luf. Lediscours de ladulte, en allant bien au-del de lattente de lenfant, installe cedernier dans la peur de grandir.

    On objectera encore quil existe plusieurs sortes dinceste ; que lincestevcu dans la terreur, le chantage, la menace est certes condamnable puisquil

    sapparente au viol et entrane plus tard des ractions mortifres mais quelinceste conflictuel et cependant accept est plus tolrable. Quant lincesteintgr sans conflit ni symptme, il serait banal et sans danger !

    En ralit, il faudrait presque renverser lordre de gravit. Plus lincesteapparat intgr dans lenfance, plus il se montrera dangereux par la suite. Eneffet, son assimilation apparente fait que la plus lmentaire rvolte delenfant devient impossible. La victime est totalement strilise (Rouyer etDrouet, 1986) quant son dveloppement ultrieur, cest--dire quant laffirmation de sa propre personnalit en dehors, voire contre le milieu

    parental. Lenfant se voit install dans une dpendance absolue qui fixe sonvolution affective et morale au stade le plus dpendant de linfantilismeconfusionnel.

    Du point de vue du dveloppement moral, qui reste ici le ntre, le moi se voit touff dans sa capacit ragir. Rappropri par ladulte qui ledvore, lenfant devient sa possession. Ce lien indistinct nest-il pas,dailleurs, revendiqu par les parents incestueux qui dsignent leurattachement lenfant comme un attachement eux-mmes (Blachre,1999) ?

    En ralit, dans linceste, cette symbiose affective est trs dommageablepour lenfant. Au lieu de le conduire vers la coupure du cordon ombilical,ladulte le contraint doprer un retour vers le syncrtisme affectif originaire.Le parent incestueux interdit lenfant dvoluer vers le statut de sujet ; illenferme dans lenfance, la dpendance, brisant son volution verslautonomie la fois psychologique et morale.

    Le comportement fusionnel compris dans toute relation incestueusetouffe lautonomisation progressive de lenfant ; il instaure mme le cadredun contre-mouvement toute libration future possible. Lenfant est

    empch dans sa dynamique propre, affectivement enferm dans ladpendance absolue (70 % des prostitues ont vcu des relations

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    incestueuses, contre 5 % avoues par la moyenne fminine) (DASS-Runion,1989).

    Malgr les volonts ambigus de banalisation et de dissolution delinceste, on peut alors dfinir ce dernier comme toute sduction sexuelle quidpasse les capacits dlaboration mentale de lenfant, qui mane du milieuproche et inverse lvolution de lenfant vers lautonomie, en infantilisationconfusionnelle.

    On le devine, la consquence de linceste est grave : elle sclrose ledveloppement ultrieur de lenfant, elle fabrique des tres en apparenceprcocement mrs alors quils restent en ralit dune vulnrabilit extrme.

    La vulnrabilit

    Pour comprendre comment linceste entrane une maturit apparente chezlenfant, lie une immaturit relle profonde, il faut bien saisir dabord dansquelle situation affective concrte stablit linceste. Lenfant est pris dansune double exigence, en apparence contradictoire.

    Le dsir du petit homme est dsir de ses parents. Quoi de plus normalpuisque ce sont les tres qui vivent avec lui, satisfont ses besoins de

    tendresse, de nourriture, de plaisir. Autrement dit, la tendance incestueuse estune constante humaine. Les choix, les prfrences affectives de dpart delenfant, loin de smousser, se fixent sur les parents. Ces derniers sontlobjet dun amour infini, si aveugle quil est mme capable de rsister auxpires traitements.

    Un autre fait, non moins essentiel, vient heurter ce premier choix dobjetdamour. La tche fondamentale des parents consiste conduire les enfants ntre plus enfants, cest--dire des tres dpendants, mais devenirautonomes. Ils ont pour mission de faire que lenfant sorte de lenfance.

    Lhumanisation implique la transformation dun tre totalement dpendant enun tre capable de saffirmer, la fois comme une personne capable dunifierses tendances autour dun Moi conscient et comme sujet moral. Une personneest peut-tre dabord un pouvoir de simposer des rgles et de sy tenir.

    On le comprend alors immdiatement ; lamour premier de lenfance estdestin se voir un jour contredit et dpass dans de nouveaux choixdobjets, lus hors du milieu familial. Si on combine ces deux exigences, enapparence contradictoires, on doit admettre que le dsir primitif de lenfant,incestueux par ncessit, doit tre contredit. Lenfant ne sortira de lenfance

    qu la condition quapparaisse une force lui imposant dabandonner seschoix confusionnels premiers.

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    Philippe Van Meerbeeck (1998, p. 110) raconte laventure dAndr Gidelorsquil avait treize ans. Sa tante, une sensuelle et troublante multre, mre

    de la fille quil pousera plus tard, provoqua en lui un trouble sexuel quimarquera ses choix futurs amoureux. Un jour, elle le prit sur son dos devantun miroir et le caressa en dessous de la chemise ; ces attouchementsprovoqurent chez lui un moi fantastique qui le terrifia et le fit senfuir surle champ. Van Meerbeeck voit, la suite de Jacques Lacan, dans ce troubleincontrlable la source possible de la pdophilie de lauteur des Nourrituresterrestres. Par un processus de retournement en reflet, lenfant ne va passidentifier ce jeune garon dsir par sa tante et dont il voit limage dans lemiroir et se mettre dsirer les femmes qui aiment les hommes trs jeunes ; il

    va, au contraire, incorporer le dsir de sa tante et sidentifier cette dernireau point de fixer son dsir sur dautres garons.

    Les enfants, comme les adultes, rencontrent linterdit de linceste lacharnire de ces deux exigences. Quon appelle ce dpassement, passage dela nature la culture, comme Lvi-Strauss (1958), transition du dsir laralit comme Freud (1927 et 1929), quimporte ! Du point de vue de laformation de la personne morale qui est ici le ntre, linterdit de linceste estlpreuve indispensable la constitution dun sujet autonome, capable derpondre de soi ; la prohibition portant sur les parents apparat finalement

    comme le mdiateur entre moi et moi-mme, entre moi qui impose la rgle etmoi qui y obit.Linterdit de linceste se prsente donc comme lpreuve par laquelle

    lenfant est renvoy lui-mme, autrement dit la ncessit de trouver uneissue propre son dsir, ailleurs que dans les objets premiers. Sans cetinterdit, toute laffectivit, et mme sans doute la conscience de soi, semaintiendrait dans une sorte de syncrtisme affectif familial. Le Moi ne sepose quen sopposant , disait Fichte, non en se fondant dans la symbiosefusionnelle la plus dommageable son panouissement futur.

    Linterdit de linceste possde donc un caractre vritablement fondateurde la personne. Sans lui, le moi reste inabouti, sans contours dfinis, sansconsistance. Impossible de sunifier autour de la conscience de soi si oncontinue de vivre en symbiose avec le milieu, lentourage immdiat. Lenfantreste vulnrable (Cambessus et Kiener, 1993), fragile, sans force relle niunit personnelle. Lapparente maturit, trop prcoce, cache un dsarroiprofond. Seule la rgle impose, frappant dinterdit les objets fusionnelspremiers, peut apaiser cette incertitude affective et morale de lenfant.

    Linstance interdictive, loin dtre ngative, lui apporte le premier contact

    avec la loi, la rgle qui simpose tous, adultes et enfants. Cest aussi lapremire approche du sentiment de respect qui combine la fois

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    ladmiration, la reconnaissance dune valeur et lide de distance,dinviolabilit de cette mme valeur incarne par les parents. Lhtronomie

    premire est la condition de lautonomie venir, condition de se voirdpasse

    Mais si le dsir incestueux est destin se perdre un jour danslinconscient, do vient linstance interdictrice ? Est-ce lenfant de dire non ses propres dsirs ? Est-il capable de sordonner un interdit, de seconstruire une rgle pratique daction ? Tire-t-il la norme de lui-mme ou luivient-elle de ladulte qui limpose lenfant en se limposant lui-mme ?

    Cest ladulte de dire non Demander lenfant, comme on lexige de lui par voie de campagnepublicitaire, de dire non la sduction adulte parentale est une tcheillusoire. Certes, lenfant ressent trs tt le besoin de la rgle (Piaget, 1932).Mais il na pas les moyens de se limposer encore avec rigueur et constance.

    La condition pour pouvoir dire non , cest dabord la formation de soipar soi sans laquelle il ny a ni personnalit affirme, ni volont. La capacitde dire et daffirmer son Moi , dunifier ses dsirs et ses forces autour

    dun projet o lenfant se reconnat, sont les conditions qui vont donner lapersonnalit ses appuis, la volont son efficacit sans lesquelles laspontanit la plus brillante reste jamais sans consistance ni rigueur.

    Linterdit de linceste, qui a valeur sociale sans aucun doute, possdeaussi et surtout une valeur essentielle dans la formation de la discipline de soiqui fait, terme, la personnalit de chacun. Cet interdit, extrieur au dsir delenfant, lui impose pour la premire fois lexigence dune action rgle surses propres dsirs, autrement dit sur lui-mme. Le pouvoir que lon prendprogressivement sur soi-mme commence par la reconnaissance dun champ

    extrieur inaccessible nos propres dsirs. Les actions rgles sur soi sontdabord des actions rgles sur des dsirs immdiats qui viennent de nous.Mais do peut bien provenir la rgle interdictive sinon des parents ?

    Comment lenfant apprendra-t-il dire non si, autour de lui, ladultetmoigne dune incapacit manifeste matriser son dsir dadulte ?Comment lenfant peut-il refuser son propre dsir et dire non celui desparents sil a devant lui des parents investis dune totale confiance maisincapables eux-mmes de dire non leurs pulsions lmentaires ?

    Lenfant ignore linterdit de linceste tant quil nen rencontre pas

    lexpression lextrieur de lui. O en rencontrera-t-il la manifestation laplus ferme sinon chez ceux qui, prcisment, sont lobjet de lattachement le

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    plus fort ? Autrement dit : o lenfant dcouvrira-t-il la prohibition decertains liens si ceux qui en sont lobjet ne jouent pas le rle dinstance

    interdictrice ? Et comment les parents pourraient-ils imposer linterdit lenfant sils savrent incapables de se limposer eux-mmes ?

    On loublie trop souvent : lenfant na aucun moyen de sopposer lautorit parentale, pas plus quil ne peut encore comprendre et matriser sespropres affections. Il est fascin par ses parents, totalement dpendant deux.Son propre dsir est fondu et confondu avec le leur ! De plus, il ne sait pasexactement quoi il doit dire non . Il y a en lui une rotisation puissantemais floue.

    Car le dsir existe en lui. On ne saurait le nier sans risquer de passer

    ct de tout ce qui fait la forme de la tentation incestueuse. Les contes de fesdcrivent en majorit cette envie puissante quprouve lenfant dtre lobjetdu dsir de ladulte, cette tentation de sduction auquel se mleindissolublement la peur den tre victime. La fin des contes impliquetoujours (Bettelheim, 1962) le renoncement limage infantile incestueuse etlacceptation parallle compensatoire daller chercher quelque prince ,plus ou moins charmant, dans un milieu extrieur la famille. Le conte offreloccasion dun travail initiatique imaginaire mais efficace (Bellemin-Nol,1983).

    On le voit, tant que linterdiction de linceste nest pas impose lenfantpar les parents, lenfant na aucun moyen de rsister son propre dsir. Il nepeut encore dire non , ni lui-mme, ni aux adultes proches avec lesquelsil se confond dans une relation affective et physique aux contours flous.

    Dans la ralit psychologique de la formation morale de la personne, cestbien la prohibition de linceste qui est condition dapparition du pouvoir qualenfant de dire non , ladulte certes, mais surtout ses propres dsirsincestueux.

    Par suite, la campagne publicitaire qui invite lenfant refuser la

    sduction parentale inverse radicalement lordre psychologique. Dire non reste une tche impossible lenfant, puisque cette ngation, suppose djque linterdit de linceste a produit son travail formateur de la personnalitmorale. Pour tre capable de dire non , il faut dabord pouvoir unifier sesdsirs, ses reprsentations autour dune image de soi, sinon totalementautonome, du moins dj dgage de la symbiose confusionnelleintraparentale.

    Comment exiger dun enfant, dun tre qui continue de se fondre dans lemilieu parental et de se confondre en partie avec des tres dont il provient,

    quil cesse de se confondre avec ce milieu sans quon lui impose lasparation ?

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    Cest au parent dtre lincitateur, le modle de contrle de soi, ltrecapable dautonomie. Disant non ses propres dsirs, il dit par l mme

    non aux dsirs de lenfant. Ce refus est la source dun retour rflexif delenfant sur lui-mme, retour qui stimule le pouvoir que lenfant acquiert dedire non ses propres dsirs et par suite aux adultes futurs. Commentlimage de soi peut-elle devenir gratifiante et forte si elle est au dpartconstitue sur le mode de la passivit, de lhumiliation, de la dpendancecoupable, du comportement passionnel incohrent jusquau chaos ? Lenfantne peut refuser la sollicitation sexuelle de ladulte que sil sidentifie unparent qui lui montre laptitude au non . Les parents incapables de rsister leurs pulsions ne sauraient transmettre lenfant cette capacit morale de

    base.Le danger premier de linceste est donc quil infantilise gravement et

    profondment ceux qui en sont les victimes. En bloquant lmergence detoute instance de la personnalit qui pourrait devenir source de rsistance, ilenferme lenfant dans linconsistance caractrielle.

    Lenfant qui sait dire non nest plus en danger dinceste. Il a djrencontr des instances interditrices extrieures suffisamment fortes pourpanouir son moi. Lenfant en danger dinceste ne sait pas encore dire non . Lexiger de lui est peut-tre une erreur psychologique lourde de

    consquences.En effet, en plus de passer ct du vritable pouvoir de lenfant, cetteexigence ritre ne risque-t-elle pas en effet de culpabiliser dfinitivementceux des enfants qui nont pas russi dire non aux sductions delinceste et de les installer dfinitivement sur le mode de lincapacitcoupable ? On ne doit exiger de lenfant que ce dont il est capable si on neveut pas le constituer sur le mode de la culpabilit morbide (Hesnard, 1949).

    Conclusion

    On lve un enfant dans le but quil nous quitte un jour pour vivre sa propreexistence. Non pour lenfermer dans laffection tyrannique et infantilisante delinceste mais pour quil ait un jour sa propre vie. Le trait commun auxparents incestueux nest ni sociologique, ni culturel, ni mme physiologique.On trouve linceste dans tous les milieux, chez tous les peuples, dans toutesles classes sociales ; en revanche, tous les parents incestueux sont immatures.Pour eux, la fusion affective reste le modle idal du lien parental, modlepassionnel infantile sil en est. Incapables daccepter la perte, le dpart delenfant, ils sempresseront de lenfermer et de senfermer eux-mmes dansun amour sans issue que symbolise lidentit de sang. Or, le dsir dipien est

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    destin se voir contredit et dpass. Lautonomie future des enfants est ceprix.

    Pour ce faire, linterdit de linceste reste donc fondamental. Simplement,il ne faudrait pas inverser les rles : cest ladulte de dire non . Le refusparental de linceste est la condition du non que pourra formuler plus tardlenfant, et non linverse. Exiger de lenfant quil refuse linvitation alors quesa capacit de refuser est conditionne par linterdit premier que lui imposeraladulte, cest renverser lordre rel qui prside la constitution du moi.

    Pour lenfant, les parents se sauraient se tromper. Que saisit un enfant delui-mme ? Des impressions vagues, des dsirs incertains et changeants. Maiscomme dit Sartre (1963, p. 63), ses parents sont comme des dieux qui se sont

    faits les gardiens et fournissent la garantie de son essence et de son unit.Cest travers ces grands yeux, terribles et doux , quil fait lexpriencede ce quil est, mais aussi de ses limites et de celles quil aura simposer lui-mme pour se poser comme personne morale.

    On voit alors que la violence contenue dans linceste nest pas uneviolence ordinaire ; elle traduit une dfaillance grave des liens parents-enfants qui conduit, au-del de la vulnrabilit psychologique ou de ladvalorisation morale, une vritable fracture identitaire. Cest lemouvement de maturation psychologique et morale qui se voit annihil.

    Pour que lenfant puisse un jour chercher ailleurs que dans luniversfamilial un sens sa vie, il doit en tre exclu dune manire irrvocable parceux, prcisment, vers qui son propre dsir le pousse le plus. ParodiantLvi-Strauss, on pourrait dire que la prohibition de linceste est moins unergle qui interdit la mre ou le pre quune rgle qui oblige lenfant allervoir ailleurs, qui linvite fermement sassumer, se prendre en charge et vivre sa propre existence.

    Paradoxalement, pour que lenfant ait un jour le courage de chercherailleurs et de briser les idoles anciennes, il faut dabord les avoir respectes

    dans les interdits quils lui ont imposs et quils se sont imposs eux-mmes.Cest ce niveau que les mouvements pour lmancipation sexuelle de

    lenfance apparaissent comme des leurres pseudo-librateurs. Dans tous lescas, ils conduisent lenfance limpasse de linfantilisme. Si la prohibition delinceste est bien une violence exerce par le social sur le dsir individuel,cette coercition reste nanmoins la condition du passage de la natureindividuelle brute la culture de la personne morale.

    linverse, linceste reste une violence dautant plus efficace quelle

    porte le masque sournois de la tendresse et de lamour absolu, interdisant lenfant de se construire comme tre capable de contrler ses propres dsirs.

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    Violence incestueuse prcoce et dveloppement de lenfant 23

    Ultime maltraitance vritable, linceste impos lenfant quivaut uninterdit de grandir. Quelle que soit sa forme, son intention, linceste est

    gravement alinant.Lenfant, plac face ladulte, est un miroir grossissant. Voil peut-tre

    pourquoi le premier principe de lducation parentale, reste de slever soi-mme, cest--dire de se montrer capable de discipline de soi ; et la premirergle suivre pour aider un enfant conqurir sa propre libert est detoujours tenter dtre matre de la sienne. Cest ladulte de savoir dire non !

    Dans la conqute de la matrise de soi, lenfant, rappelait Joseph Joubertdans ses Penses(1932), a plus besoin de modles que de conseils.

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