Jannis Millios - Le nationalisme: forme politique du capitalisme L'exemple de la Grèce

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Le nationalisme : forme politique du capitalisme L'exemple de la Grèce 1 Jannis Milios répond à Christopher Pollmann Après un premier doctorat en construction mécanique à l'université d'Athènes, Jannis Milios a présenté une thèse en économie politique en 1988 à l'Université d'Osnabrück 2 (Allemagne). Il est aujourd'hui professeur associé d'économie politique à l'Université technique d'Athènes. Depuis 15 ans, il publie la revue “Thèses” dont il est l'un des cofondateurs. Christopher Pollmann est maître de conférences à l'Université de Metz où il enseigne le droit public et les sciences politiques. Il s'est entretenu avec J. Milios de l'histoire et de la situation actuelle de la Grèce, plus particulièrement du nationalisme et du racisme. La transcription de la discussion, tenue en allemand, a été remaniée et complétée par des annotations. J. Milios a revu la traduction française - assurée par Anne Dufour - en juillet 1996. Précisons d'emblée que par commodité, les auteurs se sont servis de termes courants comme “la Grèce”, “les grecs”, etc. Cela ne doit pas occulter le fait que cette terminologie - et la personnification l'accompagnant - jouent un rôle inconscient mais extrêmement efficace. En effet, le nationalisme est avant tout une construction mentale et donc linguistique. 3 C. Pollmann : Dans mes nombreuses discussions avec des grecs sur les thèmes du nationalisme et du racisme en Grèce, j'ai dû constater que peu de voix s'élèvent pour dénoncer les tendances nationalistes, surtout en ce qui concerne les relations de la Grèce avec la région autour de Skopje se dénommant elle-même “République de Macédoine”, ainsi qu'avec l'Albanie et la Turquie. Vous pourriez peut-être, en guise d'introduction, présenter votre propre sentiment. J. Milios : Le nationalisme n'est pas uniquement un problème actuel ; en fait, il remonte à une période plus ancienne. Je crois que le nationalisme est un élément constitutif de l'idéologie bourgeoise. De même, l'existence d'une certaine xénophobie est tout à fait normale dans un pays capitaliste. En Grèce, le problème a cependant pris une telle ampleur que les grecs en sont arrivés à croire qu'ils forment une race particulière et élégante parce qu'ils descendraient des grecs de l'âge classique. Pourtant ici, nous n'avons pas de racisme ouvert. Les gens sont racistes avec les gitans, par exemple ; mais il n'y a aucun racisme agressif envers les personnes provenant d'autres pays, envers les étrangers. Nous pourrions dire qu'il existe un racisme culturel dans les relations avec les personnes issues de pays pauvres par rapport à la Grèce, et qui, par conséquent, présentent certains comportements révélateurs de leurs conditions sociales. Peut-on préciser de qui il s'agit, les albaniens, par exemple, sont-ils concernés ? 1 Traduit de l'allemand par ANNE DUFOUR; in : Raison présente n° 123, juillet 1997, p. 45 à 57 ; en allemand in Die Brücke (Saarbrücken), n os 83 et 84 (mai et juillet 1995). 2 JEAN MILIOS, Kapitalistische Entwicklung, Nationalstaat und Imperialismus. Der Fall Griechenland, Kritiki : Athen 1988. 3 Cf. BENEDICT ANDERSON, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, La Découverte 1996.

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Réponse à Christopher Pollmann - 1 Traduit de l'allemand par ANNE DUFOUR; in : Raison présente n° 123, juillet 1997, p. 45 à 57

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Le nationalisme : forme politique du capitalismeL'exemple de la Grèce1

Jannis Milios répond à Christopher PollmannAprès un premier doctorat en construction mécanique à l'université d'Athènes, JannisMilios a présenté une thèse en économie politique en 1988 à l'Université d'Osnabrück2

(Allemagne). Il est aujourd'hui professeur associé d'économie politique à l'Universitétechnique d'Athènes. Depuis 15 ans, il publie la revue “Thèses” dont il est l'un descofondateurs. Christopher Pollmann est maître de conférences à l'Université de Metz oùil enseigne le droit public et les sciences politiques. Il s'est entretenu avec J. Milios del'histoire et de la situation actuelle de la Grèce, plus particulièrement du nationalisme etdu racisme.

La transcription de la discussion, tenue en allemand, a été remaniée et complétée pardes annotations. J. Milios a revu la traduction française - assurée par Anne Dufour - enjuillet 1996. Précisons d'emblée que par commodité, les auteurs se sont servis de termescourants comme “la Grèce”, “les grecs”, etc. Cela ne doit pas occulter le fait que cetteterminologie - et la personnification l'accompagnant - jouent un rôle inconscient maisextrêmement efficace. En effet, le nationalisme est avant tout une construction mentaleet donc linguistique.3

C. Pollmann : Dans mes nombreuses discussions avec des grecs sur les thèmes dunationalisme et du racisme en Grèce, j'ai dû constater que peu de voix s'élèvent pourdénoncer les tendances nationalistes, surtout en ce qui concerne les relations de laGrèce avec la région autour de Skopje se dénommant elle-même “République deMacédoine”, ainsi qu'avec l'Albanie et la Turquie. Vous pourriez peut-être, en guised'introduction, présenter votre propre sentiment.

J. Milios : Le nationalisme n'est pas uniquement un problème actuel ; en fait, il remonteà une période plus ancienne. Je crois que le nationalisme est un élément constitutif del'idéologie bourgeoise. De même, l'existence d'une certaine xénophobie est tout à faitnormale dans un pays capitaliste. En Grèce, le problème a cependant pris une telleampleur que les grecs en sont arrivés à croire qu'ils forment une race particulière etélégante parce qu'ils descendraient des grecs de l'âge classique. Pourtant ici, nousn'avons pas de racisme ouvert. Les gens sont racistes avec les gitans, par exemple ; maisil n'y a aucun racisme agressif envers les personnes provenant d'autres pays, envers lesétrangers. Nous pourrions dire qu'il existe un racisme culturel dans les relations avec lespersonnes issues de pays pauvres par rapport à la Grèce, et qui, par conséquent,présentent certains comportements révélateurs de leurs conditions sociales.

Peut-on préciser de qui il s'agit, les albaniens, par exemple, sont-ils concernés ?1 Traduit de l'allemand par ANNE DUFOUR; in : Raison présente n° 123, juillet 1997, p. 45 à 57 ; en

allemand in Die Brücke (Saarbrücken), nos 83 et 84 (mai et juillet 1995).2 JEAN MILIOS, Kapitalistische Entwicklung, Nationalstaat und Imperialismus. Der Fall Griechenland,

Kritiki : Athen 1988.3 Cf. BENEDICT ANDERSON, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, La

Découverte 1996.

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En effet, les albaniens4 sont particulièrement touchés par ce racisme. Il provient aussides salariés grecs, bienque - et parce que - les albaniens, représentant environ 10% de lapopulation active en Grèce, perçoivent un salaire nettement inférieur à celui des grecs,salaire qui est pourtant beaucoup plus important qu'en Albanie, surtout lorsqu'onconsidère le taux de chômage élevé de ce pays.

L'idéologie du complot

Comme nous le disions, ici le racisme n'est pas agressif mais latent ; en plus, il existe unnationalisme dont les racines remontent loin et qui est étroitement lié à l'histoire de laGrèce. Depuis la soi-disant catastrophe de l'Asie Mineure, c'est-à-dire après l'invasionmanquée de la Turquie par la Grèce en 1919-1922 quand la Grèce a essayé d'annexertoute l'Asie Mineure, l'idéologie dominante consiste à penser que tous les pays, et plusparticulièrement les grandes puissances, se seraient ligués contre la Grèce et auraientprivé le pays de ses droits. C'est pourquoi tous les pays seraient contre la Grèce, parexemple dans ses conflits avec la Macédoine ou la Turquie. Le nationalisme grecconsiste entre autres à toujours chercher des ennemis et des complots contre la Grèce.

La Turquie et la Grèce sont ennemis depuis des siècles. La Grèce moderne fut bâtieau 19e siècle, dans le cadre d'un processus dirigé contre la domination ottomane. A partirde là, de nombreuses guerres entre les deux pays ont suivi. En Macédoine grecque et enThrace, ainsi que dans l'Epire à l'Ouest, depuis la formation de ces régions, il y acontinuellement eu des querelles de frontière avec les pays voisins, et cela notamment àcause des appartenances ethniques qui se chevauchent par-delà les frontières. Despopulations parlant grec ont vécu et vivent en partie encore dans les pays voisins, et àl'inverse, il existe des communautés albaniennes, macédoniennes, bulgares et turques enGrèce. C'est la raison pour laquelle “macédoine” veut dire, en français, macédoine delégumes, salade de fruits ou ramassis. Ce terme signifie que tout est lié, de sorte que lesdifférentes composantes sont à peine différenciables.

Oui, et en raison de cette situation confuse, la politique grecque moderne amanifestement consisté à rapprocher l'appartenance catholico-orthodoxe de l'identiténationale grecque en déportant les communautés non-orthodoxes ou en les hellénisant.5

Ceci est en relation avec la création de l'Etat grec. Le petit Etat grec s'est considérécomme un empire dès le premier jour de sa création, un empire qui devait contenirl'ensemble des Balkans. Il se comprenait comme la réincarnation, premièrement de laGrèce antique, et deuxièmement, après 1850, de l'empire byzantin. Les grecs pensaientdonc être dans leur droit d'étendre l'Etat jusqu'aux frontières historiques de l'hellénisme,c'est-à-dire jusqu'au Danube, et de s'approprier aussi l'Asie Mineure. C'est comme NicosPoulantzas l'a dit : L'Etat-nation est „l'historicité d'un territoire et la territorialisation4 Pour un ministre grec du parti gouvernemental PASOK, les albaniens sont „des parasites qui ne vivent

que de délits“, Le Nouvel Observateur du 29 septembre 1994, p.34, Xénophobie galopante à Athènes.5 A cet égard, le fait que les papiers d'identité grecs contiennent une mention sur l'appartenance

religieuse de leur possesseur, est tout à fait significatif. A noter également que la Constitution grecquereconnaît l'orthodoxie comme “religion dominante”.

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d'une histoire.”6 La défaite de l'expédition d'Asie Mineure en 1922 a eu certes pour effetd'évincer cette conception nationaliste et impérialiste de l'ordre du jour, mais elle ne l'apas enlevée de l'inconscient populaire.

Homogénéisation des populations

Voyons maintenant le cas de la Macédoine. La Macédoine était une région ottomane quia été partagée entre la Bulgarie, la Yougoslavie et la Grèce lors des guerres balkaniquesen 1912-13. Le pourcentage des habitants de langue grecque dans la partie grecque de laMacédoine est remonté à plus de 90% à cause des mouvements de populations.

... et en l'occurence, il s'agissait pour la plupart de gens qui avaient fui l'Asie Mineureaprès la défaite de la Grèce par la Turquie en 1922.

C'est exact. De l'autre côté, on a déporté les turcs ou les musulmans hors de laMacédoine - ainsi que ceux de Thrace, à une échelle plus modeste. La Macédoinegrecque fut de cette façon presque complètement homogénéisée, donc hellénisée.Certes, des problèmes frontaliers sont apparus depuis, en particulier avec la Bulgarie etla Yougoslavie. Pourtant, il n'y a pas de problème macédonien au sens strict, puisque lapopulation de la Macédoine côté bulgare est largement bulgare, et que celle de laMacédoine grecque est en grande partie grecque7.

Mais que se passe-t-il aujourd'hui ? Si un pays prend le nom de „Macédoine“, lenationalisme grec et une majorité de la population en déduisent que ce pays a desprérogatives sur la Macédoine grecque. Il s'agit d'une réaction relevant du réflexe,fondée sur l'hypothèse que d'autres pays convoitent la Grèce.

Dans le cas de la Macédoine, on admet même que la nouvelle République deMacédoine en tant que telle ne menace pas la Grèce, mais le danger viendrait du faitque ce pays se laisserait manipuler par la Turquie.

Ou par l'Allemagne. Il est vrai qu'en République de Macédoine, existent des groupes dedroite, nationalistes, qui parlent d'une Grande Macédoine et qui publient des cartesgéographiques où Thessaloniki [chef-lieu de la Macédoine grecque] apparaît commecapitale de la Grande République de Macédoine. Cela peut s'expliquer par le fait que lespays nouveaux sont en général nationalistes, ce qui est d'ailleurs aussi le cas des autresEtats de l'ancienne Yougoslavie. Il faut ajouter que des vélléités expansionnistesexistent même en Grèce où certains gens rêvent de Constantinople (Istanbul) commecapitale de la Grèce.

Ces nouveaux pays ont besoin d'être en conflit avec leurs voisins et de s'en démarquer

6 N. POULANTZAS, L'Etat, le pouvoir, le socialisme, Quadrige/PUF 1981, p. 126.7 Entre 50.000 et 200.000 macédoniens d'origine slave vivent en Macédoine grecque (pour environ 2,1

millions d'habitants). Leurs fêtes traditionnelles sont troublées par la police et ils n'ont pas le droit deparler leur langue maternelle en public.

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pour construire une identité nationale qui n'existait pas auparavant et qui ne peutsimplement découler d'un fondement éthnique ou religieux.8

C'est exact. Maintenant, il est intéressant de constater que le nationalisme grecconcernant la Macédoine, bien qu'étant répugnant comme tout nationalisme, n'ait pasadopté une forme agressive. On entend le slogan „Ne touchez pas à la Macédoine”,comme si des puissances étrangères convoitaient la Macédoine grecque. Des groupesfascistes et d'extrême-droite ayant essayé d'étendre ce slogan aux "sous-hommes slaves"ont été repoussés y compris par les mouvements et manifestants conservateurs. Lorsqueles hommes politiques disent „Nous n'en voulons pas à nos voisins, nous souhaitonsseulement entretenir de bonnes relations avec eux, mais nous lutterons pour ne riencéder aux puissances avides d'expansion”, cela correspond au sentiment de la grandemajorité des grecs.

Ce conflit est-il vraiment manipulé par la Turquie, ou est-ce que le complot n'est quefabulation ?

Je crois que c'est une fabulation. La Turquie a essayé d'étendre son influence auxBalkans, tout comme aux pays islamiques et aux régions de l'ancienne UnionSoviétique. On a essayé de définir cette tentative par la notion “d'axe islamique”. Etpourtant, il a été voué à l'échec, autant pour des raisons économiques et politiques quemilitaires. Pensez simplement à la victoire de l'Arménie sur l'Azerbaidjan dans le conflitdu Haut-Karabach, à l'avancée des serbes sur les forces musulmanes en Bosnie, auxrelations entre les USA et la Serbie, qui ont tendance à s'améliorer : Toutes cesévolutions montrent que la Turquie n'a pas beaucoup d'influence dans la région.Evidemment, la conception du gouvernement turc en ce qui concerne la République deMacédoine et la Grèce se résume peut-être à l'adage „l'ennemi de mon ennemi est monami”. Cela ne signifie pas pour autant que la Turquie représente une menace réelle pourla Macédoine grecque, les îles grecques ou la Grèce en général.

Deux nationalismes se soutiennent mutuellement

Comme nous le disions, le conflit entre deux communautés contribue en grande partie àla naissance et au développement du nationalisme. Pour autant que je sache, lesentiment national macédonien a été encouragé par la réaction négative des grecscontre le nom du nouvel Etat, et à l'inverse, le nouveau nationalisme grec est en partiedû à l'établissement de la République de Macédoine.

C'est vrai, même si la République de Macédoine existait déjà dans le cadre yougoslaveet des groupes nationalistes y étaient déjà actifs. Mais vous avez raison : la politiquegrecque a encouragé le nationalisme macédonien. Et il en a été de même en Grèce. Audébut, en 1991, le gouvernement n'a pas pris le problème macédonien au sérieux. Il

8 Cf. JEAN POUILLON, Appartenance et identité, in : Le Genre humain, n° 2 : Penser classer, fév. 1988, p.20-29 (26 s.).

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voulait aboutir à un compromis avec le nouvel Etat voisin, mais il a été obligé de serendre compte que l'opposition - de droite comme de gauche - était beaucoup plusnationaliste, et cela particulièrement pendant la période électorale. C'est de cette façonque le problème a gagné en importance dans la politique intérieure.

Vous voulez dire que le nationalisme a été encouragé et manipulé pour des raisons detactique électorale ?

En tous cas, les partis politiques et surtout les partis au pouvoir n'ont pas eu le couragede prôner un compromis avec la République de Macédoine parce qu'ils craignaient laréaction négative des électeurs ; et cela à juste titre, car ceux-ci n'avaient qu'à actualiserun nationalisme déjà latent.

Pensez-vous que le nationalisme grec, spécialement envers la République deMacédoine, soit en outre alimenté par le besoin de détourner la population des conflitssociaux internes, donc de trouver un bouc-émissaire ?

Cet aspect joue aussi, mais le thème de la Macédoine n'est plus si important, aprèsquelques années de conflit. Depuis 1994, tous les grands partis mettent en oeuvre unepolitique de compromis. Le chef du gouvernement de l'époque, M. Papandréou, s'estprononcé contre le nationalisme, à l'occasion de l'ouverture du salon de Thessaloniki, le10 septembre 1994. Si les habitants de la République de Macédoine sont prêts à déclarerqu'ils ne revendiqueront aucune partie de la Macédoine grecque, et s'ils modifient lespassages ambigus de leur Constitution, alors la Grèce sera prête à laisser la polémiquedu nom de côté. Pour satisfaire le nationalisme grec, le gouvernement ne reconnaîtraitcertes pas la République de Macédoine ainsi dénommée comme Etat indépendant, maissur le plan matériel, il entretiendrait volontiers des relations économiques et politiquesavec elle. Des intérêts non négligeables sont en jeu. Les exportations grecques enproduits et en capital vers les anciens pays bureaucratiques des Balkans ont augmenté defaçon significative ces derniers temps. Le puissant capital grec des armateurs, enparticulier, passe des accords profitables avec ces pays, par exemple en achetant d'unbloc des parties entières de leur flotte commerciale, ou en faisant travailler leursressortissants sur des bâteaux grecs pour un salaire dérisoire. Evidemment, ces relationsconcernent surtout les pays d'une certaine importance comme la Bulgarie et laRoumanie, mais la République de Macédoine offre aussi des perspectives lucratives,d'autant plus qu'elle ne dispose d'aucun port.

Revenons aux rapports avec l'Albanie. On observe des comportements nationalistes etracistes, que ce soit à l'égard de ce pays ou envers les immigrés albanais en Grèce.

Le problème n'est pas nouveau étant donné l'existence d'une forte minorité grecque enAlbanie du Sud. La Grèce a essayé plus d'une fois d'annexer cette région. La dernièrefois, c'était en 1940, alors que l'armée grecque avait vaincu l'armée italienne et occupaitle Sud de l'Albanie. Après la mise en place d'un gouvernement formé par le partisocialiste PASOK en 1981, un pacte de coexistence pacifique et de coopération fut signéavec l'Albanie ; c'était le premier depuis la seconde guerre mondiale et les deux pays

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envisageaient d'entretenir de bonnes relations. Quelques groupes nationalistesd'extrême-droite n'ont cependant cessé de propager l'idée d'une annexion de l'«Epire duNord» (i. e. du Sud de l'Albanie), et ont redoublé d'efforts après 1989. En même temps,un grand nombre d'albaniens très pauvres ont émigré vers la Grèce. A ce jour, ilsreprésentent environ 300 à 400.000 personnes. L'importance de leur nombre, ou plusprécisémment la menace de leur expulsion, donne une arme économique à la Grècecontre l'Albanie.

En 1994, des individus masqués ont tué des soldats albanais, en ont blessé d'autres,et ont diffusé simultanément une propagande contre l'Albanie. Celle-ci a été récupéréepar le gouvernement albanais pour opprimer de plus belle la minorité grecque, et surtoutpour poursuivre en justice, sans raison légale, son parti “Omonia” (harmonie). Anouveau, deux nationalismes se rencontrent et se stimulent mutuellement.

En réaction aux peines de prison prononcées lors de ces procès, le gouvernement grec,en août et septembre 1994, a illégalement expulsé 70.000 Albanais par la force,provocant ainsi plusieurs décès. Ce mouvement a été soutenu par les télévisionslocales qui encourageaient la population grecque à dénoncer les Albanais. Fin 1993déjà, le gouvernement grec avait expulsé 30.000 Albanais, après que le gouvernementalbanais ait banni un prêtre orthodoxe qui était accusé de faire de la propagande anti-albanaise. La minorité grecque au Sud de l'Albanie semble cependant moinsnationaliste que la société grecque. Toutefois, les autorités grecques ont arrêté enmars 1995 des membres d'un groupe fasciste qui préparaient des actions arméescontre l'Etat albanais.

Une continuité entre la Grèce antique et moderne ?

Lors de mes discussions politiques, j'ai souvent entendu dire qu'il y aurait une relationétroite, une continuité entre l'hellénisme classique - et surtout le grec ancien - et lasituation actuelle en Grèce. Mes interlocuteurs se sont servis de cette continuité pourjustifier leur identité nationale, mais aussi l'attitude grecque par rapport à laRépublique de Macédoine, par exemple. Que pensez-vous de ces arguments ?

La relation invoquée est banale, étant donné qu'il existe dans tous les Etats et chez tousles peuples une idéologie prédominante affirmant que le pays et son peuple auraient unetradition vieille de plusieurs millénaires. Les égyptiens seraient issus de l'Egypteancienne, les suisses des helvètes, les allemands des germains, etc.

En ce qui concerne la Grèce, quels éléments montrent que cette continuité estconstruite, et donc purement imaginaire ?

Il existe une continuité linguistique car le grec moderne est relativement proche du grecancien. En revanche, quand on étudie l'histoire de façon scientifique, on constate quel'Etat grec moderne est le résultat des rapports sociaux de l'époque capitaliste, et non leprolongement de la société de la Grèce antique. La langue et les ruines mis à part, il n'est

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resté au Moyen Age aucune trace de la Grèce antique. D'abord, il y avait encore euquelques résistances à l'égard du christianisme. Celles-ci avaient leurs racines dans lescomportements culturels de la Grèce antique. Mais après les années 900 ou 1000,aucune trace de la Grèce antique n'a survécu dans l'empire de Byzance. Il en va de mêmepour les siècles qui ont suivi l'annexion ottomane des Balkans : les communautés enquestion sont certes restées orthodoxes, mais le peuple grec, la conscience d'appartenir àune communauté qui descendrait de la Grèce antique, avaient bel et bien disparu.

En outre, la référence du nationalisme grec aux idées de l'hellénisme antique faussele fait que la culture grecque antique a été un fondement philosophique et idéologiquenon seulement pour la Grèce, mais aussi pour la pensée occidentale et l'Europe touteentière.

En effet, mais cela est considéré par beaucoup de gens comme un signe de lasupériorité de la culture grecque, qu'elle soit antique ou moderne.

L'actualité de la culture grecque antique ne repose pourtant pas sur une supérioritédouteuse, mais sur son adaptabilité aux exigences du capitalisme. En outre, beaucoup decultures étaient plus développées que celle de la Grèce antique, soit celle de l'Egypteancienne ou de la Mésopotamie, en ce qui concerne l'architecture ou la richesse. Ce quia caractérisé la culture de la Grèce antique était qu'il s'agissait d'une culture du sujet. Lapensée grecque antique considérait les hommes comme sujets de l'histoire. Cela a étéune arme pour les Lumières. Ce n'est pas Dieu, ce n'est pas une puissance supérieureaux hommes qui réglemente leur vie, mais les hommes eux-mêmes. C'est le messageprincipal de la culture grecque antique, qui a été repris par le capitalisme montant et sespenseurs. C'est la raison pour laquelle la philosophie grecque antique n'appartient passeulement aux Grecs mais aussi à la civilisation européenne et occidentale.

Fanariotes et hellénisation

La formation de la Grèce moderne, vous l'avez montré de diverses manières, illustrel'hypothèse que l'Etat-nation en général - donc dans d'autres pays également - est unecondition ainsi qu'un produit du développement socio-économique vers le capitalisme.Pourriez-vous nous présenter les grands traits de votre réflexion ?

La période de la dissolution de l'empire ottoman est significative à cet égard. Deuxtendances s'y sont cristallisées à partir de la disparition du système de productionasiatique9 : une tendance au développement de la féodalité - aux 17e et 18e siècles degrands domaines féodaux sont apparus dans les Balkans du Nord et du centre - et unetendance capitaliste qui s'est déployée dans les villes méditerranéennes et dans les îleségéennes. C'est là que sont apparues les premières formes historiques de capitalismedans la région, c'est-à-dire un capital de commerce et d'armateurs, à côté de celui

9 Le système de production asiatique est défini par la relation entre deux groupes sociaux : d'une partdes communautés villageoises relativement égalitaires, en grande partie autarciques et vivant dans desrégions souvent arides, et d'autre part une bureaucratie formant la classe dominante, qui tire son pouvoirde la gestion de l'irrigation et d'autres équipements techniques et vit grâce à un système de tribut.

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provenant de certaines manufactures. Dans ces communautés - par ailleurs orthodoxes -s'est développé un sentiment d'appartenance nationale, et cela indépendemment du faitque les habitants parlaient le grec - ce qui était probablement le cas dans la plupart deces villes - ou d'autres langues telles que l'albanais ou une langue slave.

Cela démontre d'ailleurs que la continuité linguistique - dans ce cas entre grecmoderne et ancien - n'a joué qu'un rôle limité dans la formation des Etats nationaux.

C'est exact. La raison du développement d'un sentiment national grec résidait dansl'existence d'une administration en partie orthodoxe et parlant le grec dans l'empireottoman. Les conquérants ottomans de Byzance avaient en effet "récupéré" ses officiers,les “fanariotes”, et les avaient placés dans la haute administration de leur empire. C'estla raison pour laquelle le “dragomane” de la flotte, ce qui équivaut au ministre desaffaires étrangères actuel, était un fanariote parlant le grec. Les fonctionnairesorthodoxes qui ne le parlaient pas encore devaient l'apprendre, car le grec était la seulelangue écrite de l'empire ottoman, et l'administration de l'empire était plus facile sur labase d'une langue écrite.10 De là découle l'hellénisation de la classe capitaliste naissante,même si au départ elle ne parlait pas le grec. Il en a été ainsi avec la bourgeoisie de laRoumanie de l'Ouest, la bourgeoisie albanaise, par exemple sur l'île Idra et dans l'Epire,ainsi qu'évidemment avec la bourgeoisie grecque. Il est interessant de noter que cechangement social vers le capitalisme fut en même temps un processus de constitutionnationale.

Quelle est la raison de cette simultanéité, quelle est la raison de la formation de l'Etat-nation grec ? Le capital qui se développait avait-il besoin d'un marché plus vaste et enmême temps d'un appareil d'Etat pour son organisation et son administration ?

C'est tout à fait juste, et la seconde raison me semble prépondérante. L'autorité politiqueest un élément structurel de la société capitaliste. Le capital ne peut pas uniquementexister en tant que pouvoir économique, il a besoin d'un pouvoir politique qui en soitséparé. Cela est particulièrement vrai quand il se développe dans un espace hostilecomme cela a été le cas dans l'empire ottoman qui a mis toutes sortes d'obstacles àl'évolution capitaliste.

Le progrès social à travers le nationalisme ?

A travers les conversations que j'ai eues en Grèce, j'ai parfois entendu commeargument que le nationalisme défensif était une bonne chose, car de cette façon, lesgrecs pouvaient enfin prendre à nouveau conscience de leur propre valeur et donc se

10 Sous l'influence de l'Islam appliqué à la politique au cours des vingt dernières années, l'impressionest née que l'Islam était une religion particulièrement intolérante. Or, l'empire ottoman laissait unelarge autonomie religieuse et linguistique aux regions et peuples conquis. Un scientifique de Kavála(Macédoine grecque) qui n'était pourtant pas tendre avec les ottomans et turcs, m'a d'ailleurs faitremarquer que si des catholiques avaient occupé l'empire byzantin, il ne serait rien resté aujourd'hui dela langue grecque ni de la religion orthodoxe. Le sort des juifs et des maures en Espagne rend cettehypothèse plausible.

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débarrasser de leurs perpétuelles résignation et autojustification. Cette nouvelleconscience de soi pourrait ensuite former la base de mouvements progressistes enGrèce. Que pensez-vous de ce raisonnement ?

Je pense qu'il est erroné. Je vois dans le nationalisme défensif le premier pas vers lenationalisme offensif, vers ce que j'ai appelé ailleurs „tendance totalitaire dunationalisme”. Un changement de la conjoncture économique ou de la situation socialeet politique suffit pour glisser du nationalisme défensif vers le nationalisme offensif.C'est la raison pour laquelle je considère tout nationalisme comme une idéologiedangereuse et rétrograde. Je crois que le développement de la Grèce ne peut se réalisersur aucune autre base que le changement social, c'est à dire de façon directe et non par lebiais d'un nationalisme douteux. Il existe d'ailleurs une tradition militante en Grèce, toutcomme dans les autres pays européens, qui ne s'appuie pas sur le nationalisme mais surune solidarité des intérêts ayant pour but un bouleversement de la société.

Si vous considérez les pays du Tiers Monde et leurs mouvements de libérationnationale, existe-t-il pour vous des situations qui rendraient leur nationalismenécessaire en tant qu'apport, condition ou moyen pour effectuer un changement social ?

Oui, et pas seulement dans le Tiers Monde mais aussi dans les pays industrialisés, parexemple en cas d'une occupation militaire du territoire national...

... comme cela a été le cas en France en 1940...

Justement. Cependant, l'important reste toujours de savoir quelle idéologie, dans lecadre d'un nationalisme, y est hégémonique. Si c'est la perspective des classes ouvrièreet populaire, orientée vers le changement de la société et la justice sociale, alors lenationalisme peut être utilisé pour mobiliser la majorité de la population - ou du moinsla majorité des travailleurs - dans le sens de la réalisation de cet objectif. Cette conditionétait peut-être remplie lors des révolutions yougoslave ou chinoise après la deuxièmeguerre mondiale, comme pendant la guerre d'indépendance vietnamienne contre laFrance et les USA. Cependant, de nos jours les pays européens ne connaissent pas desituation analogue.

Je vous remercie pour cet entretien.