JAMESON, Fredric_Reification Et Utopie Dasn La Culture de Masse

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    Fredric Jamesontudes franaises, vol. 19, n 3, 1983, p. 121-138.

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    Rification et utopie dans la culture de masse

  • Rification et utopiedans la culturede masse*

    FREDRIC JAMESON

    La thorie de la culture de masse la culture d'un auditoire demasse, la culture commerciale, la culture populaire, l'industrie de laculture, autant de noms pour nommer un mme phnomne a toujourstent de dfinir son objet contre la soi-disant culture savante, sans qu'il yait de la part des thoriciens une rflexion sur le statut objectif de cetteopposition Dans ce domaine, les prises de position se rduisentfrquemment deux images-miroirs, et sont agences essentiellement entermes de valeur Ainsi, le motif familier de l'litisme dfend la priorit dela culture de masse sous prtexte qu'un plus grand nombre y est exposLa culture savante ou culture hermtique devient le passe-tempsstigmatis d'un petit groupe d'intellectuels Comme son anti-ntellectuahsme le suggre, cette position surtout ngative contient trspeu de thorie, mais elle rpond la profonde conviction du radicalismeamricain et constitue l'articulation du sentiment gnralis au sujet de laculture savante considre comme phnomne de l'establishment Cephnomne se rvle entach par son association avec les institutions,surtout les universits L'on se plat voquer la valeur sociale il seraitde beaucoup prfrable de s'occuper d'missions tlvises ou de films telsque The Godfather ou Jaws, plutt que de s'arrter Wallace Stevens ouHenry James, en effet parce que les missions tlvises et les films

    * Cet article est paru dans Social Text, vol 1, n 1, 1979, p 130-148 Frednc Jameson estl ' au teur de Sartre The Ongins of Style, Marxism and Form, The Prison House of Language, Fables ofAgression Wyndham Lewis, the Modernist as Factts, et The Political Unconsciousness, Narrative as aSocially Symbolic Act he texte que nous prsentons ne constitue que la premiere partie del'article original qui faute de place n'a pu tre restitue dans son entier Nanmoins, c'est danscette partie que l'auteur expose toute sa problmatique qui prcde son analyse proprementdite des textes cinmatographiques retenus Traduit de l'anglais par Mireille Daoust et KathySabo

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    mentionns sont culturellement plus loquents, auprs d'une plus grandecouche de la population, que ce que reprsentent socialement lesintellectuels, Par contre, les intellectuels radicaux font eux aussi partie dePintelligentsia : leur position ressemblerait trangement un complexe deculpabilit, et ne considrerait pas la position antisociale, critique etngative des formes les plus importantes de l'art moderne, mme si cetteposition n'a rien de rvolutionnaire. Enfin, elle n'offre aucune mthodede lecture pour les objets culturels qu'elle valorise, et n'apporte aucunerflexion valable sur leur contenu.

    L'cole de Francfort, par ailleurs, renverse cette position dansl'laboration de sa thorie de la culture. Adorno, Horkheimer, Marcuse etd'autres effectuent un travail intensment thorique, fait sur mesure pourune antithse de la position radicale. Ceci fournit une mthodologie detravail en vue d'une analyse serre de ces produits de l'industrie de laculture qu'elle stigmatise et que la vision radicale privilgie. Brivement,Pon caractrise une telle vision comme l'extension et l'application desthories marxistes de la rifcation de la marchandise aux uvres de laculture de masse. La thorie de la rifcation (ici fortement surcharge del'analyse de rationalisation de Max Weber) dcrit la faon dont, avec lecapitalisme, les formes traditionnelles de Pactivit humaine sontrorganises et iaylonses fonctionnellement, ainsi que fragmentes etreconstruites analytiquement selon divers modles rationnels dePeffcience; ces formes, on les restructure galement dans une optique dediffrenciation des moyens et des fins. Mais ceci est une ide paradoxale :on ne peut vritablement l'apprcier avant d'avoir compris jusqu' quelpoint la scission moyens/fins suspend ou interrompt les fins elles-mmes,d'o la valeur stratgique du terme instrumentalisation institu parl'Ecole de Francfort, Le terme instrumental! s ation met trsjudicieusement Pacceit, d'abord sur l'organisation des moyens eux-mmes et avant toute fin ou valeur particulires attribues leur pratique.Autrement dit, dans Pactivit traditionnelle, la valeur de l'activit lui estimmanente, et s'avre qualitativement distincte des autres fins ou valeursarticules en d'autres formes de travail ou de jeux chez l'homme. Du pointde vue social, ceci amne la difficult de comparer les divers typesd'oeuvres l'intrieur de ces communauts. Par exemple, dans la Grceantique, Ie schma familier d'Aristote sur les quatre causes l'oeuvre dansl'artisanat ou la pmsis (matrielle, formelle, efficiente et finale), nes'appliquaient qu'au labeur artisanal, et non pas l'agriculture ou laguerre qui recelaient leur propre base naturelle, presque surnaturelle oudivine. C'est seulement par la transformation universelle de la force dutravail, dans le Capital de Marx, la condition pralable fondamentale ducapitalisme, que l'on peut aller au-del d'une division du travail humaind'aprs sa seule diffrenciation qualitative en activits de types distincts(l'extraction minire oppose l'exploitation agricole, la compositiond'opras spare de la manufacture de textiles). En effet, il seraitdavantage possible, maintenant, de les rassembler sous un dnominateurcommun, savoir le quantitatif, la valeur universelle d'change qu'est

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    l'argent Ici, la qualit des formes composites de l'activit humaine, leursvaleurs et leurs fins particulires, sont mises efficacement de ct par lesystme du march, laissant libre cours la rorganisation sans scrupulesde toutes ces activits dans les termes d'un modle d'efficience comme desimples moyens ou comme une instrumentante

    La force de l'application de ces notions aux oeuvres d'art se mesure la dfinition de l'art par la philosophie esthtique traditionnelle, et enparticulier par celle de Kant, savoir une finalit sans fin, c'est--dire,une activit essentiellement oriente vers un but Ladite activit n'en a pasmoms aucune vritable raison d'tre, aucune fin en soi dans le vraimonde des affaires, de la politique, de la praxis humaine concrte engnral Gette dfinition traditionnelle vaut sans doute pour toute formed'art fonctionnant ainsi non pas pour ce qui est des histoires qui tombent plat ou des petits films de famille ou encore des gribouillages soi-disantpotiques, mais plutt en regard d'oeuvres russies de la culture populaireet d'lite On laisse tout autant en suspens nos vies relles et nosproccupations pratiques immdiates, lorsqu'on regarde The Godfather oulorsqu'on ht The Wings of the Dove ou qu'on coute une sonate deBeethoven

    A cette tape-ci, cependant, Ie concept de la marchandise rendpossible la diffrenciation structurale et historique comme descriptionuniverselle de l'exprience esthtique per se et sous quelque forme que cesoit Le concept de la marchandise recoupe le phnomne de la rification,dente plus haut en termes d'activit ou de production, sous un anglediffrent, savoir la consommation Dans un monde o tout est devenumarchandise, y compris la force de travail, les fins ne demeurent pasmoins indiffrencies qu'elles le sont dans les schmas de production, ellessont toutes rigoureusement quantifies et se comparent maintenant defaon abstraite grce au mdium de l'argent, que ce soit par leur salaire ouleur prix respectifs II est nanmoins possible de mettre en mots de faoninnovatrice l'instrumentalisation de ces buts, leur rorganisation dans lesens de la sparation des moyens et des fins en stipulant que par satransformation en marchandise, toute chose est rduite un moyen vers sapropre consommation Elle ne reclerait plus de valeur qualitative en soi,mais seulement en autant qu'elle puisse tre utilise les formes variesde l'activit perdent leur satisfaction intrinsque immanente en tantqu'activit, et deviennent des moyens de la fin Les objets du mondecapitaliste de la marchandise se dpartissent de leur tre ainsi que deleurs qualits intrinsques et deviennent autant d'instruments desatisfaction Un exemple courant, celui du tourisme le touriste amricainne permet plus au paysage d'tre en son tre comme l'avait exprim unHeidegger, mais il photographie le paysage, transformant ainsigraphiquement l'espace en sa propre image matrielle L'activit concrteconstituant la contemplation d'un paysage y compris sans doute laperplexit drangeante de l'activit elle-mme, l'anxit soudainementenvahissante lorsque les tres humains confrontent tout ce qui n'est pashumain et s'interrogent sur les raisons de leur prsence en cet endroit

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    prcis, ainsi que sur les raisons d'une telle confrontation est doncaisment remplace par sa prise de possession et sa conversion en uneforme de proprit personnelle. C'est le sens de la squence remarquabledu film les Carabiniers de Godard, o les vainqueurs du nouveau mondeexhibent leur butin. A l'oppos d'Alexandre, ils ne font que s'approprierdes images de tout ce qu'ils voient et talent triomphalement leurs photosdu Colise, des pyramides, de Wall Street et Angkor Vat, comme s'ils'agissait de photos pornographiques. L'assertion de Guy Debord dans unouvrage important, la Socit du spectacle, va dans le mme sens : Timageconstitue en elle-mme la forme ultime de la rifcation de la marchandisedans le cadre contemporain d'une socit de consommation. Latransformation universelle du monde objectai en marchandise nous amneau constat familier d'une consommation moderniste notoire constamment la recherche du regard d'autrui. Par le mme chemin, on arrivegalement la sexualisation de nos objets et de nos activits : le nouveaumodle d'automobile devient essentiellement une image de soi imposeraux autres , et nous ne consommons pas tant la chose elle-mme que sonide abstraite, capable d'investissements libidinaux, tals avecingniosit par la publicit,

    Vn tel constat de l'tat de la rifcation marchande rend possible, detoute vidence, des rapports avec l'esthtique, ne serait-ce que parce quetout dans la socit de consommation a pris une dimension esthtique.L'analyse Adorno-Horkheimer de Tindustrie tire toute sa force de ajustesse de sa dmonstration sur la mise en place inattendue etimperceptible de la structure de la marchandise dans la forme et lecontenu mmes de l'oeuvre d'art. Ceci rpond cependant dll'ultime idalhors d'atteinte du triomphe de rinstruinentalisation sur la finalit sansfm de l'essence de l'art. II s'agit galement de la conqute et de lacolonisation par la logique d'un monde de la fin et des moyens du non-pratique, la notion d'anti-utilisation gagnant toujours du terrain sansdfaillir et prnant le jeu pour le jeu; mais comment est-il possibled'utiliser dans ce sens la matrialit d'une phrase potique? Tandis qu'ilest facile de comprendre la possibilit d'acheter l'ide d'une automobile oud'une cigarette, simplement pour s'accaparer l'image libidinale desacteurs, des crivains et des mannequins, cigarette aux lvres, il estbeaucoup moins vident qu'une consommation d'un rcit tendeseulement vers son ide abstraite.

    Dans sa plus simple expression, cette vision de la cultureinstrumentalise, implicite dans l'esthtique du groupe Tel Quel et del'cole de Francfort, prsente le processus de lecture comme tant lui-mme reconstruit selon une diffrenciation des fins et des moyens. Ils'avre intressant de juxtaposer la discussion sur l'Odysse dans Mimesisd'Auerbach, et sa description de la verticalit de la tessiture complte quel'on retrouve n'importe quelle coupure du pome, chaque paragrapheen vers, chaque tableau, immanent et atemporel, dpouill de tout lienncessaire et indispensable avec ce qui suit et ce qui prcde. Eu gard ces constatations, l'on peut apprcier l'tranget, l'artificiel historique

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    (dans le sens brechtien) des livres de notre poque, qu'on lit, tels lesromans policiers, pour en connatre la fin. La plupart des pages nereprsentent plus que des moyens de second ordre, qu'un tremplin vers lafin. Mais cette fin est en soi tout ce qu'il y a de plus insignifiant, dans lamesure o nous ne sommes pas pour autant propulss dans un monderel. L'identit d'un meurtrier imaginaire s'avre superflue selon lesstandards pratiques du monde rel.

    Bien sr, il faut tenir compte de la forme spcialise du romanpolicier; nanmoins, les histoires policires s'offrent comme des exemplesd'une exprience rifie du monde qu'on dcle dans tous les sous-genresde Fart commercial contemporain en examinant comment s'effectue latransformation de la matrialisation de tel ou tel secteur ou zone de cesformes, en une fin et un dsir de consommation satisfait, auprs duquel cequi reste de J'uvre est abaiss au rang des simples fins. Ainsi, dans lecadre du rcit d'aventures de nagure, le dnouement, c'est--dire lavictoire du hros ou du bandit, la dcouverte du trsor, la dlivrance deThrone ou des compagnons emprisonns, la mise en chec des plansdmoniaques, ou la rvlation, au moment propice, d'un message urgentou d'un secret, le dnouement donc, reprsente la fin rife en vue delaquelle Ton consomme tout ce qui le prcde. La structure rifiantes'tend chaque dtail de la composition de chaque page du livre. Chaquechapitre est en soi une rcapitulation du processus de consommation. U setermine par l'image fige d'un nouveau et catastrophique revirement de lasituation; ceci aide constituer les plus petites gratifications d'unpersonnage terne, lequel n'actualise souvent qu'un seul potentiel.Prenons par exemple un Ned Land colrique qui explose enfin. Leroman d'aventures organise ses phrases en paragraphes: ceux-ciconstituent des intrigues mineures. Si le paragraphe ne forme pas lastructure, celle-ci pourrait tre le travail de la phrase type fatidique, ou dutableau dramatique, stases identifiables, faciles cerner, presquetangibles. Tout le tempo d'une telle lecture est surprogrammd'illustrations intermittentes, lesquelles confirment sans cesse notre travailde lecteur, soit avant ou aprs les faits : en effet, nous transformons autantque nous le pouvons le flux transparent du langage en images matrielleset en objets consommer.

    Nanmoins, ce stade-ci, on ne va pas encore bien loin pour ce quiest de la transformation du rcit en marchandise. Depuis le naturalisme, lebest-seller tend produire un ton de sensibilit quasi matriel,phnomne beaucoup plus subtil et intressant que ce que l'on vient devoir avec le roman policier. Ce ton flotte en quelque sorte au-dessus durcit, mais celui-ci ne l'exprime que partiellement: par exemple, Tonconoit comme des marchandises le sentiment du destin dans les romansqui racontent de grandes histoires de familles ou bien les rythmespiques de la terre, les grands mouvements de l'histoire dans les diversessagas. Les rcits ne sont que moyens afin de pouvoir consommer cesrythmes et ces histoires; leur matrialit essentielle se confirme et se fonddans a musique accompagnant la version filme. Cette diffrenciation

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    structurale du rcit et du ton spcial rendant cette sensibilit que Ton peutconsommer, est donc une manifestation historiquement et formellementplus signifiante, plus vaste, du type du ftichisme de l'coute dnoncpar Adorno lorsqu'il parle de la restructuration d'une symphonieclassique de la part de l'auditeur d'aujourd'hui de faon ce que la formemme de la sonate devienne un instrument servant la consommationd'une mlodie facile reprer.

    Ainsi, il est vident que je considre l'analyse de la structure demarchandise de la culture de masse de l'cole de Francfort digne d'ungrand intrt; si je propose plus loin une approche un tant soit peudiffrente du mme phnomne, ce n'est surtout pas que je crois que leurapproche soit prime, au contraire, nous commenons peine tirertoutes les consquences de telles descriptions, et nous sommes surtout loind'un inventaire exhaustif des divers modles et caractristiques autres quela rification de la marchandise, qui peuvent servir l'analyse de cesartefacts.

    Ce n'est pas tant le dispositif ngatif et critique de l'cole deFrancfort qui est insatisfaisant que la valeur positiviste dont le dispositifdpend, notamment la valorisation de l'art traditionnel et moderniste del'lite peru comme le lieu d'une production esthtique autonome denature vraiment critique et subversive. Ici, les dernires oeuvres d'Adorno(de mme que la Dimension esthtique de Marcuse) constituent un recul parrapport l'ambivalente imposition au niveau de la dialectique de larussite d'un Schoenberg dans The Philosophy of Modern Music : le jugementprsent dans les dernires oeuvres ne tient prcisment pas compte de ladcouverte fondamentale d'Adorno, savoir l'historicit, et en particulierle processus irrversible du vieillissement des formes remarquables destemps modernes. Le cas chant, on ne pourrait valuer le statutdgrad de Ia culture de masse en se fiant un point de repre fixe etimmuable, qu'il s'agisse de Schoenberg, Beckett, ou de Brecht lui-mme;en effet, les tendances fragmentes et encore sous-dveloppes de laproduction artistique des dernires annes indiquent une interpntrationde plus en plus grande des cultures savantes et des cultures de masse. Ilsuffit de considrer par exemple l'hyperralisme et le photoralisme en artvisuel, la nouvelle musique de Lamonte Young, de Terry Riley ou dePhil Glass, ainsi que les textes postmodernistes la Pynchon.

    Il me semble donc essentiel de repenser l'opposition culturesavante/culture de masse. L'opposition en cause a donn lieutraditionnellement la mise en place de l'accent mis jusqu' ce jour surl'valuation traditionnelle. Celle-ci fonctionne dans un monde sansrfrence temporelle, peu importe le fonctionnement du systme devaleurs binaires. Par exemple, on considre la culture de masse populaireplus authentique que la culture savante, et l'on imagine la culture savanteautonome, donc tout fait incomparable une culture de massedgrade. Nous remplacerons l'accent sur l'valuation par uneapproche vraiment dialectique et historique du phnomne. Ceci exige

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    une lecture de la culture savante et de la culture de masse commephnomnes entretenant un rapport objectif de mme qu'uneinterdpendance dialectique, comme formes insparables, jumelles d'unerupture de la production esthtique du capitalisme avanc En partant dece point de vue, on n'limine pas le dilemme du deux poids-deux mesuresde la culture de masse lorsqu 'on la compare la culture savante Mais il ya eu transformation, non pas en un problme subjectif partant de nospropres standards de jugements, mais plutt en une contradictionobjective qui recle ses propres racines sociales De fait, si l'on considrel'mergence de la culture de masse, on est oblig historiquement derepenser la spcification de la nature de cette culture savante, laquelle latradition l'a toujours oppose Les vtrans de la critique culturelleavaient une propension facile aux discussions comparatistes sur la culturepopulaire du pass Ainsi, l'on est fatalement prisonnier de fauxproblmes, tels que la valeur relative, si l'on voit un pouvoir d'unificationde l'auditoire populaire dans la qualit esthtique d'une grandediffusion de la posie romantique la Hugo, et de tragdie grecque, deShakespeare, de Don Quichotte, ainsi que des romans ralistes d'auteurs succs comme Balzac ou Dickens Cette valeur relative met d'un ct de labalance Shakespeare ou mme Dickens, et de l'autre, des auteurscontemporains populaires de qualit suprieure tels que Chaplin, JohnFord, Hitchcock, ou mme Robert Frost, Andrew Wyeth, Simenon ouJohn O'Hara Un tel sujet de conversation devient de toute videnceparfaitement absurde lorsque l'on comprend que d'un point de vuehistorique la seule forme de culture savante dite constituante del'opposition dialectique de la culture de masse est la production culturelled'lite contemporaine de la culture de masse II s'agit, pour ainsi dire, dela production artistique dsigne sous le nom de modernisme L'autre termede la comparaison serait alors Wallace Stevens, ou Joyce, ou Schoenbergou Jackson Pollock, mais srement pas des artefacts culturels comme lesromans de Balzac ou les pices de Molire, lesquels prcdentfondamentalement la sparation historique des cultures de masse etd'lite

    Mais ces prcisions nous obligent revoir aussi nos dfinitions de laculture de masse Ce serait intellectuellement malhonnte d'assimiler lesproduits commerciaux de la culture de masse l'art soi-disant populaireet, encore plus, l'art folklorique du pass, formes d'art qui se penchaientsur des ralits sociales passablement diffrentes, et dont ellesdpendaient Elles taient en fait l'expresion organique de tellement decastes ou de communauts sociales diffrentes par exemple, le village, lacour, le village mdival, la polis et mme la bourgeoisie classique lorsquecelle-ci constituait encore un groupe social unifi avec sa spcificitculturelle propre L'effet tendanciel sur tous ces groupes unique dansl'histoire du capitalisme avanc consista en un effet de dissolution et defragmentation par l'action corrosive de la transformation universelle de lamarchandise et le systme du march, ou d'atomisation en agglomrations(Gesellschafften) d'individus privs et isols, quivalant ces

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    agglomrations, Ainsi, le populaire comme tel n'existe plus, sauf dansdes conditions marginalises et trs particulires, comme l'extrieur et lerevers d'un soi-disant sous-dveloppement dans le systme capitalistemondial. Il n'y a aucune commune mesure entre Ia production de lamarchandise de la culture de masse contemporaine ou industrielle et lesformes plus anciennes de l'art populaire ou folklorique.

    Comprise de cette faon, l'opposition dialectique et !'interrelationstructurale profonde de la culture de masse contemporaine et dumodernisme rend possible tout un nouveau charrp pour les tudesculturelles, lequel promet d'tre plus intelligible, historiquement etsocialement, que les recherches ou les disciplines qui ont conu leurmission stratgquement comme une spcialisation dans une branche ouune autre. Par exemple, l'universit, l'existence de dpartements ou deprogrammes d'anglais ct de dpartements ou de programmes deculture populaire. Alors, on doit carrment mettre l'accent sur la situationsociale et esthtique, le dilemme de la forme et du public, situation que lemodernisme partage avec la culture de masse, et laquelle ils doivent tousles deux faire face, bien qu'elle soit rsolue de faon antithtique. Ainsi,j 'ai propos ailleurs que l'on pourrait mieux comprendre le modernismedans les termes de cette production de la marchandise, dont nous avonsdcrit l'influence structurale englobante sur la culture de masse;seulement, pour le modernisme, l'omniprsence de la forme de lamarchandise dtermine une position ractive, pour que ce mmemodernisme conoive la vocation formelle comme une rsistance laforme de la marchandise. Sa vocation n'est pas une vocation demarchandise mais de conceptualisation d'un langage esthtique incapabled'offrir de satisfaction en termes de marchandise, et rsistant l'instrumentalisation, U existe une diffrence entre cette prise de positionet la valorisation du modernisme de l'cole de Francfort (ou plus tard, parTel Quel), et elle consiste enla qualification du modernisme comme tantractif, c'est--dire comme un symptme et un rsultat d'une criseculturelle plutt qu'une nouvelle solution en soi, une solution quiconoit le texte moderniste comme la production et la protestation d'unindividu isol, et la logique de ses systmes de signes comme autant destyles et de religions privs. La marchandise n'est pas seulement la formeantrieure et unique par laquelle on peut cerner structuralement lemodernisme, mais les termes mme de la solution sont contradictoires etrendent impossible la ralisation sociale ou collective de son projetesthtique. (Un exemple de la formulation fondamentale d'un tel projetesthtique serait l'idal mallarmen du Livre.) Inutile d'insister sur le faitqu'il ne s'agit pas ici d'un jugement de valeur sur la grandeur des textesmodernistes.

    Par ailleurs, il existe d'autres aspects concernant la situation de l'artsous le capitalisme avanc qui demeurent inexplors mais offrent autantde points de vue divers pour l'examen du modernisme et de la culture demasse, ainsi que leur dpendance structurale. Ainsi il en va de lamatrialisation dans Fart contemporain, phnomne d'ailleurs

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    malheureusement mal compris de la plupart des thories marxistescontemporaines. Cet aspect n'a pas plu au formalisme acadmique, etcela, pour d'videntes raisons. Il y a ici dramatisation de cettemconnaissance par l'insistance pjorative de la tradition hglienne(Lukcs aussi bien que l'Ecole de Francfort) sur des phnomnes derification esthtique, laquelle permet l'expression d'un jugement devaleur ngatif. Juxtapos ces phnomnes, l'on retrouve l'loge d'unetradition franaise du signifiant matriel et de la matrialit du texteou de la production textuelle qui en appelle (s'en remet) pour entrinerson pouvoir, Althusser et Lacan. Si l'on accepte de considrer lapossibilit de l'identit historique et culturelle des phnomnes autrementspars de la rification et de l'mergence de signifiants qui sont de plusen plus matrialiss, alors ce grand dbat idologique serait bas sur unmalentendu fondamental. Encore une fois, la confusion dcoule del'insertion d'un faux problme de valeur, lequel programme fatalementtoute opposition binaire en ces termes de bon ou mauvais, de positif ou dengatif, d'essentiel ou de superflu, l'intrieur d'une situation plusjustement historique, dialectique et ambivalente o la rification ou lamatrialisation forme une caractristique structurale majeure dumodernisme comme de la culture de masse.

    Ainsi, la tche de dfinir ce nouveau domaine de rechercheimpliquerait en premier lieu l'inventaire d'autres thmes ou phnomnesproblmatiques dans les termes desquels il s'avre possible et utiled'explorer !'interrelation de la culture de masse et du modernisme. Mais ilfaudra attendre pour mener bien une telle tche, pour l'instantprmature. A ce stade-ci, je n'indiquerai qu'un seul autre thme de cetype savoir la notion de rptition, selon moi de la plus grandeimportance pour ce qui est de prciser les ractions formelles antithtiquesdu modernisme et de la culture de masse leur situation socialecommune. Nous sommes redevables Kierkegaard de la forme modernedu concept de rptition, dont le post-structuralisme rcent a favoris lesdveloppements riches et intressants. Pour Jean Baudrillard, parexemple, la structure rptitive de ce qu'il appelle le simulacre (c'est--dire la reproduction de copies sans originaux) caractrise la productionde marchandises du capitalisme de consommation, et marque notremonde d'objets du sceau de l'irrel et d'une absence non motive durfrent. Prenons, par exemple, la place qu'ont prise jusqu'ici la nature,les matriaux bruts et la production primaire, ou les originaux d'uneproduction artisanale. On n'a jamais rien vu de tel dans une autreformation sociale, quelle qu'elle ft.

    Si c'est le cas, on s'attendrait ce que la rptition constitue encoreun autre trait de la situation contradictoire de la production esthtiquecontemporaine, laquelle la culture de masse et le modernisme ragissentobligatoirement, d'une faon ou d'une autre. C'est en fait, ce dont ils'agit. On n'a qu' invoquer la position idologique traditionnelle detoutes les thories et les pratiques modernisantes depuis les Romantiquesjusqu'au groupe Tel Quel, en passant par les formulations hgmoniques

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    du modernisme anglo-amricain classique et Ton observera l'accentstratgique mis sur l'innovation et la nouveaut, l'abandon obligatoired'anciens styles et la pression du il faut changer afin de produire quelquechose qui rsistera la force de gravit de la rptition commecaractristique universelle des marchandises porte quivalenteL'exigence du changement crot gomtriquement avec l'historicittoujours plus rapide de la socit de consommation; on n'a qu'considrer le renouvellement constant, annuel ou semestriel, des styles etdes modes.

    De telles idologies esthtiques n'ont asurment aucune valeurcritique ou thorique. D'abord, elles sont purement formelles, et ententant d'abstraire un quelconque concept d'innovation totalement vide partir d'un contenu concret de changement stylistique de n'importe quellepriode, on aboutit un nivellement mme de l'histoire des formes, sanscompter l'histoire sociale; on projette galement une espce de visioncyclique du changement. Malgr tout, les idologies esthtiques s'avrentd'utiles symptmes pour dtecter les moyens employs afin d'obliger lesdiverses formes de modernisme contre leur gr, et dans la trame mme deleur forme, ragir la ralit objective de la rptition en soi. notrepoque, la conception post-moderniste du texte et l'critureschizophrnique considre idale dmontrent clairement cette vocationde l'esthtique moderniste qui veut produire des phrases radicalementdiscontinues, et qui dfient la rptition pas seulement pour ce qui est dela sparation d'avec les plus vieilles formes ou des modles formels plusanciens, mais plutt l'intrieur du microcosme du texte comme tel*Entre-temps, on peut considrer comme une sorte de stratgiehomopathique les types de rptition que s'est appropri le projetmoderniste, de Gertrude Stein Robbe-Grillet, par laquelle l'irritantexterne, scandaleux et intolrable a t happ par le projet esthtique ensoi; ainsi, on travaille systmatiquement sur cet irritant, on le joue, et onle neutralise symboliquement.

    U n'en reste pas moins que la culture de masse a subi l'influencedcisive de la rptition. En effet, on a souvent observ la force de vie desdiscours gnriques plus anciens, et ce au sein mme de la culture demasse, bien qu'ils aient t stigmatiss par les rvolutions modernistessuccessives, qui ont toutes rpudi les vieilles formes fixes de la posie, dela tragdie et de la comdie et finalement mme du roman, qu'on aremplaces par Pinclassifiable Livre ou texte. Les prsentoirs de livresde poche dans les pharmacies ou les aroports renforcent toutes lesdistinctions subgnriques possibles entre les genres roman noir, best-seller, policier, science-fiction, biographie et pornographie, de mmequ'on observe une classification des plus conventionnelles des sriestlvises, et de la production et du marketing des films hollywoodiens.(Bien entendu, le systme gnrique l'oeuvre lorsqu'il s'agit du cinmacontemporain diffre totalement de la formule traditionnelle de laproduction des annes trente et quarante. Il a fallu contrer la concurrencede la tlvision en inventant de nouvelles formes mta-gnriques ou

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    omnibus, que les romans originaux reproduisent leur tour.Cependant, ces formes omnibus dont les films catastrophes neconstituent qu'une des reprsentations les plus rcentes d'une telleinnovation deviennent de nouveaux genres de leur propre chef, et serabattent sur le strotype et la reproduction habituels et gnriques.)

    Nanmoins, l'on doit spcifier en termes historiques un teldveloppement. Les anciens genres prcapitalistes reprsentent quelquechose comme un contrat esthtique entre un producteur culturel et unecertaine classe homogne ou un public regroup. Ils ont tir leur vitalitdu statut social et collectif (lequel variait grandement, selon le mode deproduction en cause), c'est--dire du fait d'un rapport entre l'artiste et sonpublic, qui est encore d'une faon ou d'une autre une institution sociale etune relation interpersonnelle sociale concrte, avec sa propre validation etsa propre spcificit. Le statut social tait celui de la situation de laproduction et de la consommation esthtique. Avec la venue du march, lestatut institutionnel de la consommation et de la production artistiquedisparat : l'art n'est plus qu'une autre branche de la production demarchandises, l'artiste perd tout statut social et se voit confronter l'alternative du pote maudit ou du journaliste; le rapport avec le publicest problmatis, et ce dernier devient rellement un public introuvable(rappel la postrit, la ddicace de Stendhal aux rares privilgis oubien la remarque de Gertrude Stein, J'cris pour moi et pour destrangers rendent un tmoignage loquent cet tat de chosesintolrable).

    Il serait inconcevable de penser la survivance du genre dans uncontexte de culture de masse mergente, comme l'expression d'un retour une stabilit des publics des socits prcapitalistes. Au contraire, lesformes gnriques et les signes de la culture de masse doivent tre comprisdans le cadre d'une rappropriation et d'un dplacement historique destructures vieillies, au service de la rptition, laquelle constitue unesituation trs diffrente en termes de qualit. Le public atomis dessries tlvises de la culture de masse s'attend revoir toujours la mmechose, d'o l'urgence d'tablir une structure gnrique ainsi qu'un signalgnrique. On ne peut en douter, si Ton pense notre consternationlorsque notre roman policier s'est rvl tre un roman d'amour ou unroman de science-fiction; vous avez sans doute galement t tmoin del'exaspration de vos voisins de range au cinma, qui, au lieu d'avoirdroit au film suspense ou au film politique qu'ils croyaient voir enachetant leurs billets, se retrouvent assis devant un film d'horreur ou bienun film traitant de phnomnes surnaturels. On n'a qu' pensergalement la faillite esthtique de la tlvision, mal comprised'ailleurs. Les sries tlvises prouvent de la difficult produire despisodes socialement ralistes ou possdant une autonomie esthtique etformelle allant au-del des simples variations sur un mme thme. Laraison structurale de cet tat de choses a trs peu voir avec le talent desindividus impliqus (malgr que ce talent soit exacerb par l'puisementincessant du matriel et par le tempo toujours croissant de production de

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    nouveaux pisodes). Elle repose plutt sur la faon dont nous sommesforms attendre la rptition. Mme si on lit Kafka ou Dostoevski, ons'attend un format strotyp lorsqu'on regarde une srie policire; si letype de rcit du vido exigeait un niveau plus lev de culture, on seraitcontrari. La mme situation, institutionnalise, prvaut pour les films: ils'agit en effet de la distinction entre le cinma amricain (de fait, lecinma multinational) qui dtermine l'attente d'une rptition gnrique,et le cinma tranger, lequel dtermine a priori le changement deshorizons d'attente au profit de la rception d'un discours culturelsavant, ou des films soi-disant artistiques

    Cette situation entranera d'importantes consquences encore malvalues pour ce qui est de l'analyse de la culture de masse. Le paradoxephilosophique de la rptition, formul par Kierkegaard, Freud etd'autres, a ceci de particulier qu'il ne peut survenir qu'une deuximefois. La premire d'un vnement, par dfinition, ne constitue pas unerptition; sa deuxime occurrence, l'vnement est ensuite converti enune rptition au moyen d'une action particulire appele par Freud lartroactivit (Naehtrglichkeit). Ceci veut dire, comme c'est le cas pour lesimulacre, qu'il n'existe pas de premire fois pour la rptition commetelle, pas d'original d'o proviendraient les copies constituant larptition. La prodution de livres du modernisme fait curieusement cho ce phnomne. Gomme par la Phnomnologie de Hegel, on ne peut querelire Proust ou Finnegan's Wake. Par contre, dans le modernisme, le textehermtique demeure plus qu'un Everest conqurir, mais aussi un livre,stable et rel, stabilit laquelle on revient sans cesse. L'tudiant qui sepenche sur la culture de masse ne tient pas un objet d'tude primaire, cardans la culture de masse, la rptition fait s'vaporer l'objet original, savoir le texte, l'uvre d'art.

    Notre rception de la musique pop contemporaine, qu'il s'agissedes diverses formes de rock, de blues, de musique western, ou de discottmoigne de faon clatante de ce processus. J'affirmerais m$m& que l'onn'entend jamais ce genre de 45 tours pour la premire fois; plutt, nousy sommes constamment exposs, toutes sortes d'occasions, que ce soitpar les rythmes constants de la radio de l'automobile, en passant par lamusique de fond des restaurants l'heure du lunch, dans les bureaux, oudans les centres d'achat, jusqu' l'interprtation suppose en bonne et dueforme de l'uvre, dans une bote ou dans un concert au stade, ou bienencore sur disques achets en vue d'une audition complte etininterrompue. Il ne s'agit plus de cette premire audition droutante del'uvre classique, que l'on coutera nouveau en concert ou la maison.L'on s'attache passionnment tel ou tel 45 tours; on y investit beaucoupd'associations personnelles de toutes sortes, de symbolisme existentiel,constituant finalement les traits d'un tel attachement, et existant autant enfonction d'une connaissance de soi, qu'en fonction d'une connaissance del'uvre elle-mme : le 45 tours, par le biais de la rptition devient defaon imperceptible une partie du tissu existentiel de nos propres vies. Ons'entend alors en ralit soi-mme, dans ses coutes antrieures.

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    Dans ce cas, il serait insens d'essayer de retrouver un sentimentquelconque vis--vis du texte musical original dans sa premiremanifestation, ou tel qu'on l'aurait entendu pour la premire fois.Quels que soient les rsultats d'un tel projet acadmique ou analytique, onferait une diffrence entre son objet d'tude, d'une composition autre, etle mme texte musical, qui lui, est compris comme un phnomne de laculture de masse; en d'autres mots, il s'agt de rptition pure et simple.Pour cette raison, le dilemme de l'tude de la culture de masse rside dansl'absence structurale, dans la volatilisation rpte des textes primaires;on ne gagnera pas plus de terrain en s'imaginant pouvoir reconstituer uncorpus de textes la manire des mdivistes, par exemple, quitravaillent avec des structures gnriques et rptitives de l'poqueprcapitaliste, ne refltant qu'une ressemblance superficielle avec lesstructures de la culture de masse contemporaine et de la culturecommerciale. De plus, mon sens, le recours au terme intertextualit,de nos jours la mode, n'offre pas davantage d'explications.

    L'intertextualit dsigne, dans le meilleur des cas, un problmeplutt qu'une solution. La culture de masse, quant elle, prsente undilemme mthodologique difficile cerner et plus encore rsoudre dansle cadre de l'habitude conventionnelle poser en principe un objet stabledu commentaire ou de l'exgse, sous forme d'un texte ou d'une uvreprimaire. En ce sens, galement, une conception dialectique de cedomaine d'tude, o le modernisme et la culture de masse sont peruscomme un phnomne esthtique unique, possde l'avantage de miser surla survie du texte primaire l'un de ses ples; l'autre ple, la conceptiondialectique procure ainsi un guide suivre pour l'explorationdconcertante de l'univers esthtique, un dferlement de messages ou unbombardement smiotique, d'o le rfrent textuel a disparu.

    Jusqu' maintenant notre rflexion soulve peine le voile; en fait,elle ne pose mme pas certaines questions urgentes avec lesquelles ondoit se collecter; car celles-ci dterminent toute approche de la culturede masse contemporaine. Dans ce sens, nous avons nglig de jeter unregard sur un jugement quelque peu diffrent de la culture de masse; cetteposition tient vaguement ses origines de celles de l'cole de Francfort surle sujet, mais ses partisans comptent des radicaux autant que deslitistes de la Gauche d'aujourd'hui. Les tenants d'une telle optionvoient dans la culture de masse ni plus ni moins qu'une manipulation et unlavage de cerveau commercial, une distraction sans raison d'tre de lapart des corporations multinationales. Les multinationales contrlent,selon eux, chaque aspect de la production et de la distribution de la culturede masse. Mais si c'tait le cas, ce serait alors clair que l'tude de laculture de masse serait au mieux assimile l'anatomie des techniques dumarketing idologique, et subsume sous l'analyse de la publicit.Nanmoins, les recherches fructueuses de Roland Barthes sur la publicitdans Mythologies, a permis la publicit de s'ouvrir tout l'ventail desoprations et des fonctions de la culture des occupations quotidiennes; parcontre, les sociologues de la manipulation ( l'exception de l'cole de

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    Francfort elle-mme, bien entendu) ne portent aucun intrt Iaproduction artistique hermtique ou savante, cela va presque de soi. Nousavons discut plus haut de l'interdpendance dialectique de cetteproduction avec la culture de masse. La porte gnrale de a position dessociologues de la manipulation a pour effet de supprimer entirementtoutes considrations sur la culture part une structure close au niveau leplus piphnomnal de la superstructure. Il n'y aurait alors de valabledans les caratristiques de la vie sociale lorsqu'une thorie et une stratgiepolitique sont en cause, que les niveaux politique, idologique et juridiquede la ralit superstructurale, ainsi nomms par la tradition marxienne.La structure universitaire et les idologies des diffrents domaines d'tudequi infligent la rpression du moment culturel, par exemple, la sciencepolitique et la sociologie refoulent les proccupations culturelles sous lasociologie de la culture, en l'occurrence, rubrique confinant au ghetto,et champ de spcialisation) marginalis. Qui plus est, la rpressionconstitue, de faon gnrale, sans le vouloir, la continuation de la positionidologique la plus fondamentale du monde des affaires amricain, pourqui la culture rduite au thtre, la posie et aux concerts pourintellectuels snobs constitue l'activit la moins srieuse, la plus trivialede la vraie vie dans sa course quotidienne effrne. Par ailleurs, mme lavocation de l'esthte (perue pour la dernire fois aux tats-Unis pendantles beaux jours d'avant la politisation des annes cinquante) et de sonsuccesseur, le professeur de littrature PUniversit, avait un contenusymbolique dans le contexte social et exprimait (souvent inconsciemment)l'anxit suscite par la comptition du march ainsi que par le rejet d'uneprimaut des proccupations et des valeurs du monde des affaires : leformalisme acadmique rejette avec autant de virulence cesproccupations et ces valeurs, que ne le font les sociologues de lamanipulation l'gard de la culture; un dsaveu qui n'est pas loin depouvoir rendre compte de la rsistance et de l'attitude dfensive des tudeslittraires contemporaines envers tout ce qui se rapproche de ladouloureuse rintroduction de la vraie vie, c'est--dire le contexte socio-conomique et historique. En effet, la vocation esthtique portait vers lereniement et la dissimulation d'une telle vrit,

    II faut pourtant demander aux sociologues de la manipulation sileur monde est le ntre. Je dirais, me faisant certainement le porte-parolede plusieurs, que la culture, loin d'tre le seul fait d'un bon livre par mois,ou une sortie au cin-parc, forme la trame mme de la socit deconsommation : on n'aura jamais vu une socit aussi sature de signes etde messages. Selon Debord, lorsqu'il traite de l'omniprsence et de latoute puissance de l'image dans le capitalisme de consommation, lespriorits du rel seraient plutt renverses, et Ia culture s'interposepartout, jusqu'au point o l'on doive dmler la base les niveauxpolitique et idologique de leur premier mode de reprsentation, savoir,le culturel. Howard Jarvis, Carter> mme Castro, les Brigades rouges,Vorster, 1'infiltration communiste en Afrique, la guerre du Vietnam, lesgrves, l'inflation elle-mme tous formant image, se manifestant avecl'urgence des reprsentations culturelles, qui n'ont trs certainement rien

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    de la ralit historique comme telle. Si Ton veut continuer conserver safoi en des catgories telles les classes sociales, on devra les repcher dufond du puits insondable et sans substance de l'imagination culturelle etcollective. Mme l'idologie a perdu sa prcision de prjug, de fausseconscience et d'opinion facile identifier : notre racisme s'embrouille lavue des comdiens noirs tirs quatre pingles prsents la tl et dansles annonces publicitaires, notre sexisme doit passer par les strotypes desadhrents du MLF des sries tlvises. Suite cela, qu'on mette l'accentsur la primaut du politique, si le cur nous en dit : jusqu' ce qu'onpuisse percevoir un tant soit peu l'omniprsence de la culture, il estimpensable de cerner les conceptions ralistes de la nature et la fonction dela praxis politique.

    Le projet de la thorie de la manipulation fait une place aux raresobjets culturels ayant toutes fins pratiques un contenu politique et socialvident : pensons par exemple aux chansons contestataires des annessoixante The Salt of the Earth, aux romans de Clancey Segal ou de SolYurick, aux murales chicanos et la Troupe de mime de San Francisco.Le prsent article ne peut donner la tribune aux problmes complexes del'art politique; par contre, en tant que critique de la culture, on se doitd'en parler, et de repenser de faon plus satisfaisante pour la socitmoderne les catgories ayant conserv l'allure des annes trente.

    Le problme de l'art politique il ne s'agit pas simplement d'unchoix ou d'une option toute faite ajoute au plan prsent au dbut decet article une dimension importante. La prsupposition insinue plushaut soutenait la dpendance de la cration culturelle authentique vis--vis de la vie collective authentique, la vitalit du groupe socialorganique, quelque aspect qu'il prenne. Et de tels groupes varient, de lapolis classique au village paysan, de la vie commune du ghetto jusqu'auxvaleurs qu'ont en commun les membres d'une bourgeoisieprrvolutionnaire prte se battre. Le capitalisme tend dissoudresystmatiquement la cohsion de chacun des groupes sociaux, sansexception, y compris sa propre classe dirigeante. Il problmatise de cettefaon la production esthtique et l'invention linguistique, prenant leursource dans la vie du groupe. Il en rsulte, comme nous l'avons indiqu,la fission dialectique d'une expression esthtique plus ancienne en deuxmodes, le modernisme et la culture de masse, toutes deux pareillementdissocies de la praxis de groupe. Les deux modes ont atteint une virtuosittechnique admirable : mais il ne faut pas se leurrer, on ne peut s'attendre ce que Tune ou l'autre de ces structures smiotiques se transforme nouveau en ce qu'on pourrait appeler de l'art politique, ou de faon plusgnrale, cette culture vivante, authentique, pratiquement oublie fauted'avoir t vcue. Les deux positions esthtiques les plus influentes de lagauche, sont d'abord la position Brecht-Benjamin, laquelle s'attend une transformation des techniques naissantes de la culture de masse et descanaux de communication des annes trente, en un art ouvertementpolitique, et ensuite le groupe Tel Quel qui affirme nouveau l'efficacitrvolutionnaire et subversive de la rvolution du langage et de

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    F innovation moderniste et post*modermste formelle; mais d'aprs ce quenous avancions plus haut, nous devons malheureusement conclurequ'aucune de ces deux positions ne s'adresse aux conditions particuliresde notre poque.

    La seule production culturelle authentique serait celle quis'alimente de l'exprience collective des groupes marginaux de la viesociale du systme mondial : la littrature noire, le Blues, le rock de laclasse ouvrire britannique, la littrature des femmes, la littrature gaie, leroman qubcois et la littrature du Tiers-Monde; cette productiondevient possible en autant que le march et le systme de marchandisen 'atteignent pas profondment ces formes de vie collective ou desolidarit. Il ne s'agt pas ici d'un pronostic ngatif, sauf si l'on croit en unsystme qui manquerait de plus en plus de souffle, qui russirait toutenglober; c'est trs prcisment la praxis collective, c'esi direl'innommable lutte des classes traditionnelle, qui branle le systme,lequel s'organise indniablement autour de nous depuis le dbut ducapitalisme industriel Cependant, le rapport entre la lutte des classes et laproduction culturelle n'est pas Unmici&t on ne rinvente pas l'accs l'art politique et I la production culturelle authentique en introduisant dessignaux politiques et des signaux de classe dans notre discours artistiqueindividuel La lutte des classes ainsi que le lent dveloppementintermittent die la vritable conscience de classe constituent d'eux-mmesle procs au moyen duquel un nouveau groupe organique s'labore. Decette manire, le eWlettif perce Fatomisatkm riile (que Sartre appelle lasrialit) de l'existence sociale capitaliste. ce stade, c'est du pareil aumme de dire que le groupe existe et qu'il gnre une vie et une expressionculturelle propre II s'agit, si vous voulez, du troisime terme de montableau initial des destins de Pesthtique et du culturel sous la frule ducapitalisme; i reste que l'on ne poursuit aucun but valable en spculantsur les formes que pourraient prendre ce troisime type authentique delangage culturel, selon la configuration des situations encore inconnues.Quant aux artistes, le hibou de Minerve s'envole au crpuscule, et poureux comme pour Lnine en avril, le test de l'invitable en histoire survienttoujours aprs es faits; on ne peut pas les assurer, pas plus que quiconqued'ailleurs, d'un possible historique avant que ce possible n'aie t tent*

    Ceci dit, on peut maintenant revenir la question de Ia culture demasse et de la manipulation. La thorie de la manipulation suppose de lapsychologie, soit : Brecht nom montra qu'il tait possible cPaprern'importe quelle transformation sur n'importe qui pourvu qte le#circonstances s Y prtent (Mann ist Mann); i mit nanmoins l'accent,autant sinon davantage sur la situation et les matriaux bruts que sur !estechniques. On peut rendre plus vident le problme cl reli au conceptou pseudo-concept de la manipulation en le juxtaposant la notionfreudienne de la rpression. Le mcanisme freudien entre en scneseulement aprs l'veil de son objet, savoir le traumatisme, la mmoiresurcharge, un dsir coupable ou menaant, l'anxit, et quand cet objetrisque d'merger dans la conscience du sujet. La rpression freudienne ei

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    donc dterminante, elle possde un contenu spcifique et l'on peut mmela considrer comme une reconnaissance de ce contenu, qui s'exprimesous la forme du reniement, de l'oubli, du lapsus, de la mauvaise foi, dudplacement, de la substitution...

    Ii va sans dire, le modle freudien classique de l'oeuvre d'art(pareillement au rve et au mot d'esprit) fut celui de l'accomplissementsymbolique du dsir refoul, celui d'une structure complexe deF indirection par ie biais de laquelle le dsir peut chapper la censurerpressive et acqurir un tant soit peu de satisfaction, purementsymbolique, bien sr. Une rvision plus rcente du modle freudien The Dynamics of Literary Response de Normand Holland propose parailleurs un plan plus appropri l'tude du problme qui nous proccupe.Il s'agit de concevoir comment l'on peut supposer que les oeuvres d'artcommerciales manipulent leur public. Selon Holland, il faut dcrire lafonction psychique de l'uvre d'art de telle faon que les deuxcaractristiques inconsistantes et mme incompatibles de la gratificationesthtique s'harmonisent et se voient attribuer une place comme lespulsions jumelles d'une mme structure, Les caractristiques de lagratification comprennent d'un ct sa fonction d'exaucement dessouhaits et de l'autre ct la ncessit d'une fonction protectrice de lastructure symbolique vis--vis de la psych contre l'ruption effrayante etpotentiellement nuisible de dsirs et de tout ce qui pourrait constituernotre dsir court ou long terme. Il s'ensuit une conception suggestivechez Holland de la vocation de l'uvre d'art. Il s'agit d'ordonner cematriel brut des pulsions et le dsir archaque ou le matriel fantaisiste.Rcrire le concept de gestion du dsir dans des termes sociaux nouspermet de penser la rpression et l'exaucement des souhaits commeformant un tout, selon l'unit d'un seul mcanisme, ce tout fait autant decompromis psychiques, rveille stratgiquement des fantasmes l'intrieur de structures symboliques qui les organisent, les contiennent,les diffusent, donnant ainsi libre cours aux dsirs intolrables, impossibles raliser, mais par ailleurs imprissables, et ce jusqu' ce qu'on puisse lesmettre de ct nouveau.

    Il me semble que ce modle permet de rendre compte desmcanismes de la manipulation, de la diversion, de la dgradation, quisont sans contredit l'uvre dans la culture de masse et les mdias. Lemodle rend possible en particulier la comprhension de la culture demasse, non pas comme une simple distraction dnue de sens, ou unefausse conscience, mais plutt comme un travail de transformation sur lesanxits et les fantasmes politiques et sociaux; ceux-ci doivent alors jouird'une prsence efficace l'intrieur du texte de culture de masse afind'tre subsquemment organiss ou rprims. En effet, les rflexionsinitiales de cet article propose le prolongement de notre thse auxconsidrations sur le modernisme mme si on ne peut pas aller plus avantsur ce sujet. J'avancerai, par consquent, que la lecture de masse et lemodernisme ont tous deux autant de contenu, dans l'acception globale duterme, que les expressions plus anciennes de ralisme social. Cependant,

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    le contenu propre au modernisme et la culture de masse contemporaineest mis en uvre de manire diffrente. Le modernisme et la culture demasse entretiennent des rapports de rpression avec les anxits et lesproccupations sociales fondamentales, avec les espoirs et les tachesaveugles, les antinomies idologiques et les fantasmes sur les dsastres,constituant chacun leurs matriaux bruts. Seulement, l o le modernismetend ordonner ce matriau afin de produire des structurescompensatoires de types divers, la culture de masse les rprime au moyend'une construction narrative de rsolutions imaginaires et la projectiond'une paix sociale illusoire.