Introduction à l’électrophysiologie cellulaire cardiaque

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PHYSIOPATHOLOGIE CARDIOVASCULAIRE 26 AMC pratique n°206 mars 2012 © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés D e façon assez logique, les cardiolo- gues ne s’intéressent à l’électrophy- siologie cellulaire cardiaque qu’à la marge, soit pour mieux comprendre le mode d’action d’une nouvelle molécule (ivabradine, dronédarone…), ou bien encore les bases moléculaires d’une nouvelle cana- lopathie familiale. Quelques notions d’élec- trophysiologie cellulaire leurs sont ainsi fournies, souvent de façon succincte, à la fin d’articles avant tout cliniques. A un moment où de nouvelles déceptions thérapeutiques frappent le monde de la rythmologie, le Comité éditorial des AMCV Pratique a fait le pari de l’utilité, pour le cardiologue clini- cien, de voir exposées pour une fois les choses dans l’autre sens, c’est-à-dire selon la formule consacrée : « de la paillasse au lit du malade ». Outre une actualisation de ses connaissances, ceci devrait lui permettre d’envisager les mécanismes des troubles du rythme de façon plus contextualisée, globale, et ainsi de mieux appréhender les spécificités de chacun. Cette courte revue introductive est ainsi la première d’une série étalée sur deux ans qui, nous l’espérons, devrait fournir aux cardiologues l’essentiel des connaissances actuelles sur le fonctionne- ment des canaux ioniques et leur régulation pour mieux appréhender les extraordinaires mécanismes moléculaires, cellulaires et tissu- laires des troubles du rythme cardiaque et les bases de leur traitement. Bases biophysiques de l’électrogenèse Les cardiomyocytes sont séparées de leur environnement par une bicouche lipidique, le sarcolemme, qui constitue une barrière de diffusion des électrolytes. Des protéines transmembranaires, les canaux ioniques et les transporteurs ioniques, permettent cepen- dant le passage des substrats ionisés néces- saires à la vie, en particulier les ions Na + , Ca 2+ , Cl - et K + , à l’origine de l’activité électrique des cellules cardiaques. Une membrane per- méable à un ion laisse celui-ci diffuser dans la cellule selon son gradient de concentra- tion. Cette diffusion d’un ion chargé électri- quement génère un courant ionique qui va polariser la membrane créant une différence de potentiel entre ses deux faces. Ce courant va s’accroître jusqu’à ce qu’il puisse s’opposer exactement au gradient de concentration, l’ion s’arrêtant ainsi de diffuser. La valeur de potentiel membranaire pour laquelle un ion s’arrête de diffuser est le potentiel d’équi- libre de cet ion. Cette valeur peut être déter- minée par l’équation de Nernst : E X = (RT/ZF).ln([X] e /[X] i ) dans laquelle EX représente le potentiel d’équilibre d’un ion X (en Volt, V), R est la constante des gaz parfaits (9.314 Joules.mol -1 . degré -1 ), T est la température absolue (en Kelvin, K : 273 + température en °C), F est le nombre de Faraday (96 500 Coulombs/mol), z est la valence de l’ion et [X] e et [X] i repré- sentent respectivement les concentrations extracellulaire et intracellulaire de l’ion (en molaire, M). Connaissant les concentrations ioniques de part et d’autre de la membrane plasmique, on peut donc calculer le potentiel d’équilibre de chaque ion : • pour [K + ] e = 4 mM et [K + ] i = 140 mM, E K -95 mV F. Charpentier 1 , J.-J. Mercadier 2 1 Institut du thorax, Inserm UMR 1087, CNRS UMR 6291, Nantes 2 Services d’explorations fonctionnelles et de cardiologie et Inserm UMR 698, Groupe hospitalier Bichat – Claude Bernard, Paris [email protected] Introduction à l’électrophysiologie cellulaire cardiaque © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 13/07/2012 par SCD UNIVERSITE VICTOR SEGALEN - (14200)

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PHYSIOPATHOLOGIE CARDIOVASCULAIRE

26 AMC pratique � n°206 � mars 2012© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

De façon assez logique, les cardiolo-gues ne s’intéressent à l’électrophy-siologie cellulaire cardiaque qu’à

la marge, soit pour mieux comprendre le mode d’action d’une nouvelle molécule (ivabradine, dronédarone…), ou bien encore les bases moléculaires d’une nouvelle cana-lopathie familiale. Quelques notions d’élec-trophysiologie cellulaire leurs sont ainsi fournies, souvent de façon succincte, à la fin d’articles avant tout cliniques. A un moment où de nouvelles déceptions thérapeutiques frappent le monde de la rythmologie, le Comité éditorial des AMCV Pratique a fait le pari de l’utilité, pour le cardiologue clini-cien, de voir exposées pour une fois les choses dans l’autre sens, c’est-à-dire selon la formule consacrée : « de la paillasse au lit du malade ». Outre une actualisation de ses connaissances, ceci devrait lui permettre d’envisager les mécanismes des troubles du rythme de façon plus contextualisée, globale, et ainsi de mieux appréhender les spécificités de chacun. Cette courte revue introductive est ainsi la première d’une série étalée sur deux ans qui, nous l’espérons, devrait fournir aux cardiologues l’essentiel des connaissances actuelles sur le fonctionne-ment des canaux ioniques et leur régulation pour mieux appréhender les extraordinaires mécanismes moléculaires, cellulaires et tissu-laires des troubles du rythme cardiaque et les bases de leur traitement.

Bases biophysiques de l’électrogenèse

Les cardiomyocytes sont séparées de leur environnement par une bicouche lipidique,

le sarcolemme, qui constitue une barrière de diffusion des électrolytes. Des protéines transmembranaires, les canaux ioniques et les transporteurs ioniques, permettent cepen-dant le passage des substrats ionisés néces-saires à la vie, en particulier les ions Na+, Ca2+, Cl- et K+, à l’origine de l’activité électrique des cellules cardiaques. Une membrane per-méable à un ion laisse celui-ci diffuser dans la cellule selon son gradient de concentra-tion. Cette diffusion d’un ion chargé électri-quement génère un courant ionique qui va polariser la membrane créant une différence de potentiel entre ses deux faces. Ce courant va s’accroître jusqu’à ce qu’il puisse s’opposer exactement au gradient de concentration, l’ion s’arrêtant ainsi de diffuser. La valeur de potentiel membranaire pour laquelle un ion s’arrête de diffuser est le potentiel d’équi-libre de cet ion. Cette valeur peut être déter-minée par l’équation de Nernst :

EX = (RT/ZF).ln([X]e/[X]i)

dans laquelle EX représente le potentiel d’équilibre d’un ion X (en Volt, V), R est la constante des gaz parfaits (9.314 Joules.mol-1.degré-1), T est la température absolue (en Kelvin, K : 273 + température en °C), F est le nombre de Faraday (96 500 Coulombs/mol), z est la valence de l’ion et [X]e et [X]i repré-sentent respectivement les concentrations extracellulaire et intracellulaire de l’ion (en molaire, M).Connaissant les concentrations ioniques de part et d’autre de la membrane plasmique, on peut donc calculer le potentiel d’équilibre de chaque ion :• pour [K+]e = 4 mM et [K+]i = 140 mM, EK �

-95 mV

F. Charpentier1, J.-J. Mercadier2

1 Institut du thorax, Inserm UMR 1087, CNRS UMR 6291, Nantes2 Services d’explorations fonctionnelles et de cardiologie et Inserm UMR 698, Groupe hospitalier Bichat – Claude Bernard, [email protected]

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(-95 mV dans les conditions physiologiques) car la membrane est alors essentiellement perméable au K+ à travers les canaux potas-siques à rectification entrante (Kir2.1 et Kir2.2) qui génèrent IK1. Il existe également un très faible courant de fond sodique dépolarisant, Ib,Na (b pour background). A ces courants ioniques s’ajoutent deux courants, l’un sortant, Ip, généré par la pompe Na+/K+ (Na+/K+-ATPase), l’autre entrant, généré par l’échangeur Na+/Ca2+ (INa/Ca). La Na+/K+-ATPase est un système de transport actif qui, pour chaque molécule d’ATP consom-mée, permet le recaptage dans la cellule de 2 K+ et l’extrusion de 3 Na+. Le bilan est donc d’une charge positive qui sort de la cellule, créant ainsi un courant net sortant repolari-sant (quel que soit le potentiel membranaire). C’est pourquoi la pompe Na+/K+ est dite élec-trogénique. L’échangeur Na+/Ca2+ est éga-lement électrogénique car il échange 3 Na+ pour 1 Ca2+. Contrairement à la pompe Na+/K+, l’échangeur Na+/Ca2+ est un système pas-sif dont l’énergie résulte des équilibres entre les forces électriques et de diffusion dues aux ions Na+ et Ca2+. En fonction du potentiel membranaire et des variations de concentra-tions intracellulaires, les concentrations extra-cellulaires étant quasi constantes, le sens des échanges peut s’inverser. Si Em est inférieur à ENa/Ca l’échangeur permet l’entrée de 3 Na+ contre la sortie d’un Ca2+ et génère donc un courant entrant dépolarisant. C’est ce qui se produit notamment pendant le plateau du potentiel d’action et au potentiel de repos.

Le potentiel d’action cardiaque

Le potentiel d’action (PA) des myocytes car-diaques comporte cinq phases (figure 1).

Phase 0

Cette phase correspond à la dépolarisation des myocytes. Pour les cellules contractiles et celles du système de conduction ventriculaire de His-Purkinje, la phase 0 est très courte (de l’ordre de la milliseconde) en raison d’une vitesse maximale de dépolarisation de l’ordre de 200 à 300 V/s pour les cellules contrac-tiles et de 400 à 800 V/s pour les cellules

• pour [Na+]e = 140 mM et [Na+]i = 10 mM, ENa � +70 mV

• pour [Ca2+]e = 2 mM et [Ca2+]i = 1 μM, ECa � +100 mV

• pour [Cl-]e = 140 mM et [Cl-]i = 20 mM, :ECl � -50 mV

Le potentiel membranaire de repos peut être décrit par l’équation d’Hodgkin-Goldman-Katz qui tient compte des gradients trans-membranaires des concentrations ioniques et des perméabilités ioniques :

Em = RT/F.ln[(PK[K+]e + PNa[Na+]e + PCl[Cl-]i)/ (PK[K+]i + PNa[Na+]e + PCl[Cl-]i)].

Lorsque le potentiel de membrane Em est égal au potentiel d’équilibre EX d’un ion X, le flux transmembranaire net de cet ion est nul. Lorsque Em est supérieur à EX, le flux net de X est sortant pour les cations et entrant pour les anions et génère un courant ionique net repolarisant. Inversement, lorsque Em est inférieur à EX, le flux net de X est entrant pour les cations et sortant pour les anions et génère un courant ionique net dépolari-sant. Plus Em s’éloigne de EX, plus l’intensité du courant augmente (en valeur absolue). La force électromotrice (potentiel d’entraîne-ment) du courant ionique net d’un ion X est :

V = Em - EX.

L’intensité d’un courant est définie par la loi d’Ohm :

IX = (Em - EX) . Gx,

dans laquelle IX est l’intensité du courant porté par l’ion X (en Ampère, A) et GX, la conductance (inverse de la résistance) pour cet ion (en Siemens, S).

Le potentiel de repos

La valeur du potentiel membranaire dépend à chaque instant du rapport de force entre les courants dépolarisants et les courants repola-risants. Dans les cardiomyocytes contractiles et ceux du système His-Purkinje, le poten-tiel de repos est très négatif, entre -80 et -90 mV, proche du potentiel d’équilibre du K+

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l’absence de ce phénomène de rectification entrante, la dépolarisation des cellules ne serait pas possible car la dépolarisation liée à l’entrée des ions Na+ dans le myocyte serait annulée par la sortie des ions K+. L’ouverture des canaux Na+ est cependant transitoire.

Phase 1

Cette phase, dite de repolarisation précoce, est liée à l’inactivation des canaux sodiques (un second changement de conformation entraîne leur fermeture) et à un courant sor-tant transitoire Ito (pour transient outward) qui en module l’amplitude. Ce courant com-porte deux composantes : Ito1 (parfois aussi appelé Ilo) et Ito2 (ou Ibo). Ito1, généralement dénommé Ito par abus de langage, est un courant potassique qui s’active rapidement (2-3 ms) lors de la dépolarisation cellulaire et s’inactive en quelques dizaines de millise-condes. Ce courant est inhibé par la 4-amino-pyridine. Il a lui-même été subdivisé en deux composantes : Ito,f (pour fast), généré par les canaux KV4.2 et KV4.3, et Ito,s (pour slow), généré par les canaux KV1.4. L’amplitude de Ito1 détermine l’amplitude de la repolarisation précoce, très marquée dans le myocarde sous-épicardique, et très faible dans le myocarde sous-endocardique. Ito2 est un courant sortant insensible à la 4-aminopyridine et activé par le calcium intracellulaire, qui serait généré par un canal chlorure (entrée de Cl-) dont la nature moléculaire reste à déterminer. Ce courant participerait à la régulation de la durée du PA lors d’une surcharge calcique.

Phase 2

Le plateau du PA est une phase d’équilibre relatif entre les courants entrants dépolari-sants et les courants sortants repolarisants, ces derniers devenant progressivement prédomi-nants. Le principal courant entrant au cours de cette phase est le courant calcique de type L (pour long lasting), ICa,L, courant généré par les canaux CaV1.2, récepteurs des dihydro-pyridines. Ce courant joue un rôle essentiel de déclencheur de la contraction cardiaque en provoquant la libération du calcium du réticulum sarcoplasmique (phénomène de calcium-induced calcium release). Le second

de His-Purkinje. Cette dépolarisation rapide est liée au courant sodique (INa) généré par les canaux NaV1.5 dépendants du potentiel qui s’activent (un changement de confor-mation entraîne leur ouverture) très rapide-ment (1-2 ms) pour des valeurs de potentiel supérieures à -70 mV. La dépolarisation est favorisée par le phénomène de rectification entrante du courant IK1 qui devient nul pour les potentiels supérieurs à -50 mV, faisant de GNa la seule conductance disponible. En

Figure 1. Schéma présentant les différentes phases d’un potentiel d’action et les courants à l’origine de ce potentiel d’action. Les courants entrants dépolarisants sont en rouge, les courants sortants repolarisants en bleu.

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les canaux KV7.1, ou KvLQT1) augmente. Ce déséquilibre en faveur des courants potas-siques sortants permet aux cellules de se repo-lariser. Pour les potentiels inférieurs à -50 mV, le courant potassique à rectification entrante IK1 devient prédominant et favorise le retour au potentiel de repos, tandis que les canaux KV7.1 et KV11.1 se ferment (désactivation qui est un changement de conformation inverse de l’activation, entraînant leur fermeture).

Phase 4

Cette phase correspond au potentiel de repos pour les cellules contractiles ou à la phase de dépolarisation diastolique lente pour les cel-lules automatiques. Les mécanismes de cette dernière seront décrits dans l’article consacré à l’automatisme. Cette description des différentes phases du PA ne s’applique qu’aux cellules cardiaques fortement polarisées, les cellules contrac-tiles et les cellules du système de conduction ventriculaire (faisceau de His et fibres de Purkinje). Dans les cellules du nœud sino-atrial et nœud auriculo-ventriculaire, faible-ment polarisées, la dépolarisation du PA, beaucoup plus lente, est due à l’activation des canaux calciques de type L car le courant sodique rapide INa ne peut être activé à partir de ces potentiels faibles.

Conflits d’intérêt : les auteurs déclarent ne pas avoir

courant entrant au cours de cette phase est de nature sodique. En effet, bien que la plus grande partie des canaux NaV1.5 porteurs d’INa se soit inactivée au cours de la phase 1, une petite fraction d’entre eux (moins de 1 %) se maintient en activité et participe ainsi au développement du plateau. L’inactivation progressive des canaux responsables d’Ito est compensée par la mise en jeu progressive d’autres canaux K+ responsables du courant KV retardé. Un équilibre s’installe alors entre des courants entrants dépolarisants et des courants sortants repolarisants et l’intensité relative de chaque courant va moduler la durée du plateau du PA. Chez l’homme, dans les cardiomyocytes auriculaires, un autre cou-rant sortant K+, IKur (pour ultra rapid), s’active très rapidement après la dépolarisation mais s’inactive plus lentement qu’Ito. Ce courant, généré par le canal KV1.5, est responsable du faible niveau de potentiel du plateau des PA des cellules auriculaires (inférieur à 0 mV) ; une diminution d’IKur conduit à une élévation du plateau du PA. Ce courant est également sensible à la 4-aminopyridine.

Phase 3

Au cours de cette phase, dite de repolarisa-tion tardive, ICa,L diminue en raison de son inactivation alors que l’amplitude des cou-rants potassiques retardés, IKr (généré par les canaux KV11.1, ou HERG) et IKs (généré par

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