IRONIE, GÉNÉRICITÉ ET SUBVERSION DANS SEXE DES ÉTOILES … · Monique Proulx wrote her first...
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IRONIE, GÉNÉRICITÉ ET SUBVERSION DANS LE SEXE DES ÉTOILES
DE MONIQUE PROULX
Par Linda Barbon
Thèse présentée au Département d'études françaises de l'Université Queen's en vue de l'obtention du grade de
Maîtrise es Arts
Queen's University Kingston, Ontario, Canada
Janvier 1999
Copyright O Linda Barbon, 1999
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ABSTRACT
Despite the arnbiguity of the term, irony is a clever means of expressing
judgements and criticisms. While it can take many fonns and have diverse objectives,
irony often serves as a weapon of protest where the author can disguise commentary in
rhetoric that may otherwise appear to be innocent. In this sense, one cm oflen uncover
more meaning hidden between the lines of an ironic text, than in the words written on
several pages. Women in particular have demonstrated that as a literary technique, irony
can effectively draw attention to pertinent issues which may be difficult to present in an
explicit manner.
Until the 1980s, very few women had the necessary distance from their ideoloçical
position to be able to accept irony as a means of protest; the wornen who did choose this
form were not mainstream writers and their literary works often went unrecognized.
Monique Proulx wrote her first novel, Le Sexe des étoiles, in 1 987, after the radical
feminism of the 1970s had settled into more moderate forms of resistance. By this time,
more women had the distance and the liberty to use irony in order to accentuate the
inequalities that continued to exist. This type of representation of women' s concems
came to be known as d'ironie au féminin)).
This analysis of Le Sexe des étoiles examines how Monique Proulx constructs an
innovative and bold (ironie au féminin># that constitutes an open questioning and evaluation
of issues conceming gender ((sgénéricitén) without bias towards one gender or the other.
While her irony criticizes patriarchal power structures for their often depreciative
treatment of women, she nevertheless refuses to ignore the downhlls of the feminist
movement. A detailed study of the various rhetorical figures and narrative devices used by
Proulx reveals the subversive tendency that resides in this oscillation between targets of
her irony.
The irony of Monique Proulx in Le Sexe cles doiles represents a new dimension of
$ironie au féminin* that reflects the author's critical attitude and refusal to adopt an
absolute position on issues regarding gender. An examination of the tea's irony exposes
its coven criticisms and outlines its subversive quality that does not exclusively condemn
one subject or principle, but rather, challenges and reevaluates established notions that are
often taken for granted.
REMERCIEMENTS
J'aimerais remercier tous ceux qui m'ont aidée à entreprendre et à achever ce
projet de maîtrise; je n'ai pas nécessairement choisi le chemin le plus court, mais je crois
que c'était celui qui m'a le plus appris. Tout d'abord, j'aimerais remercier
chaleureusement ma directrice Madame Lucie louberi qui m'a inspirée dans ce travail et
sans qui je n'aurais même pas découvert le goût d'étudier l'ironie. Son humour, son
encouragement et sa patience inébranlables m'ont donné l'assurance de me fier a mes
capacités et d'atteindre mes objectifs.
le tiens a remercier mes parents et ma soeur de m'avoir soutenue et d'avoir enduré
sans protester les diverses tempêtes qui ont fait partie de cette dernière année et demie.
J7aimerais remercier ma meilleure amie et 4me-soeur)) Lisa Cox qui a été une
constante source d'appui et qui m'a donné le courage de continuer pendant les moments
les plus difficiles. Merci a Stephen Turner qui n'a jamais dout6 de moi et qui m'a toujours
encouragée à poursuivre mes buts; sa patience et sa compréhension me sont très
précieuses.
Un grand merci à tous mes chers amis de London et de Kingston pour leur soutien
et leurs sourires qui ont facilité le travail: Raphael Metron, Kelvin Chow, Andrew
Grayson, Desrnon Lackey, Matt Constantine, Mary Pocrnic, Jennifer Macrae, Kara
Rutledge, Ian Sullivan, David Nenonen, Nicos Pelavas, Adrian Leung, Judy Wong, Dianne
Dutton; toutes ces personnes ont joué un rôle important dans ma vie et m'ont aidée à
relever le défi que constituait ce projet.
ABSTRACT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i
... REMERCIEMENTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
CHAPITRE 1: QUELQUES ELÉMENTS DE THI%R~E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Définitions. décodage et catégories 3
Ironie et généricité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
CHAPITRE 2: GENERICITE ET ENJEUX DU TEXTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 Auteur. narrateur. narratrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 Enjeux narratifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Le #capital sympathie)) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE 3: LES CIBLES DE L'IRONIE 33 La non-reconnaissance de l'intelligence des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Le monde du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 Le pouvoir patriarcal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le discours féministe 36
CHAPITRE 4: MOMOUE PROULX: LA SUBVERSION AU F É ~ . . . . . . . . . 52
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CONCLUSION 59
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
VITA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
INTRODUCTION
On attendait avec impatience le premier roman de Monique Proulx après le grand
succès de son recueil de nouvelles Sam coew et m s reproche pour lequel elle avait
gagné le prix Adrienne Choquette en 1983 et le Grand Prix littéraire du Journal de
Montréal en 1984. Dans cet ouvrage, Monique Proulx se servait de deux approches
stylistiques différentes de sorte qu'elle a pu créer un mélange d'éléments fantastiques et
réalistes dans lesquels elle a inscrit l'ironie. Elle poursuit dans la même veine zvec Le Sexe
des iioiles, roman qui est devenu bien vite un best seller en grande partie à cause de cette
ironie qui permet à I'auteure d'insérer dans son texte des critiques et des commentaires
nés d'une observation serrée de la société qui l'entoure.
Dans le premier chapitre de cette étude, on considérera quelques éléments
théoriques en rapport avec l'ironie. En faisant la distinction entre l'ironie, l'humour et la
satire, on examinera comment Monique Proulx se sert de ces trois concepts dans son
texte. On relèvera des instants où l'on remarque le ton subtilement sérieux de l'ironie et
de la satire, mais aussi bien des moments où ce n'est que l'humour pur qui provoque le
sourire du lecteur. Proulx intègre les trois éléments dans son texte mais l'un ne se fait
jamais au détriment de l'autre.
Dans le deuxième chapitre, on examinera le texte d'un point de vue narratologique.
On cherchera le lien entre I'auteure et la narratrice afin de préciser comment la narratrice
peut fonctionner comme porte-parole de l'auteure et des critiques qu'elle essaie de faire.
En analysant la représentation des personnages, leurs discours, et la description ajoutée
par la narratrice, on verra comment on peut entendre la voix narquoise et cachée de
l'auteure. Les diverses figures de rhétorique qui construisent l'ironie et la représentation
des personnages permettent à I'auteure de faire des commentaires sur quelques-unes de
ses principales préoccupations qui constituent, en fait, les cibles de son ironie.
On relèvera donc comment, d'un ton léger, Proulx présente son point de vue en ce
qui concerne les différences entre les hommes et les femmes, la condition féminine, aussi
bien que le féminisme. Par exemple, à travers un protagoniste transsexuel, la créature
hybride. qui bouleverse les notions courantes du masculin et du féminin, le texte amve à
remettre en question les notions de l'identité sexuelle et les rôles sociaux, la solitude, et
toutes les relations entre les êtres humains. De plus, Proulx s'attaque à l'influence
dominante des systèmes patriarcaux dans une perspective originale qui englobe aussi bien
le discours féministe lorsqu'il n'est que conventionnel. Alors, au milieu de cette
oscillation entre les cibles, se révèle la parole subversive de Monique Proulx qui réussit à
élargir le champ de possibilités de l'ironie au féminin.
Dans Le Sexe des doiles, Monique Proulx met en place une ironie au féminin qui
reflète son esprit critique et un refus d'adopter une seule position. A travers une analyse
soigneuse du texte, on mettra au jour les subtiles critiques subversives qui, au lieu de
dénoncer uniquement un principe ou objet, mènent vers une interrogation libre et une
réévaluation de tout ce qu'on tient pour acquis.
CHAPITRE I: OUELOUES ELEMENTS DE THÉORIE
Qu'est-ce que l'ironie? Un commentaire sarcastique? Un clin d'oeil pour faire
contrepoids à une affirmation incongrue? Une blague astucieuse? La réponse n'est pas
évidente et devient problématique dès qu'on commence à l'expliquer. Comme le dit
Guido Almansi, taous savons ce qu'est I'ironie aussi longtemps que personne ne nous
demande de la définird Meme si on s'estime capable de la reconnaître et de la déchifier,
plus on croit s'approcher du vrai sens du mot dans une définition, plus l'ironie nous
échappe. Voilée d'incertitude et de doute, l'ironie passe parfois inaperçue malgré
l'intention de l'auteur, et parfois on croit la détecter là où elle n'existe pas. De plus, il faut
faire la distinction entre l'ironie, l'humour et la satire, termes qui se confondent souvent.
Pour ajouter une autre nuance à un mécanisme qui comporte dkjà de multiples facettes, il
semble que les femmes aient une façon particulière d'utiliser l'ironie et l'humour pour
atteindre leurs propres objectifs. Voyons de plus près ces enjeux.
Définitions, décodage et catégories
L'ironie n'a pas une forme fixe et solide mais, au contraire, peut se manifester de
plusieurs façons. Le Robert résume le mot simplement comme Mune manière de se moquer
de quelqu'un ou de quelque chose en disant le contraire de ce qu'on veut faire entendre)?
Cependant, l'ironie ne se réduit pas seulement à l'antiphrase, c'est-à-dire prononcer une
chose pour faire entendre le contraire, bien que ce soit sa forme la plus usuelle. En effet,
'Guido Almansi, .L'affaire mystérieuse de l'abominable torigrre-hl-cheekr Poétique, no 36, novembre 1978, p.421.
'Le Nouveau Petit Rol>et-i (Paris, Dictionnaire Le Robert, 1994), p. 1 2 1 0.
l'ironie peut se cacher demère d'autres manifestations moins évidentes. On ne tentera pas
ici, toutefois, d'expliquer tous les types d'ironie possibles ou de créer une liste exhaustive
des usages de l'ironie dans le contexte de ce travail. On va prendre en compte surtout
ceux qui se présentent dans Le Sexe des étoiles.
On détecte la présence de l'ironie, le plus souvent, a travers une perception
d'incongruité, c'est-à-dire la juxtaposition de certains éléments de sorte qu'ils se
contredisent ou n'ont pas de sens dans un contexte partic~lier.~ Même si parfois l'ironie
peut aussi provoquer le sourire du lecteur, sa fonction pragmatique .consiste en une
signalisation d'évaluation, presque toujours pejorativa~.' Elle est essentiellement
offensive. et dexerce toujours aux dépens de quelqu'un ou de quelque chose; elle
comporte un "irmiste et une victirne"d
Les critiques s'accordent pour dire que l'ironie la plus efficace est celle qui ne
requiert pas trop d'indices de décodage. Selon Almansi, l'ironie parfaite se manifeste
lorsqu'elle reste à l'état latent? Cependant, en utilisant des enjeux ironiques moins
facilement perceptibles, on risque d'être mal compris ou pire, de demeurer incompris.
D'une part, un lecteur peut croire avoir trouvé de l'ironie même où elle n'est pas. D'autre
'Monique Yaari, Ironie paradoxale et irorlie poétique (Birmingham, Summa Publications, l988), p. 16.
'Linda Hutcheon, .Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de l'ironie)), Poétique, no 46, avril 198 1, p. 14 1.
'~ucie Joubert, Le Cmqz~ois de velours (Montréal: l'Hexagone, 1 998), p. 1 7. Elle empmnte la citation à Judith Stora-Sandor, L 'htîmoi/r juifdaris la fittératirre. De Job à WoocfL Alieti (Paris, PUF, 1984), p.24.
%lrnansi, op. cit., p.422.
part, I'ironie peut très bien passer inaperçue par le lecteur qui fait une lecture littérale du
texte. Dans un texte ironique 41 faut que l'acte de lecture soit dirigé au-delà du texte
(comme unité sémantique ou syntaxique) vers un décodage de l'intention évaluative, donc,
ironique de l'auteurd Pour le lecteur moins perspicace, alors, ce processus de décodage
n'aura pas lieu s'il ne perçoit pas la présence de I'ironie. Booth aborde cette question en
proposant certains critères pour détecter et déchifier l ' ir~nie,~ mais comme l'affirme
Aimansi: 41 est simplement impossible de prouver que certaines affirmations ironiques
sont ironiques. Si on peut le prouver, l'affirmation cesse d'être ironique^^ C'est pour
cela sans doute qu'on reproche souvent au discours ironique un certain élitisme, puisqu'il
semble exclure le lecteur qui ne saisit pas les nuances ironiques.I0
Même au risque d'en détruire l'effet, certains auteurs préfèrent utiliser I'ironie
explicite où on précise qu'on fait de I'ironie. Dans ces cas-là, on annonce la présence de
l'ironie afin de s'assurer qu'elle est bien comprise." Bien entendu, on simplifie la tâche de
déchiffrage du lecteur mais on sacrifie ce principe qui est au coeur de l'ironie:
'Hutcheon, op. cil., p. 14 1.
'Voir Wayne C. Booth, A Rhetoric of Irony (Chicago, University of Chicago Press, 1974) et en particulier le chapitre intitulé "1s it Ironic?'. Dans son ouvrage, Booth propose une série de questions qu'on peut se poser dans le processus de déchiffrage de I'ironie. Cependant, malgré toutes ses suggestions, Booth reconnaît que même si on est capable de sentir s'il y a de I'ironie, on ne peut pas être complètement certain d'avoir bien compris; il y aura toujours plusieurs lectures possibles d'un même texte.
"mansi, op. cit., p .42 1 .
'("Hutcheon, op. cir, p. 15 1.
"Comme exemple d'ironie explicite j7invente ceci: C e s t toujours un plaisir de vous servir,. ironisa la femme émancipée, sans sourire.
l'incertitude. " Néanmoins, l'usage de l'ironie explicite n'est pas sans avantage. Comme
le souligne Lucie Joubert, ce type d'ironie ~ ~ o f i e aussi aux auteures l'occasion de tester les
multiples degrés de cette arme, dans une "gamme qui va du rire dédaigneux au petit
sourire caché",). "
Plus subtile que I'ironie explicite, l'ironie de situation intègre I'ironie aux
événements du texte, plutôt que dans les mots prononcés. Cette ironie ne se limite plus
aux discours des personnages ou du narrateur mais se manifeste dans les situations qui se
déroulent de façon ironique. A un niveau encore plus complexe, dans l'ironie
constnictionnelle, le texte se construit de telle sorte que toutes les situations aident a
établir une ironie centrale. On verra plus loin comment ces deux formes (ironie de
situation et constnictionnelle) se mettent en place dans Le Sexe des étoiles.
II faut aussi distinguer l'ironie de certaines formes qui lui ressemblent. Elle partage
avec l'humour cette faculté de relever les incongruités de la vie. Cependant, à la
différence de l'humour qui cherche sunout à faire rire, l'ironie sert un objectif spécifique;
en etiet, l'ironie se distingue de l'humour précisément par son but, qui dépasse le simple
effet humoristique pour exprimer des jugements vis-à-vis des sujets plus sérieux. Dans Le
Sexe des étoiles, on remarque des moments où l'humour ne vise que le plaisir du lecteur.
Considérons un exemple. 11 n'y a rien de sérieux dans la séquence où Dominique
rencontre le psychothérapeute pour ses problèmes d'impuissance. Dominique imagine la
"~lmansi, op. cil., p.42 1 .
13Joubert, op. cd., p. 3 1. Elle se réfère à Linda Hutcheon, .Ironie, satire, parodie: une approche pragmatique de l'ironie>), Poétipe, no 46, aMil 1 98 1, p. 148.
pire situation lorsqu'il découvre que ce (Doqueteur FrÔlette>b est presque complètement
sourd:
Dominique se vit, allongé ou non sur un divan, à côté du doqueteur Frôlette, en train de lui hurler par la tête ses fantasmes érotiques les plus intimes - ET A QUATRE ANS, LES SEINS DE MA M ~ E , SES SENS! ... - , tandis que de la rue McGil! au boulevard Saint-Laurent les badauds émoustillés se retournaient en ricanant, ou, pourquoi non, se massaient chaque semaine devant la clinique pour ne rien manquer de la suite, sorte d'émission pornographique hebdomadaire et, au demeurant, gratuite. ''
Tandis que l'ironie repose le plus souvent sur les parti pris sous-entendus de l'ironiste,
l'humour reste d'habitude à un niveau moins profond et se fait remarquer surtout par sa
gratuité.
De la même façon que l'ironie se distingue de l'humour par son objectif, la satire
se distingue aussi de l'ironie. Alors que l'ironie est un moyen de poser des jugements,(da
satire est la forme littéraire qui a pour but de corriger certains vices et inepties du
comportement humain en les ridiculisantd5 L'ironie est présente dans la satire mais dans
le cas de la satire, on ajoute cette intention péremptoire de corriger en particulier des
comportements qu'on juge abusifs. L'ironie peut être mordante dans ses critiques mais la
satire, en prenant une position solide vis à-vis des questions morales et sociales, est encore
plus piquante par rapport aux personnes qui épousent les comportements fustigés. La
principale différence entre l'ironie et la satire se trouve alors dans la cible visée par les
14Monique Proulx, Le Sexe des étoiles (Montréal, Québec/Aménque, 1 987), p. 8 1-82. Les citations empruntées a ce texte renverront à cette édition et les pages seront notées entre parenthèses avec le sigle SE.
15Hutcheon, op. cil., p. 144.
deux techniques: les flèches ironiques peuvent être lancées dans n'importe quelle direction
soit vers des personnes et leurs convictions, soit vers des situations et n'ont pas
nécessairement une cible particulière, tandis qu'avec la satire, on utilise l'ironie pour se
concentrer sur la conduite et les pratiques de certains individus.
Ironie et généricité
Après cette présentation sommaire de l'ironie et des formes qu'elle peut prendre,
on peut se demander si les hommes et les femmes se servent des mêmes techniques ou s'il
y a une différence entre la façon dont les femmes et les hommes ironisent ou font de
l'humour. Est-ce que les femmes ont une espèce d'humoiir et d'ironie qui leur est propre?
Existe-t-il une ironie au féminin? Il y a effectivement des différences dans l'humour et
dans l'ironie et ces différences sont reliées à deux réalités différentes.
Pendant très longtemps, il y a eu une dissociation entre les femmes et l'humour:
non seulement les femmes n'avaient pas le droit de rire, mais la représentation stéréotypée
de la femme dans les oeuvres des hommes était souvent péjorative (comme par exemple la
femme qui harcèle son mari tout le temps, la conmSre) soutenant l'idée de
l'incompatibilité entre les femmes et l'h~rnour.'~ En plus, la liberté de l'initiative et la
confiance en soi inhérentes à l'humour ne correspondaient pas à l'image de la femme
idéale. Comme le note Judith Stora-Sandor, de rire, explosion bruyante,, soudaine et
incontrôlée, a toujours été contraire a l'image idéale de la femme en Occident. On
constate la même chose concernant la production de I'hurnour féminin. Non seulement la
''Gai1 Fimey, Look Who 's Larcghing: Gender and Corne& (Langhome, Gordon and Breach, 1994), p.2.
femme ne devait pas rire, elle ne devait pas "faire rire" non plusd7 En effet, la capacité de
faire rire constitue un certain pouvoir; (de comique s'exerce toujours aux dépens de
quelqu'un ou de quelque chose, ce qui suppose une certaine agressivité de la part du
rieur.l8: les femmes drôles étaient donc vues comme potentiellement dangereuses.
De son côté, Regina Barreca établit la distinction entre les conceptions de Good
Girl)) et de .Bad Girl)): d'après elle, les filles apprennent à un jeune âge que la femme doit
être innocente et soumise et que seules les filles agressives, excessives, qui étaient de
moeurs faciles, pouvaient faire de I'humour. l9 Elle cristallise aussi les différences entre les
stéréotypes de (tGood Girls)) qui ne rient pas et des (<Bad Girls)) qui nent la bouche ouverte
sans se préoccuper de leur image sociale; les femmes soumises et sans pouvoir qui
voulaient rester dans la catégorie plus respectée et respectable des ((Good Girls>>, se
censuraient et n'osaient pas se montrer comiques, du moins pas en public.
Stora-Sandor avance que l'humour a pourtant toujours existé chez ies femmes et
elle rapproche leur humour de ce qu'elle nomme d'humour juiF, c'est-à-dire l'humour qui
fonctionne comme une réponse à une situation d'oppression et constitue l'arme de défense
des (<physiquement faibles?' Les femmes, en tant que groupe minoritaire par rapport au
pouvoir social, se servent de I'humour, alors, comme contre-attaque devant un système
17~udith Stora-Sandor, ( L e Rire minoritaire., Aittrerne~~t. Série Mzttaliom, no 13 1, septembre 1992, p. 1 76- 177.
%egina Barreca, They Used to Cal1 Me Smw White ... But I Drfled (New York, Viking, 1991), p.3-5.
patriarcal qui les opprime. Ce genre d'humour se présente sous la forme de I'auto-
dénigrement ou l'auto-ironie où on se prend soi-même comme cible. En se moquant de
soi, on semble soutenir les images et les stéréotypes acceptés par la société alors qu'on est
en train de les contester et de ridiculiser ceux qui les soutiennent vraiment. Stora-Sandor
explique que l'auto-ironie .ne vise pas seulement la victime de l'ironie, mais atteint aussi,
comme par ricochet, le monde qui l'entoure. En se posant comme victime, et ceci est
particulièrement vrai pour l'humour au féminin, la société responsable pour cette
'%ctimisation", se trouve également mise en cause))."
Subtile et astucieux, l'auto-dénigrement est considéré comme la forme la plus
traditionnelle de l'humour au féminin." Il faudrait noter que l'auto-ironie n'est pas une
technique utilisée exclusivement par les femmes; les hommes aussi peuvent faire de I'auto-
ironie. Cependant, les hommes semblent avoir plus tendance à se moquer des autres
plutôt que d'eux-mêmes." Tandis que les hommes tournent souvent en dérision les
malheurs des autres, les femmes sont moins portées a rire de quelqu'un perçu comme une
victime." L'humour des femmes vise surtout ceux qui sont au pouvoir plutôt que ceux
qui sont plus pitoyables." Alors, en se moquant des institutions et des systèmes établis,
- -
" Stora-Sandor, op. cit., p. 1 79.
"Barreca, op. ci!. , p.23.
"Fimey, op. cil., p.5.
"~arreca, op. cil., p. 12.
"Fimey, op. cil., p. 5 . Barreca &me précisément la même chose en disant wwomen's comedy takes as its material the powerful rather than the pitifil.)) Barreca, op. cit., p. 13.
les femmes en contestent l'autorité parce qu'elles refusent de la prendre au sérieux?
Dans cette mesure, même si l'humour des femmes semble moins offensif et plus dirigé vers
elles-mêmes, il est beaucoup plus subversif que sa contrepartie masculine."
L'ironie des femmes, liée étroitement à I'humour lorsqu'il s'agit de l'auto-
dénigrement, a ses propres caractéristiques qui la distingue de I'ironie des hommes.
Tandis que la technique reste la même, l'ironie des femmes se distingue par son but et par
ses cibles. Ses objectifs reflètent en effet un besoin de revendication par rapport au
système dominant - le patriarcat. Pendant la vague de militantisme des années soixante-
dix où les femmes contestaient le pouvoir et luttaient pour l'égalité, les féministes pures et
dures n'avaient pas la distance nécessaire pour utiliser I'ironie pour faire leurs critiques et
faire avancer leur cause. Trop impliquées dans la lutte, eiles ne pouvaient pas trouver de
quoi rire. S'il y avait des femmes qui faisaient de I'ironie à cette époque, elles n'étaient
pas nécessairement ou explicitement des féministes et leurs ouvrages, en effet, sont passés
à peu près inaperçus: on les a redécouvertes dans les années quatre-vingt quand le
féminisme a changé de visage et a défini de nouvelles priorités. .A ce moment-la, plus de
femmes acceptaient l'usage de cette technique qui permet de faire divers commentaires
subtiles. L'ironie se révèle donc très puissante puisqu'elle .permet aux femmes,
traditionnellement "objets" d'ironie, de renverser les règles du jeu et devenir "sujets7'
ironisants)P
'6/6id, p. 14.
"S tora-Sander, op. ci?. , p. 179.
'Voubert, op. cil., p. 19.
CHAP~TRE ÇENERICITÉ ET ENJEUX DU TEXTE
Pour lire Le Sexe des étoiles et tout autre texte ironique d'un point de vue
iiarratologique, on ne peut pas s'arrêter seulement à l'interrogation canonique de
Genette:{(qui parle?* et .qui Certes, il est éclairant de découvrir de quelle
perspective et de quelle voix provient le récit, mais il faut aller surtout vers la question
plus spécifique au texte ironique: .qui ironise?^. La question n'est pas évidente. Même
s'il y a des indices ironiques dans la narration, l'ironie n'est pas limitée à ce contexte et
elle s'intègre au texte a plusieurs niveaux: on remarque l'ironie aussi bien dans le discours
de divers personnages et dans le dialogue entre les personnages, que dans les
commentaires de l'auteur qui se font entendre à travers la voix du narrateur. Cette
mouvance a des répercussions sur l'analyse des constituantes narratives.
Auteur, narrateur, narratrice
Bien que les grands théoriciens, y compris Genette, Bal et Booth, soient d'accord
pour insister sur la dissociation de l'auteur et du narrateur, lorsqu'il s'agit d'un texte
ironique, il faut prendre en compte une mtre nuance qui s'ajoute à la question. L'ironie,
en effet, nous oblige à reconnaître le lien essentiel et intrinsèque entre l'auteur et son
narrateur qui sous-tend le texte et le désigne comme un cas très particulier en ce qui
concerne toute l'analyse qui se réclame de la narratologie. En ironie, le narrateur déborde
de son rôle de (~onteur))'~ pour dépasser les limites de l'histoire qu'il raconte. II ne se
charge plus simplement des faits et des questions textuelles mais peut adopter des parti
'gGérard Genette, Figures III (Paris, Seuil, 1972)' p.203.
'OIbid., p.26 1 .
12
pris ou des préoccupations paratextuelles qui vont au-delà du texte. Les allusions, les
commentaires et les critiques sous-entendus qui font pdrtie intégrale du texte ironique
impliquent la présence de I'auteur derrière son narrateur dans son rôle d'ironiste.
D'ailleurs, l'auteur s'inscrit dans le texte a travers le discours narratif et les cornmentaires
qui visent des cibles hors-texte et ne peuvent pas être un reflet des préoccupations d'un
nanateur.
Wayne Booth semble reconnaître cette fusion de I'auteur et du narrateur dans scn
texte, A Rhetoric oflror?y3' En présentant ses hypothèses sur la façon de détecter ou de
déchiffrer l'ironie dans un texte, Booth ne parle presque jamais du narrateur qui construit
l'ironie mais plutôt de I'auteur en tant qu'ironiste. Pour Booth, apparemment, une des
façons d'accéder à l'interprétation de l'ironie dépend de ce qu'on sait de I'auteur. Parmi
les différents indices qu'il propose pour aider le lecteur à déterminer s'il y a bel et bien
ironie, Booth parle de wmflicts of belieh. II explique qu'on peut soupçonner l'ironie
lorsqu'on remarque un conflit indubitable entre les convictions exprimées dans le texte,
celles soutenues par le !ecteur et celles qu'on devine être soutenues par l'auteur." Pour
percevoir l'ironie, avance Booth, le lecteur doit reconnaître une certaine disjonction qui le
pousse à remettre en question ce qui est dit. Après avoir rejeté le sens littéral, le lecteur
reconstruit une nouvelle interprétation qui reflète l'impression qu'il a de l'auteur et de ses
intention^.'^ Booth ne fait pas référence au narrateiir et à I'incongniité de ses idées mais
' ' B O O ~ ~ , op. cil.
32rbid., p.69.
33hi, p. 1 1 .
surtout aux convictions de I 'airtelu qui s'expriment dans le texte. 11 affirme le rde
important que I'auteur joue dans l'ironie en déclarant: .But dealing with irony shows us
the sense in which our court of final appeal is still a conception of the author-."
Nulle part dans son exposé sur la reconstruction et le processus de déchiffrage ne
parle-t-il d'un jugement du czumatezrr qui influence la lecture et l'interprétation du texte.
Le décodage dépend surtout, selon lui, des connaissances qu'on possède de l'auteur et de
ses convictions. II faut donc nécessairement que I'auteur soit présent d'une certaine
manière dans le texte. En posant la question ((qui ironise?. on reconnaît alors cette
communion du narrateur et de I'auteur qui donne la possibilité d'intégrer des questions qui
débordent le texte pour toucher même des problèmes relatifs au fonctionnement de la
société.
La fusion de I'auteur et du narrateur a des implications importantes au niveau de la
généncité: lorsqu'il s'agit d'une auteure en tant qu'ironiste, peut-on accepter que le
narrateur soit aussi une instance neutre, n'appartenant à aucun genre? Si l'auteure se sen
de I'ironie pour commenter des questions qui touchent de près particulièrement les
femmes, peut-on ignorer le genre du narrateur qui fonctionne comme son porte-parole? Si
on abonde dans le sens de Luce Iragaray et de son désormais célèbre .parler n'est jamais
neutre.)', le discours ironique du narrateur ne pourrait-il pas porter les marques du genre
de I'auteur? Dans ce cas, et plus particulièrement dans le cas des Sexe des doiles qui
m'intéresse ici, on devrait parler effectivement d'une tmatrice qui soutient et annonce les
341bid
"Luce Irigaray, Parler n 'estjamais tzeittre (Paris, Éditions de Minuit, 1985).
14
préoccupations de I'auteure. Ce type de narrateur n'est plus simplement une voix
impersonnelle, &un il asexué. comme le soutient BalJ6, mais surtout (une instance qui, si
abstraite soit-elle, ''voit" et "parle" au Dans Le Sexe des doiles, c'est donc la
voix de Monique Proulx qui se fait entendre dans les commentaires ironiques de sa
narratrice; c'est en tout cas le parti pris sur lequel je ferai reposer mon analyse du roman.
Enjeux narratifs
L'ironie du texte se manifeste cians la plupart des cas a même les descriptions
données par la narratnce. C'est a travers ses commentaires et sa représentation des
personnages qu'on amve à avoir une impression soit positive, soit négative des
personnages et de leurs comportements dans le texte. On peut remarquer aussi une espèce
de mouvement dans l'ironie de la narration. Beaucoup de commentaires ironiques dans le
texte viennent directement de la narratrice mais parfois, c'est l'ironie des personnages eux-
mêmes qui s'intègre à la narration. Examinons quelques exemples de ce glissement de
perspective qui démontrent que l'ironie peut se construire dans le texte de maintes façons
et illustrent le défi contenu dans la question ;(qui ironise?&; question polymorphe et
fuyante.
Dans le dialogue suivant entre Gaby et Dominique, on trouve l'ironie à plusieurs
niveaux. En train de discuter de Marie-Pierre et de ses multiples amants dont elle se
vante, Gaby révèle que Marie-Pierre n'a couché avec personne depuis qu'elle est devenue
'%lieke Bal, NnrratoIogie. Essai mr la sigmjicatiotl r~arrative dam quatre rommis modenies (Paris, Klincksieck, 1977), p. 3 1. La citation est tirée de Lucie Joubert, Le Carquois de v e l w s (Montréal, l'Hexagone, 1 W 8 ) , p.42.
"~ucie Joubert, Le Carqiiois de velours (Montréal, l'Hexagone, 1 W8), p.42.
- Elle n'a jamais couché avec personne, et Elle n'est pas près de le faire. - . . . - Vierge, qu'on appelle ça, je crois, ironisa-t-elle en guise d'éclaircissement supplémentaire. ( SE, p. 265)
L'ironie explicite (4ronisa-t-elle)>) se dédouble bien vite pour insister sur une incongrnité:
il est incongru en effet de désigner Marie-Pierre par le qualificatif &vierge. étant donné que
sa fille Camille est la preuve qu'elle ne l'est pas, même si sa progéniture fait partie de sa
.vie antérieure)). L'ironie jaillit aussi de l'insistance de Gaby à se moquer de la déception
de Dominique et de sa virile certitude qu'une femme si belle et si féminine ne peut pas être
vierge. Elle enfonce le clou (((vierge qu'on appelle ça, je crois))) sachant bien qu'elle
détruit l'univers phantasmatique que Dominique avait construit autour de Marie-Pierre.
De plus, la narratrice, cette fois, s'insère dans le dialogue en ajoutant la séquence (<en guise
d'éclaircissement>), séquence qui ne clarifie rien, justement, qui ne l'était déjà. Alors, dans
ce cas on note que c'est Gaby et la narratrice qui font de l'ironie aux dépens de
Dominique.
Malgré le fait que la narratrice semble prendre plus souvent l'initiative des flèches
ironiques, de temps en temps les personnages se montrent très capables de faire de l'ironie
sans son intervention. Marie-Pierre, par exemple, est fréquemment au centre de situations
ironiques. En fait, au lieu de se moquer légèrement de certains sujets, elle préfère utiliser
l'ironie mordante pour faire sa propre critique. Ainsi, dans la leare qu'elle écrit au
Ministre des AEiiires sociales, on remarque tout de suite l'auto-dénigrement ou l'auto-
ironie qui, dans toute sa force antiphrastique, condamne ceux au pouvoir qui refusent de
reconnaître son statut de femme. Après avoir dû supponer les préjugés et l'hostilité de
ces personnes, Mane-Pierre récupère et exagère leurs jugements pour en faire la critique.
Dans ce passage, Mane-Pierre parle des problèmes inattendus qu'elle a rencontrés en
devenant femme:
le suis un Monstre. Cela n'a toutefois rien a voir avec mon apparence extérieure, que je vous prie de croire particulièrement séduisante: il s'agirait plutôt, si j7ai bien cornpis l'essence des propos de vos distingués fonctiomaires, d'une forme de monstruosité très rare, tout interne et cérébrale, ce qui la rend malheureusement incurable. (SE p. 109)
On reconnaît tout de suite la fausseté dans l'antiphrase .je suis un Monstre.. Marie-Pierre
reprend les idées reçues qui viennent a l'esprit des personnes, surtout des hommes, dans
leurs interactions avec elle, pour relever leur absurdité. En faisant siennes ces insultes,
Marie-Pierre réussit à les tourner en dérision afin de se moquer de ceux qui la ridiculisent
habituellement,
Même dans sa signature, Marie-Pierre souligne le changement dans son statut
social qui a eu lieu après qu'elle est devenue femme:
Marie-Pierre Deslaurîers, Docteur en microbiologie génétique, Lauréat de la distinction, .Le Cerveau de l 'hérique~ 1977, Candidat au prix Nobel 1979, Ex-professeur en microbiologie appliquée, Ex-directeur du Centre de Recherches modernes du Canada, Ex-être humain. (SE p. 1 1 1 )
Dans la première partie, Marie-Pierre attire l'attention sur ses diverses distinctions et
mérites qui lui valaient, en tant que Pierre-Henri Deslauners, le respect de ses pairs. En se
déclarant .ex-être humainfi, Marie-Pierre fait comprendre la chute qu'elle a subie après
être devenue femme. Son ironie dans cette lettre est bien acérée puisqu'elle feint de
respecter le jugement de l'autorité mais en soulignant a la fin que son niveau d'intelligence
est, de toute probabilité, beaucoup plus haut que celui de ces personnes au pouvoir. De
cette façon, elle peut faire la critique de I'attitude dévalonsatrice a laquelle elle doit
toujours faire face. Donc, a travers le personnage de Marie-Pierre, on comprend comment
fonctionne l'auto-ironie et le type de critiques qu'on peut réussir à faire entendre. Dans ce
cas, c'est le personnage même qui cible le pouvoir patriarcal sans (intrusion de i'auteud8
qui reste en amère avec un sourire narquois.
Souvent, toutefois, la narratricefl'auteure s'immisce dans le texte pour apporter
son appui à un personnage. C'est effectivement le cas avec le personnage de Camille. A
plusieurs reprises, la narratrice adopte la perspective de Camille et exprime sa perception,
de sorte que l'ironie et la moquerie de certains personnages en particulier sont partagées
par toutes les deux. Camille se trouve au coeur de plusieurs situations ironiques qui
l'opposent au directeur de son école, I. Boulet. Par exemple, après avoir obtenu cent
pour cent à un examen, Camille est convoquée a son bureau parce qu'il la croit coupable
d'avoir triché. On peut remarquer comment la narration glisse vers le point de vue de
Camille:
Tiens donc, l'ennemi venait d'être débouté de son flegme, l'ennemi perdait pied. Camille coulissa un oeil dans sa direction: J. Boulet - car c'était lui, l'inévitable - arborait un sourire lisse de Bouddha bien au-dessus de ses affaires, mais plein de choses venimeuses se bousculaient dans son regard bleuâtre, il regrettait sans doute que la strappe et la torture ne fussent plus de mise pour éduquer les enfants. Elle se résigna a regagner le mièvre soubassement où se tenait cet homme, l'histoire qu'il était à s'inventer tout
38Genette7 op. Nt . , p.205.
seul devenait ennuyante à mourir et risquait de la cloîtrer ici pendant des siècles. (SE p.208)
Ici, on remarque que la narration reflète les pensées et les sentiments de Camille, y
compris ses impressions négatives de J . Boulet. Situation ironique ou le pouvoir est
renversé, J. Boulet semble être diminué à un niveau plus bas que Camille. Pour renforcer
l'ironie, celle-ci préfère réfléchir à une nouvelle théorie astronomique proposée et à la
seule femme impliquée dans ce travail, plutôt que d'écouter les fausses accusations d'un
directeur qui ne sait rien de ses capacités à elle. Dans l'exagération en ce qui concerne
l'éducation des enfants, on détecte la moquerie complice de la narratrice et de Camille qui
soulignent l'allure ridicule de J. Boulet qui, par manque de perspicacité, ne réussit qu'à
(cennuy[er] à mourir* son étudiante.
On doit garder a l'esprit, alors, que très souvent les impressions des personnages
se glissent dans la narration, de sorte que l'ironie du personnage s'insinue dans le discours
de la narratrice. Étant donné que Camille est le personnage du texte qui a le moins
d'interaction avec les autres, la narration joue un rôle très important en faisant comprendre
l'ironie des situations dans lesquelles Camille se trouve, aussi bien qu'en exprimant l'ironie
qu'elle fait elle-même. Cependant, on verra qu'à cause de ce flottement de perspective,
lorsqu70n essaie de répondre aux questions qu i parle)) et .qui ironise>), on rencontre
parfois des ambiguïtés qui rendent la tâche difficile.
Dans le passage qui suit, J. Boulet et Michele, la mère de Camille, parlent de leur
nouvelle idylle et de la possibilité d'en f&e part à Camille. Ici, il s'agit d'une ironie de
situation parce qu'ils ne se rendent pas compte que Camille les surveille de la fenêtre et
qu'elle est au courant de leur liaison depuis longtemps:
-Précisément, parlant de mensonge .. . déglutissait faiblement Michèle. 11 me semble, ne croirais-tu pas, que dirais-tu, j'aimerais TELLEMENT qu'elle sache ... pour nous deux .... -Attendons encore un peu. le sens chez elle, comment dire, comme des bribes de méfiance . . . à mon égard . . . (ô le sagace imbécile!) -C'est parce qu'elle te connaît mal . . . La pauvre enfant n'a pas eu I'occasion d'apprécier véritablement des contacts masculins, vraiment masculins, tu comprends . . . (ô la navrante épaisse!) (SE p.2 12)
Dans cet extrait du dialogue, on n'a pas besoin de la narratrice pour signaler l'ironie: on
peut la reconnaître facilement puisqu70n sait que Camille n'ignore pas ce qui se passe
entre ces deux. Pourtant, ce qui retient l'attention dans ce passage, ce sont les
commentaires entre parenthèses ajoutés à la fin des discours. D'un point de vue
narratologique, l'ambiguïté de ces parenthèses pose problème. Même si avant et après ce
dialogue entre S. Boulet et Michèle, la narratrice se place dans la perspective de Camille,
jusqu7aux parenthèses, la conversation est présentée sans intrusion de la narratrice.
Cependant, lorsqu'on amve à cette partie oii I'ironie est la plus aiguë, une voix inteMent
pour insérer des jugements de valeur et pour marquer I'ironie. Il faut se demander alors à
qui appartient cette voix; c'est-à-dire, qui parle, qui ironise ici? Est-ce la voix de Camille
qui exprime son dégoût pour les relations du couple? Est-ce plutôt la narratrice qui parle
au nom de Camille pour traduire sa réaction à leur ignorance ? L'auteure pourrait-elle
intervenir elle-même? La structure de cet extrait est particulière et il est difficile de
répondre avec certitude à ces questions. Mais elle attire l'attention sur le caractère
ambigu de l'ironie et la diniculté de préciser avec certitude sa source dans ce texte.
Le .capital sympathie.
II faudrait peut-être noter ici que Camille, tout comme Mane-Pierre et Gaby,
bénéficie de ce qu'on pourrait appeler le .capital sympathie>) de l'auteure. Il y a certains
personnages que la narratrice semble présenter d'une manière plus favorable que les
autres. Bien que la narratrice n'exclue pas leurs défauts, ces trois personnages sont
toujours capables de se racheter aux yeux du lecteur par la complexité de leurs
personnalités. Si Camille refuse l'affection de sa mère, on peut la comprendre puisque,
même si elle est une adolescente très intelligente et mûre pour son âge, elle est toujours à
la recherche de sa propre identité. Même si Mane-Pierre ne se conforme pas toujours à la
loi (on se rappelle la scène au restaurant ou elle règle l'addition d'environ quatre cents
dollars avec des .billets bidons))), le lecteur le lui pardonne en sachant elle est
complètement dévouée à sa fille et qu'elle essaie de tout faire pour elle. Dans le cas de
Gaby, même si parfois elle n'est pas tout a fait sincère avec les autres (et peut-être même
pas avec elle-même) en ce qui concerne ses convictions, le lecteur ressent une certaine
affinité a I'igard de son personnage. On reconnaît quo ces personnages ne sont pas des
types idéaux, mais parce que la narratrice accuse une plus grande complicité avec eux, le
lecteur est prêt à leur accorder sa sympathie lui aussi.
Si quelques personnages profitent du capital sympathie de l'auteure, il s'ensuit que
d'autres personnages sont plus ou moins discrédités. Les autres personnages comme J.
Boulet, Mchèle ou Mado servent surtour de cible à I'ironie. En effet, ils sont des boucs
émissaires. Les flèches ironiques lancées dans le texte visent souvent ces personnages afin
de faire la critique des personnes ou des institutions qu'ils représentent. Alors, par son
(capital sympathie*, l'auteure peut établir des contrastes entre les personnages qui
renforcent ses commentaires et ses critiques.
Prenons l'exemple de I. Boulet qui est souvent présenté comme le modèle du
pouvoir patriarcal. Lorsque J. Boulet commence à s'intéresser a Michèle, la mère de
Camille, les éléments humoristiques se multiplient et renforcent les critiques de I'auteure.
L'homme parle à sa nouvelle conquête de la même manière compatissante de psychologue
qu'il utilise avec ses élèves. Même s'il est sincère et veut l'aider, les phrases qu'il utilise
comme: d o n s , laissez-vous aller, allez, je vous comprends, oui, pleurez.. . # a (SE p. 162)
semblent trop exagérées et alors, contribuent a le rendre ridicule. De la même façon, on
n'amve pas à se rapprocher du personnage de Michèle. Peut-être qu'on voudrait ressentir
de la sympathie pour Michele, qui essaie en vain d'établir un lien avec sa fille. Cependant,
le fait qu'elle se tourne vers la figure risible de i. Boulet pour discuter de Camille et par la
suite, pour un rapprochement physique, ne fait que renforcer une certaine sympathie pour
Camille, qui considère ((tous les ennemis parques ensemble dans le même camp)) (SE
p. 165). La narration Favorise le point de vue de Camille et alors, à cause de i'association
avec J. Boulet, on est plus enclin a voir le côté négatif de Michele qui se montre
désespérée, faible, conforme aux rôles socio-sexuels traditionnels.
Le ((capital sympathie. permet à Monique Proulx de circonscrire ses allégeances et
de délimiter les aspects de la société qu'elle veut remettre en question: les personnages sur
lesquels elle s'acharne indiquent dors ce qu'elle veut améliorer du monde qui l'entoure
pendant que les autres - ses 4avorism - incarnent les appuis positifs sur lesquels elle
élabore sa vision du monde.
CHAPITRE 3: LES CTBLES DE L'IRONIE
L a non-reconnaissance de l'intelligence des femmes
Monique Proulx fait, dans Le Sexe des étoiles, une critique de la société. Les
cibles qu'elle vise nous indiquent quelles sont les injustices qu'eile voudrait voir réparées
ou les comportements qu'elle condamne. L'auteure nous fait surtout comprendre que
l'égalité des femmes n'est pas encore tout à fait une réalité; bien entendu, il ne s'agit pas
de la représentation d'une oppression systématique de la femme, mais plutôt d'indices
subversifs qui reflètent l'idée stipulant que, malgré le progrès réalisé, il reste encore de
nombreuses questions a résoudre en ce qui concerne les rapports homme-femme.
Une des cibles que vise Monique Proulx, par exemple, est la non-reconnaissance
masculine de l'intelligence des femmes. En premier lieu on examinera comment les
critiques de la dévalorisation de l'intelligence se présentent dans le texte: le véritable
respect de l'intelligence féminine ne risque pas d'être trop répandu dans la société et les
femmes n'échappent pas encore a une certaine réification sexuelle qui les empêche non
seulement d'être valorisées en tant que collègueî, avec toute Iëçaliré que le tenne
implique, mais aussi d'établir des relations qu'elles considèrent comme significatives avec
des hommes.
Déjà à onze ans, la fille de Marie-Pierre, Camille, apprend que l'intelligence n'est
pas une qualité valorisée chez la femme. Douée de grandes capacités intellectuelles,
Camille ne laisse pas paraître qu'elle est une des élèves les plus intelligentes de la classe.
En fait, elle agit explicitement de sorte a le cacher; après avoir fait ses devoirs avec
exactitude .en douze minutes quarante secondes, horloge quartzienne à l'appui., Camille
prend le temps d'y insérer des erreurs. Capable de comprendre des livres d'astrophysique
quantique, elle considère ses leçons de l'école comme des .radotages gâtifiants, qui
devaient ramollir le cerveau à la longue>) (SE p. 10 1). Ainsi croit-elle qu'((au royaume des
médiocres, mieux vaut s'abstenir d'être un génie. (SE p. 103).
Camille voit qu'elle avait raison: apres avoir prononcé devant sa classe un discours
sur les étoiles, le sujet qui la passionne, Camille se trouve confrontée à sa deuxième
passion, Lucky Poitras. Étonnée d'ètre remarquée par lui, elle sombre dans le désespoir
lorsqu'il lui apprend qu'il ne voudrait jamais sortir avec une fille aussi intelligente qu'elle.
Un grand fi"POURQUO1" dans la gorge)), Camille réfléchit à la réalité de la condition
féminine: (~L'intelligence était une malédiction dans ce bas monde [...], l'intelligence était
une monstruosité chez les filles et la condamnerait à passer sa vie derrière un télescope
géant, seule comme une sauvage. Elle s'était trompée de sexe et d'univers) (SE p.99).
Même dans le cas de cette très jeune fille, ce qui serait normalement vu comme une valeur
ne l'est pas pour la femme; indispensable lorsqu'il est réservé au monde des hommes,
I'inielligence est ici une tare. Lucky se montre plus sensible et plus capable de dipasser
ces rôles sociaux plus loin dans le roman mais néanmoins, ici, il reconduit le système de
valeurs patriarcales qui continuent a sous-estimer la femme.
Monique Proulx essaie d'illustrer que parfois, même si la femme se montre
intelligente, elle se trouve néanmoins dans une position désavantageuse. L'auteure
souligne la place réduite du féminin à travers les règles de grammaire que Camille est
obligée d'apprendre par coeur: de complément d'objet direct placé avant, après ou
pendant le participe passé, le masculin triomphant irréversiblement du féminin - trois mille
femmes et un cochon sont passés, accent aigu et s>b (SE p. 102). Évidemment, on apprend
à un très jeune âge que le masculin l'emporte sur le féminin; même la grammaire reflète la
valorisation du masculin qui a un effet négatif sur la valeur du féminin. Les mêmes règles
semblent s'appliquer à la vie quotidienne lorsqu'il s'agit de l'intelligence de la femme.
Et elles s'appliquent aussi, apparemment, à l'homme qui devient femme. Autrefois
Pierre-Henri Deslauriers, on l'a vu, Marie-Pierre était un microbiologiste bien connu et
respecté, candidat au prix Nobel et directeur du Centre de Recherches modernes du
Canada. Depuis qu'il a été transformé en femme, cependant, ses qualifications
professionnelles semblent perdre toute valeur: Marie-Pierre reçoit toute une autre sorte de
traitement des (Cravates)) qui représentent le pouvoir patiarcal:
Marie-Pierre se butait à l'hostilité de cette vaste confrérie en uniforme dont elle n'avait jamais perçu, avant, l'omniprésent pouvoir ombrageux: les Cravates étaient partout, dans les universités, les laboratoires, les compagnies oir l'on refusait de l'engager, dans les ministères ou l'on manipulait son dossier avec un arrogant dégoût, dans les médias où l'on se gaussait de son existence, jamais sans doute ne serait-elle absoute d'avoir osé quitter leurs rangs pour rejoindre l'arrière-garde des faiblardes et subalternes femelles. (SE p. 107)
Même si Marie-Pierre a fait la preuve de ses capacités intellectuelles pendant
qu'elle était un homme, on semble oublier sa formation dès qu'elle devient une femme à
pan entière. Donc, de façon ironique, Proulx, par sa narratrice vigilante, souligne
l'absurdité du double standard qui existe entre les hommes et les femmes.
Confrontée à la condition féminine, sa nouvelle condition, Marie-Pierre se trouve
dans une situation très ironique. Avant de devenir femme, elle ne se rendait pas compte de
la domination des institutions patriarcales. Une fois devenue femme physiquement, Marie-
Pierre voit le monde d'un point de vue féminin et commence à comprendre les défis que
doivent relever les femmes. Tout ironiquement, celui qui faisait partie de cette waste
confrérie en uniforme., autrefois, se trouve maintenant sous ce qu'il reconnaît comme
(d'omniprésent pouvoir ombrageux)) qui diminue ses capacités. Ainsi, c'est le changement
de perspective qui permet a Marie-Pierre de reconnaître la place inférieure que la femme
doit souvent occuper.
Marie-Pierre rencontre la même sorte de traitement dévalorisant lorsqu'elle essaie
de remplacer par un nFn, le ((M. qui figure sur tous ses documents légaux pour désigner
son sexe. Ses efforts pour prouver qu'elle est (une véritable femme>) se révèlent
inmictueux. La répétition de la phrase, 4 1 s'en était suivi une [très] longue torpeur
administrative)) (SE p. 107, 108), bien que ce soit une bonne description de ce qui se passe,
renforce la froideur et l'indifférence auxquelles Marie-Pierre doit faire face pour régler
cette question.
Elle fait l'expérience de la condescendance du .ton particulier, mi-grondeur mi-
caressant, qui convenait aux petites darnes~~ (SE p. 1 13, ton pijoratif dont peut-être
Pierre-Henri Deslauriers s'est servi parfois lui-même pour s'adresser a une femme . Ici, la
narratrice prend le relais narratif en réemployant la formule dévalorisante .petites darnes.
du sous-directeur des Maires sociales. Elle utilise ce cliché volontairement afin de
souligner le manque de respect a l'égard de la femme et l'ironie dans le renversement des
rôles. De plus, la répétition des paroles de l'autre renvoie aux pensées de Marie-Pierre,
pour qui cette remarque ne passe pas inaperçue. Marie-Pierre, qui occupait la place des
&ravates. autrefois, ressent maintenant l'animosité qu'engendre cette manière
dépréciative de se faire apostropher. Ainsi, Marie-Pierre se rend compte de I'incongruité
de sa situation actuelle, en y réfléchissant:
Ma petite dame. II avait ajouté cela spontanément, en souriant avec une condescendance gentille, car après tout elle avait de jolis yeux et une silhouette à s'y méprendre [...] Mane-Pierre s'était revue demère un bureau analogue à celui de cette Cravate, le respect colossal qu'elle lisait dans tous ces yeux canins levés vers elle et pourtant elle était la même, l'obséquieuse courtoisie avec laquelle on lui adressait la parole et pourtant elle était la même [. . .] dix ans auparavant seulement mais comme une vie antérieure, elle était restée exactement la même en dedans pourtant. (SE p.113-114)
En utilisant l'apparence de Marie-Pierre comme une justification pour l'arrogance de la
4h.vateu7 la narratrice renforce l'ironie et se moque des hommes qui adoptent ce point de
vue.
Malgré le fait que Marie-Pierre soit telle qu'elle a toujours été a ses propres yeux,
étant maintenant une femme, elle doit faire l'expérience de tout ce qui fait partie de la
condition féminine. Dans sa lettre au Ministre des m i r e s sociales, Marie-Pierre elle-
même se sert d'une ironie bien mordante pour lui faire comprendre combien leur façon
d'agir est ridicule et injuste. Des phrases comme (( vos distingués fonctionnaires, que je
n'ai pas l'outrecuidance de croire mal intentionnés, m'acculent amicalement à une
pauvreté extrême)> (SE p. 1 10) reflètent son sarcasme envers i'administration qui refuse de
reconnaître sa nouvelle identité sexuelle. La soumission et la politesse trop appuyée dans
la lettre se révèlent ironiques comme on le voit dans ce passage:
je saisis, finalement, la raison pour laquelle vos distingués fonctionnaires refusent de rayer de mon dossier ce malencontreux M qui m'empêche d'accéder au pain quotidien, et je compatis avec leur embarras. C'est que ce malencontreux M ne fait pas référence à mon ex-statut de MÀLE, comme je le croyais en toute innocence, mais à mon nouveau statut de
MONSTRE, spécification que je comprends qu'ils désirent conserver, car il faut bien appeler les choses et les êtres par leurs noms. (SE p. 1 10- 1 1 1)
ici, les lettres en majuscules constituent une espèce d'ironie marquée où l'ironiste intègre
des traits typographiques qui signalent la présence de l'ironie. Dans ce cas, c'est le
personnage de Marie-Pierre lui-même qui établit l'ironie; la narratrice n'intervient pas,
laissant le personnage se défendre tout seul.
Le monde du travail
Gaby, la recherchiste de la station radiophonique, permet à Monique Proulx de
cibler ensuite les aléas du merveilleux monde du travail. Il y a de l'ironie dans le fait que
Gaby, censée être libérée, se sente tenue d'adopter des manières masculines pour se
montrer à la hauteur devant l'animateur Bob Mireau qui est au centre de son entourage
professionnel. La narratrice explique de façon satirique comment la présence de Bob et le
désir de gagner son respect a vraiment de l'effet sur l'attitude de Gaby:
il fallait bien lui en accorder le mérite ... il lui avait fait acquérir des habiletés considérables, notamment dans la manipulation désinvolte du propos cru et salace. Elle, que la moindre blague cochonne faisait auparavant rougir comme une amanite tue-mouche, discutait maintenant sans sourciller de tumescence de queues et déliquescence de chattes, et regardait les hommes qu'elle rencontrait pour la première fois directement là où cela importe, c'est-à-dire entre les cuisses. Ainsi, s'estimait-elle mieux armée que jamais pour la vie - sans pouvoir toutefois déterminer de quelle exacte façon. (SE P. 1 9)
Dans cet exemple, il semble que la seule façon pour la femme de s'intégrer au adornaine
des homrneu) ne soit pas par l'intelligence, mais plutôt par la capacité de se conduire
comme les hommes. En fait? Gaby doit aller encore plus loin puisqu'elle doit adopter le
comportement des hommes, c'est-à-dire aregarder entre les cuisses), avant de l'adapter à
son état de femme. En lisant des antiphrases ironiques comme 4 4 1 fallait bien lui en
accorder le mérite)), on reconnaît le message de I'auteure qui ironise et qui veut dire qu'il
n'y a pas de véritable mérite à accorder puisque cette capacité de regarder les hommes <<là
où cela importe), ne rend pas la femme .mieux armée que jamais pour la vie)). On a
l'impression que c'est le discours patriarcal qui s'insère dans les pensées de Gaby et qui
affirme que ce type de comportement plutôt masculin est une caractéristique positive; plus
elle se conduit comme les hommes, plus elle aura la possibilité de réussir. Si on admet que
cela ne devrait pas être le cas, on peut entendre la voix discrète de Monique Proulx qui
critique le pouvoir patriarcal encore dominant en dépit de tous les changements.
Le soir de la fête de Noël pour l'équipe de la station radiophonique, on voit
comment Gaby essaie de s'intégrer aux hommes et d'adopter leur sens de l'humour.
Pendant qu'ils sont en train de partager des blagues sexistes, la narratrice révèle les vrais
sentiments de Gaby:
elle était la seule femme encore attablée fiaternellement aux côtés de ces esprits irrésistibles - si l'on excepte Pnscille qui se tenait d'ailleurs à l'écart, le front plissé par I'incompréhension. Lorsqu'elle s'en aperçut, Gaby ressentit comme une bouffée de fierté - ah ah, mes petites, regardez comme je m'intègre bien - puis, tout à coup, elle eut honte. (SE p. 196)
Le choix de décrire les hommes comme des .esprits irrésistibles- marque l'ironie de la
narratrice qui se moque de ces hommes qui se considèrent plus virils en faisant des
plaisanteries grossières qui dénigrent les femmes. Évidemment, les femmes sont très
capables de leur résister, étant donné que Gaby est la seule femme qui reste avec ci~x. La
situation est ironique puisque, d'abord, Gaby se croit supérieure aux autres femmes en
acceptant ces commentaires mais enfin, elle se rend compte qu'il n'y a pas de fierté à rire
de ces blagues misogynes qui se moquent d'elle aussi bien que des autres femmes. Ainsi,
l'ironie fait comprendre que la femme ne devrait pas essayer de soutenir ou accepter ce
type de discours mais, au contraire, devrait chercher à s'y opposer.
Le pouvoir patriarcal
Le milieu de travail permet à Monique Proulx d'approfondir sa critique du pouvoir
patriarcal, à travers le personnage de Bob, notamment. Bob se montre très confiant en lui
et très capable de séduire les femmes, y compris Gaby, jusqu'a un certain moment dans
l'histoire. Même s'il ne montre aucun élément de perspicacité, Bob réussit à attirer
l'intérèt de Gaby qui pense à lui en ces termes:
C'était un être superficiel et chamant, qui ne retenait de la vie que I'arachnéeme légèreté - manger, boire, coucher avec des belles femmes, gloser joyeusement sur des sujets futiles [. . .] Ils avaient déjà fait l'amour ensemble une couple de fois, puisque c'était l'unique façon d'établir avec lui un contact un peu intime, et Gaby s'en souvenait comme des moments faciles et sans conséquence. (SE p. 17)
L'ironie se trouve dans le fait que Gaby doit coucher avec Bob pour établir avec lui un
rapport un peu plus personnel; il faut aller directement aux relations les plus intimes pour
atteindre la moindre sorte d'intimité. Ce petit indice implique déjà une certaine conception
de la femme qui est mise en place par le personnage de Bob. Cependant, malgré toutes
ses conquêtes sexuelles, il se rend ridicule et pathétique.
Le grand dragueur au début du texte semble être doué d'un pouvoir magnétique,
mais il se trouve pris a son propre jeu lorsqu'il tombe amoureux de Priscille et qu'elle
décide de ((prendre ses distances), (SE p. 127). Pendant que Bob lui parle de son chagrin,
Gaby sol2igne l'ironie en pensant: ajuste retour des choses .. . en dépit de sa très réelle
corn passion^ (SE p. 127). L'ironie se renforce encore plus lorsqu'il avoue à Gaby qu'il
s'est seM lui-même de ce type de prétexte .pour larguer des indésirables)) (SE p. 127). 11
ne se rend même pas compte que ses mots font allusion aussi bien à Gaby qu'aux autres
femmes qui ont couché avec lui autrefois et qui ont ensuite subi son refus. Après cette
discussion, on s'attendrait à une amitié plus profonde entre Bob et Gaby mais, situation
ironique encore, Bob essaie d'éviter tout contact avec elle:
ii partir de cette nuit où Bob s'[était] montré vulnérable, il n'avait plus été question de confidences entre eux deux, il n'avait plus été question de rien, en fait, il passait en coup de vent dans son bureau avec une affabilité insupportable et distante, il se donnait beaucoup de mal pour avoir l'air heureux. (SE p. 197)
Peut-être qu'ici, Proulx critique la conception de la masculinité qui ne permet pas a un
homme de montrer un côté fragile ou sensible devant une femme.
L'ironie de Proulx vise la réification de la femme et le pouvoir patriarcal lorsque
les rôles se renversent et Bob se rend compte qu'il n'est pas le seul à pouvoir manipuler à
travers le désir. Ni I'auteure ni le lecteur n'éprouvent de grande sympathie pour Bob qui
devient une espèce de marionnette dans les mains de Priscille. Finis les jours où il faisait le
tour des multiples femmes qui le cherchaient. Paradoxalement, c'est maintenant Bob qui
court après l'objet de son désir et fait tous les sacrifices pour rester avec elle. Cependant,
c'est encore Gaby qui en soufie, puisque Priscille vise sa position au travail et Bob est en
mesure de le lui donner. L'ironie de situation se dévoile lorsqu'il se montre tout à fait
pathétique en expliquant: C e s t elle. Elle veut ton job à tout prix. Et moi, je la veux, elle,
à tout prix. Plains-moi, Gaby, oh plains-moi, je suis entraîné dans quelque chose
d'infernal>) (SE p.257). On note le retour ironique lorsque Gaby lui lance des injures et
Bob l'implore: me sois pas vulgaire)> (SE p.256); l'habileté à manier l'injure qu'il lui a
apprise ne lui convient plus lorsqu'il reconnaît sa propre faiblesse. L'ironie se renforce
lorsque Gaby inverse les rôles encore une fois et parvient à obtenir le poste de Bob à
travers ses propres manipulations.
Dans un retour inattendu, Gaby réussit en effet à renverser les règles du jeu en
s'attaquant à Bob. Elle prend l'initiative de donner à (tHenri-le-réalisateur)) un
enregistrement de Bob qui l'insultait, elle fabrique des plaintes vis-à-vis de son
comportement radiophonique, et, en réussissant à séduire ce même Henri, Gaby se montre
la candidate favorisée pour le poste de Bob après qu'il est renvoyé. Bien entendu, Proulx
n'essaie ni de promouvoir la manipulation comme méthode de subversion ni de justifier les
actes de son personnage, mais peut-être indique-t-elle que les femmes devraient continuer
à adopter une position offensive par rapport à ce qui les empêche d'avancer. On
développera cette idée plus loin dans la discussion de la subversion de Monique Proulx.
On détecte une autre sorte de moquerie du pouvoir patriarcal à travers la
représentation de J. Boulet. En dépit de ses efforts pour se montrer gentil et tout
compréhensif, J. Boulet ne réussit pas à établir un lien avec Camille et on constate
aisément que la narratrice ne lui accorde pas sa sympathie. Tandis que l'ironie qui vise le
personnage de Bob se construit surtout par un renversement des rôles et par le fait qu'il
tombe dans son propre piège, J. Boulet est rendu complètement ridicule par ses propres
actes et par contraste avec Camille qui semble avoir un esprit plus pénétrant que lui. La
distance critique s'établit tout de suite dans la scène ou Camille est envoyée à son bureau
et qu'elle remarque l'état pourri de son ( t f isa~s elastica)t: 41 n'y a rien de bon à attendre de
quelqu'un qui laisse ainsi mourir les plantes. (SE p.4 1).
Camille se montre plus perspicace que J. Boulet et déjoue ses intentions de
psychologue. Ses fausses questions en formulation d'antiphrase comme .dis-moi si je me
trompes ou .une fenêtre que t'as cassée. Mais c'était un accident, hein, je pense?. (SE
p.42) indiquent une certaine prétention ridicule de sa part. De plus, ses efforts pour établir
quelque communication que ce soit, décrits comme (<une manière moderne de causer du
désagrément sans en avoir l'air* (SE p.42)' ne sont pas seulement inefficaces avec Camille
mais en plus, montrent l'incapacité du directeur à exercer ce pouvoir qui lui est si cher.
Ses chaussettes mal assorties, sa façon de chercher à se montrer encore jeune en suçant
des bonbons, et sa voix ((douce et docte et écoeuramment sucrée)* (SE p.44) rabaissent son
personnage et en font une espèce d'hyperbole de la mediocrité. Le capital sympathie de la
narratrice reste avec Camille dans toute son obstination qui dépasse la prétention de J.
Boulet. À travers cette représentation des personnages, Monique Proulx amve a mettre
en question le pouvoir patriarcal en éducation: ceux qui sont au pouvoir, demande-t-elle,
sont-ils les plus aptes à l'assumer?
A travers la représentation du personnage de Camille, on remarque non seulement
l'obstination d'une jeune adolescente, mais aussi une véritable révolte féministe. En fait,
Camille prouve la vérité et l'ironie de la phrase prononcée par J. Boulet: (des êtres trop
intelligents sont toujours dangereux. (SE p. 164) en menaçant la stabilité de son pouvoir.
Même si elle n'a que douze ans, Camille apprend de son père qu'il faut parfois se
distinguer des autres et (<essayer de trouver un chemin que personne d'autre a pris avant.
(SE p.200). Ainsi, elle arrive à un certain moment ou elle prend la décision de ne plus
rater ses examens et de montrer ses vraies capacités aux autres. Accusée par J. Boulet
d'avoir triché après avoir obtenu une note parfaite à un de ses examens, Camille montre
qu'elle est plus que capable de le faire sans tricher en récitant des formules et des faits que,
de toute probabilité, J. Boulet ne savait pas lui-même. Courageuse et triomphante,
Camille se montre plus astucieuse que le directeur et ainsi, elle sert d'étendard à la révolte
contre l'autorité établie et patriarcale. A travers Camille, il y a une vraie subversion du
pouvoir et en renversant les rôles, elle démontre que ce qui semble plus puissant ne l'est
pas toujours.
Etant obligée d'accepter la relation entre sa mère et J. Boulet, Camille s'invente
(<des attitudes constructives~~ (SE p. 286). Le soir ou Camille est amenée à dîner avec le
couple, la scène frôle le burlesque, c'est-à-dire qu'on peut apprécier la scène uniquement
pour son comique. L'exagération et les périphrases dans la description démontrent a quel
point la jeune fille est plus inventive que le directeur de son école: l'attaque du pouvoir
patriarcal se fait de manière métaphorique. La narratrice raconte:
elle avait découvert que J. Boulet abominait le crissement que fait la fourchette lorsque négligemment fiottaillée contre la canine ou l'assiette. Hataboy. La fourchette s'était alors vue livrée à de minutieuses gymnastiques qui lui avaient sans doute érodé l'épiderme, pauvre argenterie. Précautionneusement et par intervalles, toutefois, pour que l'opération conserve des allures d'innocence. J.Boulet soufiait avec discrétion, en couvrant l'ustensile du crime de regards propitiatoires. (SE p.286-287)
Encore une fois Camille, en se montrant plus intelligente et plus fine que le directeur,
réussit à gagner les sympathies du lecteur et à étouffer du moins momentanément
l'autorité patriarcale.
Marie-Pierre, la nouvelle femme, est la plus intransigeante des personnages
féminins. De la même façon qu'elle réunit les traits du masculin et du féminin, Marie-
Pierre cherche l'équilibre entre l'amour et l'attirance sexuelle. Ainsi elle refuse
Dominique, l'écrivain qui éprouve pour elle une fascination complète et espère régler ses
problèmes d'impuissance. Sans perversité ni méchanceté, Dominique confond l'amour
avec l'attirance physique et il se croit amoureux de cette créature qu'il voit comme le
modèle de la féminité. Marie-Pierre devine sa situation et elle lui déclare: ((tu aimes l'idée
que je représente, tu aimes en moi la Femme avec un F majuscule, justement.. .Tu es très
énormément excité, mon chou, par mon F rnajuscule~ (SE p.229). Marie-Pierre accepte
l'idée d'être vénérée dans le contexte d'un amour véritable, le souhaite même, mais
seulement par un homme qui a aussi trouve l'équilibre dans son identité sexuelle. Malgré
ses fausses vantardises de conquêtes sexuelles (indice ironique d'un discours patriarcal qui
rksiste aux transformations chirurgicales, peut-être?) qui font languir Dominique, Marie-
Pierre est à la recherche de celui qui se conformera à son propre critère de l'homme idéal.
Après de nombreuses expériences décevantes avec des hommes qui ne partagent
pas son rêve romantique, surgit chez Marie-Pierre une certaine méfiance. En rencontrant
John Turner, elle a la réaction instinctive d'une femme qui connaît les hommes mieux que
les autres: .qu'émettrait-il, comment trousserait-il l'invitation à la fornication, de quels
enrubannages fioufroutants les phrases de circonstance -je vous offre un verre quelle
belle journée je vous ai déjà vue quelque part - seraient-elles ornementées? O
I'émoustillant suspense. (SE p. 5 1-52}
Ici, l'ironie de Monique Proulx est marquée par la juxtaposition d'une longue série
d'expressions figées, stéréotypées, destinées à charmer les femmes et à mener à une autre
conquête sexuelle. La fausse excitation de Marie-Pierre souligne la moquerie des hommes
qui ne cherchent qu'une relation physique. L'ironie se renforce lorsque John la retrouve,
très gênée, dans les toilettes des hommes où malheureusement, elle est entrée par
habitude. Le malentendu qui en résulte offense Marie-Pierre et la mène à lui expédier 4un
uppercut qui l'envoya valser sur le carrelage médiocrement propre mais très certainement
dur de la pièce>) (SE p.56). La série de désenchantements de ce genre qu'elle éprouve la
poussent a demander tout ironiquement: taoù se cach[ent] les VRAIS hommes?)) (SE
p. 169). De nouveau, Proulx réussit astucieusement à faire la critique des hommes et de
leurs attitudes envers les femmes a travers les mots et les pensées de celle qui en faisait
partie elle-même autrefois.
Le discours féministe
L'ironie qui se révèle dans le discours de Marie-Pierre prend parfois une forme
plus énigmatique qui admet plus d'une interprétation. D'une part, elle représente un point
de vue féministe qui reconnaît les désavantages de la condition féminine: on a déjà noté
qu'elle a fait l'expérience de la condescendance d'être traitée en tant que ((faiblarde et
subalterne femelle. (SE p. 107). D'autre part, on ne peut pas oublier que, pour la plus
grande partie de sa vie, Marie-Pierre faisait partie du monde des hommes et peut
représenter alors, jusqu'à un certain point, le discours patriarcal. Lorsqu'on examine
l'ironie qui se constmit à travers son personnage, on devrait peut-être envisager cette
double possibilité.
II y a quelques scènes dans lesquelles figure Marie-Pierre qui traitent des
comportements féminins et de l'hypocrisie qui semble en faire partie. Ces scènes méritent
une analyse afin de préciser les cibles de I'auteure et de déchifier sa critique. On a déjà
noté comment les critiques du pouvoir patriarcal peuvent se présenter à travers la conduite
des personnages masculins et leurs attitudes envers les femmes. Cependant, dans ces
scènes importantes, l'ironie qui se construit a travers le personnage de Marie-Pierre
provoque une évaluation du discours féministe et de la manière dont il est perçu par les
hommes aussi bien que par les femmes.
L'ironie est peut-être la plus acérée dans la scène où Gaby avoue à Marie-Pierre
qu'elle trouve a n peu obscène. la robe qu'elle pone. La réponse de Marie-Pierre, très
peu féministe, dénonce une certaine duplicité propre à des femmes dites libérées:
Comment obscène? ... Mais toutes les femmes, ma petite chatte, AIMENT qu'on remarque leurs seins.. . Toi-même, ta blouse un peu transparente, et pas de soutien-gorge, et cette robe que tu met exprès parce qu'elle t'avantage la silhouette.. . ne viens pas dire le contraire. Cette façon détournée que vous avez, vous, les Biologiques, de vous montrer en faisant semblant que vous ne le faites pas ... Eh bien OUI, je les exhibe, moi, mes seins, et fièrement, si tu veux savoir, regarde comme ils sont beaux. L'hypocrisie, c'est ça qui est obscène. (SE p. 1 83)
Ironique puisque c'est prononce par une femme, le discours de Marie-Pierre critique une
certaine inauthenticité chez les femmes dites féministes qui se tiennent sur leur quant-à-soi
mais qui, au fond, ne veulent pas le faire. Elle condamne les femmes qui démontrent une
indifférence parfaite envers les hommes mais, une fois seules, cherchent un exutoire à la
solitude dans des sacs de croustilles, c'est-à-dire celles, comme Gaby, qui voudraient bien
être remarquées mais ne l'admettraient jamais pour ne pas compromettre leur allure
d'indépendance. Tout ironiquement, Marie-Pierre se montre peut-ètre encore plus libérée
que ces femmes (tbiologiques)) puisque c'est elle qui fait le choix volontaire d'exhiber un
corps dont elle est fière.
La narration qui suit ce propos de Marie-Pierre met en relief la critique de ce
féminisme inauthentique. La narratrice souligne le fait que Gaby reconnaît son d u r e
fourbe. en se considérant d'un .regard hypocrite de garçonnes (SE p. 1 83). De cette
façon, la narratrice semble indiquer que Marie-Pierre comprend bien Gaby et que son
propos est justifié. Peut-être que les femmes ne veulent pas aller a l'extrême pour attirer
l'attention comme elle le fait mais, avance Marie-Pierre, même les féministes s'intéressent
au moins un peu au regard masculin, et elles partagent le même désir d'être jugées
attrayantes. Bien entendu, elle ne dénonce pas ce désir qu'elle possède elle-même, mais
elle s'oppose plutôt aux apparences conventionnelles qui dissimulent la vérité. Donc, on
note que la cible de l'ironie semble se déplacer; elle ne vise plus les hommes ou les
systèmes patriarcaux, mais plutôt des éléments du comportement féministe.
On pourrait aussi interpréter ce discours de Marie-Pierre comme une espèce
d'ironie con~tructionnelle~ c'est-à-dire comme la résuryence du discours patriarcal de
Pierre-Henri Deslauners. Dans ce cas, la critique viserait plutôt les phallocrates qui
considèrent les marques de discrétion des femmes comme une sorte de jeu séduisant.
Même si, en fait, les femmes n'ont pas l'intention d'être remarquées, ces hommes ne
l'admettent pas. Ils se flattent de penser que les femmes font tout pour attirer l'intérêt
masculin et alors, qu'elles (AIMENT. que les hommes admirent leurs corps et en fassent
des objets de leurs inclinations semelles. Donc, si on adopte cette interprétation, la cible
ne se détourne pas, au contraire: le discours de Marie-Pierre constitue une critique plus
forte des rôles sexuels et du système de valeurs patriarcales. La nature ambiguë de Marie-
Pierre et de Monique Proulx permet de prendre en compte les deux interprétations.
Cependant, la première possibilité est peut-être plus valable étant donné que cet épisode
n'est pas le seul ou la narratrice semble avancer la critique d'un féminisme conventionnel.
Le féminisme est mis en question à plusieurs reprises dans le texte, le plus souvent
dans les discours de Marie-Pierre et à travers la description de la narratrice en ce qui
concerne les attitudes de Gaby. Dans un dialogue avec Gaby, on voit encore la méfiance
de Marie-Pierre pour le mouvement féministe. Avec une indifférence impénétrable, et
d'une voix que la narratnce décrit comme wsurranteb; Marie-Pierre déclare:
C'est un bien grand malheur [. . .] les femmes se battent pour qu'on reconnaisse leur autonomie. Mais dans le fond, hein, ma chérie, nous rêvons toutes d'être entretenues . . . [. . .] Surveille un peu, au restaurant, quand vient le temps de régler l'addition ... C'est fou ce que les femmes se mettent a regarder ailleurs à ce moment, les pauvres chouchounes, c'est fou comme elles n'ont pas l'air concernées par la chose. (SE p.248)
Offensée par l'attaque de l'image de la femme libérée, Gaby conteste la suggestion de
Marie-Pierre et elle se donne comme contre-exemple en disant qu'entre elle et Luc, tout se
règle .moitié-moitié*. Cependant, la narratrice la trahit et dévoile son hypocrisie en
signalant qu'elle m m t en affirmant que cette égalité lui fait plaisir:
- En tout cas, je peux te garantir que Luc et moi, nous régions tout moitié- moitié. - Et ça te fait plaisir? - Certainement! mentit Gaby. (SE p.249)
Même si Gaby se présente comme une femme libérée, les pensées que la narratrice
souligne semblent révéler un côté beaucoup plus traditionnel et indiquent que ses
comportements en apparence féministes sont faits, en réalité, à contre-coeur. Son
mensonge à Marie-Pierre renforce l'ironie du sentiment qui apparaît même à sa première
rencontre avec Luc. Gaby se trouve bien déçue au restaurant lorsqu'il ne paie que sa part
de l'addition et elle réfléchit:
Où se terraient maintenant ces hommes riches et généreux d'avant le féminisme, qui roulaient leur belle dans des rivières de diamants et lui faisait manger du caviar de Russie à la petite cuiller? Hélas. Que de romantisme déchu, dans ce presque vingt et unième siècle, et que de pertes monétaires! (SE p. 13 1)
Elle se présente comme une femme indépendante et libérée mais en fait, Gaby songe aux
jours de galanterie où l'inégalité entre les sexes favorisait la femme. L'ironie se fait
entendre dans cette attitude de Gaby qui illustre précisément la position de Marie-Pierre
sur le féminisme.
On penserait qu'avec Luc, l'incarnation de l'homme nouveau, Gaby, en tant que
femme libérée, trouverait le bonheur:
Luc Desautels. Charmant, propre, et d'une perversité très au-dessous de la moyenne. Certes G3by avait connu des amants plus inventifs. Mais personne, jamais, ne l'avait regardée de cette façon en lui faisant l'amour, personne avant lui n'y avait mis de l'amour, tout simplement - cela valait, à vrai dire, bien des perversités. (SE p.248)
L'opposé de Bob ou de J. Boulet, Luc soutient avec rigueur des questions féministes
comme la reconstruction et la féminisation de la langue, la place des femmes dans la
religion, et la politique de natalité, entre autres. La narratrice raconte 1' étonnement de
Gaby a l'égard de la conviction de son nouveau copain:
Non seulement épousait-il les revendications les plus intimes de Gaby mais il les devançait, les estimait timorées [. ..] Gaby l'écoutait bouche bée, se pinçait intérieurement pour s'assurer de la véracité de l'existence, tâtait du regard i'entrecuisse de cet inénarrable Luc pour vérifier qu'il avait là un renflement non équivoque, si peu d'impérialisme, chez un mâle, ne laissait
pas de l'ébaudir. (SE p.245)
Paradoxalement, le féminisme de Luc, et .l'ordre calme et [la] propreté. (SE p.244) qu'il
représente, n'arrivent pas à rendre Gaby heureuse: elle se convainc de rester avec Luc non
pas parce qu'elle. elle l'aime vraiment, mais plutôt parce que lui, il l'aime. De manière
humoristique, la narratrice insiste sur la nature obsessionnelle de Luc vis-à-vis de ses
préoccupations de propreté et ainsi, comme pour les autres hommes, son comportement
devient risible. Bien entendu, ici la représentation de l'homme ne sert pas à dénoncer
l'attitude patriarcale mais au contraire, l'ironie se trouve dans la conviction de Luc et la
réaction adverse de Gaby qui refuse d'idéal. lorsqu'il se réalise.
La même duplicité que montre Gaby se révèle chez son ancienne amie, Majo. La
narratrice souligne qu'elle (se disait hard-féministe, mais dès qu'un regard masculin
effleurait sa replète personne, elle se mettait a trémuler des cils et du postérieur. C'est
ainsi, les contradictions nous perdent tous)) (SE p.72). Cependant, Gaby n'ignore ni
l'hypocrisie qui existe en dépit des apparences féministes ni les contradictions qui
surgissent dans les relations Iiomrnss-femmes. Ainsi, elle ne peut pas s'enipéchsr de rire
de l'exagération des principes démontrée par Majo lorsqu'elle dit qu'elle mangerait un
boeuf, précisant tout de suite après: a n boeuf châtré, évidemment* (SE p.73). Le
ricanement qui s'ensuit est aussi bien le rire satirique de Monique Proulx, qui se moque du
féminisme radical qui pousse les principes a l'extrême en dissimulant parfois une certaine
fausseté, que le rire pur qui n'existe qu'entre femmes, c'est-à-dire le rire qui dépasse les
prétentions, et asans le quel:^ admet Gaby, 4a vie ne vaut pas la peine qu'on passe au
travers)) (SE p. 74).
Le texte présente diverses images de la femme et à travers l'ironie parfois incisive,
Monique Proulx commente différents aspects de ces modèles. Par exemple, bien qu'elle
s'attaque à l'inauthenticité de quelques féministes, elle ne se retient pas non plus de poser
un regard critique sur les femmes qui encouragent le vieux modèle de la femme soumise,
ou sur celles qui empêchent les progrès de la femme. La représentation du personnage de
Madame Trotta, la professeure de Camille, constitue un très bel exemple des femmes qui,
ayant eu des difficultés a atteindre le succès elles-mêmes, s'acharnent a saboter celui des
autres femmes. La narratrice crée l'impression négative de cette professeure tout d'abord
lorsqu'elle décrit la façon dont cette femme prononce le nom de Camille: 4henille
guenille frétille fifille Camille. Camille. Prénom laid, tout en génuflexions de langue, en
mouillage de voyelles, que Mme Trotta prenait plaisir à étirer sans fin devant la classe avec
son accent nasillard, comme pour lui lancer une injure. (SE p. 37). Sans avoir besoin d'en
dire plus sur Mme Trotta, la narratrice établit une distance critique entre le lecteur et ce
personnage qui aime se moquer de ses élèves.
.On l'avait baptisée ''Gros Tas" en signe d'estime,>) raconte la narratrice, ((on lui
faisait des misères abominables qui la vieillissaient de dix ans à chaque cours)) (SE p.37).
En plus du surnom qu'on lui donne, l'antiphrase den signe d'estime)), signale que ce
personnage n'occupe pas une position valorisée dans le texte. Ensuite, on voit comment
Mme Trotta est dérangée par l'attention que les élèves accordent à Camille lorsqu'elle
prononce son discours devant la classe. En le faisant, Camille se rend compte. des
implications de cette aptitude à retenir l'attention: <<C'était ça donc, parler devant le
monde: un élancement d'effroi exalté, puis cette chose prodigieuse: LE POUVOIR. (SE
p.39). En écrivant le mot ~ p o u v o i ~ ~ en majuscules, Monique Proulx souligne de quoi il est
vraiment question dans cette séquence. Évidemment, le pouvoir est exactement ce que
Mme Trotta n'est pas prête à céder a Camille, en particulier puisqu'elle ne l'a jamais eu
elle-même: (jamais on ne lui avait fait l'aumône d'une telle attention monolithique^^ (SE
p.40).
Stupéfaite d'avoir été arrêtée en plein milieu de son exposé par sa professeure,
Camille n'arrive pas à regagner l'intérêt de ses collègues. La narratrice explique les
motivations de Mme Trotta de façon ironique: 4 1 y avait eu, auparavant, des exposés sur
Corey Han, Wayne Gretzky, le base-ball, une fin de semaine à Old Orchard. Les étoiles,
semblait-il, étaient les seules à ne pas revendiquer la nationalité fiançaise)) (SE p.40). On
comprend que seuls les sujets clichés, pas assez originaux pour intéresser les étudiants,
sont acceptés par la professeure: un sujet qui risque de livrer le pouvoir a une toute petite
jeune fille ne saurait être permis. Le fait que Camille aperçoive dans les yeux de Mme
Trotta Mune lueur bête de satisfaction)> (SE p.41) devant sa déroute confirme la vérité de
ces sentiments. Ici, l'ironie n'est pas tournée vers les hommes qui refusent d'accepter
l'intelligence et les capacités des femmes, mais dans ce cas plutôt vers les femmes qui ne
veulent pas permettre aux autres femmes d'avancer et de prendre finalement en main le
pouvoir qu'elles n'ont jamais eu elles-mêmcs.
On trouve aussi dans le texte des exemples de personnages féminins qui semblent
se fatiguer d'être la femme libérée et indépendante. Avec le personnage de Michèle
s'établit une espèce d'ironie constructionnelle: si autrefois elle était ambitieuse et très
motivée par son ambition, elle amve à un moment où elle revient aux rôles plus
traditionnels. Ainsi, J. Boulet constitue une sorte de refuge contre la solitude; avec lui,
elle se croit mieux capable d'affronter les défis quotidiens. Cependant, la représentation
de Michele, femme troublée qui cherche le bonheur a travers un homme, donne
l'impression que Monique Proulx n'accepte pas cette vision traditionnelle de la femme.
On a déjà vu comment l'auteure dépeint le personnage de l. Boulet et, puisque
Michele semble être charmée par les manières dont la narratrice se moque, on ne prend
pas non plus son personnage au sérieux. En fait, on reçoit des messages négatifs vis-à-vis
de la femme qui espère trouver, a travers l'autre, la sécurité et la stabilité. Lorsqu'il s'agit
de Michèle et de J. Boulet, la narration privilégie le point de vue de Camille qui déteste ce
couple; la description de leur comportement reflète alors une certaine désapprobation.
Michele semble renforcer des stéréotypes de la femme amoureuse qui se perd dans une
relation intime: femme fivole, immature, superficielle. On remarque comment la
narratrice décrit Michèle en termes défavorables:
Ils se téléphonaient, aussi. Ricanements d'arriérée, petite voix traînarde qu'empruntait Michèle en ces laides occasions. D'autres fois, Michèle sortait le rejoindre en alléguant une reunion du Barreau ou n'importe quel prétexte gâtifiant. Il n'y avait qu'à la regarder pour savoir, bonheur niais étampé dans la face quand elle volait à sa rencontre. (SE p.2 1 1)
L'ironie se trouve dans le changement de la Michèle ambitieuse d'autrefois qui cherchait le
succès dans tous les domaines et la Michèle qui, maintenant, se contente d'être soumise à
J. Boulet comme une de ses élèves de l'école. On comprend la transformation de Michèle
en considérant le discours de Marie-Pierre qui raconte: Michèle a toujours obtenu ce
qu'elle désirait et a toujours désiré des choses inaccessibles~~ (SE p.226). Elle est un ((être
combatifi, comme le dit Marie-Pierre, et alors, il est ironique que Michèle fasse le choix de
jouer un rôle plutôt traditionnel, sans défi, un rôie que I'auteure ne semble pas trouver
désirable.
il est intéressant de noter que Mado, la copine de Dominique Lame, ressemble
beaucoup au vieux modèle de Michèle. Elle aussi est ambitieuse et, de la même façon que
Michèle s'impliquait complètement dans la vie publique de Marie-Pierre/ Pierre-Henri
lorsqu7il s'agissait du prix Nobel, Mado pousse Dominique vers le succès, même s'il
reconnaît qu'il est incapable de l'atteindre. La narratrice indique ainsi l'ambition de Mado
lors du colloque auquel Dominique assiste à contre-coeur:
I l n'aurait jamais dû accepter de venir, bien sûr, - c'est ce que se dit aussi le quidam que I'on prie courtoisement de prendre place sur la chaise électrique [. . .]. C'est elle qui l'avait enjoint dramatiquement, des tremolos de chagrin dans la gorge, de ne pas refuser l'honneur qu'on lui faisait enfin et qui lui revenait d'ailleurs de toute éternité. Elle continuait de voir en lui un rejeton balzacien à qui I'on aurait inoculé des gènes d'Albert Cohen et de Réjean Ducharme a la naissance, sorte de monstre tricéphale au génie il va sans dire dévastateur et méconnu, alors que lui savait depuis longtemps qu'il n'était qu'un erg déshydraté près duquel le Sahara faisait office de jardin botanique. (SE p. 25)
La comparaison dévalorisante sert à faire comprendre que, malgré ses limites que
Dominique assume, Mado est tout a fait convaincue de ses capacités aussi bien que de son
succès qui, pense-t-elle, se réalisera inévitablement. La métaphore exagérée à la fin révèle
jusqu'à quel point Dominique est certain que la foi de sa copine est sans fondement. Ce
qui est intéressant c'est qu'on peut remarquer le parallèle avec Michèle et son ambition
d'autrefois lorsqu'elle était mariée à Pierre-Henri/Marie-Pierre. Subtilement, Marie-Pierre
attire l'attention de Dominique sur les ressemblances des ces deux femmes en lui disant: (41
n'y a rien de plus sexy que la notoriété, tu dois savoir cela. (SE p.226).
Monique Proulx se moque des prétentions de Mado, et de toutes les femmes qui
sortent du même moule, lorsqu'elle se vante du travail de Dominique. Quand sa soeur
demande si le roman de Dominique est une histoire d'amour ou un récit d'aventures,
Mado répond: .Domino n'est pas un auteure aussi primaire que ÇA! Ce qui l'intéresse, ce
sont les circonvolutions complexes des âmes et les rapports de forces qui régissent
I'intercommunication des z'individus et z7individuses!fi (SE p. 186). Cette explication
extravagante que Mado utilise en essayant de montrer ses connaissances aussi bien que
celles de Dominique, a l'effet de ridiculiser son personnage et sa quéte de gloire. Le
langage dont elle se sert n'explique rien du roman de Dominique, en fait, mais Mado se
croit au-dessus de sa soeur en sachant qu'elle ne comprendra pas. En plus, la féminisation
supertlue du mot .individu. ne révèle pas tant de véritables préoccupations de génencité
qu'une faible tentative de passer pour une féministe ardente, ce qui pourrait impressionner.
Étant donné que Mado ne permet pas à Dominique de répondre lui-même (on apprécie
l'humour du jeu sur les mots dans le je veux dire.. ., voulait dire Dominique.), on
reconnaît qu'elle s'intéresse moins au sujet du roman qu'à la possibilité de se niontrer
cultivée et profonde devant sa famille. Proulx se moque de cette prétention ambitieuse qui
se manifeste dans ce personnage et la satire vise aussi bien toutes les personnes dont Mado
n'est qu'un exemple.
L'ambition astucieuse de Mado se montre au moment où elle croit que Dominique
I'a trompée avec Gaby. Sans s'intéresser aux explications, Mado réclame l'argent qu'elle
avait déjà calculé qu'il lui doit. Tout en sachant qu'il serait incapable de la rembourser,
elle a déjà préparé une autre solution:
Il n'est pas question que l'on se quitte, ce serait trop facile. Il n'y a qu'une façon, pour toi, de te racheter. le vais oublier tout ça, même l'argent que tu me dois, à cette seule condition: tu me d o ~ e s ton roman. [...] Elle faisait déjà le geste, gracieux, de dédicacer des exemplaires. (SE p.306)
Ici, on voit que Mado est présentée dans toute sa méchanceté ambitieuse. Bien que
Monique Proulx ne semble pas favoriser l'image de la femme traditionnelle et soumise, elle
ne montre pas beaucoup de tolérance vis-à-vis de la prétention ou de la manipulation des
femmes comme Mado qui veulent à tout prix avoir du siiccès. Cette Mado fait écho a une
des facettes de la personnalité de Gaby dont on a parlé précédemment, à savoir la façon
dont elle a obtenu le poste qu'elle désirait. Cette situation-limite permet a Monique
Proulx d'approfondir la question des ~ressemblances~~ entre les hommes et les femmes.
A travers la namation qui exprime les pensées de Gaby, Monique Proulx se livre à
une satire de ces façons rnalhom&es d'avancer vers le pouvoir:
tous ces gens qui disent .TE VEUX, à la télévision, sont des gagnants, Gaby [. . .] il y a surtout le téléjournal, il y a les entrevues: regarde-les, Gaby, ceux-la qui défont l'actualité et qui donnent sa couleur à l'univers, admire comme ils ne sont jamais pris en flagrant délit de faiblesse, comme ils exsudent finement l'assurance guemère; ils mentent avec tant de fierté qu'on en a les lames aux yeux, ils trompent avec une telle conviction qu'on a envie de les applaudir, ils maîtrisent l'art de paraître forts en tout temps, comme les montagnes, comme les serpents. [...] Les femmes, a ce jeu, toujours se sont montrées lentes, il est vrai, mais elles se rattrapent, n'aie crainte, elles gagnent alertemeni du terrain et des joutes, bientôt il n'y aura plus de sexisme dans la virile détention du pouvoir. (SE p.307-308)
En même temps que l'auteure ironise sur les hommes qui mentent et qui utilisent des
manières malhonnêtes pour gagner ou maintenir le pouvoir, le sarcasme vise aussi bien des
femmes qui commencent à se comporter de la même façon.
En valorisant la capacité de tromper, Monique Proulx fait semblant de soutenir un
système qu'elle considère comme corrompu. La narratrice insiste sur l'influence positive
de ces gens en disant qu'ils tedonnent sa couleur à I'univerw et elle insère des éléments
d'antiphrase en avançant que de telles habiletés méritent l'admiration. Encore plus
mordante, elle réussit à indiquer leur côté venimeux en les comparant à des serpents. 4 1
n'y aura plus de sexisme dans la virile détention du pouvoi~s, affirme-t-elle ironiquement
pour signaler que la situation empire puisque les femmes commencent à adopter la même
attitude envers la manipulation. On parle du sexisme le plus souvent lorsqu'il s'agit de
situations où les femmes sont exclues ou sous-représentées. Ici, Monique Proulx
reconstruit les connotations du mot pour laisser entendre que les femmes sont en train
d'assurer leur inclusion dans ce monde très masculin (wiriljb) de manipulation et du
pouvoir. À travers Gaby, qui est aussi prête à adopter cette attitude, on comprend qu'au
lieu de dépasser la corruption, les femmes s'y asservissent. La critique de 17auteure est
claire: elle fustige le fait que les femmes doivent montrer leurs capacités dans tous les
domaines, y compris celui de la tromperie, pour occuper des positions de pouvoir.
A travers les relations et les pensées de Gaby en particulier, on voit que les
rapports humains ne sont jamais sans contradiction ou paradoxe. Cependant, il faudrait
peut-être rappeler ici que Gaby arrive à racheter sa duplicité puisque, tout comme Camille,
elle est un des personnages qui bénéficient du tdcapital sympathie)) de I'auteure. Bien que
Gaby manigance d'une manière très peu éthique ou féministe afin de regagner son emploi,
la narratrice signale que Gaby ressent un certain dégoût d'elle-même de l'avoir fait. Elle
s'interroge afin de se justifier mais, des questions qu'elle se pose, surgit une certaine
incertitude de sa part: .Était-ce sa faute, elle n'avait fait que se défendre après tout, était-
ce sa faute si la vie était comme ça, une lutte à finir dans laquelle le belligérant qui
atermoie et pleure est un belligérant défait? .... (SE p.3 13).
On note qu'on n'éprouve pas la même antipathie pour Gaby qu'on ressent pour un
personnage comme Priscille qui fait l'usage de son pouvoir de séduction sur Bob pour
obtenir de l'avancement dans son travail. Dans les deux cas on reconnaît qu'il s'agit de la
manigance en utilisant un certain pouvoir féminin, mais on considère les deux personnages
de manière différente. Tandis que Priscille ne semble pas avoir des qualités qui la
rendraient plus sympathique aux yeux du lecteur, Gaby, au moins, montre un cenain désir
de chercher l'authenticité dans ses relations avec des hommes, comme par exemple Bob
ou Dominique, aussi bien qu'avec des femmes comme toutes les4imes-soeurs)) du passé
auxquelles elle songe parfois et avec qui elle partageait une amitié pure sans aucun secret,
voire aucune prétention.
A travers toutes les critiques du féminisme et les relations qui se révèlent
paradoxales entre les hommes et les femmes, Monique Proulx provoque la réflexion qui
revient sunout a la condition féminine. Tous les personnages féminins du texte sont
libérés, de sorte que ces femmes prennent leur vie en charge (Camille prend la décision de
laisser paraître son intelligence par exemple), occupent parfois des positions de pouvoir
(Michèle est avocate) et cherchent a réussir à leur façon. Cependant, on a l'impression
que ces personnages soufient de cette indépendance qui les laisse dans la solitude. On
remarque une certaine nostalgie dans le texte et il semble que presque toutes les femmes
sont à la recherche d'une sorte de solidarité perdue, d'une .âme-soeuis) comme le dit
MarkPierre. On note que Michèle a très envie d'établir un véritable lien avec sa fille,
mais Camilie a toujours préféré son père. Devenue femme même physiquement, Marie-
Pierre représente une menace encore plus grande pour Michele. Pour sa part, Camille, la
fille la plus jeune et la plus intelligente de sa classe, cherche à trouver sa propre place
parmi les autres enfants. Gaby, malgré son allure pleine d'assurance et un copain qui
l'aime, se trouve dans la solitude.
Même si on admet qu'il n'y a pas de penchant didactique ou lourd dans le texte de
Monique Proulx, on se demande si l'auteure n'a pas de commentaires à faire qui lient
ensemble les critiques du féminisme et les personnages féminins qui semblent chercher la
solidarité. Dans ce cas, on retrouve l'incertitude parce qu'on ne sait pas vraiment
l'intention de i'auteure, mais on peut tout au moins s'interroger sur quelques possibilités.
Est-ce plausible de penser que la position de Monique Proulx face à la condition féminine
soit devenue quelquefois une ironie en soi, à cotm du progrès? Autrement dit, la lutte
pour l'indépendance des femmes était importante, mais peut-être qu'après avoir accédé à
une certaine indépendance, les femmes s'intéressent plus à retrouver la solidarité des
âmes-soeurs qu'on a découverte en luttant, qu'a maintenir l'image de la femme libérée.
On se demande si ce qui s'est établi pendant la lutte, c'est-à-dire ce lien impénétrable entre
femmes, n'est pas perdu lorsqu'on a atteint l'objectif? Proulx pennet de penser qu'on
cherchait 1 'égalité et l'indépendance, mais peut-être qu'on cherchait aussi une solidarité
durable. Cependant, on ne peut pas ignorer que les femmes du texte cherchent aussi une
Fusion amoureuse, comme celle des étoiles dont parle Camille et qui réapparaît à travers
tout le texte, d'où naissent le paradoxe et les incongruités des relations humaines. Est-il
vrai qu'il .faut toujours des victimes à la passion naissante.? (SE p. 176) Qu'est-ce qui est
plus important pour les femmes: une relation profonde et fraternelle (ou plutôt sororale?)
ou le rapport intense et intime des amoureux? Une relation doit-elle nécessairement se
sacrifier pour une autre? Toutes ces questions, entre autres, s'intègrent au texte mais
Monique Proulx ne semble pas avoir l'intention d'y répondre. Elle tente plut6t de créer
une ironie qui provoque la pensée et qui mène à une réévaluation personnelle de tout ce
qu'on tient pour acquis.
En fin de compte, on voit que Monique Proulx laisse entendre diverses idées en ce
qui concerne les rôles des hommes et des femmes. Elle fait comprendre que les femmes
devront occuper des positions de pouvoir mais, idéalement, sans pour autant s'astreindre à
être menteuses ou manipulatrices pour y arriver. De la même façon, les femmes ne
devraient pas empêcher le progrès des autres femmes qui sont capables d'avancer.
L'auteure laisse entendre aussi que le mouvement féministe était important et nécessaire
puisqu'encore aujourd'hui les femmes ne sont pas tout a fait égales aux hommes dans la
société. Pourtant, ii faut être sincère en ce qui concerne les convictions et ne pas soutenir
la cause par pure convention. Proulx n'essaie ni de dénoncer seulement les
comportements des hommes ou des femmes, ni de prescrire un modèle qu'elle considère
être l'idéal pour un côté ou l'autre. Au contraire, l'auteure affirme sa propre ambiguïté en
relevant les défauts qui existent des deux côtés.
CHAPITRE 4: MONIOUE PROULX: LA SUBVERSION AU FEMININ
Presque aussi énigmatique que Marie-Pierre, Monique Proulx se sert d'une ironie
qui ne se concentre pas sur une cible précise. Au lieu de se fixer sur une critique
particulière, c'est-à-dire de pencher pour un seul jugement définitif en ce qui concerne un
sexe ou l'autre, Proulx crée une espèce d'oscillation de la cible de l'ironie qui laisse
entendre des critiques par rapport aux deux camps. À la différence des écrivaines des
années soixante-dix qui insistaient surtout sur la condition défavorisée de la femme,
Monique Proulx, comme plusieurs de ses contemporaines féminines, se montre plus
modérée dans ses commentaires et elle semble faire partie plutôt de la tendance
métaféministe dont parle Lori Saint-Ma~-tin.'~
Comme Saint-Martin I'explique, dans la littérature métaféministe, il y a très
souvent une absence de parti pris narratif évident qui favorise l'un ou l'autre sexe.'%es
nouvelles écrivaines se distancent un peu du féminisme collectif pour adopter une vision
plus personnelle. Saint-Martin affirme cependant que les textes métaféministes
m'évacuent pas le féminisme, mais l'absorbent, l'interrogent, le font évoluer^." On
remarque encore les traces des préoccupations féministes mais le militantisme et la
'TOI-i Saint-Martin, diLe métafërninisme et la nouvelle prose féminine au Québec)), L 'arrtre lectwe. La criripe nu férninitt et les textes q~~ébécois. Tome II (Montréal, XYZ, 1994), p.161- 170.
'Ton Saint-Martin, .Trois romans métaféministes)), Contre-Voix. Essais de critique air fiminin (Montréal, Nuit Blanche, 1 997), p. 252.
révolution ne se trouvent plus au centre du texte." Se révèlent surtout des interrogations
sur la place des femmes dans leurs relations personnelles et dans la société. Ainsi, ((pas
d'indignation chez Monique Proulxp déclare Saint-Martin, ((pas de harangues, peu de
certitudes d'ailleurs, mais des questions, des glissemefits, des sables mouvants3b." On a vu
des exemples de l'ironie qui se cache dans ces sables mouvants d'où surgissent les
principales cibles et le côté subversif du texte.
D'une part, on a remarqué comment Monique Proulx s'attaque au discours et aux
systèmes patriarcaux qui sont encore dominants et qui n'accordent pas toujours une juste
valeur aux femmes. Elle souligne que malgré le progrès qu'on a fait, il y a encore des
hommes qui déprécient l'intelligence de la femme. Même si elle démontre ses capacités, la
femme reste encore assujettie aux vieilles conceptions et aux préjugés contre l'intelligence
féminine. À travers la représentation des expériences de Camille, Gaby et Marie-Pierre,
I'auteure réussit à faire comprendre que ce type de dévalorisation continue à exister dans
le monde professionnel aussi bien qu'ailleurs. Elle met en question l'autorité patriarcale en
prisentani des personnages comme J. Boulet qui, malgré sa prétention, ne semble pas
mériter tout à fait le pouvoir qu'il possède. De plus, Monique Proulx dénonce la
conception de la femme comme objet sexuel. A travers des personnages masculins, elle
critique des hommes qui perpétuent cette attitude et elle représente des femmes qui se
trouvent dans des situations de réification qui empêchent la possibilité d'établir des
relations significatives.
"Saint-Ma~in, L 'autre lechire, op. cit ., p. 166.
43 Saint-Martin, Contre-Voix, op. cit ., p.253.
53
Sans alourdir le texte, Monique Proulx arrive à attirer I'attention sur quelques
préoccupatiuns féministes qui sont encore à résoudre. A travers l'ironie qui se trouve
dans la narration, le dialogue, la représentation des personnages et leurs rapports avec des
autres, elle est capable de lancer subtilement des flèches qui affaiblissent dans ce cas le
discours dominant du patriarcat. Ces critiques parfois mordantes remettent en question ce
qu'on tient pour acquis et relèvent ce qui a besoin d'être amélioré. Ces flèches critiques
qu'on perçoit entre les lignes du texte sont ce qui composent un de ses cBtés subversifs; en
soulignant les faiblesses du système, on déstabilise son autorité et son pouvoir. Même si
Monique Proulx ne prend pas une position de féministe pure et dure, elle provoque une
évaluation, chez le lecteur, qui risque de bouleverser le discours dominant.
Bien qu'on puisse relever certains éléments de critique a teneur féministe, il faut
tenir compte du fait que la cible de l'ironie se détourne et le texte contient aussi bien des
critiques qui visent les femmes. Comme on l'a remarqué, l'auteure semble regarder d'un
oeil critique les femmes qui encouragent le vieux modèle de la femme soumise. Pourtant,
elle ironise aussi bien sur les femmes ambitieuses qui cherchent 1e succès à n'importe quel
prix. Tandis qu'elle ne semble pas croire au rôle soumis de la femme, elle ne soutient pas
non plus celle qui essaie d'avancer ou d'atteindre le succès par des voies détournées. Elle
semble indiquer que les femmes ont leur propre place a réclamer dans la société; encore
faut-il y accéder par des moyens honnêtes.
On reconnaît que Monique Proulx intègre des préoccupations typiquement
féministes dans son texte, mais n'en ignore pas pour autant les pièges du féminisme. Elle
soulève la question d'authenticité plus particulièrement à travers les personnages de Gaby
et de Marie-Pierre. Ne cherchant pas à dénoncer les objectifs du féminisme, Proulx vise
plutôt des femmes qui feignent d'être féministes par convention plus que par conviction.
Étant donné que le cheminement vers l'égalité des femmes est encore relativement récent,
en détournant la critique vers le féminisme Monique Proulx entre dans un domaine fiagile
et, a certains égards, encore tabou. Dans ce sens, le texte est encore plus subversif que s'il
se limitait à des critiques du patriarcat.
En s'attaquant au discours patriarcal, la subversion de Monique Proulx s'affiche
dans la volonté de relever ses incongruités. Dans ce cas, elle essaie de changer un système
établi depuis longtemps qui représente I'inésalité entre les hommes et les femmes, ce qui
est ri or mal fi pour une ironie au féminin. Cependant, les implications de la critique faite à
l'endroit du féminisme rend le texte doublement subversif. D'une part, une telle critique
est subversive puisqu70n ne l'attend pas de la part des détracteurs (détractrices) du
pouvoir patriarcai; d'habitude, on penche pour un côté et on se concentre sur une seule
cible. D'autre part, on met en question un mouvement qui est lui-même subversif par
rapport au discours dominant; c'est donc dire que la subversion se trouve à se retourner
contre elle-même. Pourtant, si on considère qu'il y a vraiment une espèce de duplicité
chez certaines femmes qui se disent féministes, on se demande si le discours féministe
n'est pas devenu lui-même un discours dominant auquel les femmes ressentent la nécessité
de se conformer. La subversion la plus marquante naît donc en renversant la cible de
l'ironie, et en provoquant une réévaluation de ce qui est déja subversif.
On voit que Monique Proulx prend une certaine distance par rapport au féminisme
pour être capable d'en critiquer ceraias aspects. Bien entendu, ce n'est pas à dire qu'elle
ne soutient pas les principes du mouvement. D'ailleurs, on pourrait avancer que dans ce
texte elle illustre une certaine tendance métaféministe. Elle met en place en effet ce que
Lori Saint-Martin nomme ((le duidde rnotwernetjt caractéristique de l'écriture
métaféministe: remettre en cause les stratégies et les orientations des aînées féministes tout
en intégrant à la fiction des préoccupations simiiaire~fi.~ En outre, le fait que Proulx
relève et évalue les faiblesses du féminisme implique déjà, comme le signale Saint-Martin,
que le discours féministe a été assimilé et que les mentalités ont changé un peu; les
nouvelles écrivaines ne s'emploient pas à répéter les vieux arguments sur les vieux
problèmes, elles préfèrent plutôt présenter de nouvelles préoccupations et pousser la
réflexion plus loin." 4insi, les écrits métaféministes affirment autant leur enracinement
que leur différence., avance Saint-Martin, $1~1 suggèrent à la fois qu'ils vont plus loin et
qu'ils commentent, prolongent et vivifient le féminisme plutôt que de le renier)?"
Évidemment, Monique Proulx ne s'impose pas de limites dans son choix de cibles.
Elle n'ignore pas les inégalités qui continuent à exister dans une société qui reste
patriarcale, mais en même temps elle refuse d'idéaliser le mouvement féministe et elle n'a
pas peur d'en relever les faiblesses. Sans devenir didactique ou excessif, le texte de Proulx
garde un ton léger et un style accessible qui permet à l'ironie de s'y épanouir. La critique
des préjugés patriarcaux, du féminisme inauthentique, du
d'avancement, ou des rapports entre hommes et femmes,
recours aux vieilles méthodes
se trouve au fond d'une ironie
"Ibid, p.239.
*'Saint- art in, L 'atttre lectwe, op. cit ., p. 165.
"Saint -Martin, Cmtre- Voix, op. ci t . , p. 23 7.
56
qui s'accroche fermement à l'humour. Comme le souligne Lon Saint-Martin, dans Lc
Sexe des h i l e s Monique Proulx montre une certaine ambivalence en ce qui concerne les
cibles de l'ironie; le texte est marqué par ale refus de tenir une 'ligne dure', de désigner des
47 coupables et des victimes)*. Saint-Martin précise que le métafëminisme s'inscrit dans le
texte effectivement par cette interrogation ouverte sans parti pris; cette tendance
métaféministe se trouve (adans l'absence de certitudes, dans le mouvement, dans la valse-
hésitation des relations hommes-femmes à une période où tous les rôles vacillen~)).'~
Alors que le texte de Proulx semble montrer une inclination métaféministe à
plusieurs égards, il faut se demander si ses critiques du féminisme ne sont pas trop dures
pour considérer le texte sous l'appellation du métaféminisme. Bien que son ironie ne
dénonce pas vraiment les principes du mouvement, Proulx accuse quelques féministes de
duplicité et remet en question les convictions de toute femme libérée. Est-ce que ces
critiques s'éloignent un peu trop des objectifs féministes pour que le texte soit encore vu
comme métaféministe? Est-ce que le texte est trop subversif par rapport ii ce discours qui
est encore relativement ricent? On devrait dans ce cas laisser de côté tous les procédés
ironiques qui visent les divers aspects fautifs du pouvoir patriarcal. Alors, peut-être
pourrait-on résumer la question en disant que le texte se situe dans une zone d'ombre
propre à mettre de l'avant I'idée de liberté au coeur de toute ironie. 11 faut avouer que
Monique Proulx réussit à créer un texte original qui utilise l'ironie dans tout son potentiel
pour effectivement provoquer la réflexion sur toutes les relations humaines et sur les
marques du genre qui, inévitablement, les influencent et les font évoluer.
ÇONCLUSION
Si Monique Proulx se permet d'être aussi caustique même devant le féminisme,
peut-on persister à dire qu'elle fait de I'ironie au féminin? Bonne question. L'ironie des
femmes reflète en principe un rappon avec le monde différent de celui des hommes. On
peut très bien nommer les flèches qu'elles décochent des (<moments d'ironie au féminin.
étant donné que l'ironie se construit par le biais de cette perspective féminine qui provient
de la réalité d'être femme. Il faut noter qu'on parle ici d'une écriture et d'une ironie .au
féminin>, et non pas déministe~~, terme qui est souvent chargé de connotations de
revendication pointue; I'ironie découle alors des différences dans 4es déterminismes qui
caractérisent leur rapport avec le social et la politique>) aussi bien que .dans la mesure où
se présenter au monde fille au lieu de garçon implique, même [...] dans une société qui
essaie de niveler les inégalités, une appréhension différente du réel~'"e cette façon, la
lecture d'un texte s'oriente aussi différemment: pour détecter ou apprécier I'ironie, le
lecteur doit tenir compte du fait que I'auteure est une femme.1°
En ce qui concerne sa construction rhétorique et en tant que technique littéraire,
l'ironie au féminin ne recèle pas de marques spécifiques du genre. Les indices de
(cgénéricité*, en fait, et leur nature subversive, se perçoivent .plutôt dans le parti pris de
lecture et - surtout - dans le choix des cibles privilégiées par les auteures? Se trouvant le
plus souvent dans une position minoritaire, les femmes utilisent l'ironie pour cibler (<les
49Joubert, op. cil., p.4 1.
501bid., p.54.
"[bid., p.79.
avatars du Pouvoiru afin de .pallier leur manque de pouvoir personnel et collectif et faire
entendre leurs voix? À travers l'ironie, les femmes s'engagent dans un processus de
reconstruction ou elles reprennent les comportements et les discours qui ont souvent seM
comme un moyen de domination, pour les tourner en dérision. Par exemple, les femmes
se servent des mots ou des phrases souvent utilisés par des hommes et qui sont jugés
sexistes ou dégradants. Par cette espèce d'auto-ironie, les femmes réussissent à enlever le
caractère négatif de ces insultes et à les reconnoter afin de contrefaire le discours des
hommes.53 De la même façon, le lecteur qui connaît bien son auteure est capable de
reconnaître les critiques impliquées dans un cas ou les clichés du discours traditionnel sur
les femmes se trouvent dans la bouche d'un homme. L'ironie au féminin ne vise pas
seulement les hommes mais toute forme de pouvoir qui confinent les femmes dans un rôle
inférieur: l'Église, la médecine, le système d'éducation, et la vie conjugale, entre autres."
L'auteure contemporaine place au centre de son travail les questions de généricité
et des relations entre les hommes et les femmes, y compris des relations alternatives aux
modèles traditionnels. Cette tendance su~gg8re la conviction que dans une société où un
genre domine l'autre, toute possibilité de changement dans le monde, pour le meilleur ou
pour le pire, exige qu'on s'occupe des relations intimes avant tout." Les relations
"~ancy Walker, Ferninisi Alter~iatives: Irony and Fmitasy in the Contemporury Novel by Worne~i (Jackson: University Press of Mississippi, 1 WO), p. 160.
conventionnelles, des attentes culturelles et la nature de l'identité sont devenus des objets
d'ironie privilégiés pour les auteures récentes, qui construisent ainsi une remise en
question de nos traditions acceptées? Ces thèmes sont tous abordés dans Le Sexe des
itoiles.
Monique Proulx pousse encore plus loin la question de l'identité en créant le
personnage de Marie-Pierre. En entrevue, elle explique son intérêt pour le sujet: .au
départ, j'étais intéressée par les rôles sexuels, par les gestes que nous faisons pour
répondre à notre façade, par le déterminisme sexuel^^.'' Elle explique qu'elle cherchait à
((faire découvrir l'être humain demère ces gens..'' En même temps, elle avoue qu'elle
s'inspirait aussi d'une interrogation par rapport à la hiérarchie entre les sexes: (< j e me
demandais ce qu'ils peuvent bien avoir tant à vouloir devenir des femmes ... dans un
monde où le pouvoir est encore majoritairement masculind9 Question très intéressante
mais à laquelle le texte ne répond pas vraiment, sauf dans la mesure ou Marie-Pierre a
l'intime conviction d'être plus fidèle, comme femme, à sa naie identité sexuelle. Monique
Proulx ne tente pas de fournir toutes les réponses aux questions qui se posent dans son
texte. En fait, elle admet qu'elle écrit .pour que ça [lui] apprenne quelque chose^^, et
" ~ g n e s Gmda, (tMonique Proulx en eaux troubles., L a Presse, 5 décembre 1987, p. J 1
"Anne-~arie Voisard, (Un regard humoristique sur la transsexualité>), Le Soleil, 16 janvier 1988, p. C7.
qu'elle .en sorte grandie.."
Comme dans son recueil de nouvelles Sam cortir et saris reproche, dans Le Sexe
des iioiles, la satire de Monique Proulx reflète un certain réalisme; il faut être capable de
préciser les injustices et les responsables avant d'en faire la critique. Elle n'examine pas
seulement la question de l'identité sexuelle, mais elle s'occupe aussi du rôle de la sexualité
dans la vie quotidienne, explique Hélène Marcotte." Les questions que i'auteure aborde,
comme la dévalorisation de la femme par exemple, sont effectivement des sujets sérieux,
mais la passion pour l'écriture et la distance ironique de Monique Proulx lui permettent de
créer un texte enlevé. La critique lui a reproché d'avoir réglé trop facilement les tensions
des personnages et d'avoir tendance à devenir moraliste,62 mais Monique Proulx semble
écrire surtout pour le plaisir.63 En effet, son style littéraire reflète sa perspective par
rapport à la vie en général: (<Nous sommes des êtres ridicules, dans nos grandes aspirations
et nos petites réalisations. Mais ce n'est pas désespérant. [.. .] C'est un combat, la vie,
dont certains se sortent mieux que les autres. Mais peut-être qu'il ne faut pas chercher à
gagner. Peut-être qu'il faut simplement s'amuser un peu>*. M
6'Hélene Marcotte, .Un "connais-toi toi-même" très vingtième siècle)), Qriébecfia~içais, no.69, mars 1988, p.78.
6'~ean-~rançois Chassay, .Personnages en quête d'eux-mêmes., Le Devoir, 12 décembre 1987, p.D4.
63En fait, Monique Proulx a abandonné a un certain moment son projet d'enfance de se diriger vers les sciences pour aller vers l'écriture. La critique souligne d'ailleurs sa ressemblance avec le personnage de Camille dans Le Sexe des étoiles.
%-ruda, op. cil., pJ2.
L'ironie, technique subtile qui résiste à la définition, peut se présenter sous
plusieurs formes et seMr à divers objectifs selon la personne qui l'utilise. Tantôt une
arme d'attaque qui permet d'énoncer des critiques sévères, tantôt une remarque rusée qui
signale l'incongruité ou l'absurdité des comportements de certaines gens, l'ironie réussit à
communiquer beaucoup parfois en disant très peu. Un texte en apparence aussi léger que
Le Sexe des Çtoiles prouve que l'ironie a de multiples ramifications et que cette ironie nous
incite à remettre en question nos propres convictions et nos comportements les plus
quotidiens.
1. Ouvrages cités
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2. Ouvrages consultés
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