Jacqueline Carey -...

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Transcript of Jacqueline Carey -...

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    Jacqueline Carey

    LAvatar

    Kushiel tome 3

    Traduit de langlais (tats-Unis) par Frdric Le Berre

    Bragelonne

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    Collection dirige par Stphane Marsan et Alain Nvant

    Titre original : Kushiels Avatar Copyright 2003 by Jacqueline Carey

    Bragelonne 2009, pour la prsente traduction.

    Illustration de couverture :

    Photo de Marcus J. Ranum ; illustration et adaptation de Anne-Claire Payet

    Carte : Cdric Liano

    ISBN : 978-2-35294-415-7

    Bragelonne

    35, rue de la Bienfaisance - 75008 Paris

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    REMERCIEMENTS :

    Ma gratitude va toutes les personnes qui ont contribu au succs de la trilogie de Kushiel mon premier agent, Todd Keithley, qui a eu la foi et sans qui rien de tout cela naurait t possible, et mon agent Jane Dystel, dont lindfectible soutien a permis cette trilogie daboutir puis aux portes de souvrir. tous ceux qui uvrent chez Tor, et en particulier mon ditrice Claire Eddy, pour sa passion et son savoir-faire. Et enfin et surtout aux lecteurs. Merci.

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    DRAMATIS PERSONAE

    MAISON DE PHDRE

    Anafiel Delaunay de Montrve () : mentor de Phdre Alcuin n Delaunay () : lve de Delaunay Phdre n Delaunay de Montrve : comtesse de Montrve, anguissette Joscelin Verreuil : consort de Phdre, frre cassilin (originaire du Siovale) Fortun, Rmy () : chevaliers Ti-Philippe : chevalier Hugues : cuyer Eugnie : rgisseuse de la maison de Phdre dans la Ville dElua Purnell Friote : intendant de Montrve Richeline Friote : pouse de Purnell Benot : palefrenier

    MEMBRES DE LA FAMILLE ROYALE DE TERRE DANGE

    Ysandre de la Courcel : reine de Terre dAnge, pouse de Drustan mab Necthana Sidonie de la Courcel : fille ane dYsandre Alais de la Courcel : fille cadette dYsandre Barquiel LEnvers : oncle dYsandre, duc LEnvers (Namarre)

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    ALBA

    Drustan mab Necthana : Cruarch dAlba, poux dYsandre de la Courcel Necthana : mre de Drustan Breidaia, Moiread (), Sibeal : surs de Drustan, filles de Necthana

    TROIS SURS

    Hyacinthe : apprenti du Matre du dtroit, prince des voyageurs Tilian, Gildas : serviteurs

    LA SERENISSIMA

    Benedici de la Courcel () : grand-oncle dYsandre, prince du sang Melisande Shahrizai de la Courcel : pouse en secondes noces de Benedict de la Courcel Imriel de la Courcel : fils de Benedict et de Melisande Severio Stregazza : fils de Marie-Celeste de la Courcel et de Marco Stregazza, prince du sang Cesare Stregazza : Doge de La Serenissima Ricciardo Stregazza : fils cadet du Doge Allegra Stregazza : pouse de Ricciardo Benito Dandi : noble, membre des Immortali

    VERREUIL

    Chevalier Millard : pre de Joscelin

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    Ges : mre de Joscelin Luc : frre an de Joscelin Yvonne : pouse de Luc Mahieu : frre cadet de Joscelin Marie-Louise : pouse de Mahieu Jehane : sur ane de Joscelin

    AMLCAR

    Nicola LEnvers y Aragon : cousine de la reine Ysandre Ramiro Zornn de Aragon : consul du roi, poux de Nicola Fernan : comte dAmlcar Vitor Gaitn : capitaine de la garde du port Mago, Harnapos : esclavagistes carthaginois

    MENEKHET

    Fadil Chouma () : esclavagiste Nesmut : garon du port dIskandria Raife Laniol, comte de Penfars : ambassadeur de Terre dAnge au Menekhet Juliet de Penfars : pouse de Raife Ptolme Dikaios : pharaon du Menekhet Clytemne : pouse du pharaon Rekhmire : secrtaire au trsor du pharaon Nicolas Vigny : membre de la dlgation de messire Amaury Baron Victor de Chalais : membre de la dlgation de messire Amaury Denise Fleurais : membre de la dlgation de messire Amaury Radi Arumi : guide jeben Gnral Hermodorus : ennemi du pharaon

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    KHEBBEL-IM-AKKAD

    Sinaddan-Shamabarsin : Lugal du Khebbel-im-Akkad Valre LEnvers : pouse du Lugal, fille de Barquiel LEnvers Tizrav : guide persian Rene de Rives : membre de la dlgation de messire Amaury Nurad-Sin : capitaine akkadian

    DRUJAN

    Le Mahrkagir : Conqurant de la mort , matre du Drujan Gashtaham : matre skotophagotis Tahmuras : guerrier Nariman : chef des eunuques du znana Rushad : eunuque persian Erich : prisonnier skaldique Drucilla : prisonnire tibrienne Kaneka : prisonnire jebenne Uru-Azag : eunuque akkadian Jolanta : prisonnire chowati Nazneen : prisonnire phsienne Jagun : chef des Tartares kereyits Arshaka : grand Magus

    JEBE-BARKAL

    Wali : guide sur le fleuve Mek Timmur : matre caravanier Zanadakhete : reine de Mero Ras Lijasu : prince de Mero Nathifa : sur de Lijasu Tifari Amu : guide Bizan : guide

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    Nkiku : porteur Yedo : porteur Shoanete : grand-mre de Kaneka, conteuse dhistoires

    SABA

    Hanoch ben Hadad : capitaine de la milice de Tisaar Yevuneh : veuve, sur de Hanoch Bilgah : Ancien du Sanhdrin Abiram : Ancien du Sanhdrin Ranit : femme de Saba Semira : femme de Saba Morit : femme de Saba, astronome Ardath : fille de Yevuneh Eshkol ben Avidan : soldat

    AUTRES

    vrilac Dur : capitaine de la garde de la Pointe des Surs Guillard, Armand : hommes darmes de la garde de la Pointe des Surs Brengre du Namarre : prtresse du grand temple de Naamah Eleazar ben Enokh : mystique yeshuite Adara : pouse dEleazar Michel Nevers : prtre de Kushiel Audine Davul : rudite dAngeline, grande connaisseuse du Jebe-Barkal Emile : membre de lancienne bande de Hyacinthe, personnage de premier plan au sein de la communaut tsingana de la Ville dElua Frre Selbert : prtre, chef du sanctuaire dElua (Siovale) Liliane : acolyte au sanctuaire dElua (Siovale)

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    Honore, Beryl, Cadmar, Ti-Michel : enfants du sanctuaire dElua (Siovale) Kristof, fils dOszkar : chef dune kumpania tsingana Cecilie Laveau-Perrin : ancienne adepte de la maison du Cereus, professeur de Phdre et Alcuin Roxanne de Mereliot : dame de Marsilikos (Eisande) Thelesis de Mornay : potesse de la reine Quintilius Rousse : amiral de la marine royale

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    Chapitre premier

    Un rve me vint et tout prit fin Dix ans de rpit , voil ce que la vieille prtresse dAsherat

    de la mer mavait promis. Et javais eu dix ans de rpit. Dix annes au cours desquelles javais connu la prosprit, tout comme Terre dAnge, mon pays bien-aim. Bien souvent, cest aprs coup seulement que lon reconnat un grand bonheur pour ce quil tait. Pour cela, je bnis loracle de mavoir avertie, car jai got la grce de chacune de ces journes. Javais toujours pour moi la jeunesse et la beaut la seconde plus intense mesure que la premire sloignait. Cecilie Laveau-Perrin, mon amie et mentor, mavait annonc quil en serait ainsi, et si javais fait peu de cas de ses paroles dans linsouciance de mes vingt ans, je mesurais dsormais tout ce quelles comportaient de vrit.

    Une pense bien superficielle , diront certains, mais je suis une DAngeline et je ne mexcuserai jamais dtre ce que je suis. Javais beau tre comtesse de Montrve, hrone du royaume mes hauts faits navaient-ils pas t chants par le successeur de la potesse de la reine ? -, je demeurais avant tout Phdre n Delaunay, servante de Naamah, llue de Kushiel, une anguissette, la courtisane la plus accomplie que notre royaume avait jamais connue. Je nai jamais prtendu tre dnue de toute vanit.

    Pour le reste, je jouissais de certaines choses que je place au-dessus de tout, et en particulier lestime de ma souveraine, Ysandre de la Courcel, qui mavait distingue de ltoile du compagnon pour ce que javais accompli dix annes plus tt afin de sauver son trne. En ces jours sombres, javais vu chez elle la marque dune grande reine en devenir ; depuis lors, tout le royaume la constate. Pendant dix annes, Terre dAnge avait

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    connu une priode de paix et dopulence, tout comme Alba sur laquelle rgnait lpoux dYsandre, Drustan mab Necthana, le Cruarch dAlba, que javais limmense honneur de tenir pour mon ami. Incontestablement, la main dElua le bni stait pose sur cette union, pour faire natre lamour l o seules les graines de la politique avaient t semes. Lamour avait t plus fort que tout, triomphant mme du dtroit qui les sparait.

    Mais il avait fallu que Hyacinthe se sacrifit pour cela. Do le rve que je fis. Jignorais en mveillant, tremblante et le souffle court, les

    yeux gonfls de larmes derrire mes paupires closes, que ce rve-ci marquait le dbut de la fin. Mme au plus fort des jours heureux, jamais je navais oubli Hyacinthe. Certes, ctait la premire fois quil visitait mes songes, mais il tait toujours demeur prsent mon esprit. Comment aurait-il pu en tre autrement ? Il tait mon plus vieil ami, et le plus cher le compagnon de mon enfance. Mme mon seigneur Anafiel Delaunay, lui qui mavait accueillie dans sa maison lorsque javais eu dix ans, lui qui mavait forme aux arts de la clandestinit, lui dont je porte le nom aujourdhui, oui, mme lui ne me connaissait pas depuis si longtemps. Ce que je suis devenue et la position que joccupe, cest Anafiel Delaunay que je le dois, lui qui dune phrase sut transformer mon dfaut en une marque sacre le signe de Kushiel. Mais javais dj fait la connaissance de Hyacinthe auparavant, une poque o je ntais rien dautre que le fruit non dsir des amours dune trane, une orpheline de la Cour de nuit quune tache rouge dans lil gauche rendait impropre au service de Naamah, et qui me valait dtre montre du doigt et traite de tous les noms par le peuple superstitieux.

    Ctait de Hyacinthe que je venais de rver. Non pas du jeune homme que javais laiss un sort pire que la mort un sort qui aurait d tre le mien mais du garon que javais connu, le petit Tsingano aux boucles brunes et au sourire joyeux qui mavait tendu une main complice de dessous un tal renvers au milieu des fruits crass.

    Je pris une profonde inspiration, la gorge agite de tremblements et les joues encore trempes de larmes ;

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    lentement, les images refluaient. Avec quelle facilit lhorreur mavait submerge ! Dans mon rve, je me tenais la proue dun navire, lun de ces petits vaisseaux illyriens rapides que je connaissais si bien, ttanise par le chagrin tandis que le courant memportait, mloignant de la grve dune le perdue do mappelait le petit Hyacinthe, les bras tendus, criant mon nom dans le vent. Il venait de rsoudre une nigme en nommant la source du pouvoir du Matre du dtroit. Javais moi aussi trouv la rponse, mais Hyacinthe avait eu recours au dromonde, le don de double vue des Tsingani, si bien quil avait donn des dtails que je ne pouvais pas connatre. Grce lui, nous avions pu franchir le dtroit au plus crucial des moments, mais le prix avait t crasant, condamn quil tait rester jamais sur llot dsol ; moins que la Geis pt tre brise. Ctait cette tche que je mtais consacre pendant des annes ; dans mon rve, comme dans la ralit, javais chou. Jentendais lquipage derrire moi, jurant de dsespoir face au vent qui nous repoussait ; ltendue deau grise entre nous slargissait inexorablement. Les cris de Hyacinthe nous suivaient. Sa voix denfant appelait la femme que jtais devenue. Phdre, Phdre !

    La seule vocation fit courir un frisson dans tout mon tre. Sans mme y penser, je me retournai pour trouver du rconfort, pelotonnant mon corps apeur dans la chaleur de celui de Joscelin, nichant ma joue humide contre son paule. Lamour tait le dernier des dons que mavait faits la vie, celui que je chrissais entre tous. Depuis dix ans, Joscelin Verreuil tait mon consort, et si nous nous tions chamaills, querells et mme blesss jusquau vif des milliers de fois, je ne regrettais aucune des journes passes avec lui. Le royaume pouvait bien rire et il ne sen privait pas de lunion dune courtisane et dun Cassilin ; nous savions tous deux ce que nous tions lun pour lautre.

    Joscelin ne sveilla pas, bougeant seulement un peu dans son sommeil pour accueillir mon corps contre le sien. La lueur de la lune pntrait dans notre chambre surplombant le jardin une clart ple qui mettait des reflets dargent sur ses cheveux blonds. Des parfums mls de roses et de plantes aromatiques

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    laccompagnaient, qui faisaient lair doux et lger. Un endroit agrable pour y dormir et y faire lamour. Doucement, je posai mes lvres sur lpaule de Joscelin et me laissai aller contre lui. Si les choses avaient tourn autrement, Hyacinthe aurait pu tre sa place. Nous en avions rv, lui et moi.

    Personne ne peut savoir ce qui aurait pu tre. Rvassant ainsi, je finis par mendormir pour rver que

    mon esprit rvassait. Puis je mveillai, au milieu dune flaque de soleil sur les draps blancs ; Joscelin tait dj sorti dans le jardin. Ses dagues traaient des arabesques dacier tandis quil excutait les sries de mouvements accomplis chaque jour depuis lge de dix ans lentranement des frres cassilins. Lorsquil me rejoignit, javais eu le temps de prendre un bain et de mattabler pour djeuner. Le regard de ses yeux bleus tait sombre.

    Des nouvelles sont arrives, dit-il. De lAzzalle. Je suspendis mon geste, puis reposai dlicatement le

    morceau de pain recouvert de miel que je portais ma bouche. Le souvenir de mon rve flottait dans mon esprit.

    Quelles nouvelles ? Joscelin prit place en face de moi, posant ses coudes sur la

    table, puis son menton sur ses mains. Je ne sais pas. Cela a quelque chose voir avec le dtroit.

    Le messager dYsandre na rien voulu dire dautre. Hyacinthe, murmurai-je en sentant mon sang quitter mes

    joues. Peut-tre, rpondit-il dun ton grave. Nous sommes

    attendus la cour au plus vite. Joscelin savait aussi bien que moi. Il tait prsent lorsque

    Hyacinthe avait pris sur lui le terrible destin qui aurait d devenir le mien, en recourant au dromonde pour surpasser mes dductions et sabandonner un exil ternel. Un sort bien ironique pour le prince des voyageurs, condamn une existence trique sur un rocher perdu au milieu des eaux entre Terre dAnge et Alba, hritier dsign du Matre du dtroit.

    Telle tait la nature de larrangement, car le Matre du dtroit ne pouvait saffranchir de sa maldiction quen trouvant quelquun pour le remplacer. Lun dentre nous devait rester.

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    Javais compris quil en tait ainsi ; jtais prte laccepter. Et le sacrifice en valait la peine, car jamais sans cela les navires albans nauraient pu franchir le bras de mer et Terre dAnge serait tombe sous le joug des conqurants skaldiques.

    Javais devin ; javais donn la cl de lnigme : le Matre du dtroit tirait son pouvoir du Livre perdu de Raziel. Mais le dromonde permet de voir ce qui fut autant que ce qui sera, et Hyacinthe donna une rponse plus prcise encore que la mienne. Il avait vu la gense mme de la Geis lamour que lange Rahab vouait une mortelle qui ne laimait pas. Rahab lavait tenue captive et lui avait fait un fils, mais elle stait enfuie avec son aim et avait pri avec lui. Le Dieu unique avait alors puni Rahab de sa dsobissance, faisant retomber toute la colre et lamertume dun cur trahi sur son fils, le condamnant devenir le Matre du dtroit. Mais Rahab avait remont des profondeurs abyssales les pages du Livre perdu de Raziel pour les donner son fils, pour linvestir du pouvoir de commander aux eaux et lasservir une petite le des Trois Surs, exigeant de lui quil tnt Terre dAnge spare dAlba aussi longtemps que durerait le chtiment de Rahab.

    Tel tait le malfice retomb sur les paules de Hyacinthe. Pendant plus de dix annes, javais cherch un moyen dy

    mettre fin, mimmergeant dans ltude des textes yeshuites dans lespoir dy trouver la cl qui lui rendrait sa libert. Si un tel ssame existait, ctait dans les enseignements des suivants de Yeshua ben Yosef le fils du Dieu unique quil fallait le traquer. Mais sil existait, je ne lavais pas trouv.

    Ctait lun des rares checs de ma vie. Allons-y, dis-je en repoussant mon assiette, lapptit

    coup. Sil sest pass quelque chose, il faut que je le sache. Sur un hochement de tte, Joscelin appela le garon dcurie

    pour faire prparer notre attelage. Je me retirai pour passer une tenue approprie une visite la cour une robe de soie couleur ambre avec, pique au revers du dcollet, ltoile du compagnon, le diamant enchss dans une toile dor, orn du sceau dElua. Cette broche est un ornement bien encombrant, mais si la reine mavait fait appeler, je ne pouvais pas paratre

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    sans le porter. Ysandre tait fort sourcilleuse sur la question des honneurs quelle dispensait.

    Avec sur ses flancs les armes de Montrve revues et stylises, mon fiacre tait bien connu dans la Ville dElua. Le long des rues, on menvoyait des baisers et des saluts joyeux ; je refoulai mon angoisse pour rpondre dun sourire ces hommages, car mes admirateurs ntaient en rien responsables de ltat de mes nerfs ce matin-l. Pour sa part, Joscelin accueillait ces effusions avec son stocisme coutumier. Nagure, cela avait t une pierre dachoppement entre nous ; avec le temps, une certaine sagesse nous tait venue.

    Si je rencontrais encore des clients, ceux-ci taient plus rares et plus choisis. Trois fois lan, jacceptais de servir Naamah ; pas plus, mais pas moins. Aprs bien des dbats et des querelles, ctait un compromis auquel nous tions parvenus. Je ny peux rien si le signe de Kushiel fait natre en moi des dsirs violents ; je suis une anguissette, condamne connatre les plus grands plaisirs dans la douleur uniquement. Joscelin ne pouvait quadmettre quil tait constitu autrement.

    Nous savions tous deux que deux personnes au monde seulement taient capables de vritablement nous sparer. Et lune delles

    Personne ne peut savoir ce qui aurait pu tre. Hyacinthe. Quant lautre Nous ne parlions jamais de Melisande

    Shahrizai, hormis sous langle des alas politiques. Mieux que quiconque, Joscelin savait quelle haine je nourrissais pour elle ; pour le reste, je portais en silence le fardeau de ma nature maudite. Javais propos une fois de moffrir elle, en change du lieu reclus o elle cachait son fils. Ctait un prix que Melisande ntait pas dispose payer. En fait, je crois quelle naurait pour rien au monde livr ce secret connu delle seule et que nul tre vivant ne partageait. Je le sais ; jai cherch.

    Cest lautre qute dans laquelle jai chou. Depuis lors, les choses avaient perdu de leur acuit ; du

    moins, quelque peu, mais pouvait-on jamais savoir avec Melisande Shahrizai ? un certain moment, Ysandre avait pens que mes craintes taient exagres, exacerbes par mes

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    motions danguissette, mais ctait avant quelle dcouvrt que Melisande avait pous son grand-oncle Benedict de la Courcel et donn le jour un fils, en lice pour la succession au trne de Terre dAnge. Depuis, elle mcoutait, mais je navais plus rien porter sa connaissance. Benedict tait mort depuis longtemps et Percy de Somerville avec lui et Melisande Shahrizai vivait recluse dans le sanctuaire dAsherat de la mer. Son fils Imriel demeurait introuvable et je ne pouvais concevoir quelle manigance elle uvrait.

    Les craintes de ma souveraine Ysandre staient nanmoins apaises depuis la naissance de sa premire fille, huit annes auparavant, puis de la seconde, deux ans plus tard. Dsormais, dans lordre de succession, deux hritires avaient prsance sur le fils de Melisande, toutes deux gardes chaque jour de leur vie. En fait, la succession au trne dAlba o sappliquait encore la rgle de la descendance par ligne maternelle tait une plus grande source dinquitude. moins quil se dcidt rompre avec la tradition cruithne, Drustan mab Necthana devait accepter que son successeur ft le fruit des entrailles dune de ses surs et non pas issu de ses reins. Telles taient les rgles de ceux de son peuple, le Cullach Gorrym, qui se considrent comme les plus anciens enfants de la Terre. Deux de ses surs taient encore en vie Breidaia et Sibeal et aucune navait pous un descendant dElua.

    Aprs dix annes de paix, telle tait la situation politique de Terre dAnge, le jour o je me rendis au palais pour entendre les nouvelles en provenance de lAzzalle.

    La province de lAzzalle est la plus septentrionale du royaume, sise le long des ctes bordant le dtroit qui nous spare dAlba. Autrefois, ces eaux taient infranchissables, territoire inviolable sous lautorit de celui que nous appelions le Matre du dtroit. Les choses taient tout autres cependant depuis le sacrifice de Hyacinthe et le mariage dYsandre et Drustan, mais nulle embarcation navait jamais pu aborder aux rives des les connues sous le nom des Trois Surs. Les conditions avaient t assouplies, mais le sortilge n de la dsobissance de lange Rahab demeurait. Aussi longtemps que

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    son chtiment naurait pas t lev, la maldiction continuerait dagir.

    Comme lavait fait observer le Matre du dtroit, le Dieu unique a bonne mmoire.

    Un pressentiment mtreignit le cur lorsque nous pntrmes dans la cour du palais, et je frissonnai. Net t le rve que javais fait, jaurais pu tre porte par lespoir. Une fois dj, mes songes avaient donn corps mes angoisses, mme sil mavait fallu laide dun adepte initi de la maison de la Gentiane pour les reconnatre ; cette fois-l, mes visions staient rvles horriblement fondes. Ce jour-l, je me souvenais de mtre veille en larmes ; je noubliais pas. Les mots dune vieille femme aveugle et un souffle deffroi sur mon me mavertissaient quune dcennie bnie tait sur le point de toucher sa fin.

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    Chapitre 2

    Ysandre nous reut dans lun de ses petits salons de runion,

    une haute pice vote occupe en son centre par une grande table entoure de huit chaises haut dossier. Trois hommes portant la livre de la maison Trevalion avaient pris place de part et dautre de la reine, assise une extrmit.

    Phdre, dit Ysandre en sapprochant pour me donner le baiser de bienvenue. Messire Verreuil, poursuivit-elle lintention de mon consort qui excutait son salut cassilin, ses canons davant-bras dacier croiss devant lui. (Ysandre lavait toujours aim, et son sentiment stait renforc depuis quil avait dtourn la lame dun assassin pour la dfendre.) Je suis heureuse de vous voir. Jai pens que vous voudriez tre les premiers apprendre cette nouvelle tonnante.

    Ma da, commenai-je avant de me reprendre pour peut-tre la millime fois. (Ltoile du compagnon mautorisait madresser en gale aux descendants dElua, une familiarit laquelle ma nature et mon ducation mavaient bien peu prpare, mme aprs toutes ces annes.) Ysandre, mille mercis de cette attention. Il y a donc des nouvelles en provenance du dtroit ?

    Ysandre se tourna vers les trois hommes qui staient levs. Voici vrilac Dur de Trevalion et ses hommes darmes

    Guillard et Armand, annona-t-elle. Au cours de lanne coule, ce sont eux qui ont maintenu la surveillance la Pointe des Surs pour messire Ghislain n Trevalion.

    Je sentis mes genoux faiblir. Hyacinthe, dis-je dans un souffle. Situe dans le nord-ouest du Kusheth, dans le duch de

    Trevalion, la Pointe des Surs est la terre merge la plus proche de ces les que les DAngelins appellent les Trois Surs ;

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    ctait l que le Matre du dtroit tait condamn exercer son pouvoir et Hyacinthe lui succder.

    Nous navons aucune nouvelle du Tsingano, comtesse, rpondit vrilac Dur dun ton tranquille en savanant pour maccorder une courte rvrence. (Ctait un homme de haute taille, dune quarantaine dannes, avec aux coins de ses yeux gris des rides nes dune longue contemplation de la mer.) Je suis dsol. Nous avons tous entendu parler de son sacrifice.

    Bien sr, tout le monde connaissait cette histoire en Azzalle. Ctait dans cette province que nous avions rejoint la terre, DAngelins, Cruithnes et Dalriada, ports jusqu lembouchure du Rhenus par limmense vague toute-puissante souleve par le Matre du dtroit, lme encore en berne du dchirement que nous venions de vivre. Ctait Ghislain n Trevalion qui nous y attendait lui qui sappelait encore Ghislain de Somerville. Depuis, il avait abjur le nom de son pre, ce dont je naurais su le blmer.

    Asseyez-vous et coutons, dit Ysandre en dsignant la table dun ample mouvement du bras.

    Mme si le royaume est en paix, ceux de lAzzalle maintiennent une vigilance constante la Pointe des Surs ; ils ont lorgueil au cur et noublient jamais que ce promontoire rocheux se trouve aux portes du Kusheth. Il est bien connu que les descendants des compagnons dElua ne cessent jamais de se quereller entre eux. Elua le bni, n du sang de Yeshua ben Yosef et des larmes de Magdelene, fruit des entrailles de la Terre, na jamais cherch imposer sa domination l o il fut accueilli bras ouverts au terme de ses prgrinations. Cette terre devint la sienne et fut baptise Terre dAnge en son honneur. Aime comme tu lentends , dit-il simplement tous les hommes. En revanche, il en allait tout autrement entre ses compagnons Azza, Naamah, Anael, Eisheth, Kushiel, Shemhazai et Camael , ces anges dchus qui garantissaient sa libert et lassistaient dans ses voyages ; ce furent eux qui se partagrent le royaume. Ils nous ont laiss bien des dons mais le got de la dissension aussi. Seul Cassiel ne prit jamais part aux divisions, demeurant jamais aux cts dElua le Parfait Compagnon.

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    Ils ne sont plus ici dsormais, mais dans la vritable Terre dAnge, celle qui est au-del des perceptions mortelles. Pour une fois qui jamais ne se reproduisit, il y eut la paix entre le Dieu unique et la Terre afin que ft cr cet den dans lau-del. Et nous, leurs descendants, demeurons seuls pour appliquer de notre mieux le prcepte dElua le bni ; notre histoire continue. Et voici lhistoire qui survint, telle que raconte pour la premire fois par Armand, de faction la nuit o se produisirent les vnements dont il fut tmoin.

    Des clairs, dcrivit Armand de la maison Trevalion, comme je nen avais jamais vu. Des zbrures bleu et blanc, ma dame, dimmenses tranes qui jaillissaient dun seul nuage deux lieues au large de la cte. (Il haussa les paules.) Je ne peux tre affirmatif, car il faisait sombre, mais cela se passait dans la direction des Trois Surs. Autant quun homme puisse en juger, je crois que ce nuage tait positionn au-dessus des trois les.

    Un orage nest pas chose si rare, observa Joscelin dune voix calme.

    Armand secoua la tte. Jai vu bien des temptes, messire Cassilin, dorigine

    naturelle ou non. Cest le troisime engagement que jaccomplis la Pointe des Surs. Mais l, il ne sagissait pas dun orage. Je navais jamais rien vu de tel. Ctait une douce nuit de printemps, calme et tranquille. Toutes les toiles taient visibles sur le noir du ciel, hormis lendroit o ce nuage les cachait. chaque clair, je discernais le ventre du nuage, noir et violet, tout parsem dclats dor. Je me tenais sur le chemin de ronde et je voyais tout cela parfaitement. Ensuite, je suis all prvenir le commandant.

    Sa description est exacte, confirma vrilac Dur. Tout tait calme autour de nous. Les vagues ondulaient doucement la Pointe des Surs et lon entendait les insectes dans la nuit, mais, autour des Trois Surs, les cieux et la mer taient en furie. (Il croisa les mains sur la table.) Jai vu bien des choses tranges dans le dtroit, comme tous ceux qui y vivent, hommes ou femmes, Albans ou DAngelins. Des mares qui dfient la force de la lune, des eaux qui remontent le sens du courant, des

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    remous, des tourbillons et des vagues immenses. Vous-mmes, vous avez vu le Visage des eaux, nest-ce pas ?

    Oui. Cest un spectacle que lon noublie jamais. Cest ce que javais entendu dire, murmura Dur. Toujours

    est-il que, moi, je navais jamais vu ou entendu parler dune chose pareille. Nous sommes rests une bonne partie de la nuit observer les clairs, de plus en plus nombreux et de plus en plus violents. Ctait magnifique et terrifiant la fois. Un peu avant laube, il y a eu un dernier fracas, un clat si intense que le ciel tout entier est devenu tout blanc, et puis un cri norme. On aurait dit une voix humaine, mais si puissante quelle a couvert le bruit de la mer et des vagues. Un seul cri. (Il se tut un instant.) Puis plus rien.

    Toute la garnison en a t rveille, intervint le troisime homme, Guillard. Je suis sorti le premier. Le ciel blanchissait lest et jai alors vu la vague arriver et se briser sur la grve la vague et tout ce quelle apportait avec elle. Des poissons, des milliers de poissons, qui sagitaient et mouraient sur les rochers. Ctait une lame gigantesque comme celle que forme un rocher jet dans leau. (Il secoua la tte.) Partout le long de la cte, aussi loin que lil portait, un tapis de poissons venus schouer. Je navais jamais vu a.

    En rsum, dis-je en fronant les sourcils, vous avez vu un nuage, des clairs tranges, puis une vague qui a dferl en apportant des poissons. Et les les ? Avez-vous tent de rallier les Trois Surs ?

    Les hommes de Trevalion changrent des regards ; les mains dvrilac Dur se crisprent.

    Non, rpondit-il schement. Notre mission est dobserver et de rendre compte. Jai envoy un message messire Ghislain, qui ma donn lordre de venir informer Sa Majest au plus vite. Cest ce que jai fait.

    Il tait terrifi. Je le vis dans ses yeux et dans les rides autour de sa bouche. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Des hommes de la maison Trevalion avaient pri dans le dtroit ; en grand nombre, sous le commandement de Ghislain plus dune dizaine dannes auparavant. Ghislain ny avait t pour rien ; ctaient

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    les ordres de lancien roi, le grand-pre dYsandre, Ganelon de la Courcel. Nanmoins, ils taient morts, et nul naurait pu blmer Dur de ses craintes. Moi aussi, javais peur.

    Ysandre sclaircit la voix. Jai envoy des messagers prvenir Quintilius Rousse,

    Phdre, mais il est en expdition au Khebbel-im-Akkad et son retour nest pas prvu avant la fin de lt. Jai pens que vous voudriez tre informe. Jai cru comprendre que vous avez longuement tudi le mystre du Matre du dtroit.

    Effectivement. Jenfouis mon visage dans mes mains, regrettant que

    lamiral ft au loin. Quintilius Rousse tait prsent lorsque Hyacinthe avait choisi son destin et un vieux contentieux lopposait depuis longtemps au Matre du dtroit. En outre, ctait Rousse qui, anne aprs anne, avait prouv les dfenses des Trois Surs. Sil existait un homme capable de les mettre une nouvelle fois lpreuve, il tait celui-l. Pour ma part, je navais gure de lumire sur ces questions-l, et Joscelin ntait pas la plus prcieuse des aides sur les mers. Hlas ! mon parfait compagnon navait pas le pied marin et, sur un navire, on le trouvait plus souvent qu son tour en train de vomir par-dessus bord.

    Que pensez-vous de tout a ? Ysandre avait pos sur moi un regard plein de bont. Elle

    avait nagure fait la connaissance de Hyacinthe mme si brivement et elle connaissait les liens damiti qui nous unissaient.

    Je ne sais pas. (Je relevai la tte.) Le Matre du dtroit a dit que lapprentissage serait une longue preuve. Peut-tre ne sagit-il que dune dmonstration de sa puissance, un phnomne de cet ordre. Mais, au fond de mon cur, une voix me dit que cest autre chose. Avec votre permission, je voudrais aller voir.

    Vous lavez. (Le regard dYsandre driva jusqu vrilac Dur ; une note dautorit y tait apparue.) Messire Dur, je nordonnerai pas des hommes de la maison Trevalion de partir lassaut des Trois Surs mais je vous en fais la

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    demande. Si Phdre n Delaunay souhaite se rendre l-bas, ly mnerez-vous ?

    vrilac Dur dglutit, puis releva le menton. Les hommes de lAzzalle ont leur fiert, et Ysandre lavait pique au vif. Depuis son accession au trne, ma souveraine avait notablement progress dans lart de manipuler les autres.

    Majest ! rpondit-il schement. Nous le ferons. La dcision tait prise. Ysandre congdia les soldats de

    lAzzalle, afin quils allassent se restaurer et se reposer, puis ordonna au secrtaire de la Cassette royale quils fussent dment rtribus et que notre expdition ft libralement dote. Ensuite, elle nous convia, Joscelin et moi, partager un petit en-cas avec elle dans le jardin ce dont je me rjouis, affame que jtais davoir d interrompre mon petit djeuner.

    Le soleil de la fin de matine baignait de lumire le vert des feuillages du parc au moins deux fois plus grand que le mien, et trois fois mieux entretenu. Tout en dgustant un verre de dlicieux posset, du petit-lait servi tide, accompagn des premiers fruits du printemps, nous partagemes un moment exquis dintimit. Rares taient les personnes en son royaume qui la reine accordait spontanment sa confiance. De tous les honneurs dont elle mavait comble, ctait celui-l que je chrissais le plus.

    Le chambellan des nourrices fit venir Sidonie et Alais, les deux filles dYsandre, afin quelles saluassent leur mre pendant quelle se restaurait ; quel tableau charmant ! Sidonie, lane, tait une fillette toute de gravit, aux longs cheveux dun blond fonc, et qui avait hrit des yeux noirs de son pre cruithne. Je retrouvais de nombreux traits de ses parents chez la jeune Dauphine, bien plus que chez sa cadette, Alais, petite et brune, et prompte la factie. Elle eut tt fait de grimper sur les genoux de Joscelin pour venir nicher ses bouclettes sous son menton. Mon consort rit et la laissa jouer avec les boucles de ses canons davant-bras. Il tait trs dou avec les enfants bien plus que moi.

    Ysandre sourit avec toute lindulgence rsigne dune mre, tout en caressant les cheveux brillants de Sidonie, agenouille

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    ct delle, occupe entortiller des tiges de violette autour de lun des pieds ouvrags de la table de fer forg.

    Alais ne se comporte pas ainsi avec tout le monde, messire Cassilin. Peut-tre devriez-vous songer devenir pre. Vous semblez avoir la fibre.

    Ah ! ma dame ! sexclama Joscelin en enserrant lenfant dans ses bras pour quelle se tnt tranquille tandis quil attrapait un fruit sur le plateau. Jai dj bien trop manqu mes serments pour insulter encore la grce de Cassiel.

    La reine tourna la tte vers moi en haussant les sourcils. Je soutins son regard sans ciller.

    Bien sr, nous y avions song ; comment aurait-il pu en tre autrement ? Ce que Joscelin avait dit tait vrai, mais il y avait encore une autre vrit dont je ne dis rien Ysandre. Je porte un nom frapp du sceau du malheur, le nom donn par une mre experte dans les arts de Naamah et dans gure autre chose. Mon seigneur Kushiel ma marque ; je lui appartiens en tout plus encore que jaurais jamais pu le rver. Qui peut savoir si le trs discutable don dune anguissette nest pas hrditaire ? Je navais jamais entendu dire quil le ft ; je navais jamais entendu dire le contraire non plus. Je suis ce que je suis et rien ne sert den concevoir du regret. Je crois pouvoir dire que je naurais pas survcu aux aventures qui me sont arrives sans ce lien unique qui munit la douleur. Lypiphera, ainsi mavaient-ils nomme sur lle de Kriti. Celle qui endure la douleur.

    Quoi quil en ft, je navais nulle envie de transmettre ce don un enfant n de ma chair ; aussi navais-je jamais invoqu la bndiction dEisheth pour ouvrir les portes de mes entrailles. Il est plus dur de voir un autre souffrir que de souffrir soi-mme. Il est des souffrances que mme une anguissette ne souhaite sinfliger et celle-ci en faisait partie.

    Quil en soit donc ainsi, murmura Ysandre dune voix douce, avant de poursuivre en dsignant ltoile du compagnon sur ma poitrine. Jai toujours pens que vous rserviez la faveur que je vous ai promise pour votre enfant, Phdre. Un duch, une fonction royale. Et mme des fianailles Je vous ai donn ma parole.

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    Non. (Mes doigts vinrent toucher la broche. Je secouai la tte et rpondis en toute sincrit.) Non, ma dame, il ny a rien dont jaie besoin ou que je puisse dsirer hormis des choses que vous navez pas le pouvoir de maccorder. (Je souris tristement. Nous autres DAngelins sommes passs du mauvais ct du monde divin, et le Dieu unique se lave les mains du sort des descendants dElua. Cest une ralit laquelle mme une reine ne saurait rien changer.) Pouvez-vous ramener la vie ceux qui sont morts, ou me livrer le secret qui mettra un terme la vengeance du Dieu unique ? Pour le reste, vous mavez dj offert tout ce que je pouvais souhaiter.

    Je regrette de ne pouvoir faire plus. Ma dette envers vous est immense. (Ysandre se leva, fit quelques pas et sarrta pour contempler la calme beaut de son sanctuaire de verdure. Ses jardiniers ne cultivaient aucune herbe aromatique ici, mais uniquement des fleurs pour son agrment. Prs de la porte, quatre hommes de la garde de la reine flnaient, vigilants malgr tout sous leur tranquille nonchalance ; le chambellan des nourrices avait rejoint les serviteurs revtus de la livre de la maison Courcel. Assise en tailleur sur les dalles, la Dauphine, Sidonie, tressait une couronne en chantonnant, tandis que la jeune princesse Alais demeurait fourre dans les jambes de Joscelin.) Toujours aucune nouvelle du fils de Melisande ?

    Non, rpondis-je doucement en secouant la tte, quand bien mme elle ne pouvait pas me voir. Je naurais pas manqu de vous en avertir, ma dame.

    Phdre ! sexclama-t-elle en se retournant. Vous ne cesserez donc jamais doublier, ma presque cousine ?

    Probablement. (Je lui souris, puis me penchai pour attraper quelques-unes des violettes poses sur la robe de Sidonie et tresser rapidement une couronne. Ctait un jeu auquel je mtais beaucoup adonne, enfant, lorsque je servais les adeptes de la Cour des floraisons nocturnes.) Tiens, dis-je en posant mon uvre sur la tte de lenfant.

    Souriant de plaisir, Sidonie courut pas prudents pour se montrer sa mre.

    Il y a des choses quune courtisane sait faire et quune reine ignore.

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    Trs jolie, dit Ysandre en dposant un baiser sur le front de sa fille. Remercie la comtesse, Sidonie.

    Merci, comtesse, dit la fillette, obissante, en se tournant vers moi.

    Sa petite sur Alais mit soudain un gloussement en tirant lune des dagues de Joscelin de son fourreau. Lacier siffla et les gardes tournrent la tte vers nous, avant de se dtendre en voyant un Cassilin retirer piteusement sa lame des petits doigts. Sidonie semblait consterne du manque de tenue de sa cadette ; Alais, elle, tait aux anges.

    La marque de la rsignation apparut sur le visage dYsandre de la Courcel.

    Sans doute est-ce vous qui tes dans le vrai, dit-elle avec un sourire forc. Que la bndiction dElua vous accompagne dans votre qute, Phdre. Et si vous croisez le vaisseau amiral du Cruarch en chemin, demandez-lui de se hter.

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    Chapitre 3

    Jai connu des pertes aussi considrables que le sacrifice de

    Hyacinthe et dautres pires encore certains gards. Lhorrible assassinat de mon seigneur Anafiel Delaunay et de son protg, Alcuin, est un vnement que je ne peux oublier. Tout comme je ne peux bannir de ma mmoire le souvenir du meurtre de mes chevaliers Rmy et Fortun, perptr sur lordre de Benedict de la Courcel limage de leurs corps transpercs sous mes yeux impuissants, pour le seul crime de leur loyaut.

    Leur loyaut envers moi. Mais le destin de Hyacinthe tait particulirement atroce

    parce que le temps ne pouvait en rien ladoucir. Il ntait pas mort, mais damn pour lternit. Depuis huit cents ans, le Matre du dtroit commandait aux eaux depuis son piton rocheux perdu dans la mer huit cents annes ! Et Hyacinthe tait devenu son hritier. Aucun chagrin ne parviendrait jamais attnuer la cruaut de sa sentence ; tandis que je vivais, je riais, jaimais, je ne pouvais oublier ce quil endurait, perdu et seul dans limmensit.

    Il ne nous fallut que deux journes pour nous prparer. Je tenais certes lun des salons les plus renomms de la Ville dElua, clbre pour la qualit des divertissements quil offrait et la haute lvation des discussions quon y tenait, mais le got et lesprit de laventure ne mavaient jamais quitte. Avis comme son habitude, Joscelin avait, ds linstant o le messager dYsandre avait paru sur notre seuil, dpch un cavalier Montrve pour demander Philippe, mon cher chevalier Ti-Philippe, de nous rejoindre et nous accompagner. Sil navait tenu qu moi, je lui aurais pargn le drangement ; et jaurais eu tort. Ti-Philippe, lunique survivant des hommes de la

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    Section de Phdre, arriva bride abattue dans la Ville, avec dans lil une lueur reconnaissable entre toutes.

    Je dois ma vie au Tsingano, ma dame, tout comme vous et Joscelin, expliqua-t-il tout en reprenant son souffle dans mon petit salon. Jai presque fait crever trois chevaux pour le prouver. Que votre intendant soccupe tout seul des moutons et des agneaux, moi, je vous accompagne la Pointe des Surs ! Et puis dabord, vous aurez srement besoin dun marin.

    Aprs cela, je navais plus rien objecter. Ti-Philippe avait amen un compagnon avec lui, un robuste berger des montagnes de Montrve, de dix-huit ou dix-neuf ans peine, avec des joues rouges et de grands yeux carquills de la couleur des campanules, et rpondant au nom dHugues. Ti-Philippe me sourit lorsque le garon sinclina en bgayant, le visage tout empourpr de me rencontrer.

    Il a entendu des histoires, ma dame, comme tout le monde. Comme vous ne venez pas assez souvent Montrve, je me suis dit que jallais lamener avec moi la Ville. Et puis, ajouta-t-il encore, non sans un certain -propos, il est fort comme un buf.

    Je navais aucun mal le croire, voir la largeur de ses paules. En ralit, je me rendais chaque anne Montrve pour y rsider plusieurs mois, mais mon domaine prosprait sans que jeusse men occuper. Je pouvais compter sur un intendant fort habile en la personne de Purnell Friote, ainsi que sur sa femme Richeline. Pour sa part, Ti-Philippe apprciait de pouvoir jouer les hobereaux en mon absence et de foltrer avec les jeunes gens et les jeunes filles du Siovale. Javais entendu dire car je prte loreille ce genre de choses quun quart au moins des enfants illgitimes ns sur les terres de Montrve taient mettre au crdit de mon chevalier. Au moins, je ne pouvais reprocher leurs mres davoir mauvais got. Mon Philippe tait un hros du royaume, quYsandre elle-mme avait distingu en lui remettant la mdaille de la valeur.

    Ctait de ladoration que je voyais briller dans les yeux gris-bleu du jeune Hugues lorsquils se posaient sur Ti-Philippe et flamber littralement lorsquils venaient sur Joscelin et moi.

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    Sois le bienvenu, Hugues du pays de Montrve, dis-je dun ton empreint de toute la solennit de la position que le destin mavait donne. Tu as bien compris que nous ne partions pas pour une promenade dagrment, mais pour une affaire de la plus haute importance ?

    Oh ! oui ! (Il dglutit et bgaya encore, tandis que le sang rosissait une nouvelle fois ses joues sous sa peau claire.) Oui, ma dame, oui ! Jai parfaitement compris !

    Parfait. (Je fixai mon regard sur lui.) Sois prt partir laube.

    Hugues confirma son obissance de quelques mots que je ne saisis pas. Comme il sloignait, je lentendis glisser Ti-Philippe dans un murmure : Je la voyais plus grande.

    Jignorai la remarque, mais je vis les joues de Joscelin se plisser sous leffort quil fit pour ne pas rire.

    Comment cela ? demandai-je en me tournant vers lui avec irritation lorsque nous fmes seuls. Ma taille te donne donc sourire ?

    Non. (Joscelin apaisa mon courroux dun sourire, tout en glissant ses mains sous la masse de mes boucles brunes.) Ta rputation lblouit, Phdre n Delaunay. Mais pour tre la hauteur de tes exploits, il faudrait que tu mesures sept pieds et moi, je devrais monter sur un tabouret pour tembrasser. (Et il membrassa, en se penchant sur moi. Je nouai les bras autour de son cou.) Une vritable Grainne mac Conor, murmura-t-il contre mes lvres.

    Tu me taquines, dis-je en attirant sa tte. Je ne suis pas une guerrire, Joscelin.

    La guerrire de Naamah. (Il membrassa de nouveau et entreprit de dlacer ma robe.) Ou de Kushiel. Au moins, lun de nous sait se servir dune lame.

    Voil quelque chose que Joscelin faisait la perfection, mon parfait compagnon. Tout comme Ysandre, je devais sa matrise des dagues et de lpe dtre toujours en vie. Terre dAnge tout entire avait entendu conter son combat contre le Cassilin rengat et assassin en puissance, David de Rocaille. ma connaissance, jamais un autre duel lpe navait amen des dizaines de combattants cesser de se battre pour regarder.

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    En revanche, bien plus rares taient ceux susceptibles de savoir quil tait tout aussi dou dans le maniement de ce glaive dont la nature a dot les hommes. Personne ne laurait pens de la part dun frre cassilin nagure vou au clibat.

    Je ne lavais pas pens moi-mme mais jtais dsormais bien mieux informe.

    Les mains de Joscelin taient douces sur ma peau ; son cur ne lui commandait jamais dtre autrement que doux et dlicat avec moi, quand bien mme je suis une anguissette, llue de Kushiel, et qu ce titre jprouve le plaisir dans la douleur. Mais nous avions appris nous connatre, lui et moi, et il savait la perfection user de la suavit de ses gestes pour me tourmenter lenvi. La discipline des Cassilins est dune rigueur implacable. Je pouvais la ressentir dans les callosits de ses paumes, le bout de ses doigts, tandis quil me dshabillait. Avec science et patience, il veilla tous mes sens, jusqu ce que le dsir me brlt et que je me misse le supplier de mettre fin cette torture dlicieuse. Lorsque, enfin, il pntra en moi, un soupir de gratitude mchappa et je nouai mes jambes autour de ses reins. Contempler son visage contre le mien tait comme regarder le soleil en face ; lamour quil exprimait tait presque impossible supporter.

    Phdre, murmura-t-il. Je sais. (Jenfouis mon visage contre son paule pour le

    serrer contre moi de toutes mes forces, emplissant ma mmoire de la sensation de son corps sur le mien, de sa chair en moi, palpitante de dsir comme la lueur dun phare dans la nuit. Il tait la boussole sur laquelle javais rgl les lans de mon cur ; inonde de son amour, jtais comble. Je le serrai encore plus fort. Ma voix tait dchire de sanglots et il y avait des larmes dans mes yeux ; je ne savais pas pourquoi.) Ah ! Joscelin ! Ne tarrte pas. Pour lamour de moi ! ne tarrte pas.

    Je sentis quil souriait, sans cesser daller et venir en moi. Je ne marrterai pas, promit-il. Et il poursuivit, longtemps. Trs longtemps. Ainsi fmes-nous lamour cette nuit-l la dernire nuit de

    notre longue priode de paix. Je crois pouvoir dire que Joscelin dcelait tout comme moi le subtil changement port par le vent.

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    Nous tions ensemble depuis trop longtemps pour ne pas penser lunisson ; le lien qui nous unissait avait t forg au cur des brasiers les plus forts. Ensuite, je plongeai comme une masse dans un sommeil sans rves. Lair de la nuit scha toutes les larmes que javais pu pleurer ; je mveillai avec le soleil dun petit matin de printemps.

    linstant de commencer une qute, si sombre soit-elle, on prouve toujours un certain sentiment de libert. Lorsque je me suis mise en route, mon cur sest chaque fois gonfl despoir et denvie ; cette fois-l ne fit pas exception. Mon entourage, fort comptent, avait veill tout prparer, et Eugnie, charge de la bonne marche de ma maison, se proccupa longuement de nos provisions. Nous ne manquerions de rien.

    En dix annes, ma fortune avait considrablement grandi. Mon pre, dont je navais que de vagues souvenirs, tait un panier perc qui ne se souciait nullement de son argent. Et-il t plus avis que je naurais pas t cde la maison du Cereus, premire des treize maisons de la Cour de nuit. Pour me prmunir face au destin, javais toujours procd des investissements judicieux, suivant les bons conseils de lagent charg de mes affaires, de mes relations la cour et dautres sources encore.

    En outre, tre la courtisane la plus en vue du royaume ne nuisait pas ma bonne sant financire. Il tait arriv quon offrt des sommes extravagantes pour prix de mes faveurs et il tait arriv que je les acceptasse. Javais toujours gnreusement vers au temple la part de Naamah ; le reste, je lavais gard.

    Bien remis de leur voyage, vrilac Dur et ses hommes considraient leur retour en Azzalle dun bien meilleur il que lors de notre entrevue dans la salle du conseil dYsandre. Messire Dur observa notre petite troupe les sourcils froncs ; nous ntions que quatre en tout et pour tout, avec des mules btes pour porter notre bagage.

    Seulement quatre, ma dame ? demanda-t-il. Jaurais pens que vous emmneriez au moins une servante.

    Messire Dur, rpondis-je dun ton lger, nous allons traverser le pays jusqu un poste avanc abandonn de tous

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    pour aller dfier le Matre du dtroit dans son propre domaine, sans mme une visite de courtoisie au duch de Trevalion. Jai dj travers les plaines skaldiques pied, au plus fort de lhiver, et t jete par la tempte sur les ctes de Kriti en compagnie de pirates. Ne maccorderez-vous pas le crdit dune certaine exprience ?

    Il rit, dcouvrant la blancheur clatante de ses dents ; les gens de lAzzalle apprcient quon montre un certain orgueil. Et ainsi nous partmes, travers la campagne qui verdissait avec larrive du printemps. Tandis que les murailles de marbre blanc de la Ville dElua samenuisaient derrire nous, jemplissais mes poumons du bon air ; je vis Joscelin faire de mme. Guillard et Armand jetaient des coups dil emplis dadmiration dans ma direction ; le jeune Hugues chantait sous leffet dune joie exubrante. Son poitrail massif abritait des poumons de vaste capacit, et sa voix tait ferme et juste.

    Il me rappelle Rmy, confessa Ti-Philippe en freinant sa monture pour que je vinsse sa hauteur. (Une ombre de tristesse voila son sourire.) Il ma suppli de le laisser venir et je nai pas pu dire non .

    Je hochai la tte ; une boule de chagrin stait forme dans ma gorge. Rmy avait t le premier de mes chevaliers, le premier des hommes de la Section de Phdre se mettre mon service. Je lavais vu mourir. Je ne mtais toujours pas libre des chanes de la culpabilit, forges au cours de la crmonie du thetalos au fond dune grotte de Kriti, et du poids du sang. Mais je nen oubliais pas pour autant les vivants, dont nul ne peut jamais connatre le nombre. Aurait-il chant si gaiement ce jeune gaillard dans une Terre dAnge place sous la frule de Melisande Shahrizai ? Je ne le pensais pas. Mais pouvais-je en tre sre ?

    Je suis heureuse que tu laies fait venir, dis-je gentiment Ti-Philippe, dont le sourire slargit.

    Il crit des vers dune posie insondable, reprit-il, dont la plupart vous sont ddis, ma dame. Tenez, ceux-ci ont deux jours peine : fleur des dieux ! aux cheveux comme le jais ; Aux yeux aux reflets comme des toiles aux cieux.

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    Je ris ses paroles ce qui tait exactement le but recherch. Une chose de sre en tout cas, la prsence dHugues nos cts contribua au plaisir de notre voyage et notre bonne humeur. Nous avanmes rapidement en direction du nord, le long de la rivire quon nomme lAviline, pour obliquer ensuite vers louest, une fois entrs dans la province du Namarre, cap sur la Pointe des Surs. Le soleil nous accompagna tout du long. Dans les vignobles, les griffes dun beau vert tendre commenaient lancer leurs vrilles le long des ceps bruns, tandis que les petites feuilles argent bruissaient dans les oliveraies. Plusieurs fois, nous croismes des Tsingani qui sen revenaient de lHippochamp, la foire aux chevaux qui se tient au dbut du printemps dans le Kusheth. Nous ne pouvions pas manquer de les reconnatre, avec leurs dents clatantes de blancheur dans leur visage fonc, leurs femmes portant leur fortune en pices dor en charpes lourdement brodes, en pendentifs aux oreilles et en colliers autour de leur cou, ppiant dans leur langue mtine de dAngelin.

    Hyacinthe tait un prince de son peuple, selon ce que sa mre lui avait toujours affirm ; le prince des voyageurs , car ainsi se nomment-ils, eux qui sont condamns errer toujours la surface de la Terre. Je lavais cru, lorsque jtais enfant ; plus tard, javais pens que ctait le mensonge dune mre aimante, car elle tait une paria parmi les siens, une femme dclare vrajna, dchue pour avoir aim un DAngelin et ainsi perdu son honneur. En fait, seul lamour avait t une tromperie. La mre de Hyacinthe avait t dshonore par la faute dun cousin, contraint de livrer la fille de son chef cause dun pari perdu avec quelquun de la maison de la Bryone.

    En fin de compte, le grand-pre de Hyacinthe, Manoj, tait bel et bien le roi des Tsingani, le Tsingan Kralis. Et il avait accueilli bras ouverts son petit-fils depuis si longtemps disparu.

    De cela aussi Hyacinthe avait d faire le sacrifice. Mon prince des voyageurs avait commis un acte vrajna en utilisant pour moi le dromonde, le don de double vue quil tenait de sa mre et qui lui permettait de dchirer les voiles du temps, vers

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    le pass comme vers lavenir. Hyacinthe lavait fait et le Tsingan Kralis lavait banni de nouveau.

    Tous ces souvenirs me revinrent tandis que nous voyagions ; je vis aussi le regard de Joscelin sassombrir lorsque nous croismes les chariots bariols des compagnies de Tsingani.

    Nous contournmes les villes, dormant dans les modestes auberges le long des chemins, o les tenanciers habitus ne voir que des coursiers poussireux sbaubirent de ma mise et murmurrent dtonnement, sans jamais poser la moindre question. Vingt annes auparavant, bien rares taient les DAngelins capables de reconnatre la marque de Kushiel ; aucun vivant navait jamais crois une anguissette. Depuis, la tache rouge dans lil tait devenue un signe connu. Javais mme entendu dire que, par dsir de se tailler une rputation dans le service de Naamah, des jeunes femmes se piquaient elles-mmes dans le blanc de lil pour y faire clore une pointe carmin. Je ne sais si cela tait vrai ; jespre que non. Les habitants de la Ville dElua sy seraient laiss prendre, quand nimporte quel galopin des ruelles du Mont de la nuit aurait reconnu la tromperie. Enfant au sein de la Cour de nuit, je me serais sans doute rjouie davoir mon nom vant dans tout le royaume ; devenue femme, je veillais soigneusement ne rien dire de ma renomme, et je pensais autre chose.

    Il nous fallut quelques jours pour rallier la Pointe des Surs o nous fmes accueillis avec une grande rvrence ; dune manire ou dune autre, nous appartenions la lgende sur laquelle ils taient chargs de veiller. Guillard et Armand, les hommes dvrilac Dur, affectrent des postures crnes et faussement dsinvoltes, gotant limportance de leur rle descorte, sous lil indulgent de leur commandant.

    La garnison de la Pointe des Surs tait des plus solitaires ; la forteresse surplombe la mer et il ny a aucun village trois lieues la ronde. Ils taient affams de visites aimables et de nouvelles du monde. Pour autant, je ne crois pas quils sattendaient des nouvelles telles que celles que nous apportions ; un lourd silence sabattit sur la troupe lorsque Dur demanda des volontaires pour notre expdition.

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    Avez-vous peur ? scria le solide Guillard lintention de ses compagnons, railleur et plein de dfi. coutez-moi, la reine elle-mme, Ysandre de la Courcel, a dit au commandant : Messire Dur, quelle a dit, je nordonnerai pas des hommes de la maison Trevalion de partir lassaut des Trois Surs mais je vous en fais la demande. Quavons-nous redouter ? Les poissons ? (Il abattit son poing ferm sur son torse.) coutez-moi bien, moi jy vais ! Je ne veux pas rester derrire pour entendre plus tard des histoires que dautres raconteront autour du feu !

    Aprs ces fortes paroles, les volontaires savancrent par groupes de deux ou trois, jusqu ce que Dur et dcliner leurs offres. Le jeune Hugues observa tout, bouche be, le visage luisant de plaisir. Je souris de son enthousiasme, me demandant nanmoins ce quil allait trouver.

    Ensuite, aprs une lgre collation, Armand et Guillard nous firent les honneurs de la citadelle et des environs. Du chemin de ronde, on mexpliqua comment la vague tait venue se briser, charge de vie marine agonisante. Lentement, je parcourus le parapet, contemplant la grve en contrebas o schaient les corps des poissons morts. Armand dsigna un point vers le nord-ouest, une ombre pose sur lhorizon, par-del les eaux grises : la plus proche des Trois Surs. Ctait l, mexpliqua-t-il, que le nuage stait tenu, immobile dans le ciel, tandis que les clairs zbraient la vote cleste. Plus rien ne stait produit depuis leur dpart.

    Jcoutai en hochant la tte avec gravit. Ici, en haut des murailles, lair sal tait empli des cris des mouettes ; nous parvenaient galement les bruits sourds des hommes de Dur en train de prparer un navire pour le lendemain, contrlant ltat des grements et dautres dtails.

    Que tires-tu de tout cela ? demanda Joscelin ce soir-l dans la chambre quon nous avait octroye.

    Il tait occup cirer son baudrier de cuir pour le protger contre le sel dans les temps venir. Je relevai la tte du rouleau yeshuite que jtais en train de lire le Shmoth, qui racontait la fuite de Moishe de la terre du Menekhet et les eaux de la mer souvrant devant lui. Mon vieux professeur, le Rebbe, aurait

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    certainement mordu sa barbe de voir mes mains nues poses sans faon sur un texte sacr, mais il tait mort sept ans auparavant, emport dans son sommeil.

    Rien. (Je secouai la tte.) Peu de choses ont t consignes au sujet de Rahab, et je ne trouve rien en rapport avec la progniture dElua. Quelques analogies, rien de plus. Et toi ?

    Joscelin haussa les paules, son regard fixement pos sur moi ; ses mains puissantes allaient et venaient pour faire pntrer le gras dans le cuir.

    Je protge et je sers, dit-il doucement. une certaine poque, il en connaissait plus que moi sur le

    monde des adorateurs de Yeshua, dont les membres de la Fraternit cassiline sont trs proches eux que les Yeshuites appellent les apostats . De tous les compagnons dElua le bni, Cassiel est le seul lavoir suivi toujours et partout, motiv uniquement par la puret de son cur une adoration que le Dieu unique, dans sa colre, condamna. Les Yeshuites estiment que cest par arrogance que les autres suivirent Elua et dfirent les rgles du Dieu unique Naamah par dsir, Azza par orgueil, Shemhazai par got des choses de lesprit, et ainsi de suite. Kushiel, qui ma marque et qui jappartiens, fut en un temps trs ancien lun des punisseurs des damns ; on dit quil prenait trop de plaisir accomplir ses devoirs. Peut-tre est-ce vrai, mais Elua le bni avait dit chacun deux : Aime comme tu lentends. Lorsque le Dieu unique et notre mre la Terre firent la paix pour crer un lieu comme il nen avait jamais exist, Cassiel choisit de suivre Elua dans la Terre dAnge de lau-del ; ainsi, lui seul parmi tous les Compagnons connut la damnation, et accepta son sort comme un d.

    Il avait estim que le prix en valait la peine. Ni les Yeshuites ni les Cassilins ne savent expliquer cette partie de la vie de Cassiel. Je crois mme quils nont jamais vritablement essay.

    Dsormais, jen savais plus que nimporte quel Cassilin et mme que bien des Yeshuites. Mais mon savoir demeurait insuffisant. Je me levai du lit pour venir magenouiller aux cts de Joscelin, posant mon front sur ses genoux. Il naimait pas que je fisse pareille chose, mais jtais incapable de contenir lappel de la pnitence dans mon cur.

  • 39

    Je pensais trouver un moyen de le librer, murmurai-je. Je le pensais sincrement.

    Au bout dun moment, je sentis la main de Joscelin qui me caressait les cheveux.

    Et moi aussi, lentendis-je murmurer. QuElua me pardonne, Phdre, mais moi aussi.

  • 40

    Chapitre 4

    Le lendemain matin, nous fmes voile. La traverse nest pas longue de la Pointe des Surs

    jusquaux Trois Surs, mais un fort vent de face se leva, nous contraignant tirer des bords. Notre galre tait un bon navire, avec un faible tirant deau et de larges ponts ; les couleurs de la maison Trevalion flottaient en haut du mt trois navires et ltoile du navigateur. Les ondulations de la mer sous mes pieds firent remonter en moi une sensation familire et je renouai rapidement avec lhabitude de me balancer dun pied sur lautre pour conserver mon quilibre.

    Dur et ses hommes taient dhabiles marins, mais quand bien mme ne leussent-ils pas t, je crois pouvoir affirmer que Ti-Philippe aurait palli toute difficult, tant il sactivait de la poupe la proue, plein dallant et dnergie. Nagure, il avait t marin lui-mme, sous les ordres de lamiral de la flotte royale, Quintilius Rousse. Le jeune Hugues, frapp de stupeur et dmerveillement, allait partout dans son sillage, tandis que mon parfait compagnon tait pench par-dessus le bastingage, ple et couvert dune sueur glace.

    Comme je lai dj dit, Joscelin navait vraiment pas le pied marin.

    Malgr une approche au vent lente et difficile, il ne nous fallut que quelques heures pour apercevoir les ctes de la Troisime Sur dresses sur lhorizon. Debout la proue, je scrutais lle qui peu peu se rapprochait, comme en une squence inverse du terrible cauchemar qui mavait rveille un peu plus dune semaine auparavant.

    Totalement absorbe dans ma contemplation, je ne vis pas que nous ntions pas seuls sur la mer.

  • 41

    Ce fut dabord un cri venu de la nacelle de vigie qui malerta, mais nous ne tardmes pas tous voir ce qui se passait. Dansant sur les vagues grises, une flottille de sept navires venue de la direction oppose convergeait vers le mme point que nous.

    Et si vous croisez le vaisseau amiral du Cruarch en chemin, demandez-lui de se hter. Ysandre de la Courcel avait prononc ces paroles sur le ton de la plaisanterie. Ctait au printemps que Drustan mab Necthana venait traditionnellement la visiter, et une rcompense tait accorde la personne qui la premire apercevait ses voiles. Il ny avait pas sy mprendre ; la grand-voile carlate du vaisseau de tte tait orne du sanglier noir dAlba.

    Drustan, dis-je dans un souffle avant de mlancer vers vrilac Dur, abandonnant ma vigie la proue.

    Les yeux du commandant me dirent dabord son incrdulit, puis il regarda la mer et constata par lui-mme. Il cria ensuite son homme de barre de virer pour intercepter le vaisseau amiral du Cruarch dAlba. Il nous fallut avancer la rame sur les eaux agites.

    Ils nous aperurent finalement et affalrent leurs voiles pour nous attendre, tandis que nos rameurs peinaient et grognaient ; les six autres navires jetrent lancre. De loin, je reconnus la mince silhouette du Cruarch, reconnaissable son manteau carlate et lclat de lor son cou.

    Drustan ! sexclama Ti-Philippe mes cts, les sourcils subitement froncs. Au nom des sept enfers ! pourquoi donc le Cruarch dAlba peut-il bien aller aux Trois Surs ? Il devrait plutt faire route vers le port et la chambre de la reine.

    Je lignore. Il y avait une seconde silhouette ct de Drustan, plus

    petite et plus frle. Ce nest pas un de ses guerriers, songeai-je. Il fallut encore que nous nous approchmes pour que je distinguasse quil sagissait dune femme, et ce ne fut que lorsque nous fmes bord bord que je maperus que je la connaissais. Ctait la plus jeune des surs de Drustan, la pune, Sibeal.

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    Je le vis sourire et lever la main pour nous saluer ; ses yeux noirs et graves dans son visage orn de tatouages bleus ne paraissaient pas le moins du monde tonns.

    Phdre n Delaunay, mon frre Joscelin, cria le Cruarch dAlba depuis son bord. Bienvenue !

    Son dAngelin tait excellent ce qui tait bien normal puisque ctait moi qui le lui avais enseign. Mes mains se crisprent sur le bastingage ; les hommes de Dur murmuraient derrire moi.

    Messire Drustan, criai-je dune voix pleine dtonnement. Que faites-vous donc ici ?

    Dune inclinaison de la tte, Drustan mab Necthana dsigna sa sur, qui releva le menton pour mobserver par-del la petite tendue deau qui nous sparait. Elle avait les mmes yeux que son frre, rendus plus grands encore par les deux lignes de points bleus ornant ses joues.

    Sibeal a fait un rve, rpondit-il simplement. Ds lors, nous dcidmes tout naturellement dunir nos

    forces. La manuvre de transfert imposa aux deux btiments de se frotter lun lautre, mais la mer devint trangement calme et tout se droula sans vritable difficult. Quelques-uns des hommes dvrilac Dur se joignirent nous ; la plupart, toutefois, demeurrent bord, avec des sentiments de soulagement dintensit variable. Dur ordonna quon mt la galre lancre. Drustan maida le rejoindre, puis me rendit chaleureusement mon treinte lorsque je jetai mes bras autour de son cou pour lui donner le baiser de bienvenue. Bien rares taient ceux que japprciais et admirais autant que le Cruarch dAlba.

    Aprs les effusions, nous entendmes le rcit du rve de sa sur.

    Les femmes de la ligne de Drustan ont toutes le don de double vue. La premire fois que nous avions ralli les ctes dAlba, ctait sa plus jeune sur, Moiread, qui nous avait accueillis ; elle tait venue, nous avait-elle expliqu, guide par un rve quelle avait fait. Moiread tait morte, transperce par une lance du Tarbh Cr, la bataille de Bryn Gorrydum, bien des annes plus tt, lissue de laquelle Drustan avait reconquis

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    son trne. Javais assist son trpas. Bien dautres encore seraient morts sans lintervention de Joscelin. Depuis lors, le Cruarch le considrait comme son frre.

    Jai vu un rocher plant dans la mer, raconta Sibeal en cruithne, sur lequel se tenait un corbeau. Jai vu les cieux souvrir et des clairs en jaillir, et le corbeau dployer ses ailes en proie lagonie. Jai vu les eaux bouillonner furieusement, pleines de serpents, et le corbeau ne pouvait pas senvoler. Puis jai vu le ciel se dchirer et une colombe blanche venir se poser sur le rocher. (Elle serra ses bras autour delle ; ses yeux drivrent vers la Troisime Sur.) Jai vu les eaux monter et les serpents fouetter la mer de leur queue, et le corbeau ne pouvait pas senvoler. Jai vu la colombe se poser et ouvrir son bec pour vomir un diamant. Ensuite, je me suis veille. (Son regard troubl vint se poser sur moi.) Tu las rv toi aussi.

    Non, murmurai-je. (Comme anime dune volont propre, ma main vint se poser sur ma gorge lendroit o il y avait eu un diamant nagure. Melisande ly avait plac.) Plus exactement, jai rv, dame Sibeal. Jai rv de Hyacinthe, rien de plus.

    Hyacinthe. (Elle avait prononc son nom avec un accent cruithne. Une ride apparut sur la peau veloute entre ses sourcils.) Oui.

    Il y a une quinzaine de jours, intervint Drustan mab Necthana, des tmoins ont vu des clairs dans le ciel et les eaux ont mont. Alors je suis venu voir.

    Messire ! mexclamai-je dun ton sec. Il nest pas seyant que vous preniez des risques en vous exposant ainsi ! En cet instant mme, la reine vous attend dans la Ville dElua. Laissez-nous y aller, messire. Ctait ce qui tait entendu.

    vrilac Dur se trmoussa dun pied sur lautre derrire moi. Joscelin et Ti-Philippe, qui mencadraient, avaient parfaitement conscience des risques que posait la situation. Drustan mab Necthana, Cruarch dAlba, se contenta de fixer sur moi son regard tranquille. Lui aussi tait l lorsque Hyacinthe avait pay le prix pour notre libert. Sil avait pu lui-mme en payer le prix, il laurait fait. Il navait rien oubli lui non plus.

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    Alors, allons-y ensemble, Phdre, rpondit-il dune voix tranquille. Une dernire fois. Sibeal a fait un rve qui est une nigme demandant une rponse. Cest quelque chose que je dois faire.

    Ainsi donc, pour la deuxime fois de ma vie, je gagnai lle connue sous le nom de Troisime Sur bord du vaisseau amiral du Cruarch dAlba comme cela avait t le cas la premire fois. Je ne saurais dire si les marins albans taient effrays ou non ; ctaient des hommes choisis par Drustan lui-mme, et dont la valeur se mesurait lampleur des tatouages ornant leurs bras et leur visage. En tout cas, ils hissrent les voiles sans montrer le moindre signe de peur. Les DAngelins prsents bord changrent des murmures lorsquune soudaine saute de vent gonfla notre voile carlate et que le sanglier noir parut bondir. Joscelin tait ple comme un linge, sans que je pusse dire si ctait la peur ou le mal de mer. Les traits de Ti-Philippe se figrent tandis que son regard se fixait sur les impressionnants escarpements de la Troisime Sur. Le jeune Hugues piaffait littralement dexcitation.

    Drustan tait concentr et sa sur parfaitement sereine. Je me sentais sur le point dtre malade.

    Javais oubli la sensation de lle se ruant vers nous, lentre dissimule derrire les falaises. Ctait une immense vague qui nous avait amens ici la premire fois. Cette fois-ci, ce fut le vent qui nous prit comme un jouet denfant pour nous conduire lintrieur de la petite rade flanque de hautes murailles rocheuses. Javais oubli aussi le temple ouvert pos au sommet de lle, ainsi que linterminable escalier de pierre qui en descendait jusqu un promontoire.

    Un promontoire sur lequel une silhouette solitaire nous attendait.

    Je le reconnus immdiatement, malgr la distance. Ma bouche souvrit pour laisser schapper un cri involontaire, n dun serrement de mon cur, aussi subit que douloureux.

    Hyacinthe. Il leva une main, et le vent cessa. Notre navire poursuivit sur

    son lan, port par des vaguelettes frmissantes. Il abaissa les deux mains, et une lame de ressac bouillonnante sleva dans le

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    mince espace entre la coque de notre navire et les rochers. Il navait pas boug, plus seul que jamais, vtu de chausses et dun pourpoint de velours sombre, avec des manchettes et un jabot de dentelle raidis par le sel.

    Mon souffle sarrta dans ma gorge et il me fit un petit sourire triste. Je vis ses yeux les yeux de Hyacinthe, noirs et pntrants dans son visage si familier et tant aim. Ses doigts demeuraient imprieusement tendus vers les vagues. Ses boucles toujours brunes lui tombaient dans le dos, bien plus longues que le jour o je lavais quitt. De petites pattes-doie taient apparues au coin de ses yeux, qui toujours paraissaient vouloir sourire. Ses yeux, oh ! Elua !

    Bonjour, Phdre, dit-il doucement. Je suis heureux de te voir. (Son regard devint plus profond et plus sombre que je lavais jamais vu ; ses pupilles ntaient plus que deux gouffres de tnbres infinies, entoures diris dombres concentriques, semblables des tendues ocanes sur lesquelles se seraient refltes des myriades de lueurs. Jentendis Joscelin retenir une exclamation en apercevant ces yeux devenus doutre-tombe.) Et toi aussi, Cassilin. (Hyacinthe sinclina profondment, en un mouvement plein dironie.) Messire Drustan. (Sa voix avait chang.) Sibeal.

    Hyacinthe ! Je pris une profonde inspiration ; mes ongles taient plants dans le bois du bastingage.

    Oh ! Hya Au nom dElua, fais-nous venir terre ! Il secoua la tte, faisant voler ses boucles autour de lui. Ses

    doigts restaient fermement tendus en direction des eaux ; un sourire amer tordit sa bouche.

    Je ne peux pas, Phdre. Tu ne le vois pas ? Je nose pas. Vous tes les seuls que jaie laiss approcher si prs, et je ne laurais pas fait si je navais pas confiance en vous. Ds linstant o vous posez le pied ici, la Geis est invoque. (Il sinclina une nouvelle fois, en direction de Drustan cette fois-ci.) Lnigme est moiti rsolue, messire Cruarch. Vous avez pous Ysandre Alban et DAngeline unis en un mariage damour. Pour le reste (Il haussa les paules.) Je ne demanderai personne de prendre ma place.

  • 46

    Je pleurais, les yeux grands ouverts ; les larmes coulaient le long de mes joues. La voix de Drustan me parvint comme venue dune grande distance.

    Il y a eu une tempte qui ntait pas une tempte, il y a de cela dix jours ou plus. De quoi tait-elle le signe ?

    Il est mort. (La voix de Hyacinthe tait calme et pose, mais elle paraissait provenir de partout et nulle part la fois. Daussi loin que je me souvenais, elle navait jamais sonn ainsi.) Celui que vous appeliez le Matre du dtroit. Ce que vous avez vu, ctait la transmission de son pouvoir.

    Alors viens ! (Lair sengouffra dans mes poumons et je recouvrai la matrise de ma voix pour mcrier avec force.) Viens avec nous ! Mets un terme tout cela.

    Hyacinthe sourit, dun sourire terrible qui ne mettait aucune joie dans ses yeux.

    Crois-tu vraiment que je puisse faire cela ? demanda-t-il en relchant la tension dans ses doigts pour savancer dun pas dans notre direction sur les vagues cumantes qui nous cernaient.

    Soudain, le monde fit une embarde. Je ne trouve pas de mot plus exact pour dcrire ce qui survint alors. Nous demeurmes fixes sur les eaux, Hyacinthe sefforait de faire un pas vers lavant, mais la masse du monde tout entier bascula dune horrible faon. Dans les quelques pieds deau devant nous, quelque chose se modifia, souvrit. Un abme plus profond et plus noir que ce que javais vu dans les yeux de Hyacinthe, un vide infini et terrifiant autour duquel tout mon univers se mit tourner ; dans les profondeurs, une atroce prsence se fit sentir une rage gorge de dfi et de volont destructrice. Pendant un instant, je crus quil avait russi, quil avait fait un pas pour traverser le vide qui nous sparait puis tout revint sa place. Nous tions de nouveau debout sur les eaux ; labme et la prsence avaient disparu. Ne restait plus que Hyacinthe courb en deux sur la digue, luttant pour recouvrer son souffle. Il leva son regard hant et, lorsquil parla, jentendis la voix qui appartenait au petit Tsingano de mes souvenirs.

    Tu vois ? dit-il, pantelant, le front inond de sueur. Cest impossible. Le simple fait dessayer est pire que la mort. Je le

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    sais. Je lai tent tant de fois. (Il se redressa lentement, comme si le moindre mouvement lui infligeait une terrible souffrance.) Puisque vous tes venus jusquici, reprit-il dun ton solennel, entendez ce que je proclame. Le dtroit a un nouveau Matre. Et je proclame que tous ceux qui voudront passer seront les bienvenus. La trve du Cruarch tient toujours. Aussi longtemps que lamour rgnera entre Albans et DAngelins, le dtroit demeurera ouvert.

    Hyacinthe. (Je sentis le regard de Sibeal pos sur moi tandis que je prononais son nom comme une prire dsespre.) Ny a-t-il aucun moyen de te librer ?

    Il leva son visage vers moi, si proche que jaurais pu le toucher ; le chagrin dans ses yeux tait plus profond que le plus profond des ocans.

    Je ne lai pas trouv, Phdre. Et toi ? (Muette de tristesse et de stupeur, je secouai ngativement la tte. Il me rpondit par son terrible sourire ; de petites rides apparurent au coin de ses yeux.) Alors que lon enterre et oublie jamais la maldiction qui me touche. Si tu maimes, Phdre, fais en sorte que tous moublient. Car, vois-tu, je suis encore suffisamment jeune et suffisamment neuf dans ce rle pour avoir des scrupules le passer un autre. Aussi longtemps que ma rsolution demeurera ferme, aucun vaisseau ne sera autoris venir jusquici. (Hyacinthe carta les bras.) Mais je vieillis aussi, tu le vois bien, poursuivit-il doucement. Le Matre du dtroit tait fils de Rahab et dune femme issue de la ligne dElua. Moi, je ne suis pas comme lui, avec dans les veines trois mesures dichor divin pour une mesure de sang humain, capable de supporter lternit sans vieillir. (Je le vis dglutir ; sa gorge tait serre.) Que tous moublient. Ensuite, lorsque tous ceux que jai connus et aims sen seront alls de ce monde, lorsque je ne serai plus quune carcasse dessche, lorsque le temps aura tempr mes scrupules, ma conscience sera moins exigeante.

    Le souvenir de mon rve me revint cet instant, avec une terrible clart ltendue deau slargissant entre nous, la silhouette de Hyacinthe sestompant dans le lointain, et sa voix denfant criant mon nom, en vain.

  • 48

    Qutait-ce au juste, Hyacinthe ? demandai-je en luttant pour que ma voix demeurt ferme. Lorsque tu as tent de faire un pas hors de lle, jai peru une prsence dans les eaux. tait-ce Rahab ?

    Oui. Lui ou une invocation de lui. (Hyacinthe se tenait immobile. Notre navire tanguait doucement sur les petites vagues.) Tu as trouv quelque chose ?

    Oui et non. (Je pris une profonde inspiration et levai les yeux vers le bleu limpide du ciel.) Il y a un mot. Les Yeshuites affirment que le Dieu unique ne peut tre ni connu ni nomm, mais ce nest pas exact. Ils le nomment Adonai ou Seigneur ; cest tout. Mais Il a un nom. Et quiconque prononcera ce nom se fera obir de tous ses serviteurs. Mme Rahab. (Mon regard revint se poser sur Hyacinthe.) Jai dcouvert cela, mais (je secouai la tte) je nai pas dcouvert le nom de Dieu. Je nai pas cette connaissance.

    Quelque chose bougea fugacement dans les yeux tonnamment mouvants de Hyacinthe. Un pouvoir, peut-tre, en train de sagiter dans les profondeurs ou tait-ce seulement de lespoir ?

    Tu peux le trouver. Hyacinthe. (Je sentis ma gorge se serrer.) Jai pass dix

    ans le chercher ! Depuis un temps antrieur encore larrive dElua le bni sur cette Terre, des lignes ininterrompues drudits yeshuites ont consacr leur vie cette qute. Je ne cesserai jamais jamais de chercher, je te le promets, mais, au bout de dix annes, je nai plus gure despoir.

    Hyacinthe dtourna la tte. Tsingano. (Ctait la voix de Joscelin, calme et

    pragmatique, qui venait de rompre le silence.) Tu as le don du dromonde. Que te dit-il ?

    Le dromonde. (Hyacinthe lui fit son sourire empreint dune dsolation infinie.) Je vois une le, Cassilin. Je vois le vent et la mer. Que croyais-tu ? Je ne vois plus rien dautre depuis que je suis ici.

    Et au sujet de Phdre ? La question demeura comme suspendue dans lair entre eux.

    Le noir intense des pupilles de Hyacinthe se brouilla.

  • 49

    Phdre, murmura-t-il. (Autrefois, il nacceptait jamais duser du dromonde pour lire ce qui mattendait.) Ah ! Phdre ! Elle est au cur dune trame trop vaste pour que je puisse la discerner tout entire. Il y a des ramifications au-del desquelles je ne puis aller ; chacune delles se perd dans les tnbres. Kushiel minterdit le passage, sombre et inflexible. Ses mains sont tendues. Lune delles tient une cl dairain, et lautre (Soudain, son regard devint dune prcision insoutenable.) Lautre tient un diamant attach un cordon de velours.

    Ma main vint se poser sur ma gorge nue. Cest mon rve, murmura Sibeal en cruithne. Cest a que

    jai vu.

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    Chapitre 5

    Le retour la Pointe des Surs se fit dans une ambiance

    bien sombre. Nous quittmes la flottille de Drustan mab Necthana en

    haute mer ; il mettait cap lest en direction du port de Trevalion, o lattendaient Ghislain et sa femme Bernadette. Le moral des hommes dvrilac Dur tait meilleur, mme sils sefforaient de demeurer impassibles ; ils navaient pas forcment tout saisi de ce qui stait pass, mais ils taient heureux davoir survcu. Le regard perdu dans les eaux que notre proue fendait comme une lame, je rflchissais.

    Joscelin ne me tira de mes rflexions qu une unique reprise, en venant saccouder ct de moi. La poigne de son pe entre ses deux paules jetait une ombre en forme de croix sur la surface de la mer.

    Je ne connais quun seul diamant de cette sorte, dit-il doucement. Melisande

    Je sais, rpondis-je en linterrompant schement. Quel lien pouvait-il bien y avoir entre Melisande et le destin

    de Hyacinthe ? Aucun. Le sort de mon ami ntait pas du nombre des griefs que je nourrissais son endroit. La malchance seule tait en cause, une fatalit tragique enfante huit sicles plus tt, et de laquelle le prince des voyageurs se trouvait dsormais prisonnier. Je ne parvenais pas chasser de ma mmoire lultime image que je conservais de lui. Hyacinthe avait lev les mains et la mer avait obi ; une vague limpide stait souleve pour nous prendre et nous emporter par le goulet troit en direction du grand large. Javais vu ses lvres bouger en silence, murmurant les mots qui commandaient aux eaux.

  • 51

    Comment lui, qui dtenait un tel pouvoir, pouvait-il attendre de moi une quelconque aide ? Au cours de toutes ces annes, le rle qui tait le sien tait devenu quelque chose dirrel. Je lavais vu, jen avais pris la mesure, et je doutais dsormais de mes maigres capacits. En dix ans, quavais-je trouv ? Une rumeur, rien de plus ; une fable perdue au milieu dune lgende. Le Rebbe me lavait raconte bien longtemps auparavant avant La Serenissima. Lilit, la premire femme dEdom, avait fui sa domination ; et le Dieu unique avait envoy ses serviteurs pour la ramener. Elle avait ri et prononc Son nom pour les chasser.

    Et puis ? Rien. Je navais pas menti ; javais longuement discut avec dinnombrables rudits yeshuites. La mystique des suivants de Yeshua compte bien des coles diffrentes ; il y en a mme qui affirment que les cinq livres de la Tanakh composent le nom de Dieu crit en code. Ils attribuent une valeur chacune des lettres de chaque mot et tudient sans fin la rsonance de chaque mot avec les mots de valeur comparable. Pour autant, je nen avais jamais rencontr un seul qui affirmt connatre le nom de Dieu.

    La Ville dElua et le royaume tout entier ne comptaient plus autant de Yeshuites que par le pass ; leurs penses taient tout entires tournes vers le nord. Lexode entam une dizaine dannes plus tt stait poursuivi, et, selon une rumeur venue des terres lointaines du Nord-Est, ils btissaient une nation dans les territoires gels. Bien sr, tous nestimaient pas que ctait cela prcisment quindiquaient les prophties de Yeshua ben Yosef mon vieux matre le Rebbe tait de ceux-l mais le nombre des sceptiques diminuait chaque anne. Ce quil craignait par-dessus tout avait fini par arriver : les Enfants dYsra-el taient diviss. Quant ceux qui restaient, leurs yeux taient de plus en plus tourns vers lavenir, et de moins en moins vers le pass. Quant moi je suis dAngeline. Lorsque le Dieu unique invita Elua le rejoindre dans son den, Elua et ses Compagnons refusrent. Je suis une enfant dElua, llue de Kushiel et une servante de Naamah ; il ne mappartient pas de me mler de leurs problmes.

    Mais pour Hyacinthe

  • 52

    Un mythe hellne raconte lhistoire dun homme auquel les dieux avaient accord un vu. Il demanda limmortalit, mais oublia de demander la jeunesse ternelle. Moqueurs, les dieux lexaucrent en sen tenant la lettre. Il ne mourut jamais, mais vieillit ternellement. la fin, lorsquil se fut rduit une petite chose toute craquele, de tendons et dos, ils eurent piti et le transformrent en criquet. Combien de temps scoula-t-il ? Le mythe ne le dit pas. Aujourdhui encore, je ne peux entendre la complainte dun criquet sans frissonner.

    Nous passmes une nuit paisible la Pointe des Surs, do nous repartmes le lendemain matin. vrilac Dur proposa une escorte, offre que nous dclinmes, mais je le remerciai gracieusement de laide quil nous avait accorde. Nous djeunmes laube et prmes cong moins dune heure aprs.

    Ayant pris la mesure de mon humeur, Joscelin demeura prudemment silencieux ; Ti-Philippe tait suffisamment avis pour suivre son exemple. Seul le jeune Hugues, avec son babillage incessant, revint encore et encore sur le sujet.

    On dit que sa mre tait la reine des Tsingani, avec de lor tous les doigts et une tole dor diffrente pour chaque jour. Il parat que, si elle lanait un sort un homme, il tombait raide mort. Est-ce vrai, ma dame ? demanda-t-il dun ton exalt. On raconte aussi quil disait la bonne aventure sur les marchs lorsquil tait enfant, et que les nobles du palais faisaient la queue pour le consulter !

    Il volait des friandises, rpondis-je schement, sur la place du march. Et sa mre lavait le linge des autres.

    Mais, on raconte Hugues. (Je tirai sur la bride de ma monture pour me

    mettre face lui.) Oui. Hyacinthe avait le don du dromonde, et sa mre avant lui. Elle lisait lavenir et les gens lui donnaient parfois de largent, mais ils taient pauvres. Elle louait des chambres aux Tsingani qui ne mprisaient pas une femme ayant perdu sa laxta, sa vertu, et faisait aussi des lessives et elle achetait de lor avec largent quelle gagnait, pour sen faire un collier comme en portent la plupart des femmes tsingana que tu as vues sur les routes. Crois-tu vraiment que son fils tait marqu pour vivre pareille destine ?

  • 53

    Le sang lui monta aux joues. Je ne voulais pas Je poussai un soupir. Je sais. Cest une histoire magnifique et terrible, et tu as

    eu le privilge den voir une partie. Au-del des frontires de lAzzalle, je ne pense pas que quiconque la raconte jamais. Mais noublie pas une chose, Hughes : ce sont des tres de chair et de sang qui vivent ces histoires. Et si elles sont racontes, eux en paient le prix en chagrin et en culpabilit.

    Ds lors, il se tut et tint son charmant visage baiss. Jprouvai du remords de lui avoir ainsi fait honte. Cette nuit-l, nous logemes dans une auberge dans la ville de Seinagan ; Hugues quitta trs tt la grande salle pour se retirer dans sa chambre. Sans rien dire, Ti-Philippe partit avec lui.

    La grande pice de lauberge tait des plus agrables, avec ses murs peints la chaux, un grand feu dans ltre pour chasser la fracheur des nuits printanires, et de dlicieux fumets dans lair.

    Tu as t dure avec le garon, dclara Joscelin dun ton pos sans me regarder. (Ses doigts caressaient la terre cuite embue dun pichet ventru.) Il est excit, cest tout. Il ne voulait pas tre blessant.

    Je sais. (Jenfouis mon visage dans mes mains.) Je sais. Tout cela me met les nerfs vif, Joscelin, cest tout. Voir Hyacinthe et ne rien pouvoir faire me dchire le cur sans que jen prouve le moindre plaisir.

    Ah ! comme jaurais voulu que ce soit moi qui aie rpondu lnigme, sexclama Joscelin en relevant brusquement la tte. Nest-ce pas ce que tu voulais entendre ? Sincrement, Phdre, jaurais voulu que ce soit moi. Tout le monde serait plus heureux si cela avait t le cas. Si je pouvais changer ma place avec lui et tpargner ce chagrin, je le ferais. Mais je ne peux pas, ajouta-t-il avec une certaine sauvagerie. Je ne suis pas aussi intelligent que toi, et je nai aucun don de double vue pour maider. Je nai que a. (Il tendit ses mains devant lui, montrant ses paumes couvertes de cals.) Cela a t suffisant jusqu prsent. (Lexpression de son visage se transforma.) Et cela pourrait ltre encore, si tu parvenais le convaincre, dit-il en

  • 54

    dtachant chaque mot. Je connais la rponse, nest-ce pas ? Plus besoin dtre sage ou voyant maintenant. Il suffit que Hyacinthe me laisse poser le pied sur son le.

    Joscelin, non ! (Je fixai intensment sur lui mes yeux agrandis par lhorreur.) Comment peux-tu mme penser une chose pareille ?

    Ah bon ! (Il maccorda un petit sourire forc.) Cela rsoudrait pourtant tes problmes.

    Idiot ! (Je saisis ses mains dans les miennes et les serrai trs fort.) Joscelin Verreuil, si tu penses ne serait-ce quun instant que jprouverais un tant soit peu moins de chagrin de te perdre toi plutt que Hyacinthe, cest que tu es un fieff imbcile, dis-je avec exaspration. Il est mon plus ancien et mon plus cher ami, et je laime bien, mais toi (Je secouai la tte.) Tu es un idiot. Et si tu crois que je vais menfoncer dans les tnbres sans toi mes cts, tu es trois fois plus idiot. Tu ne te dbarrasseras pas de moi si facilement.

    Ses doigts se refermrent sur les miens. Alors je resterai la croise des chemins, dit-il

    tranquillement. Et je choisirai encore et encore, o que tes pas doivent te mener. Je protge et je sers.

    Ctaient des paroles qui devaient tre dites entre nous. Le lendemain matin, je mveillai avec le cur bien plus ferme et je fis des efforts pour me montrer gracieuse avec ceux qui mentouraient. Le reste du chemin se droula pour le mieux et nous rallimes la Ville dElua pour constater que la nouvelle de larrive de Drustan nous avait prcds dune journe, porte par des messagers de lAzzalle venus bride abattue pour emporter la rcompense dYsandre.

    La reine nous couta avec gravit et compassion, prenant bonne note de la transmission du pouvoir Hyacinthe et de la dclaration quil avait faite. Elle tait sincrement dsole du sort de mon ami, mais il y a des choses pour lesquelles mme une reine ne peut rien. Ysandre avait un royaume gouverner, et son mari bien-aim, le pre de ses enfants, tait sur le point darriver. Il ny avait rien quelle pt faire. Dans le cas contraire, je lui aurais demand son aide ; jy aurais consacr le vu

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    quelle mavait octroy si longtemps auparavant, en me remettant ltoile du compagnon.

    Mais il ny avait rien. Par courtoisie, jaidai le matre des crmonies la

    prparation de lentre de Drustan dans la Ville. Ctait devenu lun des grands vnements rituels du printemps la mise en place duquel javais particip. une certaine poque, nous ntions que quelques DAngelins parler le cruithne. Depuis, les changes staient multiplis avec Alba et son idiome tait enseign dans les coles ; Ysandre ne manquait pas de traducteurs. Les enfants du royaume navaient