Jacques Serfass - Presses de l'EHESP

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Je suis Mademoiselle C., schizophrène Jacques Serfass

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Jacques Serfass
Jacques Serfass
2016 PRESSES DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SANTÉ PUBLIQUE
Je suis Mademoiselle C.,
schizophrène Double narration thérapeutique
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Le photocopiLLage met en danger L’équiLibre économique des circuits du Livre. Toute reproduction, même partielle, à usage collectif de cet ouvrage est strictement interdite sans autorisation de l’éditeur (loi du 11 mars 1957, code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992).
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À la mémoire de Michel Demangeat et d’Elsa Serfass, les tout premiers lecteurs de ce récit. Leurs questions insistantes m’ont accompagné sur ce long chemin dont ils n’auront pas connu les étapes ultérieures.
Ma reconnaissance pour leur aide décisive va égale- ment à Michel Cahour, Jean Broustra, Danièle Rolando, Jean-Marie Miramon, parmi d’autres.
Et surtout, je remercie Mademoiselle C., « institutrice- sans-le-savoir » : elle m’a appris à écouter, à lire entre les lignes.
Elle m’a montré l’importance de continuer à écrire, quand bien même le vertige nous gagne.
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Château ou chalet ............................................................................................................. 7
« On va vous faire une piqûre et vous allez vous endormir » .......................................................................................................................................... 15
La mémoire des stylos .............................................................................................. 27
Derniers retranchements ..................................................................................... 33
Le Cahier Bleu .......................................................................................................................... 67
Un couple de psychiatres « énergétiques » .......................... 99
La vie paviLLonnaire (1978-1990)
Psychodrame et psychanalyse .................................................................. 125
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remonter Le temps (1914-1950)
Guerres et « paix » ................................................................................................................ 149
Fille des guerres ................................................................................................................... 161
Beaucoup de questions… peu de réponses ................. 171
Le rendez-vous manqué, le tableau et l’ultime visite ............................................................................................................................................................. 185
L’inachevé ......................................................................................................................................... 197
postface. La souffrance d’être hospitalisé : une question cruciale pour la communauté psy- chiatrique, Françoise Molénat ................................................................... 203
Conception, réalisation : Presses de l’EHESP Achevé d’imprimer sur les presses
de l’imprimerie Sepec Numérique à Perronas Dépôt légal : janvier 2016
N° d’impression : N10715151205
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Château ou chalet
En haut, il y avait le Château. Et en bas, le Chalet.
Château-Chalet, Chalet-Château, c’était ainsi depuis longtemps. Une manière de dire simple, claire, mais tota- lement illogique : un chalet, c’est en haut, pas en bas ! Le Château-en-haut et le Chalet-en-bas étaient aux anti- podes. Selon que l’on était dirigé soit vers l’un, soit vers l’autre, on savait immédiatement à quoi s’en tenir, à quelle sauce on allait être soigné !
Au Château, le temps serait relativement court, deux ou trois semaines, un mois tout au plus : de quoi se reposer, « se requinquer », comme on dit. Le mot « maladie » n’était pas prononcé. On parlait de fatigue, d’état dépressif, d’épisode… de passage difficile… Mais pas de grands mots, non, pas de gros mots au Château. Pas de schizo ou de delirium, non, non !
Dans les grandes chambres, on ne soignait que les petits problèmes. On disposait d’un fort joli mot pour ça : les soins étaient dits « ambulatoires », c’est-à-dire courts, légers et de bon ton. Les malades avaient le droit, entre deux prises de médicaments, d’aller se promener à leur guise non seulement dans la grande maison, mais aussi dans le parc et, pourquoi pas, jusqu’à la ville qui était proche. Libres ou presque.
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Je suis Mademoiselle C., schizophrène
Dire qu’ils menaient là une vie de château serait abusif eu égard à la souffrance d’être hospitalisé dans une clini- que psychiatrique. Mais par rapport à la vie au Chalet, tout en bas, le contraste était énorme. Radical. Inimaginable.
Le cliquetis oppressant des clefs qui tournent dans la serrure 1. On vous laisse un instant le passage, puis la porte se referme lourdement sur vous tout de suite. Qui n’a pas entendu ce cliquetis du gros trousseau de clefs ne mesure pas vraiment ce que veut dire « liberté de circuler ». Circuler n’est même pas le mot juste, on devrait dire liberté d’aller et venir ou liberté de choisir. Ou liberté d’aller, tout simplement.
Je n’ai jamais mis les pieds en prison, mais j’ai connu les institutions psychiatriques, ces lieux où j’ai été embarquée pour le meilleur et pour le pire. J’ai connu les barreaux aux fenêtres qui empêchent de prendre « la clef des champs », qui empêchent de se jeter dans le vide, qui empêchent sur- tout de voir au-dehors. J’ai passé 10 années de ma vie dans plusieurs institutions psychiatriques, 10 années entre 19 et 35 ans, 10 fois 12 mois, 10 fois 365 jours. Le bruit des clefs, je connais. Mais comment éviter l’éternel malentendu ?
Ce n’est pas d’être enfermée, le pire. Peut-être que ma clôture intérieure s’arrangeait assez bien de celle partagée par d’autres. Le pire, c’est de ne pas savoir… ne pas savoir ce qui va se passer, ce qui pourrait se passer, le pire, c’est de ne pas savoir pourquoi on est là ou ce qu’on a fait de mal.
1. Tous les passages en italique ont été écrits par Marie-A. C. sur des cahiers et des carnets, entre 1971 et 1990. Ultérieurement, j’ai noté ses propos, parfois dans le temps de nos conversations, parfois après coup. Marie-A. en a minutieusement corrigé et commenté l’ensemble.
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La foire aux traitements (1971)
Est-ce que mes parents m’avaient mise là parce que je les effrayais ? Mais les gens d’ici, aussi, sont effrayants… Si je suis comme eux, alors tout s’effondre. C’est ça, l’abandon. Je suis à la merci, mais je ne sais pas de qui.
Les clefs avaient un charme ambigu : pour moi, le monde extérieur était aussi dangereux que l’intérieur du Chalet. Les clefs me protégeaient.
C’est le bruit des clefs qui était épouvantable, ce clique- tis incessant, la torture. Tous ces va-et-vient… pour quoi faire ? Être enfermée, ce n’est pas ça qui était grave. Je supportais plutôt bien et l’évasion n’a jamais représenté pour moi un projet ni un rêve. Ce qui est grave, c’est que normalement on ne doit pas supporter d’être enfermée… Or je le supportais. N’était-ce pas la preuve que j’étais folle ? Je dis ça maintenant, mais…
En devenant stagiaire-interne dans cette clinique psychia- trique2, j’avais franchi non sans fierté un seuil important de mon cursus médical : je cessais d’être « seulement médecin », j’allais devenir psychiatre. Nous sommes en 1970. J’étais impatient de rencontrer de vrais malades. Et je n’avais pour caducée qu’un énorme trousseau de clefs qui ren- trait mal dans ma poche. J’étais à cent lieues de me douter qu’en tournant ces clefs dans la serrure du Chalet matin, midi, après-midi, soir et nuit, je déclenchais chez cette jeune malade une kyrielle de pensées contradictoires et angoissantes. Sur les pas du patron, le Docteur B., je notais, j’observais, j’apprenais en bon élève mon nouveau
2. Cette clinique a fait l’objet de deux récits : Clinique de la raison close de Philippe Léotard (Belles Lettres, 1997) et Un chalet sur la Neva. Michka et les Kessel de Michel Ohl et George Walter (Atlantica, 2006).
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Je suis Mademoiselle C., schizophrène
métier : « Vous verrez, m’avait-il dit avec de généreuses tapes sur l’épaule, Mademoiselle C. est un peu maigri- chonne, mais nous savons y faire pour la remplumer. Je vais la mettre au Chalet, vous y serez plus tranquilles… Ici, au Château, il y a trop de va-et-vient et… (chuchotant ) ici, c’est plutôt les vieux, hein !, tandis qu’au Chalet, y a des petits jeunes, vous pourrez faire connaissance… »
L’anorexie est la première étiquette que m’a donnée la psychiatrie. Peu à peu j’ai restreint ma nourriture jusqu’à la refuser tout à fait. Je n’avais plus l’appétit de vivre. C’est devenu une idée fixe : n’ayant plus besoin de manger, j’allais devenir un pur esprit. Je n’ai pas le souvenir d’avoir ressenti la faim. Les paquets de gâteaux salés, des Tuc, s’accumulaient sur la table, près de mon lit, déposés là par mes parents. Autrefois, j’en raffolais.
Pendant des mois, les repas en famille n’étaient qu’échanges de silences et de regards qui auraient pu nous tuer sur place. Je me rappelle le médecin expliquant à mes parents la nécessité de la toute première hospitalisation. Il a dit « de gré ou de force ». Et il a ajouté : « Pour tes parents, je préférerais que ce soit de gré ».
[…] On m’a fait manger pendant la cure de sommeil. Comment peut-on manger pendant le sommeil, ça, je ne l’ai jamais compris. Je me rappelle un bruit de métal dans ma bouche, le bruit sec des pointes de la fourchette contre mes dents serrées. J’ai pris du poids, mais j’avais le visage et le cou couverts de boutons. Je me sentais très sale. En ne mangeant pas, j’étais coupable, « selon eux ». En man- geant, j’étais lâche, selon moi. En quelques semaines, j’ai reperdu tout ce poids qu’on m’avait imposé. Au bord du gouffre – au-delà de mes 18 ans, c’était le néant – pour ne pas tomber, il n’y avait qu’une issue, devenir un pur esprit.
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La foire aux traitements (1971)
[...] Je ne supporte pas les grosses dames. Elles prennent trop de place. Elles occupent trop le terrain. Je les vois trop rapprochées de la terre, donc de la mort. Je vois leur masse énorme en cours de décomposition. Elles se laissent aller. Elles sont déjà allées trop loin, elles ne s’arrêteront jamais. Quand elles m’approchent, elles m’envahissent, elles m’ab- sorbent. Je crois que si j’étais plus sûre de leurs limites à elles et de mes limites à moi, je pourrais mieux combattre ma peur des grosses dames. […] Quand j’avais 5 ans, Maman était grosse. Dans son ventre, un bébé. Papa mar- chait dix pas devant elle.
D’aucuns diront que cela n’a rien à voir. Et pourtant… Lorsque, dans cette clinique psychiatrique, j’ai commencé mon apprentissage de médecin « au chevet du malade » comme disent les anciens, je sortais, quelques mois auparavant , d’une grève de la faim complète de près de trois semaines que nous avions menée avec quatre cama- rades dans une cathédrale de la région. Sans être exces- sivement politisé, j’avais à l’époque une grande sensibilité antimilitariste (Indochine, Algérie, Viêt Nam) et il était hors de question pour moi de prendre les armes d’une quelconque façon. J’étais objecteur et non-violent.
Je fréquentais, parmi d’autres militants, des « insoumis », c’est-à-dire des jeunes gens appelés « sous les drapeaux » et qui, délibérément, refusaient toute autorité militaire. L’un d’eux était incarcéré en attendant son « jugement par un tribunal d’exception », à savoir le tribunal militaire. Nous avions décidé d’entreprendre une grève de la faim en solidarité avec lui afin d’attirer l’attention du public. Ma non-violence viscérale soutenait mon action et faire cette grève de la faim relevait pour moi d’une évidente nécessité. C’était aussi un petit héroïsme sans gravité…
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L’expérience de ne plus rien manger brusquement a quelque chose d’étonnant. Une fois la décision prise, la présence des autres, une pincée de fierté, quelques articles dans les journaux, tout rendait la grève de la faim facile, contrairement à ce que je pressentais. En quelques jours, plus de fringale ni de crampes d’estomac. L’idée même de manger s’est estompée. L’insolite et le calme nocturne (les portes étaient fermées la nuit) après l’effer- vescence des journées, des interviews, des palabres sans fin, nous faisaient peu à peu perdre le contact avec la réalité ambiante. J’ignorais encore tout de la pathologie anorexique, mais l’expérience de cette grève de la faim me faisait toucher du doigt l’incroyable bien-être de ne plus devoir s’alimenter, de cesser d’être un vulgaire boyau que l’on remplit par le haut et qui s’évacue par le bas. Le seul fil qui nous rattachait à la matérialité environnante était l’eau que nous buvions par raison biologique puisque la diète hydrique est mortelle à brève échéance.
Et, Dieu merci, la cathédrale possédait des toilettes.
Libre des contingences matérielles, mon corps s’allé- geait, moins physiquement que dans la perception subjective que j’en avais. Le corps cesse d’avoir de l’im- portance, il se fait oublier. Mon esprit, mieux qu’un pois- son dans l’eau, devenait oiseau sans entraves dans l’immensité du ciel. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que cette « toute-liberté » confinait à une folle toute-puissance, celle qui consiste à ne dépendre de rien ni de personne, d’être sans manque. Insaisissable, donc invincible. S’il n’en avait tenu qu’à moi, après deux semaines j’aurais poursuivi ma « grève sans faim », drogue auto-administrée à l’insu de tous. Un jour, dix jours, cent jours de plus, quelle importance ! Quand on m’a dit « stop »
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La foire aux traitements (1971)
avec fermeté et qu’on m’a obligé à boire du bouillon de légumes, je n’ai pas compris pourquoi. Il m’a fallu redes- cendre sur terre et reprendre corps, paumé : les ailes de mon inconscience m’empêchaient de marcher.
C’est peut-être aussi la raison pour laquelle j’avais pos- tulé dans cette clinique psychiatrique. Le Docteur B., qui avait fort bonne réputation, m’avait accueilli à bras ouverts : « Alors, comment va notre gréviste de la faim ? Vous avez fait une sorte d’anorexie expérimentale ! C’est bien ! Vous ne le regretterez pas : lorsque vous prendrez en charge nos patientes anorexiques, vous les écouterez mieux, à défaut de les comprendre… »
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pour la communauté psychiatrique
Françoise Molénat, psychiatre
Très vite, au début du témoignage à deux voix que nous offre Jacques Serfass, surgissent ces mots terribles : « la souffrance d’être hospitalisé ». La suite nous dévoile la profondeur d’une plaie dans le psychisme d’une jeune femme soumise aux tâtonnements thérapeutiques de l’époque, et secoue notre rationalité. Aucun voyeurisme, tel qu’il se manifesta en ces temps que l’on aimerait révo- lus, mais une question lancinante : qu’est-ce qui est théra- peutique ? Comment des soins peuvent-ils aggraver la souffrance ? Admettons que l’idée reste d’actualité et que l’histoire ici racontée nous met en alerte, même si des avancées considérables marquent l’évolution de la psy- chiatrie telle qu’elle nous est déroulée dans la succession des décennies. Une autre question surgit, qui concerne les praticiens de la psychiatrie et plus largement de l’hu- main : comment ne pas s’identifier de manière réductrice à l’outil que nous choisissons, quel qu’il soit (théorie, molécule, technique de soins, dispositif…) ?
Nous voilà saisis par la trajectoire de Mademoiselle C., et peut-être tout autant par le chemin qu’un jeune méde- cin va parcourir lui aussi sur quarante années. Les effon- drements se succèdent jusqu’à l’émergence d’un espoir. La curiosité tenace d’un psychiatre en formation livre là
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les atermoiements aveugles de traitements atténués par l’empathie qui déborde, heureusement, d’une telle des- cription. Ainsi nous est contée une double histoire : celle d’une personnalité fragile, soumise à des diagnostics erra- tiques – reflets de l’état des connaissances d’alors –, celle d’un praticien curieux et passionné placé au carrefour où se croisent la trajectoire d’un sujet « objet de soins » et la succession des institutions, et qui ne lâche rien sur son désir de décrypter les deux versants du drame.
Le document s’inscrit dans une temporalité qui me touche particulièrement, puisque mon propre chemin m’a menée dans les méandres longuement décrits tant par la « malade » que par le médecin. C’est dans le berceau de la psychothérapie institutionnelle, lors de mes premiers pas à l’hôpital départemental de Saint-Alban en Lozère, que j’ai dû appliquer les mêmes traitements (abcès de fixation, cure de Sakel, sismothérapie), emportée cependant par l’enthousiasme de l’engagement, en ce lieu où les infir- miers étaient devenus de remarquables thérapeutes grâce à une politique intensive de formation, et le grand respect dont témoignèrent à cette époque les médecins-chefs pour ceux qui prenaient soin au quotidien des pension- naires. Si mon expérience personnelle fut moins cho- quante, elle le doit probablement à la qualité humaine de ces « soignants », et cette leçon reste d’une actualité brû- lante. Derrière la matérialité du traitement, quel regard se pose sur le patient et sur son environnement ?
Il fut un temps, récent et non révolu, où se posait la question troublante des effets pathogènes de nos institu- tions : trop de monde, chacun dans sa logique institution- nelle, malgré le désir d’une « prévention » qui cherche ses marques. Le risque de prise de pouvoir sur un sujet,
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Postface
patient malgré lui sans pourtant être malade, commence tôt dans la vie. La médicalisation de la naissance, avec ses bénéfices considérables, a produit des aléas : passivité, perte de confiance en soi, recours aux « spécialistes psy » de tous bords… La connaissance du développement humain, le rôle majeur de l’environnement sur la construction d’un nouvel être, authentifié par les acquis des neurosciences, ne suffisent pas à entraîner de manière massive l’effort « écologique » de développer les ressources parentales, puis celle d’un sujet qu’il faudra accompagner le temps nécessaire selon ses potentialités et ses éventuels facteurs d’insécurité.
Nous piétinons encore dans une culture du « trouble », tellement plus facile à classer, puis à évaluer de manière trop souvent artificielle en vue de publication. La complexité de l’humain résiste pourtant, et nous voilà débordés lorsqu’un adolescent explose contre lui-même ou les autres, qu’une mère s’enfonce dans une dépression sévère… Le fractionnement de nos actions, dans la diachronie de l’existence d’un enfant/adolescent/adulte, ne cesse de nous interroger. La mise à l’écart des acteurs de proximité – liens de confiance essentiels pour un sujet souffrant  – émerge de la méconnaissance qui plomba les dernières décennies. Nous commençons à peine à renverser la lecture rétrospective des troubles vers une vision construc- tive du sujet, dès les premières étapes lorsque s’im- plantent les racines de l’être dans le terrain proposé par le hasard certes, endigué et nourri si l’effort collectif s’y prête.
La recherche après-coup du « fil » que chaque humain tisse au travers de ses interrelations avec le monde exté- rieur montre qu’il s’est cassé encore trop souvent dans le dédale des bonnes intentions. La psychiatrie n’est pas
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à l’abri d’un tel morcellement. Quelle que soit la technique, comment prend-on en compte la multiplicité des facteurs en jeu ? Comment redonner aux soins corporels, à l’atten- tion et à l’empathie, leur rôle majeur dans la construction psycho-affective, sans attaquer l’autonomie de chacun, et en même temps reconnaître qu’il n’y a pas de véritable autonomie sans une période de dépendance à l’autre, pour mieux s’en détacher ensuite ? Les nouvelles formes de souffrance, corrélées à des épisodes de carence ou de rupture de liens, interrogent à nouveau, de manière aiguë, nos habitudes et nos concepts.
Une telle plongée dans l’histoire des pratiques ne peut qu’aiguillonner un retour à la modestie, et orienter, comme l’exprime si bien Jacques Serfass, une attitude de bientraitance, quelles que soient les techniques utilisées. La même énergie se mettra-t-elle à débusquer les avatars de la modernité, tout en gardant l’esprit de recherche active dont le narrateur témoigne ? La notion d’interface est désormais reconnue dans sa fécondité, en psychiatrie plus qu’ailleurs peut-être. Accepter le regard de l’autre, que l’on appelle désormais « travailler en réseau », nous protégera peut-être de l’enfermement sur nos convictions … du moment !
Merci pour cette leçon d’humanité à travers une quête de vérité qui tient le lecteur en haleine de bout en bout.
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ISBN : 978-2-8109-0431-0
Pendant les 40 années de son parcours psychiatrique, Mademoiselle C. a noté toutes ses pensées dans des carnets.
Lorsqu’elle les confie à Jacques Serfass, qui l’a suivie de près et de loin depuis les années 1970, se noue un dialogue thérapeu- tique qui dépasse la relation patient-médecin. Mademoiselle C. dit l’enfermement, les traitements de choc, l’incompréhension entre patients et soignants, ses errances en cliniques et dans la société… À travers son témoignage, Jacques Serfass analyse l’évolution de la psychiatrie en France, déplore la déshumanisation des thérapies où la technique tend à éclipser l’empathie, et entreprend de remonter le fil de la souffrance de Mademoiselle C. Une même quête de vérité les unit : de quoi souffrait la jeune Mademoiselle C., adolescente anorexique et mutique, bientôt diagnostiquée schizophrène ? Que disent les dossiers médicaux, les échanges avec sa famille et les psychiatres qui l’ont suivie ? Quelles ressources a-t-elle pu trouver pour faire face à son mal- être et à la valse des diagnostics et des traitements ? Un livre coup de poing et unique en son genre d’où émerge, par-delà la douleur du témoignage, une réflexion humaniste sur le soin, la guérison et le pouvoir de l’écriture.
Jacques Serfass est pédopsychiatre et président de l’association « Jardins Montessori Pays basque-Landes ».
Je suis Mademoiselle C., schizophrène
Jacques Serfass Postface de Françoise Molénat
15 € F215530
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Jacques Serfass