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Jacques Bureau. D'abord ingénieur agronome, il cultiva, très jeune, une grande ferme près de la Loire. Fonda- teur en 1930, avec Hugues Panassié, Gazères, Diratz et Ozenfant du Hot Club de France, il fut le premier confé- rencier de jazz à la Radio en 1932. Depuis trente ans, il exerce la profes- sion de concepteur d'hôpitaux, en parti- culier dans le tiers monde, et il invente ces machines qui permettent les progrès de la médecine et de la chirurgie. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, il avait contracté un engagement dans l 'armée anglaise ; membre du célèbre réseau Buckmaster, il devait connaître les prisons nazies — cette expérience nour- rit en partie le roman que voici. Il a toujours, dans sa vie déjà longue, défri- ché et construit. Il a publié plusieurs livres sur la musique et, chez Robert Laffont, un ouvrage sur la logique mathématique : L'Ere logique, et deux romans : Coldie ou la part de l'eau et Trois pierres chaudes en Es- pagne.

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LA MOTOCYCLETTE MERVEILLEUSE

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DU MÊME AUTEUR

chez le même éditeur :

COLDIE OU LA PART DE L'EAU

TROIS PIERRES CHAUDES EN ESPAGNE

L'ÈRE LOGIQUE

chez d'autres éditeurs :

ENCYCLOPÉDIE DU JAZZ 1958 (Aimery Somogy, Paris).

SOIXANTE-CINQ VOCATIONS DE MUSICIENS 1961 (Gründ).

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JACQUES BUREAU

LA MOTOCYCLETTE MERVEILLEUSE

roman

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Editions Robert Laffont, Service « Bulletin », 6, place Saint-Sulpice, 75279 Paris Cedex 06. Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, sont présentées les nouveautés que vous trouverez chez votre libraire.

@ Édi t ions R o b e r t La f f an t , S.A., P a r i s , 1981 ISBN 2 - 2 2 1 - 0 0 7 5 3 - 0

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A Armel Guerne, mon compagnon-poète.

A mes camarades anglais, morts pendus.

Aux inconnus qui disparaissent chaque j o u r dans des camps.

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La forme première de l'amour est le miroir.

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I

C'EST AUJOURD'HUI LA FÊTE

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Le 13 avril 1945, à onze heures du matin, le sergent Work de Terre-Haute, Indiana, se met à vomir.

J'avais dit : — La guerre, quelle bénédiction ! Elle a arrêté cela ! L'Américain ne m'écoute pas. Accroché de la main

gauche à la clôture du camp, il est penché, blême, sur le fossé de la route. Pourtant il fait des signes de l'autre bras, car le sergent Work a quelque chose à dire au monde :

— Ça bouge encore ! Ils les ont pendus à la hâte, sans soin (carelessly)... Les bras remuent!

Depuis une semaine les Allemands ne tuent plus qu'à moitié.

Hans aide le soldat à s'asseoir avec des gestes doux, des gestes de femme ; il lui tient la tête. Toutes nos têtes, jeunes ont été tenues ainsi, mais Work est un homme, et Hans est un Allemand : à cet instant, c'est très différent.

Autour de nous les infirmières s'agitent. Elles propo- sent en vrac des sandwichs et des transfusions. Comme elles sont propres ! Elles viennent d'une autre planète, d'une planète dont on ne sort que par les douches. Elles sentent le sucre, la farine, tout ce qui manque. Elles sen- tent la femme, qui manque aussi. Je retrouve sur leur peau l'odeur des gerbes de mon enfance, dans leur cheve- lure leurs pailles; récoltée depuis plus longtemps, une vieille impeccable les commande. Arrive une nouvelle moisson de rousses, et c'est l'automne. De jolies noires embaument la vanille, et ce n'est pas l'hiver. Les camions, les ambulances tournent comme des manèges, nous donnent le vertige : c'est la fête des morts.

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Les nurses sont bouleversées. Les plus tendres pleu- rent, et nous avons envie de les consoler. Elles n'imagi- naient pas des cadavres aussi plats ; bien sûr leur nombre compense leur minceur. Ils semblent si petits qu'elles les prenaient d'abord pour des enfants : tout un collège en uniforme, mis en tas au cours d'un monstrueux rugby.

Hans conduit les filles d'un baraquement à l'autre : il fait visiter avec dignité son domaine aux riches étran- gères. Hagarde, une Irlandaise hurle en levant sa jupe :

— Ils n'ont que des genoux ! C'est faux. Ils n'ont que des têtes. La tête ne maigrit

pas. Elle crie, découvrant ses jambes : — Ils n'ont pas de cuisses ! Ils n'ont pas non plus de cheveux, de dents. Il leur

manque tout ce que le corps d'une jeune fille américaine offre en abondance, la poitrine, les fesses, le sourire. Ils ont des thorax d'enfant. Ils ont des bouches ouvertes sur le vide, des regards dirigés sur le même point de l'hori- zon, car avant de fuir on a tenté de les aligner, de les pla- cer parallèlement au néant. On a voulu mettre de l'ordre dans la mort afin de donner aux vainqueurs une bonne impression. Un médecin passe et dit gravement :

— A trente-six, on meurt, sans préciser s'il s'agit du poids ou de la température, ou du nombre optimal pour un départ, comme ces classes de première qu'on enfourne dans l'autocar comble des vacances. Il continue sans haine la descente de son échelle :

— A trente-cinq on est mort ! Le paradis, sans doute, est à trente-quatre, eu peut-être

est-ce le tour de poitrine. La nurse se prend les seins a deux mains pour s'assurer qu'ils sont toujours là.

Tout à coup, un soldat aux yeux fous monte sur sa moto et démarre. Il va voir au camp des femmes si la même scène s'y déroule. Je lui confie une liste de noms établie par Hans. Je le rassure un peu. Il est de Cincin- nati : il a honte. Il porte lui-même un nom allemand et il souffre. Il avait cru... Je lui remontre qu'il faut toujours croire au pire, car une doctrine, c'est à la fois le crime et l'innocence. Le nombre fait ensuite la complicité, le

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silence, l'impunité, l'idolâtrie. La masse porte en soi tout cela et toutes les tortures pour elle-même et pour les autres. La masse, c'est la bêtise et la cruauté.

La masse c'est la croyance et la mort. Je lui ordonne de sortir de la masse des Allemands d'Amérique. Alors il se met contre un arbre de la route pour pleurer seul : je lui ai sauvé la vie, j'ai sauvé Cincinnati de la honte, j'ai sauvé un arbre que ses pleurs arrosent. Ils m'ont sauvé hier, je les sauve aujourd'hui. L'armée américaine, imbattable au combat, est mise en déroute par la misère du monde. Me voilà consolant au pied d'un prunier un faux nazi tendre comme une femme.

Nos regards se touchent. Ses cils chatouillent ma joue comme faisaient les cils des filles au cinéma quand j'étais en France. Le garçon se tait. On dirait qu'il boude. Pen- dant une semaine il ne se supportera plus ; il ne suppor- tera plus les autres ni le vent. La moindre feuille agitée lui sera une injure. Je lui tends une photo, la photo hor- rible de ce qu'il croyait ignorer. Je lui affirme qu'il savait, que tout le monde savait. Simplement, il avait recouvert cela de sa dernière couche d'indifférence. Chaque année, notre esprit sécrète ainsi ce qu'il faut pour recouvrir les crimes commis par le groupe, par la foule, par l'espèce pendant douze mois. Mais dessous, il y a le terreau et sa terrible mémoire : tous les criminels anciens sont là, entourés de leurs victimes.

Je gratte le sol devant lui, en parlant doucement. Je découvre des pattes sèches, des élytres tordus, tout un petit camp de concentration pour insectes sacrifiés. A travers ses lunettes de myope de Cincinnati, ces débris lui paraissent énormes, métalliques. Voilà ce qu'il avait remisé au tréfonds de son oubli.

Le soldat désespéré me regarde. Pendant un court ins- tant, il m'aime : je suis aimé d'un libérateur fou de cha- grin. Il ne veut pas que je m'éloigne, car alors il serait seul. Entre l'ivresse des défilés imbéciles et le désert de sa personne, je suis en ce moment son village. Alors je le prends par la main, le reconduis auprès de ses cama- rades.

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Là, c'est l'éblouissement, c'est la fête. Le camp améri- cain s'est peuplé de prisonniers libérés. Le camp des femmes y a envoyé de longues et maigres déesses que les garçons ont à la hâte revêtues de robes anciennes trouvées dans les placards des villas. On danse. Ils ont bien sûr débouché des bouteilles, car c'est là le langage des hommes heureux. Des musiciens noirs jouent du bon jazz. Les petites déportées ne rient pas encore mais ce sera pour demain. Déjà elles installent des fleurs dans des bidons, des sandwichs dans des gamelles, et c'est le luxe retrouvé. Déjà, elles sourient et c'est beaucoup. Plu- sieurs se regardent dans la glace. Elles ne se reconnais- sent pas encore, mais c'est pour bientôt. Alors mon Alle- mand de l'Ohio entre dans la tente de toile verte et se signe.

C'est ainsi qu'une guerre rentre chez elle pour y mou- rir, et que le sergent Work, de Terre-Haute, Indiana, prend des clichés.

Hans ne s'écarte guère des clôtures du camp. Il est absent, absent de lui-même. Ici est son univers.

Car Hans n'a pas de nom, pas d'âge, pas de sexe. Il est depuis dix ans une silhouette utile, parfois une simple face blanche, rarement un profil. Lorsqu'il devient visible, il ressemble à une vieille jeune fille pâle et molle, un peu mâle par erreur, et douce à faire peur aux enfants. Pourtant dans le camp, il leur offrait des morceaux de pain.

Hans est un fondateur. Il a connu les premières baraques, le petit village triste, sans douches, presque sans chefs et pendant la guerre, son extension. Il a trouvé une petite place dans le pouvoir et personne ne l'a tue parce qu'il avait déjà cessé d'être vivant.

Voici douze ans, Hans était jeune échevin dans une grande ville. Il était fort et volontaire. Puis Hitler a tué Rühm. et Hans n'est plus rien. Quand ses geôliers sont

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entrés en guerre, il a obtenu un radiateur pour son petit bureau. Depuis, il fait des listes de noms.

— Hans, crois-tu en Dieu? — Bien sûr ! Un jour, nous marchions, épuisés, dans la

neige. Un merle gelé s'est abattu à mes pieds : Dieu sait être un oiseau glacé. Avec mon voisin, nous l'avons coupé en deux à coups de pierre. Dieu était double, mais j'en ai eu le plus gros morceau. Les gardiens arrivaient, ils voulaient leur part. Il a fallu manger Dieu avec ses plumes. C'était peut-être un vrai ange... dit-il en souriant.

Quand Hans sourit, on a peur.

Hans est-il encore un homme ? Il sait être adorable avec nous, mais il est terrorisé. Il faut lui prendre la main pour lui faire traverser la rue. Hans n'est pas un vrai aveugle mais il bute sur tout. A la porte du camp, il s'ar- rête net : il bute sur la liberté. Il bute sur la joie.

Le rôle de Hans est de faire plaisir. Alors il cherche à rassurer Work :

— Vous savez, ils bougent parfois pendant deux jours ! Hans rédige les listes de morts comme personne au

monde. Il est un spécialiste des noms juifs et polonais. Il n'a pas son pareil pour distinguer un Dombrowski d'un autre. Depuis hier il est content; il rédige enfin des listes de vivants : pour la première fois les gens dont il écrit les noms viennent lui serrer la main. Ils ont une forme, ils marchent, ils font des projets.

Hans respecte les patronymes, mais il joue habilement avec les prénoms lorsque cela arrange ses amis : ici, les prénoms étaient peu importants. Il a des amis très anciens, qui sortent comme lui des brouillards politiques de Weimar.

Hans a toujours su écourter un appel pénible pour tous, pour les gardiens perdus dans leurs comptes comme pour les prisonniers soudés par cinq dans le gel : tout à coup l'addition devient juste. Hans fait parfois des

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miracles, mais il reste bien au chaud dans son petit bureau et c'est le principal. Il arrive à Hans de supprimer un nom sur une page, mais soyons juste, c'est pour l'ajouter aussitôt à une autre; Hans a le respect des grands nombres et les comptes de ses geôliers sont exacts.

Les déportés n'aiment pas trop Hans. Il n'est ni un grand bourreau, ni une grande victime. Il n'est pas l'un des immenses suppliciés que les ambulances emportent en ce moment. Hans n'a droit ni à la haine ni à la pitié mais pendant dix ans, Hans a eu droit à un quart de lait chaque matin et il est encore vivant : à peine sans doute, mais au moins n'a-t-il pas son nom sur une liste de cadavres. Hans mourra en deux temps ; en ce moment, il vit la période intermédiaire. Il y a beaucoup de gens qui lui ressemblent dans le monde. Les camps russes en sont pleins depuis un quart de siècle. Soyons francs, c'est une bonne vie. Lorsque manquent les maisons, les lits, les familles, les arbres, les amis et le vent du sud, on peut encore vivre sous un parti. Le Parti, c'est un toit pour tous; il y fait chaud, et personne ne vous demande d'y croire. Il suffit de savoir se taire, et d'avoir une belle écri- ture. Il suffit d'être invisible.

Hans m'est précieux comme secrétaire. Au grand air, il semble flotter, ivre, mais dans une pièce close, penché sur ses fiches, il est irremplaçable. Il sera irremplaçable encore pendant un mois ; ensuite personne n'aura plus besoin de lui. Mais Hans saura survivre dans un autre camp, ou sous un autre parti. Il est en équilibre avec la servitude. C'est un homme d'avenir : souhaitons de lui ressembler un jour lorsque cela sera devenu utile. Hans saura repérer dans la foule le manteau de cuir, le cha- peau mou, et sortir aussitôt de sa poche le papier d'iden- tité nécessaire. S'il le faut, il fera encore des listes. Toutes les églises ont leurs listes de saints et de démons qu'il faut calligraphier sans fin pour la satisfaction des officiants.

En attendant Hans aime les pièces petites, les hangars fermés et sombres, les salles vides où personne ne passe

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jamais. Sa silhouette est à l'aise plaquée sur une muraille de brique, fondue dans l'obscurité d'une cave ou d'un grenier. Lorsqu'il entre dans mon bureau il ne s'assied pas, il se contente de s'estomper; j'ai l'air de parler seul, de m'adresser à mon double décédé la veille. Il mange avec nous au mess car c'est quand même une victime ; là il s'empare des morceaux dont personne ne veut : il est aussi un mangeur complémentaire. Le repas achevé il parcourt la table et ramasse les bouts de pain. Il les compte, cherche gentiment à les distribuer, mais depuis hier tout le monde mange à sa faim et personne n'en veut : alors on se moque de lui.

Lorsqu'on se moque de Hans, il ne se passe rien. Il tourne un peu la tête, car la moquerie l'a traversé sans le toucher, puis il sourit quand elle frappe quelqu'un d'autre. Hans est le citoyen parfait, un peu mort et facile à nourrir. La tête entourée d'un cache-nez, il peut sur- vivre partout en ramassant des miettes et en écrivant des noms. Et lorsque Hans, mon secrétaire fidèle pour la durée de la victoire apparaît devant moi, agitant deux grandes feuilles dactylographiées, je crois voir un ange qui s'envole pour porter là-haut la liste des élus.

Au centre d'un petit cercle, Hans dit : — Je veux vous enseigner les camps. La politique c'est

l'art de passer de l'oppression sans camps à l'oppression avec camps : grâce à Dzerjinski, Lénine a pu le faire avant sa mort. Hitler l'a réussi tout de suite grâce à RÕhm. Vous tous, gentils chasseurs du bord de la Loire et de l'Ohio, vous n'y comprenez rien; vous tirez l'alouette et ratez les grands fauves. Devant vous, le spectacle se met en place. Cela commence par trois gosses adorables avec le même foulard autour du cou : le lendemain, les chérubins du patronage sont déjà capables de dénoncer leurs pères. Le joyeux curé du maquis amateur de plein air et de bombes à retardement cède alors la place au

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sévère aumônier en capote de cuir. Apparaissent ensuite de petites prisons à vingt places dans les caves des immeubles, dans les villas de banlieue. Comme les chambres sont trop petites, on clôture le jardin : le pre- mier camp vient de naître, une sorte d'institution chari- table pour l'enseignement gratuit du catéchisme et la sauvegarde du travailleur. Il n'y a plus qu'à confisquer des terrains pour étendre la fondation. Aimables pêcheurs de lune et de saumon réunis, il vous faudra ensuite une guerre pour rattraper votre négligence.

Le camp, c'est le silence des cryptes. La nation a tro- qué le gai brouhaha des révolutions pour la messe des morts vivants. Il n'y a plus qu'à modeler le pays de l'inté- rieur pour que les différences s'estompent entre les deux côtés du barbelé. Alors s'établissent à travers les portes des camps des échanges qui sont l'âme même du régime : le silence de tous fait le reste.

Chez vous, tout le monde parle en même temps. Depuis trois jours, j'ai déjà tout entendu; je connais les sept explications de cette guerre si simple qui demain vont courir le monde, sans oublier la thèse qui fait des libéra- teurs les coupables. J'ai même rencontré un journaliste fou : pour lui le mal venait de la seconde lune, celle qu'on ne voit pas parce qu'elle est cachée derrière la nôtre. Dans le monde libre, les paroles s'annulent : c'est un bruit de fond.

Dans les camps, les mots comptent. Un regard peut tuer. Voyez ces cadavres : chacun d'eux est mort de silence. L'un boitait, alors qu'il fallait être droit. Un autre avait un mauvais nom, car ce jour-là on assassinait les W. Mais je vis, car depuis un mois déjà mon nom commen- çait par un V simple. Quand j'ai mal aux pieds, je danse devant mes supérieurs et ils me demandent comment j'entretiens si bien mes articulations. Je n'éternue jamais devant un officier, un secrétaire, un sacristain : lorsque je me mouche c'est que je suis seul.

Il faut exister à peine, ne pas faire d'ombre entre le soleil et le gardien; pourtant il importe de tout savoir. Il faut savoir quand une porte va s'ouvrir pour ne pas être

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derrière. Il faut découvrir le vieux chiffon dans la boue, la pomme de terre dans les cailloux, le policier dans la voiture. Sans avoir lu les journaux il faut connaître le nom du prochain ministre, l'échec du plan quinquennal. J'ai vu des prisonniers lire l'avenir dans la terre, dans la main d'un mort. Vous savez, dans un camp on n'est pas tout à fait seul au milieu de la foule ; les autres comptent. Chaque jour comme dans la forêt, des traces se recou- pent. J'avais trouvé un livre en sanscrit : le lendemain j'avais un traducteur : l'homme avait faim, il m'a livré pour un morceau de sucre le grand secret du monde. C'était un secret pour hommes libres, je n'en pouvais rien faire. Je l'ai revendu à mon kapo pour une mine de crayon : le malheureux partait pour le front de l'Est et n'écrirait plus. Le grand secret du monde est maintenant conservé dans la glace. Sans doute il y a un camp à cet endroit, des prisonniers qui grattent le sol comme des rats. Ils trouveront le grand secret du monde, ils le reven- dront pour une bouchée de pain...

Dans les camps on sait tout. On possède tout, mais on jette ce qui ne sert pas à rester en vie le lendemain. Quel gaspillage ! Quel luxe ! Des mots, des gestes on garde ceux qui tiennent chaud, ceux qui nourrissent, le mot jam- bon, le geste de taper des pieds. Tous les autres, le mot joli, le geste de croiser les genoux assis sur une chaise, on les a revendus à l'extérieur pour une bouffée de cigarette. Et vous dehors, vous les recueillez tous ; vous avez trop de mots. Les mots en surplus font les men- songes. Vous faites tant de mouvements inutiles, vous donnez des rendez-vous, des coups de téléphone pour peu de chose, pour un dîner en ville. Vous ;ouriez pour rien, pour une cuillerée de miel. Vous vous mettez en colère sans raison, pour une peau de banane. Nous, pour une épluchure entrevue, nous ne disons rien. Simplement, notre marche s'incurve, notre corps se plie naturelle- ment, notre bras se détend et nous voilà tout à coup, sans un geste, avec un délicieux morceau de navet pourri dans la bouche. Sur la route il v avait le monde entier mais personne n'a vu notre misérable colonne. Depuis treize

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ans, des milliers d'Allemands disent chaque jour à leurs enfants : « Aujourd'hui encore, il n'y avait personne sur la route ! » Depuis trente ans, la campagne russe est déserte et peuplée d'ombres !

Un mouchoir sur le nez, le sergent Work sort son camion du camp. Le véhicule est lourdement chargé. Hans tend au conducteur une enveloppe : le prochain convoi.

Mais de l'autre main Hans me présente, avec un sou- rire vide, la liste que j'attends avec angoisse. On peut y lire trente-cinq noms anglais ou canadiens.

L'un d'eux n'est pas comme les autres : c'est un nom compliqué, à quatre syllabes, sans doute un peu juif.

Bien sûr, le prénom est Jean, et je pleure : c'est lui.

Hans me regarde. Sur son visage fermé passe la lumière d'une émotion : il n'est plus seul. Il découvre aussi les sapins de la route, deux lièvres jouant dans la plaine ; une charrette passe, conduite par un paysan du monde, de ceux qui traversent les guerres sans changer de vêtements.

Alors il s'adresse à moi dans sa langue, celle des poli- ciers. Il n'en connaît pas d'autre :

— Qui es-tu? D'où viens-tu? Vraiment, je pourrais lui montrer mes papiers. Je pré-

fère expliquer des choses difficiles.

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I I

LES GÂTEAUX SECS

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Nous avions toujours à la main un livre, une fleur ou un boulon. Sur les fauteuils de la vieille maison, on trou- vait un outil ou un chien. Au retour des promenades mouillées dans les bois mauves de décembre, nous y pre- nions pied sec devant une grande cheminée où brûlait le branchage des chênes abattus l'année précédente.

C'était une maison bien tenue, à l'odeur de cire et de bonne cuisine. Rarement y flottait un parfum cosmé- tique : nous avions dans ce cas la trace d'une visite. Le chapeau pendu au portemanteau me renseignait sur sa nature; pour les femmes, la mode des cloches à melon sévissait, mais tout chapeau de plus d'un an portait encore des plumes arrachées aux oiseaux d'avant-guerre.

L'huile de phoque des bottes de chasse imprégnait les couloirs, et parfois une odeur de fauve : mon père avait tué un blaireau. Ceux-ci étaient nombreux, et au prin- temps ravageaient les nids. Le garde avait piégé, pris un renard. On entendait aussitôt, mêlée aux effluves, une voix forte raconter l'événement.

La maison était ouverte à tous, et aussi au vent. Chaque visiteur entrait avec son propre courant d'air, son morceau d'hiver personnel qu'il distribuait ensuite avec les poignées de main. Chaque porte ouvrait pour deux : un homme et un animal. Les femmes étaient suivies des bêtes les plus douces, les plus minces aussi, les poules, les chats, les souris. Les setters, les poulains même sui- vaient les hommes adultes. Pour moi, je me contentais d'un basset jeune encore et qui saurait grandir avec moi : celui-là ouvrait déjà, de son museau pointu, les vantaux les plus délicats, grattait de l'ongle lorsque la serrure

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résistait et m'appelait d'une voix plaintive ; mais alors les autres chiens, rangés en file derrière lui, tentaient de pénétrer en force ; bien souvent le panneau se refermait sur une queue trop longue. Aussi trouvait-on au dernier rang le pointer qui en est dépourvu, ou bien le roquet dont le mince fouet s'accommode du jeu du battant.

L'été les abeilles sauvages s'abattaient sur les che- minées. C'était alors une jonglerie d'échelles, de perches brandies par des hommes en cagoule. On eût dit un incendie sans le feu, un sauvetage sans la mer. On écar- tait les enfants du lieu de l'attaque jusqu'à un rideau de groseilliers qui, on l'espérait, détournerait d'eux l'offen- sive. Le petit nuage ondulait un instant dans l'air léger et regagnait son grenier natal où il avait laissé sa pauvre reine. A la fin il se décidait à émigrer vers les bois pro- ches. Les femmes reprenaient leur calme et la maison s'emplissait à nouveau de l'odeur des pommes.

Ces fruits, récoltés à l'automne, passaient au grenier un hiver difficile. Les loirs considéraient comme une réserve naturelle leur nappe régulière, carrée, étalée sur le plancher; bientôt son damier se parsemait de trous, comme s'il y manquait des pions : la partie se jouait jus- qu'au printemps et ma mère perdait souvent. Je l'enten- dais chaque année à Pâques se plaindre de ce que, comme dans un mauvais championnat, l'adversaire eût été à dame trop souvent.

Le salon du rez-de-chaussée était en principe réservé aux visiteurs ; sans doute à ce titre on y trouvait, installé au creux d'un fauteuil Louis XVI, un canard ou une poule en train d'attendre. Parfois nos hôtes y déposaient un œuf, carte de visite admirable et nourrissante aux jeunes gens. Au moins était-ce un œuf du matin car le ménage y était fait ponctuellement.

La ferme était proche. On y passait en venant de la maison par une porte étroite, certainement la porte la plus sollicitée du canton : sagement alignés comme au bureau de poste attendaient une truie et ses petits, une vache ou bien le gros verrat échappé de son enclos : c'était alors la panique, car la bête était monstrueuse.

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Lorsqu'il fallut la castrer, je me vêtis en chirurgien et huit hommes renforcés de cordages accrochés à quatre pieux, ne furent pas trop pour la tenir. Le champ opéra- toire était si vaste qu'à midi, je n'en avais pas fait le tour : j'étais égaré dans les artères.

Autour des constructions, sur trois côtés s'étendaient un petit parc et un étang, avec des allées sinueuses dont le tracé dans le taillis variait avec l'humeur des pro- meneurs. Les années froides, ou trop chaudes, le par- cours s'en rétrécissait mais lorsque le printemps était doux, l'automne somptueux, les champignons abondants, les layons s'égaraient dans la campagne : le gibier les remontait en sens inverse, en direction d'une maison qui ne lui faisait pas peur. Elle était pourtant pleine de fusils.

La ferme et la maison se tournaient le dos mais à la manière des vieux époux dans leur lit : chaque frisson de l'un entrait dans le rêve de l'autre. Les étables, l'atelier, la forge opposaient leurs bruits matinaux au silence des femmes confiturières, couseuses de boutons ou rapié- ceuses de pantalons, les plus utiles. Lorsqu'en attelant les chevaux on cassait une pièce de charrue, la brisure de l'acier réveillait mon père comme l'eût fait, venant de sa femme un cri nocturne, ou bien de moi l'un de ces cau- chemars qui prolongent le cinéma de l'enfance par un grand guignol pour adultes. Las des allées et venues, j'avais installé un petit téléphone bien plus dérangeant encore, car il sonnait sans raison ; ma mère voyait tout de suite dans l'appel avorté l'incendie des granges, ou l'un de ces coups de pied de cheval qui faisaient périodique- ment résonner le tambour des poitrines.

De la salle de bains pourtant on avait vue sur la cour des attelages. Sous un prétexte, parfois en plein déjeuner j'y montais très vite pour savoir ce qui se passait à côté, et je fus longtemps tenu pour un garçon très propre, tou- jours à la recherche de quelque lavabo.

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Le garde tirait chaque année plusieurs chats sauvages. C'étaient d'énormes fauves au pelage jaune rayé de brun, à la tête plate, aux yeux exorbités. Le coup parti nous tombions au creux d'un fourré sur un arlequin ivre, fu- rieux, roulé en boule, tout en griffes et en crocs. Son par- cours dans les bois se lisait aux carcasses de faisan dont il gâchait la viande; les paysans prétendaient n'en pas avoir vu dans la région avant l'invasion allemande, et j'imaginais une troupe de démons jaunes suivant, au pas cadencé, Von Kluge dans sa progression vers l'Ouest.

La peau des chats sauvages se vendait un franc chez les pharmaciens. Cette fourrure électrique était alors avec l'aspirine le seul remède contre les rhumatismes. Elle fut mon premier contact avec cette électricité que j'ai tant aimée... Parfois l'animal était tué dans un arbre ; il appar- tenait alors aux plus jeunes d'y monter et de ressentir ce merveilleux frisson que nous attribuions aux étincelles. La large fête noir et or s'achevait souvent à la lueur des falots ; pendant le retour le garde en reprenait le récit par le menu et dans l'obscurité, nous nous guidions sur sa voix.

La maison dont le carrelage portait toujours une tache de sang ou une touffe de plumes était saine aux hommes et séduisante aux bêtes ; celles-ci n'ont pas notre attitude devant la mort, qui est de nous lamenter lorsque la vic- time est unique et de nous réjouir devant le nombre. Les chasses étaient abondantes sans doute mais sans elles, sans les renards, les buses qui tuaient bien davantage, il eût fallu céder la place aux lièvres et aux lapins ; elles n'étaient guère à l'échelle immédiatement supérieure, que le geste de ma mère exécutant dans ses placards, d'une seule rondelle de citron, toute une troupe de four- mis occupées au déménagement du sucre en poudre.

En bref c'était une maison de la campagne, avec des chapeaux partout sauf sur les têtes, des bottes éparses sauf autour des pieds, et une admirable collection de cannes serpents, splendidement ciselées, dont personne ne se servait jamais.

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Dans le Gâtinais, les maisons sont heureuses jusqu'aux toits exclus : là commence l'aire des soucis.

Mon père regardait leurs pentes d'un œil oblique. Il en faisait le tour, s'arrêtait dans l'herbe devant le petit débris de tuile qui présidait sa ruine. Au-dessous déjà, les bêtes recevaient directement du ciel l'eau qui passe normalement par les sources : l'ère des bassines allait commencer. Les toitures ont leur automne tous les cin- quante ans et c'est l'hiver pour les familles lorsqu'elles perdent leurs feuilles rouges dans le vent de novembre.

Je dressais les échelles : j 'aurai donc le double plaisir du risque et du service rendu. Pour un corps encore aérien, l'ascension des légères barres de peuplier plat est très facile, et puis tout le monde regarde. On peut voir en se retournant, en plan, tous ces visages dont on a l'habi- tude en élévation. On peut de là-haut dresser une géo- graphie des amis, des parents orientée par les points car- dinaux, saluer au nord un charretier roux, au sud un ber- ger noir comme un nègre, à l'est une mère inquiète en train de calculer le point de chute et d'étendre les bras.

Mais à l'ouest, j'avais mon père. Je recevais de ses ennuis financiers comme un écho assourdi, mystérieux, déchirant. Il ne m'en parlait jamais, ne se plaignait pas; il essayait de comprendre et d'agir, et c'était difficile. Son obstination à éviter la ruine était admirable. Il y mêlait, aussitôt la menace éloignée un merveilleux désir d'aller de l'avant, de faire plus, d'innover. Il expérimentait dans ses champs et ses étables avec une maladresse émou- vante. La crise sévissait déjà et il s'épuisait à mener, outre la ferme, une petite usine.

Je regardais son visage levé vers moi ; de là-haut je l'ai- mais. J'aimais ses inquiétudes multiples ; il était mon père, c'est-à-dire, de près, un homme un peu ridicule.

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Le 11 novembre 1918, à midi, les biscottes Dutoit pri- rent leur essor. Elles avaient connu pendant la guerre des jours encore plus sombres que les farines dont elles étaient pétries ; leurs alvéoles nourrissaient mal le corps du combattant.

L'intendance, généreuse dans la chaussure, n'en achetait à la petite usine que mon père avait quittée en 1914 que douze paquets chaque mois; un cycliste réformé suffisait à livrer la commande à l'hôpital voisin, où personne ne l'attendait : les six soldats dys- peptiques encore soignés après les offensives de prin- temps avaient choisi pour remède la potée bourgui- gnonne.

La clientèle civile boudait depuis longtemps : sous les bombes la biscotte est encore plus fragile que les maisons où on la mange et on lui préférait le pain, dont la cohé- sion tenait alors du caoutchouc. D'ailleurs elle ne se vend que dans les pays bien nourris. Avec la viande rare, l'usage de la chapelure qui aurait pu offrir à la biscotte fracassée par la guerre un champ d'appli- cation, n'était plus guère connu que des historiens. Aussi ma famille dut-elle absorber sans aide une sorte d'immense surplus tiré des dernières moutures mili- taires.

Sur le paquet on lisait : la Suprême. C'était beaucoup trop, car elle n'était pas sans défaut. Perforée comme le sol de la Champagne dont elle imitait aussi le calcaire, la confiture de mûres la traversait aisément : son tissu sem- blait alors s'imbiber de sang.

La tête dressée, la langue étendue à l'horizontale pour n'en point perdre, nous avions vécu littéralement sous nos tartines. Avec tout ce qui tombait du ciel, leur protec- tion nous avait été douce. Ma génération y prit ce mouve- ment du cou, ce port altier qui la fit passer plus tard pour méprisante.

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En 1914, la France n'avait pas plongé dans une guerre : elle avait entrepris simplement de nettoyer son sol ; comme par une négligence de ses jardiniers la mau- vaise herbe allemande s'y trouvait à nouveau. On aurait pu régler l'affaire chimiquement, mais la chimie était mobilisée chez l'ennemi.

Les Français n'avaient pas eu à devenir soldats mais à rester eux-mêmes. L'envahisseur trouva devant lui des hommes ordinaires porteurs d'un fusil, des femmes de chaque jour tenant un pansement à la main, des enfants espions sortant de l'école ; leur première larme de guerre faisait suite au dernier sourire de la paix ; à peine y avait- il eu un froncement de sourcils lorsque Jaurès promit l'amitié des ouvriers allemands : Jaurès fut leur première victime. On fit alors la guerre comme on doit la faire, sans illusions et sans illusionniste.

Les hommes qui prirent un taxi pour la Marne avaient pris le même la veille pour l'Opéra; la guerre était sim- plement vers seize heures, un rendez-vous de plus. Sur le trajet, pas un chauffeur n'omit de tendre le bras, de cor- ner dans les virages. Le G 7 rouge qui tomba en panne sur le pont de Champigny fut réparé par un passant en gants blancs qui dînait en ville ; il accepta une place sur le marchepied : il dîna ce soir-là à la popote du 57e. Il eut pour camélia un simple éclat dans la poitrine. L'inten- dance paya la course au compteur.

Les lettres écrites au front prolongeaient les devoirs d'école. Les fautes d'orthographe y étaient les mêmes. On y retrouvait le mot Allemagne avec un seul L, et c'était encore trop; le mot Paris avec un R de plus, comme si quelque chose déjà nous était livré au titre des Répara- tions. On recevait dans les familles des réponses à des missives si anciennes que le petit frère dont celles-ci

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annonçaient la naissance avait l'âge de les lire; l'enfant s'inquiétait alors de cet aîné dont on lui parlait une fois par an, le jour de son anniversaire. Voilà, son frère était un absent permanent, un futur disparu. Ou bien le per- missionnaire arrivait à la ferme à minuit, hilare, la musette pleine de jouets faits dans des douilles d'obus, repartait au matin et pendant un an on gardait l'image d'un frère invisible et constructeur de jouets.

Lorsque arrivait l'enveloppe, on faisait entrer dans la cuisine sombre un facteur historien. Historien d'un régi- ment ou d'une escouade, il l'était devenu à force de por- ter des lettres écrites à des voisins de rues par des voisins de tranchées. Au fond de son sac, s'il avait interverti deux bataillons, il s'en voulait comme d'une erreur de stra- tégie. Sur la route il ressemblait aux estafettes qui péda- laient dans les trous d'obus depuis 1915, une jante crevée, toujours porteurs du même message : « Tenez bon! ». Alors on appelait l'instituteur.

Sur la plage, les taches de boue ont remplacé les taches d'encre. A un mauvais participe, le maître reconnaît son élève, qui justement, participe aujour- d'hui sans faute à tous les coups durs. Bien sûr l'écri- ture ne s'améliore pas avec le froid aux mains. Écrire appuyé à un tronc d'arbre n'est pas facile surtout si l'arbre est brisé par une bombe avant la fin de la phrase.

Oui, écrire est difficile. Il faut trouver quelque chose à dire et il y en a trop : le gel, la pluie, les Allemands morts et qui sentent, les chevaux blessés et qui crient ; cela prend trop de place sur le papier. Il faut chercher des mots courts, des mots d'état-major. Alors on em- prunte ses mots au « Journal des Tranchées », et le samedi le vaguemestre de la compagnie emporte vingt fois la même lettre vers vingt familles d'un même hameau.

Le jour tombe. L'instituteur va d'une maison à l'autre. Sa vue s'assombrit à mesure. La dernière feuille, il la lit dans le noir sur le visage de la mère. Le principal, c'est la lettre et non ce qu'il y a dedans : une lettre n'est jamais

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écrite par un mort, même s'il fut un mauvais élève. Les grands hommes ont de grandes patries. Les petites

gens ont de petits villages qui tiennent en trois mots : « Je vais bien. » Alors le maître, dans l'obscurité devenue complète, achève solennellement sa lecture : « Et j'es- père qu'il en est de même pour vous ! »

Les lettres des soldats allemands sont identiques, avec le verbe à la fin, et une dureté dans les mots qui rend les sentiments de ce peuple semblables à des combats. Il y a là, quand même, une insuffisance du langage, qui ne dis- tingue par les agresseurs des victimes autrement que par un verbe tardif ; pour cette faute, le moindre instituteur français réduit la note d'un demi-point.

Les fiancées sont les plus admirables. Dans la grande salle, elles essuient inlassablement la vaisselle comme si l'image de l'absent allait apparaître sur la faïence. Leur jeunesse fut notre révélateur, hyposulfite si dense que la sueur leur perle aux joues. En fait, elles ont oublié son visage, ses yeux, et d'ailleurs sous l'uniforme elles ne le reconnaîtront pas. Elles gardent seulement d'une ren- contre le souvenir d'une main sur leur cuisse. Pourtant elles écoutent avec patience, car à la fin, juste avant le baiser général, elles attendent une phrase écrite pour elles, avec leur prénom serti dedans. Leur bouche est à demi-ouverte car déjà elles la prononcent pour la faire venir.

Alors la phrase insignifiante éclate dans la nuit. L'insti- tuteur en extrait le prénom comme un noyau, puis il la chante comme une messe. Il en prononce les mots le doigt levé comme il dirait du Victor-Hugo amélioré par l'Infanterie. Lorsqu'il remet la feuille dans son enveloppe après l'avoir couchée avec soin dans ses plis d'origine, il sait qu'il faudra tenir cinq ans comme cela avant que ceux qui restent obtiennent le droit de vivre.

Les petites fiancées à la bouche ouverte sont les gar- diennes des images de l'espèce. Nos enfants verront le jour à travers leurs membranes. Les grandes passions n'appartiennent pas au monde qui se sauve, mais au monde déjà sauvé. Vivre est aussi difficile qu'écrire une

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lettre sur le tronc rugueux d'un arbre mort. Les femmes sont la grandeur même. Elles sont immenses hors des mots, par leur existence et leurs humeurs. Le seul pro- blème est d'avoir quelque chose à leur dire. Celui qui par- vient à l'écrire mérite la Croix de Guerre.

Pour les hommes c'est différent. Il leur faut être grands chaque jour par de petits actes, et pouvoir encore hurler le soir : « Je me porte bien ! »

Ce n'est pas toujours le cas. La femme parfaite est celle qui comprend cela.

Un jour on entendit un cri : « L'Allemagne paiera ! » Un pantalon percé et l'Allemagne le remplacerait. Toutes les souffrances de l'Europe seraient remboursées au cours du jour. On parlait de faire des listes, d'établir des comptes, de calculer des intérêts. Depuis 1914 les Lillois erraient dans les rues d'Angoulême, les Alsaciens cam- paient à Bordeaux. Il y avait, outre les maisons détruites, les vaches dispersées dans les guérets picards, la vigne piétinée à Épernay. L'Allemagne doit un million de bou- teilles de champagne et treize enfants à la commune de Villeneuve. L'Allemagne doit payer l'hôtel, le vétérinaire, l'enterrement pour deux millions de personnes. Elle devra remplacer le vélo du curé dont les pneus ne résis- tent pas aux schrapnels. Elle nous donnera une postière neuve à la place de la gentille fille ensevelie sous son télé- phone. De jeunes Bavaroises prendront le chemin de Reims et de Paris, où nos bonnes sont restées coincées dans la maçonnerie. L'Allemagne paiera aussi les obus reçus par elle-même, car avec cet acier nous aurions fabriqué des socs et des faux. Nous allons lui compter Guynemer à un tarif élevé, Édith Cavell au prix de l'or et de la gentillesse. Foch a travaillé cinq mille heures et s'est usé les yeux sur les cartes d'État-Major; Clémen- ceau souffre d'un lumbago et d'avoir nommé trois mau- vais généraux : cela se paye. Un char Renault vaut cent

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mille francs, et quinze jours de salle de police au conduc- teur qui en grille le moteur. En garantie, nous prendrons leurs villes, pour les revendre s'il le faut aux Américains. Nous mettrons à l'encan Essen, Düsseldorf, et cette fille Krupp qui est si laide. Mlle Opel et son amie Mercedes seront données en prime à tout acheteur d'une Citroën dernier modèle. On fera un lot avec le Krônprinz et douze bouteilles de schnaps. Les coucous arriveront de la Forêt Noire par wagons, et nous aurons pour les remonter chaque jour, un corps spécial d'Anciens Combattants Horlogers. On apprendra à vivre parmi les objets en bois, les gnomes affreux et les pipes tordues. Les libraires ven- dront pour rien Achim d'Arnim, Hôlderlin, et la poésie aussi aura ses Réparations. Elle en a bien besoin depuis la mort d'Apollinaire, qu'il leur faudra nous payer aussi avec quelques autres, ou bien fournir des remplaçants.

C'est alors que le Cartel des Gauches décida que l'Alle- magne était innocente.

L'innocence est, chez les coupables, une seconde nature ; ils la gardent en réserve pour les juges, les jour- nalistes, le cinéma, pendant que leur nature véritable galope chaque jour sur le cheval que l'on sait en fauchant tout sur son passage. Ainsi les coupables vivent assez bien parmi nous. A leur ceinture, ils portent la croix du Christ à la place de leur revolver, et de loin cela ne se remarque pas. Pour le public, il leur suffit d'aimer ses veuves. La salle pleurniche, et vers 1924 le Rhin fut le fleuve des larmes. Il coulait vers l'Angleterre, où Lloyd George nous comptait les pleurs allemands au prix du vieux whisky. L'Allemagne nous livra, pour solde, trois sous-marins percés dont celui du Lusitania, qui bou- chèrent le port du Havre. Nous eûmes aussi quelques ambulances pleines de blessés graves, conduites au Val- de-Grâce par des ambulancières très lourdes qui finirent leur nuit sur les matelas de Montmartre : l'Allemagne payait de sa personne. Le lendemain les journaux dénom- braient les efforts qu'elle avait fait pour nous être agréable. Carpentier, dont les poings eussent pu la déci- der à composer avec ses victimes, se battait ailleurs.

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Je n'ai pas vu un pantalon intact avant 1925. Nous attendions pour boucher les trous de nos culottes, des pièces taillées dans les drapeaux vaincus, mais il fallut les prendre aux nôtres. Nos fermiers ressemblaient à des arlequins ruraux. Leurs bergers, eux, achevaient d'user les nippes de la guerre précédente, et déjà je comprenais que les vêtements neufs acquis au « Soldat Laboureur » finiraient semblablement à la prochaine.

On pria le Kayser de démissionner. Avec sa tête de vieux uhlan, il voulut faire un discours, se ravisa et gagna la Hollande pour s'y cacher sous une tulipe : les fleurs banales cachent bien les grands criminels. On publia de lui une photo prise au bord d'un canal. Il regar- dait patiner une jolie fille; il riait aux larmes, les nôtres. Pendant une semaine il fallut supporter ses grimaces de rentier du Zuydersee, puis on l'oublia.

La Loire est cette ligne où commence une seconde France, qui n'est jamais étrangère. En anglais, en alle- mand, en russe ses villes gardent le même nom. La Loire possède derrière les merveilleuses fleurs bleues qui ornent ses perrons, une incroyable puissance de mépris pour les conquérants, les tortionnaires, les imbéciles. Cette rivière si aisée à traverser pour deux amoureux, pour trois pêcheurs à la ligne est infranchissable aux hordes et aux tribus : le soudard s'y sent petit et la prend pour un océan. Le pied mis sur l'autre rive, il n'est plus le même : sans combattre, il est un soudard vaincu. A la Motte-Beuvron, il a envie de jeter son fusil, de prendre la charrue, de céder son uniforme à l'épouvantail qui veille sur la vigne voisine, de devenir lui aussi le gardien de ce qu'il voulait détruire. Parvenu à Bourges il met un genou à terre, et se signe : lorsqu'il se relèvera, il sera devenu français.

Notre maison était située exactement dans cette plaine un peu bombée où les ruisseaux vont d'un côté vers la

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Seine, de l'autre vers la Loire. Être né sous un toit où deux gouttières dirigent leurs eaux vers des mers diffé- rentes incite à voyager peu. Je connaissais bien le Val-de- Loire pour y avoir chassé le canard. Paris m'attirait aussi. C'est une ville fragile. Les Germains la veulent prendre absolument et d'autres, sans doute, piaffent der- rière. Von Kluge ne l'avait contournée que pour retarder, prolonger son plaisir, comme on déshabille une femme en la regardant. La plupart préféreraient la conquérir avec avidité, ou bien longer les rives de la Seine pour boire, avant l'amour, dans les bistrots des quais. La boucle de la Marne est une nasse que la providence a placée devant pour y capturer les soldats.

Entre les deux rivières, il y a ce territoire qui appar- tient aux deux bassins. On y vit un pied sur chaque ver- sant, un regard vers chaque horizon. Les gens y sont durs, silencieux, méfiants devant l'étranger : il faut d'abord savoir s'il vient du sud ou du nord, de cette Afrique inconnue qui commence à Issoudun, ou de la grande ville qui est une jungle aussi. On y boit du cidre qui pousse à l'aigreur et aux colères subites. Dans la plaine des paysans roux injurient sans fin leurs chevaux : ils insultent aussi leurs voisins, leur travail, leur famille, leur patrie, leurs chiens; ils les défendront pourtant jusqu'à la mort.

Les Parisiens racontaient les bals, les spectacles, les grands dîners, la musique alors que la Grosse Bertha bombardait la capitale ; ils lui reprochaient seulement de ne pas bombarder en mesure. Nos paysans comprenaient mal qu'avant tout Paris se dût d'être gai, d'être une ville pour permissionnaires. Employer ses midinettes à dan- ser, ses lycéens à jouer de l'accordéon c'est encore faire la guerre. Dans nos fermes, quand un soldat rentrait chez lui, il trouvait une famille muette, sombre, tout occupée par les deuils précédents ; sans un mot, le revenant ôtait sa vareuse et se mettait à labourer. Simplement le père ouvrait la première bouteille de vin depuis son départ.

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La guerre finie, il fallut quand même changer de cos- tume. Tout le monde avait maigri. Les complets des morts habillèrent les premiers épouvantails de la paix : on les voyait le soir profiler leurs bras en croix sur l'hori- zon, ou bien émerger du colza en fleur, un corbeau sur chaque épaule.

La campagne avait tenu par ses femmes : les chevaux n'avaient pas entendu une voix d'homme dire « Dia » depuis cinq ans. Des puits on ne tirait plus guère que des seaux à moitié vides, des seaux pour des enfants. Les charrues moins lourdes avaient labouré moins profond : les soirs de novembre la plaine apparaissait hérissée de maigres silhouettes obliques enveloppées d'un fichu noir, suivies d'une ombre de cinq ans : le petit, fatigué, s'as- seyait dans la terre brune, contemplait le va-et-vient maternel, et se faisait reprendre au sillon suivant. Pour moi j'avais même, assis sur la charrue, ajouté mon poids au bras trop maigre d'une fille laboureuse, nourrice, cui- sinière et trayeuse de vaches tout à la fois, et le soir trico- teuse de cache-nez. Dormeuse aussi, car épuisée, il fallait très tôt à l'aube l'éveiller en lui criant le nom de son père : l'homme était mort dans les Flandres et elle le por- tait seule désormais : c'était un nom sonore et lourd. Je le sentais peser à mon côté sur le soc. Mais au moins ce nom-là fut dit si souvent devant la terre ouverte qu'il a germé parmi les herbes.

Nous rentrions à la ferme le soir assis chacun sur un cheval, les jambes en travers parce que nos cuisses vierges ne s'ouvraient pas assez larges. Nous ne parlions pas. Les autres essayaient de gagner la guerre.

Lorsque ce fut fait, les hommes rentrèrent, on ne les reconnut pas. Ils avaient grandi, forci ; on les prenait pour leurs frères aînés. Ils avaient beaucoup à dire car de

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là-bas ils avaient peu écrit : ils s'étaient contentés d'être muets, d'être absents, d'être morts.

L'homme déposait sa musette sur la grande table de bois, lançait pour raviver ses souvenirs un regard circu- laire sur la pièce noire, et demandait des nouvelles de la jument. Bien plus .tard il apprenait la mort des parents, des chiens, des arbres. Le silence était si dense que les mariages, les maladies ne le traversaient pas encore.

Lorsque arrivait, selon les familles le curé ou l'institu- teur, le soldat laboureur était déjà en bras de chemise, la fourche à la main. Il récitait les noms de toutes les bêtes mortes à la ferme pendant soixante mois, qui formaient dans sa mémoire une liste parallèle à celle de ses cama- rades.

Seuls les enfants savaient encore chanter. Ils avaient poussé auprès des femmes; ils leur devaient quelques- unes de ces antiennes stupides par lesquelles les mères retardent leurs fils de grandir. Ils n'en comprenaient pas les paroles, mais ils n'avaient pas non plus compris celles du maire, planté sur le seuil, le chapeau à la main un matin, juste après les offensives de printemps.

J'ai aimé les femmes de guerre. Édith Cavell, et même vous, Mata-Hari, je vous voyais sur le mur de ma chambre. Et puis cette Grosse Bertha, nourrice sinistre dont Paris avait bu le lait sanglant ; Hélène Roche qui se jeta en torpédo, le 11 novembre 1918 du haut de la falaise d'Étretat parce que son fiancé était tombé le matin à 10 h 59 : la première morte de la paix s'unissait quand même au dernier mort de la guerre. Et puis Jeanne G., périe dans un naufrage !

Hélène, auriez-vous au détour d'une algue rencontré votre amie Jeanne pour former le convoi des noyées de la Victoire ? Comme vous étiez belles dans vos robes du soir ! car vous étiez habillées : il y avait bal aussi sur le paquebot. Les enfants grandissaient dans la grandeur même.

Les enfants ! Beaucoup avaient triché sur leur âge pour sauter directement du lycée dans l'artillerie. L'offi-

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cier recruteur avait fait placer devant son bureau une planche qui les rehaussait tous de trois centimètres. Dans les familles, on s'interrogeait : les petits revenaient en permission plus vieux qu'ils n'étaient partis. Bientôt le télégramme de la mairie rétablissait les âges exacts et l'on pleurait des enfants véritables : toute la famille alors vieillissait en un jour. C'est pourquoi l'on vit longtemps dans les villages les employés d'état civil se livrer à de longs calculs en feuilletant leurs registres.

L'instituteur alsacien arrivé au village au début de la guerre ne connaissait du français qu'il aurait à nous enseigner que « Vive la France » ; en 1915, c'était le prin- cipal. Il ne laissa guère de son enseignement d'autre sou- venir que les entrées et les sorties de classe. L'école avait un perron de cinq larges marches ; il y rangeait ses vingt- cinq tabliers noirs en une courte portée de cinq lignes parallèles dont il formait lui-même la clef de sol, ponc- tuée des notes multicolores des bérets. Le groupe s'éta- geait comme pour une photographie sans photographe, sauf le 13 juillet où l'artisan s'installait sous son voile noir. Ensuite la partition se mettait en marche et s'étirait dans la rue principale en se chantant elle-même. Elle per- dait à mesure ses dièses et ses bémols, conduite par son contre-ut, un long garçon à l'idiotie de ténor. Le dadais croissait seul au fond de la classe, las de redoubler sans cesse à cause des petits-fils de Charlemagne, dont il oubliait à mesure les actes, les noms, le nombre. Au fil des ans, il voyait son pupitre s'éloigner de sa tête, son encrier rapetisser et sa plume en manquer plus souvent l'orifice obscur.

La dispersion de l'orchestre s'achevait au bout du vil- lage par un coup de cymbales : la séparation, l'un vers le haut, l'autre vers le bas de deux frères jumeaux qui rejoignaient chacun, après un baiser métallique, le domi- cile d'un de leurs parents divorcés : l'homme habitait

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avec une maîtresse et restait à l'égard de son ancienne femme d'une politesse suffisante : ce fut notre premier ménage moderne, une famille d'après-guerre déjà. Les deux enfants allaient d'une maison à l'autre en se croi- sant joyeusement au milieu de la rue, échangeaient au passage du chocolat, du sucre ou les tickets d'alimenta- tion qui en tenaient lieu.

Nous eûmes des automobiles, un ours, une femme en pantalon. Puis le maire s'agita. Il fit coudre des drapeaux, divisa les filles de l'école en trois groupes de couleurs dif- férentes. L'instituteur sortit de son armoire le fanion qu'il avait rapporté d'Alsace à l'intérieur de son caleçon, et nous eûmes bien le maître le plus intime avec notre patrie, et le plus étranger à sa langue ; il le remit au Con- seil avec une adresse en allemand dans laquelle il vouait l'Allemagne à l'enfer.

Sur les murs du préau nous admirions les photos mon- trant les canons abandonnés par l'ennemi, et ses admi- rables files de cadavres au long de nos chemins fleuris.

Un jour de novembre notre cortège musical s'arrêta net au milieu de la rue : l'instituteur, une baguette à la main, son drapeau de l'autre, faisait chanter aux habitants les trois seules phrases de la Marseillaise qu'il connaissait, avec le verbe à la fin.

Il n'y avait plus dans toutes les provinces un seul Fran- çais qui sût perdre une guerre mondiale, trahir son pays, céder un territoire, tromper un ami ; mais l'armistice lais- sait nos parents sans larmes, sans cravates, sans légumes. On demandait la douceur à un monde sans sucre. Les plus chanceux rentraient avec, en plus de la vie, deux paquets de tabac : encore y trouvait-on ces bûches que nous comparions à celles dont le pain était plein : la guerre qui donne au fer la prééminence sur le front, introduit le bois dans toute la vie civile. Nos vestes, nos chaussures en étaient encore faites. Les sabotiers

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avaient retrouvé dans le fil du bouleau le galbe du pied nu. Nous avions même des chapeaux de bois, des cano- tiers symétriques des casques de tôle portés par les sol- dats. Le nouveau civil vivait ainsi coincé dans l'aubier. Les nouilles, le café et jusqu'au cacao d'Afrique présen- taient des sciures suspectes, mais au moins c'était là du bois exotique : nous en respirions le parfum.

Au canton, l'arrivée de la première banane accrochée désespérément à sa hampe ligneuse, provoqua un attrou- pement : en se dispersant la foule glissait sur les pelures et cherchait le serpent vert, celui qui tue en une minute.

A travers les perforations du pain de gloire, j'ai vu les premiers adultes heureux; cela leur donnait des têtes maigres, oblongues, mais il y avait toujours dans la mie une large fissure pour le sourire. Dès seize heures les mères vêtues en paysannes pauvres installaient leurs enfants sous les tranches grises qui leur servaient de parasols : elles étaient avec le lapin pris au collet et les compotes de prunes violettes notre nourriture principale.

Au printemps de 1919 la couleur du pain s'éclaircit avec le ciel. On ouvrit quelques boucheries : la viande et le boucher venaient de rentrer ensemble. Les charcu- teries prirent cet aspect somptueux que, depuis, elles por- tent aux excès la veille de Noël. On nettoya, décora, repeint.

A mesure que la boulangerie livrait des miches moins noires je jugeai les autres moins sévèrement. On recons- truisait les pays dévastés. Le traité de Versailles inaugu- rait pour l'Allemagne une longue série de tromperies, mais nous ne le savions pas encore.

Un homme politique déclara que nous n'avions plus d'ennemi : l'intelligence avec celui-ci, cessant d'être punie de mort fut encouragée. Briand y excellait.

On aimait la République, ses députés bavards et tatil- lons, ses présidents ridicules, toujours une main au cha- peau et l'autre tendue. Deschanel, surmené, fut trouvé nu sur la voie ferrée. Les Français, eux, devaient réap- prendre à travailler. Par chance, il suffisait d'entre- prendre pour réussir.

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Trente millions de cous restaient nus et les cache-nez de Verdun étaient usés : un ami se mit à fabriquer des cravates en tissu. Celles-ci étaient destinées à remplacer les cravates à système dont les ressorts s'étaient rouillés dans les tiroirs. Sa production doublait chaque semaine. Il en arriva à manquer d'étoffe et dut réhabiliter le nœud papillon, plus sobre. Pourtant un mois plus tard il avait congédié son chauffeur, revendu sa Lorraine-Dietrich : les Américains fabriquaient maintenant à la machine des cravates plus laides encore que les siennes. Sa fille quitta son école élégante et vint passer à la ferme les quelques jours dont elle disposait entre la richesse et la pauvreté.

Je revois la candidate à l'indigence : elle devrait s'exer- cer au travail, être polie, aimable avec nous ; en fait elle se plantait la fourche dans le pied, renversait le seau de lait. Elle était gauche et émouvante. Je lui enseignais les gestes les plus simples, serrer une vis, me prendre la main quand elle avait peur. Elle copiait les courageuses pay- sannes qui depuis cinq années avaient vécu courbées au sol, portant sans cesse, comme les Africaines, quelque chose sur le dos : le soir, à contre-jour, tout un peuple bossu rentrait encore chez lui penché en avant comme si le vent soufflait. Elle n'y parvenait pas : la fatigue seule la couchait par terre.

Mon père dut s'occuper de regarnir le petit musée local des collections serrées dans une galerie de mine. Long- temps le Louvre lui-même n'avait eu à montrer que ses gardiens manchots, le moins laid installé à la place de la Vénus de Milo : à défaut de la beauté, on exposait alors la bravoure. Puis revinrent dans l'ordre inverse où ils étaient apparus sur la Terre, le Majorelle, Byzance, la Grèce et l'Egypte. Le diplodocus fit tardivement sa rentrée au Muséum : son démontage os par os demande exactement la moitié de l'intervalle entre deux guerres. Il avait fallu le conserver en boîte, aucun souterrain ne pou-

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vant plus l 'accueillir : nos cavernes ne sont plus ce qu'el les étaient du temps de sa jeunesse.

Les camarades de mon père venaient seuls à la maison. Sans métier, sans costume, sans famille, leur joie de vivre était immense. Ils ne savaient guère que se battre, et se bat taient au bridge, au tennis ; ou bien nous leur met t ions un fusil entre les mains et les emmenions à la

chasse. Ils t iraient les perdreaux très vite, en se cachant après le coup comme si les perdreaux ripostaient. Ils étaient bruyants , luttaient entre eux, semaient le désordre sur leur passage puis ils rentraient dans le salon sur la pointe des pieds pour ne rien salir, s 'asseyaient avec pré- caution et restaient silencieux. Ils prat iquaient des usages surannés resurgis de leur jeunesse ancienne, que les m œ u r s nouvelles avaient depuis longtemps abolis; pour passer à table, ils cherchaient le bras d 'une dame, saisissaient celui d ' un camarade et c 'étaient alors deux

adjudants-chefs at tachés ensemble par la manche vide que nous retrouvions dans la salle à manger, un peu con- fus, deux solides gaillards perdus dans la variété des cou- verts, émerveillés par la rangée étincelante des verres. Ils étaient ridicules et admirables. Je les adorais et ils me le

rendaient bien. Je leur coupais leur viande. Ils me don- naient leurs musettes, leurs bidons, leurs canifs crantés au nombre des ennemis tués. Chaque objet sorti de leur poche avait f rappé ou vu mour i r ; c 'était un objet chargé : un br iquet à pierre prolongé d 'une longue mèche d 'ama- dou qui avait servi de garrot, un miroir d 'acier sur lequel une balle avait marqué son impact. Ils savaient tout faire, cuire un poulet, réparer une galoche, ferrer un cheval, mais ils étaient inutiles pour la vie en général. On les em- ployait dans les fêtes de famille comme garçons d'hon- neur, dans les incendies comme pompiers, partout où il faut du courage et de la prestance mais ils n 'avaient leur place nulle part.

Le premier qui t rouva un emploi devint professeur de tango. Il ne savait guère danser mais mon père qui avait f réquenté les bals lui en enseigna les mouvements glissés, et sur tout cette rotat ion rapide du cou à chaque change-

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d'un nouveau livre, un livre drôle et plein d 'horreurs. Ce livre-là, je l'emporterai sans doute dans la terre où dor- ment les meilleurs écrits, comme les Grecs y emportaient leurs armes, les Amazones leurs chevaux, et les rajahs de l'Inde, leurs veuves.

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