Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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© Maude Leclerc Guay, 2019 Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller Mémoire Maude Leclerc Guay Maîtrise en études littéraires - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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© Maude Leclerc Guay, 2019

Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller

Mémoire

Maude Leclerc Guay

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Intervalle :

Roman autofictif composé de courts chapitres qui alternent entre le présent et le passé

de la narratrice. Le lecteur est convié à suivre le fil des questionnements identitaires et des

péripéties qui surviennent sur le chemin du personnage de Maude, alors qu’elle tente de

trouver sa place dans un monde qu’elle ne comprend pas toujours. Elle veut sortir de sa

torpeur, causée notamment par un emploi aliénant en restauration ainsi que par l’angoisse et

l’appréhension d’entamer des études aux cycles supérieurs en littérature. Sa quête identitaire

commence par un voyage dans le Maine lors duquel elle rencontre un humoriste connu. Mais

le fil conducteur du récit tient surtout aux questionnements de Maude – comment se retrouver

soi-même, comment continuer seule, après son histoire avortée avec Antoine. Si les nouvelles

connaissances ou les amis.es de longue date de Maude traversent le texte pour la conseiller

et changer, à leur façon, sa vision du monde et de sa personne, c’est le personnage du grand-

père, appelé affectueusement Papi, qui revient sans cesse appuyer la narratrice, que ce soit

par des souvenirs d’enfance ou par une visite à sa maison sur le bord de la grève, à Saint-

Jean-Port-Joli.

Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller :

Publié en 2002, Ça va aller de Catherine Mavrikakis est un curieux roman aux allures

de pamphlet. L’auteure nous y présente la quête identitaire d’un personnage féminin, inscrite

dans les profondeurs de la psyché québécoise. Elle y expose la relation que l’improbable et

explosive narratrice, Sappho-Didon Apostasias, entretient avec la littérature, ambiguë s’il en

est du fait qu’elle s’en réclame autant qu’elle la rejette. L’auteure fait de Réjean Ducharme

un personnage mythique du récit, et Hubert Aquin y est apparenté à un spectre aux allures de

prophète. Ces auteurs sont ici dépeints comme des figures paternelles, même s’ils y

demeurent absents et fantomatiques, ce qui place la narratrice dans une posture d’héritière de

ces deux grandes figures de la littérature québécoise. Cet essai s’intéresse au fait que, malgré

une première lecture qui tend vers une rupture nette avec le monde littéraire, il y aurait, dans

l’écriture de Mavrikakis, des traces d’une probante filiation, que ce soit par des marqueurs

généalogiques, institutionnels, sociologiques, narratifs, stylistiques ou littéraires. Puisque Ça

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va aller pose la question de l’héritage, cherchant à distinguer ce qu’il faut conserver de ce

qu’il faut, au contraire, évacuer, la posture d’héritière mélancolique de l’auteure et de sa

narratrice peut être associée à un deuil irrésolu qui permettrait de préserver les liens avec les

disparus, mais qui offrirait aussi la possibilité de faire advenir de nouvelles formes littéraires

et identitaires.

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Table des matières

Résumé .......................................................................................................................................... ii

Table des matières ........................................................................................................................ iv

Remerciements .............................................................................................................................. v

Roman : Intervalle ......................................................................................................................... 1

Essai : Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller ............................102

Introduction ................................................................................................................................103

1. Prodromes ............................................................................................................................104

1.1 Présentation de l’œuvre .........................................................................................................104

1.2 Sappho-Didon Apostasias......................................................................................................105

1.3 Objet de la recherche .............................................................................................................106

1.4 Méthodologie et approches critique .......................................................................................107

1.5 Définition des concepts .........................................................................................................107

1.6 Lien avec la création .............................................................................................................109

2. Filiations et ruptures .............................................................................................................111

2.1 « Les mères, c’est toujours dangereux ».................................................................................111

2.2 « Enfer universitaire » ...........................................................................................................116

2.3 « On est vraiment nés pour un p’tit pain »..............................................................................119

2.4 « Mon prophète de la vie maudite » .......................................................................................122

2.5 « Le grand absent de nos médias » .........................................................................................126

Conclusion ..................................................................................................................................133

Bibliographie ..............................................................................................................................135

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Remerciements

Je veux remercier mes amies qui, par leur écoute, leur présence, leurs encouragements

et leur soutien, m’ont aidée à traverser ces deux dernières années pour en sortir la tête haute,

surtout fière. Sans vous, je serais encore égarée : vos mots-lumières m’ont montré le chemin.

Jade, Julie-Maude, Élizabeth, Amélie, Catherine, Daphnée, Clotilde, Jasmine : merci.

Je veux remercier mes parents-secours, qui endossent ce rôle depuis Halloween 1991.

Votre amour inconditionnel, votre présence constante, même au bout du fil ou du courriel,

votre dévouement, votre façon de croire en moi et de me pousser à me surpasser, votre

manière d’être un exemple de réussite en soi, m’ont permis de me rendre jusqu’au bout de

cette aventure périlleuse qu’est la maîtrise. Maman, Papa, merci pour tout. Une mention

spéciale pour mon frère et ma sœur que j’aime.

Je veux remercier mon amoureux qui a perdu le fil plus d’une fois à force de ne plus

savoir si j’écrivais un roman, un essai, un article, un poème, un portrait ou un mémoire. Merci

de m’accompagner et de me soutenir à ta manière, merci de m’aimer malgré mes crises

d’angoisse et de larmes. Kimm Morgan, je t’aime d’amour et je n’ai aucun doute que tu

sauras bientôt différencier toutes les facettes de mon domaine. Merci d’être qui tu es.

Je veux remercier le café Ma Station sur Saint-Vallier pour leur latte triple dose

d’espresso et leur liste de lecture toujours adéquate et de circonstance. Merci d’avoir été mon

réconfort et mon petit bonheur quotidien, la création était plus douce chez vous.

J’ai gardé le meilleur pour la fin, comme les desserts (au chocolat).

Je veux remercier Alain Beaulieu, mon directeur de maîtrise. Merci d’avoir cru en

moi avant même mon inscription à la maîtrise, d’y avoir cru alors que je n’y croyais plus

moi-même. Merci d’avoir apaisé mes craintes et calmer mes insécurités, d’avoir répondu à

tous mes messages « crise existentielle » en trouvant les mots justes pour m’insuffler le goût

de continuer. Merci pour les conseils, les suggestions et les commentaires, merci de m’avoir

aidée à donner le meilleur de ma personne. Merci de me rendre fière de déposer ce projet et

surtout, merci pour ta présence. Tu es mon Albus Dumbledore de la vie réelle.

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intervalle par Maude Leclerc Guay

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Tu sais, je suis plus vieux que toi, je

peux te le dire, on ne guérit de rien,

jamais. Ni de personne. On absorbe

tout et on le garde. Ne te secoue pas

et ne te tords pas pour chasser ton

eau, c’est ta santé d’éponge.

Réjean Ducharme – Va savoir

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première partie

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Papi me l’a toujours dit, on a juste une vie, faut en profiter pour être heureux du

mieux qu’on peut. Je le sais depuis longtemps, mais on dirait que c’est dur à faire entrer

dans mon cerveau, comme si l’idée me glissait sans cesse entre les doigts. Elle perle sur

ma peau, imperméable aux mantras de vie paisible. Namaste, non merci, ça fonctionne pas

pour moi. Les tapis de yoga, les jus verts aux épinards et les quotes un peu quétaines de

Rupi Kaur, c’est juste bon pour Instagram. Je préfère me fier à Papi. C’est un grand sage,

il a quatre-vingt-cinq ans de vie derrière lui. Il en a amassé des connaissances, des idées,

des manies et des proverbes. Parfois, ça fait aucun sens ou ça se contredit, mais je l’écoute

quand même parce que les cheveux blancs de Papi imposent le respect. Quand ses yeux

bleus me regardent et me disent « Maude, t’as vingt-six ans, t’as toute la vie devant toi,

mais tu dois t’y mettre maintenant, tu sais jamais ce qu’y peut arriver », je prête attention.

Des fois.

Un soir où je suis rentrée du travail à une heure du matin et où je me suis mise à

pleurer sans aucune raison, en boule sur mon lit, toujours vêtue de mon uniforme qui sentait

la vaisselle sale, le ketchup sec, la mayo chaude et le feu de bois, je me suis dit qu’il serait

temps de suivre ses conseils. J’ai ouvert ma messagerie sur mon cellulaire et j’ai écrit à

mon boss. Ça ressemblait à « Allô André, je suis écœurée de toute, je pars la semaine

prochaine, je sais pas où mais je pars, merci pour ta compréhension, à demain, Bye ». Par

chance, il a compris que je niaisais pas, que j’allais bientôt m’effondrer ou balancer ses

nouvelles assiettes au bout de mes bras, alors il a accepté de me donner quatre jours de

congé. Je pense qu’il aimerait ça, lui aussi, pouvoir partir, mais il a décidé de monter sa

propre entreprise et de rien devoir à personne, donc il peut pas qu’il dit. Papi lui sortirait

sûrement un dicton tautologique de son cru, du genre « on choisit ses choix et les

conséquences qui s’ensuivent, sauf qu’oublie pas qu’on a toujours le choix ». Quelque

chose qui veut rien dire, mais qui fait quand même du sens dans le fond.

Partir en vacances toute seule, ç’a jamais été un problème pour moi, surtout après

l’été que je viens de passer dans le Vieux-Québec à servir plus de monde que mon quota

de gentillesse-politesse peut tolérer. À chaque fermeture, mes collègues et moi on se pose

la même question, en roulant nos ustensiles ou en astiquant notre millième rack de verres.

Pourquoi les touristes sont si pressés, les yeux fixés sur les minutes qui tournent sur leur

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montre ou qui défilent sur l’écran de leur téléphone? Relaxer sur une terrasse dans le Petit

Champlain, c’est du gaspillage si c’est pas écrit dans le Routard ou le Lonely Planet. Je

pense qu’ils ont peur de se réveiller un matin, bourrés de regrets et de j’aurais donc dû. Ils

ont juste pas compris que même St-Padoue truc-machin pourra pas les aider à le retrouver,

le temps. Ça fait trois mois que je me fais agresser par des clients qui voient pas que le

restaurant est plein et que non, gros cave, tu pourras pas recevoir ta macreuse bien cuite en

dix minutes. J’ai deux bras, les cuisiniers aussi en ont seulement deux, ça arrivera quand

ça arrivera. L’affaire c’est que maintenant, les gens voient souvent la vie par la lentille de

leur Canon ou de leur iPhone. Ça appose un filtre sur la réalité, ça la déforme, toujours

présents mais à moitié, sans conscience du monde qui gravite autour. Ils veulent être

partout à la fois. Parfois, j’ai envie de dire aux familles ou aux couples qui sont ensemble

que de corps, prisonniers de leur téléphone, qu’ils sont poches et pathétiques à regarder. Je

me retiens parce que ça m’arrive aussi d’être sur mon téléphone en présence de mes amies,

mais j’espère que mes yeux parlent assez fort pour qu’ils comprennent.

Ces derniers temps, j’ai de la misère à dissimuler mon écœurantite aiguë de tout,

c’est pour ça que j’ai besoin d’air. J’en ai plein mon casque du monde, fin ou pas, et des

obligations. Chaque jour ressemble au précédent, pareil au suivant. Des plans pour virer

folle. Je pars quatre jours, loin, juste avant de commencer l’université. C’est ma vingtième

rentrée scolaire, je devrais pas m’en faire avec ça, mais c’est ma première fois aux cycles

supérieurs, l’envie est pas là et je sais pas dans quoi je m’embarque. C’est pour ça que je

vais m’aérer les esprits, sur le bord de l’océan Atlantique, à Wells et à Ogunquit. Deux de

mes endroits préférés au monde.

Mes amies me croient pas quand je leur dis que je me pousse seule avec moi-même.

Elles pensent que je vais rejoindre un beau ténébreux dans sa grosse cabane avec vue sur

l’océan, une maison avec un balcon tout le tour pour pouvoir prendre un café le matin en

robe de chambre toute nue en dessous. Elles imaginent le scénario d’un homme mûr qui

me délivrera de ma peine d’amour et apaisera mon cœur incapable d’oublier mon beau frisé

de Saint-Lazare. Ça me plairait en maudit, sauf que non. C’est triste, mais y a personne qui

m’attend là-bas.

Des fois, j’aimerais ça que quelqu’un m’attende quelque part.

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On est lundi matin, six heures, je remplis ma voiture avec beaucoup trop de linge,

garroché pêle-mêle sur la banquette arrière. C’est un des avantages de voyager seule, je

peux m’éparpiller et y a personne pour me faire culpabiliser de pas apporter seulement une

paire de short, un jean, deux t-shirts et un coton ouaté pour toute la semaine. On sait jamais,

mieux vaut être plus préparée que pas assez, au cas où je rencontrerais un bel étranger pour

vrai. Entre mes six bikinis et ma collection de chaussures, je glisse mon kit de fille très

seule – quatre livres dont le plus récent de Kevin Lambert et un Christian Bobin magnifique

mais un peu trop sombre pour une lecture de bord de vagues, un carnet enfantin avec une

face de monstre sur le dessus et des bics bleus, laids mais efficaces, pour écrire des idées

pour la maîtrise, et transcrire mes péripéties de voyage si la vie se décide à mettre un peu

de magie dans mon été. J’en demande pas beaucoup, là. Juste un beau lifeguard avec des

cheveux pâlis par le soleil qui m’aborderait gentiment pour comprendre pourquoi je suis

toute seule sur la plage et qui voudrait savoir si un tour guidé pourrait m’intéresser. Je lui

dirais yes sans hésitation, même si je connais déjà la ville par cœur. Je le laisserais faire le

beau et peut-être qu’après, je lui avouerais que j’ai dit oui juste pour être avec lui. Il

trouverait ça charmant et il me donnerait un bec salé au coucher du soleil. On se lâcherait

plus du reste de mes petites vacances, on aurait les yeux humides en se disant bye et en se

faisant des fausses promesses de se revoir.

Il me semble que c’est raisonnable comme attente, non?

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C’est quand même long aller à Wells en partant de Québec quand t’es toute seule,

surtout quand, après avoir traversé la frontière, t’es pognée pendant une heure et demie sur

une route du Vermont sans service ni réseau cellulaire pour ta musique. C’est encore plus

long si tu te perds en chemin pour trouver un Dunkin Donuts où prendre un gros café glacé

pour garder les yeux ouverts – et que t’as toujours pas de réseau pour activer ton GPS et

retrouver ton chemin. C’est pas ma faute, j’ai perdu l’habitude de me réveiller avant les

rayons du soleil.

J’ai vraiment rien de la rose du Petit Prince et je m’assume.

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Comme chaque fois que je dors chez Antoine, je me lève avant lui pour m’assurer

qu’il me trouve belle à son réveil. C’est pas dur, sortir du lit, parce que souvent je ferme

pas l’œil de la nuit. Mon cerveau en point d’interrogation me tient en alerte jusqu’au matin.

Lui, il dort comme une bûche. Sans bruit, je vais à la salle de bain pour me laver le visage,

m’hydrater, me brosser les cheveux, dissimuler mes cernes. Parfois, j’abuse même jusqu’à

mettre une touche de mascara. Je veux qu’Antoine se compte chanceux quand il va ouvrir

les yeux. Qu’il se dise wow en me prenant dans ses bras et en me souhaitant bon matin.

Mais le bec matinal passe souvent après la mise à jour de sa boîte de réception sur son

cellulaire.

Je me demande s’il s’est déjà aperçu de ma routine, et s’il me considère comme

superficielle.

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Je passe ma commande à un gars blasé de la vie qui a pas l’air d’aimer trop ça les

matins, lui non plus. Il marmonne une demi-phrase, je comprends rien, je le fais répéter,

on dirait qu’il me trouve conne. Il me demande mon nom, Maude que je lui dis. Il me

regarde avec un air interrogateur, gribouille quelque chose sur le verre de plastique. Je le

vois mettre cinq sucres et quatre crèmes dans mon café, je capote, mais qu’est-ce tu veux,

bienvenue aux États-Unis ç’a l’air. Il me tend mon verre, have a nice day, comme un

automate. Il m’a rebaptisée Mouth. Merci man.

J’arrive enfin sur la 1, la Main Street de Wells et Ogunquit. Quand tu roules sur la

1, la vie va mieux. Sauf quand y a beaucoup de trafic, mais même là, c’est un trafic plus

agréable que sur l’autoroute Laurentienne parce que quand tu ouvres la fenêtre, le vent de

la mer te caresse les cheveux et les joues. Il y a de tout sur cette rue-là : la grosse épicerie

Hannaford avec les meilleures brochettes marinées du monde, surtout quand c’est papa qui

les apprête sur le BBQ, les mille et une boutiques de vêtements pour touristes – surtout des

chandails fluos écrits I LOVE MAINE dessus –, des Dunkin Donuts en masse, des

restaurants de fruits de mer et des resorts qui s’appellent tous Sea Vue ou Ocean Vue, avec

une petite précision pour qu’on sache si c’est un camping, un motel ou une place à gros

VR.

Je roule en direction de la plage, avant même d’aller monter ma tente au camping

où j’ai réservé. Y a aucun autre endroit au monde où j’ai envie de m’écraser à part là en ce

moment. Le soleil chauffe ma peau comme jamais auparavant, même le stationnement à

vingt-cinq piasses US m’empêche pas de sourire. Je flotte de bonheur, les pieds dans le

sable doux parsemé de mégots de cigarettes. J’essaie de trouver un endroit stratégique où

je pourrais nous installer, moi, mon kit de fille très seule et ma serviette de plage gagnée

dans un concours de limbo. Je repère une fille en train de cramer et une gang de madames

en vacances qui boivent du rosé. Entre les deux, ça devrait faire l’affaire. Je m’enduis ben

épais de crème solaire, sinon je vais attraper des coups de soleil et le cancer de la peau.

J’entends déjà maman me dire en sanglotant qu’elle m’avait prévenue. J’ouvre enfin le

livre que je tente de terminer depuis deux mois. Je respire à fond, je me sens bien.

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Je me tiens près de Papi, qui descend les marches tranquillement. Depuis quelques

mois, il doit faire deux pas sur chaque tuile pour pas perdre pied. On est loin du temps où

il dévalait le terrain à grandes enjambées à même le gazon. Le soleil brille fort dans le ciel

de Saint-Jean-Port-Joli et, pour une rare fois, y a pas le vent du nord qui nous fait frissonner.

Papi veut aller s’occuper de son bassin d’eau, qu’il a construit de ses mains il y a plusieurs

années. Avant, la chute filait en cascade sur les galets qu’il avait ramassés avec soin sur le

bord de la grève, pour finir dans un bassin où flottaient de beaux nénuphars. Aujourd’hui,

la chute ne coule plus et les feuilles mortes ondulent sur l’eau brouillée. Mais Papi a oublié.

Même si son installation fonctionne plus, il descend chaque jour pour s’en occuper. Je

l’aide à ramasser quelques feuilles. Il en reste dans le bassin, mais Papi a le sentiment du

devoir accompli. Il aime ça, besogner comme si rien avait changé. Une fois le tas de feuilles

mortes lancé dans la forêt, on peut s’installer sur sa vieille chaise berçante et se laisser aller.

On délie nos jambes et on offre notre visage au soleil. On s’enveloppe d’un silence qui

parle plus que les mots.

Le temps pourrait s’arrêter sur cet instant de bonheur tout simple.

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Dans mon sac, ça vibre sans arrêt. Mes amies veulent savoir si la plage de Wells

regorge de spécimens masculins intéressants. On dirait que je m’en fous, finalement. La

seule chose que je veux, c’est passer au travers de mes quatre livres, manger des lobsters

rolls tous les jours jusqu’à en exploser, pas m’en faire si j’ai le ventre ballonné après et

aller au Beachfire boire des cocktails fancys autour du feu jusqu’à ce que mes gougounes

fondent sur le bord du foyer – c’est arrivé à une fille une fois. Je veux surtout me

débarrasser des images d’Antoine qui me hantent tout le temps, les éparpiller entre les

particules d’air salin et lui crier dans ma tête de me laisser tranquille. Depuis son accident,

j’ai les yeux et les pensées rivés sur lui, ce qui m’empêche de m’ouvrir à autre chose. Je

regarde quand même autour du coin de l’œil, juste au cas. Des vieux Américains

bedonnants avec leurs femmes blondes platines trop bronzées, des familles québécoises

avec leurs enfants qui hurlent, une gang de filles qui font semblant de savoir surfer pour

prendre des photos dans leurs maillots craque de fesses et poster ça fièrement sur

Instagram, #surflife. Je réponds à mes amies que c’est sûrement pas aujourd’hui que je vais

recevoir une invitation à boire du champagne en écoutant le bruit de la mer dans une grosse

maison, et que c’est correct comme ça. J’éteins mon téléphone, le cache dans le fond de

mon sac et me plonge dans ma lecture pour de vrai. Mais chaque fois qu’une vague vient

se briser sur la plage, c’est Antoine et ses pirouettes dans l’eau qui apparaissent dans ma

tête. C’est dur de se concentrer sur l’univers de Kevin Lambert dans ce temps-là.

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Je portais mon pyjama en flanelle ce soir-là, une soirée de décembre froide et plate.

Avachie sur le divan, je fouinais sur Instagram quand ta photo m’est apparue, éclipsant

toutes les autres. C’était toi sur ton wakeboard, quelque part dans le monde je sais pas où.

Avec tes cheveux bouclés secoués par le vent, tu exécutais une figure qui paraissait

compliquée et tu resplendissais. J’ai liké ta photo, je suis allée voir le reste de ton profil.

Tu semblais voyager beaucoup parce que ta page débordait de beaux paysages. J’ai aimé

ça tout de suite parce que moi aussi découvrir des nouvelles places, ça m’allume.

Un peu plus tard le même soir, j’ai reçu une notification comme quoi tu avais liké

une de mes photos aussi, aujourd’hui je sais plus laquelle, j’aimerais ça m’en souvenir. Tu

m’as retrouvée sur Facebook et tu m’as envoyé une demande d’amitié. Je capotais et on

n’avait même pas échangé un mot, t’imagines. Mon amie Sarah était déjà au courant de ton

existence, qui se résumait à un cliché. Je trouvais ça excitant, un bel inconnu capable de

me retrouver sur Internet, je me sentais comme l’héroïne d’un roman d’amour quétaine

qu’on lit en cachette.

Antoine Létourneau, j’ignorais dans quoi je m’embarquais quand j’ai accepté de

devenir ton amie virtuelle. Parfois, je me demande de quoi ma vie aurait l’air aujourd’hui

si j’avais su percevoir dans les images défilant sur mon écran que mon cœur allait souffrir

de ta rencontre, que notre histoire me tuerait tranquillement en dedans et que c’est toi qui

m’apprendrais l’amour, mais seulement celui qui déchire.

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Au Riverside Campground & RV, j’essaie de monter l’abri qui va m’accueillir pour

les trois prochaines nuits. La dernière fois que j’ai séjourné ici, c’était avec mon ami Brad.

C’est lui qui avait assemblé la tente – celle que mes parents avaient achetée avant ma

naissance. Elle était trop petite pour lui, un peu plus et ses pieds sortaient par la porte. Il

avait dormi tout contorsionné, et je me suis jurée que je m’en servirais plus. Alors là, j’ai

emprunté celle d’Élizabeth, ma meilleure amie depuis que je vis à Québec. Je l’ai jamais

utilisée avant aujourd’hui et je me rends compte que c’est une tente pour les amoureux,

parce qu’il faut absolument quelqu’un pour tenir le machin en étoile pendant que l’autre

fait entrer les bâtons dedans. Comme j’ai pas regardé la météo avant de venir et qu’on

annonce frette en maudit pour la nuit qui vient, je suis la seule personne qui a réservé côté

camping. Ça, ça veut dire qu’y a aucun papa expérimenté en montage de tente sur un terrain

pas loin pour venir m’aider. Je m’applique à la tâche.

Câ.lisse.de.tente.à.mardeee.de.bâ.tons.d’criss.fuck.fuck.fuck. Comme je m’efforce depuis

que je suis adolescente à devenir une fille indépendante-intrépide-et-mystérieuse, je prends

une grande respiration et me remets au travail. J’ai pas besoin de personne dans vie, non

monsieur. Après vingt minutes, je suis éreintée, mais ma maison de toile tient debout, prête

à recevoir ma fatigue et ma peau brûlée de soleil.

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Papi me dit pour la troisième fois de la matinée qu’il doit préparer son jardin avant

les grandes chaleurs, qu’il va aller chercher ses plants et ses graines aux Serres Caron, sur

le chemin des Pionniers Est à L’Islet. Comme dans les petits villages on encourage l’achat

local, il effectue ses emplettes chez ce commerçant depuis toujours. Je lui réponds que c’est

une bonne idée, même si Papi a plus de jardin depuis au moins quatre ans. Les légumes

manquent d’eau, se font envahir par les mauvaises herbes et poussent n’importe comment.

Papi vit dans le passé, il pense que rien a changé, qu’il va pouvoir nourrir ses enfants avec

le fruit de son travail et de ses bons soins. Son visage s’éclaire quand il parle de tomates et

de salades.

Lorsqu’il part pour son rendez-vous chez le médecin, je saute dans ma voiture et

roule jusqu’aux Serres Caron. J’achète des plants de tomates et des graines, un gros

tournesol dans un bac rouge aussi. De retour chez Papi, j’arrache les mauvaises herbes, je

sarcle, je laboure la terre. Je regarde sur Internet comment on organise ça, un jardin. Je

veux que tout soit parfait. Je creuse des trous, je façonne des monticules, je plante mes

semences. Je saupoudre de l’engrais, j’arrose abondamment. Je range les outils, puis je

m’installe sur une chaise en attendant que Papi revienne. Je sais que la récolte sera pas

foisonnante, qu’il pensera même plus à ses légumes demain. Mais le sourire qui illumine

son visage quand il découvre son jardin propre à nouveau vaut plus que tous les

concombres du monde, et que toute la terre incrustée sous mes ongles manucurés.

Je pense que j’ai jamais entendu un merci aussi sincère que le merci de mon Papi

ce jour-là.

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Je m’assois deux secondes sur la table de pique-nique maganée par le temps et

remplies d’échardes, et je réalise deux choses. Il fait déjà froid, et j’ai le ventre qui

gargouille tellement je meurs de faim. Le Dunkin Donuts de ce matin commence à être

loin. J’ai jamais soupé seule dans un restaurant de toute ma vie. C’est effrayant. Je déjeune

souvent sans amie dans des cafés ou des restaurants avec des noms poches formés d’un jeu

de mots avec coco ou œuf, parce que le matin tu amènes ton livre ou tes devoirs et c’est

juste agréable de se retrouver seule avec un gros latte qui a un dessin sur le dessus et la

serveuse qui t’envie et qui aimerait ça être à ta place. Le soir, c’est une autre game, et je

suis pas certaine que j’aime tant ça, l’idée de manger avec le regard des autres qui se disent

qu’elle fait donc pitié la pauvre fille au bar sans ami sans famille sans personne avec qui

parler. Le problème, c’est que je m’en fais souvent trop avec ce que les autres peuvent

penser de moi. C’est un de mes défauts sur lequel je travaille fort. Mais des fois je trouve

ça dur, comme ce soir.

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Je bois dans un verre immense une boisson aux bleuets chimiques, assise près du

feu au Beachfire, avec un livre pas tant bon entre les mains, parce que j’ai terminé Querelle

de Roberval sur la plage. Le nouveau est écrit par une psychologue qui joue à l’écrivaine,

et ça paraît. Je me reconnais pas dans ses mots. C’est quétaine, déjà vu, on dirait qu’elle

pense avoir trouvé la recette du bonheur. Voyons, tout le monde le sait que pour être

heureux et bien avec les autres, il faut être bien avec soi-même, voir la vie avec les yeux

du cœur et qu’après la pluie vient le beau temps même si l’orage peut durer longtemps.

Franchement. Les personnages me font vivre aucune émotion, et il me semble que c’est ça,

la littérature, des émotions qui arrivent de manière impromptue au détour d’une phrase, on

sait pas comment réagir, trop de choses se passent en nous, on se remet en question, et c’est

ça qui est beau. Je relis le même passage pour la quatrième fois avant de décrocher

complètement.

Mon regard vogue de table en table et je me demande pourquoi tous les Américains,

mettons neuf sur dix, s’habillent avec un chandail sur lequel est écrit le nom de leur ville

ou de leur État, des pantalons de velours côtelé défraîchis, souvent d’une couleur spéciale

genre vert menthe ou lilas qui vient d’éclore, des running shoes des années ’80 blancs mais

jaunis par le temps et une calotte molle trouvée dans une caisse de bière. Sans parler du sac

banane en cuir vieilli. La serveuse circule avec des plats qui exhalent des effluves

alléchants. Ça me rappelle que j’ai faim et que c’est la raison première de ma venue ici. Là

je suis en train de me nourrir d’alcool, et la boisson dans un ventre vide, ça porte souvent

à prendre des décisions plus ou moins éclairées, du genre qu’on regrette le lendemain.

Je m’installe au bar en me disant que je pourrai jaser avec le barman pour passer le

temps, jusqu’à ce qu’un beachbum mystérieux s’assoie à côté de moi, mais sans bouclettes

frisées sinon ce sera trop comme Antoine et ça fonctionnera pas comme histoire spéciale

d’été. J’étudie le menu, tout a l’air trop gros ou trop gras. Je sais que je me suis dit qu’on

s’en fout des ventres ballonnés, sauf qu’y a quand même des limites. Je commande un autre

drink, ça goûte la mangue chimique. Le barman est tanné de me voir tergiverser, il vient à

ma rescousse et me conseille les bruschettas. Alors que je sirote mon deuxième cocktail, je

l’entends parler avec une serveuse. Ils râlent parce que les clients chialent beaucoup

aujourd’hui, sur la bouffe le service le temps d’attente. Je comprends ça, j’ai passé mon été

Page 22: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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à faire la même chose, râler dans le coin service en roulant des ustensiles avec Catherine.

La restauration, c’est de la marde dans le fond, et je suis ben contente de pas être à leur

place.

Mon plat arrive en même temps qu’un couple de Philadelphie. Ils sont en escapade

d’amoureux pour la semaine qu’ils me disent. La fille s’appelle Shannon et le gars, Tom.

Je ris dans ma tête tellement ils ont des prénoms typiquement américains. On jase, ils sont

fins, ça mérite un autre drink. Les fruits chimiques commencent à m’écœurer, j’opte pour

un traditionnel rhum n coke. Tom me donne son numéro, au cas où je me sentirais trop

seule durant mon voyage et que je voudrais des amis. Il me dit qu’on pourrait aller prendre

un verre tous les trois, demain soir ou l’autre d’après. Je trouve ça vraiment gentil et

attentionné, j’espère juste que c’est pas parce que je fais trop pitié toute seule au bar avec

mon livre, poche en plus. Deux nouvelles personnes s’installent à côté de moi, des

Québécois en vacances. Je me retourne pour les observer vite vite, bronzés avec leurs t-

shirts RipCurl et des gougounes assorties, mais leurs cheveux grisonnants les trahissent.

Des beachbum qui veulent pas vieillir. Tant pis. Je continue de discuter avec Shannon et

Tom, même si l’alcool commence à les faire mâcher leurs mots et que je comprends plus

grand-chose.

Le barman me demande si je veux boire autre chose. Même si je prendrais encore

quelques drinks parce que je suis en vacances et que j’ai envie de me rattraper pour tous

les soirs d’été où j’ai pas pu en profiter, je lui réponds que c’est assez, sinon je serai pas

capable de retourner à mon camping. Il me dit que c’est les deux gars d’à côté qui m’offrent

une consommation. Je pivote pour les regarder plus attentivement. Le premier doit avoir

quarante ans, mais son visage dégage de la gentillesse et de la bonté. Ça paraît qu’il est

encore jeune dans sa tête. Le deuxième me sourit, ça se rend jusque dans ses yeux qui

pétillent et ça me donne le goût de sourire aussi. On fait les présentations, le plus vieux

c’est Stéphane, l’autre c’est Mathieu. Enchantée, moi c’est Maude. La face de Mathieu me

dit quelque chose, mais j’arrive pas à le replacer. Peut-être que je lui ai déjà servi les nachos

décadents du Q de Sac. On échange quelques mots et j’accepte le verre.

— Gin tonic please, dis-je en souriant, les lèvres vertes du mélange de bleuets et

de mangues.

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Mathieu paye mon drink et toute la facture que je me suis montée depuis mon

arrivée au bar.

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On sort s’installer sur la terrasse extérieure, autour du feu qui sent un peu trop le

gaz. On jase comme des amis du secondaire dont les vies auraient pris des chemins

différents et qui se retrouvent par hasard dans le Maine, dix ans plus tard. Ça paraît pas

pantoute qu’on s’est rencontrés il y a à peine vingt minutes. À part nous trois, y a personne

sur la terrasse du Beachfire. Je comprends pas, vacances ou non, la soirée est magnifique

et tout le monde devrait prendre le temps d’en profiter. Dommage. J’imagine qu’ils font le

plein d’énergie pour la journée de demain, au cas où ils voyageraient avec quelqu’un qui

aime pas tant ça, faire le bacon trop longtemps. Genre mon père. Je me souviens encore de

nos escapades en famille, quand maman et moi, mon frère et ma sœur aussi, on voulait

juste se reposer les fesses sur le sable chaud et peaufiner notre bronzage, et que papa avait

d'autres plans pour nous. Toutes les quinze minutes, il levait les yeux de son livre en

souriant, « BON, QUI VIENT JOUER AU BOCCE », et il insistait jusqu’à ce que

quelqu’un se manifeste. Souvent c’était moi, parce que maman s’en foutait et que les deux

autres faisaient semblant de pas l’avoir entendu.

Mathieu me demande pour la quatrième fois si je suis vraiment venue toute seule.

Comme si les filles pouvaient pas voyager sans être accompagnées. Franchement. Je pense

que c’est Antoine qui m’a appris ça, par la bande. Il partait toujours sans se soucier des

autres, moi en l’occurrence, alors je me suis dit que moi aussi, debord, j’allais explorer le

monde sans l’attendre, ni lui ni personne. C’est quand même une bonne chose, je trouve.

Je réponds à Mathieu qu’aucune de mes amies pouvait m’accompagner.

— On travaille toutes au même resto et mon boss aurait dû fermer faute de staff.

Souvent, à la fermeture du restaurant, on s’imagine des plans où on part en vacances

toute la gang, une semaine dans une villa au Costa Rica, à faire du surf et boire des mojitos.

On aime ça rêver.

— De toute façon, on est bien tout seuls, non?

Il acquiesce en souriant. J’ai l’air de la fille indépendante intrépide et mystérieuse

qui voyage au gré du vent et de ses envies. Je me rends compte que j’ai le goût que Mathieu

me trouve intéressante, belle aussi, parce que plus je le regarde et plus j’ai les sens qui

s’échauffent, mais c’est peut-être juste à cause de l’alcool ou du feu, ou les deux. On dirait

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que la brise de l’océan a dépoussiéré ma flirt switch qui s’est allumée subtilement durant

la soirée, et j’aime ça, ce sentiment de liberté.

— Pis vous, vous êtes venus faire un trip de gars pis de surf sur un coup de tête,

ou c’est votre première fois dans le coin?

— Je viens ici deux ou trois fois par année avec ma famille depuis que j’ai dix ans,

répond Mathieu. C’est comme une tradition maintenant. Pis là j’ai décidé

d’emmener mon meilleur chum Stéphane avec moi pour qu’on ait du fun

pendant que je suis en pause entre euh… ben… entre deux spectacles.

Mathieu est mal à l’aise, gêné tout à coup. Il gigote sur sa chaise en cherchant le

regard de Stéphane, comme s’il avait dit quelque chose qu’il ne fallait pas. Je comprends

rien à ce soudain changement d’attitude. La chose que j’ai retenue, moi, c’est qu’il voyage

sur la côte est pour profiter de l’air maritime plusieurs fois par année et pas moi. Jalousie.

Stéphane a un sourire en coin, je vois bien qu’il trouve la situation amusante, même si

j’ignore ce qu’il y a de drôle. Je les regarde encore, et j’allume. Mathieu, c’est Mathieu

Grondin. L’humoriste. Dire que je croyais qu’il s’agissait d’un client du resto. Je me sens

un peu niaiseuse de pas l’avoir reconnu et je me demande si je l’ai offusqué. Il est quand

même connu, tsé. Je garde ces réflexions pour moi et je fais comme si de rien n’était. J’ai

jamais assisté au moindre de ses numéros ni écouté aucune des émissions quétaines dont il

est l’animateur, alors je m’en fous. Peut-être que ça va lui faire du bien d’être juste Mathieu

Grondin le gars, pas l’humoriste. Il est pas venu à Wells pour se faire gosser par une

groupie.

— Moi c’est Mathieu Grondin, l’humoriste.

Il se présente officiellement, comme pour mettre les choses au clair et dissoudre le

petit malaise qui flotte dans l’air depuis deux minutes. C’est sûrement mieux comme ça,

afin d’éviter un malaise encore plus gros s’il devait se faire apostropher sur la plage par

des Québécois en vacances, avec moi à côté qui comprends rien.

— Messemblait ben, aussi, que ta face me disait de quoi. J’espère que tu le prends

pas trop personnel de constater que je suis pas ta plus grande fan.

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On rit, ç’a pas l’air de le déranger, une bonne chose de réglée. J’écris quand même

discrètement à mes amies que Mathieu Grondin m’a payé mon souper et des cocktails, il

me semble que c’est une histoire croustillante à raconter pour ma première soirée qui, au

départ, devait consister à réfléchir, toute seule, sur ma vie et mon avenir. Avant de remettre

mon cellulaire dans mon sac, je regarde s’il y a quelque chose de nouveau sur le profil

d’Antoine, et s’il était en ligne récemment. Actif il y a 34 minutes, et aucun message de sa

part. Pourtant, j’ai pris la peine d’actualiser ma story Instagram avec des photos et des

vidéos montrant que je partais sur le bord de l’eau. Il aurait pu me souhaiter bon voyage,

ou m’envoyer un emoji de surf, je sais pas. Il aime ça le bord de l’eau.

Avant de me laisser envahir par une nostalgie plate décuplée par l’alcool, je range

mon téléphone sans répondre aux messages de mes amies qui veulent plus de détails. Je

décide de les faire poireauter et de profiter de ma soirée.

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Je passe des après-midi complets à m’enfoncer des couteaux dans le cœur et dans

le corps, les yeux rivés sur les réseaux sociaux, à scruter et à analyser la moindre des

activités d’Antoine. J’attends de ses nouvelles, mais je ne vois que les likes qu’il distribue

à des filles qui passent leur vie en maillot de bain sur des plages trop belles pour être vraies.

Je me demande s’il les connaît, s’il les désire, s’il leur écrit. Assise sur mon divan rouge,

je fais défiler leurs photos sur l’écran craqué de mon téléphone. Je les juge et je les envie.

Je deviens folle, obsédée, j’ouvre sa page Facebook huit fois par jour. Je publie des photos

de moi, j’écris des posts drôles, je guette un signe de sa part. En vain… toujours en vain.

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— LAST CALL!

Voyons donc, il est à peine onze heures. C’est con, j’ai pas envie que ce soit la fin

déjà, de leur dire bye sans savoir si je vais les revoir. On dirait que les vacances en solo

semblent moins attrayantes depuis leur rencontre. Je suis fâchée contre Ogunquit qui se

couche trop tôt et qui met des bâtons dans les roues de mes péripéties estivales. Stéphane

demande à Mathieu s’ils prennent un dernier verre ici ou s’ils retournent à l’hôtel pour

boire des cafés Bailey’s en jouant au Backgammon. Je pense à ma tente froide et humide,

sans personne dedans pour me réchauffer ou parler ou passer le temps, tout ça en même

temps, et j’ai presque envie de m’immiscer dans leurs plans de soirée. Je siphonne mon

restant de gin qui goûte la glace fondue et j’attends le verdict.

— Maude, viens-tu avec nous? Ça sera beaucoup mieux que de geler à ton

camping!

Je jubile en dedans, mais laisse rien paraître. Je réponds ben oui, pourquoi pas,

même si mes yeux commencent à se fermer tout seuls. Tant pis, je dormirai dans une autre

vie, ou demain sur la plage.

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Je ressentais le froid glacial de ce début janvier 2014 jusque dans mes os, même

installée proche du foyer. Mon téléphone a vibré quand j’ai reçu un message d’Antoine

Létourneau. Je l’avais même pas encore lu que mon cœur de fille pétillait sous la première

bébé décharge électrique reçue depuis longtemps, parce que c’était toi, Antoine, qui avais

le plus beau visage de tout mon Facebook à ce moment-là.

« T’es fraîche pète, mademoiselle Maude »

Drôle de manière de m’aborder. J’ai aimé ça. Je crois que tu étais envieux parce

que j’avais passé la journée avec les gars de chez Burton, la compagnie d’équipements de

planche à neige. Ils étaient venus au Axis, la boutique où je travaillais, et j’avais publié une

photo de l’événement sur Facebook. Dans ma tête, mes petits neurones me disaient que

peut-être tu attendais juste une occasion comme celle-là pour engager la conversation. Je

sais pas et je saurai jamais si j’avais raison, mais c’était une pensée qui me plaisait

beaucoup, et qui me plaît encore. Je t’ai répondu d’aller chier, que tu étais juste jaloux.

« C’est quoi, Jérémy Jones c’est rendu ton best friend? »

Je t’ai dit que oui, qu’il m’avait même invitée à aller faire de la planche à neige

avec lui et les autres gars. J’espérais dans ma tête que tu me trouves cool, mais tu m’as pas

cru. T’as bien fait. Je leur avais à peine parlé, aux gars de chez Burton, la gêne m’entortillait

la langue et mon anglais ne me venait plus. Mais tout le monde s’est laissé embobiner par

ma photo où j’avais presque l’air famous. J’ai eu plein de likes dessus.

Tu me racontais des niaiseries et des histoires de tortellinis, je riais de partout, de

la face, des yeux et des épaules qui sautillaient. Maman m’a demandé ce qui se passait.

— Y a un beau garçon qui vient de m’écrire.

Elle m’a zieutée avec son regard spécial de maman-inspectrice-du-cœur-et-du-bien-

être. C’est parce qu’elle le savait que j’étais fragile en dedans, que je me sentais souvent

seule et que ce sentiment avait trop d’emprise sur ma vie. Elle se doutait bien que j’étais

un cri muet. Mais pas à ce moment-là. J’avais le rire plein et le sourire sincère. J’ai croisé

les doigts très forts, ceux des deux mains pour être certaine que ça fonctionne, et j’ai

demandé à la vie, au ciel, à n’importe quelle instance secrète, de virer la terre à l’envers

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puis de faire que tu m’aimes bien. Du moins assez pour me parler plus qu’une soirée. Ça

devait ressembler à quelque chose comme : s’il vous plaît Madame Monsieur, je suis

toujours fine et sage et souriante, il me semble que je mérite de vivre une histoire belle

magique qui rend le cœur en bulle de savon Bath and Body Works.

Il était vingt-trois heures trente et mes yeux fermaient d’eux-mêmes. Mais je n’avais

pas envie de dormir. J’avais peur que tout s’arrête, que personne, en haut, ait reçu ma prière.

J’ai mis la luminosité de mon téléphone au plus fort, le volume de ma sonnerie aussi. Je

voulais rien manquer, même si je devais casser mon cellulaire parce que mon bras était

trop fatigué pour l’empêcher de tomber. Je me suis dit qu’à vingt-deux ans, j’avais envie

d’un amour qui rend le cœur et les jambes en barbe à papa, que j’étais prête pour ça. J’avais

le goût de me mettre belle pour un garçon et qu’il me trouve belle tout le temps, même le

matin avec les yeux collés. Le goût d’avoir toujours quelqu’un à qui écrire des niaiseries

ou avec qui râler de l’Université, et que, pour lui, je sois la plus drôle et la moins fatigante

de toutes les filles du monde. J’avais envie d’un garçon avec qui aller déjeuner souvent

parce que c’est mon repas préféré, quelqu’un avec qui manger des toasts pour le souper,

savoir que ça le dérangera pas. Je voulais surtout un garçon avec qui élaborer des projets

de camping, de balades en voiture, de voyages en sac à dos ou en valise, d’aventures loin,

ailleurs qu’ici. J’envoyais déjà des prières à la vie, après juste une soirée, parce que tu

répondais à tous les critères, sauf peut-être celui où tu me dis que je suis belle le matin, je

savais même pas si tu pensais que j’étais belle tout court. Ton métier, c’était wakeboarder

professionnel que tu m’as dit. C’est rare, réussir à vivre de sa passion. T’étais chanceux.

Ça te permettait de voyager et d’être payé pour ça, je t’enviais encore plus. T’étais parfait

pour moi, j’étais déjà prête à te suivre au bout du monde pour que tu m’enseignes le

wakeboard et qu’on vive d’amour et d’eau salée. Je divaguais, je t’ai dit bonne nuit.

« Bonne nuit, madame Leclerc XXX »

Tu as mis des becs et j’ai pensé que la vie m’avait entendue.

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J’aurais aimé prendre un taxi pour éviter de conduire, mais je crois que ça existe

pas, à Ogunquit, les taxis. Toutes les fois où je suis venue ici, j’en ai jamais croisé. Et le

trolley est hors service la nuit. Alors je roule lentement sur la 1, la fenêtre ouverte et la

musique très forte, en essayant de suivre Mathieu et Stéphane dans leur gros pick-up noir.

Après un arrêt à la station-service pour y acheter du café qui doit dater du début de l’après-

midi et qui goûte le goudron brûlé, on arrive à un hôtel by the sea. Je me stationne

illégalement dans le stationnement des résidents, je m’en fous, c’est la nuit. Je crois pas

recevoir de contravention, pas comme cet été, à Québec, où j’ai pleuré après en avoir reçu

une de 169$ pour avoir stationné ma voiture trop près d’une intersection. Ça serait le bout

de la marde. Je ramasse mon sac, regarde dans le rétroviseur si, malgré les consommations

et ma peau gorgée de soleil, ma face a encore l’allure de quelque chose d’intéressant et

d’attirant. Je pense que ça va, même que j’ai presque l’air d’avoir des cheveux de fille qui

fait du surf. C’est un leurre, bien entendu.

Le visage de maman apparaît au-dessus de mon épaule droite tel l’ange des

décisions judicieuses. Elle me demande si je trouve ça intelligent d’aller chez des gars que

je connais pas, la nuit, dans le Maine, sans personne qui sait où je suis. Je veux dire, c’est

pas parce que t’es connu que t’es fin. Maman m’a toujours mise en garde contre les princes-

serpents. Gentils et attentionnés, ils te font sentir comme la plus belle la plus importante la

plus drôle la plus toute, ils s’entortillent tranquillement autour de toi, jusqu’à ce que tu

voies plus rien sauf eux, que tu deviennes aveugle d’amour. Sauf que l’amour a pas sa

place dans le monde des reptiles, et sans t’en rendre compte, tu te ramasses prise dans

l’étau. Mais eux, ils se sont lassés depuis longtemps et vont s’enrouler autour d’une autre

en te laissant seule sans souffle sans repère sans rien. J’ai jamais écouté maman sur ce

sujet-là. Pas que je voulais pas, mais malgré ses nombreuses mises en garde, j’ai jamais été

capable de les reconnaître, les méchants serpents. Je suis pas encore capable.

Je sors de mon véhicule. Mathieu et Stéphane m’attendent sur le perron, leur

bonheur de vacances à côté d’eux. Tant pis pour les serpents et les métaphores de gars pas

fins, j’aurai de la peine plus tard au pire. Comme d’habitude. En ce moment, j’ai envie

d’avoir du plaisir, de pas penser à mon été aliénant où j’ai rien fait d’autre que de travailler,

à l’université qui recommence bientôt et qui me tente pas pantoute, à Antoine seul dans sa

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chambre au centre de réadaptation, à mon impression de pas pouvoir être heureuse sans lui

dans ma vie, au sentiment de m’être paralysée le cœur depuis sa paralysie à lui. Je veux

penser à rien, sauf à moi.

À l’intérieur, les gars préparent leurs cafés Bailey’s et me demandent si j’en veux

un. Je suis pas certaine que la caféine avant d’aller dormir soit une idée judicieuse, surtout

si elle est périmée en plus. Je décline l’offre. Pas grave qu’ils me disent, on a de la bière

dans le frigo. Je m’ouvre une Coors Light, ça goûte l’eau, la pisse, le jus de bas sales, mais

je garde ça pour moi, je veux pas passer pour la fille difficile qui boit juste du vin blanc et

des bières fruitées de microbrasserie. Même si c’est vrai.

Stéphane sort le jeu de Backgammon. Je me rappelle une mallette semblable dans

l’armoire du salon, chez mes parents. Chez nous, le Backgammon faisait office de passe-

temps lors des pannes d’électricité et en camping. Pour mes parents en tout cas. Je me suis

toujours dit que c’était un jeu de vieux. Nous autres, les enfants, on jouait au Skip-bo ou

au Jok-R-Ummy.

— On va te montrer comment jouer, comme ça tu pourras impressionner tes

parents la prochaine fois. Tu leur diras que t’as rencontré des pros du

Backgammon dans le Maine!

Ils commencent une partie, je sirote ma bière en les observant. Ils m’expliquent

comment ça fonctionne, les dés, les pitons qui se bouffent entre eux ou qui doivent se

protéger. Le but du jeu consiste à rentrer tous tes pitons dans ton compartiment avant ton

adversaire. Ça me semble pas trop compliqué à comprendre, mais chaque fois que je crois

avoir saisi le concept, un des gars fait un move spécial en me disant qu’il s’agit d’une

exception. Ça me rappelle la grammaire française et si ça continue comme ça, je vais

abandonner le projet de devenir la reine du Backgammon, parce qu’y a plus assez de place

dans mon cerveau pour d’autres règles spéciales. J’avais raison de préférer le Skip-bo.

Stéphane perd. Mathieu me demande si j’ai envie de mettre mes nouvelles connaissances

à l’épreuve. Pourquoi pas.

Assise devant lui, j’essaie de me concentrer sur le jeu, distraite par son rire qui

éclate souvent dans la pièce. Je tente d’appliquer les règles que j’ai cru comprendre il y a

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un instant, mais je fais un peu n’importe quoi. Stéphane s’improvise en mentor. Je brasse

les dés et j’obtiens de nombreux doubles, c’est bon pour notre équipe ça. C’est sûrement

la chance du débutant. Tranquillement, je commence à me calmer sur l’ingurgitation de

bière imbuvable, surtout depuis qu’elle est rendue tiède, parce que je dois vraiment partir

bientôt. J’ai pas envie de dormir jusqu’à midi, je veux profiter de la plage et de mes livres,

apprécier à fond mes vacances solo plus ou moins solo maintenant. J’aimerais aussi, en

secret, que les gars m’invitent à passer la journée avec eux, c’est pour ça que je dois être

en forme et prête à toutes les éventualités. De toute façon, des poches mauves en dessous

des yeux, c’est non tout le temps. J’ai du plaisir avec eux et je voudrais que ça continue

demain, surtout parce que je suis soulagée que Mathieu soit pas une tête enflée qui raconte

des blagues en voulant faire de la vraie vie un show d’humour. Ç’aurait été tellement

malaisant. Je sens mes joues rouges d’avoir beaucoup ri, d’avoir bu un peu plus que

d’habitude, d’apprécier le regard que Mathieu porte sur moi quand je le fais rire aussi. C’est

bien d’être bien. Ça faisait longtemps.

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J’aide Antoine à faire ses bagages, parce qu’il part demain matin pour un voyage

de wakeboard. Il s’en va aux Philippines, je suis jalouse, j’ai le cœur en miettes de biscuit

Mr. Christie qui sèchent dans le fond d’une boîte. J’essaie de rentrer de force dans sa valise.

On roule ses chandails et ses boxers, on plie ses maillots de bain en petits carrés. On trie

ses pulls. Il fait chaud là-bas, pas besoin d’en apporter beaucoup. On empile ses affaires

sur le lit, on se chamaille, on fait l’amour. Tout est à recommencer. On rit, je suis bien. Je

réussis à oublier qu’il part pour longtemps.

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On termine la partie de Backgammon rapidement parce que tout le monde est

fatigué. On décrète que j’ai gagné, yes. En allant vider les trois quarts de ma bière dans le

lavabo, je leur annonce que je pars. Je dors debout et suis à veille de devenir grognonne.

Mathieu me répond que ç’a pas d’allure que j’aille dormir dans une tente, qu’on gèle, qu’il

a peur que je meure d’hypothermie et qu’il doive appeler mon père pour lui annoncer la

nouvelle. Sans même consulter Stéphane, il m’invite à dormir sur le divan. Je capote et je

trouve ça bizarre en même temps. J’entends déjà le sifflement du serpent dans mes oreilles,

mais j’y prête pas attention.

— Ben non, voyons, merci pour l’invitation, mais j’ai déjà fait des choses pas mal

pires que ça dans la vie. Dormir toute seule dans une tente glaciale, y a rien là.

De toute façon, j’ai deux sacs de couchage, une couverte, un polar et des bas de

laine. Je devrais m’en sortir...

Je tente de me convaincre en même temps. C’est vrai qu’il fait froid.

— OK, comme tu veux, mais tu prends mon numéro de téléphone en note et s’il y

a quoi que ce soit, tu appelles, ou non, tu t’en viens directement ici, on garde la

porte débarrée, c’est bon? T’hésites vraiment pas, ok.

En enfilant mon manteau en jean, je lorgne le divan qui a l’air quand même

confortable, parce que c’est pas tant vrai que j’ai fait des « affaires pires que ça » dans vie.

Mais de un, ce serait très imprudent de ma part, et de deux, je dois persister dans mon

image de fille indépendante-intrépide-et-mystérieuse. Et je veux voir si Mathieu va

m’écrire demain. Juste avant que je sorte, il me tend une couverture trouvée au fond d’une

armoire, ainsi que son coton ouaté. Dans ma tête, une troupe de danse sautille partout en

faisant des sauts périlleux. Il a l’air inquiet pour vrai, curieux de savoir si mes orteils et

mes bouts de doigts vont passer la nuit. Ça me réchauffe en dedans de le constater, assez

pour survivre à ma nuit toute seule.

— Salut là, merci vraiment.

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Au camping, il fait très noir et très froid. Quelle idée de merde sérieux. Tout ça pour

économiser quelques piécettes. OK, quand même plusieurs. J’ai envie d’aller à la toilette

parce que tout le monde sait que quand tu bois une bière, tu en pisses quatre, mais je sais

pas si j’ai le courage d’aller braver le bloc sanitaire pas hygiénique pantoute. Impossible

de me retenir plus longtemps. Y a pas assez de place entre la cuvette et la porte, je me

ramasse dans une position vraiment inconfortable avec la face étampée dans le cadrage et

les genoux écartillés. Comme dans tous les campings du monde, une araignée à longues

pattes a élu domicile dans un coin de la cabine. Elle me regarde, je la regarde. On sait

jamais à quel moment elle va décider de descendre me voir en tortillant son corps mince et

long. Je me dépêche à sortir, après m’être lavé les mains uniquement avec de l’eau, le

distributeur à savon étant hors service, of course. C’est la dernière fois que je viens ici.

À l’intérieur de ma tente, mes choses suintent d’humidité. Le givre est à veille de

se former sur mon oreiller. Les conditions idéales pour bien dormir, quoi. Je pense à la

chaufferette portative de ma cousine Jasmine, celle qui fait des voyages backpack en Asie

pendant six mois, qui dort dans des chambres miteuses d’auberges de jeunesse remplies de

coquerelles, mais qui part plus jamais en camping au Québec sans sa chaufferette. Avant

je la jugeais un peu, mais maintenant je la comprends. J’enfile mes combines, mes bas de

laine, mes trois chandails et je termine par le coton ouaté de Mathieu. Je regrette de pas

avoir de tuque en dessous de mon banc d’auto au lieu de mes six paires de souliers. Il faudra

revoir mes priorités. Je grelotte, je pense au divan douillet des gars. Je regarde mon

téléphone, vieux réflexe dont je dois me débarrasser. Ç’a l’air que c’est pas bon pour la

rétine et le cerveau juste avant le dodo. Aucune nouvelle d’Antoine, mais Mathieu me

souhaite une bonne nuit pas trop froide dans mon tipi avec deux becs. Je souris, le visage

dans mon oreiller mouillé. Avant de m’endormir, je rabats le capuchon du coton ouaté. Le

nez dans l’encolure, je me rends compte qu’il a pas d’odeur. Ça sent pas Mathieu. Ça sent

rien, comme s’il l’avait jamais porté.

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Je roulais vers chez toi en me disant que c’est loin en maudit, Saint-Lazare. Jamais

je m’étais aventurée par-là auparavant, l’autoroute 40 Ouest m’horripile, constamment en

construction et bordée par des buildings, des entrepôts et des centres commerciaux. Aucune

verdure. J’écoutais Ben Howard, stressée et anxieuse que tu me trouves plate. Mon cerveau

pense toujours trop, tout le temps. Un vrai cinéma Guzzo avec des scénarios pas possibles.

Je dois apprendre des techniques de respiration ou de méditation, peu importe tant que ça

fonctionne.

Devant ta maison, je me demandais si je devais me stationner devant, dans la rue,

derrière ou de côté. J’angoissais pour un rien. Inspire, expire. J’ai replacé mes cheveux,

vérifié si j’avais quelque chose entre les dents et je suis sortie de mon véhicule. J’ai gravi

les marches sur mes jambes tremblantes, j’ai cogné puis j’ai attendu en prenant une pose

nonchalante, le regard au loin, pour pas avoir l’air de la fille qui a trop hâte.

« Salut, Antoine »

Tu m’as souri et j’ai fondu. Je suis entrée, gênée de mon corps qui savait plus

comment se déplacer et de mon sourire niais lorsque j’ai constaté que t’étais pas seulement

le plus beau en photo sur Facebook, mais que tu illuminais la pièce de tes bouclettes et de

tes yeux verts-forêt picotés brun-terre-mouillée et orange-soleil-couchant.

Après un tour du propriétaire – très impressionnée par ta rampe de skate dans ton

sous-sol même si je suis très poche à ce sport –, on s’est assis sur le divan avec une bière.

On se parlait de tout et de rien, on se racontait des bouts de nos vies. Tu avais tellement de

choses à dire, ton existence tournait autour de tes voyages et des gens intéressants que tu

avais rencontrés. Moi, avec ma routine école-étude-boulot-dodo, je me sentais pas à la

hauteur. Je me suis jamais sentie à la hauteur avec toi. J’espérais que tu saurais me sortir

de ma zone de confort, que tu m’apprendrais à vivre. Ton rire sonnait à mes oreilles comme

une musique salvatrice, la plus belle de toutes. Quand tu regardais ailleurs ou que tu

marchais du salon à la cuisine, je t’observais à la dérobée. Déjà mon cœur papier de soie

s’entichait de toi. J’aurais dû me méfier, mais je saurais pas ce que je sais de moi

aujourd’hui.

Page 38: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

33

Il se faisait tard. Je songeais à retourner à la maison parce que la route jusqu’à

Terrebonne était longue, mais en même temps je voulais rester. Tu remplissais les espaces

vides que j’avais dans le corps, dans l’âme.

« J’ai pas envie que tu partes. »

Oui. Non. Oui. Peut-être. J’étais pas certaine que ce soit une bonne idée, parce que

j’aime pas ça les premières fois, les premières nuits. J’étais et je suis toujours gênée de

mon corps, mes jambes pas rasées et mes sous-vêtements pas agencés, et ça c’est important

pour moi pour une première fois, des bobettes dans le même tissu que la brassière. Je t’ai

dit non, que tu avais juste à me rappeler. Tu voulais pas que je m’en aille, j’ai trouvé ça

charmant, mais en même temps mon cerveau-cinéma se demandait si tu voulais juste un

one-night ou si ça voulait dire quelque chose pour toi. Décoder les garçons, c’est vraiment

pas mon fort, je m’attache trop vite. Je me disais que ça me ferait trop de peine si tu me

rappelais jamais après. J’ai enfilé mon manteau et mis mes bottes. Te serrer la main, te

donner deux becs? L’un devant l’autre, on savait pas quoi faire. C’était un au revoir

maladroit, mais adorable. Bye, merci, que j’ai dit en ouvrant la porte, avec dans mon sourire

l’espoir de te revoir bientôt. Tu m’as attrapée par le bras pour me tirer jusqu’à toi, mon nez

dans le creux de ton cou. J’ai levé la tête timidement, pour te regarder du bout des cils. On

respirait fort. Tu m’as embrassée. C’était tellement doux, je suis montée jusqu’aux nuages

pour aller faire un high five à la vie et à Dieu qui avaient entendu ma prière. Je me sentais

comme dans un film de Nicholas Sparks, mais en mieux. Un autre bec, de la magie. Je suis

retournée au ciel pour demander que tout ça dure plus qu’une soirée.

Page 39: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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J’ouvre les yeux sur ce qui vient d’être l’une des pires nuits de ma vie. En plus du

froid humide, j’ai failli mourir de déshydratation. Mon téléphone a la consistance d’une

brique de glace, mais je vois quand même que Mathieu m’a écrit ce matin. Il veut savoir si

j’ai bien dormi et s’il me prépare un fameux sandwich de plage. Ça, c’est une façon

détournée de m’inviter à passer la journée avec eux et je trouve que c’est pas mal agréable

pour mon ego de fille insécure. Je lui réponds que ben oui, ça me tente, et que s’ils ont

besoin de quoi que ce soit à l’épicerie, je vais m’en charger. « Non, on a tout. Amène-toi

juste une gourde pour notre sangria légendaire. » Il est à peine neuf heures, ça promet.

Je sors de mon abri, il fait gris et frais. Je maudis Madame Nature. C’était pas prévu,

les nuages et les chandails à manches longues. Après avoir branché mon cellulaire dans

mon auto, je retourne affronter les toilettes crades, afin d’éliminer toutes traces d’oreiller

sur mon visage. J’essaie de me créer un look arrangé pas arrangé, parce qu’être trop

maquillée sur la plage, c’est moyen. Du cache-cerne, de la poudre, un illuminateur et une

touche de mascara plus tard, je me passe un coup de brosse et m’enduis le corps de ma

crème préférée, celle qui sent le Waikiki Beach Coconut. Il me semble que de dégager une

odeur de pina colada, de soleil et de bon temps, c’est toujours gagnant quand on flirte. Je

choisis mon maillot de bain avec attention, même si les chances de pouvoir l’exhiber sont

minces. J’écris à Mathieu que je suis prête, si je peux toujours venir les rejoindre. Quelle

question, qu’il me répond, en me fournissant le point de rencontre.

Sur la route, je réfrène mon envie d’arrêter au Congdon Donuts, le restaurant si tu

veux déjeuner à Wells. Tu y es accueillie par des madames trop enjouées de te servir une

assiette d’œufs bacon gargantuesque, avec en plus un beigne frais fait du matin. Un vrai

beigne avec du vrai beurre, comme dans le temps de nos grands-parents. Du genre qui

réconforte. Ça fait changement des affaires pleines de graines préparées avec du lait de

noix de toutes sortes dégueulasses, très en vogue dans les cafés de St-Roch où je vais

étudier. Je passe tout droit parce que ça va se voir au premier coup d’œil si j’ai déjeuné

pour quatre à moi toute seule et ça me tente pas de commencer ma journée avec un

sentiment de culpabilité.

Les nuages font peur au monde et je trouve rapidement un stationnement gratuit

près de la plage. En marchant sur le sable mouillé, je me demande à quoi va ressembler ma

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journée avec les gars. J’espère que je vais vivre des péripéties dignes de mon carnet

monstre, un séjour dont je me souviendrai longtemps. Je les aperçois, ils me font de grands

signes afin que je les remarque. On est dix sur la plage, je pense que ce sera pas un

problème. Mathieu m’aborde.

— Bon matin, miss! Pis, t’as survécu? Pas trop gelée cette nuit?

— Juste assez, j’ai déjà vu pire!

Menteuse. J’installe ma serviette et Stéphane s’occupe de remplir ma gourde. On

se fait un gros tchin de vacances et je passe proche de recracher ma première gorgée

tellement ça goûte l’alcool.

— Cibole, je comprends pourquoi vous l’appelez « légendaire », votre sangria! Y

a quoi là-d’dans, pas juste du vin rouge certain?

— Mettons qu’on l’a un peu échappé sur la bouteille de vodka à matin. Après trois-

quatre gorgées, on s’en rend plus compte!

Si mes calculs s’avèrent exacts, je devrais me sentir pompette dans trente-cinq

minutes. Mathieu met de la musique sur son Bose portatif. Je fredonne « Outta Line » de

Leon Bridges et il me regarde avec surprise lorsque je lui dis que j’adore cet artiste. Il

s’imaginait peut-être que j’écoute du Drake la fenêtre baissée et que j’écris les paroles de

ses chansons en quote de mes photos Instagram. Ben non, j’aime pas juste mon bed et ma

mama dans vie, même si c’est vrai que j’adore ça dormir.

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Assise sur le divan d’Antoine, je l’écoute jouer de la guitare. C’est sa nouvelle

passion. Il répète beaucoup pour devenir bon rapidement. Antoine est perfectionniste : ce

qu’il entreprend, il le réussit. Je lui dis que moi aussi, au secondaire, je jouais de la guitare,

que j’étais même dans un band. On s’appelait « Behind the Surface ». J’étais dans ma passe

emo-punk. Il me joue « Atlas hands » de Benjamin Francis Leftwich. Je me souviens pas

de toutes les paroles, mais je me dis qu’il peut pas avoir choisi cette chanson-là pour rien,

c’est impossible. I will remember your face, cause I am still in love with that place. I got a

plan, I got an atlas in my hands. On va voyager ensemble autour du monde, faire du

wakeboard dans les plus beaux décors de la planète.

Dans les jours qui suivent, j’écoute « Atlas hands » en boucle. Ça me réconforte, la

voix du chanteur évoque l’espoir.

Aujourd’hui, je suis plus capable de l’entendre.

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Stéphane a raison, j’ai avalé la moitié du contenu de ma gourde et ça rentre comme

un charme. L’ambiance est légère et même si je travaille pas sur mon bronzage en forme

de t-shirt de job, je pourrais pas demander mieux comme début de journée. Mathieu sort

un ballon ovale de son gros sac de plage.

— BON, QUI VIENT JOUER AU FOOT!

Je crois entendre mon père. Finalement, ce doit être une affaire de gars, cette

incapacité à rester assis dans le sable plus que trente minutes. Une chance que j’aime ça, le

foot, surtout les Pats, surtout Gronk. D’aussi loin que je me souvienne, c’est avec mon père

que j’écoute la Soirée du hockey et les NFL Sundays. Je me suis souvent demandé si papa

aurait aimé mieux partager ces moments-là avec mon frère. Mais Guillaume préfère Chanel

et Chloé aux Bruins ou aux Stealers. Alors c’est moi qui crie fort dans le salon quand y a

des buts et qui chiale lorsque ça va pas bien. J’adore ça. Comme quoi on s’en fout, au fond,

des idées préconçues et des stéréotypes de genre.

Je me lève, ça tourne un peu, mais juste assez.

— Tu feras attention de pas te casser un ongle là!

Je toise Mathieu avec mon air bête de fille-femme offusquée. Il va voir si je vais

me casser de quoi en lançant un ballon. Il sait pas que je joue sur la plage et en camping

avec mon père depuis que j’ai dix ans. Surtout que j’en ai même pas, des ongles.

La plage est quasi déserte alors on peut prendre de la place et faire de longues passes

sans se soucier que notre ballon arrache le parasol d’une madame aux lunettes démesurées

ou écrase le château de sable d’un architecte en herbe. J’attrape le ballon envoyé par

Stéphane. Je sais comment placer mes doigts correctement sur le lacet pour le stabiliser et

lui donner une trajectoire digne de Brady. Je m’aligne vers Mathieu pour le faire taire,

prends mon élan. Et voilà. Il me regarde avec l’air du gars qui comprend pas ce qui vient

de se passer. Je lui sors mon plus beau sourire bien-fait-pour-toi. Ses expériences

antérieures ont sûrement à voir avec des filles qui décochaient le ballon comme des

girouettes et qui avaient autre chose en tête que le football, genre prendre des photos

#beachday.

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— Ouain, tu sais lancer!

Oui monsieur. Je suis pleine de surprises et j’espère juste quelqu’un de sincère qui

ait envie de les découvrir. En attendant, je les garde enfouies. Parfois j’en laisse sortir une,

comme là. Une fille surprenante, ça gagne des points dans un cœur de gars.

On joue encore un moment, on prend des pauses pour remplir nos gourdes. Je sens

les regards de plus en plus appuyés que Mathieu pose sur moi. Il pense que je l’ai pas

remarqué, mais des yeux nouveaux sur mon corps, ça passe pas inaperçu. Pendant quatre

ans, j’ai attendu un regard amoureux d’Antoine. Je transposais dans ses yeux mes propres

désirs et je vivais dans un monde où mes lubies me réconfortaient plus que la vérité. Je

voulais que sa douceur me répare le cœur. Alors lorsque Mathieu m’enrobe le corps de son

regard, même si je sais que ça durera que le temps des vacances, je me dis que j’y ai droit.

J’ai envie de flirter avec un gars dix ans plus vieux que moi. En plus, comme je sais déjà

que ce sera éphémère, il y a moins de risque que mes émotions de fille sensible refassent

surface. Je suis immunisée, j’ai un cœur de rocker.

On décrète qu’il est l’heure de goûter au fameux lunch préparé par Stéphane qui,

ç’a l’air, possède un diplôme de chez Subway. Les sandwichs de ma mère sont meilleurs,

mais je joue le jeu et le couvre d’éloges. Ça fait du bien d’offrir une récompense à mon

estomac vide. Je prends des bébés bouchées, je mastique tranquillement. Mes vieux

démons dorment jamais. Même en vacances, ma peur infondée de grossir me taraude.

Maudite insécurité.

Aussitôt son sandwich terminé, Stéphane s’assoupit sur sa chaise de plage

multicolore, son drink se déversant par terre en petites cascades. Mathieu se tourne vers

moi, ses yeux me font l’effet d’un doigt dans une prise de courant électrique. Y a quelque

chose de différent chez lui, de plus intense.

— On va marcher?

Page 44: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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On laisse un Stéphane à moitié conscient surveiller nos ballons, nos serviettes et

notre punch. Seule avec Mathieu, je suis nerveuse. Mon sang bouillonne comme lorsque je

bois trop de café. Une chance que la sangria des gars fait effet. On se dirige près de l’eau

pour que les vagues viennent mouiller nos pieds. Mathieu propose de marcher jusqu’à

l’amas de roches qui se dessine un kilomètre plus loin. On parle de tout de rien de tout

encore. Nos bras se frôlent volontairement, nos yeux se trouvent de plus en plus souvent.

Je suis bien avec mon corps en alerte. Je sens le sable entre mes orteils, mon poil de bras

en chair de poule, la chaleur de mes joues rouge désir, mes mèches folles balayant mon

visage au gré du vent. On trouve une balle de golf abandonnée dans les vestiges d’une

forteresse.

— Pas game qu’on la traîne avec nous jusqu’aux roches, mais juste avec nos

orteils!

Mathieu a l’air d’avoir huit ans. Je me prête au jeu, on rit comme des adolescents à

leur première date. On se pousse pour avoir la balle de golf ou juste pour se toucher le plus

souvent possible. Je veux sa peau sur la mienne et ses grandes mains d’homme sur mon

épiderme. Mathieu me raconte des niaiseries, des anecdotes de tournées, des histoires de

fans étranges, et je sens l’air vibrer entre nous. Lui aussi, je vois pas d’autres options. Je

me dis que si ça continue comme ça, mes péripéties estivales vont passer à un niveau

supérieur. Mais Mathieu gâche l’ambiance.

— J’ai tellement envie de pisser, m’en vais dans l’eau!

J’ignore si c’est parce qu’il est stressé, qu’il veut pas qu’on s’embrasse sur la plage

parce que des gens pourraient le reconnaître ou s’il est vraiment incapable de se retenir. Il

ressort de l’eau soulagé et frigorifié. On court, on se chamaille, on marche vite sans oublier

la balle de golf. J’ai une pensée pour Stéphane, je me demande s’il est réveillé et s’il nous

cherche. Il s’imagine peut-être qu’on est en train de flirter, et il aurait raison. Je le chasse

de mon esprit et reviens au moment présent. Mathieu a perdu la balle dans les vagues. Je

me mets à sa recherche, réfrénée dans mon élan par une grande main qui me tire vers lui.

Avant même que je le réalise, il m’embrasse comme si j’allais me volatiliser. J’aime ça.

— J’en ai envie depuis hier soir autour du feu, me dit Mathieu.

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Je décide de le croire. Le visage d’Antoine apparaît à l’arrière de ma rétine,

s’imprime dans ma tête. C’est pas le temps! Je tente de le chasser en me répétant que je lui

dois rien, qu’il m’a pas écrit depuis cinq jours ni même souhaité bon voyage alors que

c’était la moindre des choses. Aussi, il a pas le droit de s’imposer maintenant. Antoine

retourne du coup d’où il est venu et je peux apprécier les frissons qui courent le long de

mon échine. C’est intense, on dirait que j’ignore quoi faire de mon corps. C’est trop

différent des becs aux lèvres gercées d’Antoine, échangés en cachette des infirmières.

— On va-tu à ma chambre? me murmure Mathieu à l’oreille.

Voyons donc, c’est quoi leur problème aux gars? On peut-tu juste s’embrasser

tranquille et laisser nos personnalités s’apprivoiser avant d’aller plus loin? Je lui réponds

qu’on est bien ici. Je sens qu’il veut insister, mais il se retient. Maman dirait sûrement de

lui que c’est un prince-serpent.

— Maude, on devrait peut-être aller retrouver Stéphane, il va commencer à se

poser des questions!

Je me demande s’il s’inquiéterait de Stéphane si j’avais accepté de le suivre à l’hôtel

by the sea. On rebrousse chemin, on se frôle encore, il met son bras par-dessus mon épaule,

mais pas trop longtemps parce que ça marche mal dans cette position. On aperçoit les

chaises multicolores et Stéphane qui pratique ses touches au volleyball. Mathieu se détache

de moi. Stéphane agite les bras dans notre direction.

— Vous étiez où?

— Ben là, tu t’es mis à nous ronfler dans face, on en a profité pour explorer Well’s

beach, répond Mathieu.

— Oups, désolé guys. Il reste du punch en masse en tout cas, qui en veut!?

On se réinstalle, gourde serviette musique. J’ai envie de mettre une photo sur

Instagram, mais j’ai peur que Mathieu pense que je veux profiter de son statut d’humoriste

pour avoir des likes. Je laisse donc mon téléphone dans mon sac, j’écris même pas à mes

amies pour leur raconter ce qui vient de se passer parce que j’aurais pas le temps de leur

expliquer les détails à moins de texter tout l’après-midi.

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On est plutôt relax, je sors mon carnet et mon crayon au cas où l’écriture déciderait

de se pointer le bout du nez. Les gars me demandent ce que je fais avec ça, se renseignent

sur mes activités d’étudiante en lettres. Je leur montre les pages vides et leur réponds que

pour l’instant, ça ressemble pas mal à ça. Mathieu me dit que rien sort du stylo parce qu’y

a rien d’écrit. Ça lui arrive aussi, qu’il dit, quand il attaque la rédaction d’un nouveau

spectacle.

— Prête-moi ton cahier, je vais t’arranger ça.

Je m’étends sur ma serviette, la tête sur mon chandail roulé en boule, et je le regarde

gribouiller dans mon carnet. Il est concentré, ça me charme. Je ferme les yeux et pense que

j’ai eu raison de venir dans le Maine sans attendre personne. Je laisse madame la Vie faire

ce qu’elle a à faire. De toute façon, Papi me répète toujours que rien n’arrive pour rien.

Mathieu me rend crayon et papiers. En guise de première page, j’ai maintenant un

sketch exclusif pour son prochain spectacle et aussi un acrostiche farfelu avec mon nom

qui termine par Embrasse-moi donc. Jusqu’à présent, la vie fait bien ça.

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Pendant un mois, on s’est vu une fois par semaine, parfois deux. C’était toujours

moi qui me déplaçais, une heure et demie aller, une heure et demie revenir. Le compteur

de ma Civic a beaucoup tourné pour toi, Antoine. Je me demandais pourquoi tu voulais

jamais venir à Terrebonne, pourquoi y avait que moi qui devais faire les efforts et le

voyagement. Je t’ai toujours excusé, peu importe la raison. C’est vrai que chez toi, on était

plus tranquilles. On avait le condo pour nous tout seuls parce que ton père s’absentait

régulièrement pour le travail. J’aurais aimé le rencontrer avant l’hôpital, que tu me

présentes avec des yeux en lumières de Noël et de la fierté dans la voix. Papa, ça c’est

Maude. Tu m’as jamais présentée à personne. À l’époque, je m’en foutais. C’était toi et

moi, Antoine et Maude. On s’ouvrait à l’autre petit à petit, sans presse. Je me disais qu’on

avait tout le temps du monde, mais je me trompais. Souvent, on restait à la maison. On

écoutait des films en mangeant le pop-corn et le chocolat que j’avais achetés parce que je

savais que tu en raffolais et on s’embrassait beaucoup. Mais tu voulais jamais sortir prendre

une bière ou souper avec moi, te promener à la Marina avec moi, passer une soirée au

cinéma avec moi. Quand je faisais dodo chez toi, tu refusais toujours de m’accompagner

pour déjeuner le lendemain matin, même si moi j’adore ça manger des œufs bacon avec

une crêpe aux bananes chocolat. On devait rester à la maison. Je me posais déjà des

questions poison, mais j’avais un cœur de fille aveugle et je me répétais que c’était pas

grave, que c’était normal. J’ai fini par y croire. Quand j’étais avec toi, je me sentais bien et

rien d’autre avait d’importance. Même les angoisses de mes nuits.

Je me rappelle le jour où on est allés jouer au hockey à la patinoire du coin.

Aujourd’hui encore, je m’accroche à ce souvenir. J’avais peur que tu me juges, moi et mes

patins de fille avec des piques au bout parce que je suis pas capable de freiner de côté. Le

bâton que tu m’avais prêté était ni adapté pour moi ni du bon bord, et mes jambes

malhabiles sur la glace te faisaient rigoler. J’étais vraiment poche, on riait de moi ensemble.

Tu me poussais toujours dans la bande pour m’entendre rouspéter, pour mieux me rattraper

lorsque j’allais tomber. J’étais tellement heureuse, la face gelée et la morve au nez. J’aurais

aimé que le temps s’arrête, que ton sourire me réchauffe pour toute ma vie. Quand on s’est

mis à plus sentir nos orteils, on est rentrés chez toi. Tu nous as préparé des chocolats

chauds. Je vivais dans un rêve et je voulais plus en sortir.

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À chacun de nos messages, à chacune de nos rencontres, une parcelle de toi se

greffait à ma peau. J’aurais dû faire attention, garder ma carapace plus longtemps. Ça

m’aurait protégée de la bombe que tu m’as lâchée ce matin-là.

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On ramasse nos affaires et on quitte la plage, car c’est bientôt l’heure du happy

hour. De toute façon, on gèle. Ce soir, les gars soupent avec une vieille dame qu’ils ont

connue il y a deux jours et qui habite un logement voisin de leur hôtel, vraiment funky et

ayant un penchant marqué pour la vodka. J’aimerais ça la rencontrer, mais y a des limites

à s’imposer, alors je dis que j’avais déjà des plans : m’empiffrer d’un gros lobster roll au

Hooks, un de mes restaurants préférés à Ogunquit, construit à aire ouverte. En plus, il y a

souvent de la musique live. Tu manges et ça sent le surf et les vagues salées. Y a rien de

mieux pour oublier l’université et Antoine.

Le plus dur, c’est d’arrêter de me dire partout où je vais à quel point je voudrais

qu’il soit là.

On se dirige vers le stationnement les bras chargés de nos effets. Avec la chaise qui

me cogne le tibia, je rapporterai quelques ecchymoses en souvenir. Devant ma voiture, on

se dit bye, à la prochaine, sûrement ce soir, on se fait des high five. Mathieu ajoute que si

l’envie me prend, je peux lui texter après le souper et venir les rejoindre. Je me retiens de

lui répondre que c’est ben la moindre des choses, qu’il a pas le droit de m’embrasser de

même et de me laisser en plan une heure plus tard. Comme Stéphane est tout près, les

rapprochements entre nous sont impossibles pour l’instant. Tant pis, pas de bec-bye. Je

monte dans ma voiture en leur criant un dernier salut par la fenêtre et espère que la vie va

continuer de bien faire les choses.

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J’ai horreur de l’autoroute 20. J’ignore pourquoi, mais rouler sur la 20, je suis pas

capable. Je pense que c’est parce que j’ai été traumatisée, plus jeune, par les dinosaures du

Madrid. Or, ces temps-ci, j’emprunte souvent cette autoroute, direction est. Je chante Gigi

l’amoroso très fort, la fenêtre ouverte. Mes cheveux s’emmêlent, rentrent dans ma bouche

et pognent dans ma gomme. Je dépasse la pancarte Saint-Michel-de-Bellechasse en criant

salut aux vaches qui relaxent sur le gazon. Je souris. Je m’en vais chez mon Papi. J’active

le Bluetooth de ma voiture pour lui rappeler que je viens passer la journée avec lui. Juste

comme ça, sans raison. Maintenant, avec Papi, il y a des étapes à suivre pour aller le voir

parce que si on arrive à l’improviste, il est trop chamboulé. Il pense qu’il nous recevra pas

correctement, qu’il a pas assez de biscottes dans l’armoire ou que les draps ont pas été

assez aérés sur la corde à linge.

— Oui, hello.

— Allô Papiiii, c’est moi!

— Oh, hello dear, comment ça va la belle fille?

Je me plais à penser qu’il me reconnaît, parce que je l’appelle et le visite souvent,

parce que c’est moi la plus vieille de ses petits-enfants. Mais au fond, depuis un bout déjà,

je sais que son hello dear cache une interrogation. Maude? Jasmine? Hello dear. C’est nous

deux, ses dears, pis c’est parfait comme ça.

— Ça va bien. Eh Papi, je suis en route!

— Ben oui, ben oui... Je t’attends, fais attention là là.

— Oui, toujours! À tantôt le Papi, je t’aime.

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Sur la 1, je décide de bifurquer dans le stationnement d’un magasin de sweater

typiquement américain. C’est impensable de quitter le Maine sans un chandail I LOVE

MAINE, même s’il est pour rester dans la garde-robe par la suite, comme tous les chandails

qu’on se procure en voyage ou lors d’un spectacle. Si la température s’améliore pas, une

couche supplémentaire pour cette nuit sera pas de refus.

À l’intérieur, ça sent le carton humide, le papier plastique, l’usine de fabrication

chinoise. Je me promène entre les racks, je comprends pas pourquoi le small ici a l’air d’un

large au Québec. Je trouve deux cotons ouatés pas pires dans la section à deux pour vingt

piasses, tout un deal. Je pars avec mes achats sous le bras, et avant de me diriger vers le

camping, j’arrête au Hannaford pour m’acheter une bouteille de vin que je dégusterai seule

à ma table de pique-nique pleine d’échardes. J’enfile mon nouveau chandail OGUNQUIT

bleu poudre afin de me fondre dans la masse. Même avec le taux de change peu avantageux

pour les Canadiens, l’alcool est moins cher ici. Je sais pas ce que j’attends pour écrire à

mon directeur de maîtrise et lui annoncer que j’annule tout, que je déménage ici pour

m’ouvrir un clam shack ou un petit café. Évidemment, il pourrait manger et boire

gratuitement pour compenser le temps qu’il aura perdu avec moi.

Je sirote mon vin blanc cheap dans ma gourde, c’est vraiment pas chic, mais mieux

que de boire au goulot. J’aurais aimé pouvoir me faire un feu, mais j’ai ni bois, ni papier

journal, ni allumette. Dans le fond, je suis partie en camping sans matériel de camping.

Enroulée dans la doudou de Mathieu, j’essaie de lire, mais je navigue sur Instagram

et sur Facebook plus qu’autre chose, comme d’habitude. Antoine est actif, mais aucun

signe de lui. Je like des photos pour qu’il voie que je suis là et se décide à me demander

comment je vais et si le Maine c’est le fun.

Rien. Gros con.

Je m’étais promis de pas lui envoyer un message en premier, mais c’est plus fort

que moi. Je lui transfère une photo de la rue qui longe l’océan. Avec ses petites maisons

colorées, on dirait une carte postale.

« Tu aimerais ça ici ».

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La photo envoyée, je me ronge les doigts, m’arrache les ongles. Grosse conne toi-

même, Maude! Pas capable de tenir tes résolutions. Imagine qu’il répond pas. La honte.

Pour oublier mes faiblesses de fille en peine d’amour perpétuelle, je me ressers du vin et

commence à m’arranger pour ma soirée. Je dois me tenir prête au cas où j’irais rejoindre

les gars au bar. Ça vibre sur la table, c’est Antoine.

« Ouais, mais je suis pogné au centre ».

Il trouve le moyen de me faire sentir petite dans mes souliers. J’ai une boule dans

la gorge et je suis en criss. Je sais plus comment agir avec lui. Il veut pas qu’on le prenne

en pitié et que nos yeux tristes nos gestes malhabiles lui rappellent ses jambes paralysées,

mais quand on fait comme si de rien était, il nous ramène à sa réalité d’un ton cinglant.

Je me sens niaiseuse, incapable de lui répondre. Je ferme la conversation et avale

une grosse gorgée de blanc.

Ça vibre encore. Peut-être qu’Antoine a trouvé quelque chose de plus intéressant à

me dire. C’est Mathieu.

« On est au Front Porch si jamais tu t’ennuies. Tu peux venir quand tu veux, y a

pas de stress! Sinon on se rejoint au Beachfire comme hier xx ». Bonhomme clin d’œil

bonhomme sourire bec bec.

Le message de Mathieu a l’effet d’un sucre à la crème de matante sur mon cœur.

Tant pis pour Antoine. Une dernière gorgée de vin, une couche supplémentaire de Waikiki

Beach Coconut pour la chance, et me voilà lancée vers le Hooks. Jùniùs Meyvant dans les

haut-parleurs, j’ai le sentiment que ce sera une belle soirée.

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Assise avec mon cahier d’écriture au restaurant, je me dis que ça aurait été long,

quatre jours toute seule. Y a la musique live, l’air salin, le vent qui sent le surf, mais

personne pour en profiter avec moi. Je déguste mon lobster roll en attendant l’inspiration.

J’ai envie d’écrire un truc pour Mathieu, pour qu’il voie ce dont je suis capable. En d’autres

circonstances, je me serais installée au bar. Ça incite aux nouvelles rencontres et les liens

se nouent plus facilement avec les inconnus. Il suffit d’une phrase anodine pour engager la

conversation. J’aurais jamais rencontré Mathieu et Stéphane, ni Tom et Shannon, si j’avais

pas pris place au bar lundi. Mais ce soir, j’ai la tête pleine de l’idée d’aller rejoindre les

gars au Front Porch, alors je reste à ma table, le téléphone pas loin. Au cas où. Je suis

pathétique et mon lobster goûte le ciel, ça m’inspire. Je griffonne un poème déconstruit qui

parle de grains de sable pognés partout et du fait que je suis correcte avec ça, un summer

love qui durerait juste le temps du Maine.

La serveuse me tend l’addition sans que je l’aie demandée, we are closing soon

qu’elle me dit. J’avais oublié qu’Ogunquit se couche tôt. En plus, j’ai toujours pas de

nouvelles des gars. Je paye en sacrant intérieurement contre le taux de change. Thank you

bye. Je suis la dernière à quitter le restaurant. Je monte dans mon char, je me demande quoi

faire. Retourner sagement au camping? Appeler les gars? Conduire sans destination en

ville? Surgir de façon impromptue au Front Porch avec comme excuse que je passais

devant par hasard? Je veux pas avoir l’air dépendante, mais j’ai vraiment pas envie d’aller

me coucher. Surtout que je me suis mise belle, j’ai rasé mes jambes et me suis même

appliqué du rouge à lèvres mat qui accentue mon début de bronzage. J’ai pas tout fait ça

pour rien, non monsieur.

Je roule jusqu’au centre-ville d’Ogunquit, où y a plus d’action. Je me stationne,

marche sans but, me laisse porter par le flot des passants qui déambulent sur les trottoirs.

Je me retiens d’entrer dans la pâtisserie dont les arômes se rendent jusqu’à la rue. Je

continue mon chemin et m’immobilise à une intersection. De l’autre côté se trouve le

restaurant où les gars passent leur soirée. Je regarde les gens qui fument ou qui jasent

devant la porte et je me dis que ça se peut pas, que la Vie m’a prise sous son aile, je sais

pas. Mathieu est là en train de rire avec sa voisine et Stéphane. Go Maude, go, t’as rien à

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perdre. J’ai peur qu’il me rembarre d’un air bête, même si c’est lui qui m’a invitée. Maudite

paranoïa. Je traverse la rue. Mathieu m’aperçoit, me fait de grands signes.

— ALLOOOOOO! qu’il me crie.

Il doit avoir quelques verres dans le nez.

Il a l’air content de me voir, ça me réchauffe en dedans. Je salue Stéphane et me

tourne vers Mathieu, qui me donne deux becs sur les joues, mais vraiment proche de la

bouche. Le sourire en coin, il me murmure qu’il avait hâte que j’arrive, que son cellulaire

est mort et que c’est pour ça qu’il m’a pas écrit avant. J’ai de la misère à avaler l’excuse

du téléphone, messemble que c’est trop facile, mais j’en fais pas de cas. Il voulait me voir

et c’est ça qui compte. Il me présente la vieille madame. Avec sa peau fripée comme une

chemise pas repassée qui a traîné en boule dans un fond de tiroir trop longtemps, elle a l’air

d’avoir quelque chose comme cent trois ans. Alice qu’elle se prénomme. La vodka

l’empêche d’articuler clairement et je comprends rien de ce qu’elle me raconte. Je crois

qu’elle me parle de sa rencontre avec Mathieu et Stéphane. Je fais semblant de trouver ça

intéressant, j’acquiesce, je ris, je dis no way et oh my god d’un air surpris au moment

opportun. Je pense qu’elle m’aime bien.

On rentre à l’intérieur, Mathieu se dirige vers le bar. Je parle avec Stéphane, mais

la musique est tellement forte qu’on s’entend à peine. Mathieu revient, un drink dans

chaque main. Un pour lui, un pour moi. J’apprécie l’attention. Je le remercie, mais j’espère

qu’il comprend que je préférerais l’embrasser.

— Ça vous dérange que je sois venue?

— Tu me niaises-tu?

Je souris à Mathieu, commence à me détendre. J’ai toujours peur de m’imposer.

Mais au Front Porch, l’ambiance est festive. La musique et l’alcool me donnent confiance

en moi. Je danse avec Alice, on rit comme si on sortait en boîte pour la première fois. Ça

me rappelle des vieux souvenirs du Radio Lounge pour ma fête de dix-huit ans. On fait des

concours de mouvements old school avec Stéphane, j’ai pas ri de même depuis un méchant

bout. Je me dis que j’espère ressembler à mes nouveaux amis quand je serai plus vieille.

Capable d’avoir du plaisir sans penser à l’hypothèque, au travail ou aux obligations poches

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de la vie. Juste profiter du moment présent. Mathieu me frôle sans cesse, je sais pas si c’est

volontaire. On se regarde avec des yeux tannants et j’attends juste qu’il me fasse tourner

dans tous les sens pour mieux me coller. Je me demande pourquoi il brette. Il lance des

regards en coin à Stéphane, comme s’il avait peur de sa réaction, de ce que son ami pourrait

penser. Je comprends pas. D’habitude, les gars sont fiers de montrer qu’ils ont réussi à

charmer une fille.

Après un moment, je refoule mes questionnements loin dans ma tête et je continue

de danser en buvant mon rhum n coke.

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Je suis au bar du mont St-Sauveur. Y a un gros party ce soir pour célébrer les

vainqueurs de la compétition de planche à neige. Je travaille à l’entrée avec mon amie

Sarah. On fait payer le monde et on gère la guest list. Je vois arriver Julien, un des meilleurs

amis d’Antoine. Il m’a jamais rencontrée, je sais même pas s’il a déjà entendu parler de

moi. Je lui sors mon plus beau sourire, full fine, balance une ou deux blagues. Je veux faire

bonne impression, au cas où. Comme je m’y attendais, il a pas l’air de savoir qui je suis.

Plus tard dans la soirée, alors qu’on profite de la fête, Sarah et moi, je prends ma

bière et mon courage à deux mains, puis je vais me présenter à Julien.

— Ah ben oui, Maude! Antoine m’a parlé de toi! On devrait lui envoyer une photo

de nous deux, qu’est-ce t’en penses? Il comprendra rien!

J’adhère à son idée, on texte à Antoine un selfie collé, on trouve ça drôle.

Antoine a mentionné mon nom à son ami. J’ai dans le cœur un spectacle

pyrotechnique, je flotte au plafond parmi les ballons.

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Fatiguée, Alice s’accroche à la table parce que ses jambes sont à la veille de ne plus

la supporter. Stéphane et Mathieu proposent de la conduire chez elle avant qu’on

poursuivre la soirée à leur hôtel. J’acquiesce, c’est un bon plan.

Sur le trottoir, je dis au revoir à Alice. Elle me prend dans ses bras et me mouille la

joue. You are so pretty, take care of yourself, take care of your heart. It’s pure. J’ai les

yeux humides et un début de boule dans la gorge. Ses paroles sonnent comme un

avertissement, comme si elle m’avait déchiffrée durant la soirée. Ça arrive souvent avec

les vieilles personnes, on dirait qu’elles lisent les âmes comme les livres, même les plus

compliqués, genre Dostoïevski.

— Bye Alice, thank you.

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Comme d’habitude, je m’étais levée avant toi. Comme d’habitude, j’avais à peine

dormi. Mon cerveau était en mode panique. Je me posais mille questions, me faisais cent

scénarios. Toujours à me demander ce que j’étais pour toi. Je sais pas si je capotais pour

rien ou si je voulais aller trop vite. Je suis douée pour m’imaginer des affaires, mais après

un mois à se fréquenter, je pensais que j’avais le droit de savoir ce que ça représentait pour

toi. Parce que j’aurais menti si j’avais dit que j’étais pas attachée à toi. Trop, même. Mais

j’ignorais comment aborder le sujet, quelle approche choisir pour te demander « Antoine,

est-ce que je te plais autant que tu me plais ? » J’y avais pensé toute la nuit, c’est pour ça

que j’essayais de m’arranger la face à la salle de bain, pour camoufler mes appréhensions

sous une couche de poudre libre.

En retournant dans la chambre, je croyais te trouver endormi, mais tu regardais ton

cellulaire avec un sourire immense sur le visage. Je me suis glissée entre les draps tièdes.

— Coudonc, qu’est-ce qui se passe? T’as gagné le gros lot ou quoi?

— Non, mieux. Je viens d’être invité à aller faire du wake aux Philippines pendant

deux mois! Je pars lundi.

Tu étais excité comme un enfant qui entend la cloche annonçant la récréation. Moi,

j’avais le cœur en bouillie, le chou trop mou et les patates pâteuses. Mais j’ai pris une

grande respiration et mis mon masque de fille contente.

T’y as vu que du feu, t’as commencé à m’expliquer en quoi consisterait ton voyage,

indifférent à mon visage qui se décomposait, qui se décomposera à chacun de tes départs.

En quatre ans, tu t’en es jamais aperçu. Je sais pas si c’est moi qui ai des talents d’actrice

extraordinaires ou si t’as jamais cherché à regarder plus loin que la surface parce que tu

t’en foutais, au fond. J’ai de la misère à l’admettre, mais l’option deux est plus

vraisemblable.

Pendant que tu me parlais des Philippines et que tu cherchais sur Google des images

du camp de surf où tu séjournerais, moi je t’écoutais d’une oreille. Dans ma tête, j’entendais

juste ma voix intérieure qui se demandait ce qu’il allait advenir de nous.

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Assis cordés sur le divan, on réalise qu’on est brûlés et que la soirée va sûrement se

terminer comme ça. On a même pas ouvert de bières et le jeu de Backgammon traîne sur

le bord de la table, fermé.

— Ouain ben, je pense que je vais me coucher moi, lance Stéphane.

Bonne idée, je dors debout moi aussi. Les gars disent rien, mais c’est implicite que

je peux encore dormir ici. J’espère que ce sera avec Mathieu. Je pense à mes affaires dans

ma tente, je croise les doigts pour que personne aille la vider. On se lève, on se souhaite

bonne nuit. Je me dirige vers la chambre de Mathieu, de toute façon on doit passer par là

pour aller à la salle de bain. Lui, il tourne en rond, on dirait qu’il attend quelque chose.

Comme de fait, c’est juste une fois Stéphane écrasé dans son lit en train de ronfler, même

pas déshabillé, que Mathieu ferme la porte derrière lui. Il se met en boxer et se faufile dans

le lit. Je sais pas quoi faire. Est-ce que je dois me coucher en sous-vêtements ou rester

habillée même si c’est pas confortable?

— Tu vas dormir avec tes jeans?

Je me déshabille tranquillement, gênée de mon corps même dans la pénombre de la

chambre. Une chance que j’ai mis mon bel ensemble Sokoloff en dentelle. Mathieu me

prend dans ses bras et me fait basculer sur lui aussitôt que je me trouve sous les draps moi

aussi. Il m’embrasse si avidement que j’ai de la misère à suivre. Sa grande main dans le

bas de mon dos me donne des frissons, mais celle qui tente de dégrafer mon soutien-gorge

m’angoisse. Je suis incapable d’apprécier pleinement ses caresses, ma tête se heurte à un

dilemme. J’ai envie de profiter du moment, mais je suis mal à l’aise. Je le connais depuis

seulement deux jours quand même. Je me sens conne d’avoir tant espéré, pour finalement

me rendre compte que je trouve ça trop rapide et que je le feel pas pantoute.

Je dis à Mathieu que je préfère garder mes bobettes pour l’instant, que je suis gênée,

que je sais plus. Mon discours semble confus, c’est pour ça qu’il continue. Le corps tendu,

je l’embrasse, mais Antoine s’en mêle.

La dernière fois que j’ai dormi avec quelqu’un, c’était avec lui dans sa jaquette

d’hôpital. Parce qu’on arrêtait pas d’accrocher le piton rouge d’urgence, les infirmières

retontissaient dans la pièce et on faisait semblant de rien.

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Mon esprit s’évade loin de Mathieu et du Maine. Je me demande si Antoine aurait

de la peine d’apprendre que je dors avec quelqu’un d’autre.

Je me décolle. Mathieu veut savoir ce qui se passe.

— Je suis pas tant à l’aise d’aller plus loin tout de suite…

Même dans l’obscurité, je devine sa déception. Il me répond que c’est comme je

veux. On se rapproche et on recommence là où on s’est arrêtés une minute auparavant.

Mais Mathieu semble déjà ailleurs. On dirait qu’il m’embrasse par obligation, parce que je

l’ai demandé. Comme si ça servait plus à rien vu que ça ira pas plus loin.

— Je suis fatigué, je pense que je vais essayer de dormir, m’annonce-t-il sans

transition.

Je le reçois comme une gifle au visage.

— Bonne nuit, dors bien, que je lui murmure.

Je roule vers l’extrémité du lit et me recroqueville. Mathieu s’endort sans délai, je

l’entends à sa respiration. Je me demande si c’est moi le problème, si je suis une fille facile

ou si Mathieu pense que je tease les gars pour mieux les rembarrer par la suite. J’essaie de

me convaincre qu’y a pas de mal à vouloir être complètement à l’aise avec un gars avant

d’aller plus loin, même si c’est pour une histoire d’été et que les jours sont comptés.

Avant de m’endormir à mon tour, je passe ma main dans le dos de Mathieu. Au

bout de mes doigts, je crois sentir les écailles sur sa peau de prince-serpent.

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Aussitôt les yeux ouverts, je repense à la nuit que je viens de passer et au fait que

j’ai failli coucher avec Mathieu Grondin. Je sais pas où me situer par rapport à ça. Lui est

déjà debout, il jase avec Stéphane dans le salon. Je m’habille en vitesse et vais les rejoindre.

— Bon matin, miss! me souhaite un Stéphane encore endormi.

— Merci, à vous aussi les gars, que je leur réponds, les yeux encore collés.

Stéphane me demande si je veux les accompagner au café du coin pour déjeuner,

ç’a l’air que les muffins au citron sont débiles. Même si c’est ma sorte préférée, je dis non

merci c’est gentil. J’ai vraiment envie d’être seule un moment, de penser à tout ça, surtout

de prendre une longue douche même si au camping l’eau est tiède. Mathieu se tient à côté

comme si de rien était, m’invite à venir les rejoindre à la plage quand je serai prête pour

réitérer la formule d’hier.

— Parfait, vous me texterez pour me dire où vous êtes! À plus tard! Et merci encore

pour le lit et le toit.

Au camping, l’eau qui ruisselle sur mon corps me calme les nerfs, agités par le flot

de mes pensées. Je voudrais rester sous la douche encore cinq minutes, mais j’ai épuisé

tous mes vingt-cinq cents. En me séchant les cheveux, j’en viens à la conclusion que c’est

tant pis pour Mathieu dans le fond. Moi, j’ai respecté mes limites, et si ça lui a pas plu, too

bad. C’est pas parce qu’il est connu que je dois arrêter de m’écouter et tout accepter. Je

vais laisser les choses aller et voir ce que la vie me réserve pour la suite de mon voyage.

Je finis de me préparer avec une attention particulière.

J’aimerais ça que Mathieu se dise que je vaux la peine d’attendre et que l’odeur de

noix de coco lui rappelle nos rapprochements d’hier soir.

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Pour une fois, on a la chambre juste pour nous. Je tire le rideau blanc et le referme

avec une épingle à linge. Notre intimité est provisoire, éphémère. On fait avec ce qu’on a,

et dans les hôpitaux du Québec, on a pas grand-chose. Ton voisin de chambre passe le

week-end dans sa famille. Même si ça te fend le cœur de pas avoir cette chance encore, tu

partages son enthousiasme. Il trouve toujours de drôles d’histoires à raconter, malgré sa

situation difficile. Tu l’aimes bien. Il t’encourage à rester positif.

Je monte sur ton corps frêle, mes joues rouges de gêne et de désir. J’ai peur de te

casser en deux. Je veux que mes baisers ravivent chaque parcelle de ta peau.

Je te donne un bec esquimau pour te réchauffer, un bec papillon pour te faire flotter

loin de ta prison. J’entretiens le souvenir de ton odeur. Je mets mon nez à la base de ton

cou, à l’encolure de ton chandail qui sent toujours le toi d’avant puisque c’est ton père qui

lave tes vêtements. Je prends une grande inspiration pour pouvoir t’emmener avec moi en

sortant d’ici. J’apprivoise la texture de ta peau asséchée par les médicaments, ton nouveau

shampoing qui exhale des effluves de lavande. Je réussis à oublier les taies d’oreiller lavées

à la javelle.

Présent, ton corps ne répond pas, ce qui t’enrage. Impassible, je me dresse dans le

lit et te dis que je m’en crisse.

— Je suis même plus capable de bander, ostie.

— T’arrêtes-tu, on s’en fout. C’est mineur comme problème.

— Tu me niaises? Sans ça, je suis pas un gars.

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« On est au même spot qu’hier, tu viens quand tu veux! »

C’est Mathieu.

« Good, je pars. »

Pas de flafla ni de bonhomme. Je suis pas fâchée contre lui, mais je trouve qu’il en

mérite pas. Je lui montre que ça m’affecte pas, l’épisode d’hier soir, que je reste

indépendante, intrépide et mystérieuse. Je choisis un nouveau maillot de bain et j’enfile

une robe soleil qui va avec la température. Peu importe ce qui va advenir avec Mathieu

aujourd’hui, je me dis qu’au moins y aura le beau temps.

Sur le chemin de Well’s Beach, j’arrête dans un café où ils vendent des bagels faits

maison. Ça sort du four, c’est chaud, c’est bon. J’envoie une photo à mes amies pour leur

dire que je suis encore en vie, que tout va bien, que je leur raconterai mes vacances en

revenant parce que sinon c’est trop long à texter. Elles trouvent que je leur mets l’eau à la

bouche, que je suis mieux d’arrêter au resto où on travaille avant même de rentrer à la

maison, qu’elles en peuvent plus d’attendre. Eli devine mes pensées, même de loin.

« Maude, profites-en, tu le mérites! On s’en fout d’Antoine. »

Je leur envoie des cœurs, une chance qu’elles sont là. Je profite du wifi gratuit pour

mettre une photo sur Instagram, celle des petites maisons en carte postale que j’ai envoyée

à Antoine. Je suis sûre que les gens sauront l’apprécier plus que lui, ça va me remonter le

moral.

« T’arrives-tu? Il nous manque quelqu’un pour la partie de volley! »

Je pense que la vie va s’arranger pour me donner une deuxième chance avec

Mathieu.

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Ça fait deux semaines que t’es parti. C’est rien, deux semaines. Il en reste six autres

encore. On s’écrit un peu, pas assez à mon goût. Mais je comprends, t’es de l’autre côté du

globe, dans un fuseau horaire qui rend nos communications difficiles. Je lâche plus mon

téléphone, le garde toujours à porter de main. Même si je reçois une notification sur l’écran

verrouillé lorsque j’ai un nouveau message, je vais toujours actualiser ma boîte de réception

Messenger au cas où. D’un coup qu’il y aurait eu un problème de connexion. Je vais sur ta

page Facebook et sur ton compte Instagram. Je t’écris des messages, je les efface. Je veux

pas être fatigante. Alors j’attends. Je deviens folle.

Je commence à penser que tu reviendras jamais, que tu m’appelleras plus. Je

m’imagine des histoires où tu as rencontré une fille exotique, une Pocahontas des

Philippines, qu’elle a trouvé un meilleur chemin que moi jusqu’à ton cœur.

Cette idée m’obsède.

Sans m’en rendre compte, je mange de moins en moins. Et ce que j’avale, je le fais

ressortir. Je me dis que si je suis belle, moi aussi, dans un bikini, tu voudras encore de moi.

Je me nourris de café et de petits bouts de galette à l’avoine, je tente de tenir jusqu’au

souper. J’ai de la misère à me concentrer à l’université. Les migraines et l’envie de dormir

me quittent plus. Maman s’inquiète. Je la rassure : tout va bien.

Je suis incapable de me regarder dans un miroir. Je me dégoûte.

Je veux que tu reviennes et que tu me sauves. Je me dis s’il veut me voir à son

retour, j’arrête. S’il m’embrasse encore, j’irai mieux. J’invente toutes sortes de raisons pour

justifier ce que je m’inflige. C’est juste pour un temps, un coup à donner pour être plus

attirante pour toi.

Je me sens coupable tout le temps et mon cerveau se déchire lentement en deux. Je

dors mal, je pleure souvent. J’ai le bonheur lié à toi.

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Le soleil brûle ma peau et celle des vacanciers. La plage est plus bondée qu’hier,

mais je retrouve facilement l’installation des gars grâce à la grosse cruche de punch et aux

nombreux ballons éparpillés autour des chaises colorées. Je rejoins Stéphane, qui est seul

pour l’instant. On jase un peu, je lui demande s’il s’est remis de sa soirée d’hier et s’il est

prêt pour une autre tournée de punch dans pas long. On rit, il est toujours partant. On sort

nos gourdes qu’on remplit aussitôt. Santé!

— Mathieu est retourné dormir coudonc?

— Non non, il doit pas être trop loin, il est au téléphone avec sa blonde!

Je m’étouffe avec ma gorgée. Je suis pas certaine d’avoir bien entendu. Je feins la

surprise, tout en ayant l’air contente et intéressée. J’espère qu’il se doute de rien.

— Han ouain, je savais pas qu’il avait une blonde! Les revues racontent plutôt le

contraire, non? Comme quoi ce serait un éternel célibataire? Ça fait un bout

qu’ils sont ensemble?

C’est mes amies qui m’ont appris ça, l’histoire des revues. Je vais pas assez à

l’épicerie pour avoir le temps de feuilleter les potins en attendant mon tour à la caisse.

— Ça va faire un an! Il garde ça quand même secret, sa relation, il veut pas étaler

ça au grand jour et que la face de sa blonde se ramasse dans le « 7 jours ». Je

l’ai vue une couple de fois, elle est vraiment fine!

Un peu trop secret même. Ce doit être une blague. J’en reviens pas encore. Je

repense à la journée d’hier, pour savoir si Mathieu a mentionné quelque chose en lien avec

le fait qu’il aurait une blonde. J’arrive pas à mettre le doigt sur un truc précis, mais ça

m’empêche pas de penser qu’il est un gros cave. Pourquoi t’investir avec quelqu’un si, en

fin de compte, tu te fous de ses sentiments? Ça dépasse l’entendement. Je sirote mon punch

silencieusement, perdue dans mes pensées. Stéphane se fait dorer la face, à moitié endormi

sur sa chaise. Je crois pas qu’il ait remarqué mon changement d’attitude.

Je pense à la pauvre fille qui croit naïvement que son chum a changé pour elle. Je

me demande s’ils sont dans un couple ouvert. Ce concept-là aussi, je le comprends pas.

Mais si les deux sont consentants, c’est moins pire, j’imagine. Ma peau commence à

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chauffer, les avertissements de maman sur le cancer hantent mon esprit. Mathieu revient

vers nous pendant que je me crème le corps minutieusement.

— Hello miss, en forme? T’as-tu besoin d’aide pour le dos?

Si j’avais eu une autre gorgée dans la bouche, je me serais étouffée à nouveau.

— Non merci, ça va, je suis capable toute seule.

Ç’a sorti plus brusquement que prévu, mais la vérité est que je sais pas si je dois me

sentir comme un vieux kleenex jeté de façon nonchalante par une vitre de char ou faire

comme si j’étais au-dessus de ça, les histoires de cœur. Je pourrais aussi me la jouer façon

Blair Waldorf et me lever d’un bond en ramassant mon sac, tout en criant à Mathieu que

c’est un pauvre type. L’affaire c’est que j’aime pas ça, les scènes. J’apprécie les drames et

les crises de filles dans les séries américaines diffusées sur Netflix, mais dans la vraie vie,

je m’impose rarement. Ç’a comme conséquences que personne sait que je suis blessée en

dedans et que je pleure beaucoup chez moi.

Je dois prendre sur moi, admettre que je me suis fait niaiser, mais que c’est pas ma

faute et que ç’a rien à voir avec moi. Maude, t’es pas le problème, que je me répète en

boucle.

J’essaie de me convaincre que de toute façon, mon histoire avec Mathieu se serait

terminée aussitôt les vacances achevées. Une journée de plus ou de moins. Alors que les

gars jasent entre eux et que je les écoute d’une oreille distraite, je sors mon cellulaire pour

écrire à mes amies.

« Mathieu a une blonde LOL. Bel hypocrite. »

Je tente de plus y penser, de laisser à hier ce qui appartient à hier. Je m’étends sur

ma serviette pour que les rayons du soleil brûlent mes souvenirs.

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Je prends la sortie 400, L’Islet, et je respire mieux. Après L’Islet, c’est Saint-Jean-

Port-Joli et Papi. Lui aussi, il respire mieux, là-bas, près de la grève, même si dorénavant

c’est rendu dangereux pour lui de s’y rendre. Récemment, alors que le vent du nord

ébouriffait ses beaux cheveux blancs, il a perdu pied sur les roches escarpées et pleines de

lichen mouillé et il est tombé. Sur la tête. C’est Suzette, son amie de cœur, qui l’a retrouvé.

Elle se faisait un sang d’encre parce que Papi répondait pas au téléphone. Papi a toujours

son téléphone sur lui. Elle a sauté dans sa voiture pour venir le sauver. Elle savait où

chercher, Suzette, elle le connaît bien, mon Papi. Des fois, je me demande ce qui serait

arrivé si elle avait pas été là pour le remettre sur pied. La marée aurait emporté son corps

de vieux monsieur et il voguerait sur le fleuve qui l’a vu grandir. Si ç’avait eu à se terminer

cette journée-là, il aurait aimé que ça se finisse comme ça, je crois.

C’est sûrement une affaire de Guay, les bords de grève. Ça expliquerait pourquoi

papa a toujours préféré les vacances sur les côtes du Québec plutôt que dans le Sud, au

chaud, comme tout le monde. Ça me gossait, mais je me rends compte que je suis pareille

et que je vais sûrement faire la même chose avec mes propres enfants. L’air du fleuve, c’est

bon pour le cerveau. Les particules salines présentent dans le vent assainissent les bobos

du cœur et apaisent les angoisses.

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La journée s’écoule tranquillement, je réussis quand même à avoir du plaisir. On

joue au volley et au foot, on mange les sandwichs préparés par Stéphane, on boit du punch.

Les gars vont dans l’eau, moi je la trouve trop froide. J’en profite pour lire et en viens

presque à oublier la bombe de ce matin. De toute façon, c’est Mathieu le pire dans tout ça,

qui doit vivre avec sa conscience et la peur de se faire prendre. Je me dis que je pourrais

appeler une revue à potin et vendre mon scoop, faire un peu d’argent, partir en voyage ou

payer ma maîtrise. Une chance que je suis pas de même.

Je remercie mon cœur de rocker qui tient encore le coup. Au moins, j’aurai un récit

plein de rebondissements à raconter aux filles. On pourra chialer autant qu’on veut sur les

gars pas fins qui se demandent pourquoi on a des problèmes de confiance quand on est

témoin, ou victime, de coups bas de ce genre-là. J’ose pas imaginer si ça devait m’arriver.

Insécure à la base, j’ai toujours peur de pas être à la hauteur, ni assez bien ou belle ou

bonne. Je me compare sans cesse à des filles qui existent pas, alors devoir me mesurer à

une vraie fille qui, pendant un instant, aurait su combler un manque chez mon chum, je

deviendrais folle. Je laisserais rien paraître pour pas qu’il s’enfuie en courant, mais un jour

ça exploserait. Une bombe à retardement.

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Je passe la soirée au restaurant avec Ariane, celui en vogue à Montréal où la bouffe

coûte cinq dollars, parfait pour les étudiants. Depuis qu’on travaille plus ensemble, on se

voit moins souvent. Ça m’attriste, parce que je l’adore. Je m’ennuie de nos journées au

magasin, de nos matins café avant l’ouverture, de nos conversations et de ses conseils. Je

profite de ma soirée avec elle, on rit et on jase de tout et de rien. Comme avant. Elle me

raconte qu’elle fréquente un garçon depuis quelque temps, qu’il est merveilleux et qu’elle

est heureuse. Juste le fait de l’évoquer fait pétiller ses yeux. Je suis contente, parce qu’elle

le mérite. Je considère Ariane comme une perle. Elle me demande comment va Antoine,

ce qui arrive avec lui. Same old. Il part, on s’écrit, il revient, on essaie de se voir. En ce

moment, il est de retour chez lui et il a de la misère à trouver du temps pour me voir. Trop

occupé, qu’il dit, avec ses rencontres pour des partenariats et les soirées avec ses amis. Ça

m’attriste, mais je comprends. Je suis toujours trop compréhensive lorsqu’il s’agit

d’Antoine. Presque naïve. Un malaise gagne Ariane, je le vois dans sa posture, dans ses

doigts qui s’entortillent, dans ses yeux qui fuient.

— Qu’est-ce qui se passe?

— … Antoine a couché avec Caroline.

Mes poumons cessent de pomper l’air. Je m’évanouis de l’intérieur. Muette tout à

coup, je me sens trahie, même si on s’est rien promis et qu’il me doit rien. Je suis pas sa

blonde après tout. J’ai chaud. Je frissonne. Je m’éteins tranquillement.

— Je suis désolée, Maude, je pensais que tu devais le savoir…

— C’est correct, Ari. T’as bien fait de me le dire.

Je lui souris pour lui cacher que je craque et que mon cœur s’apparente à l’amas de

neige, autrefois blanc et réconfortant, maintenant brun et mouillé qui s’accumule sur le

bord de l’avenue Mont-Royal.

Page 70: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

65

C’est déjà la dernière soirée des vacances. Autant pour les gars que pour moi. Je

me sens nostalgique et je suis pas encore partie. Même si j’ai encore de la difficulté à

digérer le fait que Mathieu m’ait embrassée malgré sa blonde qui l’attend chez lui, j’ai

accepté leur invitation à souper. J’ai pas envie de passer la soirée seule à ruminer dans ma

tente jusqu’à ce que je me convainque qu’en fait, c’est de ma faute. Je suis la meilleure

pour ça.

Mathieu nous emmène dans un restaurant chic situé sur le bord de l’océan. Il nous

commande des cocktails et une bouteille de vin blanc parce qu’il sait que je bois juste ça.

L’ambiance est feutrée et je me trouve belle dans ma robe noire fleurie. C’est rare, ce doit

être à cause de mon teint bronzé et de ma peau exfoliée par les grains de sable.

On choisit plusieurs plats qu’on disposera au milieu de la table afin que tout le

monde y goûte. La fraîcheur des fruits de mer me fait dire qu’ils ont été pêchés une heure

auparavant. Les raviolis aux homards sont exquis. Pour une raison obscure, Stéphane a

décidé de prendre un spaghetti. Un bon, mais quand même. Y a rien de plus ordinaire que

de choisir ça dans un restaurant, le plus facile à réaliser, le sauve-qui-peut des étudiants.

Même moi, je m’en fais pas souvent. Aussi, on pouvait pas passer à côté de la clam

chowder, délicieuse. J’en mange juste dans le Maine, en vacances, sinon j’ai peur d’être

déçue.

Pendant le repas, Mathieu revient sur le fait que je suis partie en voyage seule. Il

comprend toujours pas et moi, ce que je comprends pas, c’est qu’il pense encore que c’est

impossible pour une fille seule de faire des activités.

— En tout cas, si j’étais ton père, je t’aurais pas laissée venir seule ici pendant

quatre jours! On sait jamais ce qu’y peut arriver.

De quoi, mon père? Hier il m’embrassait et voulait coucher avec moi, aujourd’hui

il se prend pour mon vieux et me prodigue des conseils sur la prudence en vacances?

Fuck off.

Page 71: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

66

Assise sur le siège passager du gros pick-up de Mathieu, je regarde le reflet des

immeubles défiler dans la fenêtre. Stéphane m’a cédé la place comme un gentleman. Les

gars me ramènent au camping, c’est l’heure de se dire au revoir. Mathieu a payé la facture

du souper. J’ai une pensée égoïste et je me dis qu’au moins, mon voyage m’aura coûté

moins cher que prévu. Ce soir, il m’a pas invitée à dormir à l’hôtel. Tant pis. De toute

façon, j’aurais été trop mal à l’aise de me retrouver dans le lit de Mathieu, seule et tendue

à l’extrémité du matelas.

On arrive au camping toujours désert. Les gars trouvent ça drôle et Mathieu refait

un commentaire du genre « si j’étais ton père je t’aurais pas… » Je prends même pas la

peine de lui répondre. Stéphane et lui sortent du véhicule pour me dire bye. J’ai droit à un

gros colleux de Stéphane qui me remercie pour les belles journées et pour la compagnie, et

me souhaite bonne chance pour ma maîtrise.

— Non, merci à toi! Je vais m’ennuyer de tes sandwichs.

On rit. Deux becs sur les joues et il retourne dans la voiture. Gênée, je m’approche

de Mathieu. Lui aussi est nerveux, il se balance d’un pied à l’autre. Il me prend dans ses

bras et me serre fort, comme s’il voulait faire parler son corps plutôt que d’utiliser des

mots. Peut-être qu’il sait que je sais.

- Merci pour ta présence ces derniers jours, c’était vraiment agréable et tu es une

excellente partenaire de voyage.

Je le remercie à mon tour, surtout de m’avoir permis d’entrer dans leurs vacances

de gars. Avant qu’il me relâche, je me dis que c’est ma chance ou jamais de lui glisser un

mot sur son secret. Sinon, je vais y penser tous les jours du prochain mois et ça va

m’angoisser.

— Pourquoi tu m’as pas dit que tu avais une blonde?

— Je sais pas… Je pensais pas que c’était grave.

— … Ah. Ok.

Mathieu desserre son étreinte et recule vers son camion en me faisant un sourire

triste-gêné-désolé. Bonne affaire s’il ressent un peu de culpabilité. Alors que le bruit du

Page 72: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

67

moteur se fait entendre, je leur crie une dernière fois un gros salut merci beaucoup par la

fenêtre ouverte.

Une fois le pick-up hors de mon champ de vision, je sors mes habits chauds de ma

voiture et m’installe dans ma tente froide et humide. Je m’emmitoufle dans mes trois cotons

ouatés, j’enfile mes bas de laine et me faufile dans mon sac de couchage. « Je pensais pas

que c’était grave ». La phrase tourne dans ma tête tel un refrain de chanson poche qui joue

à la radio de Québec. J’ouvre mon téléphone.

« Oui, c’est grave. »

Envoyé. Il en fera ce qu’il voudra.

Je vais sur la page Facebook d’Antoine. Il a publié une photo qui date de l’hiver

passé, quand il était en Europe. Des centaines de commentaires, les trois quarts sont écrits

par des filles. Je les fais défiler devant mes yeux, cherche s’il leur a répondu. Ma gorge se

serre. Je décide de tout fermer, d’attendre ni Mathieu, ni Antoine. Demain, j’irai pas fouiner

sur son profil. Nouvelle résolution. C’est la trente-troisième fois que je la prends, mais Papi

dit souvent que qui tente rien a rien, que chaque chose en son temps et qu’il faut pas baisser

les bras. Peut-être que cette fois-ci sera la bonne. J’espère que le sommeil viendra

rapidement. Avant de fermer les yeux, je me dis que je me suis encore fait niaiser par un

prince-serpent.

On dirait que j’apprendrai jamais de mes erreurs.

Page 73: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

68

Même si je suis venue ici des centaines de fois, tellement que je pourrais presque

faire la route les yeux fermés si c’était pas dangereux, je dois rester plus attentive depuis

qu’on a retiré la grosse pancarte « Atelier d’art Marcel Guay ». Comme on roule vite sur

la 132, je finis toujours par tourner carré dans l’entrée du 490. Je me stationne à côté de la

grosse Buick rouge que je voudrais voir se volatiliser avant que Papi soit responsable d’un

accident. La pancarte a dû disparaître puisqu’il a fallu fermer la boutique d’art de Papi, lui

arrachant du coup une partie du cœur.

Mon Papi est un artiste. Il a tout, le talent, l’imagination, les idées, les rêves et la

grandeur. Marcel Guay sculpteur de profession, un pionnier dans son village. Le meilleur

du monde entier. Il a des mains magiques, qui transforment tout ce qu’elles touchent en

beauté. Pendant soixante ans, Papi a vendu du rêve dans sa boutique. Les voisins, les clients

et les touristes affluaient à toutes heures du jour pour parler d’art et partager les derniers

potins. Mais là, ça fait un an que Papi raconte les mêmes histoires et qu’il vend ses œuvres

à perte. Il a oublié que ses pièces de collection constituent l’héritage de ses enfants, qu’il

doit pas les brader au premier venu parce qu’il faut remplacer la fenêtre de la chambre du

haut.

Quand on lui a dit qu’il devait fermer sa boutique, Papi voulait rien savoir. Il

comprenait pas, voyons Maude, j’ai fait ça toute ma vie. Mais c’était mieux pour lui. La

famille Guay a organisé une grosse fête pour célébrer la retraite de Marcel Guay Sculpteur

sur bois. Tout le village était présent, même les journalistes de L’Oie blanche. C’était beau

et doux, tout le monde débordait de reconnaissance et d’admiration pour mon vieux Papi.

Lui aussi, il rayonnait. Ça faisait longtemps qu’il avait pas vu autant de monde dans son

magasin. Je crois même qu’il a essayé de conclure quelques ventes en cachette. Mais le

lendemain matin, pendant qu’il attendait que son café soit prêt, il comprenait pas pourquoi,

dans la porte, une affiche indiquait que l’atelier cessait ses activités le 24 juin 2017. Il a

pris un crayon et il a changé le sept en neuf. Les activités vont cesser en 2019. Eh voilà

monsieur, y’a personne qui va me dire comment gérer mon magasin. Je suis parti de rien

pis j’ai tout construit ça, coup de gouge après coup de marteau. Laissez-moi tranquille.

Une fois la modification apportée, il est retourné boire son café et lire le journal. La journée

pouvait commencer, les clients pouvaient arriver.

Page 74: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

69

La tente est plus facile à défaire qu’à monter. J’enlève un bâton et toute la structure

s’effondre. Il reste juste à secouer les graines de gazon, à la rouler bien serrée et à essayer

de la remettre dans son sac. Mission impossible. De toute façon, qui est capable de rentrer

les équipements de camping dans leur emballage original? Je garroche mes affaires sur la

banquette arrière. Le désordre y est encore plus grand qu’à mon arrivée, mais je m’en fous.

Il est temps de quitter mon petit coin de paradis et de rentrer à Québec, retrouver ma job et

reprendre les cours à l’université. J’ai une boule dans la gorge qui ne veut pas partir. J’ouvre

mes fenêtres pour offrir mon visage au vent doux et aux rayons du soleil qui vient de se

lever. J’arrête au Dunkin Donuts pour y commander le café glacé qui m’aidera à rester

éveillée sur la route. Le gars, blasé de la vie, met trop de sucre et de crème dans mon

breuvage. Y a des choses qui changent pas.

Sur la 1, mes yeux se remplissent de larmes. Je suis un gros bébé, incapable

d’admettre que toute bonne chose a une fin. Je me sens comme ma petite cousine qui

comprend pas qu’on doit ranger les jeux avant d’aller dormir. Je veux le plaisir tout le

temps, moi aussi. J’appelle maman, je laisse libre cours à ma peine. Elle me rassure du

mieux qu’elle peut et me dit que je suis niaiseuse, qu’il va y en avoir d’autres, des voyages.

Je lui dis qu’elle a raison et je raccroche.

« Merci encore pour ta compagnie et ta bonne humeur. Prends soin de toi, beauté. »

C’est Mathieu. Je réponds pas tout de suite. Il a volontairement ignoré mon dernier

message parce qu’il sait qu’il a tort. Je mets Patrick Watson dans les haut-parleurs,

j’accélère. Je lance un dernier au revoir à Wells et à l’air salin, et promets de revenir bientôt.

« J’arrive chez moi vers quatorze heures alors je pourrai plus vraiment texter, mais

je t’inviterai pour un verre si je passe à Québec pour un show! »

Je lui réponds « parfait, à plus! » et me concentre sur la route. Il a vraiment pas

d’allure. Je range Mathieu et ses secrets dans mon tiroir de mémoire, prends une grande

inspiration et souris.

Ça va aller, Maude… Ça va aller.

Page 75: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

70

deuxième partie

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71

J’ai toujours su que je devais pas mélanger les études et les réseaux sociaux, parce

que je suis distraite trop facilement. Or, le soir du 25 novembre 2016, j’alternais une lecture

scolaire avec ma page d’actualités Facebook. Je faisais défiler des publications et des

photos sans importance, lorsqu’un message a attiré mon attention. Denise Létourneau

venait de publier des cœurs et des je t’aime sur ton mur. Comme vous aviez le même nom

de famille et qu’elle s’appelait Denise, je me suis dit que ça devait être une tante pas trop

à l’aise avec les ordinateurs et qu’elle venait tout juste de se créer un compte pour pouvoir

envoyer des messages d’amour et des quotes quétaines écrits par des faux coachs de vie à

ses neveux et nièces. J’ai éteint mon cellulaire et me suis remise à mes lectures en le

trouvant touchant, le message de Denise, parce que moi aussi j’ai de vieilles tantes qui

publient des affaires pas rapport sur mon mur et ça me fait sourire.

Le lendemain matin, en ouvrant mon compte, j’ai commencé à angoisser quand j’ai

vu que ta tante était plus la seule à t’avoir écrit. Une quinzaine de personnes s’y étaient

mises elles aussi. « Je t’aime », « Je pense à toi », « Lâche pas buddy, t’es capable ». J’ai

compris que quelque chose de grave était arrivé. Comme tu devais revenir de voyage la

veille, je m’imaginais mille scénarios d’avion écrasé, de terroristes fous, de bris

mécaniques. Je suis même allée voir sur Google si on faisait mention d’un écrasement

récent. Rien. Je respirais de plus en plus vite, de plus en plus mal, je me faisais pas à l’idée

qu’il te soit arrivé quelque chose. Alors j’ai écrit à ta tante Denise. J’ai écrit à Julien, à

Marc-André, à Félix, à Olivier. J’ai écrit à presque tous ceux qui t’avaient rédigé un mot

d’amour ou d’encouragement.

J’ai passé la journée assise dans mon lit, en pyjama, à m’arracher la peau des doigts

et à actualiser ma messagerie. Aucune nouvelle ni de toi ni de personne. Facebook disait

« Antoine, actif il y a un jour ». C’était plus qu’un mauvais signe, ça annonçait la fin du

monde. Tu as toujours ton cellulaire sur toi. Mon père comprenait pas pourquoi je pleurais

sans cesse.

— Je pense qu’il est arrivé quelque chose de grave à Antoine.

Il a tenté de me rassurer, puis il m’a laissée tranquille.

Page 77: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

72

Le soir, je suis allée chez mon amie Julie pour me changer les idées. On buvait du

vin, on parlait de livres, de voyages, de l’argent qui manque toujours. On discutait de tout,

sauf d’Antoine. Jusqu’à ce que mon téléphone sonne. C’était Denise Létourneau.

« … Antoine… accident de wakeboard… Tenter de réaliser une figure pour la

filmer… Trop fatigué… Deux vertèbres brisées au niveau du cou… Paralysie… Seulement

ses yeux qui bougent… Son bras droit un peu aussi… Opération difficile… On sait pas…

On attend… »

Antoine.

Paralysé.

Mes jambes ont lâché et je me suis effondrée. J’essayais d’expliquer la situation à

Julie, mais j’en étais incapable. Je sanglotais, je hoquetais, je perdais mes mots. Elle a dû

lire le message pour comprendre. Je pensais de façon incohérente. Je t’avais pas vu depuis

un an, j’avais jamais rencontré ta famille, mais je voulais acheter un billet d’avion pour

aller te rejoindre immédiatement. Je voyais pas d’autres options. Je naviguais déjà sur

Google Flight quand Julie m’a ramenée à la raison. Je sais même pas si j’aurais pu

supporter de te voir ainsi.

Je me sentais impuissante et ça me tuait.

Je venais d’entrer dans mon pire cauchemar.

Page 78: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

73

On est tous assis dans une salle sans fenêtre et on attend que le cours commence. Il

fait sombre, je perds le fil du temps, j’ignore s’il est dix heures ou dix-huit heures. Je trouve

ça déprimant. Y a même pas assez de tables pour tous les étudiants de la nouvelle cohorte

de la maîtrise en études littéraires. Plusieurs devront, comme moi, écrire sur leurs genoux.

Mardi passé, j’étais dans le Maine. Aujourd’hui, j’assiste à mon premier séminaire.

J’envoie une photo du local à Mathieu.

« On était pas mal mieux la semaine passée. »

Je pense pas qu’il va me répondre. Je tue les minutes sur mon cellulaire avant qu’on

me ramène brusquement à la réalité. J’angoisse déjà, malgré mon visage stoïque. Je regarde

mes futurs collègues, mais je reconnais personne. Ces gens m’inspirent pas confiance. Ça

sent le patchouli et la friture d’appartement trop petit et pas assez aéré, la moitié ont les

cheveux sales, ça se promène en bas et en pantoufle, ça porte des chandails de Metallica,

mais ça récite sûrement Balzac et Cioran à tout vent d’un ton assuré. C’est pas parce qu’on

étudie en littérature qu’on doit ressembler à un poète maudit qui vit à peine de sa plume et

qui a besoin d’un rien pour être heureux, parce qu’on sait qu’au Québec, que t’aies du talent

ou pas, ou que t’aies gagné le prix du Gouverneur général, c’est pas faisable.

Je gosse sur mon téléphone, toujours pas de réponse de Mathieu.

Le cours commence. Les deux professeures se présentent et racontent leur vie, leur

parcours. Danielle et Céline. Elles nous disent qu’elles vont se partager le séminaire

obligatoire de maîtrise, que le groupe d’aujourd’hui sera donc séparé en deux. Je les écoute

d’une oreille distraite en regardant autour. J’aurais le goût de faire de la légilimencie,

comme Severus Rogue, et pénétrer dans l’esprit des autres étudiants pour savoir ce qu’ils

pensent de tout ça. Est-ce qu’ils ont vraiment envie d’être là? Est-ce qu’ils ont reçu comme

une révélation leur sujet de mémoire lors d’un cours de premier cycle et ont passé l’été à

faire des lectures préparatoires pour prendre de l’avance sur la nouvelle session? Ou bien

est-ce qu’ils sont là parce qu’ils se sont rendu compte, comme moi, que de trouver un

emploi avec seulement un baccalauréat c’est mission impossible?

— La maîtrise n’a rien à voir avec le baccalauréat, qu’elles disent en chœur en

acquiesçant à leurs propres affirmations. Vous êtes dans la cour des grands,

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maintenant. La récréation est finie, vous allez devoir travailler fort et de façon

assidue, car n’oubliez jamais qu’une maîtrise n’a de valeur qu’une fois qu’elle

est terminée.

Je suis pas certaine d’avoir bien entendu. Est-ce qu’elles viennent vraiment de nous

parler comme si on avait sept ans? Je jette un coup d’œil aux alentours. Soit personne ne

s’offusque, soit chacun garde son incrédulité pour lui. Je sors mon carnet de vacances et

j’écris cette phrase qu’on vient de nous sortir. C’est tellement niaiseux que je veux m’en

souvenir. Bienvenue à l’école primaire.

— Céline et moi pensons que ce serait une bonne idée de faire un tour de table afin

de vous présenter et de dire à vos futurs collègues où vous en êtes par rapport à

votre sujet de mémoire ainsi que votre problématique de recherche, lance

Danielle et son sourire hypocrite. Il est tout à fait normal, à ce stade-ci, de ne

pas savoir exactement ce dont on veut traiter dans son mémoire, ne vous

inquiétez pas. Toutefois, il faut commencer à y penser sérieusement.

Quelle horreur. J’ai rien à dire. J’ai passé l’été à travailler comme une dingue pour

réussir à payer l’université et le loyer, j’ai pas réfléchi deux secondes à mon sujet de

recherche. Mon cerveau roule à cent à l’heure, j’essaie de trouver quelque chose

d’intelligent à dire. Je pourrais écrire un livre sur Papi et ses manies, j’intitulerais ça « Une

histoire de gouges ». Mais peut-être que je suis la seule à trouver que Papi en a long à dire

sur la vie et qu’on peut en apprendre de lui. Je me fais petite sur ma chaise, j’espère qu’on

m’oubliera et que j’aurai pas à parler devant tout le monde.

Le tour de classe commence. Ça jase de manuscrits perdus du XIVe siècle, de

suicide programmé chez un auteur que je connais pas, de l’influence de je sais pas quoi sur

je sais pas qui, ça radote que ç’a passé l’été à la Grande Bibliothèque. Ça prévoit faire une

visite dans les archives d’un musée européen, ça brode sur des auteurs québécois mainte

fois étudiés. Je capote. Ils faisaient quoi, tous ces gens, cet été? Céline secoue son index

dans ma direction, merde.

— Salut, moi c’est Maude. Je fais une maîtrise en recherche-création. Je sais pas

encore de quoi mon roman va parler parce que je l’ai pas commencé, et j’ai pas

Page 80: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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plus de corpus pour ma recherche. J’ai peut-être le goût d’étudier l’oralité dans

un roman québécois contemporain, mais je sais pas encore lequel. C’est tout

pour l’instant.

Je voudrais disparaître. J’ai eu l’air vraiment conne et tout le monde doit penser que

je suis nounoune et que j’ai pas ma place ici. Même la prof me juge, j’en suis sûre. Je suis

fâchée qu’elle ait proposé cet exercice débile qui a eu pour effet d’exposer mon

incompétence aux autres. J’aurais dû inventer quelque chose, moi aussi, pour avoir l’air

intelligente et bien préparée. Dire que je veux étudier la langue de Réjean Ducharme, tiens.

Avec son décès récent, j’aurais mis les professeures dans ma poche pour sûr. Je me sens

comme une imposteure. Je gribouille dans mon cahier, j’attends que le cours prenne fin.

J’en peux déjà plus. Danielle finit par conclure.

— Je vous remercie pour votre attention et votre participation aujourd’hui. J’ai très

hâte de vous retrouver la semaine prochaine afin de s’attaquer à ce séminaire de

maîtrise que je suis extrêmement contente de donner encore une fois cette

année. LIT-6000, c’est comme mon bébé, han Céline? Pour le prochain cours,

je vous invite à penser sérieusement à votre problématique de recherche, car

n’oubliez pas, une maîtrise n’a de valeur qu’une fois qu’elle est terminée.

C’est beau, je pense qu’on a compris. Je ramasse mes trucs et file profiter du soleil

de septembre. Mon téléphone vibre, c’est Élizabeth.

« On va prendre une sangria sur une terrasse dans le Vieux-Québec? »

Je lui réponds oui en majuscules. Mathieu me réécrira sûrement plus jamais et

l’université m’angoisse. J’ignore encore dans quoi je viens de m’embarquer, je sais même

pas si je suis faite pour ça, les études supérieures. Je me parle, en mon for intérieur, je me

dis des mots doux des mots d’encouragement, je me répète de me calmer les nerfs parce

que j’ai deux ans pour le terminer, mon mémoire de maîtrise. Ça sert à rien de stresser tout

de suite.

« On fait ce qu’on peut on est pas des bœufs », dixit Papi. Ou peut-être que j’ai lu

ça quelque part.

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76

Quand j’entre chez Papi, une voix robotisée accompagne mon arrivée. « Porte avant

avec délai ». Il a fallu installer ce système de sécurité depuis que Papi se couche sans barrer

les portes, parfois même sans les refermer. Pas qu’il y ait un haut taux de criminalité à

Saint-Jean-Port-Joli, mais il me semble que c’est la moindre des choses de verrouiller sa

maison quand on dort. Depuis un certain temps, Papi a le jugement amoindri. Il oublie les

gestes du quotidien et prend souvent des décisions sans bon sens. Mais c’est pas grave,

qu’il dit. C’est jamais grave.

J’entre dans la boutique presque vide. Ça sent le bois, les gouges usées, le vernis,

les machines poussiéreuses, la boule à mites, le café, les journaux et les National

Geographic empilés. Ça sent le fleuve Saint-Laurent aussi, les arbres humides, le Tide en

poudre que plus personne utilise sauf lui et les tapis qui traînent un peu partout pour relaxer

ses pieds maganés. Ça sent chez Papi, c’est tout. Je trouve refuge dans ses odeurs qui

embaument cette maison depuis toujours, il me semble. Lorsque j’ai besoin de faire le point

avec moi-même ou de déconnecter d’une réalité en constante effervescence, je reviens sans

cesse chez mon Papi, à Saint-Jean-Port-Joli.

Page 82: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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La nouvelle classe ressemble à un placard éclairé aux néons. Deux minuscules

fenêtres se trouvent à la hauteur du plafond, impossible à atteindre si on voulait aérer la

pièce. Les tables forment un cercle pour favoriser les discussions. Les petits étudiants de

la table ronde. Lorsque Céline arrive et ferme la porte derrière elle, je me sens tout à coup

prisonnière.

Les chaises en cuir démesurées monopolisent tout l’espace, et y a encore deux filles

qui réussissent pas à avoir de bureau pour écrire. Je me demande où vont les deux mille

dollars de nos droits de scolarité. Dans les poches de Céline, j’imagine.

D’emblée, elle nous dit à quel point elle est heureuse d’être là et de voir les étudiants

entrer dans ce beau projet de vie qu’est la maîtrise. Je zieute autour pour voir si y a juste

moi qui trouve que c’est du prémâché servi à chacun de ses séminaires.

— Aujourd’hui, nous allons lire un article qui vous aidera à bien cerner votre

question de recherche. Cet article provient d’un excellent guide qui, si vous le

suivez attentivement, vous permettra de devenir le parfait jeune chercheur

universitaire.

Mes yeux roulent une bonne seconde avant de revenir se poser sur ma professeure.

Depuis la semaine dernière, on parle que de recherche et de tout faire pour se rendre au

doctorat. Ça m’intéresse pas, cette voie-là. Je suis sûrement pas la seule, on était environ

une dizaine à lever la main au tour de table du premier cours lorsque les profs ont demandé

qui faisait une maîtrise en recherche-création. Mais jusqu’à présent, aucune mention sur le

volet création. À croire qu’il s’agit d’un à côté, d’un projet mineur qu’on peut réaliser dans

le temps de le dire. Tout le monde peut faire ça, écrire un roman ou un recueil de nouvelles.

Pas besoin d’encadrement ou de soutien, non monsieur. Je sens déjà que la session sera

longue.

Céline nous dit de nous mettre en équipes de deux et de discuter de nos futurs sujets

de mémoire afin d’en venir à une hypothétique question de recherche qu’on partagera à la

classe à la fin de l’exercice. Je m’ennuie du baccalauréat où on faisait jamais de travaux

d’équipe. Je me tourne vers la fille assise à côté de moi, Chloé. Elle est aussi en création.

À force de parler, je me rends compte qu’elle aussi se sent perdue, qu’elle a une vague idée

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de ce sur quoi elle veut travailler, mais qu’elle a l’impression d’évoluer au milieu d’un

brouillard de novembre. Mon sentiment de solitude pèse moins lourd soudainement.

On commence à travailler sur l’exercice proposé par Céline. Et je me mets à pas

bien aller du tout. Je tremble, mes poumons aspirent plus assez d’air, ma gorge se coince

et mes yeux se remplissent d’eau. J’essaie de prendre une grande respiration, mais je crois

que ça empire. Je me dis je vais pas vraiment pleurer ici, au beau milieu d’un séminaire de

deuxième cycle? Je tente de prendre sur moi, me gratte l’œil en disant qu’une poussière se

trouve à l’intérieur. Quelques larmes coulent sur mes joues. Je détourne le visage, je

cherche en moi une force cachée pour reprendre le dessus sur la situation, mais j’ai jamais

lu Rupi Kaur, je sais pas comment faire. Céline se lève et vient à ma rencontre.

— Est-ce que tout va bien, ici?

Pour toute réponse, je fonds en larmes. La grosse affaire avec le nez qui coule, la

face rouge et la voix qui chevrote. Je voudrais mourir. J’explique tant bien que mal que

j’angoisse pour mon sujet, parce que j’en ai pas, de sujet, que de devoir dire ça devant tout

le monde, ça me fait paniquer.

— Peut-être que tu devrais reconsidérer ta place à la maîtrise ou aller consulter, me

lance ma prof sans une once de compassion dans la voix, avant de retourner à

sa place.

Tout le monde me regarde et je sais plus comment réagir. Mes sourires gênés

sonnent faux. Je renifle comme une trompette, mais aucune chance que je me lève pour

aller me moucher. Ça serait pire que le walk of shame de Games of thrones. Je les entends

déjà dans ma tête, les voix. « Shame! Shame! Shame! » qu’elles disent en chœur. Alors que

mes yeux se remplissent d’eau pour la seconde fois, la voix de Chloé se rend jusqu’à moi.

— Ça va aller, Maude. Inquiète-toi pas.

Je la remercie et lui offre un sourire, sincère cette fois. J’ai envie de m’enfuir.

Je suis due pour une visite chez mon Papi.

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Le 12 décembre 2016, je me rends à l’hôpital pour la première fois depuis ton

accident. J’y serais allée avant, mais tu avais une ouverture dans la trachée pour t’aider à

respirer, et j’aurais été incapable de te voir ainsi. Juste le terme, trachéotomie, me donnait

des frissons. On t’a installé aux soins intensifs. L’infirmière me dit que tu as déjà un

visiteur, mais elle me permet d’aller m’annoncer, pour que tu saches que je suis là. Je suis

tellement nerveuse lorsque je passe la tête par l’entrebâillement de la porte que je pense

plus à ce que je dis et te lance « SALUT ANTOINE, ÇA VA? » en parlant fort pour cacher

ma voix brisée. Tu souris, me réponds « oui, toi? ». Oui, toi. Quelle conne, sérieux. Après

t’avoir dit que j’attends dans le couloir, je file en vitesse. Je me retiens pour ne pas retourner

chez moi. Est-ce que je viens vraiment de te demander si ça allait? Tu es paralysé dans un

lit, il te manque deux vertèbres au niveau du cou, ta vie vient de basculer, et moi, je veux

savoir si ça va. Je suis la pire des attardées.

Je creuse le plancher en faisant les cent pas pour tuer le temps.

Lorsque ton ami Marc s’en va enfin, je te rejoins et m’arrête près du lit. Tu dois me

calmer tellement je tremble. C’est con, ce devrait être l’inverse. Je trouve ça dur de te voir

comme ça. Vulnérable. On dirait un enfant. Tes cheveux bouclés sont tout emmêlés sur

l’oreiller, j’ai envie de les peigner. T’as jamais été le plus musclé, mais aujourd’hui, tu te

perds dans ta jaquette, dans ton lit. Mais quand tu parles, quand tu ris, j’entends le courage

et la détermination. Je suis fière. Comme tu me laisses entrer dans cette nouvelle vie fragile,

je me dois d’être forte, moi aussi. J’appose un masque sur mon visage, pour que tu échappes

à mes yeux apeurés et à mes joues trempées de larmes.

Je jure dans ma tête d’être présente pour toi aussi longtemps que tu le voudras.

Page 85: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

80

Ça fait un mois que l’université est commencée et je me demande à chaque instant

si je dois continuer. Cette question m’obsède. Je pleure de découragement tous les jours,

même si, en classe, je cache ma détresse sous mon air blasé. C’est vrai qu’elle m’emmerde,

Céline, avec sa propension à nous parler comme si tous les étudiants avaient les mêmes

buts et les mêmes ambitions, comme si on voulait tous devenir des doctorants. Encore

aujourd’hui, elle nous explique comment construire son curriculum vitae universitaire,

mais surtout l’importance d’en avoir un bien garni.

— Avoir un bon CV, ça montre que vous êtes quelqu’un. Sans ça, vous ne

trouverez jamais d’emploi. Il faut commencer dès maintenant à envoyer des

articles dans des revues et à rédiger des propositions pour participer à des

colloques universitaires, sinon vous n’aurez jamais de réseau de contacts ni

aucune chance de trouver du travail et vous allez tomber en dépression.

C’est encourageant. On a même pas entamé la rédaction ne serait-ce que de

l’introduction de notre mémoire, qu’il faut déjà en connaître la conclusion et aller en rendre

compte dans des colloques. Encore une fois, aucune mention des textes de création. Céline

parle ici que d’articles scientifiques en littérature. Chloé lève la main.

— J’ai déjà publié une série de poèmes sur un blogue littéraire en ligne, est-ce que

je peux le mettre dans mon CV?

— Oui, tu peux l’inscrire dans la section « autre », parce qu’un blogue en ligne

n’est pas reconnu par l’institution.

Je bouillonne sur ma chaise. J’ai envie d’exploser, de crier à Céline et au monde

que VOYONS DONC, TU PARLES D’UNE OSTIE DE FAÇON DE PENSER

ARRIÉRÉE! À l’entendre, on est rien de plus que des pions en pâte à modeler qui doivent,

à la fin de leur parcours universitaire, entrer dans le moule. Ça m’exaspère, mais surtout,

ça m’angoisse. J’ai pas le goût d’être un mouton de plus dans le troupeau. Ça me prend

déjà tout mon petit change pour réussir à concilier le travail et les études, j’ai pas le temps

d’aller faire du bénévolat pour une soirée de lecture de poésie underground, juste pour

alimenter un bout de papier. Parfois je me sens mal de pas m’investir plus, mais mon loyer

se payera pas à coups de haïkus. À force de passer du temps à renflouer leur CV et à courir

de gauche à droite pour travailler gratuitement lors d’activités culturelles, les gens perdent

Page 86: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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de vue leur but premier, celui de terminer la maîtrise. Au lieu de déposer en deux ans, ils

en prennent trois ou quatre, puis finissent par rester à l’école jusqu’à trente-cinq ans. Tant

mieux pour eux si c’est ça qui les allume, mais moi ça m’intéresse pas.

À la fin du cours, je sors du local encore moins motivée qu’avant. Je repense aux

paroles de Céline, « les textes de création vont dans la section « autre » ». Ça m’enrage. Je

parcours les corridors de l’université et je fulmine, je me demande pourquoi on crée un

volet création si on est pour se sentir dévalorisé de s’y retrouver. Je rumine aussi de pas

avoir le temps d’aller voir mon Papi, à cause de la charge de travail requise par mes deux

séminaires ainsi que par mon emploi à temps partiel au resto. Même si je l’appelle et qu’il

me rassure en me disant que je suis une Guay et que j’ai tout pour réussir, il me manque

l’air du fleuve et son sourire avec une graine de toast à la commissure des lèvres pour aller

mieux.

Page 87: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

82

J’ai huit ans. Assise sur ma petite chaise en bois, je sculpte un Titanic en 2D. Papi

m’a déniché un morceau de tilleul juste assez malléable pour mes mains inexpérimentées.

Concentrée, je suis les lignes tracées avec le papier calque qui vaut cher. Je change souvent

de gouge, j’imite mon Papi. Ce Titanic est ma première vraie sculpture, elle doit être

parfaite. Je veux que Papi soit fier de sa petite-fille. Ma gouge pénètre trop profondément

dans le bois et, pour la libérer, je donne un coup brusque qui fend l’air et m’entaille la main.

Papi m’a répété cent fois de ne pas placer ma main devant mon outil, mais j’oublie. Ça

saigne abondamment, ça tache mes pantalons. Je pleure, Papi accourt. Il me chicane

doucement, « je te l’avais dit, Maude », tout en pansant ma blessure. Il me demande si je

préfère arrêter pour aujourd’hui. Non, que je lui dis, je veux continuer. Le pansement me

fait perdre de la mobilité, des larmes coulent encore de mes yeux, mais je poursuis ma

sculpture. Malgré la douleur, je n’abandonne pas. Je lève la tête, je renifle un bon coup, je

persévère.

C’est pas un bobo qui va m’arrêter.

Page 88: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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Je marche en direction de l’hôpital, le vent glacial de février dans le visage, les

cheveux qui s’emmêlent et les lunettes embuées. Je sais pas pourquoi, mais chaque fois

que je vais te voir, j’ai droit aux pires conditions météorologiques. Un peu plus de trois

mois, déjà, depuis ton accident. Trois mois et j’ai encore de la misère à y croire.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et tu es là, dans ta nouvelle chaise électrique.

Ça me serre le cœur chaque fois. Je te parle comme si de rien n’était, parce que je crois que

c’est de ça que tu as besoin. T’apprécies pas qu’on te prenne en pitié, mais en même temps

c’est difficile parce que tu peux plus rien faire tout seul. Je développe avec toi une tout

autre intimité, je découvre plusieurs facettes de ta personne que je connaissais pas. Je

t’aime encore plus. T’as vingt-trois ans, Antoine, et plutôt que de t’embrasser et de te faire

l’amour, je te nourris, je te mouche, je te peigne les cheveux, je t’aide à t’habiller et j’essaie

de te placer confortablement dans ta chaise ou ton lit. Parfois on se donne encore des becs,

quand on réussit à être seulement tous les deux, et tes lèvres gercées me font le même effet

qu’il y a trois ans. J’espère que tu ressens les mêmes frissons que moi et que mes baisers

te délivreront de ton mal.

Depuis ta paralysie, t’es comme un enfant. J’aimerais comprendre les sensations

étranges que tu tentes de me décrire, m’imaginer le fait que tu crois avoir deux paires de

jambes et que t’as les doigts gelés en permanence, comprendre les spasmes que tu peux pas

contrôler et les muscles qui te font mal et dont j’ignore l’existence moi-même. J’aimerais

pouvoir te sauver, mais c’est impossible et ça me tue.

Aujourd’hui je t’ai apporté une salade, les vitamines c’est bon pour toi. La

vinaigrette coule sur ton menton et dans ta barbe, on rit. Ton rire a pas changé et maintenant

j’entends le courage dedans. Je te regarde et j’espère que tu vois dans mes yeux que pour

t’aider, je serais prête à m’oublier. Tant pis pour la maîtrise si tu veux que je sois là pour

te rendre la vie plus facile à la maison, lorsque t’iras mieux. Tant pis pour le gaz, les heures

perdues sur la route et les sous dépensés sans compter, puisque c’est pour te voir et

t’apaiser. Je voulais être dans ta vie dès l’instant où tu m’as ouvert la porte de ta maison un

soir de janvier, il y a trois ans, et je veux l’être encore plus maintenant, malgré tes jambes

immobiles et tes doigts incapables de caresser mes cheveux.

Page 89: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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Après le dîner, je m’installe sur ton lit et on parle de tout, de rien. Je râle à propos

de l’école et des cours, tu te plains des autres patients qui chialent et des infirmières rendues

incompétentes par manque de temps. C’est rare que tu t’ouvres sur tes sentiments, Antoine.

Un vrai gars. J’aimerais ça savoir si t’as peur, si t’as envie de pleurer. Si ça te tord le cœur

de revoir tes vidéos et tes photos de wakeboard, si tu penses pouvoir remonter sur ta

planche un jour. C’est pour ça que je te parle ni de mon amour ni de mon angoisse. Je sais

que t’as mille autres choses plus importantes en tête, que je suis le moindre de tes soucis.

Je préfère me désagréger de l’intérieur, rongée par le doute, plutôt que de t’importuner avec

mes sentiments de fille aux yeux en feux de Bengale pétillants.

Vingt et une heures trente, je dois partir avant de me faire chicaner par le gardien

de nuit. Je mets mon manteau et me tiens devant toi. J’ignore quoi faire de mon corps.

Chaque fois qu’on se dit au revoir, c’est maladroit. J’ai envie de t’embrasser et de te serrer

fort dans mes bras, mais ta chaise électrique est encombrante, toujours dans nos jambes. Je

te tapote le bras doucement, te souris des yeux et de la face, te dis bye et m’en vais.

— Merci, Maude.

J’ai toujours la gorge coincée quand je sors de l’hôpital. Les larmes me montent

aux yeux quand je descends les marches et réfrène l’envie de retourner en courant vers toi,

pour m’assurer que tu vas bien. Je voudrais que tu me rassures. C’est con, je sais. Quand

je quitte la chambre 217, je laisse toujours un petit bout de moi derrière. Je sais pas où ces

morceaux vont se cacher, peut-être entre deux de tes chandails pour dormir dans ton odeur.

Si tu pouvais ouvrir ton tiroir, tu verrais probablement un petit tas de Maude caché au

milieu de tes vêtements.

En marchant vers ma voiture, je me demande combien de temps je vais tenir à ce

rythme, avant de m’effondrer avec la moitié du cœur séché dans un fond de tiroir. Je mets

la voiture en marche et j’écoute Ben Howard. Sur l’autoroute, j’ouvre ma fenêtre et je crie.

Je crie du plus fort que je peux, je t’aime je t’aime je t’aime. Je veux que mon amour

s’émiette sur le bord du chemin. J’ai hâte de conjuguer ce verbe à l’imparfait.

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J’erre entre les rayons de la bibliothèque avec l’impression d’avoir la place pour

moi toute seule. Je me sens minuscule au centre de ces milliers de livres. Ça fait quinze

minutes que j’ai trouvé le document dont j’ai besoin, mais je me tanne pas de flâner au lieu

de travailler. J’effleure des couvertures de mon index, j’ouvre des livres au hasard. Je

tourne les pages délicatement, regarde en quelle année ils ont été loués pour la dernière

fois. Je les sens aussi, c’est une de mes manies. À la librairie, avant d’acheter un nouveau

roman, je dois toujours le sentir. Si l’odeur me plaît pas, je le remets à sa place et j’en

choisis un autre. Y a rien de plus beau qu’un livre qui sent bon.

Au détour d’une rangée, un bureau disposé devant une fenêtre. Je me dis que j’ai

assez niaisé, m’installe et commence ma lecture, armée de mes post-it colorés, même si

j’ignore encore ce que je cherche. Comme d’habitude, au fil des pages, mon écœurantite et

ma propension à dire que l’université c’est de la marde se dissipent. J’aime ça, la littérature

et ses concepts parfois vagues ou hermétiques. Je trouve ça intéressant. Ça m’allume. Je

colle mes post-it un peu partout, je transcris des citations dans mon carnet. Je sais pas

encore où je m’en vais avec ça, mais je me dis que c’est un bon début. Je m’encourage

comme je peux.

Mon cellulaire se met à clignoter. C’est Antoine. Y a cinq jours, je lui ai écrit pour

avoir de ses nouvelles. L’occasion de descendre le voir à Montréal s’est pas présentée

depuis un bout. Il me répond aujourd’hui que ça va bien, pas d’amélioration notoire, même

s’il continue de travailler fort. Je vais lui répondre, mais les trois petits points m’indiquent

qu’il écrit encore. C’est rare qu’il a de la jasette de même, surtout avec le temps que ça lui

prend pour pitonner sur son téléphone avec son crayon tactile.

« Ça fait une couple de fois que je voulais t’écrire pour t’en parler. Depuis août je

vois une fille un peu plus sérieusement et je sentais le besoin de te le dire, même si je sais

que tu continues ta vie à Québec. »

Mon cœur se détraque, puis arrête. Aucun autre garçon au monde a la capacité de

m’ébranler comme ça. Je réponds pas, mes muscles refusent de s’activer. Je suis un bloc

de glace pris au piège dans la bibliothèque de l’Université Laval.

« Ça empêche pas qu’on puisse se voir là. Je voulais juste être honnête avec toi. »

Page 91: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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Comme je suis cachée derrière mon écran, dans un coin reculé du troisième étage,

personne me voit pleurer. J’inspire profondément, renifle un bon coup, lève la tête et

commence à lui répondre. Je prends mon temps, je pèse mes mots. Je me rends compte que

plus j’écris, mieux je respire. Malgré ma peine de pas avoir été la fille dont il serait tombé

amoureux pour vrai, de pas avoir réussi à lui donner ce dont il avait besoin, je me dis qu’au

moins, je sais à quoi m’en tenir. Plus jamais je serai dans l’incertitude. Je me ferai plus

jamais de scénarios impossibles après avoir passé du temps avec lui, je me casserai plus

jamais la tête à déchiffrer ses messages textes ou ses regards. Peut-être qu’enfin je pourrai

passer à autre chose. Être une amie pour lui, ni plus ni moins.

Les larmes coulent tout de même sur mes joues alors que j’appuie sur « envoyer ».

Je lui ai écrit un immense paragraphe, comme d’habitude. Il peut y lire que je suis heureuse

pour lui, sincèrement. Que je trouve ça important qu’il ait cette présence dans sa vie, qui

lui permettra d’être plus léger et de rire des yeux un peu plus, malgré tout. Même si cette

présence, c’est pas moi. Que j’espère qu’on va continuer de se voir parce qu’on a vécu

beaucoup trop de choses ensemble pour se perdre de vue à cause d’une blonde. Surtout

depuis la dernière année, où on s’est découverts d’une autre manière. Que je le remercie de

me l’avoir dit.

On dirait que je sais plus comment me sentir. Je fixe un point dehors, même si je

suis à des kilomètres de là. J’ai tellement de peine, tout en étant soulagée. J’ai l’impression

de m’être délestée d’un poids énorme. J’ai envie de tout casser aussi. Je me dis que c’est

impossible, pas après tout ce que j’ai fait pour lui. Je me dis, Maude, ça se contrôle pas les

sentiments.

« Merci Maude, t’es trop fine et je suis pas inquiet pour toi. Les bonnes choses

arrivent aux bonnes personnes et je suis sûr que ta vie sera remplie de bonheur. Et anyway,

je vais toujours être là pour toi, même si je peux pas t’aider pour grand-chose en ce

moment. »

Je ferme mon téléphone, mon livre, mon carnet. Je me sens comme un zombie, plus

bonne à rien. Même la lecture pourra pas me sauver. Je range mes affaires, trouve mon

chemin vers la sortie, un pied devant l’autre, indifférente à ce qui se passe autour. Je monte

dans ma voiture. Je pense juste à mon divan et à mes doudous. « Atlas hands » de Benjamin

Page 92: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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Francis Leftwich commence à jouer. Les souvenirs affluent dans ma tête puis sortent en

larmes chaudes. Ça me fait du bien. Je me demande si je suis la seule qui écoute des

chansons tristes quand je suis triste.

Chez moi, je me mets en mou et je m’installe dans mes couvertes. Je fixe le plafond

et j’attends que le temps fasse son œuvre.

Page 93: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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Je me réveille avec l’envie de tout crisser là. La maîtrise qui m’accable et la

nouvelle blonde d’Antoine, c’est trop pour moi. La sonnerie de mon cadran résonne, une

boule entrave ma gorge, une autre me pèse dans le bas du ventre. Je me suis toujours

demandé pourquoi l’angoisse se manifestait de cette façon. J’imagine un nain dodu et

malveillant qui se promène à l’intérieur de moi en piétinant tout sur son passage.

Je peine à ouvrir les yeux. L’étau autour de ma tête se resserre, en synchronie avec

mes doigts qui éteignent mon réveil. Depuis le début de la session, je carbure aux Advils

et Maman s’inquiète. Papa me dit souvent que des pilules, c’est pas un déjeuner. Moi, je

trouve qu’avec du café, ça commence bien une matinée. Ma motivation d’hier à la

bibliothèque est partie en fumée durant la nuit. Ça arrive souvent.

Je m’extirpe des couvertures. La fraîcheur d’octobre me donne le goût de rester

cachée sous les doudous. Je serais une boule d’angoisse emmitouflée et il n’y aurait

personne pour me sauver. Surtout pas Antoine. Je me lève, enfile ma robe de chambre trop

grande, réconfortante. J’écarte les rideaux, le soleil se déverse en Chutes Montmorency

dans mon appartement. Je ferme les yeux et me laisse caresser par les rayons d’un automne

persistant.

Après avoir activé ma machine Nespresso, je me dirige vers ma table de travail. J’y

retrouve mon ordinateur en veille, les livres empruntés la veille et mes notes éparses. Je

regarde mes affaires, pense à tout ce que je dois rédiger pour ma recherche. Le programme

de maîtrise n’offre aucun repos. Le nain recommence à faire des siennes à l’intérieur de

mon ventre. J’en peux plus. Avant de craquer sous la pression et d’appeler Papa en pleurant

pour la troisième fois cette semaine, je songe à ma santé mentale. Dans ma tête, j’entends

encore ma professeure de séminaire nous dire qu’une maîtrise n’a de valeur qu’une fois

qu’elle est terminée. Sa voix me hante. Je relis aussi, bien imprimés sur ma rétine, les mots

d’Antoine. « Je vois quelqu’un ». Quelqu’un qui est pas moi. Fuck you séminaire à marde!

Fuck you fuck off fuck fuck fuck! Je laisse tomber ma robe de chambre en tas sur le

plancher, m’habille d’un seul mouvement. Je sors de chez moi en vitesse, exaltée. Ma tasse

de café, toujours pleine, refroidit sur le comptoir.

Page 94: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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Papi marche vers la porte, chaussé de ses pantoufles en Phentex informes. Celle du

pied gauche est mise à moitié, mais ç’a pas l’air de le déranger. Lorsqu’il me reconnaît, un

sourire illumine son visage ridé d’expériences et de vie, ça va jusque dans ses yeux bleus.

— Hello dear!

Là je sais que c’est moi, Maude, la dear. C’est un hello dear juste pour moi. Je le

prends dans mes bras, le serre fort, mais pas trop. Il est rendu fragile, Papi. Il me dit à quel

point il est heureux de me voir, qu’il m’attendait. Pendant qu’on discute dans la boutique,

je sens une odeur de brûlé. Je cours à la cuisine. Sur le rond, des patates dans le sirop sont

en train de calciner. Il a oublié. Il me dit que c’est normal, que c’est pas grave, que ça fait

souvent ça, c’est pas lui, c’est le chaudron qui est vieux et qui crame tout. Oui, Papi. Je

dépose le chaudron dans le lavabo et je mets de l’eau dedans, sinon je sais que Papi va le

manger quand même.

Il est fait de petites manies, têtu. Il ne jette rien. Pas de gaspillage, jamais. Une fois,

en faisant le ménage du frigidaire, j’ai retrouvé une grande quantité de cheveux de blés

d’Inde dans un Ziploc. Quand je lui ai demandé pourquoi il gardait ça, il m’a dit le plus

sérieusement du monde que ça faisait très bien dans les infusions, que c’était bon pour la

digestion. Je lui ai répondu que j’étais contente de savoir ça, que j’en prenais bonne note

et que j’allais essayer ça bientôt. Lorsqu’il est sorti dehors pour besogner, j’ai mis le Ziploc

à la poubelle puis je l’ai recouvert de déchets pour être certaine que Papi ressente pas

l’envie de le récupérer. Il aime pas ça, le gaspillage, même pour les choses qui pourraient

l’empoisonner.

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Je me stationne derrière l’église, y a pas beaucoup de véhicules. Tant mieux. J’ai

envie de croiser personne, je suis trop irritable pour les conversations de politesse. J’ai la

peau en fleur fragile. Je sors mon vélo du coffre, installe la roue avant. Je mets mes

écouteurs et j’enfourche mon Opus qui s’en vient désuet, mais ça me dérange pas. Maman

me dit souvent que la vie c’est pas une course, qu’il faut apprendre à respirer. C’est ce que

je fais, aujourd’hui, en donnant mes premiers coups de pédales.

Depuis mon déménagement à Québec, pour supporter le difficile et l’inutile, y’a le

tour de l’île de Félix Leclerc. En vélo ou en auto, quarante-deux milles de choses

tranquilles, pour oublier grandes blessures dessous l’armure, pour apaiser mon âme.

Souvent, je me demande si je suis la seule dont la carapace, craquée et fendue, protège plus

de grand-chose. Avec le temps, l’angoisse se faufile de plus en plus facilement par les

interstices. Je me sens rarement légère. Comme si le fer dans mon sang se prenait pour du

plomb. La vie, l’avenir, ça me fait peur. Je voudrais partir en voyage, vivre dans mon sac

à dos Osprey 45 litres, pas revenir avant cinq ans.

Mais aujourd’hui, sur ma bicyclette, le vent frais entre par les fissures et opère un

ménage dans ma tête. Quand je m’effondre, été, hiver, y’a l’tour de l’île. L’île d’Orléans.

Mes muscles se délient au rythme de mes mouvements et de la chanson de Leclerc

dans mes oreilles. C’est Papi qui m’a fait découvrir cette chanson-là. Il aime beaucoup

Félix. Entre vieux messieurs, ils se comprennent. Depuis, on l’écoute souvent ensemble,

surtout quand on cuisine. L’île c’est comme Chartres. C’est haut et propre, avec des nefs,

avec des arcs et des falaises. Ça me rappelle mon voyage en France, ma tête libre et mes

yeux toujours écarquillés, lumineux. J’imagine que c’est pour ça que je reviens

continuellement ici. J’ai laissé un bout de mon cœur de l’autre côté de l’océan et je tente

de le retrouver quelque part sur le chemin Royal, au détour d’un galet ou d’un buisson. Je

visite l’île peu importe la saison puisqu’elle sait se parer pour toutes les occasions. En

février, la neige est rose comme chair de femme et en juillet, le fleuve est tiède sur les

battures. Je l’aime, surtout l’été, parce que sur la plage de Sainte-Pétronille, je trempe mes

pieds dans l’eau et les vagues bercent mes mollets. Je m’aventure jamais trop loin de la

berge, les teintes de gris du Saint-Laurent m’inspirent pas confiance. En août, lorsque la

canicule rend l’air suffoquant, je m’installe à la Chocolaterie, dans les balançoires qui

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craquent, celles avec les copeaux de bois qui te rentrent dans les cuisses, pour manger une

crème molle vanille-choco. Je me ramasse souvent assise avec des grands-pères qui suivent

le mouvement des feuilles accrochées aux grands chênes qui nous surplombent en me

racontant comment c’est, d’avoir l’île comme maison.

Ils me parlent de la vie qui se calcule en saison, qui se compte en fraises mangées

ou en bleuets écrasés pour cuisiner des confitures. Des jours qui vont et qui viennent

comme les marées. Des étoiles qui éclairent le chemin et les yeux plus vivement

qu’ailleurs. Ils me disent : « Au mois de mai, à marée basse, voilà les oies. Depuis des

siècles, au mois de juin, parties les oies. Mais nous les gens les descendants de La Rochelle,

présents tout l’temps, surtout l’hiver, comme les arbres. » Je les comprends. Y a quelque

chose de rassurant dans le silence et le froid, dans le chuchotement du vent qui gèle les

joues. C’est beau, des mots-mémoires dans des bouches de grands-pères. Reviens nous

voir, Maude, pour d’autres histoires, qu’ils me disent encore, en guise d’au revoir. Oui,

promis.

Les vieux messieurs sont absents, aujourd’hui, mais l’île me fait du bien. Plus je

pédale et moins les paroles d’Antoine me font mal.

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Papi s’assoit sur sa chaise de cuisine, celle avec deux coussins sur le siège et un sur

le dossier. Il a tellement peu de gras sur le corps que le bois de la chaise lui fait mal aux

fesses. Il commence à me raconter une histoire que j’ai déjà entendue trois fois, celle de

Michel qui fait du miel et des confitures sur la rue de l’Hermitage. J’ai envie d’un café

pour me remettre de mon périple sur la 20. Pour en faire du nouveau, je dois vider celui

qui traîne dans la cafetière depuis je sais pas quand. Le café moulu est pas à sa place

habituelle, dans le tourniquet à côté des sachets de thé. Je fouille, je trouve le sac dans le

four, en dessous des poêles et des moules à muffins. Pendant que ça coule, je m’assois près

de lui. J’ignore pour combien de temps encore je pourrai profiter de moments comme celui-

ci. Je souris, je sais déjà comment son histoire se termine.

— Raconte-moi la suite, Papi. S’il te plaît.

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J’ai les fesses endolories par mon banc de vélo. J’aurais dû mettre mes cuissards.

Autour de moi, les champs se préparent pour l’hiver. Ça sent encore bon la terre humide,

les vaches et les petites fleurs bleues ou mauves ou jaunes qui résistent au froid de la nuit.

Un amalgame d’odeurs dans mon nez, dans mes poumons, qui me purifie le dedans.

J’oublie ma professeure, la maîtrise, Antoine. Je songe plutôt au pain au chocolat que je

vais engloutir dans moins de cinq kilomètres. Peut-être que je mangerai aussi une brioche

chaude, on s’en fout, on a juste une vie comme me répète sans cesse Papi.

Je roule plus vite, mon ventre gargouille. Chaque voyage à l’île se voit agrémenté

d’un arrêt à La Boulange. Ses arômes me réconfortent, c’est l’un de mes endroits préférés.

Souvent, je me dis que je pourrais lâcher l’école et venir travailler ici, ou ailleurs, entourée

de pains et d’odeurs qui font du bien. La brioche à la cannelle me colle aux doigts. Le

visage tourné vers le soleil, je pense que le bonheur c’est ça, au fond, et je tente de

l’emmagasiner dans mon tiroir de mémoire pour le ressortir demain, quand la vie et la peine

vont me rattraper.

J’enfourche mon vélo à nouveau. On retrouve toutes sortes de choses sur l’île :

maisons de bois, maisons de pierres, clochers pointus, et dans les fonds, des pâturages de

silence. Félix, toujours avec moi. Plusieurs fois, j’ai vu des enfants blonds nourris d’azur,

comme les anges, jouant à la guerre imaginaire. Mais aujourd’hui, ils sont absents.

Dommage. J’aurais aimé les observer, me mettre dans leurs souliers pour un temps. Me

transposer dans un petit corps, m'amuser aux capes et aux épées, aux explorateurs et aux

fermiers. Oublier le retour imminent à ma vie. À Saint-François, je pédale vite. Mes

cheveux dansent dans tous les sens, une brûlure sourde point dans mes cuisses. Tant mieux.

Il faut changer le mal de place.

J’imagine un instant l’île d’Orléans comme ma tête : un dépotoir, un cimetière, parc

à vidanges, boîte à déchets. Elle irait où, l’île, pour s’enfuir d’elle-même? Moi, je pédale,

vers d’autres lieux. J’échappe à ma réalité en la laissant de côté. Je la mets en pénitence

dans un coin de mon appartement, je prépare une valise, petite ou grosse, et je me pousse.

J’espère découvrir ailleurs ce qui me manque ici. Je pars souvent, parce que je n’ai toujours

pas trouvé. Au milieu d’une côte, je me contrains à penser à autre chose. Ça me déprime.

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Faire ça à elle : l’île d’Orléans, notre fleur de lys. Mais c’est pas vrai, que je lui murmure

entre deux respirations, pour la rassurer.

D’habitude, je coupe par la route du Mitan. Mais pas aujourd’hui. Rien ni personne

ne m’attend. Des fois, j’aimerais que quelqu’un m’attende quelque part. Je perçois la

fatigue physique comme une délivrance. Je me sens bien. J’ai l’impression que le poids,

sur mes épaules et dans ma poitrine, s’envole en cadence avec les roues qui tournent. Puis

je distingue, sous un nuage, près d’un cours d’eau, un berceau et un grand-père qui monte

la garde. L’œil vers le golfe, ou Montréal, il guette le signal. Je lui en adresse un, il en fera

ce qu’il voudra.

— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH.

Il faut que ça sorte. Le vieux monsieur se retourne, je lui envoie la main. Ostie que

ça me soulage. Je me fous des autres, des voitures qui me frôlent, de l’Université et de ma

recherche, de mon cœur brisé et de tout ce qui m'entoure. JE M’EN CÂ-LISS, que je crie

du plus fort que je peux. Je veux que mon mal-être se déverse sur le chemin Royal. Le vent

du fleuve se chargera de l’envoyer se faire voir ailleurs.

Je carbure avec l’énergie du désespoir et j’irais jusqu’au bout du monde. Un autre

tour, traverse le pont. Dépasse Québec, plus loin, plus haut, les Maritimes. Je préfère

m’effondrer de fatigue que dépérir d’ennui. Mais je vois l’église au loin qui se rapproche,

et ma voiture de plus en plus nette dans mon champ de vision. Quarante-deux milles,

comme des vagues, les montagnes. C’est terminé. Ça signifie que l’heure est venue.

J’enlève ma roue avant, range de peine et misère mon vélo dans le coffre. Je traverse

le pont, entre dans Québec, rejoins mon appartement et mon café froid. Mon ordinateur en

veille, mes livres et mes notes. Pendant un instant, j’ai la certitude que ça va aller. Que je

suis forte. Que c’est pas une professeure revêche ou un amour déçu qui peuvent me briser.

Je sais que je suis pas encore guérie, mais je me sens plus légère. Avant que le désespoir

me rattrape, je me dis qu’au moins, il y aura toujours le tour de l’île.

Page 100: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

95

Chaque fois que je vais te visiter, je t’apporte un petit quelque chose, une attention

juste pour toi. Comme je peux pas te sauver en te faisant une greffe de moelle ni fournir un

million de dollars à la recherche médicale, j’essaie d’égayer ton quotidien. C’est le seul

moyen que j’ai trouvé pour me sentir un peu moins inutile. J’ai passé des heures sur

Facebook à chercher des photos de tes voyages et de tes amis proches afin de créer une

banderole que tu pourrais épingler dans ta chambre d’hôpital laide et déprimante. Je me

disais qu’ils seraient toujours avec toi, même ceux qui habitent à l’autre bout du monde,

dans les pays exotiques où tu aimais aller passer l’hiver. Je t’ai cuisiné des tortellinis à la

sauce rosée, ton repas préféré, parce que la bouffe d’hôpital te lève le cœur. Durant la nuit,

parce que mon horaire était trop chargé, je t’ai confectionné des fudges pour rassasier tes

envies de sucre. Tu m’as dit que tes amis les avaient tous mangés, alors j’en ai refait. Avec

du chocolat qui vaut cher parce que c’est la moindre des choses. Je t’ai acheté des bas

chauds parce que tu disais que tes pieds étaient toujours glacés.

Je me rendais folle à force de vouloir trouver ce qui te ferait plaisir. Quand tu me

souriais en disant merci, je savais que j’accepterais la folie toute ma vie. Juste pour te voir

rire encore un peu.

Mais depuis que tu as une blonde, j’ai plus le droit ni de te visiter ni de t’écrire. Elle

a peur de notre passé. Pourrais-tu lui dire qu’on a jamais eu de futur?

Page 101: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

96

Assise au Starbucks avec mon café hors de prix, si on peut appeler café un latte au

sirop de citrouille épicée coiffé de crème fouettée, je me dis que j’aimerais ça venir ici avec

une amie juste pour siroter des boissons chaudes trop sucrées, mais agréables pour le cœur

et l’intérieur. Parler de nos petits problèmes de jeunes adultes qui entrent dans le vrai

monde et qui capotent, des nouveaux pulls de chez Zara à acheter parce qu’on en a jamais

assez et que ça aussi, ça fait du bien à l’âme, mais pas au portefeuille, parler d’amour qui

nous ferait flotter sur des nuages de barbe à papa rose, le goût aussi ça serait bien.

Malheureusement, je suis toujours au Starbucks pour mes études – ou en tout cas à

me convaincre que c’est pour ça. Il me semble que j’ai fait ça toute ma vie, gérer des

échéanciers sans fin. J’en ai plein mon casque. Je vais dans des cafés parce qu’à la maison,

tout est source de distraction. Quand c’est l’heure de m’y mettre, je préfère commencer

une brassée de lavage, nettoyer la salle de bain, passer la balayeuse et décider soudainement

de m’initier à la cuisine en essayant une recette de Ricardo.

Je m’installe, ouvre mon ordinateur et mes livres. Je fouine un peu sur Facebook,

rien d’intéressant. Je texte mon amie pour râler que je dois étudier, que je suis tannée de la

session à peine commencée, que j’ai hâte que ça finisse et que mon cerveau a déjà plus

assez de jus pour m’aider à trouver une problématique de recherche. Elle me répond qu’elle

en bave elle aussi, la conversation dévie et on se ramasse à s’inventer des plans de voyages

à Hawaii où on vendrait de la crème glacée dans une hutte. Ça me plait en maudit comme

idée. Je scrute ma page Instagram, rien de nouveau. J’essaie de prendre une belle photo de

mon café et de mon carnet vintage, ça fonctionne pas, c’est laid, je dégote pas le filtre

adéquat. Tant pis, personne va savoir que je rédige un mémoire au Starbucks. Dans mon

agenda, j’écris mon horaire de travail de la semaine, je me fais aussi un plan d’étude pour

me donner bonne conscience. Je retourne sur Facebook au cas où, toujours rien. Il serait

temps que j’embraye mon projet de maîtrise.

Je crée un nouveau document Word pour me donner du courage, le curseur clignote,

ça me stresse. En buvant mon café, je me mets à réfléchir à ma vie. J’ai toujours pensé que

vingt-six ans, c’était un âge d’adulte accompli. Une carrière bien entamée, une première

maison achetée récemment, un amoureux attentionné et drôle, peut-être même des idées de

bébé – sans trop insister dans les discussions du quotidien. Quand j’étais en secondaire un,

Page 102: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

97

je rêvais à quand je deviendrais une adulte de vingt-six ans juste pour pouvoir m’habiller

enfin au Château, acheter des tailleurs de madame et des jupes crayons, des pantalons dans

un tissu chic qui fripe pas quand tu t’assieds et des talons hauts avec le bout ouvert pour

montrer à tout le monde mes orteils pédicurés. J’hésitais encore quant à mon choix de

carrière, mais c’était pas grave parce que les profs nous disaient qu’on avait en masse le

temps d’y penser. Finalement, le cégep et les questionnements existentiels sont arrivés plus

vite que prévu.

Je voulais suivre les traces de ma mère. Je trouvais qu’elle avait un beau parcours

de vie et que si je m’en inspirais, avec en bonus mes habits fancy du Château, j’allais bien

virer comme fille, comme femme. Au secondaire, j’étais inscrite au Programme

d’Éducation Internationale, qui allait m’ouvrir toutes les portes. L’avenir m’appartenait,

surtout avec ma connaissance des cinq aires d’interaction et mes nombreuses expériences

de bénévolat, dont celle, traumatisante pour une Maude trop jeune et naïve, dans un centre

de vieux. Ça paraît bien dans un CV qu’on voulait nous faire croire. Je me posais pas trop

de questions et je laissais mes parents me dicter le chemin à suivre pour réussir dans la vie.

J’étais correcte avec ça, je me disais que j’allais finir le secondaire avec mon diplôme de

l’OBI, aujourd’hui j’ai oublié ce que ça veut dire OBI, que j’irais au cégep et ensuite à

l’Université, que je sortirais de là avec un diplôme et me trouverais une job correcte payante

correcte le fun afin de me ramasser des sous dans un compte épargne pour ma retraite. Ça

semblait rassurant comme destinée.

Le temps a passé.

Aujourd’hui j’ai vingt-six ans, j’ai quitté le nid familial depuis peu pour vivre toute

seule dans un appartement trop cher, je suis encore aux études à me demander quel sens

donner à ma vie, si ça vaut vraiment la peine une maîtrise en études littéraires et ce que je

vais faire avec ça. Depuis mon retour du Maine, je vis dans mon coton ouaté Ogunquit

Beach payé dix piasses US et les vêtements du Château me répugnent. Au lieu d’avoir des

sous dans un compte épargne pour un voyage ou une maison, j’ai des dettes étudiantes.

En regardant les profils Facebook des filles avec lesquelles je suis allée au

secondaire, je me demande ce que j’ai fait de travers pour en arriver là. Elles ont des

maisons et des enfants, certaines sont mariées. Est-ce que ce genre de bonheur les comble

Page 103: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

98

réellement? J’ose pas les interroger. Je finis par prendre sur moi, et je me dis qu’au fond,

même si j’ai pas de maison, je suis bien où je suis. Même si je pleure tous les jours et que

je sacre souvent, je suis fière de rédiger une maîtrise. Et maintenant que j’attends plus après

Antoine, je sais que je pourrai respirer librement à nouveau. Je le sens. C’est pas la fin.

Papi le dit souvent, la vie on en a juste une, faut en profiter pour être heureux du mieux

qu’on peut. C’est ça que je vais faire.

J’actualise ma page Facebook pour la quatrième fois. J’essaie de me convaincre que

c’est la dernière. Je zieute en diagonale, décidée à commencer ma rédaction, lorsque je vois

que Mathieu Grondin se marie le printemps prochain. Je me dis voyons donc, impossible,

y s’agit sûrement d’une nouvelle du Journal de Mourréal. Mais non, c’est vrai. Je lis

l’article, sourcille, puis choisis d’en rire. J’ai jamais pensé que notre aventure de vacances

allait remettre les choses en perspective pour lui, mais de là à annoncer au Québec qu’il se

fiance trois mois après m’avoir embrassée…

J’envoie l’article à mon groupe de filles. Mes amies réagissent, on se moque

ensemble de la nouvelle. On est pas fines, mais ça fait du bien. Aucune chance que j’écrive

à Mathieu pour qu’on aille prendre une bière avant son spectacle à Québec au début de

l’hiver. Le sujet est clos, et je décide de plus m’en faire avec ça. Je retourne à mon

document Word et à ma problématique de recherche, qui me cause pas mal plus de

problèmes que mes histoires de cœur.

Mon café a refroidi, j’ai pas écrit une ligne aujourd’hui.

Mais ça va aller.

Page 104: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

99

épilogue

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100

Je roule vers chez Papi, bercée d’une nostalgie qui veut pas me lâcher. Aujourd’hui,

j’emprunte pas l’autoroute 20, je dis pas salut aux vaches à Saint-Michel-de-Bellechasse,

ma vitre est pas ouverte pour que le vent de la campagne me caresse le visage. Prise dans

le trafic du quartier Lebourgneuf, je laisse mes pensées aller et venir. Je me demande dans

quel état je vais trouver mon grand-père aujourd’hui.

Papi a changé de maison. J’ignore si on peut appeler sa nouvelle demeure une

maison, mais il n’en reste pas moins que, depuis les cinq derniers mois, Papi habite dans

une résidence spécialisée pour les personnes atteintes d’Alzheimer. Aux Jardins

Lebourgneuf, il jouit de tout ce dont il a besoin. Sauf le plus important : ses gouges et son

bord de grève. Même si je dors mieux depuis que je le sais en sécurité, je me doute bien

que Papi préférerait mourir que de rester une seconde de plus enfermé dans sa petite

chambre de banlieue. Depuis son installation forcée, j’ai le cœur déchiré entre mon désir

égoïste de garder mon grand-père pour toujours et son bonheur à lui, qui a rien à voir avec

tout ça.

Je me gare dans le stationnement pour les visiteurs et je sors de la voiture en tenant

mon gros sac d’une main et un lourd plat en pyrex de l’autre. On dira ce qu’on voudra, la

bouffe de résidences pour personnes âgées, de luxe ou pas, ça goûte rien. C’est pour ça que

je lui ai apporté une croustade aux pommes et sirop d’érable que j’ai cuisinée moi-même.

On va en profiter pour célébrer le dépôt de mon mémoire de maîtrise. Je viens lui annoncer

la nouvelle, il sera fier de sa petite-fille. J’entends déjà l’infirmière me dire que c’est pas

bon pour son taux de sucre et qu’il devrait pas en manger, blablabla. Je m’en fous, de son

taux de sucre. À quatre-vingt-sept ans, Papi peut manger ce qui lui fait plaisir. Et je sais

qu’il raffole du sirop d’érable. Sur son terrain, il entaillait une dizaine d’érables avec soin

pour récupérer l’eau sucrée et la mettre dans son café.

Les portes automatiques s’ouvrent sur mon passage, je dis bonjour à Marjolaine, la

réceptionniste. Je prends l’ascenseur, troisième étage, chambre 312. L’infirmière est là

lorsque j’arrive. Elle me salue et m’informe de l’état de santé de mon Papi.

— J’ai pas réussi à sortir votre grand-père de son lit aujourd’hui. Il parle pas

beaucoup non plus, je comprends difficilement ce qu’il me dit. C’est pas très

cohérent…

Page 106: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

101

— Je resterai pas longtemps alors.

Une fois seule avec lui, je m’installe sur la chaise près du lit. Aujourd’hui, j’ai pas

droit au « hello dear ». Il me regarde sans me replacer. Je pense qu’il voit trop de monde

ces temps-ci, trop de médecins et d’infirmières. Il sait plus où donner de la tête. Il doit se

demander où sont Suzette et le facteur, et ce qui arrive avec le propriétaire de la

poissonnerie. Papi est un vieil arbre déraciné qui refuse de reprendre vie ailleurs. Je prends

sa main parchemin, fragile, entre la mienne. Je lui jase de tout, de rien. Je lui raconte des

histoires et des souvenirs pour le distraire. C’est à mon tour de le faire voyager par les

mots. Le son de ma voix le détend, je le sens. Il y a moins de peur dans ses yeux.

Je me lève pour aller chercher mon mémoire de maîtrise. Cent quarante pages à

interligne 1.5. Je le dépose sur son corps frêle pour qu’il puisse mieux le regarder. Tout en

écoutant mes explications et mes récriminations sur l’Université, et aussi mon petit laïus

sur ma fierté d’avoir terminé, Papi tourne les pages tranquillement. Il est pas habitué de

voir le bois travaillé de cette façon, en papier imbibé d’encre noire. Seule la matière brute

l’intéressait. Il caresse quand même mon document comme s’il était précieux et important.

Papi a toujours trouvé ça essentiel, les études. Il a poussé ses enfants et ses petits-enfants à

se surpasser et je crois qu’aujourd’hui, il a le sentiment du devoir accompli.

Je lui dis que c’est Saint-Jean-Port-Joli et le vent salin du bord de grève qui m’a

aidé à passer au travers de mes deux dernières années d’étude. Son visage s’éclaire pendant

un instant. Il tourne la tête et sourit.

— Bravo, dear.

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102

Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller

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103

Introduction

Plusieurs lecteurs demeurent fascinés par la vie et l’aura de certains auteurs.

Intéressés par la représentation du poète maudit, les rumeurs à propos de l’abus d’alcool

ou de substances illicites, le suicide, la mort à un trop jeune âge ou la tendance à se faire

invisible, ces lecteurs accordent de l’importance à la dimension biographique de l’écrivain,

qui attire et intrigue. Parmi les figures mythiques de la littérature québécoise

contemporaine s’imposent celles d’Hubert Aquin et de Réjean Ducharme. Pour plusieurs

écrivains québécois des années quatre-vingt-dix, ces deux écrivains jouent le rôle de

modèles, à la fois pour leur œuvre et pour ce qu’ils représentent dans l’histoire littéraire du

Québec.

Cet essai porte sur le deuxième roman de Catherine Mavrikakis intitulé Ça va aller1,

paru en 2002. L’auteure fait de Ducharme un personnage mythique du récit, et Aquin s’y

apparente à un spectre aux allures de prophète. Ces auteurs sont dépeints, dans l’œuvre de

Mavrikakis, comme des figures paternelles, même s’ils y demeurent absents et

fantomatiques, ce qui place la narratrice, Sappho-Didon Apostasias, dans une posture

d’héritière de ces deux grandes figures de la littérature québécoise. Il nous est ainsi apparu

intéressant de nous attarder à la question de l’héritage et de la transmission littéraire, plus

spécifiquement dans la littérature québécoise, en étudiant les liens de filiation et de rupture

dans Ça va aller.

1 MAVRIKAKIS, Catherine, Ça va aller, Montréal, BQ, 2013, 161 p. Désormais, les références à cet ouvrage

seront indiquées par le sigle CVA, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

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104

1. Prodromes

1.1 Présentation de l’œuvre

Publié en 2002, Ça va aller de Catherine Mavrikakis est un curieux roman aux

allures de pamphlet. L’auteure nous présente la quête identitaire d’un personnage inscrite

dans les profondeurs de la psyché québécoise, mettant en scène la relation que l’improbable

et explosive narratrice, Sappho-Didon Apostasias, entretient avec la littérature, du fait

qu’elle s’en réclame autant qu’elle la rejette.

D’entrée de jeu, ceux qui gravitent autour de Sappho-Didon la comparent au

personnage d’Antigone Totenwald dans Allez, va, alléluia, roman de l’écrivain Robert

Laflamme, un auteur qu’elle exècre. Refusant cette assimilation, la narratrice part en

croisade pour prouver qu’elle n’a rien de ce personnage, rageant au passage contre un

Québec lâche et captif de l’enfance, qui stagne et « qui de la mémoire n’a fait qu’une

devise. Celle de la rancune. » (CVA, 104) Malgré ses revendications et son acharnement,

il n’y a rien à faire : Sappho-Didon est Antigone Totenwald. Aussi décide-t-elle d’aborder

le problème sous un autre angle et de fomenter un plan pour tomber enceinte de Robert

Laflamme afin de donner naissance au plus grand écrivain du vingt et unième siècle – avant

de mettre un terme à sa propre existence.

Le lecteur suit les déambulations de la narratrice, et sa critique impitoyable du

Québec contemporain. Tout y passe et rien n’en sort indemne : la langue, l’institution

littéraire, les artistes qui sont la fierté des Québécois, les grands écrivains, intouchables,

qui siègent sur leur piédestal – Ducharme et Aquin en tête de liste.

Ça va aller se lit comme un roman de la mémoire qui interroge les modalités et les

failles de la transmission, le fardeau du passé, la question des origines et de l’héritage. Le

roman identifie les ratés et les silences de la transmission culturelle. Il se situe dans un

temps indéfini qui oscille entre le passé et le futur. On découvre, dans cette œuvre violente

au langage brut et grossier, une exploration, mais surtout une critique des différentes

sources de transmission de la connaissance au Québec, de même qu’une indignation face

à l’éducation scolaire, qui façonne une société où tout le monde est pareil et où la réflexion

Page 110: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

105

poussée n’existe pas. « Ce « faire comme tout le monde, comme faire le mieux » est abject.

Cela a quelque chose de profondément minable » (CVA, 140) affirme Sappho-Didon. Il

faut ébranler les fondations, sortir de sa zone de confort, baigner dans l’inconnu et se libérer

d’une complaisance malsaine qui ne mène à rien. D’où la quête de la narratrice. Mais par

où commencer? Quel chemin emprunter? « Qui sait? » se demande Sappho-Didon dès la

première page du roman, donnant par le fait même le ton et faisant référence au titre Va

savoir de Réjean Ducharme. « Va savoir » est utilisé lorsqu’il est impossible de savoir.

« Qui sait? », de renchérir Mavrikakis. « Ça va aller », répond Sappho-Didon. « Oui, ça va

aller parce que justement on ne peut pas dire que ça aille. Ça va pas très fort. » (CVA, 107)

Le roman s’ouvre donc sur un questionnement en lien avec le savoir et sur les problèmes

liés à la connaissance, sur le fait de se demander qui, au juste, détient les réponses et nous

dire si ça va aller, et où ça va aller.

Dans Ça va aller, le parcours individuel de Sappho-Didon se confond avec celui de

la société québécoise. La lecture de ce roman montre que, malgré son désir de renier son

origine et son héritage, il lui est impossible d’y parvenir et de s’inscrire dans une nouvelle

lignée. Par extrapolation, le roman suggère que l’héritier contemporain doit apprendre à

assumer les legs du passé et à s’expliquer avec ses ascendants, qui prennent la plupart du

temps la forme de spectres.

1.2 Sappho-Didon Apostasias

Fille d’une famille d’immigrants dysfonctionnelle et impliquée malgré elle dans un

mauvais récit, la narratrice de Ça va aller, Sappho-Didon Apostasias, est un personnage

complexe et ambivalent. Sa voix est forte et assumée, surtout véhémente. Évoluant dans

une société qui semble avoir oublié ses origines, elle veut faire bouger les choses, d’où son

caractère explosif et son désir constant d’être dans le mouvement, le changement et

l’action. On retrouve, chez ce personnage bouillant sorti de l’imagination de Catherine

Mavrikakis, un rappel des personnages ducharmiens. Michel Biron écrit, à propos de

Ducharme, une proposition qui s’applique aussi à Mavrikakis : « Chez Ducharme, le texte

ne tient pas debout sans personnage. Celui-ci est premier : il n’est plus chargé de

représenter la réalité sociale ou de déplacer telle ou telle forme narrative, mais de mettre le

Page 111: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

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monde à l’épreuve d’une voix singulière. »2 Avec un nom créé sur mesure et qui participe

de la fiction, Sappho-Didon Apostasias en fait voir de toutes les couleurs : « Je veux qu’on

me déteste. Je veux qu’on m’haïsse. Que le monde soit blanc, que le monde soit noir. »

(CVA, 69) Elle se présente comme une combattante, comme une guerrière qui ne cède

devant rien et qui sortira le Québec de sa torpeur.

Constamment tiraillée entre colère et don, la narratrice se décrit elle-même comme

une mélancolique « qui se noie dans l’entre-deux » (CVA, 149), qui hésite sans cesse entre

la vie et la mort. En fait, ce que la lecture de Ça va aller donne à voir, c’est que sous

l’apparente colère et sous la révolte de la narratrice se cache une fragilité qui prend sa

source dans un sentiment de solitude. « Ça pleure toujours en moi. Je ne peux pas fermer

le robinet. Mais comme je ne peux pas pleurer tout le temps, je crie, je hurle, il faut que

cela s’épanche » (CVA, 30) annonce-t-elle, ce qui laisse croire que sous la cuirasse se cache

une sensibilité soumise au fait qu’il est difficile de ne jamais céder à rien ni à personne. En

marge de la doxa, ou de quelque groupe que ce soit, le personnage de Sappho-Didon permet

de voir et de comprendre les contradictions qui habitent et qui hantent le Québec.

1.3 Objet de la recherche

Ça va aller est un roman plein d’amertume, de rage et de dépit. La lecture en est

éprouvante et déchirante. Le lecteur n’en sort pas indemne et ne pourra plus jamais voir la

littérature québécoise de la même façon. Mais sous cette colère et cette furieuse frénésie,

n’y a-t-il pas de l’espoir? Un roman qui confronte le passé et ses classiques littéraires, qui

remet en question la littérature dite nationale, qui est capable d’autocritique et qui n’hésite

pas à démolir ses grandes figures est un roman qui se porte bien et qui, à l’image de sa

narratrice, se place en position de ne céder à rien.

Aussi, il semble pertinent de se demander si, malgré une première lecture qui tend

vers une rupture nette avec le monde littéraire, il y aurait, dans l’écriture de Mavrikakis,

des traces d’une probante filiation avec ce monde, que ce soit par des marqueurs

généalogiques, institutionnels, sociologiques, narratifs, stylistiques ou littéraires. Cette

2 BIRON, Michel, L’absence du maître, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Socius »,

2000, p 203

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107

hypothèse place non seulement la narratrice, Sappho-Didon, mais aussi l’auteure dans une

position d’héritière des grandes figures disparues de la littérature québécoise que sont

Réjean Ducharme et Hubert Aquin, dépeints dans l’œuvre comme des figures paternelles,

absents et fantomatiques. Il sera ainsi intéressant de s’attarder au rapport que le personnage

– et l’auteure – entretient avec le passé, ainsi qu’à la question de l’interprétation du présent

par le passé, étant donné que Ça va aller cherche à résoudre les problèmes liés à la filiation

et à la transmission à même la trame de sa narration.

1.4 Méthodologie et approches critiques

Puisque la réflexion critique du mémoire s’articule autour d’une seule œuvre, une

approche thématique du texte est à privilégier. La définition de l’analyse qualitative de

Mucchielli et Paillé se présente « comme un acte à travers lequel s’opère une lecture des

traces laissées par un acteur ou un observateur relativement à un événement de la vie

personnelle, sociale ou culturelle. »3 Parmi les différentes techniques d’analyse de contenu,

l’approche thématique a été priorisée puisqu’elle consiste à « transposer d’un corpus donné

en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé, et ce, en rapport avec

l’orientation de la recherche »4, c’est-à-dire avec la problématique de recherche. Comme

la réflexion porte sur les marqueurs de filiation et de rupture, ces deux thèmes seront les

axes principaux de l’analyse, en lien avec la posture d’héritière du personnage – et de

l’auteure.

1.5 Définition des concepts

Dans leur article « Présentation : Figures de l’héritier dans le roman

contemporain », Martine-Emmanuelle Lapointe et Laurent Demanze affirment que « l’on

pense souvent la littérature contemporaine sous le signe de la perte et de la fin, comme si

les œuvres d’aujourd’hui étaient le lieu d’un désenchantement dont les nombreux spectres

et les ruines seraient les emblèmes, […] [qu’elle] hésiterait entre fragmentation et

3 PAILLÉ, Pierre, Alex Mucchielli, L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, Paris, Armand-

Colin, 2008, p. 59 4 Ibid., p. 162

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108

recyclage, à force de ne pouvoir rivaliser avec les œuvres du passé. » 5 C’est ce qui se donne

à voir dans Ça va aller, avec une narratrice en quête identitaire qui, par sa posture

d’héritière de ces grands récits et auteurs québécois, se situe toujours dans un espace

d’entre-deux, d’une part « hant[ée], […] par les spectres de [ses] aïeux » 6 et, d’autre part,

portée par un désir de rupture avec « une mémoire et une culture empreintes de négativité,

[évoquées] [comme] « l’héritage de la pauvreté », « les mélancolies et les tristesses de

l’histoire » ou « les contes de filiation » qui [nous] hantent. » 7

Or dans la littérature contemporaine, l’héritier n’est plus tenu de porter le poids du

passé comme un fardeau, comme un apport qui exigerait des redevances. En effet, toujours

selon Lapointe et Demanze, « si plusieurs auteurs confèrent une valeur éthique à la

sauvegarde du legs, d’autres choisissent, au contraire, d’en jouer, non pas étrangers aux

tragédies de leur époque, mais bien résolus à les dépasser. » 8 Ce qu’il faut comprendre,

c’est que le fait de renoncer et/ou d’abandonner certains aspects d’un héritage n’est pas

garant d’un mouvement de rupture net ni de la reconduction du mythe d’une tabula rasa,

le tout orchestré dans l’optique d’une posture complètement nouvelle, mais témoigne plutôt

d’un changement de pensée en lien avec la vision de la réception d’un héritage. C’est donc

dire qu’« [h]ériter ne signifie […] pas tout prendre, tout garder et encore moins conserver

tel quel ce qu’on nous a transmis, à la façon d’un condensé de nostalgie » 9, mais qu’il faut

plutôt considérer la filiation comme une ouverture à l’altérité, c’est-à-dire la

reconnaissance de l’autre, autant pour celui qui reçoit un héritage que pour celui qui le

transmet. L’héritière, telle qu’entendue dans cette réflexion, doit donc reconnaître les

disparus dans leur entièreté, tout en repensant le lien et la façon de faire à la suite de la

reconnaissance de l’héritage. Tout en racontant la mémoire des idoles littéraires, l’héritière

doit prendre garde à une forme de ventriloquie, c’est-à-dire de perdre sa voix au profit de

celle des figures attestées.

5 LAPOINTE, Martine-Emmanuelle et Laurent Demanze, « Présentation : Figures de l’héritier dans le roman contemporain », Études françaises, Volume 45, numéro 3, 2009, p. 5 6 Ibid., p. 8 7 Ibid., p. 7 8 Idem. 9 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature

contemporaine des femmes, Montréal, XYZ, 2013, p. 25

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109

Il faut aussi entendre par filiation, non seulement sa définition ethnologique qui

renvoie aux liens de parenté, à l’ascendance et à la descendance entre individus en ligne

verticale, mais bien la liaison de choses résultant l’une de l’autre, s’engendrant l’une

l’autre. Si Françoise Collin, dans son article Un héritage sans testament, écrit que « la

filiation est un art de tenir le fil et de casser le fil » 10, d’où cette idée d’un travail de tri à

double visée, il faut comprendre que le fil en question n’est pas seulement lié à la

transmission du nom et l’appartenance à une classe matrimoniale, mais à tout ce qui

englobe et caractérise un individu et/ou une société. C’est pourquoi il sera question, dans

cette réflexion, de filiation autant généalogique que sociologique ou littéraire.

Le terme de rupture, quant à lui, renvoie au fait de cesser d’entretenir des relations

avec quelque chose ou quelqu’un, au désir de rompre un lien entre deux instances, de renier

tout héritage pénible à assumer, et ce, dans le but de repartir à neuf sans sentir de poids ou

de pression.

1.6 Lien avec la création

Si le personnage de Maude dans Intervalle n’est pas aussi explosif et violent dans

ses actions ou ses paroles que Sappho-Didon, il n’en reste pas moins qu’elle se veut une

voix assumée qui n’a pas peur de partager ses idées, parfois contradictoires avec ses

agissements – d’où l’intérêt de la suivre. Dans Intervalle, la narratrice convie le lecteur à

suivre le fil de ses questionnements identitaires et des péripéties qui surviennent sur son

chemin, alors qu’elle tente de trouver sa place dans un monde qu’elle ne comprend pas

toujours. En faisant alterner le présent et le passé de Maude, un passé lié au personnage

d’Antoine, mais aussi à celui du grand-père, le roman procède par cumul, c’est-à-dire par

l’idée d’un mouvement, d’une déambulation, d’un parcours de sens autant de la part de la

narratrice, par l’écriture, que de la part du lecteur, qui suit cette marche avec une distance

engagée. Projetant l’image d’une fille forte et décidée, Maude est anxieuse et parfois naïve.

Rêveuse, elle aspire à un bonheur tel qu’on le présente dans les contes, souvent sous la

10 COLLIN, Françoise, « Un héritage sans testament », Les Cahiers du GRIF, numéro 34, 1986, p. 83

Page 115: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

110

forme d’une finalité existentielle, ce qui n’est pas sans rappeler, à quelques différences

près, le personnage de Sappho-Didon dans Ça va aller.

Maude veut sortir de sa torpeur, causée notamment par un emploi aliénant à temps

partiel en restauration ainsi que par l’angoisse et l’appréhension d’entamer des études aux

cycles supérieurs pour faire une maîtrise en études littéraires, d’où cette sorte de quête

identitaire qui commence par un voyage dans le Maine. Mais le fil conducteur du récit tient

surtout aux questionnements de Maude – comment se retrouver soi-même, comment

continuer seule, après son histoire avec Antoine. Si les nouvelles connaissances ou les

amis.es de longue date de Maude traversent le texte pour la conseiller et changer, à leur

façon, sa vision du monde et de sa personne, c’est le personnage du grand-père, appelé

affectueusement Papi, qui revient sans cesse aider la narratrice, que ce soit par des

souvenirs d’enfance ou par une visite à la maison sur le bord de la grève. Ce sont ces voix

autres qui accompagneront Maude pendant son escapade dans le Maine et lors de son

entrée à l’université – institution qu’elle valorise malgré certaines réticences en lien avec

les procédures et les façons de penser parfois arriérées.

Comme il ne s’agit pas de copier ou de réécrire le texte de Mavrikakis, les liens de

filiations et de ruptures des deux œuvres ne font pas nécessairement référence aux mêmes

enjeux. Il s’agit plutôt de montrer comment les deux narratrices, de même que les deux

auteures, sont soumises à un travail lié à la transmission et à l’héritage, et ce, chacune à sa

façon. De ces mouvements de récupération et d’évacuation, il en résultera la nouvelle

posture assumée de ces deux héritières contemporaines.

Page 116: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

111

2. Filiations et ruptures

2.1 « Les mères, c’est toujours dangereux »

« Moi, je suis le dernier rejeton d’une lignée d’immigrants ignares. Je suis une fin

de race maudite. Je dois l’accepter. Je ne peux que m’inventer, que me renommer sans

fin. » (CVA, 15) Ce passage, lancé en début de roman par Sapho-Didon, pose les jalons de

la pensée de la narratrice en ce qui a trait aux possibilités d’une filiation basée sur la

généalogie. Pour elle, il est temps d’y mettre fin. Élevée par sa mère, Sofia-Médée

Apostasias, une femme comparée au personnage de Crèvemamère dans le roman Allez, va,

alléluia de Robert Laflamme, et n’ayant jamais eu de père, Sapho-Didon ne lésine pas sur

les récriminations à propos de sa lignée familiale et de leur immigration : « C’est pas la fin

d’une race, l’immigration. Au contraire, cela repart son monde. On va ailleurs, et hop! on

recommence le tout… C’est ignoble, tout cet espoir. […] Mais il y a encore pire que tout

cela. Pire, pire et repire : il y a les enfants d’immigrants. Ça, c’est le plus abject; ça, c’est

ce que je suis. » (CVA, 81)

En insérant sa mère dans son récit, « l’hostie de chienne, […] la calice d’écœurante,

la salope, la cibole » (CVA, 32) la narratrice se hasarde, peut-être malgré elle, dans un récit

de filiation. Prise au cœur d’une contradiction, elle veut se distancer le plus possible de sa

génitrice, mais n’a d’autre choix que de la convoquer afin de régler ses comptes avec elle.

Dans Ça va aller, tout se passe comme si Sapho-Didon, pour reprendre les mots de Laurent

Demanze, était « en quelque sorte à la fois déposséd[ée] d’un passé familial qui n’est pour

[elle] que ruines et deuil et posséd[ée] par ces êtres absents qui obsèdent [sa] conscience

et parasitent [sa] parole. L’hériti[ère] est alors déchir[ée] par la mélancolie, au point de se

faire tombeau de ses ascendants. »11 Pour illustrer ces propos, il suffit de se référer au

passage où, en rêve, Sofia-Médée rend visite à Sapho-Didon, qui lui fait alors son procès.

Si les sentiments de cette dernière envers sa mère demeurent toujours ambivalents, elle

avoue ici : « J’aime tant ma mère et je n’ai jamais pu résister à ses larmes. J’aime tant ma

mère que pour elle, j’annihilerais tout ce que je suis, tout ce que j’aspire à être. […] Je

11 DEMANZE, Laurent, Les possédés et les dépossédés, dans « Figures de l’héritier dans le roman

contemporain », Études françaises, Volume 45, numéro 3, résumé

Page 117: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

112

donnerais tout pour que ma mère m’aime. Tout et même le repos éternel de mon âme, tout

et même la tranquillité de mon esprit pour le restant de mes jours, tout et même moi-

même. » (CVA, 113) Toutefois, à peine quelques lignes plus loin, elle « attrape un couteau

[…], et […] transperce le corps de [sa] mère, [elle] le lacère de coups. » (CVA, 115) Pour

Evelyne Ledoux-Beaugrand, il est clair que « sous-jacente à la haine de la mère et au désir

matricide des filles, se trouve […] une demande de reconnaissance »12, comme si ce désir

de tuer la mère de façon symbolique, ici par un geste scripturaire, représenterait la tentative

ultime de se rapprocher et d’atteindre cette mère, « […] la possibilité d’un contact dans la

distance. »13 Il s’agit donc d’un mouvement à double visée pour la narratrice, c’est-à-dire

d’une part se dissocier et se libérer de la mère et, d’autre part, identifier et légitimer

l’héritage lié à la figure maternelle.

Motif récurent du récit, la visite du spectre maternel à Sapho-Didon amène le

lecteur à comprendre qu’il n’y a aucune filiation possible entre la narratrice et sa mère,

mais qu’il n’y aura jamais de rupture nette. En effet, le jour de l’anniversaire de sa mort,

Sofia-Médée apparaît à Sapho-Didon afin de lui demander pardon et ainsi sortir de l’espace

tourmenté où elle se voit confinée. À la suite d’un long discours où elle explique à sa fille

qu’elle ne l’a jamais aimée, que sa fille porte en elle le souvenir abject de son père et qu’elle

a maintes fois souhaité sa mort, elle termine avec ces mots :

« Ta haine m’appelle sans cesse ici-bas et toujours me retient. Finissons-en de la

comédie de la filiation. Finissons-en de nous. » (CVA, 133) Ce à quoi répond Sapho-

Didon, fidèle à elle-même et à sa hargne : « Je vous hais à la mesure de l’amour que vous

ne m’avez pas donné. Je vous hais énormément, follement, grandement, et pour la haine

de vous, mère, ma mère, je ferai tout. […] Je ne connais de l’amour filial que la haine, mais

cela je le connais. Mère, ma mère, je ne vous pardonne rien et je crache joyeusement sur

votre tombe, aujourd’hui même et pour les siècles des siècles. » (CVA, 133)

En annonçant, presque sous forme de prière, qu’il n’y a aucun pardon possible et

qu’elle ravivera les démons chaque année jusqu’à sa mort, Sappho-Didon, en tant

qu’héritière contemporaine, se voit tirailler entre « la nécessité moderne d’une destitution

12 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, op. cit., p. 239 13 Ibid., p. 240

Page 118: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

113

des figures parentales pour advenir à soi et le souhait d’une restitution des vies de

l’ascendance pour qu’elles ne sombrent pas dans l’oubli. »14 Tout en voulant évacuer

« l’hostie de chienne » de sa vie en lui reprochant « cet amour impossible qui a gâché toute

[sa] vie » (CVA, 111), Sapho-Didon ne peut faire autrement que de convoquer sa mère et

d’apprendre à vivre avec les legs troubles de cette dernière, qu’elle ne devra en aucun cas

transmettre à sa descendance.

À la suite de son matricide onirique, Sapho-Didon se voit emportée par un projet si

important que « [sa] mort n’a qu’à attendre. » (CVA, 116) Ce projet consiste à devenir,

enfin, le personnage d’Antigone tant attendu par Laflamme et ceux qui, sans cesse, lui

accolent le caractère du personnage. En endossant ce rôle, Sapho-Didon espère tomber

enceinte de cet écrivain québécois tant adulé, afin de « [faire] de [sa] petite le plus grand

écrivain québécois. [Faire] d’elle la suite de [son] histoire québécoise, de cette histoire

immobile, poussive et paralytique. » (CVA, 116) Le fait que la narratrice, qui évolue déjà

au sein d’une relation problématique avec sa mère, soit enceinte, rend davantage

ambivalente la figure de la mère dans le récit, car elle doit dorénavant adopter une nouvelle

posture, c’est-à-dire celle de « se pla[cer] à un point charnière dans la lignée, à la jonction

de filiations situées autant en aval qu’en amont d’ell[e]. À travers cette prise de parole […],

dont le discours est caractérisé par [son] statut d’héritièr[e] et [son] rôle de passeus[e] entre

les générations, se révèlent des filiations troubles, complexes, complexifiées par la mort,

par le secret, par les événements historiques, des transmissions achoppées et autres

malaises dans la filiation. »15

Chez Sapho-Didon, la filiation généalogique, de même que le désir de rupture,

s’inscrit sous le signe du deuil. D’une part, le deuil, même refusé, de sa mère, et d’autre

part, le deuil de son enfant à venir, puisqu’elle est portée par un fantasme infanticide tout

au long de sa grossesse, qu’elle qualifie de « lente agonie » : « Je rêve toutes les nuits que

j’accouche d’un morceau de corps, d’un morceau de chair. J’ai envie de fesser là-dedans.

Je prends un gros bâton pour lui donner une forme. […] Je donne des coups à cette forme

immonde. Vlan, vlan, vlan. » (CVA, 120), ou encore, « Je donnerais tout pour qu’elle aille

14 DEMANZE, Laurent, op. cit., p. 12 15 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, op. cit., p. 28

Page 119: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

114

mieux, pour qu’il ne lui arrive rien, à la chose, même si en même temps, j’ai aussi envie de

l’extirper de mes entrailles, encore vivante. » (CVA, 124) La lecture de ce passage sur

l’expérience féminine de la grossesse démontre l’ambivalente impossibilité d’être un sujet

maternel pour Sapho-Didon.

Héritage de son père absent ou simple façon d’exprimer sa hargne envers Robert

Laflamme, il n’en reste pas moins que la narratrice procède à un effacement de la figure

du père biologique, et ce, par un processus radical lors duquel elle écrit, en inscrivant sa

fille au registre de l’état civil, « qu’elle [est] de père inconnu. » (CVA, 140) Non seulement

il y a suppression du père, mais il faut comprendre que pour Sapho-Didon, ce sont tous les

liens de filiation généalogiques qui doivent disparaître. Même elle, ce pour quoi elle veut

se donner la mort à la fin du récit. Après tout, « on n’en a rien à foutre de ses parents. C’est

une origine arbitraire. On naît de la rencontre fortuite de cellules, on naît d’un ventre chaud

et on va vers un destin inconnu qu’il faut faire sien. » (CVA, 140)

Ainsi, afin de ne pas perpétuer les erreurs et les problèmes issus de sa relation avec

sa mère, et avec la volonté de ne pas inscrire sa fille, Savannah-Lou, « l’écrivain québécois

du vingt et unième siècle » (CVA, 155) dans la lignée de son père écrivain, Sapho-Didon

veut couper tous les liens. Elle le dit elle-même : « Je […] donnerai à ma fille l’absence de

toute famille. Je dois sortir de la lignée réparatrice. M’en extirper. Ma fille est née de moi

et d’un certain Robert Laflamme, mais elle ne sera la fille de personne. […] Lou n’est

qu’avenir. » (CVA, 137) Et de fait, comme elle n’aura pas de parents, « elle aura une

origine, sans héritage. Et son origine, elle pourra la détruire, la manier au besoin. » (CVA,

149) En ce sens, l’avant-dernier chapitre du roman se trouve à être une lettre écrite par

Sapho-Didon à sa fille, quelque temps avant l’heure de sa mort planifiée, dans laquelle elle

explique les raisons de cette rupture et pourquoi, selon elle, l’avenir ne peut advenir sans

cette rupture : « Je ne te lègue rien. Il n’y aura pas d’héritage. Il n’y a que des plans, de

l’éducation et de la volonté… » (CVA, 151), mais surtout, « ton destin, tu l’écriras dans

les mots que toi-même tu auras choisis. » (CVA, 157) Pour la narratrice, il faut laisser au

passé ce qui appartient au passé, sans même tenter de reconstruire à partir des ruines de ce

dernier.

Page 120: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

115

Néanmoins, comme l’absence totale d’héritage est impossible, et comme il est tout

aussi impossible d’hériter sans devoir s’expliquer avec quelques spectres, le fait, pour

Sapho-Didon, de refuser la filiation et l’héritage à sa fille place celle-ci dans une position

de deuil chimérique propice aux apparitions spectrales. Selon Laurent Demanze, « par un

singulier renversement, il y a dans le récit de filiation une hantise ou une revenance des

ancêtres, qui prennent possession des héritiers et continuent à vivre en eux à leur corps

défendant. Ces récits sont en effet peuplés de fantômes et de spectres qui semblent réclamer

leur dû et parasiter l’existence des héritiers. »16 Comme la narratrice de Ça va aller place

en sa progéniture ses plus grands espoirs, la voyant devenir le plus illustre des écrivains

québécois, il semble pertinent d’établir un lien avec une autre proposition de Demanze, soit

que les romans contemporains

sont autant de récits provisoires, qui intègrent la perte dans leurs failles et leurs

lacunes, dans une construction où la vocation d’adresse et l’espace de l’autre

sont ménagés, […] [et que] les héritiers renoncent bien souvent à composer un

monument de mots, sinon un monument volatil et léger. Leurs récits dressent

un autre tombeau, celui de leur corps mélancolique. Ces héritiers sont hantés

par les figures de l’ascendance qui s’insinuent au plus intime de leur être.17

À l’image de Sapho-Didon qui doit vivre avec le fantôme de sa mère – qui le désire

même, afin de perpétuer sa hargne – Savannah-Lou devra elle aussi composer avec une

hantise spectrale, celle de Sapho-Didon qui ne cesse de vouloir en finir avec sa vie et avec

les problèmes d’héritage. Toutefois, il ne faut pas interpréter le suicide de la fin du récit

comme une finalité du sujet, mais bien comme un geste de transmission, en ce sens où la

narratrice décide d’accepter sa mélancolie afin que l’avenir de sa fille n’en soit pas teinté.

S’il est impossible de connaître la suite de l’histoire pour Savannah-Lou, puisqu’elle n’est

pas écrite, il n’en demeure pas moins que le récit de Sapho-Didon se module en partie sur

une filiation généalogique déréglée et sur un héritage brisé, mais dont la rupture nette est

impossible.

16 DEMANZE, Laurent, op. cit., p. 13 17 Ibid., p. 14

Page 121: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

116

2.2 « Enfer universitaire »

« Les écrivains : des incapables. » (CVA, 26) Voilà la position implacable de

Sappho-Didon à propos des auteurs québécois contemporains. Cela donne le ton à une

critique acrimonieuse sur le rapport du public à la lecture et à la figure de l’écrivain – et à

l’institution littéraire québécoise par le fait même. Évidemment, comme ses opinions ne

sont jamais sans équivoques, il faut savoir que la narratrice « aime la littérature américaine

ou étrangère. [Que] c’est bien mieux que celle que l’on fait ici en ce moment. On écrit mal

ici : on est si complaisants. » (CVA, 26) Et en parlant de Thomas Bernhard, qu’elle a lu

récemment, elle dit : « Quel grand écrivain! Quelle rage contre son pays! Quelle férocité

contre la médiocrité! Mais quelle lucidité! » (CVA, 27) Nommer cet écrivain autrichien en

particulier n’est pas le fruit du hasard, Bernhard étant reconnu pour ses nombreux scandales

et polémiques entourant ses textes, ainsi que pour sa propension à tourner les prix littéraires

et autres distinctions institutionnelles en dérision. Ce que Sappho-Didon reproche à la

littérature québécoise, et surtout à « Laflamme-vieille-chimère-québécoise » (CVA, 19), à

ce « Laflamme-tel-que-le-Québec-le-fantasme » (CVA, 18), c’est cet éloge de l’enfance,

le fait qu’ « il n’y en a que pour les enfants. On les retrouve partout. On les adore, les adule,

ils sont tout-puissants, merveilleux, grandioses. Ils ne sont pas touchés par la laideur du

monde. » (CVA, 37) Elle se demande même si « la littérature québécoise va grandir un

jour? » (CVA, 37) Et comme les personnages qui gravitent autour de Sappho-Didon ne

cessent de la comparer à Antigone Totenwald, elle-même comparée à la jeune protagoniste

de L’avalé des avalés de Réjean Ducharme, Bérénice Einberg, la narratrice décide qu’il est

temps d’en finir avec cette mascarade, et d’aller rencontrer un spécialiste de Laflamme afin

de savoir si elle est, oui ou non, Antigone.

Sappho-Didon veut discuter avec « un laflammien pur et dur » parce qu’elle « ne

croi[t] pas que [Laflamme] ait le dernier mot sur son œuvre » (CVA, 26). Après tout,

« depuis quand les livres appartiennent-ils à leur auteur? Depuis quand l’auteur est-il calé

en matière littéraire? » (CVA, 26) La narratrice n’a même pas encore rencontré le

professeur, un américain nommé Harold C. McQueen, qu’elle le présume être « un

imbécile », car « consacrer sa vie à Laflamme et à ce livre répugnant, cela demande une

certaine dose de connerie. » (CVA, 26) Lorsqu’il arrive enfin, Sappho-Didon est subjuguée

par son « air superbement idiot » (CVA, 35) et décide d’emblée de coucher avec lui, « dans

Page 122: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

117

ce bureau typiquement professeur d’université américain où la seule petite coquetterie, à

première vue, est une petite photo de Laflamme, une des rares images du maître» (CVA,

56), tout en ayant une pensée pour «mademoiselle de Vinteuil crachant sur le portrait de

son père avant de faire l’amour avec son amie » (CVA, 43) La convocation d’un

personnage proustien par la narratrice à ce moment précis, de même que le regard posé sur

l’institution, font de Ça va aller, pour citer Élizabeth Nardout-Lafarge, un roman qui

« brocarde la critique universitaire », et qui « fait intervenir un nouvel élément de la

légende, la cohorte des thuriféraires, le chœur qui chante la louange du grand écrivain. »18

En se jouant des « couloirs déserts de l’université québécoise » (CVA, 45), du

« Département de littérature française (pas québécoise ou francophone, noblesse oblige) »

gardé par « deux chiennes cerbères » et où « les « professeurs […] ne foutent pas grand-

chose » (CVA, 27), Sappho-Didon tente d’effectuer une rupture avec l’institution.

Toutefois, puisque rien n’est tout blanc ou tout noir avec la narratrice, et puisque la

révolution qu’elle espère tant passera par les livres et la littérature, il y a, en filigrane de

cette rupture, certaines marques de filiation.

Lazare, seule amie de Sappho-Didon Apostasias, oracle agonisante comparée à un

« oiseau de malheur » (CVA, 20), lui annonce de but en blanc : « T’aimes pas Laflamme.

Ben, va falloir que tu révises tes positions. Mais pour le moment, bats-toi. Résiste à ton

destin. » (CVA, 23) Le conseil de Lazare pour résister au monde entier? « Plonge-toi dans

les livres. » (CVA, 23) Mais pour Sappho-Didon, la question à se poser est dans quels

livres, justement, elle qui préfère se « mettre au lit avec le journal d’Hervé Guibert,

question d’oublier les écrivains vivants et leurs écrits sans imagination. » (CVA, 71) Elle

en vient à se demander, lors de sa visite à la Délégation du Québec à Paris, s’il n’y a « qu’un

seul écrivain au Québec? » (CVA, 88), en parlant de Robert Laflamme. Dans un passage

sarcastique où elle se fait en quelque sorte porte-parole pour l’institution, elle dit : « On a

donc des grands écrivains, qui lancent des beaux grands livres à Paris. On a une grande

littérature reconnue partout dans le monde, et même à la Délégation du Québec à Paris. Y

a de quoi s’applaudir… » (CVA, 91) Sappho-Didon se donne pour mission de sauver le

Québec, ce « monde en attente d’avenir » (CVA, 105). En ce sens, Amélie Paquet écrit,

18 NARDOUT-LAFARGE, Élizabeth, Le personnage Réjean-Ducharme dans trois romans contemporains,

dans « Les avatars du biographique », Voix et Images, volume 30, numéro 2, hiver 2005, p. 58

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118

dans son article « Littérature d’après l’Histoire et temps d’arrêt dans Ça va aller de

Catherine Mavrikakis », que « la narratrice en appelle à des événements violents qui

viendraient enfin rompre avec le confort des institutions et le règne complaisant de la

fierté »19 :

C’est pas la Délégation du Québec à Paris qui va sauver le Québec, bande de

caves. Ce sont ceux qui fabriqueront des manifestes pétaradants, des livres-

bombes, des films qui feront voler en éclats toute cette belle fierté-là, tout cet

establishment pourri du bon goût. Celui qui sauvera le Québec, c’est un

artificier, un faiseur de terreur. C’est peut-être un Laflamme, un Laflamme-

comme-on-ne-le-reconnaît-pas, un Laflamme-pas-encore-défiguré-par-l’idée-

de-la-grande-littérature-québécoise-exportable-à-travers-le-monde, un

Laflamme-avant-que-vous-l’ayez-neutralisé. Parce qu’au Québec, il faut

hurler. Il faut que cela ait peur pour que cela se réveille… Et j’espère qu’un

jour, bande de caves, vous aurez peur, peur de moi, Sappho-Didon

Apostasias. (CVA, 92)

C’est donc dire que la narratrice « rêve de véritables explosions culturelles,

d’écrivains et de cinéastes guerriers qui s’inscriraient férocement dans l’Histoire. »20

Sappho-Didon elle-même incarne cette posture agressive, se décrivant comme « Athéna-

la-Cuirasse, la va-t’en guerre québécoise. » (CVA, 74) Mais il ne faut pas se méprendre,

Sappho-Didon « n’a pas reviré fédéraliste » (CVA, 149). Il s’agit ici d’un « combat [qui]

s’inscrit directement au cœur de la littérature. »21 En effet, malgré ses propos souvent

pessimistes, c’est la littérature qui fait office de porte de sortie à ce temps circulaire

québécois. Toujours selon Paquet, « elle [la narratrice] la considère [la littérature] non

seulement fertile en renversements de situation, donc génératrice d’événements et

productrice d’histoire, mais comme ce qui donnerait au Québec l’envergure qu’il lui

manque. La littérature, pour la narratrice, s’inscrit directement au cœur de la vie. »22 C’est

en ce sens que la fille de Sappho-Didon, Savannah-Lou, se voit confier l’avenir littéraire

19 PAQUET, Amélie, Littérature d’après l’Histoire et temps d’arrêt dans Ça va aller de Catherine

Mavrikakis, dans « Le temps contemporain: maintenant, la littérature » sous la direction de Hamel, Jean-

François et Virginie Harvey, Cahiers Figura, volume 21, 2009, p. 139 20 Idem. 21 Ibid., p. 140 22 Idem.

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119

d’un Québec en faillite et tourné vers le passé, qu’elle « lui en [fera] voir de toutes les

couleurs. » (CVA, 152)

2.3 « On est vraiment nés pour un p’tit pain »

« Le Québec a besoin de moi. Le Québec a besoin de grandeur. » (CVA, 108) Voilà

les prémisses du « plan québécois » de Sappho-Didon, qui désire sortir le Québec de sa

torpeur. Lâche et se contentant de peu, la société québécoise se complaît dans un temps qui

« stagne et piétine » (CVA, 61), et dont la « cadence […] [est celle] de la répétition. »

(CVA, 61) Tout se passe comme si, dans le roman, aucun événement ni aucun désir de

changement profond ne vient secouer les Québécois afin de les inciter à prendre en main

leur destin. C’est ce que la narratrice de Ça va aller reproche au Québec et c’est pourquoi,

« Athéna toute cuirassée » (CVA, 47) qu’elle est, elle aspire à changer les choses en

utilisant sa haine comme moteur principal.

À la suite d’une soirée à la Délégation du Québec à Paris, où elle constate la

connerie et la complaisance des Québécois présents, sa position est claire : « J’en ai marre

du Québec et de tout. J’en ai marre d’être québécoise et je m’agrippe à ma colère, à ma

mauvaise humeur. Je m’agrippe à pleines mains, en donnant des coups de poing qui

résonnent dans la matière du monde. Je m’accroche à mes humeurs, c’est le seul truc qui

me retienne dans ce monde pourri, dans ce monde québécois que j’haïs. » (CVA, 87) Si

Sappho-Didon en vient à tenir un tel discours et à souhaiter l’avènement d’événements

violents, c’est en réaction à ce temps circulaire qui rythme le Québec et sa société

hyperfestive. Tout se passe comme si, depuis le référendum de 1995, le temps s’était arrêté,

incitant par le fait même à la lâcheté :

C’est chaleureux, le Québec… Un grand peuple très chaleureux, très latin, très

émotif… Y a pas à dire, on a le sens de la fête, nous les Québécois. On a une

grande culture nationale, on a de grands écrivains à commémorer. Comme le

20 mai 1980, où tout ce beau grand peuple si chaleureux, si humain, si fier a

voté à 60 % contre l’indépendance. Comme le 31 octobre 1995, où ce pays si

extraordinaire, si reconnu dans le monde a voté encore et toujours, dans une

grande rigueur de pensée, avec cohérence et fierté, contre un destin. On a des

belles dates… (CVA, 90)

Page 125: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

120

Philippe Muray désigne l’événementiel comme l’élément qui remplace

l’événement dans l’ère posthistorique : « L’événementiel se développe sur le tombeau des

événements. Il croît et embellit sur leur effondrement. Il est la mise en scène de leur

absence. »23 À ce sujet, Amélie Paquet écrit, pour rendre compte de l’état de la société

québécoise de Ça va aller, que « l’événementiel produit à ce titre une illusion d’événement

dans un monde au sein duquel rien ne peut réellement survenir. La fête est le simulacre

d’un événement qui à vrai dire ne se produit jamais. Elle semble unique et significative au

moment où elle se déroule, alors qu’elle est en réalité reproductible à l’envi, par n’importe

qui, n’importe quand. »24 Toujours selon Muray, il faut se ranger du côté de la littérature

pour espérer faire bouger les choses, et c’est ce que Sappho-Didon fait, en suppliant un

écrivain de venir troubler la fête à Paris : « Aquin, pourquoi ne viens-tu pas gâcher la fête,

[…] pourquoi ne nous apparais-tu pas au milieu de cette comédie […] ? » (CVA, 97) C’est

donc dire que « le roman contemporain exprime […] le désir de réintégrer l’Histoire en

échappant à la condition de l’Homo Festivus, puisqu’il autorise par sa narrativité les

renversements de situation propres à l’événement. »25 C’est ce qui est donné à voir dans

Ça va aller, alors que la narratrice tente de créer l’événement plutôt que l’événementiel et

qu’elle incite aux explosions culturelles différentes, « dans ce monde [où] il faut que tout

le monde soit pareil. » (CVA, 139)

Il y a, dans ce roman de Catherine Mavrikakis, la mise en place d’une trame de fond

qui ressemble à s’y méprendre à ce qui a déjà été observé dans les années 1970 au Québec,

soit un désenchantement romanesque. En effet, la narratrice affiche tout au long du texte

sa déception et son mépris face à la société québécoise qui est tout, sauf en ébullition.

Comme Biron, Dumont et Nardout-Lafarge l’expliquent dans leur Histoire de la littérature

québécoise, « [l]e sentiment de perte et d’impuissance est partout présent, suscitant des

réactions souvent violentes de la part de personnages frustes, toujours sur le point

d’exploser. On passe du rêve à la réalité, et à une réalité brutale et vide de sens […] [dont

l’expérience] tourne presque toujours à la déception, voire au désastre. » 26 Sappho-Didon

correspond en tout point à ce personnage type, désenchanté du monde dans lequel il vit,

23 MURAY, Philippe, Après l’Histoire I, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 93 24 PAQUET, Amélie, op. cit., p. 137 25 Ibid., p. 139 26 BIRON, Dumont, Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2010, p. 502

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121

rêvant aux jours meilleurs du passé. En lien avec cette désaffection du monde ressenti par

la narratrice, Michel Biron écrit, dans son ouvrage L’absence du maître, qu’ « il s’agit

moins de tout ramener à la conscience de soi que de rendre le sujet à son indétermination

relative en posant comme prémisse narrative que la société, qui n’est ici qu’un autre mot

pour désigner la réalité, n’existe pas en tant que forme structurante. »27 C’est en ce sens

que Sappho-Didon se questionne sur « comment faire le deuil de ce qui n’a pas été? Du

Québec de nos rêves… Comment ne pas me laisser bercer par la voix éraillée, rauque d’un

futur du passé? Comment continuer chaque jour, en me disant que rien n’arrive ici, que

rien ne bouge? Comment continuer? Et comment, surtout, comment en finir? » (CVA, 49)

Le fait de parler d’un « futur du passé » n’est certes pas anodin. Pour Stéphane Inkel, cela

pourrait faire référence aux « désirs inaboutis qui laissent le présent aux prises avec un

travail indéfini de réparation. Or c’est peut-être à même ce travail que peut s’envisager

quelque chose comme un désir de transmission qui repose sur un refus de la filiation,

comme s’il fallait d’abord être quitte envers les faillites – mais tout aussi bien les désirs –

du passé avant de passer à la suite. »28 Même si elle aimerait « partager le faux espoir

québécois » (CVA, 98), Sappho-Didon refuse d’être spectatrice de cet abrutissement et de

regarder son peuple s’endormir sans le savoir, trop occupé qu’il est à s’applaudir et à se

féliciter d’être bon, « même [s’il] vient d’un coqueron » (CVA, 91), d’où sa propension à

vouloir tout détruire et tout bouleverser, engagée qu’elle est envers l’avenir.

Épuisée, désenchantée, déprimée, les mots ne manquent pas pour qualifier le

sentiment de la narratrice face à la société dans laquelle elle évolue et où elle se demande

constamment ce qu’il y a « de pire, de plus pitoyable, de plus triste qu’un peuple, québécois

ou non, qui tente de se remonter le moral en se faisant accroire qu’il est capable? […] de

pire qu’un endroit du monde qui est toujours en train de chercher de la reconnaissance pour

se mettre à exister? » (CVA, 86) Mais encore une fois, l’ambiguïté du personnage de

Sappho-Didon vient mêler les cartes et montrer qu’il ne peut y avoir de rupture sans marque

de filiation. En effet, même si elle exècre le Québec et qu’elle dit qu’ « on ne peut qu’haïr

le Québec, le détester pour sa petitesse, ses ratages, sa morosité, sa frilosité face à tout

27 BIRON, Michel, op. cit., p. 231 28 INKEL, Stéphane, Filiations rompues. Usages de la mémoire dans la littérature contemporaine, dans

« Transmission et héritages de la littérature québécoise », sous la direction de Karine Cellard et Martine-

Emmanuelle Lapointe, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 238

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engagement, sa lâcheté, ses Robert Laflamme » (CVA, 83), et même si, accompagnée de

son ami universitaire et escorte pour hommes Maxime Le Grand, elle « passe des soirées

entières à cracher [sur son] pays » (CVA, 83), elle ne peut faire autrement que de l’aimer :

« Le Québec est pour nous, bien sûr, une histoire de haine, mais pour cette haine-là, on

donnerait pas seulement notre vie (qui ne vaut pas grand-chose anyway), pas seulement la

vie des autres, mais on donnerait l’impossible. » (CVA, 83) Son acharnement à dire du mal

de la société québécoise prouve que Sappho-Didon en est elle aussi le rejeton, malgré sa

tendance à croire qu’elle est néo-québécoise. Selon Michel Biron, la narratrice « n’exis[te]

au départ qu’à travers le discours d’opposition qu’[elle] y [a] appris. L’insubordination va

de soi, elle s’impose à [elle] [Sappho-Didon] sans même qu’[elle] la revendi[que], comme

une attitude normale, presque naturelle. [Elle dit] du mal de la société, mais quasi à regret,

parce que c’est plus fort qu’[elle]. »29 En s’accrochant aux images de ce qu’a déjà été le

Québec, et donc à ce qu’il pourrait redevenir, Sappho-Didon, plutôt que de tomber dans

l’engourdissement général qui caractérise le Québec, préfère la véhémence et affiche une

posture violente, explosive. Elle sait que le changement peut encore advenir, et elle place

son espoir en sa fille « vorace du temps à venir, affamée du Québec qui saura [la] nourrir,

qu’[elle] pourra faire grand, à [sa] mesure. » (CVA, 152) Par ce geste de transmission,

« l’écriture, liée à cette incomplétude du passé, consiste à reporter vers l’avant ‘’ce qui n’a

pas trouvé sa résolution’’ »30.

2.4 « Mon prophète de la vie maudite »

Si Sappho-Didon voue une haine incontrôlable envers Robert Laflamme, l’écrivain

tant adulé, elle considère Hubert Aquin comme le seul grand auteur québécois, vénérant le

mythe littéraire qu’il est devenu à la suite de son suicide. « Et même s’il ne promet aucun

lendemain qui chante, Aquin, c’est celui qui doit nous tracer la voie. » (CVA, 16) Elle

avance dans le roman en clamant haut et fort qu’il est l’exemple à suivre pour aller de

l’avant, qu’elle « ne vénère que la mémoire d’Hubert le Magnifique » (CVA, 16) et même,

qu’elle ne « ser[a] Aquin ou rien. » (CVA, 95) Dès les premières pages de Ça va aller, la

29 BIRON, Michel, op cit., p. 257 30 INKEL, Stéphane, op. cit., p. 239

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123

narratrice parle de la « passion-ravage » qu’elle éprouve pour cet auteur, adulation qui date

d’aussi loin qu’elle se souvienne, de ses « 16 ans québécois, quand tout était encore

possible, quand l’avenir était le sien, le mien. » (CVA, 48) Celle qui a fait de Prochain

épisode sa bible personnelle, dont elle pourrait réciter les pages telle une prière à Dieu,

affirme qu’elle a pris « le deuil de la vie » (CVA, 48) le jour de la mort d’Hubert Aquin et

que depuis cette date, « [elle] sui[t] pas à pas sa pensée; [elle] [est] le spectre de sa vie.

[Elle se] coule dans la folie de ses mots : [elle] pense à son suicide. » (CVA, 48) Et c’est

ce qui est entre autres donné à voir dans ce roman, soit le désir d’en finir de Sappho-Didon

Apostasias.

Auteur tout autant radical que paradoxal, Hubert Aquin est d’avis que les écrivains,

tout comme les révolutionnaires, doivent mettre en péril les fondements de la société, et

ce, en s’engageant politiquement dans l’écriture. Plus connu du grand public pour son

suicide, le 15 mars 1977, que pour ses romans, il laisse derrière lui une œuvre davantage

analysée par la critique universitaire que lue. En affirmant d’entrée de jeu sa posture

mélancolique liée à Aquin, Sappho-Didon se présente comme « un sujet hanté, dont le

corps mais aussi la voix laissent deviner la présence des disparus et des oubliés. »31 C’est

par cette hantise spectrale, qui fait aussi office de moteur pour la fiction, que se concrétise

l’héritage d’Hubert Aquin chez Sappho-Didon. En fait, c’est à même l’histoire de la

narratrice que la mémoire intertextuelle se trouve inscrite, c’est-à-dire dans l’écriture elle-

même, dans la littérature et l’engagement de l’écrivain.

Le roman met en scène une narratrice représentant le personnage de l’écrivain

comme figure révolutionnaire totalement libre d’inventer l’histoire au fil de son

développement. Ça va aller, c’est Catherine Mavrikakis qui écrit l’histoire de Sappho-

Didon, elle-même écrivant son histoire tout en voulant se détacher de celle dans laquelle

elle est inscrite sans son consentement, soit dans celle de Robert Laflamme, qui s’intitule

aussi Ça va aller. L’héritage trouve aussi écho dans le suicide projeté de Sappho-Didon,

qui rêve au jour où elle pourra dire que « tout est fini. Comme Hubert le Magnifique »

(CVA, 95) :

31 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, op cit., p. 108

Page 129: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

124

J’ai toujours, toujours souhaité faire de L’Invention de la mort ou encore de

Prochain épisode la substance même de mes jours. J’ai toujours rêvé d’un

suicide digne de René Lallemant, d’un suicide comme seul Aquin pouvait en

être l’auteur, aux ides de mars, dans les jardins d’une école. J’ai toujours rêvé

d’un suicide splendide et inutile, d’un suicide qui n’aurait l’air de rien, d’un

suicide travesti en accident ou encore d’un suicide qui ne perpétuerait que le

vide. J’ai toujours rêvé d’une balle dans la tête, de ma cervelle répandue sur un

parterre de fleurs, ou encore d’un volant en plein sternum du côté de

Beauharnois, d’une voiture qui se noie et du temps qui s’efface au fil des

courants glacés. (CVA, 95)

Il faut noter que ce n’est pas le suicide d’Hubert Aquin que Sappho-Didon souhaite

imiter, mais bien celui du narrateur de L’Invention de la mort, en se jetant d’un pont dans

une rivière à bord de sa voiture. Elle veut répéter cette mort, naturellement « imparfaite et

ratée » (CVA, 162), qui peut passer pour une embardée accidentelle à cause de la neige.

« Tout est fini. Tout est déjà écrit. » (CVA, 161) C’est ce que dit Sappho-Didon, assise

dans sa « totote », en route pour se donner la mort. Si cela n’est pas sans rappeler l’incipit

aquinien, cela doit ici être considéré comme un commencement plutôt qu’une fin, étant

donné que ce que la narratrice espère léguer par son suicide, c’est un avenir pour sa fille,

un nouveau départ. En effet, « si son suicide représente bel et bien un refus de la

transmission, étant par lui-même une sorte de legs paradoxal imputable à l’héritage

aquinien, […] il accède pourtant à un statut éthique dans la mesure où ce que Sappho-

Didon refuse de transmettre à sa fille, c’est avant tout le dispositif de l’histoire québécoise

[…] et la mélancolie qui lui est rattachée. »32 C’est pourquoi la narratrice, dans la lettre à

sa fille, écrit qu’elle doit « en finir avec [elle]. En finir avec ce Québec raté qu’[elle] porte

en [elle], avec cette vie minable » (CVA, 155) et qu’elle ne doit pas « lui transmettre [sa]

mélancolie et les tristesses de l’histoire. » (CVA, 155) Sappho-Didon doit « laisser [sa]

fille seule devant la nouveauté de l’avenir, devant l’impensable des jours à venir. » (CVA,

155)

L’héritage aquinien pose toutefois quelques questionnements. En effet, pour

Martine-Emmanuelle Lapointe, « la postérité littéraire d’Hubert Aquin s’avère à la fois

problématique et paradoxale. Problématique, car elle se fonde dans la négativité et suppose

32 INKEL, Stéphane, op cit., p. 238

Page 130: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

125

que la transmission des héritages soit rompue, annulée. Paradoxale, car l’obsession de la

fin et de la mort constitue justement le legs, l’ultime témoignage laissant des traces dans

les œuvres d’autrui. »33 En ce sens, il y a non seulement le suicide de la narratrice qui

permet de voir Aquin en filigrane, mais la naissance de Savannah-Lou qui porte elle aussi

les traces de cet auteur. Si le narrateur de Prochain épisode voulait « descen[dre] au fond

des choses » pendant que « Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman »34, Sappho-

Didon écrit, à propos de son accouchement par césarienne, qu’ « on [lui] découpe le ventre

pour aller au fond des choses, là où la vie gît. » (CVA, 128) La vie, l’avenir, c’est

Savannah-Lou. Sans surprise, la narratrice met en garde sa fille contre les dangers d’une

telle filiation, lui suggérant de s’en détacher et de ne pas s’inscrire dans une lignée où l’on

se doit de connaître le suicide. Sappho-Didon est d’avis qu’Aquin, en se tirant une balle

dans la tête, « est parti en emportant tout futur » (CVA, 98), mettant par le fait même un

terme à toutes les filiations à venir. Ce suicide a pour conséquence qu’il est dorénavant

impossible d’être la fille d’Hubert Aquin et que, n’ayant d’autres choix que d’être une

bâtarde de l’écrivain, Sappho-Didon est « condamnée à devoir [s]’écrire dans un autre

texte, dans une autre histoire, une histoire où [elle] ne [se] reconn[ait] pas » (CVA, 97), à

devoir se sortir de cette lignée mélancolique. Après tout, « c’est cela le Québec, des tas de

lignées complètement tragiques, des filiations cauchemardesques, mais tout en faisant

toujours semblant que ça va bien, que ça va aller. » (CVA, 142) Dans cet ordre d’idées, la

suite logique pour elle est de s’inscrire dans l’histoire de Robert Laflamme, de perpétuer

une lignée incestueuse en procréant avec lui.

Si la narratrice ne voit aucun inconvénient à être une bâtarde, affirmant même

qu’elle préfère cela aux chiens de race, c’est encore une fois la lâcheté et la mollesse des

Québécois qui exaspèrent Sappho-Didon. Ses concitoyens ne veulent pas d’Hubert Aquin

comme père, n’y voient qu’une lubie d’universitaires : « Aquin, c’est le père avec lequel

on a vraiment peu en commun. Le père qu’on déshonore et sans aucune honte, le père que

le simple fait de naître dans un Québec aussi mou, dans la débilité générale, trahit. Aquin,

c’est le père qu’on assassine. Sans le moindre regret. » (CVA, 147) Comme si tout le

33 INKEL, Stéphane, op. cit., p. 238 34 AQUIN, Hubert, Prochain épisode, édition critique établie par Jacques Allard avec la collaboration de

Claude Sabourin et Guy Allain, Montréal, BQ, 1995, p. 5

Page 131: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

126

monde n’avait que faire de son œuvre et de son héritage, à l’exception bien sûr de Sappho-

Didon qui, comme l’explique Laurent Demanze, semble « hant[ée] par cette obscure figure

paternelle au point de reconduire ses vices, ses échecs […]. Le récit semble alors obéir à

une progressive coïncidence de l’héritier et du père absent, mais que le recours à d’autres

héritages obliques ou littéraires allège pourtant. »35 C’est ce qui est donné à voir dans Ça

va aller, alors que la narratrice est habitée par le spectre d’Hubert Aquin et par le désir d’en

finir avec la mélancolie en transposant au réel le suicide d’un personnage aquinien, tout en

se laissant tranquillement envahir par Robert Laflamme, avatar de Réjean Ducharme, et

son personnage d’Antigone Totenwald.

Le fait d’évoluer dans un temps présent hanté par le passé peut être considéré

comme une forme de dyschronie, dans le sens où l’entend Evelyne Ledoux-Beaugrand,

soit « […] une temporalité disjointe, un présent qui porte la responsabilité et la présence

du passé et du futur […] [et qui] permet d’envisager une politique mélancolique de la

mémoire et de la filiation. »36 Se décrivant elle-même comme un sujet mélancolique,

Sappho-Didon pose les assises d’une politique de la remémoration, faisant par le fait même

de Ça va aller un livre tombeau à la mémoire du père déshonoré, livre qui participe d’un

double mouvement : « Tendu d’une part vers un certain oubli par un geste de vidage des

souvenirs paternels, il cherche d’autre part à « rendre l’oubli impossible » »37. C’est

précisément là que la complexité et le paradoxe de l’héritage d’Hubert Aquin chez Sappho-

Didon se déploient, en ce sens où le personnage de la narratrice, de même que l’écriture en

elle-même, propose tout à la fois l’oubli et le souvenir, comme si la filiation se créait à

partir d’un désir de rupture, de différence, la forçant à se demander ce qui vient avec le

souvenir de ce qui n’a pas été.

2.5 « Le grand absent de nos médias »

« Tout m’épuise. Je suis épuisée. » (CVA, 10) Ce segment que dit Antigone

Totenwald, associée à Sappho-Didon Apostasias, dans Allez va, alléluia pourrait tout aussi

35 DEMANZE, Laurent, op. cit., p. 21 36 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, op. cit., p. 102 37 Ibid., p. 160

Page 132: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

127

bien sortir de la bouche de Bérénice Einberg dans L’avalée des avalés de Réjean

Ducharme. « Chienne de vie » (CVA, 19), que ressasse sans cesse Sappho-Didon, en écho

aux « vacherie de vacherie » de Bérénice. En fait, Ça va aller se présente comme un

pastiche virulent et savamment tissé de Ducharme et de son œuvre. Il ne s’agit pas ici de

rédiger, en filigrane de l’histoire principale, une biographie de l’écrivain, mais bien

d’incorporer dans le roman une rencontre fictive entre la narratrice, Sappho-Didon, et

l’homme derrière les plus grands classiques québécois. Mavrikakis pose toutefois un

appareil narratif qui incite à la distance avec l’écrivain invisible qu’est Ducharme et qui

sème le doute. Si, dès les premières pages, il est possible de voir Ducharme dans le

personnage de Robert Laflamme, Mavrikakis autorise la pluralité et l’indéfini en parlant

de « Laflamme et [de] ses semblables, […] ces avatars de Réjean Ducharme » (CVA, 16),

et plus loin, « c’est envoûtant les textes de Laflamme, presque autant que ceux de Réjean

Ducharme. » (CVA, 61) Néanmoins, la lecture du roman ne peut faire autrement que

d’étaler la vérité au grand jour : Laflamme est Ducharme, tout comme Sappho-Didon est

Bérénice Einberg, qu’elle le veuille ou non. Outre les personnages, l’écriture même de

Mavrikakis porte les traces du geste d’écriture de Ducharme, d’où l’idée d’une filiation,

par les nombreuses marques de pastiche, malgré un désir de rupture, par la posture

agressive de la narratrice.

Le jeu de miroir mis en place par Mavrikakis est lié à la définition même du

pastiche, qui veut imiter la lettre tout en voulant lui devoir le moins possible, en opposition

à la parodie dont la fonction est de détourner la lettre d’un texte, de le travestir, et donc de

le respecter au plus près. C’est donc dire que l’essence même du texte imitatif est

l’imitation d’un style et que son état idéal est d’être un état d’imitation perceptible comme

telle38, d’où l’ingéniosité d’avoir différencié, dès les premières pages de l’œuvre,

Laflamme de Ducharme.

Si les références aux œuvres et aux personnages ne semblent pas suffisantes, la

polysémie de certains mots utilisés par Mavrikakis, tels « les mots de Laflamme nous

charment […] » (CVA, 61), ne fait aucun doute sur l’identité de l’homme qui a inspiré le

38 GENETTE, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1992, 573 p.

Page 133: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

128

personnage de Laflamme. La rencontre entre Sappho-Didon et le célèbre « Laflamme-tel-

que-nous-l’avons-créé-collectivement » (CVA, 19) arrive dès le premier chapitre de

l’œuvre et joue sur le contraste entre l’écrivain mythique et l’homme banal, faisant par le

fait même référence au Ducharme réel, celui qui écrivait dans la préface du Nez qui voque :

« Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme. » Sappho-Didon se rend chez

Robert Laflamme, décidée à le poursuivre pour atteinte à sa vie privée, afin que ce dernier

lui signe « une lettre officielle, certifiant [qu’elle n’a] rien à voir de près ou de loin avec

son Antigone Machin Chouette » (CVA, 16), mettant ainsi un terme à toute paternité fictive

entre elle et l’auteur. La scène de la rencontre se passe sans surprise sous le signe de la

violence et de l’agressivité, comme si, malgré l’inconnu, il y avait néanmoins une certaine

familiarité entre les deux personnages :

J’arrive devant chez lui et je le reconnais immédiatement. Voici Robert-

Laflamme-tel-qu’on-se-l’imagine. Le grand, grand écrivain québécois. Il est en

train de pelleter son entrée de garage. J’ai déjà vu une vague photo de lui et il

a passablement vieilli, mais je n’en ai rien à faire des méfaits de l’âge sur le

génie. Je sors de ma voiture et vais lui sonner les cloches, moi, au plus grand

écrivain québécois qui ne publie même pas ici. (CVA, 17)

Ce désir de rupture initial prend rapidement un autre tournant alors que, malgré

elle, Sappho-Didon se retrouve à lire – à dévorer – les romans de Laflamme toutes les fins

de semaine, se faisant même porter malade au travail afin de continuer sa lecture. Celle qui

refusait tout lien avec l’écrivain au début du roman se voit, dans les derniers chapitres,

enceinte de lui, transformant la paternité fictive en une union biologique bien réelle :

« C’est bel et bien la fille de Robert-Laflamme-tel-qu’il-nous-éblouit-au-sommet-de-sa-

gloire. Ma fille, c’est sa fille à lui. Qu’il le veuille ou non, qu’il l’accepte ou pas. » (CVA,

122) La narratrice affirme que Laflamme lui a volé sa vie, et c’est pourquoi son personnage

évolue jusqu’à créer un renversement de situation à son avantage : « Tu m’as volé ma vie,

mon-Laflamme-de-mes-amours; je te vole l’écriture, je te vole ta chair. » (CVA, 118) Non

seulement Sappho-Didon lui vole sa fille, elle s’approprie également l’une des principales

caractéristiques de Laflamme/Ducharme, la langue, et ce, en utilisant les mêmes méthodes

d’appropriation. « Quand j’ai besoin de quelque chose, je prends, comme un escogriffe. Je

Page 134: Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...

129

ne demande jamais »39, annonce Bérénice dans L’avalée des avalés. À l’image de cette

jeune protagoniste, Sappho-Didon amalgame de façon ténue hommage et apostasie, déjà

annoncée dans son nom : « Tes mots, Laflamme, je les emprunte, je te les répète sans cesse

au creux de l’oreille, et j’espère que tu sais que c’est ainsi que je te rends hommage, que

c’est aujourd’hui ma seule façon de te rendre hommage, mais je les détourne aussi et très

souvent je leur fais faire des cabrioles. Je dois détourner tes histoires. Je dois tout

m’approprier. Tu ne me reconnaîtras plus. » (CVA, 117)

L’héritage romanesque et culturel de Ducharme, c’est la liberté avec la langue, un

rapport de démocratisation de la littérature, en ce sens où les classiques côtoient les livres

de bas étage et les mauvais films, une esthétique où il se donne le droit de tout faire avec

une langue « extrêmement perméable à l’inquiétude linguistique du Québec »40 et où il

propose une réinvention permanente de celle-ci. Dans Histoire de la littérature québécoise,

il est dit, à propos de l’esthétique ducharmienne : « Incongruités et drôleries involontaires

nées de la traduction, des prononciations, du côtoiement des langues officielles et de toutes

les autres, Ducharme ramasse toutes ces « perles » comme les déchets qu’il assemble; il

les exhibe et les retravaille pour en extirper des significations inattendues. »41 Non

seulement il y a la langue, il y a aussi chez Ducharme, comme Michel Biron l’indique dans

L’absence de maître, l’idée de situer ses romans « au cœur de la modernité, mais d’une

modernité lancée à l’assaut de ses propres valeurs »42, de même que l’expression écrite de

« raisons de ne pas se reconnaître dans cette modernité-là [qui] de[viennent] plus

nombreuses et s’expri[ment] de manière beaucoup moins timide. »43 L’héritage en lien

avec le langage se traduit non seulement dans les propos véhiculés par la narratrice, mais

par une esthétique de la grossièreté utilisée par Mavrikakis. En effet, Sappho-Didon

critique l’obsession d’un français normatif au Québec et la sécheresse de la langue,

affirmant qu’ « on veut un français pur, un français nettoyé des anglicismes, un français

pas du tout contaminé, une langue passée à l’eau de javel. […] On veut une langue morte.

Ben, on va l’avoir… Il faut voir ce qui s’écrit au Québec… » (CVA, 80), tout en soulignant

39 DUCHARME, Réjean, L’avalée des avalés, Montréal, Du Bélier, coll. « Aries », 1967, p. 19 40 BIRON, Dumont, Nardout-Lafarge, op. cit., p. 454 41 Idem. 42 BIRON, Michel, op. cit., p. 197 43 Ibid., p. 193

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130

qu’ « il n’y a que Laflamme qui sache encore la maltraiter, la langue, […] [même] si ce

n’est pas [son] genre d’en dire du bien de celui-là. » (CVA, 80) En ce sens, la langue même

de Ça va aller est vive, impétueuse et brusque. Amélie Paquet écrit à ce sujet que « la

rudesse de l’écriture permet de se libérer de l’enfermement de l’époque et prétend offrir

les moyens du renversement, [et que] l’écriture […] ne se tient pas dans une zone grise,

mais plutôt dans les extrêmes : c’est le temps de l’hyperbole, de la tragédie, des grands

drames. »44 À ce propos, il suffit de constater la manière dont parle Sappho-Didon

lorsqu’elle s’adresse à Robert Laflamme, comme lorsqu’ils se croisent au cabinet d’Éva,

la psychanalyste :

C’est cela qu’il me répond, ce gros-sac-à-vin-de-Laflamme. Il a les mêmes

petits yeux mesquins et fuyants que je lui ai vus, lors de notre première

rencontre. Des yeux de salaud, des yeux de mauvais écrivain.

— Va te faire enculer à sec, sale scribouillard de mes fesses et ne compte pas

sur mes appels, sauf ceux que je te ferai au milieu de la nuit pour te faire

peur et pour te réveiller en sursaut en te promettant de venir te trancher la

gorge. » (CVA, 57)

L’utilisation d’un langage ordurier et de la répétition crée du mouvement dans le

roman, c’est-à-dire de l’action, ce que revendique la narratrice depuis le début. De plus, à

l’image du personnage d’Antigone Totenwald, en voyant le monde soit noir, soit blanc,

Sappho-Didon entre dans une logique binaire et cette logique, « propre aux romans à thèse

ou engagés, est nécessaire pour soulever les passions, pour produire du mouvement dans

un monde d’après l’Histoire. La haine entraîne la colère et donne de l’espoir : ‘’ La haine

me donne une raison d’exister encore un peu. La vie est un combat contre la mort qu’elle

m’a donnée en héritage. Ma vie a été une lutte contre son désir d’assister à mon

enterrement.‘’ »45 (CVA, 126) Cet espoir, elle désire le léguer à sa fille, lui transmettant

par le fait même l’héritage de son père, soit le désir d’une langue mouvante : « J’ai envie

qu’elle réfléchisse à ce qui n’est pas encore, qu’elle invente ce qui viendra, qu’elle

complote contre le banal et qu’elle réintroduise la faute d’orthographe, la faute de goût et

44 PAQUET, Amélie, op. cit., p. 142 45 Ibid., p. 143

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le mauvais accent. […] Elle va apprendre à la triturer, sa langue, à la frotter au corps de

l’autre. Elle va célébrer la folie du langage. » (CVA, 148)

Le questionnement du lien au père est aussi présent avec Laflamme/Ducharme qu’il

l’était avec Aquin. Si ce dernier refuse la filiation et ne fait que produire des bâtards,

Laflamme « c’est le bon père québécois, un tantinet égoïste, absent, merveilleusement

absent, mais qui réussit et qui doit s’absenter pour son travail » (CVA, 141), celui qui « ne

veut pas de nous pour progéniture » (CVA, 142), qui « n’a que faire de sa descendance. Il

en a écrit l’histoire à l’avance. Une histoire qui tourne en rond. No future. » (CVA, 143)

Pour Élizabeth Nardout-Lafarge, « à un tel refus, la réponse ne peut être que le vol, le

pillage, le détournement. Succéder à Ducharme, c’est faire comme lui, se servir sans

autorisation, surtout sans la sienne, entrer dans la spirale du plagiat du plagiaire comme

Sappho-Didon finit par s’y résoudre: ‘’ C’est ta langue, Laflamme, que je triture, et même

si j’aurais préféré être l’amante d’Aquin, mon destin québécois veut que nous continuions

la lutte avec toi. ‘’ (CVA, 117) »46 En tant qu’héritière de ce père-écrivain absent, Sappho-

Didon est en mesure de se demander comment écrire après Ducharme? Elle dit : « Il a semé

son style un peu partout. Laflamme est en nous, qu’il le veuille ou non, et on le perpétue à

travers nos œuvres, nos grandeurs et nos médiocrités. » (CVA, 143) L’esthétique

ducharmienne teinte l’écriture et les œuvres de nombreux écrivains contemporains, d’où

l’importance d’effectuer un travail de tri afin de décider quoi garder et quoi évacuer de

l’héritage de Ducharme. Dans Ça va aller, Sappho-Didon ne cesse de souligner l’absence

et la défection de Laflamme dans son rôle de père, tout en n’hésitant pas à le pasticher en

tant qu’écrivain.

Modèle au sens pictural du terme, Ducharme et son œuvre transcendent le texte de

Mavrikakis, qui « s’applique […] à faire jouer les aspects plus retors de la figure,

soulignant la dérobade, la facilité, la complaisance qu’elle traite sur le mode de la

caricature, afin que ce détrônement de l’idole rende à l’écrivain sa vérité »47 :

Je me surprends aujourd’hui à avoir une profonde affection pour Laflamme. Je

pense même parfois que ce n’est pas trop un mauvais écrivain, et tout le mal

46 NARDOUT-LAFARGE, Élizabeth, op. cit., p. 65 47 Idem.

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que j’en dis et que je redirai sans aucun remords, c’est aussi pour que son image

ne devienne pas celle d’une vieille momie québécoise, d’une vieille mamie

surpuissante et gâteuse. Laflamme, vous nous le gâchez, et moi j’ai décidé de

le gâcher un peu plus, mais pas comme vous, pour que vous puissiez voir ce

que vous lui faites, ce que vous nous faites, ce que vous vous faites. (CVA,

143)

Le fait de parler au vous et au nous met en lumière et aide à faire le point sur le fait

que Réjean Ducharme, par l’entremise de son double fictif Robert Laflamme, est le père

littéraire des Québécois, et que tous sont concernés par son héritage et le travail engendré

par la transmission. Considéré comme l’allégorie d’une relation littéraire avec l’œuvre

ducharmienne, Ça va aller se veut une entreprise romanesque radicale, « en ce qu’elle se

situe d’emblée dans le mouvement même de l’œuvre de Ducharme, l’incorporant et s’y

incorporant, et proposant, à même la fiction, une véritable lecture de l’œuvre; plus que les

autres, le roman thématise la question de l’héritage littéraire, réclamé, refusé, qu’on ne peut

recevoir qu’en le trahissant. »48 C’est donc dire que Mavrikakis, « réinvestit la question du

sujet, mais pour montrer comment l’individu se construit dans le détour de l’autre, en

assimilant à l’intérieur de soi la communauté des ascendants, […] [qu’elle] assum[e] un

héritage fragilisé par les secousses, voire les ressacs, d’une modernité dont [elle] accueille

et réévalue à la fois le désir de rupture. »49 En ce sens, les mouvements oscillatoires de

récupération et d’évacuation propres à sa posture d’héritière ne sont pas perçus comme une

soumission aux ascendants, mais bien comme une manière d’ébranler les structures

existantes. Autrement dit, il ne faut pas repartir à zéro, mais bien penser la production d’une

œuvre en procédant avec les ruines de l’héritage. Ce travail n’est pas sans ambivalence,

alors qu’il y a progression d’une narratrice qui effectue un véritable travail de démolition

de la figure paternelle et référentielle, et ce, jusqu’à outrepasser le pastiche, pour finalement

atteindre une sorte de complicité avec l’auteur.

48 Ibid., p. 66 49 LAPOINTE, Demanze, op. cit., p. 7

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Conclusion

L’œuvre de Mavrikakis représente une quête de sens et met en scène un parcours

identitaire. Elle pose la question de l’héritage, cherchant à distinguer ce qu’il faut conserver

de ce qu’il faut, au contraire, évacuer. La posture d’héritière mélancolique de l’auteure et

de sa narratrice peut être associée à un deuil irrésolu qui permettrait de préserver les liens

avec les disparus, mais qui offrirait aussi la possibilité de faire advenir de nouvelles formes

littéraires et identitaires. Ainsi pouvons-nous constater qu’il y a, chez Catherine

Mavrikakis, un amalgame complexe de filiations et de ruptures, non seulement avec le

monde littéraire, mais aussi sur les plans généalogique, sociologique, institutionnel, narratif

et stylistique. Dans Ça va aller, il s’agit d’ajouter de nouvelles traditions et d’ouvrir la

porte à de nouveaux répertoires plutôt que de faire table rase, « d’exclure ceci au profit de

cela [puisque] l’écrivain contemporain, naturellement inclusif, veut ceci et cela […]. »50 Si

le récit contemporain interroge les modalités de la transmission et de l’héritage, c’est, selon

Lapointe et Demanze, « pour renouer les temps et relier le passé au présent, transformant

l’intervalle temporel en un parcours de sens […]. »51

Il me semble tout aussi pertinent qu’intéressant de s’attarder à la fin de Ça va aller,

qui n’est pas sans rappeler les thèses du philosophe Walter Benjamin, ce dernier écrivant

dans Le conteur que « [le] « sens de la vie », voilà bien, en effet, ce qui est au centre de

tout vrai roman. »52 Mais si, pour Benjamin, seule la mort du personnage peut révéler au

lecteur ce sens de la vie, il écrit aussi que le roman, « invite le lecteur à réfléchir au sens de

la vie. »53 Dans cette optique, il est intéressant de noter que le dernier chapitre de l’œuvre

de Mavrikakis, qui relate la tentative de suicide de Sappho-Didon, celle qui « pense que la

vie, c’est d’aller chercher du sens là où il n’y en a peut-être aucun, [que] la vie, c’est

d’inventer des liens, de tricoter, de coudre la trame tout effilochée du recommencer, du tout

commencer, [que] la vie, c’est aussi de savoir en finir  » (CVA, 155), mais qui, justement,

ne réussit pas à en finir et est plutôt sauvée in extremis du fleuve dans lequel elle s’est

50 BIRON, Dumont, Nardout-Lafarge, op. cit., p. 532 51 LAPOINTE, Demanze, op. cit., p. 7 52 BENJAMIN, Walter, Œuvres III, traduction par Maurice De Gandillac, revue par Pierre Rusch, Paris,

Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 137 53 Ibid., p. 138

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jetée : « Vous l’avez échappé belle, madame. On vous a vue partir dans le fleuve… Ça va,

madame, ça va? — Ça va aller. » (CVA, 162) Mais puisque Sappho-Didon n’est pas morte

et puisqu’au bas de la dernière page n’est pas écrit le mot « fin », le lecteur se voit renvoyer

aux questions essentielles : par où commencer? quel chemin emprunter? est-ce que ça va

aller, et où est-ce que ça va aller?

« Qui sait? »

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135

Bibliographie

Corpus :

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