Interview Lorella Bertani Le Matin Dimanche 29 Septembre 2013

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Le Matin Dimanche Edition du 29 septembre 2013 L’avocate Lorella Bertani défend les victimes depuis près de trente ans « N’oublions pas que le viol est un crime où le sexe n’est que l’arme » L’affaire Adeline repose la question sociale de notre rapport aux violeurs. Lorella Bertani, avocate spécialisée dans la défense des victimes, témoigne de son expérience. -------------------------------------------- Propos recueillis par Ariane Dayer Photos: Sébastien Anex [email protected] Combien de femmes violées avez-vous défendues dans votre carrière? Je n'ai jamais compté. J'ai commencé à en défendre juste après mon stage, cela fait plus de 25 ans. J'ai aussi défendu des enfants victimes d'abus et des hommes. Vous vouliez devenir avocate pour ça ? J'ai choisi d'être avocate quand j'avais 12 ans. Cela me semblait être le métier dans lequel on pouvait le mieux combattre les injustices.

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Suite à l'assassinat d'Adeline par le violeur récidiviste Fabrice A. l'avocate Lorella Bertani dénonce le système suisse qui condamne plus un excès de vitesse qu'un viol.Par ailleurs, le système suisse considère qu'il y a viol uniquement s'il y a pénétration vaginale. La sodomie et la fellation sont considérées comme des contraintes sexuelles (ce n'est pas un viol, en Suisse)et punissables que de quelques jours amende, donc moins qu'un excès de vitesse.

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Le Matin Dimanche Edition du 29 septembre 2013

L’avocate Lorella Bertani défend les victimes depuis près de trente ans

« N’oublions pas que le viol est un crime où le sexe n’est que l’arme »

L’affaire Adeline repose la question sociale de notre rapport aux violeurs. Lorella Bertani, avocate spécialisée dans la défense des victimes, témoigne de son expérience. -------------------------------------------- Propos recueillis par Ariane Dayer Photos: Sébastien Anex [email protected]

Combien de femmes violées avez-vous défendues dans votre carrière? Je n'ai jamais compté. J'ai commencé à en défendre juste après mon stage, cela fait plus de 25 ans. J'ai aussi défendu des enfants victimes d'abus et des hommes.

Vous vouliez devenir avocate pour ça ? J'ai choisi d'être avocate quand j'avais 12 ans. Cela me semblait être le métier dans lequel on pouvait le mieux combattre les injustices.

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A 12 ans, vous vouliez lutter contre l'injustice? Précoce! Mon père m'avait fait lire Zola à 11 ans. «Germinal», à cet âge-là, ça vous marque. Et puis j’étais fille d'immigrés, en pleine période de l'initiative Schwarzenbach. Je trouvais qu'il y avait des choses pas justes sur terre, je me souviens d'images du Biafra, de la guerre du Vietnam.

Comment faites-vous pour qu'une femme violée vous raconte ce qu'elle a vécu? Elles me parlent assez facilement. Si une victime me dit: «Je suis une femme violée», je réponds: «Non, vous êtes une femme qui a subi un viol. Ce n'est pas pareil.» J'explique que c'est une agression qui est venue de l'extérieur, qu'au sens des assurances sociales, le viol est un accident, pas une maladie. Et puis je lui dis que je vais me battre pour elle, que je vais y mettre toute mon énergie. Qu'elle doit, elle, s'occuper de guérir, que je m'occupe du reste.

C'est gonflé, vous ne pouvez pas garantir l'issue du procès? J'ai très rarement perdu. Mais cela dépend aussi du contenu du dossier. Si vous estimez que le dossier n'est pas assez solide, non pas parce que la victime mentirait ou qu'on ne la croit pas, mais parce qu'il n'y a pas suffisamment de preuves, on peut trouver des solutions extrajudiciaires. L'un des seuls avantages du nouveau Code de procédure pénale est la procédure simplifiée. Dans ces cas, l'auteur avoue les faits, toutes les parties se mettent d'accord - entre le procureur, l'avocat de la plaignante et celui de l'accusé - sur la peine et l'indemnisation de la victime. On évite une longue procédure fastidieuse et douloureuse.

Vous devez faire parler les victimes sans vous prendre pour leur psy, c'est compliqué? Ce n'est pas facile. Il faut cadrer au début. Dire: «Je suis là pour faire en sorte que votre parole soit entendue. Mon but est que vous soyez crue, pas de vous consoler. Pour ça, il y a des psys. »

Depuis vos débuts, qu'est-ce qui s'est amélioré, qu'est-ce qui vous permet de mieux défendre les victimes? D'abord l'écoute des policiers. Ils sont formés pour écouter les femmes, les enfants. Grâce à l'introduction de la loi sur l'aide aux victimes, on leur reconnaît certains droits procéduraux, par exemple de ne pas dévoiler sa vie intime si cela n'a pas de pertinence pour le dossier.

Les progrès scientifiques aident-ils aussi? Oui, les protocoles médicaux légaux des hôpitaux se sont largement améliorés. Il y a aussi tous les progrès de la science en matière d'ADN, etc. On arrive à établir la culpabilité aussi grâce à des preuves matérielles, ce qui n'était pas possible avant.

On est donc moins dans la parole de l'un contre celle de l'autre? Oui, et il y a aussi toute une série de mesures de protection de la victime. Elle peut être entendue alors que l'auteur est placé derrière une vitre sans tain. Parfois même l'auteur n'est pas là et seul son avocat est présent. Ça rassure. Avant, la victime et l'auteur pouvaient être assis dans la même pièce, à 50 centimètres l'un de l'autre. La victime était paniquée. Un phénomène étonnant se produit très souvent: dans la période d'instruction préparatoire, la victime ne veut pas être confrontée à l'auteur. Mais, quand le procès arrive, 99% des victimes disent: «Je veux être là. »

Comment l'expliquer? Je leur dis que ce procès est à elles, qu'il leur appartient. Elles ont besoin d'être là pour savoir ce qui se dit, comment c'est dit. Elles veulent qu'on reconnaisse leur parole, qu'on replace la culpabilité là où elle doit être: chez l'agresseur. L'infraction sexuelle est l'une des rares dans lesquelles la victime se sent coupable. Elle va toujours se dire: «Si je n'avais pas fait ceci, pas passé par là, etc.» Alors qu'un patron de shop ouvert 24 heures sur 24 qui se fait braquer ne va pas dire: «Si seulement je n'étais pas ouvert 24 heures sur 24.» C'est pourquoi je trouve incroyable que, lorsqu'un violeur rôde, dans certains pays on décrète un couvre-feu pour les femmes. Ce sont les hommes qu'on devrait

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empêcher de sortir! Pourquoi toujours imaginer qu'une victime de viol se met en danger, en quoi le fait-elle?

En sortant de chez elle? Même rester enfermée ne sert à rien. J'ai défendu des victimes attaquées chez elles, dans leur lit, pendant qu'elles dormaient, d'autres attaquées par des amis ou des médecins en qui elles avaient totalement confiance. Il n'y a pas de profil de victimes, il n'y a pas d'âge, ça ne tient pas à la beauté, ni à la manière de s'habiller, ça tient à l'auteur. Chez certains violeurs, ce qui compte, c'est la domination. C'est un crime où le sexe n'est que l'arme.

Avez-vous déjà défendu des violeurs? Stagiaire, j'ai été nommée d'office pour défendre un agresseur sexuel.

Vous l'avez bien défendu? Il a été acquitté.

Une drôle de victoire. Aujourd'hui, vous refusez de défendre ce genre de cas? Oui, depuis, j'ai toujours refusé.

Est-ce conforme à l'idéal d'avocat: a-t-on le droit de choisir ses clients? Je ne crois pas à la conception de l'avocat mercenaire. C'est vrai que, si j'étais la dernière avocate sur terre, j'aurais le devoir de défendre tout le monde. Mais, à Genève, on est plus de 1500. Il y a le choix. On ne reproche pas à un avocat de se spécialiser dans la finance, je ne vois pas pourquoi on pourrait lui reprocher de choisir de défendre les victimes.

Vous défendez aussi des hommes victimes de viol. Est-ce différent? C'est presque pire pour eux. Ils sont effarés, bloqués, réduits au silence. Il y a de très nombreux cas cachés. C'est horrible à dire, mais le viol des femmes s'est presque banalisé. Il est utilisé comme arme de guerre au Congo, en Bosnie ou ailleurs. On est moins habitué à l'idée qu'un homme puisse être violé.

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« Cessons de distinguer viol et contrainte sexuelle »

On vit une époque qui écoute mieux les victimes, pourtant on garde une vision angélique des violeurs. On laisse une femme seule accompagner Fabrice A. à une thérapie équestre? En effet, j'ai été consternée par cette affaire, bouleversée.

Etiez-vous consciente que le système comportait un tel danger? Oui, le système comporte des dangers. Soit on fait un choix de société qui applique l'internement pour une longue durée ou à vie, soit on fait celui de prendre le temps qu'il faut pour réinsérer les agresseurs. Mais, si on fait ce second choix, il ne faut pas oublier, pendant le traitement, qu'on a affaire à des personnes qui sont extrêmement dangereuses, qu'on ne peut pas lâcher dans la nature sans prendre de bonnes précautions.

Ce risque a été clairement sous-estimé dans l'affaire Adeline. Cela veut-il dire qu'il faut cesser d'accorder trop de place à l'approche psychologique des agresseurs? Notre Code pénal repose sur deux piliers: la punition et la réinsertion. Les psychiatres disent que, par des thérapies de comportement, on ne peut pas guérir un certain type d'agresseur, mais on peut l'amener à avoir des comportements sans risques pour la société. Ce but est louable. Mais il faut rester prudent. En infligeant des peines trop légères ou en traitant les violeurs avec angélisme, on ne leur fait pas comprendre la gravité de ce qu'ils ont commis.

Aucun violeur ne la reconnaît? Il a plusieurs types de violeurs. Pour résumer il y a trois types principaux, le pédophile, le violeur opportuniste - celui pour qui l'occasion fait le larron - ou le psychopathe. Etre psychopathe, ce n'est pas une maladie, c'est un état, cela ne se soigne pas. Un psychopathe n'a aucune empathie pour l'autre. Tant qu'un agresseur, psychopathe ou non, ne prend pas profondément et sincèrement conscience de la souffrance qu'il a infligée, il n'avancera pas, il risque de recommencer. Ce n'est pas en banalisant les actes qu'on arrive à une bonne réinsertion. Il faut dire à l'auteur: «Tu as commis un crime, tu as fait souffrir, tu es dangereux.» Il doit alors comprendre le mal qu'il a fait et vouloir sincèrement ne plus recommencer. La thérapie ne doit pas être vécue comme une exonération de responsabilité.

Y en a-t-il beaucoup des Fabrice A. dans nos prisons? Un certain nombre.

Fabrice A. a réussi à berner les psys. Leur faites-vous confiance? Ce sont des êtres humains, certains peuvent pécher par un excès d'espoir. Il est nécessaire de combiner deux choses: le thérapeute et l'expert. Un psy est dans un lien thérapeutique avec son patient, il doit avoir une approche bienveillante. Si on lui demande son avis, il ne peut pas briser l'alliance thérapeutique qu'il a avec son patient. Alors qu'un expert est neutre, il peut éviter de se laisser manipuler.

En Suisse, un viol est passible de 10 ans de prison, un viol en réunion de 15 ans, mais personne ne prend ces peines-là... C'est très rare. Le plus que j'ai connu, c'est 8 ans.

Pourquoi les violeurs ne sont-ils pas davantage punis? Je ne suis pas dans la tête des juges. Ce qui me choque, c'est la comparaison. Certains types d'infractions sont condamnés lourdement et d'autres non. Il faut faire un choix de société: soit on décide que la Suisse est un pays clément, et on est clément avec tout le monde. Soit on décide qu'on n'est pas clément et on ne l'est avec personne. Un trafic de stupéfiants, par exemple, peut facilement être puni de nombreuses années de prison, un viol moins. C'est un problème de valeurs sociales, pour les stupéfiants on raisonne en termes de nombre de victimes potentielles. Mais peu importe le

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nombre de victimes, une victime de viol est une victime réelle, brisée pour des années. C'est elle, en fait, qui se retrouve en prison.

C'est le Code pénal qu'il faudrait changer? Le problème, c'est qu'il fait encore une distinction entre viol et contrainte sexuelle. Le viol implique uniquement une pénétration vaginale. Toute autre pénétration, sodomie ou autre, constitue une contrainte sexuelle. Mais comment expliquer à un homme ou à un petit garçon qu'il n'a pas été violé? Pour moi, tout ce qui est pénétration dans un orifice humain est un viol. La distinction est importante parce que les peines minimales, les peines planchers, sont différentes: c'est un an de prison pour le viol, mais seulement des jours-amendes pour la contrainte sexuelle. Il y a un vrai problème de valeurs.

C'est-à-dire? Comment expliquer à une victime de sodomie que le coupable risque, au minimum, des jours-amendes, alors qu'un conducteur qui roule à 100 km/h dans une zone à 50 risque une peine minimum de 1 an? Il faut changer ces peines planchers. On a fait Via secura en trois mois, on devrait pouvoir modifier les peines pour les agressions sexuelles sans prendre des années.

Quelles indemnités peut recevoir une femme violée? C'est pathétique tellement c'est peu, entre 10 000 et 20 000 francs.

A Genève, en mai, une femme a obtenu 15 000 francs alors qu'elle a été abusée par son oncle pendant sept ans. Une somme aussi petite, c'est une insulte? Là aussi, ce qui choque, c'est la comparaison. Quand on voit les sommes obtenues pour tort moral par un footballeur qui a été traité d'imbécile, ou par un administrateur de banque qui a été poursuivi à tort, on peine à comprendre.

Vos trente ans de carrière vous ont donné une vision de l'évolution de la sexualité? On est passé d'une société dans laquelle le sexe était tabou à une société dans laquelle tout est sexualisé. Je ne pense pas que, dans les années 70, on aurait lu «Histoire d'O» ouvertement dans le train. Aujourd'hui tout le monde lit «Cinquante nuances de Grey» dans le tram. On veut toujours aller plus loin, comme une compétition sportive. Je n'ai rien contre la pornographie, mais, quand les enfants y ont accès comme première image de la sexualité, cela pose problème. Ce qu'on devrait leur apprendre, c'est que la sexualité, même pour une seule nuit, est un échange de peau, de respect et d'amour entre deux personnes consentantes qui se veulent du bien.

«CE N'EST PAS MOI QUI SOUFFRE»

Comment faites-vous pour tenir devant tant de récits d'horreurs qui défilent dans votre bureau? Je ne sais pas vraiment.

Vous êtes faite en un truc plus solide que nous, en inox? Non. Je suis touchée, parfois je pleure. Mais je traite aussi d'autres types de dossiers dans mon métier d'avocate. Et puis j'ai beaucoup d'activités en dehors, dans le monde culturel, comme présidente du conseil de fondation du Grand Théâtre, dans des commissions ou des fondations.

Des tâches axées sur la construction et pas sur le conflit. Ce qui aide, en fait, c'est de ne pas se faire des images mentales. De lire un dossier comme si on était l'avocat de la défense.

II faut se retenir de se projeter le film de l'agression? Oui. Et, surtout, ne jamais perdre de vue que la victime, ce n'est pas moi. Ce n'est pas moi qui souffre, je ne suis qu'un instrument, un canal de transmission. Je dois absorber les émotions de l'autre et plaider sa parole et sa souffrance.

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Ces trente ans de pratique vous ont-ils transformée? Je crois que je suis devenue plus douce.

Voir tout le pire de ce qui peut se passer entre un homme et une femme ne complique-t-il pas le rapport aux hommes dans la vie privée? Non, pas du tout. Heureusement, les agresseurs restent une minorité. J'aime les gens, leurs histoires. Je ne pars jamais du principe qu'ils sont mauvais. »