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  • Isha Schwaller de Lubicz

    HER-BAK

    POIS CHICHE VISAGE VIVANT DE LANCIENNE

    EGYPTE

    Illustration de Lucie Law

  • Flammarion

  • PRFACE DE LAUTEURLa premire dition de Pois Chiche Her-Bak excute au

    Caire en dition prive tirage limit fut dtruite danslincendie de limprimerie Schindler pendant les meutes du26 janvier 1952.

    Nous avons profit de cette nouvelle dition pour modifierle groupement et la prsentation de ces ouvrages, afin dedonner aux lecteurs les illustrations et documentations quifaciliteront la comprhension des sujets traits.

    Ces illustrations sont luvre de Lucie Lamy dont lesdessins, scrupuleusement prcis, ont t relevs sur lesdcorations murales des tombes. La table des figures endonne les rfrences.

    Cette nouvelle prsentation de Her-Bak Pois Chiche,

  • Visage vivant de lAncienne gypte , dcrit la formationprliminaire de Pois Chiche : par les leons de la Nature et delartisanat, puis du Temple extrieur.

    Nous y avons adjoint un Appendice documentaire quirsume les donnes classiques actuelles sur lgypteAncienne, avec les explications ncessaires pour mieux lacomprendre dans sa ralit.

    Je veux ici rendre hommage notre cher collaborateurdisparu, Alexandre Varille, ancien membre de lInstitutfranais dArchologie orientale du Caire, expert scientifiqueau Service des Antiquits dgypte, membre correspondantde lAcadmie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon. Sacritique trs sre, appuye sur une rudition gyptologueinconteste, avait inlassablement contrl lexactitude de mesassertions sur lEnseignement du Temple gyptien. Sa penserestera toujours associe la nouvelle floraison de luvreentreprise par le groupe de Luxor.

  • AVANT-PROPOSLe double nom Pois Chiche Her-Bak est le

    programme de cet ouvrage.Si lon veut connatre et comprendre lAncienne gypte, on

    ne peut pas sparer son visage vivant , plein dhumour etde charme, de son visage hiratique dont chaque expressionest un enseignement.

    Quil sagisse de faits de la vie quotidienne dpeints dans lestombes des particuliers , ou des exploits sportifs dunPharaon, ou de certains rcits mythologiques maills dedtails apparemment licencieux, on peut tre certain que sousces images concrtes sont enseigns des principes abstraits,rvlateurs de lois fondamentales.

    Le nom des personnages joue un rle considrable. La

  • valeur symbolique des noms, utilise comme lmentinitiatique, est atteste dans dinnombrables textes. Mme lenom des choses tmoigne du souci constant dtablir larelation entre lobjet et sa qualit essentielle ou sa fonction :tel le nom de lor neb ou noub qui dsigne galement lematre ou le seigneur, parce quil exprime la qualitdquilibre caractrisante du plus noble des mtaux comme dela matrise humaine ; tel encore le mot men, expression de lapermanence et de la stabilit, qui dsigne aussi lesmonuments (menou), les bases ou fondations, la cuisse (men.t), le port o se stabilisent les bateaux -

    Le nom tait considr comme une dfinition de la natureessentielle de lindividu, et le programme de sa ralisation.Cest pourquoi le mme personnage pouvait recevoir plusieursnoms selon les phases de son volution.

    Cest ainsi que le nom dHer-Bak exprime sa nature et sonbut : bak (ou bik) dsigne le faucon, qui est loiseau

  • symbolique dHorus. Horus est le principe de survolutionauquel doit aspirer lHumanit.

    Her est le nom dHorus et celui de la face, et ce mme motsignifie sur (ce qui est au-dessus) ; de sorte quelexpression her-bak, jouant sur la relation des deux mots selon le mode gyptien signifie en mme temps face defaucon et face dHorus .

    Or, her-bak tait aussi le nom du pois chiche, parce que cepois donne limage de la face du faucon dHorus avec son becet la courbe caractristique qui souligne la rgion de son il.

    Pois chiche est donc la traduction du symbole concretdher-bak, attribu lenfant qui cherche son chemin jusquaujour o le sens profond dHer-Bak face dHorus deviendrasa lumire et son nom.

    ***

  • Lhistoire de Pois Chiche Her-Bak dpeint, dans un modevivant, le chemin progressif quon pourrait appeler lamonte vers le Temple , si toutefois on conoit le Templecomme ldifice total de la Connaissance gyptienne, avec sastructure mtaphysique, ses applications pratiques, et seschemins daccs.

    Les textes gyptiens expriment sous diffrentes formescette ide que le Temple est la projection du Ciel sur la Terre,cest--dire sur le monde dlimit par lhorizon ; or lhorizonest la ligne de jonction du ciel avec ce monde , que cemonde soit notre Terre, ou le lieu circonscrit par lenceintedun temple, ou notre propre corps. Pour la sagessegyptienne, le vrai temple vivant est lHomme, en lequel sontincarns les Principes et fonctions cosmiques, les Neter. Et lestemples sont les maisons en lesquelles sont reprsents lessymboles de ces Neter pour apprendre lhomme reconnatre en lui les lments du grand Monde dont il est

  • limage et le rsum.Mais le Temple des Sages est lEnseignement lui-mme, ou

    plutt lambiance rayonnante en laquelle slabore lacommunion enrichissante entre celui qui cherche et celui quisait. Considre sous cet angle, lgypte entire est leTemple , et toute son histoire est lhistoire de lhomme,symbole vivant de toutes les fonctions cosmiques. Lescouronnes et les sceptres du Roi reprsentent les pouvoirsconfrs par la conscience acquise, et qui font de lui le roi dela Nature et des cratures infrieures.

    Or le rle du Temple gyptien consistait slectionner etformer les individus capables daspirer ce type idal et derecevoir le legs de lantique Sagesse. Il y avait videmment desphases progressives dans cette formation ; les troisprincipales sont le sujet des thmes de Pois Chiche et Her-Bak.

  • La phase prliminaire tait lveil de la conscience latente,par la culture des facults dobservation, du discernement desqualits et de la notion de responsabilit. Elle pourrait sersumer dans ces mots : prouver la vie, regarder, discerner.Cest la simplicit (candeur) de lenfant devant lcole de laNature.

    La seconde et la troisime phases taient linitiationprogressive la connaissance des lois causales, gradue selonles possibilits de ltudiant.

    Ce programme des phases successives a t symbolis dansla suite des dynasties :

    1par la progression du dveloppement des textes, depuis laconcision nigmatique des inscriptions des Pyramides,jusqu la prolixit Ptolmaque ;

    2par une progression analogue dans la participation desfonctionnaires, puis du peuple, aux prrogatives

  • pharaoniques quant aux rites religieux et funraires.Lhistoire de Pois Chiche se rapporte la ralisation de la

    premire phase, abondamment documente par la dcorationmurale des tombes particulires, ainsi que par divers contes etrcits. Pois Chiche a tent dvoquer latmosphre de sonmilieu, le caractre de sa terre, le langage et lattitude de sonvoisinage, les influences et circonstances qui pouvaient aiderou troubler cette ducation prliminaire.

    Her-Bak nous introduit dans la deuxime phase, avec unaperu de la symbolique hiroglyphique et thologique, pouraboutir, avec la troisime phase, la question suprme desdestines de lhomme1.

    Pois Chiche et les hros de son histoire incarnent quelquestres dlite, puisant en eux-mmes la force de discernement qui les cultive comme autant de semencesau milieu de la masse du fruit Masse ni plus mauvaise ni

  • meilleure que dautres masses , mais que la sagesse dessemences fait cooprer la qualit de son fruit.

    Lducation de Pois Chiche, sous son apparence enfantine,est aussi importante que linstruction dHer-Bak, car elledpeint les conditions indispensables la comprhension delantique Sagesse et qui sont :

    louverture de loreille intrieure que les gyptienssituaient comme ncessit primordiale ;

    la simplicit de cur et de pense (lment oppos lacomplexit de la pense moderne) ; enfin lesprit de synthse,oppos notre mentalit analytique.

    Grce lacquisition de ces dispositions, Pois Chichedeviendra Her-Bak et pourra sapprocher de la sagesse desMatres.

    Her-Bak est ltudiant, libre encore de choisir la matire et

  • la qualit de linstruction quil recevra. Il deviendra2 ledisciple, artisan par son choix de son propre destin ; ilvolue parmi dautres disciples incarnant divers points devue de la Recherche humaine.

    Quant la ralit du Matre prsent dans Her-Bak, ceMatre cest lgypte, cest--dire sa Sagesse millnaire,constructrice de luvre formidable qui nous lgue sontmoignage par son langage architectural, sculptural ethiroglyphique.

    Mais la comprhension de cette symbolique exige unementalit si diffrente de la mentalit moderne, quellencessite un effort dadaptation considrable. La Sciencervle par les monuments gyptiens est autre chose quuneaccumulation de notions : cest une connaissance des loiscausales, qui permettait de trouver dans la Nature les formeset les expressions symboliques concrtisant vitalement des

  • abstractions qui, autrement, seraient inexprimables.Cest pourquoi lenseignement de ces Matres ne peut pas

    tre transmis par des formules thoriques. La possessionmme de leurs cls serait insuffisante si nous nadaptonspas notre mode de pense leur esprit de synthse, notremode de vision leur simplicit (cest--dire : suppression dela dformation apporte par les restrictions du mental, lesthories routinires et les prjugs).

    Cest pourquoi Pois Chiche Her-Bak sest donn pour butde crer une ambiance susceptible de reflter lambiancegyptienne. Il entrane sa suite le lecteur comme uncompagnon de recherche, lassocie ses doutes, ses checset ses dcouvertes ; il lui ouvre successivement les portes duTemple gyptien, jusqu ce que, muni du ncessaire, ce compagnon de route puisse son tour entreprendre levoyage du plerin .

  • PREMIRE PARTIE

    POIS CHICHE

  • I

    LE PREMIER JOUR

    Est-ce bien le chemin, mon ne ? Tu as perdu taroute ? Moi aussi ! Ce pays est nouveau pour nous deux :autant de sable que de champs ! Et ce long mur qui ne veutpas finir

    ***Ciel lumineux jusqu la blancheur aveuglante ! Sur

    lhorizon dOrient, un profil de cimes arides borne ltenduedsertique. Le sable caillouteux sapproche jusquaux bords dela terre vivante, arrt brusquement par les champs cultivsqui marquent la limite des rigoles dinondation.

  • Les grands fts des dattiers balancent dans le ciel leurscouronnes de palmes, sombres panaches semblant venter lesmaisons de terre brune qui cherchent lombre leurs pieds.

    La poussire jaune du dsert voisine avec lor des pis etavec lintense verdure des champs nouvellementensemencs3.

    Il ny a pas de moyen terme en ce pays tout en contrastes :scheresse ou inondation, strilit du sable ou fertilitexubrante du limon. Deux puissances rivales : un Soleil et unfleuve, dont lpouse commune espre la fcondation ou doitsubir la consomption, lune et lautre sans concession, sansartifice, sans excuse.

    Sans excuse gypte, terre des Neter4 !

    ***Sur le bord du chemin qui longe les cultures, une haute

  • muraille arrte la vue, au grand dpit dun enfant curieux quichevauche son ne en poursuivant son rve.

    Cest une montagne, ce mur ! Que peut-il entourer ? Pourtre si haut, il doit cacher quelque chose quelque chosedimmense ! On na jamais rien vu daussi grand ! Sans douteil faudrait longtemps pour en faire le tour, aussi longtempsque pour venir aux nouvelles cultures

    Plus beau que lancien est le nouveau domaine confi mon pre, mais il est plus loin du march ! H compagnon ! ilfaut retrouver ton chemin ! Ha ! Ha ! montre-toi gaillard !

    Mon pre est grand cultivateur Je ne serai pascultivateur : mon pre a dit : Tu seras scribe ! Quen penses-tu camarade ? As-tu jamais port un scribe sur ton dos ?

    Par ma vie, voici lombre ! H ! reste ici. Cest assez demarcher sans rien voir ; le sel, les noix de doum ne sont pascoussins moelleux pour mon derrire ! Arrte-toi, fais halte !

  • Je veux savoir ce quil cache, ce mur. Au pied dun sycomore, lne, docile, stationne sous la plus

    basse branche. Alerte comme un singe, lenfant sagrippe ; ilparvient peu peu se hisser jusquau fate de larbre. Mais lahauteur du mur dfie lil indiscret.

    Le Soleil monte, il frappe dur sur la petite tte nue. Ensoupirant lenfant descend, hlant son ne pour lui servirdescabeau.

    H, toi ! donne ton dos et prends garde ton matre. Ettche de rester chevill en ta place !

    Mais les jambes ballotantes cherchent en vain lappui Ah ! le gredin ! Il na pas pu mattendre ! Penaud, il

    part en qute. Les pieds nus trottinent sur les traces de lne,suivant la piste troite qui contourne le mur. Soudain, un cride joie : une porte dans la muraille !

    Lne coupable est oubli. Sans se soucier de la hutte

  • gardienne qui, non loin de l, le surveille, il cherche dans lesais la fissure favorable Il se hisse sur une borne, il agrippeses doigts aux portants

    H, fripouille ! Si tu ne descends pas sur tes pieds je tefais descendre sur la tte

    Dun bond, lobservateur quitte le poste dangereux et faitface au gardien courrouc ; alors, prs de la hutte, il aperoitson ne, attach, dlest, honteux comme un renard attirdans un pige.

    Indign, il oublie lingalit de la lutte : Tu as vol mon chargement : les pains, les noix, le

    couffin de sel ! Tu vas me rendre mes galettes, ou la bire quetu en feras gonflera ton ventre comme celui dun chiencrev !

    Le gardien sest avanc, menaant, vers le gamin qui ledfie :

  • Do sors-tu, vadrouilleur, n dhier ? Srement tu es filsde ton ne !

    Je ne suis pas n dhier : hier jai nou ma ceinture5 ;traite-moi comme un homme, je ne suis plus un moutard !Mon pre est dans les eaux du nomarque ; bientt je seraiscribe, et je te ferai flairer la terre mes pieds un jour depluie !

    Et toi, tu vas flairer le ciel avec ton derrire !La grosse patte noire empoigne la ceinture noue dhier ,

    renverse le futur scribe tte en bas, et, dune magistrale vole,le remet sur ses pieds.

    La victime serre les dents et se dbat ; mais le cache-sexedchir reste aux mains du gardien.

    Fils de singe, rends-moi mon daou ! Rends-le moi !Comme un chat sauvage, lenfant nu se jette sur le bras qui

  • brandit le chiffon prcieux, il le griffe, il le mord ; jet sur lesol il saute, rebondit, trpigne, fou de rage Subitement, ilcourt vers son ne qui mchonne la natte de la hutte ; dansune jarre leau rafrachit : lenfant, pleines mains, prend lesel du couffin, le prcipite dans leau claire.

    Le gardien, furibond, a lch le chiffon ; il poursuit lecoupable, qui tente dans sa course de trouver son daouHlas ! il nen reste plus quun lambeau que les dents dunechvre achvent de brouter.

    Alors un grand sanglot secoue le petit homme : son daouneuf ! La fire conqute de sa jeune masculinit ! Il crie, ilhurle comme un loup la Lune, et le gardien, gouailleur,savoure sa vengeance.

    Vas-tu te taire, chacal maudit6 ? Tu vas ameuter lesaffrits7 de la Rouge ! Ferme ton bec, ngeg8, caqueteur enrag !

  • Le gourdin se relve mais une poigne solide emprisonnele bras menaant :

    Qui blasphme le nom des animaux sacrs est dj mrpour le chacal ! Que ta fait cet enfant ?

    Sous le regard hautain, la brute saffaisse, dompte, et vientlcher les pieds du Matre en tremblant.

    Que ta fait cet enfant ? Que ta Grandeur lapprenne : ce pou a voulu forcer cette

    porte ! Ce pou a sal mon eau fracheLenfant rugit : Moi, ce pou, jai jet dans ta cruche le sel que tu mavais

    vol ! Ce pou ? tu lui as chip ses galettes ! Ce pou ? tu lui asdchir son daou !

    Il ma vol mon cache-sexe : je ne peux plus retournerchez mon pre !

  • Le Matre, amus, observe en silence ; lenfant, honteux,renifle et boit ses larmes :

    Hier, jai nou ma ceinture Dj ? Que va dire mon pre ? Ce matin je me suis lev comme

    un homme fier et voil : je suis nu nu nu ! Et avant hier, tu ne ltais pas, nu ?Lenfant, interdit, hsite : Je je ne savais pas !Un large sourire sur la face grave ; la grande main entrane

    la petite main Quelques pas et lenfant, suffoqu, voitsouvrir devant lui la porte du mystre.

    ***Muet, trottinant, tir par lhomme immense, il traverse

  • vite, regret, des portiques, des cours, des chemins bords dehauts murs. Soudain, un cri de stupfaction lui chappe : dechaque ct dun pylne, deux colosses font face auxarrivants, gigantesques, crasants, rduisant desproportions minuscules la stature de lhomme comme celle delenfant. Pois Chiche ose peine lever la voix :

    Ils sont dieux ? Non. Ils sont rois ? Oui. Tu es leur serviteur ? Oui. Alors, pourquoi es-tu si petit ?Lhomme, de sa hauteur, toise la petite chose qui

    questionne. Pois Chiche senhardit :

  • Tu ne dis rien : tu ne sais pas ? Non. Tu sais leur nom ? Au moins, tu sais ton nom, le tien ? Et toi, tu sais le tien ? Oui, le mien, cest Pois Chiche . Tu sauras peut-tre un jour quil est beau. Pourquoi ?Lhomme conduit lenfant devant un faucon dor couronn

    du haut pschent : Regarde ton image. Mon image ?

    Pois Chiche, Her Bak9, face de faucon, petit Horus dansluf, regarde et souviens-toi.

  • Il est trop haut pour moi, gmit le petit homme ou jesuis trop petit ! Cest un dieu ?

    Si tu veux. Pourquoi cest mon image ? Tes yeux sont les siens, tes oreilles les siennes, ton nez le

    sien ; ta bouche a seulement la langue plus savante. Le jouro, dans ton cur, tu nourriras le sien, il sera dieu en toi.

    On ne ma jamais parl comme cela ! Tu dis la vrit ? Ce que je sais, oui.Le petit doigt pointait vers lHorus dor : Dis-moi le nom du dieu. Cest le tien. Pois Chiche ?

    ***

  • Si tu veux, puisque ta face est grave dans ce pois : laNature ne ment jamais en ses images.

    Jai vu des oiseaux vivants qui lui ressemblaient, mais ilsne brillaient pas comme celui-l, et ils navaient pas de bonnetsur la tte ! Sont-ils dieux aussi ?

    Quest-ce quun dieu, Pois Chiche ? Je nai jamais pens a ! Cest srement un qui sait

    tout ce que les hommes ne savent pas et aussi tout le reste.(Et son bras circonscrit lhorizon.)

    Les yeux du Matre scrutaient le visage de lenfant : Dis-moi : si tu dors, sais-tu quand le Soleil se lve ? Non bien sr ! Les yeux bands, sais-tu quand il se couche ? Je ne peux pas le savoir. Ces oiseaux-l le peuvent, jamais ils ne se trompent ; ils

  • guettent le Soleil ds son lever, son sommet , soncoucher : ils sont plus forts que toi.

    Ils savent dautres choses ? Apprends le leur demander. Ils rpondront ? Tu le crois ? Si tu observes bien, ton cur te rpondra. Comment faut-il leur demander ? Te taire, te taire, et regarder. Jamais, on ne ma dit ces choses-l ! Aujourdhui est le premier jourUn profond soupir souleva la vaste poitrine : Aujourdhui est le premier jour : heureux celui qui,

    cet ge, peut prononcer cette parole ! Mais tu toublies, Pois Chiche : tu ne sais plus que tu es

  • nu ? Maintenant je ne sais plus, a ne fait rien. Dis, tu veux

    me garder avec toi ? Je ferai la bire pour toi, comme mamre : je sais faire la bire avec les pains.

    Lhomme sourit tristement : Non, il ne faut pas ; tu dois apprendre beaucoup de

    choses avant. Japprendrai avec toi ; je serai scribe et saurai lire. Ce serait grand dommage ! Il te faut dchiffrer, dabord,

    un autre livre. Que fait ton pre ? Cultivateur. Le Seigneur la chang de domaine ; moi, je

    ne serai pas cultivateur ! Et pourquoi ? Cest trop bte : tout le jour on travaille la terre. La terre est ta nourrice, petit. Les arbres, les fleurs et les

  • graines qui germent, si tu sais regarder, tapprendront plus dechoses que nen savent les scribes qui comptent desmilliers , et dont lintelligence prtend comprendre tout.

    Je crois que mon pre nest pas savant du tout ! Cest quil na pas encore trouv son premier jour La rponse, murmure, fut perdue pour lenfant qui,

    mesurant sa petite taille celle dun colosse, avait, pour mieuxvoir, grimp sur le haut socle.

    Mais un prtre passaVlan ! Vlan ! Une paire de claques magistrales fit sauter le

    derrire de lobservateur : Veux-tu descendre, impur qui profanes de tes pieds

    sacrilges le pidestal divin !Lenfant se tourna, constern, croyant avoir fch son

    grand ami. Mais celui-ci, svre, imposait silence au prtre

  • qui flairait la terre devant lui. Si le cur est pur, les pieds le sont aussi, pronona-t-il

    dun ton glac. Va maintenant, et rapporte un cache-sexe neufpour mon nouveau disciple.

    Ton disciple ? Ta Grandeur, sans doute, ne pourrait setromper, mais son disciple saurait-il dj lire ?

    Le Matre sapprocha dun mur avec lenfant : Petit, quel est ce signe ? Cest un il. Et celui-ci ? Un pied. Dis ce que tu comprends. Lil me regarde, et le pied est pos. Oh ! celui-l veut

    marcher.

  • Le prtre triomphait : -Ta Grandeur daigne le constater : il ne sait rien. Et toi, dis-lui ce que tu sais.Ddaigneuses, les lvres prononcrent : Ce divin caractre, qui est limage dun il, se lit r ;

    cest un signe horizontal. Cet autre se lit b ; cest le signe dupied vertical, relatif quant sa hauteur, affectant forme depied quoique jambe, et supposant la jambe quoique pied.Entre autres acceptions canoniques

    Cela suffit pour aujourdhui ; mais si R pouvait effacerde mon cycle cinquante de ses circuits, je sais fort bien lequeldes deux savoirs je choisirais.

    Oserai-je esprer lentendre de ta bouche, Matre deSagesse ?

    Certes, ce ne serait pas le tien.

  • Cependant, Prophte, les caractres sacrs de Thot etde Sechat

    sont inscrits dans les palmes, dans le bec de libis, dansle cri du corbeau, avant de ltre sur nos murs. Mais toncerveau savant ne connat pas ces choses. Va, et reviens :mon ami attend son daou !

    Timidement, Pois Chiche saisit le bord du vtement : Tu as dis mon ami tu me gardes ? Non, petit homme, un autre matre tattend pour veiller

    ton cur.

  • O mattend-il ? Dans ton jardin, dans ton champ dorge Je ne lai jamais rencontr. Tu ne savais pas le chercher. Il aime les questions

    denfant ; demande au grain comment il souvre, compte les

  • pousses du palmier, apprends lheure avec les oiseaux ;demande au vent du Nord do vient son souffle vivifiant, auvent du Sud do vient son feu.

    Qui rpondra ? Celui dont tu portes le nom.

  • II

    LA FAMILLE

    Sans doute lne avait retrouv son chemin ; les yeuxremplis de cette montagne de merveilles, lenfant se laisseporter par son rve.

    Par-dessus toutes choses plane le grand faucon dor Delor dans les roseaux, de lor dans les canaux, dans les pisondulants ; de lor, l-bas, dans les palmiers. Un nimbe deferie aurole, aujourdhui, son nouveau domaine comme uneoasis enchante.

    Le trille aigrelet dun busard le rveille : instinctivement, ilmesure du regard la hauteur du Soleil

  • petits pas serrs, lne choisit sa route au bord de larigole. Deux corneilles pitinent, cherchant leur pitance, PoisChiche les observe, attendri :

    Elles nont pas peur de moi aujourdhui !Il arrte son ne, prend un des pains dans le couffin, et,

    morceau par morceau, le jette joyeusement en pture A-t-on jamais vu pareilles corneilles ? On mprise le

    pain ! Ces oiseaux sont stupides ! Mais ne dirait-on pasquelles ont la mme opinion de moi ? Qui donc estlimbcile ? Pois Chiche, tu as beaucoup de choses apprendre !

    Ddaigneusement, les corneilles ont dlaiss le pain pourune ordure ; des moineaux frtillants profitent de laubaine coups de bec htifs ; la nouvelle sbruite des hochequeuessapprochent, un vol de passereaux sabat. Lne,opportuniste, soccupe en broutant les pis. Un pain ne suffit

  • pas : Cest jour de joie ! Pois Chiche entre dans son domaine et

    tous ses vassaux lui font fte ! Je ne savais pas quils taientsi jolis !

    Un pain deux pains trois pains le couffin se dgonfle,la foule grouillante en rclame toujours. Une voix rieuseimprovise une chanson : Cest lui ! cest lui, mon frre !Pois Chiche est arriv ! Le crocodile ne la pas mang, le Nil nela pas happ, le gardien ne la pas ross !

    Quoi ?Le cavalier dresse loreille cette vocation inopportune ; il

    cherche des yeux linsolente. Frle et nue, la fillette mergedes pis ; elle pousse un cri de surprise et court en sesclaffantvers la maison :

    Pois Chiche fait manger les moineaux ! Pois Chiche laissebrouter le bl !

  • Les oiseaux, pressentant la fin du festin, se disputent lesrestes. Mais la main gnreuse, arrtant ses largesses, lescongdie dun geste.

    Suffit pour aujourdhui, je reviendrai !

    Pas un regard au couffin presque vide, pour le bl ravagpas un regret ! Du rve dans les yeux, du soleil dans le cur

    Lne repu se met en marche lourdement, mais les petitspieds le talonnent. Les deux jambes menues battent commedes ailes, et lui fouettent les flancs en rythme acclr

    Au galop mon ami, il est temps de rentrer !

  • ***Sur le seuil, la mre, ahurie, assiste lentre triomphale.

    La fillette jacasse ; la femme, en silence, value le contenu descouffins, suppute la diffrence, sefforce en vain decomprendre Soudain, elle avise le cache-sexe nouveau :

    Tu as chang ton daou ! Que test-il arriv ?

    ***Depuis un long moment, blotti dans le coin frais de la

    maison de terre, la tte dans les mains, les coudes aux genoux.Pois Chiche essaie de rsister aux questions de la mre et desvoisines intervenues :

    Je nai pas fait de mal ! lui je dirai tout : lui, le pre !Lui seul pourra comprendre. Certes il sera surpris de la belleaventure : puisquil cultive la terre, sans doute sait-il aussibeaucoup de choses

  • Sur le seuil, la haute stature se dresse. Pre ! Dun bond, lenfant est ses pieds ; mais la voix fluette est

    couverte par le rcit entreml : les pains mietts leretard le daou. Accusations, glapissements, chacune descommres exagre un dtail.

    Lenfant se campe devant lui , balayant de ses braslassistance :

    Mets dehors toutes ces bavardes ! Mon histoire nest pasune affaire de femmes ; toi je dirai tout.

    Sur un geste nergique, la chambre se vida. Alors, parle ! Voil : je veux tre cultivateur. Es-tu fou ? Est-ce toi qui es ton matre ? Tu nes pas content ? Tu mapprendras ce que tu sais :

  • comment les graines souvrent, quand les oiseaux secouchent

    Cest pour me dire cela que tu as chass les voisines ?Quelle sottise as-tu faite ? Que veux-tu me cacher ? Par quites-tu encore fait rosser ?

    Comment ! On ta dit ? Rponds sans balbutier !Lenfant tente de ragir, il ferme les yeux pour conserver

    son rve.Il parle ; il parle dans le vide, sans cho. Le pre coute, le

    sourcil fronc, le regard but, mfiant. Pois Chiche essaie delmouvoir :

    Toi, mon pre, connais-tu les grands murs aux images ?As-tu vu les pierres pointues qui brillent comme le Soleil legrand

  • Il se tait : une pudeur arrte sur ses lvres lvocation dufaucon dor ; il raconte les faits. Le pre hoche la tte :

    Tu as fait l du beau travail ! Nous serons poursuivis parce prtre ; nous serons tracasss par les scribes !

    Les scribes sont-ils mchants ? Leur mtier est intelligent ; ils comptent des milliers, et

    tout notre bien en dpend ! Si mon fils tait scribe, je seraiscraint de tous, et mon tombeau ne serait pas pouilleux.

    Un voile gris assombrit la chambre. mon pre, mon grand frre ne peut-il pas tre scribe si

    je deviens cultivateur ? Je serai ton lve, tu mapprendrastout ce que tu connais sur les plantes, sur les oiseaux

    Le pre nouvre point la bouche pour rpondre. Deboutdevant la porte, son corps long, maigre, vot, sembleintercepter la lumire ; ses poings ferms se crispent, indcis,comme ceux du lutteur qui pressent lobstacle inconnu. Dans

  • ses yeux caves, la crainte, la routine, le refus de toutenouveaut :

    ce garon incohrent, est-ce le fils de mon ventre ? Quila pouss discuter ma volont ? Quel est lintrus quiintervient dans ma maison ? Ny a-t-il point assez de peineavec les rats, le khamsin10, et les scribes ? Faut-il encore lescaprices dun fils et la folie dun prtre ?

    La voix de lhomme est pleine de rancur ; le regard durrefuse tout appel. Pois Chiche voit son pre avec des yeuxnouveaux. Ce nest plus celui qui protge : cest le chef quipeut disposer de son sort et le lier son service ; et ce service,cest la terre, la terre qui a vot son dos, dessch ses mainset son cur. Depuis quand, Pois Chiche ? Depuis toujours !Et moi, ne suis-je pas li de mme, pour toujours ?

    Ce toujours lpouvante : nest-ce pas loppos de la joieentrevue ? Une grande dtresse lenvahit. Il se lve, il entre

  • dans ltable ; blotti prs de son ne, il donne libre cours sonrve et son chagrin.

    *** Pois Chiche, tu dors ?Lenfant a force de pleurer, sest assoupi ; il a dormi,

    dormiDoucement, la fillette secoue son frre : Tu pleures, Pois Chiche ? Jai fini de pleurer, je veux partir ! Je nai pas voulu cette histoire, Pois Chiche, je nai pas

    voulu que tu pleures ; tiens, tu nas pas mang : je tai garddu pain.

    La maison est trop triste ! Non, mais tes yeux sont tristes Viens ! Je te montrerai

  • le jardin des grenouilles tu ne las pas vu encore, viens !Par force, elle lentrane travers les pis. Laisse-moi, Mout-Sherit, je veux partir loin du

    domaine, loin de mon pre, quelque part o les hommes sontlibres.

    O est ce pays-l ? Je ne sais pas Je chercherai jusqu ce que je trouve ! Pois Chiche, aprs le domaine tu trouveras lancien

    domaine, et puis dautres domaines. Eh bien, jirai dans le dsert. Les affrits ttrangleront ! Les affrits ?Le courage de Pois Chiche est branl ; la fillette en profite : Viens, tu nas pas vu le nouveau jardin, ni le pavillon de

  • repos du Seigneur. Ce nest pas sa demeure ; on dit que samaison est grande et belle, dans un autre jardin, l-bas, trsloin ; il faudrait prendre lne pour y aller.

    Pois Chiche ne dit rien ; arriv la porte de lenclos, ilsassied sur la borne, sauvage, muet, attendant il ne saitquoi.

    Pour un petit cur neuf, la journe est lourde vraiment !Pourquoi le soir est-il si diffrent du matin ? Une musiquetrange rsonne et lenveloppe. La voix du vent nest jamaisaussi douce aucun oiseau na le chant si sonore ! La harpede laveugle, murmure la petite.

    Pourquoi rire, pourquoi pleurer ?Pourquoi voyager sur le fleuve ?Pourquoi chercher la joieAu-del de son horizon ?

  • Dsert, montagne et plaineNont-ils pas la mme lumire ?

    Matre du soir et du matin,Serviteur et roi des Deux-Terres, toi qui dtermines,Pour chaque lieu, son horizon !Celui qui te cherche en lui-mmeTrouve sa royautLibre de toute servitude !

    Le petit visage sombre est adouci : Laisse-moi, Mout-Sherit !Timidement, Pois Chiche franchit la clture, il cherche le

  • chanteur Sous lacacia, auprs du grand bassin, laveugle faitencore vibrer les cordes sous ses doigts.

    Approche, enfant.Aux genoux de laveugle, Pois Chiche saccroupit, extasi :

    Mais tu ne me vois pas Je tai senti venir. Pourquoi es-tu triste, petit ?

  • Moi ? je ne tai rien dit. Non, mais je sais entendre. Si la lumire est teinte en

    mes yeux, par mon oreille elle entre dans mon cur.Laveugle, de ses doigts, contourne le petit visage : Si jeune et dj si du ! Les hommes sont mchants. Regarde les oiseaux Le Soleil est sur lhorizon ? Oui, comment le sais-tu ? Le chef des busards les appelle : cest le deuxime signal ;

    au troisime, le roi du ciel sera couch. Alors, cest sr ? Les oiseaux savent ? Apprends couter, et la joie reviendra dans ton cur.

    As-tu vu les beaux lotus bleus ? Oh ! quel dommage : ils sont fans !

  • Non, ils dorment le soir et leurs jeunes boutons plongentpour la nuit ; ils savent lheure aussi : le matin ilsspanouissent ; midi, ils jettent leur semence.

    Mon grand ami avait dit vrai !merveill, lenfant raconte ; il fait revivre la belle

    aventure et laveugle sourit. De ce jour, petit, souviens-toi : laube de ce matin restera

    sur ta vie, mais ne la laisse jamais teindre par la mchancetdes hommes. Lombre fait resplendir la lumire Regarde : ledernier des busards est couch et la nuit monte de la terre. Lahyne et le chacal vont sortir et faire leur vilain mtier : sont-ils mchants ?

    Non, ils mangent ! Et en mangeant ils servent Le faucon boit le sang des

    oiseaux : est-il mchant ? Tu noses pas rpondre ; ne te laissepas troubler, petit. La Nature nest ni bonne ni belle : elle

  • obit. R seul est grand, car sa lumire claire et touche tout les ordures comme les beauts sans se salir : ton cur ledoit aussi, mon enfant.

    Sur les genoux du vieillard, la petite tte heureuse sestpose, et le chant du harpiste berce son sommeil :

    Je chante ton repos,Je chante ton amour,Terre aime, terre aimante,

    Amante du Soleil, Ta-ourit, Kemit, Apet11 !Ventre prodigieuxToute semence tu lacceptes, maternelle ! Point de choix ;Quimportent le cobra,Le vautour ou la tourterelle ?

  • Douceur et venin fraternisent ;

    Tes mamelles nourris sent les jumeauxLes frres ennemis.Terre aime, terre aimante,Je chante ton amour !

  • III

    LE LIN

    Vent de sud-ouest charg de sable Il a pass sur un dsertbrlant ; il rend lourde la charge lgre ; un homme, sous labotte de lin, est comme un traneau sous la pierre

    Longue est la procession des enfants qui apportent le linsur laire, et le chef dquipe est press :

    Eh ! gars de tte, Grand-de-Fesse ! On dirait des nes quireviennent des mines dor !

    Le gars de tte te rpond : les langues sont schescomme celles du corroyeur !

    Eh, vous boirez sur laire. Avancez, lheure presse !

  • Court, trapu, Grand-de-Fesse mrite son nom ; son braslev maintient la gerbe sur sa tte ; cest un pot de terre lourd :son anse, cest son bras.

    Derrire lui, Pois Chiche trottine ; il cherche la raison deschoses :

    Dans lancien domaine ctait plus joli, on cueillait le linavec les fleurs bleues : sais-tu pourquoi, Grand-de-Fesse ?

    Parce que le fil qui en sort est plus beau. Alors, pourquoi ce lin na-t-il plus ses fleurs bleues ? Parce quelles sont fanes. Je ne suis pas une bte ; pourquoi le cueille-t-on quand

    la fleur est passe ? Parce quil est en graines. Grand-de-Fesse, pourquoi le cueille-t-on quand il est en

    graines ?

  • Le gars de tte se retourne ; il montre une face en sueur,aussi large que la chose dont il porte le nom.

    Pour les faire manger aux nes de ton espce : sil nyavait pas de graines, avec quoi smerait-on ? En vrit, PoisChiche, tu te nourris de questions au lieu doignons !

    La procession sarrte, attend le bon gr du premier . Eh ! Vas-tu rester amarr en ta place ? Cours ! Cours !

    Dpche-toi !Beau-Parleur saisit loccasion de passer en tte. Il est long,

    plat, il sournois, bouche mprisante. Sa voix aigreletteentonne une chanson :

    Je vous le dis tous : vous tes des fainants ! Qui est-cequi agit tout en parlant ? Cest moi ! Qui est-ce qui sait agir temps ? Cest moi !

    Pois Chiche, ton frre fait du zle.

  • Beau-Parleur est toujours bon pour parlerSous le poids accablant de la chaleur croissante, on

    parvient enfin sur laire. Nous voici arrivs ; compagnons, posez terre !Les gerbes sont saisies, frappes sur le ventre dune jarre ;

    les graines sautent et couvrent laire en couche paisseAlentour, les bottes samoncellent, comme un petit murprotecteur.

    La rcolte est parfaite ! Il y aura du grain pour semer,beaucoup, beaucoup.

    Imprudents ! Gardez-vous de dire quune bonne chose doitarriver Le Soleil darde des rayons alarmants : une lueurcuivre embrase lAmenti ; les arbres se dcoupent en vert demalachite sur lOrient plomb. Un silence oppressant dominetoute vie. Htifs, des oiseaux filent au ras de laire. L-bas,cest la tempte jaune on la pressent son haleine, et tout ce

  • qui respire se blottit et se tait. Elle approche. Elle passe lefleuve, elle cume les eaux Herbes et joncs fauchs,caroubiers branchs, tourbillons affols qui arrachent auxpalmeraies leurs semences et leurs scorpions

    Les palmes cheveles se couchent, se relvent et fouaillentla face du vent ; les troncs immenses courbent le dos sous lamenace. Balancement vertigineux, craquement douloureux deleurs colonnes brises

    Aprs la palmeraie, les champs ! Attention ! La colre du dsert est sur nous !Un sourd grondement samplifie ; lobscurit jauntre

    enveloppe toute chose Cest du feu, cest le sable, il approcheen tempte, il envahit les yeux, dessche la bouche ontouffe !

    Le chef dquipe, se trouvant fort embarrass, se retire pourle dire un plus grand que lui. Et que font les enfants sans le

  • matre ? Comme des rats, chacun fuit vers son trouPois Chiche, constern, voit voler les bottilles, les beaux

    grains, la rcolte ; il hurle dans le vent : coutez, bande dmasculs ! Double ration de poissons

    pour ceux qui feront ce que je dis ! Mon pre la donnera, parma vie je le garantis !

    Dit-il vrai ? discutent les fuyards.

    Plusieurs sont friands de la perche, lun deux revient pourlamour du goujon, les autres suivent Tte basse, yeux mi-

  • clos, ils affrontent le sable et le vent ; Pois Chiche ordonne :on obit ; les gerbes sont jetes en tapis sur les graines,balayes en hte en un monceau.

    Vite ! vite ! sur les gerbes ! Couchez-vous, serrez-vous !Certes, il est temps ! La trombe arrive. Les enfants tendus,

    le ventre sur les gerbes, la tte enfouie dans leurs bras,subissent et attendent. Le sable fustige les dos et les oreilles,cingle et brle la peau, fait crisser les dents

    ***La trombe passe ; en ouragan, elle sengouffre travers les

    arbres et les champs ; tout ce qui peut voler avec le vent estemport, un balai saccageur nettoie laire

    La trombe a pass. Seul, un brouillard de sable demeure,stagnant, opaque, aveuglant ; tout feuillage est couleur de

  • terre.tourdis, assomms, les enfants restent sans bouger, peu

    prs assoupis.Alors Sita savance, accompagn des scribes pour constater

    la catastrophe. Je nai pas mal agi, le Matre jugera. Jamais oncques ne

    vit pareille tornade depuis lorigine des temps ! frres,quest cela ? Cet amoncellement, est-ce un tas de frappsvivants , tels ceux quatteint le dieu dans sa fureur ?

    Grand-de-Fesse, entendant ces mots, secoue sa peau desable sous les yeux des hommes ahuris ; toussant, crachant, ilprsente la rcolte sauve :

    Regarde Sita, ton fils te donne tout ce lin. Voil ce quila fait, Pois Chiche, en vrit.

    Pois Chiche merge son tour ; il est jaune, ses yeux sontblancs, tel un poisson de sable.

  • Debout les gars ! Pre, je nai rien fait sans eux, rienPre, je leur ai promis du poisson en double ration.

    Le pre coute, hbt ; son bton soulve les tigesbotteles, value la rcolte

    Certes, il y a prouesse en cela ! Mais cette histoire nentrepas dans ma tte. Va, toi, Grand-de-Fesse, amne les nierspour enlever le grain : aujourdhui ce sont les nes quiporteront les bottes dans la fosse.

    Pois Chiche congdie son quipe dun geste : Suivez-le. Quon donne aussi de la bire ces garons ! Par ma vie, dit Sita, est-ce l mon fils ? Il est devenu trop

    fort pour son pre !

  • IV

    JALOUSIE

    Lorsque Sita revint la maison, son fils an, Beau-Parleur,tait assis prs de lentre ; il avait lme noire denvie et lerictus crisp dune hyne. Sita lui dit :

    Sais-tu comment Pois Chiche a sauv la rcolte ? Comment ne le saurais-je pas ? rpondit Beau-Parleur.

    Les travailleurs ont chant son histoire tout le long duchemin ; les chiens eux-mmes la connaissent ! Et les voisinsne parlent plus de toi, mais de Pois Chiche Avant quunsecond jour soit, ceci reviendra aux oreilles du Matre : cest cePois Chiche qui sera lou, et tu ne seras plus rien devant le

  • Seigneur Menkh !Sita considra son fils avec surprise : Nul ne pourra jeter un blme sur mon nom, mais on dira

    ce que je dis : Que soit, certes, flicit le pre qui laengendr !

    Beau-Parleur se leva ; il remplit un pot de bire, il loffrit son pre en soupirant :

    Certes, le grand cultivateur, Sita, mon pre, est puispar la fatigue, pour oublier ainsi les insolences de mon cadet ! mon pre, le bien quil a fait aujourdhui se tournera en maldemain ; si ta face est aveugle ce que tu vois, tes travailleursriront de toi et tu perdras la faveur de ton Matre.

    Quel mal a-t-il donc fait ? dit le pre. Nest-ce pas assez quil soit comme un chat capricieux,

    qui sen va seul sur son chemin sans regarder la main qui lenourrit, sans couter lordre de qui lengendra ?

  • A-t-il commis une telle faute ? Ne te rebute pas contreton frre ; dclare sans dtour ce que tu veux de moi.

    Eh quoi, mon pre ! ne suis-je point son an ? Nai-jepas priorit sur lui ? Tu devais me lguer ta charge, et tu luioffrais dtre scribe ; or ce fils indigne toppose son refus etveut prendre ma place !

    Non, mon fils, rpondit Sita, la colre te rend injuste :Pois Chiche ne veut pas prendre ta place, cest un enfant quine sait encore rien de la vie ; mais si je donne un ordre, ildevra mobir.

  • le pre que jaime, il se drobe lvidence ! Il donneson cur au fils ingrat, et laisse spolier le soutien de savieillesse ! Voil ce que je dis : je ne me laisserai pas dominerpar mon frre ! mon pre, fais que je puisse devenir un desscribes comptables du domaine. Nai-je pas suivi lcole ?Nai-je pas la faveur dAkhi, fils du chef des comptables, quifut colier avec moi ? Nai-je pas lesprit prompt, la parole

  • facile ? Bientt je deviendrai scribe inspecteur, et tu seras unhomme heureux. Et puisque ce Pois Chiche baigne soncur dans les travaux des champs, quil tire donc la charruepour soulager ses bufs ! Quil porte le faix de son ne ! Quilsoit un pre pour ses veaux ! Quil couve les ufs de ses oies !Quil nourris se le canard orphelin ! Moi, je serai toujours lpour veiller au travail et protger ton bien ; limpt netcrasera pas : je ferai que tout compte soit en ta faveur

    Sita, le cultivateur, rflchit longuement sur ce quil venaitdentendre. Connaissant celui qui devrait faire vivre son nom,et sachant la duret de son cur, il nosa point slever contrelui, mais il mdita sur ce quil devrait accorder.

    Et voici quil vit le scribe intendant du domaine qui venaitvers lui et le saluait joyeusement :

    Sita, serviteur intgre qui a la louange de son matre,sois en bonne sant ! Je tapporte une nouvelle qui comblera

  • de joie les fidles vassaux dont tu es un modle. Le troisimejour qui vient sera faste pour le noble Seigneur Menkh, notreexcellent matre. Car le Pharaon V.S.F12. lui a fait don dunestatue accompagne de grands avantages ; or notre matreconvoque les fonctionnaires et serviteurs intresss, pourassister la lecture de lacte de donation et des charges qui endcoulent.

    Toi, donc, sois prsent pour entendre le tmoignage deces hautes faveurs et pour lui rendre hommage.

    Certes, rpondit Sita, je me rjouis grandement de ceci,car Menkh est un matre quitable pour ceux qui le servent. Ilest louable entre les plus louables ; sa bouche anantit lemensonge et fait natre la vrit, et lopprim trouve en lui unappui. Je ferai donc ainsi que tu las dit.

    Mais toi, scribe trs savant, dlivre-moi de mon soucipour une affaire qui, prsentement, minquite : mon fils an

  • que voici dsire devenir scribe comptable au service dudomaine. Quel est ton avis ce sujet ? Pourra-t-il sinstruireen ce mtier, et accder la fonction quil souhaite ? Sera-t-iladmis parmi les fils de plus importants que moi ? Et pourra-t-il un jour surveiller son cadet auquel je transmettrai macharge ?

    Le scribe ayant pes ses paroles rpondit : Je taiderai volontiers, sil mest donn dagir en faveur

    dun serviteur qui est dans les eaux de son matre ! Jetaccorderai tout le poids de mon influence, sachant cepropos que je nobligerai pas un ingrat : celui qui connat lartdengraisser des oies succulentes ne saurait manquer dendonner la primeur aux gourmets Beau-Parleur, mon fils,tu seras sans doute mon lve.

    Et le scribe, stant lev, sloigna ; mais Sita et son filslaccompagnrent sur le chemin, et le haut fonctionnaire se

  • plut dtailler les prparatifs de la crmonie et lesrjouissances qui laccompagneraient.

    Aprs cela, comme le pre et le fils rentraient la maison,ils trouvrent Pois Chiche, sa mre et sa sur qui venaient dyarriver. Sita leur rpta les paroles du scribe, et Beau-Parleurdcrivit avec complaisance les fastes quil avait annoncs.

    Pois Chiche, merveill, scria : mon pre, je nai jamais vu pareille chose ; fais que je

    sois ton ct lorsque tu prsenteras tes hommages auSeigneur !

    Mais Beau-Parleur sinterposa : Toi, Pois Chiche, apprend maintenant te tenir en ta

    place ! Moi seul accompagnerai mon pre, car je suislhritier, et japprends le mtier de scribe, et je seraicomptable du domaine. Et je surveillerai ton travail, et tuseras avec moi ce quil en est dun cadet. Va et sers-nous,

  • apporte le pain-bire13 !Pois Chiche nouvrit point la bouche pour rpondre : il alla

    chercher deux pains dans la jarre, il en prit un quil dposadevant son pre ; mais sa sur, Mout-Sherit, sempara dusecond et le plaa devant son frre en disant mi-voix :

    Ny-a-t-il plus de femmes dans la maison ?Et Pois Chiche sourit ; il murmura : Un jour, ma mre ma dit aussi : Ny a-t-il pas des

    dieux plus puissants que les hommes ? Et quand il eut mang, il sendormit.

  • V

    LPOUVANTAIL

    Or lorge, prs du fleuve, tait dj dore ; la rcolte seraitabondante, on se rjouissait beaucoup. Sans doute onlaisserait large part aux glaneurs, selon lordre du matre.

    Chaque cultivateur disposait son quipe pour lasurveillance des moissons qui ne sauraient tarder. De loin enloin, un mur de roseaux protge une famille contre le vent ;cest la paillote, la demeure des champs pour la saison perit.Les toiles du ciel lui servent de plafond ; point de boucheinutile, car les vieillards restent la maison ; la femme y vientpour lhomme, la fillette pour la chvre, la chvre pour le lait,lne pour le transport.

  • On garde, et on attend. On prpare les faux, les filets et lesligatures.

    Ds que le jour dcline, on va chercher leau frache pourremplir les grandes jarres. Puis, on tire des pots les pains etles oignons.

    La chaleur fut pesante ; la nuit est sereine et le sommeilprofond !

    Gardant la porte prs de la jarre, le chien est l pouraboyer.

    Ne dois-je pas aboyer quand aboie le chien du voisin ? Ainsi pensent les chiens de toutes les paillotes, les grands etles petits, les jaunes et les noirs, qui rvent sous la lune Etcela, quest-ce ? Un rat ! Pourquoi suis-je attach ? Jaboie,jaboie, jaboie.

    Mais le jour fut si lourd, et la nuit est si douce ! Et lesommeil nest pas troubl.

  • ***Le Soleil sest lev, le Soleil est mont. De nouveau il

    descend vers sa montagne, ayant donn aux grains un peu desa dorure.

    Au milieu des pis se dresse un pilier ; ses pierres sont liespar de la boue, il dpasse les orges, il atteint la tte dunhomme. On y monte par de hautes marches. Du sommet onsurveille le champ. La tribune est troite, elle nest pas large !

    Assis sur le pilier, le veilleur affair agite un long fouet defibres.

    H h h ! moineaux impudents ! pouilleuxsans abri ! H h, bavards geignards, radoteurs !Empiffreurs qui rendez deux fois ce quils prennent, sansarrt, sans arrt ! H h, voleurs ! Vous ncoutez pointla voix du ventre : vous engouffrez encore quand il est plein !

  • H ! H ! pschch ! pschch ! bande dinsatiables !

    Lorge du voisin est meilleure que la mienne : allez ! allez !

  • mangez des mouches, mangez des vers, laissez mon grain ! H h

    Moi, je suis harass ! Seules les femmes peuvent criertout un jour sans se fatiguer ! Oh ! cette nue de pillards, l,sous mon nez : faut-il quils aient envie ! Envie ? En vrit,Pois Chiche, ne fais-tu pas un sot mtier ? A-t-on envie depain lorsquon na pas faim ? Non ! Ceux-l nont plus faim :ils ont envie de grains comme le chat de la souris, mme sil amang Cest vrai, mais si la souris ne tentait pas le chat,pourrait-on demeurer dans la maison ? Mon chien trembledenvie devant les cailles. Grand-de-Fesse rve de poisson :pour son poisson il ferait le travail de dix hommes ! Et Beau-Parleur ? Sil ne brlait point denvie de tenir les gens sousson bton, il passerait le jour dormir, et la nuitsemblablement ! Et mon pre ? Je ne sais ce qui pourraittenter mon pre il nest jamais en joie : son cur est peut-tre plein avec rien ? Mon cur, moi, slargit tous les jours,

  • ce nest pas un pot : cest une jarre ! Ce nest pas une jarre :cest un bassin sans fond ! Linondation mme ne pourraitjamais le remplir ; je dsire tout, et surtout ce que je neconnais pas ! Pois Chiche, cest mauvais : ton cur est troplourd pour ton ventre !

    Le Soleil aussi est trop lourd pour le veilleur. Il somnole, etsa tte sappesantit sur ses genoux. Une motte de terresaplatit contre son paule.

    H ! le-sur-son-pilier , dort-on sur une chelle ? Quies-tu ? Quel est ton nom ?

    Mon nom ? Pois Chiche ! Quel Pois Chiche ? le jardinier ? le gardeur doies ? le

    moissonneur ? Ton mtier dhier nest jamais celui de demain.Ta fonction daujourdhui, quelle est-elle ?

    Je suis le chef-pouvantail . Vois l-bas ces piliers :cinq dpendent de moi, un au Nord, un lOuest, un lEst,

  • deux au Sud. Mon personnel mobserve : si je suis vigilant, ilsrestent vigilants, et si je dors, ils dorment, et les moineauxsamusent. Ce nest pas une sincure !

    Aucun mtier nest une sincure, Pois Chiche. Legardien doies les fait tourner pour quelles digrent, alorsquil a le ventre vide : est-il vraiment le matre de ses oies ? Lemoissonneur est ruin par les rats, le jardinier par lescriquets Toi, laisse tout cela et apprends mon mtier : lescribe est plus heureux !

    Il y a quelque vrit dans ce que tu dis, Khoui, mais lescribe napprend jamais comment les oiseaux font leur nid, nice quapportent les vents, ni des milliers de choses que ne mediront point ton calame ni ta palette !

    Le scribe le blma, lui dmontrant son intrt : Quel enfant sans raison ! Cette science-l ne remplit pas

    les jarres. Quant au scribe, il nest jamais pauvre ! Il contrle,

  • il calcule, il est de ceux qui reoivent et non de ceux quidonnent ; on le craint, et chacun a pour lui des gards.

    Pois Chiche descend de son pilier ; il se met marcher ct de Khoui ; il lui dit :

    Je rflchirai tes paroles sages, le plus avis desscribes, mais je veux prouver ton pouvoir ; accorde-moi unefaveur : Menkh, notre bon matre, a convoqu mon pre,comme les chefs dexploitation du domaine, pour assister lacrmonie de donation : Khoui, fais que je sois prsent !

    Toi, Pois Chiche, sais-tu ce que tu demandes ? Ce nestpas une petite chose, car le chef du cadastre dteste lesbavards. Il a donn ses gardiens lordre dinterdire lentrede la maison quiconque ntait ni scribe ni fonctionnaire, niserviteur convoqu.

    Alors, le plus savant des scribes, je serai ton aide, tonassesseur fidle !

  • Mon assesseur ! Dis-moi, Pois Chiche, en quoi peux-tumaider ?

    En quoi ? Ne suis-je pas un garon qui sait compter surses doigts jusqu dix ?

    En vrit, Pois Chiche, quelle grande merveille ! As-tucompt sur les doigts de tes pieds ? Ajoutes-y les deux de tonnez, et retranche celui de ta bouche : que reste-t-il ?

    Pois Chiche rflchit, cras par tant de savoir ; il dit : Khoui, fais cela pour moi je te prie ; un ami ma donn

    un morceau docre rouge apporte dAssouan ; ce sera lameilleure que ton calame ait jamais employe. Jamaispersonne ne trouvera dans les crits daussi belles rubriques !

    Khoui, le scribe fort avis, se mit rire, il dit : En vrit, Pois Chiche, existe-t-il un plus malin que toi ?

    Or ce que tu proposes me satisfait grandement. Quil en soitselon ton dsir : tu tiendras ma palette, et seras mes pieds

  • comme un serviteur attentif prs de son matre.

  • VI

    ENVIE

    Ta bouche est muette, Pois Chiche : que test-il arriv ? La question qui est dans mon cur nose point sortir de

    mes lvres !Le harpiste sourit, ses doigts caressrent la tte de lenfant

    tendue vers lui : La parole conue dans le cur est dj inscrite dans le

    ciel. Dis tout ce que tu penses. Sache cela, Mesdjer : tu es plus que mon pre ; tes yeux

    daveugle voient plus clair que les miens. Ma tte est pleine dece que je regarde chaque jour, pleine comme la barque du

  • passeur lheure du march ; mon cur saute denvie versune chose et puis vers lautre il ne sait ce quil veut, ni cequil ne veut pas.

    Ton discours est fleuri comme celui dun scribe : est-cebien toi, Pois Chiche ? Parle donc sans dtours ; ouvre tabouche pour la question qui te tourmente.

    Voici : je veux savoir quelle est la chose qui peut te faireenvie.

    Laveugle fouille en silence la pense de lenfant. Il tire luison pied, crois sur son genou ; il murmure :

    Cest l une trange question, en vrit ! Moi, je prendschaque jour ce que les heures me donnent

    Tu vois bien que tu ne rponds pas. Jai regard monne, et je lai vu courir pour un peu dorge ; jai regard masur, elle a menti pour un bijou ; et jai vu le voisin sil aenvie, il vole.

  • Tu dis vrai, Pois Chiche. La force de lenvie faitpressentir le cadavre au vautour : sur un champ de bataille ildirige son regard vers le camp qui sera vaincu ; tant estpuissante son envie quelle en fait un voyant !

    Jai peur de cela : lenvie rend les tre mchants. Lenvie donne laudace et lnergie ; quiconque ignore

    cela ne connat rien de lhomme. Mais toi, tu dis que tu es sans dsirs. Non, jai une soif immense de la lumire, du Soleil. Alors, tu as t malheureux de les perdre ? Ce fut le contraire qui arriva : mon dsir de lumire fut si

    violent quil mapprit chercher le Soleil dans mon cur ;alors je connus la Lumire ! La fleur qui nen a pas envie seferme, et ne la reoit pas ; plus un arc est tendu, plus ardenteest sa flche. Si ton ventre navait pas de dsir pour le painque tu manges, il ne produirait pas ce quil faut pour le

  • transformer en ta chair Mais moi je suis petit, je ne suis pas grand : qui sait de

    quoi jaurai envie ? Si tu vas au march, tu te sers de ton ne : doit-il devenir

    ton matre ? Mesdjer, je crois que mon ne fera beaucoup de

    sottises sous mes ordres Il est un temps pour germer, un autre pour rcolter ;

    lessentiel est dabord de semer. Sois heureux dtre encore petit, tu observes toutes

    choses vivantes avec un cur nouveau ; apprends maintenantcomment elles se transforment : cest cela que tu dois faire.Sais-tu pourquoi ton pre humidifie le lin tendu dans lafosse ?

    Il ne me la pas dit. Sans doute est-ce pour le nettoyer ?

  • Ne sais-tu pas que pour le rendre pur il faut quepourrisse tout ce qui peut pourrir ? Que pour en faire un fildurable on doit dabord dtruire ce qui pourrait ensuite secorrompre ? Certes, il faut sauver les fibres au bon moment ;ensuite on charge le Soleil de brler ce qui est impur.

    Alors, il devient blanc ? Pas encore ; on le broie, on ltir en longs fils, on

    mouille encore ces fils pour les pourrir lgrement. Ainsi toutce quils ont de corruptible est puis ; cest le lin purifi donton fait les beaux tissus blancs.

    Comment peut-il devenir si joli aprs avoir t gt ? Rien na t gt de ce qui est pur en lui ; rien ne peut

    tre rnov sans avoir subi lpreuve de la destruction ducorruptible.

    Cest une chose difficile comprendre pour moi. Pois Chiche, ce lest plus encore pour un homme au

  • savoir arrogant. Le lin aura plusieurs fois refleuri avant quemes paroles aient mri dans ton cur ; mais chaque saisonson mystre et sa leon ! Avais-tu observ le lin avant lagraine ?

    Celui de mon pre avait des fleurs bleues. Cest une plante de printemps ; le bleu aime la jeunesse

    du matin et du Soleil ; le lin a quelquefois dautres nuances,mais la couleur de sa nature est le gris bleut de la Lune.

    Mesdjer, la Lune nest pas grise : elle est blanche. Blanche comme largent, mais sa lumire est bleue.

    Connais-tu le nom de la Lune quand elle est pleine ? On dit quelle est meh Oh ! cest presque le nom du lin :

    meha. Cest exact, et ce mot te donne le nom du Nord, meh,

    do vient le vent froid. Or sache que le lin nest trs beau quesil est expos vers le Nord.

  • Comment connais-tu toutes ces choses ? Jai regard, lorsque javais mes yeux ; puis jai prononc

    les noms que nos sages ont donns tout ce qui est sur terre :ainsi jai quelquefois devin leur pense.

    Quand tu me parles, mon cur saute comme un cabri !Pour connatre ce que tu sais, je crois quil apprendrait matriser son ne : est-ce cela lenvie ?

    Apprends dabord connatre cet ne, bouillantcavalier ! La route est longue il faut laisser passer quelquestemptes.

  • VII

    DONATION

    mon ne, ce nest pas le jour de rester chevill en taplace ! Marche ! Fais vite, je dois tre arriv avant les autres.Ne prends pas le chemin : passons travers champs pour nepas rencontrer Beau-Parleur et mon pre

    H ! compagnon, ai-je bien manuvr ? Certes, je nauraipas la robe, mais je tiendrai la palette du scribe. Je verrai leSeigneur Menkh dans sa gloire, sa maison magnifique, ce quemes yeux nont jamais vu.

    glouton, tu pourras brouter au retour, vois tous cesgens qui nous devancent : galopons ! galopons !

    La foule sentasse autour de la demeure. Pois Chiche a

  • retrouv Khoui ; scribes et fonctionnaires se groupent selonlordre.

    On entre, on prend place, et Pois Chiche contemple. Ledcor de la salle, les peintures murales, lblouissent. Vit-onjamais des couleurs aussi vives, des colonnes si hautes ? Ceslotus, na-t-on pas envie de les cueillir ?

    Et voici que des exclamations joyeuses retentissent lapproche du scribe royal, le messager de Pharaon V.S.F.Tous les dos se sont courbs, comme les pis sous le vent ;chacun, se redressant, montre un visage radieux, car le favoride ce jour est le Seigneur de ce domaine, Menkh, grand chefdes Techniciens. Combien il est majestueux, sigeant sur sonestrade, au milieu de ses fils, ses amis et ses intendants !

    Or le scribe royal, majordome, Sebek-Nekht, se tientdebout, ayant en main le dcret de Sa Majest. La voix fortedclame ce quOn (le Roi) a dcid dans le palais royal V.S.F.,

  • savoir : En lan XXX, 3e mois de lt, jour 2, Sa Majest a

    ordonn que soit accorde, en tmoignage de sa faveur enversun familier du Roi, une statue de granit au noble Chef desTechniciens des ateliers royaux, Menkh, en raison de sonexcellente attitude. Cette statue est destine au temple de SaMajest, o elle sera place ct dun colosse du Roi. Il estajout cette fondation loctroi dun terrain de 50 aroures,afin que Menkh institue un service doffrandes en obligationsjournalires.

    Le cur de Menkh fut grandement satisfait en entendantces paroles, car ce ntait pas une petite chose qui lui arrivaiten rcompense de son dvouement pour le royaume et pour lePharaon.

    Il se leva lentement, et pronona, lintention du Roi, lesparoles suivantes :

  • Le dieu, ton pre, agit selon toutes ses dcisions. Tantque durera le ciel, ses actes dureront, stables pour lternit.Je suis le serviteur reconnaissant de mon Matre, et jagiraiconformment toutes ses volonts.

    Ayant ainsi parl, le Seigneur reprit possession de sonsige. Il fit approcher son secrtaire, qui, droulant unpapyrus, commena la lecture dun acte que Menkh dsiraitfaire connatre aux assistants. Voici :

    coutez la formule dun wafk14 rglementant mafondation funraire, afin de la perptuer jamais quandjaurai fait prosprer les bois du sarcophage15 et rejoint moncaveau dans la ncropole.

    Jtablis des biens par cet acte, concernant mes terrains,mes serfs et mes troupeaux, au profit de la statue de monMatre qui est dans son temple. Spcification : 25 + 15 + 10

  • aroures = 50 aroures16, dont ma gratifi Sa Majest, tant taitgrande ma loyaut le servir.

    Or quand le dieu se sera satisfait des biens et que lastatue aura reu ses provisions, quon fasse paratre lesoffrandes pour le serviteur-ici-prsent, de la main du prtrede service, selon la coutume journalire.

    Liste connexe.Pains au taux de 30 5 picesPains au taux de 40 7 picesTotal. 12 picesBire au taux de 30 2 jarresVin 2 jarresTourterelles 2 picesLgumes 6 bottes

  • Et je dis : coutez, tous les prtres et prophtes du Temple qui

    viendront par la suite : Sa Majest a donn, aussi bien moiqu vous, pain-bire, viandes, lgumes et toutes chosesexcellentes pour vous nourrir dans son temple. Nagissez paspar convoitise excessive envers mes biens, car je nai passong les augmenter lorsque jtais sur terre.

    Je nai pas cherch daccroissement sans cesse, puisquejai fond ce wakf, tant un homme probe, dont son dieusavait quil ferait accrotre la perfection, un auteur de chosesprofitables pour les serviteurs de son domaine. Je nai chasspersonne de sa fonction. Je nai jamais pris la proprit desautres par fraude. Ce que je dteste le plus, ce sont les actesdimprobit.

    Et voici que pour finir, je dis ces choses. Quant tout chef

  • des Techniciens royaux qui sera mon successeur, quant toutprtre du temple, qui voudraient profiter de mes biens, queDieu les dfavorise ! Il ne les laissera pas jouir de la fonctionquils ont reue. Il les livrera au feu du Roi en son jour decolre. Son uraeus frontale vomira la flamme sur le haut deleurs ttes, dtruira leurs chairs et dvorera leurs corps. Ilsdeviendront comme Apopis au matin du jour de lAn17 ! .Ils ne recevront pas les honneurs dus aux gens vertueux. Ils nepourront pas avaler les offrandes des morts. On ne leurversera pas de libations. Leurs femmes seront violes sousleurs yeux. Leurs fonctions seront prises et donnes deshommes qui seront leurs adversaires. Leurs KA18 serontspars deux. Leurs maisons seffondreront terre.

  • Mais si, au contraire, ils veillent sur lexcution de cewakf, que leur soit fait tout le bien possible ! Ils atteindrontlge de la retraite et transmettront leurs fonctions leursenfants aprs une vieillesse qui entassera les annes debonheur !

  • Un ronflement sonore retentit Heureusement pour ledormeur, il est couvert par les acclamations qui flicitent lematre si hautement favoris.

    Alors Pois Chiche se rveille, au grand clat de rire de sesvoisins : locre rouge de sa palette avait marqu son front et lebout de son nez

    Pois Chiche, dit Khoui, ce sont l tes premirescritures !

    Lorsque les notables eurent scell le document, Menkh,ayant appel son secrtaire particulier, dit trs haute voix :

    Quon inscrive et quon sache ce que jai dcid. Jaccorde, loccasion de cet heureux jour, double ration

    de bire mes bons serviteurs ; que soient immols dixmoutons, et quon distribue tous de la viande.

    Quant Kakem, mon laboureur fidle, que lui soit donnun couple de bufs venant de mes tables, en change du

  • travail excellent quil na cess de faire pour moi. Quant Ounnefer, quil reoive dix sacs dorge pour

    nourrir ses quatorze enfants. Quant Sita, je lui accorde en proprit personnelle, de

    fils en fils et dhritier en hritier, un petit champ quimappartient, sis au bord du fleuve, et mitoyen au domaine deSabou.

    De grandes acclamations remercirent la largesse du matredu domaine. Les serviteurs favoriss vinrent flairer la terredevant lui.

    Cest alors que Sita et son fils Beau-Parleur aperurent PoisChiche debout parmi les scribes et leur surprise fut siviolente quils ne surent plus en quel lieu ils taient ! MaisPois Chiche les rejoignit quand ils quittrent la salle, et il dit :

    Cest un jour heureux pour toi, mon pre ! Quant moi,je me suis dcid cultiver la terre avec toi. Mais les scribes

  • mont dit que Thot19 venait de marquer son sceau sur mafigure Alors il en sera selon ce quil dcidera !

  • VIII

    LE CHAMP

    Il y a beaucoup dnes pour les travaux des champs, maiscelui-ci est sans pareil ; cest lne de la maison, qui mange etdort prs de ses matres ; cest lne de Pois Chiche, cest lnedu march, celui qui connat le chemin, les heures, leshabitudes ; cest le porteur, cest le puissant, cest lne enfin !

    Il est beau, il est gris, une croix brune est trace sur sondos. Lui seul, il a le droit de patre et de fumer ce champjusquau temps de linondation, ce champ qui est la gloire deSita. Certes, le pturage y est digne de lne ! Quand, aprs lesgrandes eaux, la terre apparatra, lherbage y sera dru et vertcomme la malachite ; et lorsque, de nouveau, lne aura

  • brout et fum, lne et le pr en seront vivifis, et lorge ygermera plus belle quen nul autre champ.

    Donc, aujourdhui, lne est sur sa proprit et Pois Chicheest avec son ne.

    Et Pois Chiche est heureux ; le Nil borde le pr, et le fleuveet ses rives sont un monde enchant. Des barques aux grandesvoiles blanches remontent le courant ; celle-ci est lourdementremplie de pots de terre et de jarres ; celle-l transborde descultivateurs avec une vache et son veau. Une longue pnichedescend le fleuve, venant du Sud, charge dune montagne depaille et de grains.

    Leau miroitante a des reflets de lapis-lazuli ; sur la berge,des plants de concombres et de courges montrent dj desfruits verts. Deux pluviers sy racontent leurs aventures.

    Du ct Sud, le pr est encastr dans celui de Sabou. Le filsde ce voisin garde son champ labri dune paillote. Quant

  • Pois Chiche, il a choisi, prs de la berge, un beau coin dombredonn par un grand sycomore et un groupe dacacias. Sonbuste se confond avec le tronc de larbre, et sa simplicit avecles instincts animaux.

    Le champ fertile est le rendez-vous prfr des peupladesdoiseaux, selon la saison, selon lheure et la mollesse de laterre. Les hirondelles le survolent en rase-mottes quand lachaleur humide y rabat les moucherons. La famille de huppesy lit domicile ; auprs de larbre, la mre apprend sesenfants heurter le sol de leur bec pour faire sortir levermisseau ; les petites huppes tapent et tapent, frappent troploin, frappent trop prs, et, dpites, tentent de partager le verque la mre a trouv.

    Autour de lne qui broute auprs dune rigole, un concilede petits hrons blancs hautains de bec et courts de queue, pitine dans la terre amollie. Lun deux, plus intrigant, suitlne pas pas, guettant linstant propice ; lne arrache une

  • touffe : loiseau se prcipite, dniche un ver sous son museau.Un coup de tte le chasse comme une mouche : il est djderrire. Lne baisse le nez : il est sous le museau ! Et lacomdie continue entre lne patient et le hron glouton,craintif et profiteur.

    Un couple de corneilles livre bataille des busards qui leurdisputent leur pture. Et Pois Chiche se remmore lesnombreuses lgendes sur le mariage des corneilles, sur leurfidlit, mme dans le veuvage.

    ***Quelle activit dans les bls du voisin ! Une compagnie

    dalouettes frtillantes saccorde avec des nues de passereauxpour hter le pillage avant la nuit.

    Mais soudain on se tait, on sgaille en sauve-qui-peut, untrille aigu retentit : cest le cri de guerre du faucon. Le voicile croissant effil de ses ailes se dessine sur le ciel bleu ; il

  • monte en ligne droite, sappuyant sur le vide, par lanssuccessifs sans aucun tournoiement ; son regard ne saveuglepoint sous le Soleil ! Il slve si haut que loiseau menac serassure alors, dans une chute pic, le faucon fonce sur saproie, la saisit dans ses serres, la dplume en plein vol, et luiperce le cur pour en boire le sang.

    Pois Chiche est troubl ; il oscille entre ladmiration et ledgot. Il tourne ses regards vers le fleuve paisible : unmartin-pcheur y guette le poisson, quil survole dans uneimmobilit trpidante ; soudain il tombe comme une pierre,plonge le bec et happe

    Toujours tuer pour vivre, toujours tuer pour manger !Existe-t-il un monde o lon puisse vivre sans tuer ?

    La lumire dcline, et les oiseaux du jour sassemblent parpeuplades. Les busards planeurs slvent plus haut pourcapter les derniers rayons de leur matre. Un vacarme

  • assourdissant clate dans les mimosas : les moineauxcherchent leur perchoir et changent davis tout instant ; onse querelle, on se pourchasse, on se jalouse, on ppie, onjacasse, on sautille, on volette et larbre tout crissant, secoude battements dailes, attend en frmissant la fin ducataclysme.

    ***

  • ce silence ! Les moineaux sont couchs : la terre semblemuette quand ils closent leur bec. Ouav ! Ouav ! Le cri deralliement des petits hrons blancs appelle les retardataires.Ils se forment en larges triangles et filent, en haletant desailes, vers leur gte de nuit. Alors commencent les batailles

  • entre les divers occupants, et le noir attaque le blanc ; lacolre croassante des corbeaux sefforce de chasser lesarrivants. Les deux groupes tourbillonnants semblent deslutteurs sans merci Mais lheure, comme chaque soir,impose le silence et la paix.

    La chaleur est tombe avec le Soleil. Pois Chiche vientsasseoir au bord du fleuve quun clapotis agite en caillesbrillantes.

    Il regarde glisser sans bruit lAtour20 qui vient de si loin, delinconnu, et va si loin vers linconnu

    Si loin, si loin, quy a-t-il ? Les deux bouts du monde ?Quest-ce que les deux bouts du monde ? Ce flot qui scoulesans cesse ne semble pas tourner en rond : alors il nereviendra pas ? Ce nest donc jamais la mme eau ! Toutecette eau, do vient-elle ? Mesdjer a dit : des deux gouffres duciel. Ma mre dit : des deux gouffres de la terre ; quelle est la

  • vrit ? Comme il est frais, ce vent du Nord ! Il rveille la vie, il

    rend lger, il rend joyeux ! On voudrait se laisser emporter parcette eau : elle glisse vite, elle fuit le pays du vent chaud, etcourt au devant du vent frais Cest un grand chemin ce beaufleuve, un grand chemin qui a deux rives, et ces deux rives nesont point semblables : lautre est plus chaude que celle-ci ;est-ce cause de la montagne ou du sable brlant ?Heureusement, il y a les palmiers et les cultures !

    Mon pre a dit la vrit ; cest le Nil qui donne la TerreNoire ; sans lui, la Rouge 21 tuerait les herbes et les btes.

    Cest lheure du second crpuscule, lheure magique delgypte. Alors que la chauve-souris triomphe dj dans lanuit, lhorizon sillumine pour la deuxime fois ; tout le cieldOrient est dans lobscurit, le znith est dun bleu tnbreux,la rive occidentale est une bande sombre, la montagne se

  • dcoupe en silhouette noire ; mais dans la nuit montante, unflot dor vert et rose irradie, embrasant nouveau lhorizon duCouchant. Le fleuve, napp de son reflet, a des miroitementsdopale ; on ne sait quel est ce mirage : les tnbres enfermantla lumire ou la couleur ressuscitant ?

    ***Or voici que dans cette ferie une flotte fantme glisse

    silencieusement. Venant du Sud obscur, les formes se rvlenten approchant de la couleur et se dessinent en ombresfantastiques ; lenfant retient son souffle, merveill

    Splendide est le plus grand navire sous la carrure de savoile et lventail de ses cordages ! De la poupe la prouefirement releve, la courbure de sa carne le cambre commeune belle coupe.

  • Les trente rameurs se tiennent disposs suppler labrise. On amne la voile, et tous les avirons frappent leau encadence ; cest plus beau que tout contempler ! Sur chaquebord, quinze marins, debout, manuvrent de longues rames.

    Le matre dquipage leur donne la cadence ; le timonier setient sur la dunette ; il dirige avec une corde limmense godille palette qui sert de gouvernail.

    Moins luxueuse, mais aussi grande, est la barque suivante ;de larges caisses claire-voie enferment les animaux capturs.

  • Serviteurs et marins sinterpellent sur les deux felouquesdescorte, et Pois Chiche distingue les paroles des chants. Laflottille approche, les dtails se prcisent. Quel dommage quefile si rapidement cette rare merveille !

    Mais voil quune trange manuvre change la directiondu bateau de tte : le timonier sagite le pilote, debout sur lacabine, hurle des ordres : Sta our ! fais face lEst ! Attention : prs de terre ! Ce nest pas la vraie eau,attention ! Le bateau sapproche de la rive, le sondeurmanie sa gaffe un choc fait vibrer le bateau : chou ! LeNil baisse, et les bancs de sable se dplacent sans cesse.

    Debout prs du cordage, le matre du navire coute lerapport du chef. bonheur ! Sur un ordre, la flottille vient seranger autour du bateau des merveilles ; on descend lespiquets damarrage, les marteaux et les cordes, et chaquebarque assure sa stabilit pour la nuit.

  • Lenfant danse de joie et prpare aussi son campement.Certes, il ne perdra pas cette aubaine. Dans lespoir dattirerlattention, il cherche des brindilles et prpare une flambe. Ilcourt la paillote pour prendre le feu du voisin ; le feu et leausont deux choses quon ne peut jamais refuser. Le voisin saisitson archet, et le bois dallumage virevolte et sembrase. PoisChiche emporte en courant son tison ; il allume son feu. Etvoil que du grand bateau lon dispose une passerelle. Unmarinier descend, il monte sur la berge ; Pois Chiche crie : Bonne venue ! Le marin lui rpond :

    Notre quipage est sauf et nos chasseurs aussi. Enfant,peux-tu nous procurer du bois sec et du lait ?

    Sois en paix, voyageur, tu auras tout ce que tu dsires.Permets-moi seulement de passer quelques heures sur tonnavire.

    Pois Chiche a mis lne au galop. Hop ! compagnon, cest

  • le jour de faire vite ! Et plus vite encore il revient, charg defagots secs et de vases de lait.

    bord du grand bateau de charge, on lui fit fte. Lesmatelots et les chasseurs, assis autour du feu qui grillait lepoisson, invitrent lenfant partager leur nourriture. Ettandis quils mangeaient, Pois Chiche scrutait avidement lesrudes visages qui avaient d connatre tant daventures.

    Jamais explorateurs neurent dauditeur plus enthousiaste.Questions et rponses sentrecroisent :

    Vous avez vu le bout du Nil ? Du ct du Sud, personne ne la vu, si ce nest le serpent

    qui boit son eau et quon rosse au matin du jour de lAn . Cest un vrai serpent ? Moi, je ne sais que ce quon en dit. Le Nil est-il toujours aussi large ?

  • Quelquefois la montagne ltouffe de ses deux flancs ;quelquefois il semble envahir la valle. lphantine, lesrochers lui font un dos rond comme un troupeaudhippopotames.

    Cest dangereux pour naviguer ! Aussi le bateau ne sy hasarde pas : leau cascade sur les

    roches ; alors nous avons pass sur le dos des crocodiles. Ncoute pas ce blagueur. Un chenal a t creus pour

    viter la cataracte. Et aprs le chenal ? Aprs nous avons continu, jusquau dbarquement vers

    le terrain de chasse. Tu as toujours voyag sur le Nil ? Moi, jai aussi travers la mer. Quest cela, la mer ?

  • Cest le Grand Vert ; il y a de leau, beaucoup,beaucoup ! Cest comme un Nil si large quon nen voit jamaisles deux rives. On peut naviguer durant toute une lune sansapercevoir aucune terre. Sur le Nil, les vagues sont hautescomme des goujons : sur la mer les vagues sont grandescomme des maisons !

    Alors les goujons y sont aussi grands que les vagues ? Moi, dit un marin, jen ai vu daussi gros que ce bateau ;

    mais ils ne sappelaient pas des goujons. Quy a-t-il de lautre ct de la mer ? Cest le pays de Pount, le pays des rsines, de lencens,

    des parfums.Un autre matelot dit : Jai navigu sur lautre mer, celle du Nord, o le Nil va se

    perdre ; nous avons abord sur une le o lon trouve desfruits merveilleux.

  • Il y a donc beaucoup de mers ? O est la fin du monde ? Je ne sais pas, il faut le demander aux scribes. Mais on

    dit ici que le centre du monde est sur notre Terre, l-bas auNord, auprs du Mur Blanc de Memphis.

    Y a-t-il aussi dautres Nils ? Il ny en a quun en gypte et cest un Neter, car il nous

    fait vivre et lui seul est capable de vaincre le dsert !Pois Chiche ne rpondit pas ; sous le clair de la Lune, les

    silhouettes des barques se profilaient sur un fleuve dargent.Du navire du matre un beau chant slevait, et les hommes,

    rveurs, coutaient en silence :

    Nous te saluons, Hapi, notre fleuveIssu de notre Terre,Auteur de tous les dons.

  • Nous te saluons, rnovateur,Porteur de toute essence, puissance de toute sve ;Tu es le dsir des produits de la terre.

    lumineux, issu du gouffre de tnbres ! magicien qui conduis vers la lumireTous les germes vivants que tu as apports !

    Conducteur des semences, nourricier des grains,Multiplicateur des greniers,Pourvoyeur de toutes mamelles !

    Mle fcond, tu tengendres toi-mme,

  • Et tu gestes comme une femme ;Jeune et vieux, sans ge, immortel.

    Fleuve de vie, nul tre vivant ne tignore ;Rose du ciel, tu fertilises les dserts.0 Roi et Loi de ce que tu animes !

    Le mouvement de ton flux rgit, dans les Deux-Terres,Le devenir et le destin des germes ;Ton cours harmonieux met les rives en joie.Ton trouble cre le trouble ; ta colre pouvante et

    provoque Typhon ;

    Le rejet de ton flot ptrit la terre aride en un limon fertile ;

  • Par toi, Sobek le crocodile est fcond.

    La terre irradie met au jour la verdure ;Tout tre terrestre est vtu par la pleine mesure de tes

    dons.Par toi, la barque flotte au-dessus des bas-fonds.

    Tu spares et tu assembles ;Tu relies les deux rives inconciliables ;Tu apportes et tu animes la terre noire.

    Ta croissance est le signe de toute rjouissance ;La terre tressaille jusque dans ses moelles,Et ses os arides, mmes, sont mus ;

  • Car tu dsaltres le plus avide,Et le plus dnu est combl de tes dons ;Mais celui qui est rassasi tignore.

    Tu rgis toutes les ftes des Neter,Et tous les sacrifices de leurs prmices,Et la mesure de toutes leurs offrandes.

    toi qui ne peux tre dnombr ! mystrieux qui jaillis sans cesse de labmeSans pouvoir spuiser !

    Nul homme ne connat tes cavernes secrtes ;Aucun crit na jamais rvl ton nom,

  • Mais tout fruit de la terre porte ta signature.

    Par toi il se nourrit et se transforme.Et voici :

    Il arrive son parfait accomplissement22.

  • La voix se tut ; un rugissement retentit ; des aboiements luirpondirent.

    Pois Chiche se leva pour visiter les animaux ; un chasseur lesuivit en hte :

    Ny va pas seul, petit ! La nuit, les fauves sont mauvais.Ils visitrent les lvriers et les captures enfermes dans des

    cages solides : des gazelles, un ibex, un bel oryx aux longuescornes fines, et la merveille de lexpdition, trois lopards quidevaient tre offerts au vizir.

  • Nous rapportons aussi un singe, mais il est enchan surla cabine du matre !

    Et trs tard dans la nuit, bercs par le souffle du Nord quichantait dans les cordages, les chasseurs contrent leursexploits.

  • IX

    PCHEUR

    Et si jtais pcheur ?Depuis la visite des bateaux, Pois Chiche connaissait un

    sentiment nouveau : la nostalgie du voyage, du dpart vers lignor , vers le lointain qui dpassait son horizon Etvoici quen crant et modelant son rve, il commenait percevoir les notions de distance et de temps ; la relationentre ces deux, ctait le moyen de transport ; et ce moyen, leseul connu de lui, ctait son ne.

    Plus il rflchissait, plus il prenait conscience de ladisproportion entre le rve et le moyen !

  • Quen dis-tu, mon gaillard ? Serais-tu dispos courir lagrande aventure ? Pour aller o ? Droit devant nous ! Queverrons-nous ? Les bords du Nil et les champs ; tu pourrasencore brouter de lherbe et des pis, mais la rcolte serabientt faite Dailleurs il ne faut point rester la nuit dans lescultures : il y a des loups, des chats sauvages. Quimporte ?Nous passerons plus haut, en bordure ; il ny aura gure deverdure, mais tu trouveras des chardons, des tamaris : pastrs bon pour moi, cette nourriture-l ! Sans doute il y auraitdes livres, mais quant les chasser, je naime pas ce mtier-l. Que faire ? Le dsert ? Les vipres cornes et les hynes nesont pas meilleures que les loups Je ne croyais pas quil soitsi difficile de vivre seul. H ! compagnon, je crois que levoyage ne serait pas trs long : nous nirions pas loin tous lesdeux. En bateau ce serait plus facile et plus rapide, maisvoil : je nai pas de bateau !

    Et si japprenais le mtier de pcheur ? Je pourrais

  • devenir marinier sur le Nil ; et plus tard, je naviguerais aussisur le Grand Vert

    Des visions fantastiques se dessinent : le sable devient uneeau mouvante o nagent des poissons gigantesques ; lamontagne est une vague monstrueuse, les barques du Nilvoguent sur une mer verte comme les prs, avec deschargements danimaux inconnus, des montagnes de fruits etde pierres prcieuses. Et, pour raliser ce rve, le point dedpart est si simple, si accessible : tre pcheur !

    Pois Chiche se lve, plein dardeur ; il va trouver son amiGrand-de-Fesse et lui expose son projet. Accroupi sur la terre,les genoux dans ses mains, Grand-de-Fesse le laisse parler,pesant chaque argument en garon qui connat le poids de soncorps et de ses charges.

  • Changer de vie nest pas facile, Pois Chiche ! Tu sais ceque tu tiens, tu ne sais pas ce que tu trouves. Pourrais-tuquitter ta mre et ton pre ?

    Est-ce vraiment ma mre ? Ne suis-je pas tranger pourelle et pour mon pre ? Vois, Grand-de-Fesse, je ne pourrai

  • point rester cultivateur ; le paysan est li sa terre : moi, jenaime pas tre attach !

    Le chien non plus naime pas tre enchan : pourtant lafaim le ramne la maison.

    Les oiseaux voyageurs trouvent partout leur nourriture. Tu rves, Pois Chiche ; pour changer de pays, les

    oiseaux ont des ailes ! Ne crois-tu pas que lenvie de voler peut faire pousser les

    ailes ? Ta tte sgare, mon ami. Cest un insens celui qui veut

    quitter le lieu qui le fait vivre pour risquer linconnu. Les hirondelles quittent lgypte ! Mais elles reviennent. Les marins quittent leur pays ! Mais ils reviennent.

  • Quelle est donc cette force qui attache les gens et lesbtes leur terre ? Ny a-t-il point partout du sable, deschamps, un fleuve, une montagne ?

    Non, aucune autre terre nest la leur ; la terre de ltableo je couche est la mienne ; quand je mveille, je marche surma terre moi ! Notre terre est de la boue, mais elle est notreterre ; celui qui labandonne y reviendra toujours.

    Pois Chiche couta ceci dans son cur, puis il dit : Moi, je reviendrai au lieu qui mapprendra ce que je veux

    connatre. H ! toi qui veux atteindre ce qui ne peut pas tre atteint,

    plutt que dattaquer le ciel cherche donc sous tes pieds : tonpays peut tinstruire dans le mtier qui te convient.

    Mais si tu veux travailler sans pain-bire, reste isol ; si tuveux manger le pain des autres sans fatiguer tes membres,fais-toi scribe. Le plus heureux est le serviteur dun bon

  • matre ; sans doute il na point dailes, mais son ventre estrempli.

    Grand-de-Fesse, tous les garons de mon pays parlent-ils comme toi ?

    Oui, par ma vie ! Tu es le seul fou de ton espce. Alors, mon ami, je veux tre marin. Tu oublies que tu es attach au domaine. Quimporte : pour commencer, je serai pcheur du

    domaine.Grand-de-Fesse considra Pois Chiche, et il rit ; puis il

    secoua ses paules et se leva : H debout ! Cur hardi, assoiff daventures, quil en

    soit donc selon ton gr ! Allons voir le pre de Pipou : nous luiparlerons de ton affaire.

    Non loin de la rive est la maison du pcheur. Dans un petit

  • enclos, des cordes sont tendues sur des piquets ; des poissonsouverts, aplatis, y sont suspendus pour scher. Dans unechambre basse, une caisse claire-voie contient les picesdj sches. La mre se lve pour accueillir les deux amis etleur montre le chemin de la rive :

    Vous y trouverez Pipou, avec son pre qui vient derentrer de la pche.

    Sur la berge, auprs de la barque amarre, deux hommessaffairent compter les poissons devant un scribe accroupi.

    Au centre de la barque, la fillette, Pipou, est assise auprsdu pcheur au milieu des poissons vivants ou ventrs. Sesmains, ses bras, ses jambes, ruissellent de sang et deaugluante ; ses cheveux et son visage, dont elle chasse lesmouches avec son bras mouill, sont maculs dcaills etdeau poisseuse. Grand-de-Fesse empoigne les deux bras dePois Chiche et le fait sauter dans la barque.

  • Rmy, grand pcheur, je tamne un garon qui veutapprendre le mtier.

    Une odeur acre prend lenfant la gorge, une odeur depoisson mlange aux relents des viscres chauffs par leSoleil.

    Le pcheur tait occup enlever lpine dorsale dunnorme batensoda23.

    Son regard mesura le nouvel apprenti ; il sourit, lui offrantson couteau.

    Bonne venue ! Le travail ne manque pas. Assieds-toi etmontre que tu es gaillard !

    Pois Chiche essaye dviter le couteau ; il demeure debout,au milieu des victimes pantelantes qui grouillent sous sespieds.

    Grande est ton habilet, Rmy ! Il y a un beau tas vari

  • dans ta barque !Le pcheur rpond : Il est vrai : tel pcheur, tel filet ! Mais pourquoi tardes-

    tu ? Prends le couteau, montre ton zle. ventre ces perches etvide-les ; fais vite pour avoir ma louange !

    Grand-de-Fesse, voyant le trouble de Pois Chiche et sondgot, le pousse dun coup sec et lassied au milieu desviscres gluants ; il met le coutelas dans sa main et luiprsente un gros poisson vivant :

    Allons pcheur, au travail !Pois Chiche, raidi, sefforce de lutter contre lhorreur qui

    lcure ; sa main serre machinalement le couteau. Grand-de-Fesse la saisit ; dun coup bref, il loblige fendre le poissonqui se dbattait sous ses doigts ; impitoyable, Grand-de-Fesseforce la main crispe vider les entrailles, tirer les artes ;puis il prsente le poisson Rmy.

  • Celui-ci regardait la scne, goguenard. Alors, camarade, quand lengagement ?Pois Chiche se leva, balbutia quelques mots et sortit de la

    barque en titubant.Quand ils furent loigns suffisamment, Pois Chiche

    redescendit au bord du fleuve et se lava.Grand-de-Fesse limita en riant, puis il lentrana et le fit

    courir travers les cultures. Quand ils furent las, ilssarrtrent au bord dune rigole ; mais Grand-de-Fesse nerussit point distraire son compagnon. Celui-ci, taciturne,contemplait obstinment le ciel o se condensaient desflocons dont il cherchait en vain la provenance.

  • Quel est ce nuage trange qui savance, venant du Sud,comme un grand triangle ondulant ? Le nuage obscurcit uncoin du firmament, et des formes doiseaux se prcisent,blanches, pointes de noir. Grand-de-Fesse observe le vol etles couleurs : Les cigognes ! Elles approchent, et, dans un

  • lent virage, se mettent tourner en rond ; mais undtachement demeure en arrire comme un poste de guet. Unautre nuage vient de lOuest un autre du Sud-Ouest. Ils sesuivent, se groupent, tournent et tournent sur place,attendant on ne sait quel ordre pour prendre une dcision. Etbientt de nouvelles formations se dessinent, arrivant du Sud-Est puis dautres encore, venant du Sud.

    Pois Chiche ne se lasse point dobserver cet exode. Deuxlongues heures passent. Grand-de-Fesse admire enconnaisseur.

    Limmense tendue doiseaux semble couvrir le ciel etchercher un lieu de repos. Quelques cigognes se dtachent etdescendent en claireurs ; mais la masse continue tournerdans lair bleu, lentement, sans fatigue apparente. Enfin voicile dernier nuage ! Alors, aprs quelques flottements, undluge doiseaux sabat sur le terrain choisi et sy organise pargroupements.

  • Elles sont lasses, dit Pois Chiche. Oui, elles se reposeront ce jour et cette nuit ; mais elles

    posteront des sentinelles pour veiller autour de leur camp. Partiront-elles ds demain ? Elles couteront la dcision du vent. Celui qui vient du

    Sud les porte vers leur but ; aussitt quil approche, ellessecouent leurs ailes et senvolent en tournoyant. Aprs degrands circuits, trs lents, trs longs, chaque cigogne reprendsa place de voyage ; le triangle se forme, stend comme uneimmense queue dhirondelle, et voil : cest le vrai dpartvers le Nord.

    Pois Chiche regarde tour tour les trois quartiers du cieldo sont venus les oiseaux migrateurs :

    Cest le rassemblement avant le grand voyage. Mais dis-moi, Grand-de-Fesse : comprends-tu comment les cigognespeuvent sentendre travers lespace pour se runir ici le

  • mme jour ? Elles obissent des chefs puisquelles sedplacent ensemble ; mais comment transmettre des ordres si grande distance, droite, gauche, en face ? Dici je neparlerais pas Mout-Sherit : pourquoi ne pas pouvoir ce quepeut un oisea