Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine ...
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© Maude Leclerc Guay, 2019
Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller
Mémoire
Maude Leclerc Guay
Maîtrise en études littéraires - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
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Résumé
Intervalle :
Roman autofictif composé de courts chapitres qui alternent entre le présent et le passé
de la narratrice. Le lecteur est convié à suivre le fil des questionnements identitaires et des
péripéties qui surviennent sur le chemin du personnage de Maude, alors qu’elle tente de
trouver sa place dans un monde qu’elle ne comprend pas toujours. Elle veut sortir de sa
torpeur, causée notamment par un emploi aliénant en restauration ainsi que par l’angoisse et
l’appréhension d’entamer des études aux cycles supérieurs en littérature. Sa quête identitaire
commence par un voyage dans le Maine lors duquel elle rencontre un humoriste connu. Mais
le fil conducteur du récit tient surtout aux questionnements de Maude – comment se retrouver
soi-même, comment continuer seule, après son histoire avortée avec Antoine. Si les nouvelles
connaissances ou les amis.es de longue date de Maude traversent le texte pour la conseiller
et changer, à leur façon, sa vision du monde et de sa personne, c’est le personnage du grand-
père, appelé affectueusement Papi, qui revient sans cesse appuyer la narratrice, que ce soit
par des souvenirs d’enfance ou par une visite à sa maison sur le bord de la grève, à Saint-
Jean-Port-Joli.
Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller :
Publié en 2002, Ça va aller de Catherine Mavrikakis est un curieux roman aux allures
de pamphlet. L’auteure nous y présente la quête identitaire d’un personnage féminin, inscrite
dans les profondeurs de la psyché québécoise. Elle y expose la relation que l’improbable et
explosive narratrice, Sappho-Didon Apostasias, entretient avec la littérature, ambiguë s’il en
est du fait qu’elle s’en réclame autant qu’elle la rejette. L’auteure fait de Réjean Ducharme
un personnage mythique du récit, et Hubert Aquin y est apparenté à un spectre aux allures de
prophète. Ces auteurs sont ici dépeints comme des figures paternelles, même s’ils y
demeurent absents et fantomatiques, ce qui place la narratrice dans une posture d’héritière de
ces deux grandes figures de la littérature québécoise. Cet essai s’intéresse au fait que, malgré
une première lecture qui tend vers une rupture nette avec le monde littéraire, il y aurait, dans
l’écriture de Mavrikakis, des traces d’une probante filiation, que ce soit par des marqueurs
généalogiques, institutionnels, sociologiques, narratifs, stylistiques ou littéraires. Puisque Ça
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va aller pose la question de l’héritage, cherchant à distinguer ce qu’il faut conserver de ce
qu’il faut, au contraire, évacuer, la posture d’héritière mélancolique de l’auteure et de sa
narratrice peut être associée à un deuil irrésolu qui permettrait de préserver les liens avec les
disparus, mais qui offrirait aussi la possibilité de faire advenir de nouvelles formes littéraires
et identitaires.
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Table des matières
Résumé .......................................................................................................................................... ii
Table des matières ........................................................................................................................ iv
Remerciements .............................................................................................................................. v
Roman : Intervalle ......................................................................................................................... 1
Essai : Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller ............................102
Introduction ................................................................................................................................103
1. Prodromes ............................................................................................................................104
1.1 Présentation de l’œuvre .........................................................................................................104
1.2 Sappho-Didon Apostasias......................................................................................................105
1.3 Objet de la recherche .............................................................................................................106
1.4 Méthodologie et approches critique .......................................................................................107
1.5 Définition des concepts .........................................................................................................107
1.6 Lien avec la création .............................................................................................................109
2. Filiations et ruptures .............................................................................................................111
2.1 « Les mères, c’est toujours dangereux ».................................................................................111
2.2 « Enfer universitaire » ...........................................................................................................116
2.3 « On est vraiment nés pour un p’tit pain »..............................................................................119
2.4 « Mon prophète de la vie maudite » .......................................................................................122
2.5 « Le grand absent de nos médias » .........................................................................................126
Conclusion ..................................................................................................................................133
Bibliographie ..............................................................................................................................135
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Remerciements
Je veux remercier mes amies qui, par leur écoute, leur présence, leurs encouragements
et leur soutien, m’ont aidée à traverser ces deux dernières années pour en sortir la tête haute,
surtout fière. Sans vous, je serais encore égarée : vos mots-lumières m’ont montré le chemin.
Jade, Julie-Maude, Élizabeth, Amélie, Catherine, Daphnée, Clotilde, Jasmine : merci.
Je veux remercier mes parents-secours, qui endossent ce rôle depuis Halloween 1991.
Votre amour inconditionnel, votre présence constante, même au bout du fil ou du courriel,
votre dévouement, votre façon de croire en moi et de me pousser à me surpasser, votre
manière d’être un exemple de réussite en soi, m’ont permis de me rendre jusqu’au bout de
cette aventure périlleuse qu’est la maîtrise. Maman, Papa, merci pour tout. Une mention
spéciale pour mon frère et ma sœur que j’aime.
Je veux remercier mon amoureux qui a perdu le fil plus d’une fois à force de ne plus
savoir si j’écrivais un roman, un essai, un article, un poème, un portrait ou un mémoire. Merci
de m’accompagner et de me soutenir à ta manière, merci de m’aimer malgré mes crises
d’angoisse et de larmes. Kimm Morgan, je t’aime d’amour et je n’ai aucun doute que tu
sauras bientôt différencier toutes les facettes de mon domaine. Merci d’être qui tu es.
Je veux remercier le café Ma Station sur Saint-Vallier pour leur latte triple dose
d’espresso et leur liste de lecture toujours adéquate et de circonstance. Merci d’avoir été mon
réconfort et mon petit bonheur quotidien, la création était plus douce chez vous.
J’ai gardé le meilleur pour la fin, comme les desserts (au chocolat).
Je veux remercier Alain Beaulieu, mon directeur de maîtrise. Merci d’avoir cru en
moi avant même mon inscription à la maîtrise, d’y avoir cru alors que je n’y croyais plus
moi-même. Merci d’avoir apaisé mes craintes et calmer mes insécurités, d’avoir répondu à
tous mes messages « crise existentielle » en trouvant les mots justes pour m’insuffler le goût
de continuer. Merci pour les conseils, les suggestions et les commentaires, merci de m’avoir
aidée à donner le meilleur de ma personne. Merci de me rendre fière de déposer ce projet et
surtout, merci pour ta présence. Tu es mon Albus Dumbledore de la vie réelle.
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intervalle par Maude Leclerc Guay
2
Tu sais, je suis plus vieux que toi, je
peux te le dire, on ne guérit de rien,
jamais. Ni de personne. On absorbe
tout et on le garde. Ne te secoue pas
et ne te tords pas pour chasser ton
eau, c’est ta santé d’éponge.
Réjean Ducharme – Va savoir
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première partie
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Papi me l’a toujours dit, on a juste une vie, faut en profiter pour être heureux du
mieux qu’on peut. Je le sais depuis longtemps, mais on dirait que c’est dur à faire entrer
dans mon cerveau, comme si l’idée me glissait sans cesse entre les doigts. Elle perle sur
ma peau, imperméable aux mantras de vie paisible. Namaste, non merci, ça fonctionne pas
pour moi. Les tapis de yoga, les jus verts aux épinards et les quotes un peu quétaines de
Rupi Kaur, c’est juste bon pour Instagram. Je préfère me fier à Papi. C’est un grand sage,
il a quatre-vingt-cinq ans de vie derrière lui. Il en a amassé des connaissances, des idées,
des manies et des proverbes. Parfois, ça fait aucun sens ou ça se contredit, mais je l’écoute
quand même parce que les cheveux blancs de Papi imposent le respect. Quand ses yeux
bleus me regardent et me disent « Maude, t’as vingt-six ans, t’as toute la vie devant toi,
mais tu dois t’y mettre maintenant, tu sais jamais ce qu’y peut arriver », je prête attention.
Des fois.
Un soir où je suis rentrée du travail à une heure du matin et où je me suis mise à
pleurer sans aucune raison, en boule sur mon lit, toujours vêtue de mon uniforme qui sentait
la vaisselle sale, le ketchup sec, la mayo chaude et le feu de bois, je me suis dit qu’il serait
temps de suivre ses conseils. J’ai ouvert ma messagerie sur mon cellulaire et j’ai écrit à
mon boss. Ça ressemblait à « Allô André, je suis écœurée de toute, je pars la semaine
prochaine, je sais pas où mais je pars, merci pour ta compréhension, à demain, Bye ». Par
chance, il a compris que je niaisais pas, que j’allais bientôt m’effondrer ou balancer ses
nouvelles assiettes au bout de mes bras, alors il a accepté de me donner quatre jours de
congé. Je pense qu’il aimerait ça, lui aussi, pouvoir partir, mais il a décidé de monter sa
propre entreprise et de rien devoir à personne, donc il peut pas qu’il dit. Papi lui sortirait
sûrement un dicton tautologique de son cru, du genre « on choisit ses choix et les
conséquences qui s’ensuivent, sauf qu’oublie pas qu’on a toujours le choix ». Quelque
chose qui veut rien dire, mais qui fait quand même du sens dans le fond.
Partir en vacances toute seule, ç’a jamais été un problème pour moi, surtout après
l’été que je viens de passer dans le Vieux-Québec à servir plus de monde que mon quota
de gentillesse-politesse peut tolérer. À chaque fermeture, mes collègues et moi on se pose
la même question, en roulant nos ustensiles ou en astiquant notre millième rack de verres.
Pourquoi les touristes sont si pressés, les yeux fixés sur les minutes qui tournent sur leur
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montre ou qui défilent sur l’écran de leur téléphone? Relaxer sur une terrasse dans le Petit
Champlain, c’est du gaspillage si c’est pas écrit dans le Routard ou le Lonely Planet. Je
pense qu’ils ont peur de se réveiller un matin, bourrés de regrets et de j’aurais donc dû. Ils
ont juste pas compris que même St-Padoue truc-machin pourra pas les aider à le retrouver,
le temps. Ça fait trois mois que je me fais agresser par des clients qui voient pas que le
restaurant est plein et que non, gros cave, tu pourras pas recevoir ta macreuse bien cuite en
dix minutes. J’ai deux bras, les cuisiniers aussi en ont seulement deux, ça arrivera quand
ça arrivera. L’affaire c’est que maintenant, les gens voient souvent la vie par la lentille de
leur Canon ou de leur iPhone. Ça appose un filtre sur la réalité, ça la déforme, toujours
présents mais à moitié, sans conscience du monde qui gravite autour. Ils veulent être
partout à la fois. Parfois, j’ai envie de dire aux familles ou aux couples qui sont ensemble
que de corps, prisonniers de leur téléphone, qu’ils sont poches et pathétiques à regarder. Je
me retiens parce que ça m’arrive aussi d’être sur mon téléphone en présence de mes amies,
mais j’espère que mes yeux parlent assez fort pour qu’ils comprennent.
Ces derniers temps, j’ai de la misère à dissimuler mon écœurantite aiguë de tout,
c’est pour ça que j’ai besoin d’air. J’en ai plein mon casque du monde, fin ou pas, et des
obligations. Chaque jour ressemble au précédent, pareil au suivant. Des plans pour virer
folle. Je pars quatre jours, loin, juste avant de commencer l’université. C’est ma vingtième
rentrée scolaire, je devrais pas m’en faire avec ça, mais c’est ma première fois aux cycles
supérieurs, l’envie est pas là et je sais pas dans quoi je m’embarque. C’est pour ça que je
vais m’aérer les esprits, sur le bord de l’océan Atlantique, à Wells et à Ogunquit. Deux de
mes endroits préférés au monde.
Mes amies me croient pas quand je leur dis que je me pousse seule avec moi-même.
Elles pensent que je vais rejoindre un beau ténébreux dans sa grosse cabane avec vue sur
l’océan, une maison avec un balcon tout le tour pour pouvoir prendre un café le matin en
robe de chambre toute nue en dessous. Elles imaginent le scénario d’un homme mûr qui
me délivrera de ma peine d’amour et apaisera mon cœur incapable d’oublier mon beau frisé
de Saint-Lazare. Ça me plairait en maudit, sauf que non. C’est triste, mais y a personne qui
m’attend là-bas.
Des fois, j’aimerais ça que quelqu’un m’attende quelque part.
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On est lundi matin, six heures, je remplis ma voiture avec beaucoup trop de linge,
garroché pêle-mêle sur la banquette arrière. C’est un des avantages de voyager seule, je
peux m’éparpiller et y a personne pour me faire culpabiliser de pas apporter seulement une
paire de short, un jean, deux t-shirts et un coton ouaté pour toute la semaine. On sait jamais,
mieux vaut être plus préparée que pas assez, au cas où je rencontrerais un bel étranger pour
vrai. Entre mes six bikinis et ma collection de chaussures, je glisse mon kit de fille très
seule – quatre livres dont le plus récent de Kevin Lambert et un Christian Bobin magnifique
mais un peu trop sombre pour une lecture de bord de vagues, un carnet enfantin avec une
face de monstre sur le dessus et des bics bleus, laids mais efficaces, pour écrire des idées
pour la maîtrise, et transcrire mes péripéties de voyage si la vie se décide à mettre un peu
de magie dans mon été. J’en demande pas beaucoup, là. Juste un beau lifeguard avec des
cheveux pâlis par le soleil qui m’aborderait gentiment pour comprendre pourquoi je suis
toute seule sur la plage et qui voudrait savoir si un tour guidé pourrait m’intéresser. Je lui
dirais yes sans hésitation, même si je connais déjà la ville par cœur. Je le laisserais faire le
beau et peut-être qu’après, je lui avouerais que j’ai dit oui juste pour être avec lui. Il
trouverait ça charmant et il me donnerait un bec salé au coucher du soleil. On se lâcherait
plus du reste de mes petites vacances, on aurait les yeux humides en se disant bye et en se
faisant des fausses promesses de se revoir.
Il me semble que c’est raisonnable comme attente, non?
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C’est quand même long aller à Wells en partant de Québec quand t’es toute seule,
surtout quand, après avoir traversé la frontière, t’es pognée pendant une heure et demie sur
une route du Vermont sans service ni réseau cellulaire pour ta musique. C’est encore plus
long si tu te perds en chemin pour trouver un Dunkin Donuts où prendre un gros café glacé
pour garder les yeux ouverts – et que t’as toujours pas de réseau pour activer ton GPS et
retrouver ton chemin. C’est pas ma faute, j’ai perdu l’habitude de me réveiller avant les
rayons du soleil.
J’ai vraiment rien de la rose du Petit Prince et je m’assume.
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Comme chaque fois que je dors chez Antoine, je me lève avant lui pour m’assurer
qu’il me trouve belle à son réveil. C’est pas dur, sortir du lit, parce que souvent je ferme
pas l’œil de la nuit. Mon cerveau en point d’interrogation me tient en alerte jusqu’au matin.
Lui, il dort comme une bûche. Sans bruit, je vais à la salle de bain pour me laver le visage,
m’hydrater, me brosser les cheveux, dissimuler mes cernes. Parfois, j’abuse même jusqu’à
mettre une touche de mascara. Je veux qu’Antoine se compte chanceux quand il va ouvrir
les yeux. Qu’il se dise wow en me prenant dans ses bras et en me souhaitant bon matin.
Mais le bec matinal passe souvent après la mise à jour de sa boîte de réception sur son
cellulaire.
Je me demande s’il s’est déjà aperçu de ma routine, et s’il me considère comme
superficielle.
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Je passe ma commande à un gars blasé de la vie qui a pas l’air d’aimer trop ça les
matins, lui non plus. Il marmonne une demi-phrase, je comprends rien, je le fais répéter,
on dirait qu’il me trouve conne. Il me demande mon nom, Maude que je lui dis. Il me
regarde avec un air interrogateur, gribouille quelque chose sur le verre de plastique. Je le
vois mettre cinq sucres et quatre crèmes dans mon café, je capote, mais qu’est-ce tu veux,
bienvenue aux États-Unis ç’a l’air. Il me tend mon verre, have a nice day, comme un
automate. Il m’a rebaptisée Mouth. Merci man.
J’arrive enfin sur la 1, la Main Street de Wells et Ogunquit. Quand tu roules sur la
1, la vie va mieux. Sauf quand y a beaucoup de trafic, mais même là, c’est un trafic plus
agréable que sur l’autoroute Laurentienne parce que quand tu ouvres la fenêtre, le vent de
la mer te caresse les cheveux et les joues. Il y a de tout sur cette rue-là : la grosse épicerie
Hannaford avec les meilleures brochettes marinées du monde, surtout quand c’est papa qui
les apprête sur le BBQ, les mille et une boutiques de vêtements pour touristes – surtout des
chandails fluos écrits I LOVE MAINE dessus –, des Dunkin Donuts en masse, des
restaurants de fruits de mer et des resorts qui s’appellent tous Sea Vue ou Ocean Vue, avec
une petite précision pour qu’on sache si c’est un camping, un motel ou une place à gros
VR.
Je roule en direction de la plage, avant même d’aller monter ma tente au camping
où j’ai réservé. Y a aucun autre endroit au monde où j’ai envie de m’écraser à part là en ce
moment. Le soleil chauffe ma peau comme jamais auparavant, même le stationnement à
vingt-cinq piasses US m’empêche pas de sourire. Je flotte de bonheur, les pieds dans le
sable doux parsemé de mégots de cigarettes. J’essaie de trouver un endroit stratégique où
je pourrais nous installer, moi, mon kit de fille très seule et ma serviette de plage gagnée
dans un concours de limbo. Je repère une fille en train de cramer et une gang de madames
en vacances qui boivent du rosé. Entre les deux, ça devrait faire l’affaire. Je m’enduis ben
épais de crème solaire, sinon je vais attraper des coups de soleil et le cancer de la peau.
J’entends déjà maman me dire en sanglotant qu’elle m’avait prévenue. J’ouvre enfin le
livre que je tente de terminer depuis deux mois. Je respire à fond, je me sens bien.
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Je me tiens près de Papi, qui descend les marches tranquillement. Depuis quelques
mois, il doit faire deux pas sur chaque tuile pour pas perdre pied. On est loin du temps où
il dévalait le terrain à grandes enjambées à même le gazon. Le soleil brille fort dans le ciel
de Saint-Jean-Port-Joli et, pour une rare fois, y a pas le vent du nord qui nous fait frissonner.
Papi veut aller s’occuper de son bassin d’eau, qu’il a construit de ses mains il y a plusieurs
années. Avant, la chute filait en cascade sur les galets qu’il avait ramassés avec soin sur le
bord de la grève, pour finir dans un bassin où flottaient de beaux nénuphars. Aujourd’hui,
la chute ne coule plus et les feuilles mortes ondulent sur l’eau brouillée. Mais Papi a oublié.
Même si son installation fonctionne plus, il descend chaque jour pour s’en occuper. Je
l’aide à ramasser quelques feuilles. Il en reste dans le bassin, mais Papi a le sentiment du
devoir accompli. Il aime ça, besogner comme si rien avait changé. Une fois le tas de feuilles
mortes lancé dans la forêt, on peut s’installer sur sa vieille chaise berçante et se laisser aller.
On délie nos jambes et on offre notre visage au soleil. On s’enveloppe d’un silence qui
parle plus que les mots.
Le temps pourrait s’arrêter sur cet instant de bonheur tout simple.
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Dans mon sac, ça vibre sans arrêt. Mes amies veulent savoir si la plage de Wells
regorge de spécimens masculins intéressants. On dirait que je m’en fous, finalement. La
seule chose que je veux, c’est passer au travers de mes quatre livres, manger des lobsters
rolls tous les jours jusqu’à en exploser, pas m’en faire si j’ai le ventre ballonné après et
aller au Beachfire boire des cocktails fancys autour du feu jusqu’à ce que mes gougounes
fondent sur le bord du foyer – c’est arrivé à une fille une fois. Je veux surtout me
débarrasser des images d’Antoine qui me hantent tout le temps, les éparpiller entre les
particules d’air salin et lui crier dans ma tête de me laisser tranquille. Depuis son accident,
j’ai les yeux et les pensées rivés sur lui, ce qui m’empêche de m’ouvrir à autre chose. Je
regarde quand même autour du coin de l’œil, juste au cas. Des vieux Américains
bedonnants avec leurs femmes blondes platines trop bronzées, des familles québécoises
avec leurs enfants qui hurlent, une gang de filles qui font semblant de savoir surfer pour
prendre des photos dans leurs maillots craque de fesses et poster ça fièrement sur
Instagram, #surflife. Je réponds à mes amies que c’est sûrement pas aujourd’hui que je vais
recevoir une invitation à boire du champagne en écoutant le bruit de la mer dans une grosse
maison, et que c’est correct comme ça. J’éteins mon téléphone, le cache dans le fond de
mon sac et me plonge dans ma lecture pour de vrai. Mais chaque fois qu’une vague vient
se briser sur la plage, c’est Antoine et ses pirouettes dans l’eau qui apparaissent dans ma
tête. C’est dur de se concentrer sur l’univers de Kevin Lambert dans ce temps-là.
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Je portais mon pyjama en flanelle ce soir-là, une soirée de décembre froide et plate.
Avachie sur le divan, je fouinais sur Instagram quand ta photo m’est apparue, éclipsant
toutes les autres. C’était toi sur ton wakeboard, quelque part dans le monde je sais pas où.
Avec tes cheveux bouclés secoués par le vent, tu exécutais une figure qui paraissait
compliquée et tu resplendissais. J’ai liké ta photo, je suis allée voir le reste de ton profil.
Tu semblais voyager beaucoup parce que ta page débordait de beaux paysages. J’ai aimé
ça tout de suite parce que moi aussi découvrir des nouvelles places, ça m’allume.
Un peu plus tard le même soir, j’ai reçu une notification comme quoi tu avais liké
une de mes photos aussi, aujourd’hui je sais plus laquelle, j’aimerais ça m’en souvenir. Tu
m’as retrouvée sur Facebook et tu m’as envoyé une demande d’amitié. Je capotais et on
n’avait même pas échangé un mot, t’imagines. Mon amie Sarah était déjà au courant de ton
existence, qui se résumait à un cliché. Je trouvais ça excitant, un bel inconnu capable de
me retrouver sur Internet, je me sentais comme l’héroïne d’un roman d’amour quétaine
qu’on lit en cachette.
Antoine Létourneau, j’ignorais dans quoi je m’embarquais quand j’ai accepté de
devenir ton amie virtuelle. Parfois, je me demande de quoi ma vie aurait l’air aujourd’hui
si j’avais su percevoir dans les images défilant sur mon écran que mon cœur allait souffrir
de ta rencontre, que notre histoire me tuerait tranquillement en dedans et que c’est toi qui
m’apprendrais l’amour, mais seulement celui qui déchire.
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Au Riverside Campground & RV, j’essaie de monter l’abri qui va m’accueillir pour
les trois prochaines nuits. La dernière fois que j’ai séjourné ici, c’était avec mon ami Brad.
C’est lui qui avait assemblé la tente – celle que mes parents avaient achetée avant ma
naissance. Elle était trop petite pour lui, un peu plus et ses pieds sortaient par la porte. Il
avait dormi tout contorsionné, et je me suis jurée que je m’en servirais plus. Alors là, j’ai
emprunté celle d’Élizabeth, ma meilleure amie depuis que je vis à Québec. Je l’ai jamais
utilisée avant aujourd’hui et je me rends compte que c’est une tente pour les amoureux,
parce qu’il faut absolument quelqu’un pour tenir le machin en étoile pendant que l’autre
fait entrer les bâtons dedans. Comme j’ai pas regardé la météo avant de venir et qu’on
annonce frette en maudit pour la nuit qui vient, je suis la seule personne qui a réservé côté
camping. Ça, ça veut dire qu’y a aucun papa expérimenté en montage de tente sur un terrain
pas loin pour venir m’aider. Je m’applique à la tâche.
Câ.lisse.de.tente.à.mardeee.de.bâ.tons.d’criss.fuck.fuck.fuck. Comme je m’efforce depuis
que je suis adolescente à devenir une fille indépendante-intrépide-et-mystérieuse, je prends
une grande respiration et me remets au travail. J’ai pas besoin de personne dans vie, non
monsieur. Après vingt minutes, je suis éreintée, mais ma maison de toile tient debout, prête
à recevoir ma fatigue et ma peau brûlée de soleil.
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Papi me dit pour la troisième fois de la matinée qu’il doit préparer son jardin avant
les grandes chaleurs, qu’il va aller chercher ses plants et ses graines aux Serres Caron, sur
le chemin des Pionniers Est à L’Islet. Comme dans les petits villages on encourage l’achat
local, il effectue ses emplettes chez ce commerçant depuis toujours. Je lui réponds que c’est
une bonne idée, même si Papi a plus de jardin depuis au moins quatre ans. Les légumes
manquent d’eau, se font envahir par les mauvaises herbes et poussent n’importe comment.
Papi vit dans le passé, il pense que rien a changé, qu’il va pouvoir nourrir ses enfants avec
le fruit de son travail et de ses bons soins. Son visage s’éclaire quand il parle de tomates et
de salades.
Lorsqu’il part pour son rendez-vous chez le médecin, je saute dans ma voiture et
roule jusqu’aux Serres Caron. J’achète des plants de tomates et des graines, un gros
tournesol dans un bac rouge aussi. De retour chez Papi, j’arrache les mauvaises herbes, je
sarcle, je laboure la terre. Je regarde sur Internet comment on organise ça, un jardin. Je
veux que tout soit parfait. Je creuse des trous, je façonne des monticules, je plante mes
semences. Je saupoudre de l’engrais, j’arrose abondamment. Je range les outils, puis je
m’installe sur une chaise en attendant que Papi revienne. Je sais que la récolte sera pas
foisonnante, qu’il pensera même plus à ses légumes demain. Mais le sourire qui illumine
son visage quand il découvre son jardin propre à nouveau vaut plus que tous les
concombres du monde, et que toute la terre incrustée sous mes ongles manucurés.
Je pense que j’ai jamais entendu un merci aussi sincère que le merci de mon Papi
ce jour-là.
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Je m’assois deux secondes sur la table de pique-nique maganée par le temps et
remplies d’échardes, et je réalise deux choses. Il fait déjà froid, et j’ai le ventre qui
gargouille tellement je meurs de faim. Le Dunkin Donuts de ce matin commence à être
loin. J’ai jamais soupé seule dans un restaurant de toute ma vie. C’est effrayant. Je déjeune
souvent sans amie dans des cafés ou des restaurants avec des noms poches formés d’un jeu
de mots avec coco ou œuf, parce que le matin tu amènes ton livre ou tes devoirs et c’est
juste agréable de se retrouver seule avec un gros latte qui a un dessin sur le dessus et la
serveuse qui t’envie et qui aimerait ça être à ta place. Le soir, c’est une autre game, et je
suis pas certaine que j’aime tant ça, l’idée de manger avec le regard des autres qui se disent
qu’elle fait donc pitié la pauvre fille au bar sans ami sans famille sans personne avec qui
parler. Le problème, c’est que je m’en fais souvent trop avec ce que les autres peuvent
penser de moi. C’est un de mes défauts sur lequel je travaille fort. Mais des fois je trouve
ça dur, comme ce soir.
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Je bois dans un verre immense une boisson aux bleuets chimiques, assise près du
feu au Beachfire, avec un livre pas tant bon entre les mains, parce que j’ai terminé Querelle
de Roberval sur la plage. Le nouveau est écrit par une psychologue qui joue à l’écrivaine,
et ça paraît. Je me reconnais pas dans ses mots. C’est quétaine, déjà vu, on dirait qu’elle
pense avoir trouvé la recette du bonheur. Voyons, tout le monde le sait que pour être
heureux et bien avec les autres, il faut être bien avec soi-même, voir la vie avec les yeux
du cœur et qu’après la pluie vient le beau temps même si l’orage peut durer longtemps.
Franchement. Les personnages me font vivre aucune émotion, et il me semble que c’est ça,
la littérature, des émotions qui arrivent de manière impromptue au détour d’une phrase, on
sait pas comment réagir, trop de choses se passent en nous, on se remet en question, et c’est
ça qui est beau. Je relis le même passage pour la quatrième fois avant de décrocher
complètement.
Mon regard vogue de table en table et je me demande pourquoi tous les Américains,
mettons neuf sur dix, s’habillent avec un chandail sur lequel est écrit le nom de leur ville
ou de leur État, des pantalons de velours côtelé défraîchis, souvent d’une couleur spéciale
genre vert menthe ou lilas qui vient d’éclore, des running shoes des années ’80 blancs mais
jaunis par le temps et une calotte molle trouvée dans une caisse de bière. Sans parler du sac
banane en cuir vieilli. La serveuse circule avec des plats qui exhalent des effluves
alléchants. Ça me rappelle que j’ai faim et que c’est la raison première de ma venue ici. Là
je suis en train de me nourrir d’alcool, et la boisson dans un ventre vide, ça porte souvent
à prendre des décisions plus ou moins éclairées, du genre qu’on regrette le lendemain.
Je m’installe au bar en me disant que je pourrai jaser avec le barman pour passer le
temps, jusqu’à ce qu’un beachbum mystérieux s’assoie à côté de moi, mais sans bouclettes
frisées sinon ce sera trop comme Antoine et ça fonctionnera pas comme histoire spéciale
d’été. J’étudie le menu, tout a l’air trop gros ou trop gras. Je sais que je me suis dit qu’on
s’en fout des ventres ballonnés, sauf qu’y a quand même des limites. Je commande un autre
drink, ça goûte la mangue chimique. Le barman est tanné de me voir tergiverser, il vient à
ma rescousse et me conseille les bruschettas. Alors que je sirote mon deuxième cocktail, je
l’entends parler avec une serveuse. Ils râlent parce que les clients chialent beaucoup
aujourd’hui, sur la bouffe le service le temps d’attente. Je comprends ça, j’ai passé mon été
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à faire la même chose, râler dans le coin service en roulant des ustensiles avec Catherine.
La restauration, c’est de la marde dans le fond, et je suis ben contente de pas être à leur
place.
Mon plat arrive en même temps qu’un couple de Philadelphie. Ils sont en escapade
d’amoureux pour la semaine qu’ils me disent. La fille s’appelle Shannon et le gars, Tom.
Je ris dans ma tête tellement ils ont des prénoms typiquement américains. On jase, ils sont
fins, ça mérite un autre drink. Les fruits chimiques commencent à m’écœurer, j’opte pour
un traditionnel rhum n coke. Tom me donne son numéro, au cas où je me sentirais trop
seule durant mon voyage et que je voudrais des amis. Il me dit qu’on pourrait aller prendre
un verre tous les trois, demain soir ou l’autre d’après. Je trouve ça vraiment gentil et
attentionné, j’espère juste que c’est pas parce que je fais trop pitié toute seule au bar avec
mon livre, poche en plus. Deux nouvelles personnes s’installent à côté de moi, des
Québécois en vacances. Je me retourne pour les observer vite vite, bronzés avec leurs t-
shirts RipCurl et des gougounes assorties, mais leurs cheveux grisonnants les trahissent.
Des beachbum qui veulent pas vieillir. Tant pis. Je continue de discuter avec Shannon et
Tom, même si l’alcool commence à les faire mâcher leurs mots et que je comprends plus
grand-chose.
Le barman me demande si je veux boire autre chose. Même si je prendrais encore
quelques drinks parce que je suis en vacances et que j’ai envie de me rattraper pour tous
les soirs d’été où j’ai pas pu en profiter, je lui réponds que c’est assez, sinon je serai pas
capable de retourner à mon camping. Il me dit que c’est les deux gars d’à côté qui m’offrent
une consommation. Je pivote pour les regarder plus attentivement. Le premier doit avoir
quarante ans, mais son visage dégage de la gentillesse et de la bonté. Ça paraît qu’il est
encore jeune dans sa tête. Le deuxième me sourit, ça se rend jusque dans ses yeux qui
pétillent et ça me donne le goût de sourire aussi. On fait les présentations, le plus vieux
c’est Stéphane, l’autre c’est Mathieu. Enchantée, moi c’est Maude. La face de Mathieu me
dit quelque chose, mais j’arrive pas à le replacer. Peut-être que je lui ai déjà servi les nachos
décadents du Q de Sac. On échange quelques mots et j’accepte le verre.
— Gin tonic please, dis-je en souriant, les lèvres vertes du mélange de bleuets et
de mangues.
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Mathieu paye mon drink et toute la facture que je me suis montée depuis mon
arrivée au bar.
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On sort s’installer sur la terrasse extérieure, autour du feu qui sent un peu trop le
gaz. On jase comme des amis du secondaire dont les vies auraient pris des chemins
différents et qui se retrouvent par hasard dans le Maine, dix ans plus tard. Ça paraît pas
pantoute qu’on s’est rencontrés il y a à peine vingt minutes. À part nous trois, y a personne
sur la terrasse du Beachfire. Je comprends pas, vacances ou non, la soirée est magnifique
et tout le monde devrait prendre le temps d’en profiter. Dommage. J’imagine qu’ils font le
plein d’énergie pour la journée de demain, au cas où ils voyageraient avec quelqu’un qui
aime pas tant ça, faire le bacon trop longtemps. Genre mon père. Je me souviens encore de
nos escapades en famille, quand maman et moi, mon frère et ma sœur aussi, on voulait
juste se reposer les fesses sur le sable chaud et peaufiner notre bronzage, et que papa avait
d'autres plans pour nous. Toutes les quinze minutes, il levait les yeux de son livre en
souriant, « BON, QUI VIENT JOUER AU BOCCE », et il insistait jusqu’à ce que
quelqu’un se manifeste. Souvent c’était moi, parce que maman s’en foutait et que les deux
autres faisaient semblant de pas l’avoir entendu.
Mathieu me demande pour la quatrième fois si je suis vraiment venue toute seule.
Comme si les filles pouvaient pas voyager sans être accompagnées. Franchement. Je pense
que c’est Antoine qui m’a appris ça, par la bande. Il partait toujours sans se soucier des
autres, moi en l’occurrence, alors je me suis dit que moi aussi, debord, j’allais explorer le
monde sans l’attendre, ni lui ni personne. C’est quand même une bonne chose, je trouve.
Je réponds à Mathieu qu’aucune de mes amies pouvait m’accompagner.
— On travaille toutes au même resto et mon boss aurait dû fermer faute de staff.
Souvent, à la fermeture du restaurant, on s’imagine des plans où on part en vacances
toute la gang, une semaine dans une villa au Costa Rica, à faire du surf et boire des mojitos.
On aime ça rêver.
— De toute façon, on est bien tout seuls, non?
Il acquiesce en souriant. J’ai l’air de la fille indépendante intrépide et mystérieuse
qui voyage au gré du vent et de ses envies. Je me rends compte que j’ai le goût que Mathieu
me trouve intéressante, belle aussi, parce que plus je le regarde et plus j’ai les sens qui
s’échauffent, mais c’est peut-être juste à cause de l’alcool ou du feu, ou les deux. On dirait
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que la brise de l’océan a dépoussiéré ma flirt switch qui s’est allumée subtilement durant
la soirée, et j’aime ça, ce sentiment de liberté.
— Pis vous, vous êtes venus faire un trip de gars pis de surf sur un coup de tête,
ou c’est votre première fois dans le coin?
— Je viens ici deux ou trois fois par année avec ma famille depuis que j’ai dix ans,
répond Mathieu. C’est comme une tradition maintenant. Pis là j’ai décidé
d’emmener mon meilleur chum Stéphane avec moi pour qu’on ait du fun
pendant que je suis en pause entre euh… ben… entre deux spectacles.
Mathieu est mal à l’aise, gêné tout à coup. Il gigote sur sa chaise en cherchant le
regard de Stéphane, comme s’il avait dit quelque chose qu’il ne fallait pas. Je comprends
rien à ce soudain changement d’attitude. La chose que j’ai retenue, moi, c’est qu’il voyage
sur la côte est pour profiter de l’air maritime plusieurs fois par année et pas moi. Jalousie.
Stéphane a un sourire en coin, je vois bien qu’il trouve la situation amusante, même si
j’ignore ce qu’il y a de drôle. Je les regarde encore, et j’allume. Mathieu, c’est Mathieu
Grondin. L’humoriste. Dire que je croyais qu’il s’agissait d’un client du resto. Je me sens
un peu niaiseuse de pas l’avoir reconnu et je me demande si je l’ai offusqué. Il est quand
même connu, tsé. Je garde ces réflexions pour moi et je fais comme si de rien n’était. J’ai
jamais assisté au moindre de ses numéros ni écouté aucune des émissions quétaines dont il
est l’animateur, alors je m’en fous. Peut-être que ça va lui faire du bien d’être juste Mathieu
Grondin le gars, pas l’humoriste. Il est pas venu à Wells pour se faire gosser par une
groupie.
— Moi c’est Mathieu Grondin, l’humoriste.
Il se présente officiellement, comme pour mettre les choses au clair et dissoudre le
petit malaise qui flotte dans l’air depuis deux minutes. C’est sûrement mieux comme ça,
afin d’éviter un malaise encore plus gros s’il devait se faire apostropher sur la plage par
des Québécois en vacances, avec moi à côté qui comprends rien.
— Messemblait ben, aussi, que ta face me disait de quoi. J’espère que tu le prends
pas trop personnel de constater que je suis pas ta plus grande fan.
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On rit, ç’a pas l’air de le déranger, une bonne chose de réglée. J’écris quand même
discrètement à mes amies que Mathieu Grondin m’a payé mon souper et des cocktails, il
me semble que c’est une histoire croustillante à raconter pour ma première soirée qui, au
départ, devait consister à réfléchir, toute seule, sur ma vie et mon avenir. Avant de remettre
mon cellulaire dans mon sac, je regarde s’il y a quelque chose de nouveau sur le profil
d’Antoine, et s’il était en ligne récemment. Actif il y a 34 minutes, et aucun message de sa
part. Pourtant, j’ai pris la peine d’actualiser ma story Instagram avec des photos et des
vidéos montrant que je partais sur le bord de l’eau. Il aurait pu me souhaiter bon voyage,
ou m’envoyer un emoji de surf, je sais pas. Il aime ça le bord de l’eau.
Avant de me laisser envahir par une nostalgie plate décuplée par l’alcool, je range
mon téléphone sans répondre aux messages de mes amies qui veulent plus de détails. Je
décide de les faire poireauter et de profiter de ma soirée.
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Je passe des après-midi complets à m’enfoncer des couteaux dans le cœur et dans
le corps, les yeux rivés sur les réseaux sociaux, à scruter et à analyser la moindre des
activités d’Antoine. J’attends de ses nouvelles, mais je ne vois que les likes qu’il distribue
à des filles qui passent leur vie en maillot de bain sur des plages trop belles pour être vraies.
Je me demande s’il les connaît, s’il les désire, s’il leur écrit. Assise sur mon divan rouge,
je fais défiler leurs photos sur l’écran craqué de mon téléphone. Je les juge et je les envie.
Je deviens folle, obsédée, j’ouvre sa page Facebook huit fois par jour. Je publie des photos
de moi, j’écris des posts drôles, je guette un signe de sa part. En vain… toujours en vain.
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— LAST CALL!
Voyons donc, il est à peine onze heures. C’est con, j’ai pas envie que ce soit la fin
déjà, de leur dire bye sans savoir si je vais les revoir. On dirait que les vacances en solo
semblent moins attrayantes depuis leur rencontre. Je suis fâchée contre Ogunquit qui se
couche trop tôt et qui met des bâtons dans les roues de mes péripéties estivales. Stéphane
demande à Mathieu s’ils prennent un dernier verre ici ou s’ils retournent à l’hôtel pour
boire des cafés Bailey’s en jouant au Backgammon. Je pense à ma tente froide et humide,
sans personne dedans pour me réchauffer ou parler ou passer le temps, tout ça en même
temps, et j’ai presque envie de m’immiscer dans leurs plans de soirée. Je siphonne mon
restant de gin qui goûte la glace fondue et j’attends le verdict.
— Maude, viens-tu avec nous? Ça sera beaucoup mieux que de geler à ton
camping!
Je jubile en dedans, mais laisse rien paraître. Je réponds ben oui, pourquoi pas,
même si mes yeux commencent à se fermer tout seuls. Tant pis, je dormirai dans une autre
vie, ou demain sur la plage.
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Je ressentais le froid glacial de ce début janvier 2014 jusque dans mes os, même
installée proche du foyer. Mon téléphone a vibré quand j’ai reçu un message d’Antoine
Létourneau. Je l’avais même pas encore lu que mon cœur de fille pétillait sous la première
bébé décharge électrique reçue depuis longtemps, parce que c’était toi, Antoine, qui avais
le plus beau visage de tout mon Facebook à ce moment-là.
« T’es fraîche pète, mademoiselle Maude »
Drôle de manière de m’aborder. J’ai aimé ça. Je crois que tu étais envieux parce
que j’avais passé la journée avec les gars de chez Burton, la compagnie d’équipements de
planche à neige. Ils étaient venus au Axis, la boutique où je travaillais, et j’avais publié une
photo de l’événement sur Facebook. Dans ma tête, mes petits neurones me disaient que
peut-être tu attendais juste une occasion comme celle-là pour engager la conversation. Je
sais pas et je saurai jamais si j’avais raison, mais c’était une pensée qui me plaisait
beaucoup, et qui me plaît encore. Je t’ai répondu d’aller chier, que tu étais juste jaloux.
« C’est quoi, Jérémy Jones c’est rendu ton best friend? »
Je t’ai dit que oui, qu’il m’avait même invitée à aller faire de la planche à neige
avec lui et les autres gars. J’espérais dans ma tête que tu me trouves cool, mais tu m’as pas
cru. T’as bien fait. Je leur avais à peine parlé, aux gars de chez Burton, la gêne m’entortillait
la langue et mon anglais ne me venait plus. Mais tout le monde s’est laissé embobiner par
ma photo où j’avais presque l’air famous. J’ai eu plein de likes dessus.
Tu me racontais des niaiseries et des histoires de tortellinis, je riais de partout, de
la face, des yeux et des épaules qui sautillaient. Maman m’a demandé ce qui se passait.
— Y a un beau garçon qui vient de m’écrire.
Elle m’a zieutée avec son regard spécial de maman-inspectrice-du-cœur-et-du-bien-
être. C’est parce qu’elle le savait que j’étais fragile en dedans, que je me sentais souvent
seule et que ce sentiment avait trop d’emprise sur ma vie. Elle se doutait bien que j’étais
un cri muet. Mais pas à ce moment-là. J’avais le rire plein et le sourire sincère. J’ai croisé
les doigts très forts, ceux des deux mains pour être certaine que ça fonctionne, et j’ai
demandé à la vie, au ciel, à n’importe quelle instance secrète, de virer la terre à l’envers
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puis de faire que tu m’aimes bien. Du moins assez pour me parler plus qu’une soirée. Ça
devait ressembler à quelque chose comme : s’il vous plaît Madame Monsieur, je suis
toujours fine et sage et souriante, il me semble que je mérite de vivre une histoire belle
magique qui rend le cœur en bulle de savon Bath and Body Works.
Il était vingt-trois heures trente et mes yeux fermaient d’eux-mêmes. Mais je n’avais
pas envie de dormir. J’avais peur que tout s’arrête, que personne, en haut, ait reçu ma prière.
J’ai mis la luminosité de mon téléphone au plus fort, le volume de ma sonnerie aussi. Je
voulais rien manquer, même si je devais casser mon cellulaire parce que mon bras était
trop fatigué pour l’empêcher de tomber. Je me suis dit qu’à vingt-deux ans, j’avais envie
d’un amour qui rend le cœur et les jambes en barbe à papa, que j’étais prête pour ça. J’avais
le goût de me mettre belle pour un garçon et qu’il me trouve belle tout le temps, même le
matin avec les yeux collés. Le goût d’avoir toujours quelqu’un à qui écrire des niaiseries
ou avec qui râler de l’Université, et que, pour lui, je sois la plus drôle et la moins fatigante
de toutes les filles du monde. J’avais envie d’un garçon avec qui aller déjeuner souvent
parce que c’est mon repas préféré, quelqu’un avec qui manger des toasts pour le souper,
savoir que ça le dérangera pas. Je voulais surtout un garçon avec qui élaborer des projets
de camping, de balades en voiture, de voyages en sac à dos ou en valise, d’aventures loin,
ailleurs qu’ici. J’envoyais déjà des prières à la vie, après juste une soirée, parce que tu
répondais à tous les critères, sauf peut-être celui où tu me dis que je suis belle le matin, je
savais même pas si tu pensais que j’étais belle tout court. Ton métier, c’était wakeboarder
professionnel que tu m’as dit. C’est rare, réussir à vivre de sa passion. T’étais chanceux.
Ça te permettait de voyager et d’être payé pour ça, je t’enviais encore plus. T’étais parfait
pour moi, j’étais déjà prête à te suivre au bout du monde pour que tu m’enseignes le
wakeboard et qu’on vive d’amour et d’eau salée. Je divaguais, je t’ai dit bonne nuit.
« Bonne nuit, madame Leclerc XXX »
Tu as mis des becs et j’ai pensé que la vie m’avait entendue.
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J’aurais aimé prendre un taxi pour éviter de conduire, mais je crois que ça existe
pas, à Ogunquit, les taxis. Toutes les fois où je suis venue ici, j’en ai jamais croisé. Et le
trolley est hors service la nuit. Alors je roule lentement sur la 1, la fenêtre ouverte et la
musique très forte, en essayant de suivre Mathieu et Stéphane dans leur gros pick-up noir.
Après un arrêt à la station-service pour y acheter du café qui doit dater du début de l’après-
midi et qui goûte le goudron brûlé, on arrive à un hôtel by the sea. Je me stationne
illégalement dans le stationnement des résidents, je m’en fous, c’est la nuit. Je crois pas
recevoir de contravention, pas comme cet été, à Québec, où j’ai pleuré après en avoir reçu
une de 169$ pour avoir stationné ma voiture trop près d’une intersection. Ça serait le bout
de la marde. Je ramasse mon sac, regarde dans le rétroviseur si, malgré les consommations
et ma peau gorgée de soleil, ma face a encore l’allure de quelque chose d’intéressant et
d’attirant. Je pense que ça va, même que j’ai presque l’air d’avoir des cheveux de fille qui
fait du surf. C’est un leurre, bien entendu.
Le visage de maman apparaît au-dessus de mon épaule droite tel l’ange des
décisions judicieuses. Elle me demande si je trouve ça intelligent d’aller chez des gars que
je connais pas, la nuit, dans le Maine, sans personne qui sait où je suis. Je veux dire, c’est
pas parce que t’es connu que t’es fin. Maman m’a toujours mise en garde contre les princes-
serpents. Gentils et attentionnés, ils te font sentir comme la plus belle la plus importante la
plus drôle la plus toute, ils s’entortillent tranquillement autour de toi, jusqu’à ce que tu
voies plus rien sauf eux, que tu deviennes aveugle d’amour. Sauf que l’amour a pas sa
place dans le monde des reptiles, et sans t’en rendre compte, tu te ramasses prise dans
l’étau. Mais eux, ils se sont lassés depuis longtemps et vont s’enrouler autour d’une autre
en te laissant seule sans souffle sans repère sans rien. J’ai jamais écouté maman sur ce
sujet-là. Pas que je voulais pas, mais malgré ses nombreuses mises en garde, j’ai jamais été
capable de les reconnaître, les méchants serpents. Je suis pas encore capable.
Je sors de mon véhicule. Mathieu et Stéphane m’attendent sur le perron, leur
bonheur de vacances à côté d’eux. Tant pis pour les serpents et les métaphores de gars pas
fins, j’aurai de la peine plus tard au pire. Comme d’habitude. En ce moment, j’ai envie
d’avoir du plaisir, de pas penser à mon été aliénant où j’ai rien fait d’autre que de travailler,
à l’université qui recommence bientôt et qui me tente pas pantoute, à Antoine seul dans sa
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chambre au centre de réadaptation, à mon impression de pas pouvoir être heureuse sans lui
dans ma vie, au sentiment de m’être paralysée le cœur depuis sa paralysie à lui. Je veux
penser à rien, sauf à moi.
À l’intérieur, les gars préparent leurs cafés Bailey’s et me demandent si j’en veux
un. Je suis pas certaine que la caféine avant d’aller dormir soit une idée judicieuse, surtout
si elle est périmée en plus. Je décline l’offre. Pas grave qu’ils me disent, on a de la bière
dans le frigo. Je m’ouvre une Coors Light, ça goûte l’eau, la pisse, le jus de bas sales, mais
je garde ça pour moi, je veux pas passer pour la fille difficile qui boit juste du vin blanc et
des bières fruitées de microbrasserie. Même si c’est vrai.
Stéphane sort le jeu de Backgammon. Je me rappelle une mallette semblable dans
l’armoire du salon, chez mes parents. Chez nous, le Backgammon faisait office de passe-
temps lors des pannes d’électricité et en camping. Pour mes parents en tout cas. Je me suis
toujours dit que c’était un jeu de vieux. Nous autres, les enfants, on jouait au Skip-bo ou
au Jok-R-Ummy.
— On va te montrer comment jouer, comme ça tu pourras impressionner tes
parents la prochaine fois. Tu leur diras que t’as rencontré des pros du
Backgammon dans le Maine!
Ils commencent une partie, je sirote ma bière en les observant. Ils m’expliquent
comment ça fonctionne, les dés, les pitons qui se bouffent entre eux ou qui doivent se
protéger. Le but du jeu consiste à rentrer tous tes pitons dans ton compartiment avant ton
adversaire. Ça me semble pas trop compliqué à comprendre, mais chaque fois que je crois
avoir saisi le concept, un des gars fait un move spécial en me disant qu’il s’agit d’une
exception. Ça me rappelle la grammaire française et si ça continue comme ça, je vais
abandonner le projet de devenir la reine du Backgammon, parce qu’y a plus assez de place
dans mon cerveau pour d’autres règles spéciales. J’avais raison de préférer le Skip-bo.
Stéphane perd. Mathieu me demande si j’ai envie de mettre mes nouvelles connaissances
à l’épreuve. Pourquoi pas.
Assise devant lui, j’essaie de me concentrer sur le jeu, distraite par son rire qui
éclate souvent dans la pièce. Je tente d’appliquer les règles que j’ai cru comprendre il y a
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un instant, mais je fais un peu n’importe quoi. Stéphane s’improvise en mentor. Je brasse
les dés et j’obtiens de nombreux doubles, c’est bon pour notre équipe ça. C’est sûrement
la chance du débutant. Tranquillement, je commence à me calmer sur l’ingurgitation de
bière imbuvable, surtout depuis qu’elle est rendue tiède, parce que je dois vraiment partir
bientôt. J’ai pas envie de dormir jusqu’à midi, je veux profiter de la plage et de mes livres,
apprécier à fond mes vacances solo plus ou moins solo maintenant. J’aimerais aussi, en
secret, que les gars m’invitent à passer la journée avec eux, c’est pour ça que je dois être
en forme et prête à toutes les éventualités. De toute façon, des poches mauves en dessous
des yeux, c’est non tout le temps. J’ai du plaisir avec eux et je voudrais que ça continue
demain, surtout parce que je suis soulagée que Mathieu soit pas une tête enflée qui raconte
des blagues en voulant faire de la vraie vie un show d’humour. Ç’aurait été tellement
malaisant. Je sens mes joues rouges d’avoir beaucoup ri, d’avoir bu un peu plus que
d’habitude, d’apprécier le regard que Mathieu porte sur moi quand je le fais rire aussi. C’est
bien d’être bien. Ça faisait longtemps.
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J’aide Antoine à faire ses bagages, parce qu’il part demain matin pour un voyage
de wakeboard. Il s’en va aux Philippines, je suis jalouse, j’ai le cœur en miettes de biscuit
Mr. Christie qui sèchent dans le fond d’une boîte. J’essaie de rentrer de force dans sa valise.
On roule ses chandails et ses boxers, on plie ses maillots de bain en petits carrés. On trie
ses pulls. Il fait chaud là-bas, pas besoin d’en apporter beaucoup. On empile ses affaires
sur le lit, on se chamaille, on fait l’amour. Tout est à recommencer. On rit, je suis bien. Je
réussis à oublier qu’il part pour longtemps.
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On termine la partie de Backgammon rapidement parce que tout le monde est
fatigué. On décrète que j’ai gagné, yes. En allant vider les trois quarts de ma bière dans le
lavabo, je leur annonce que je pars. Je dors debout et suis à veille de devenir grognonne.
Mathieu me répond que ç’a pas d’allure que j’aille dormir dans une tente, qu’on gèle, qu’il
a peur que je meure d’hypothermie et qu’il doive appeler mon père pour lui annoncer la
nouvelle. Sans même consulter Stéphane, il m’invite à dormir sur le divan. Je capote et je
trouve ça bizarre en même temps. J’entends déjà le sifflement du serpent dans mes oreilles,
mais j’y prête pas attention.
— Ben non, voyons, merci pour l’invitation, mais j’ai déjà fait des choses pas mal
pires que ça dans la vie. Dormir toute seule dans une tente glaciale, y a rien là.
De toute façon, j’ai deux sacs de couchage, une couverte, un polar et des bas de
laine. Je devrais m’en sortir...
Je tente de me convaincre en même temps. C’est vrai qu’il fait froid.
— OK, comme tu veux, mais tu prends mon numéro de téléphone en note et s’il y
a quoi que ce soit, tu appelles, ou non, tu t’en viens directement ici, on garde la
porte débarrée, c’est bon? T’hésites vraiment pas, ok.
En enfilant mon manteau en jean, je lorgne le divan qui a l’air quand même
confortable, parce que c’est pas tant vrai que j’ai fait des « affaires pires que ça » dans vie.
Mais de un, ce serait très imprudent de ma part, et de deux, je dois persister dans mon
image de fille indépendante-intrépide-et-mystérieuse. Et je veux voir si Mathieu va
m’écrire demain. Juste avant que je sorte, il me tend une couverture trouvée au fond d’une
armoire, ainsi que son coton ouaté. Dans ma tête, une troupe de danse sautille partout en
faisant des sauts périlleux. Il a l’air inquiet pour vrai, curieux de savoir si mes orteils et
mes bouts de doigts vont passer la nuit. Ça me réchauffe en dedans de le constater, assez
pour survivre à ma nuit toute seule.
— Salut là, merci vraiment.
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Au camping, il fait très noir et très froid. Quelle idée de merde sérieux. Tout ça pour
économiser quelques piécettes. OK, quand même plusieurs. J’ai envie d’aller à la toilette
parce que tout le monde sait que quand tu bois une bière, tu en pisses quatre, mais je sais
pas si j’ai le courage d’aller braver le bloc sanitaire pas hygiénique pantoute. Impossible
de me retenir plus longtemps. Y a pas assez de place entre la cuvette et la porte, je me
ramasse dans une position vraiment inconfortable avec la face étampée dans le cadrage et
les genoux écartillés. Comme dans tous les campings du monde, une araignée à longues
pattes a élu domicile dans un coin de la cabine. Elle me regarde, je la regarde. On sait
jamais à quel moment elle va décider de descendre me voir en tortillant son corps mince et
long. Je me dépêche à sortir, après m’être lavé les mains uniquement avec de l’eau, le
distributeur à savon étant hors service, of course. C’est la dernière fois que je viens ici.
À l’intérieur de ma tente, mes choses suintent d’humidité. Le givre est à veille de
se former sur mon oreiller. Les conditions idéales pour bien dormir, quoi. Je pense à la
chaufferette portative de ma cousine Jasmine, celle qui fait des voyages backpack en Asie
pendant six mois, qui dort dans des chambres miteuses d’auberges de jeunesse remplies de
coquerelles, mais qui part plus jamais en camping au Québec sans sa chaufferette. Avant
je la jugeais un peu, mais maintenant je la comprends. J’enfile mes combines, mes bas de
laine, mes trois chandails et je termine par le coton ouaté de Mathieu. Je regrette de pas
avoir de tuque en dessous de mon banc d’auto au lieu de mes six paires de souliers. Il faudra
revoir mes priorités. Je grelotte, je pense au divan douillet des gars. Je regarde mon
téléphone, vieux réflexe dont je dois me débarrasser. Ç’a l’air que c’est pas bon pour la
rétine et le cerveau juste avant le dodo. Aucune nouvelle d’Antoine, mais Mathieu me
souhaite une bonne nuit pas trop froide dans mon tipi avec deux becs. Je souris, le visage
dans mon oreiller mouillé. Avant de m’endormir, je rabats le capuchon du coton ouaté. Le
nez dans l’encolure, je me rends compte qu’il a pas d’odeur. Ça sent pas Mathieu. Ça sent
rien, comme s’il l’avait jamais porté.
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Je roulais vers chez toi en me disant que c’est loin en maudit, Saint-Lazare. Jamais
je m’étais aventurée par-là auparavant, l’autoroute 40 Ouest m’horripile, constamment en
construction et bordée par des buildings, des entrepôts et des centres commerciaux. Aucune
verdure. J’écoutais Ben Howard, stressée et anxieuse que tu me trouves plate. Mon cerveau
pense toujours trop, tout le temps. Un vrai cinéma Guzzo avec des scénarios pas possibles.
Je dois apprendre des techniques de respiration ou de méditation, peu importe tant que ça
fonctionne.
Devant ta maison, je me demandais si je devais me stationner devant, dans la rue,
derrière ou de côté. J’angoissais pour un rien. Inspire, expire. J’ai replacé mes cheveux,
vérifié si j’avais quelque chose entre les dents et je suis sortie de mon véhicule. J’ai gravi
les marches sur mes jambes tremblantes, j’ai cogné puis j’ai attendu en prenant une pose
nonchalante, le regard au loin, pour pas avoir l’air de la fille qui a trop hâte.
« Salut, Antoine »
Tu m’as souri et j’ai fondu. Je suis entrée, gênée de mon corps qui savait plus
comment se déplacer et de mon sourire niais lorsque j’ai constaté que t’étais pas seulement
le plus beau en photo sur Facebook, mais que tu illuminais la pièce de tes bouclettes et de
tes yeux verts-forêt picotés brun-terre-mouillée et orange-soleil-couchant.
Après un tour du propriétaire – très impressionnée par ta rampe de skate dans ton
sous-sol même si je suis très poche à ce sport –, on s’est assis sur le divan avec une bière.
On se parlait de tout et de rien, on se racontait des bouts de nos vies. Tu avais tellement de
choses à dire, ton existence tournait autour de tes voyages et des gens intéressants que tu
avais rencontrés. Moi, avec ma routine école-étude-boulot-dodo, je me sentais pas à la
hauteur. Je me suis jamais sentie à la hauteur avec toi. J’espérais que tu saurais me sortir
de ma zone de confort, que tu m’apprendrais à vivre. Ton rire sonnait à mes oreilles comme
une musique salvatrice, la plus belle de toutes. Quand tu regardais ailleurs ou que tu
marchais du salon à la cuisine, je t’observais à la dérobée. Déjà mon cœur papier de soie
s’entichait de toi. J’aurais dû me méfier, mais je saurais pas ce que je sais de moi
aujourd’hui.
33
Il se faisait tard. Je songeais à retourner à la maison parce que la route jusqu’à
Terrebonne était longue, mais en même temps je voulais rester. Tu remplissais les espaces
vides que j’avais dans le corps, dans l’âme.
« J’ai pas envie que tu partes. »
Oui. Non. Oui. Peut-être. J’étais pas certaine que ce soit une bonne idée, parce que
j’aime pas ça les premières fois, les premières nuits. J’étais et je suis toujours gênée de
mon corps, mes jambes pas rasées et mes sous-vêtements pas agencés, et ça c’est important
pour moi pour une première fois, des bobettes dans le même tissu que la brassière. Je t’ai
dit non, que tu avais juste à me rappeler. Tu voulais pas que je m’en aille, j’ai trouvé ça
charmant, mais en même temps mon cerveau-cinéma se demandait si tu voulais juste un
one-night ou si ça voulait dire quelque chose pour toi. Décoder les garçons, c’est vraiment
pas mon fort, je m’attache trop vite. Je me disais que ça me ferait trop de peine si tu me
rappelais jamais après. J’ai enfilé mon manteau et mis mes bottes. Te serrer la main, te
donner deux becs? L’un devant l’autre, on savait pas quoi faire. C’était un au revoir
maladroit, mais adorable. Bye, merci, que j’ai dit en ouvrant la porte, avec dans mon sourire
l’espoir de te revoir bientôt. Tu m’as attrapée par le bras pour me tirer jusqu’à toi, mon nez
dans le creux de ton cou. J’ai levé la tête timidement, pour te regarder du bout des cils. On
respirait fort. Tu m’as embrassée. C’était tellement doux, je suis montée jusqu’aux nuages
pour aller faire un high five à la vie et à Dieu qui avaient entendu ma prière. Je me sentais
comme dans un film de Nicholas Sparks, mais en mieux. Un autre bec, de la magie. Je suis
retournée au ciel pour demander que tout ça dure plus qu’une soirée.
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J’ouvre les yeux sur ce qui vient d’être l’une des pires nuits de ma vie. En plus du
froid humide, j’ai failli mourir de déshydratation. Mon téléphone a la consistance d’une
brique de glace, mais je vois quand même que Mathieu m’a écrit ce matin. Il veut savoir si
j’ai bien dormi et s’il me prépare un fameux sandwich de plage. Ça, c’est une façon
détournée de m’inviter à passer la journée avec eux et je trouve que c’est pas mal agréable
pour mon ego de fille insécure. Je lui réponds que ben oui, ça me tente, et que s’ils ont
besoin de quoi que ce soit à l’épicerie, je vais m’en charger. « Non, on a tout. Amène-toi
juste une gourde pour notre sangria légendaire. » Il est à peine neuf heures, ça promet.
Je sors de mon abri, il fait gris et frais. Je maudis Madame Nature. C’était pas prévu,
les nuages et les chandails à manches longues. Après avoir branché mon cellulaire dans
mon auto, je retourne affronter les toilettes crades, afin d’éliminer toutes traces d’oreiller
sur mon visage. J’essaie de me créer un look arrangé pas arrangé, parce qu’être trop
maquillée sur la plage, c’est moyen. Du cache-cerne, de la poudre, un illuminateur et une
touche de mascara plus tard, je me passe un coup de brosse et m’enduis le corps de ma
crème préférée, celle qui sent le Waikiki Beach Coconut. Il me semble que de dégager une
odeur de pina colada, de soleil et de bon temps, c’est toujours gagnant quand on flirte. Je
choisis mon maillot de bain avec attention, même si les chances de pouvoir l’exhiber sont
minces. J’écris à Mathieu que je suis prête, si je peux toujours venir les rejoindre. Quelle
question, qu’il me répond, en me fournissant le point de rencontre.
Sur la route, je réfrène mon envie d’arrêter au Congdon Donuts, le restaurant si tu
veux déjeuner à Wells. Tu y es accueillie par des madames trop enjouées de te servir une
assiette d’œufs bacon gargantuesque, avec en plus un beigne frais fait du matin. Un vrai
beigne avec du vrai beurre, comme dans le temps de nos grands-parents. Du genre qui
réconforte. Ça fait changement des affaires pleines de graines préparées avec du lait de
noix de toutes sortes dégueulasses, très en vogue dans les cafés de St-Roch où je vais
étudier. Je passe tout droit parce que ça va se voir au premier coup d’œil si j’ai déjeuné
pour quatre à moi toute seule et ça me tente pas de commencer ma journée avec un
sentiment de culpabilité.
Les nuages font peur au monde et je trouve rapidement un stationnement gratuit
près de la plage. En marchant sur le sable mouillé, je me demande à quoi va ressembler ma
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journée avec les gars. J’espère que je vais vivre des péripéties dignes de mon carnet
monstre, un séjour dont je me souviendrai longtemps. Je les aperçois, ils me font de grands
signes afin que je les remarque. On est dix sur la plage, je pense que ce sera pas un
problème. Mathieu m’aborde.
— Bon matin, miss! Pis, t’as survécu? Pas trop gelée cette nuit?
— Juste assez, j’ai déjà vu pire!
Menteuse. J’installe ma serviette et Stéphane s’occupe de remplir ma gourde. On
se fait un gros tchin de vacances et je passe proche de recracher ma première gorgée
tellement ça goûte l’alcool.
— Cibole, je comprends pourquoi vous l’appelez « légendaire », votre sangria! Y
a quoi là-d’dans, pas juste du vin rouge certain?
— Mettons qu’on l’a un peu échappé sur la bouteille de vodka à matin. Après trois-
quatre gorgées, on s’en rend plus compte!
Si mes calculs s’avèrent exacts, je devrais me sentir pompette dans trente-cinq
minutes. Mathieu met de la musique sur son Bose portatif. Je fredonne « Outta Line » de
Leon Bridges et il me regarde avec surprise lorsque je lui dis que j’adore cet artiste. Il
s’imaginait peut-être que j’écoute du Drake la fenêtre baissée et que j’écris les paroles de
ses chansons en quote de mes photos Instagram. Ben non, j’aime pas juste mon bed et ma
mama dans vie, même si c’est vrai que j’adore ça dormir.
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Assise sur le divan d’Antoine, je l’écoute jouer de la guitare. C’est sa nouvelle
passion. Il répète beaucoup pour devenir bon rapidement. Antoine est perfectionniste : ce
qu’il entreprend, il le réussit. Je lui dis que moi aussi, au secondaire, je jouais de la guitare,
que j’étais même dans un band. On s’appelait « Behind the Surface ». J’étais dans ma passe
emo-punk. Il me joue « Atlas hands » de Benjamin Francis Leftwich. Je me souviens pas
de toutes les paroles, mais je me dis qu’il peut pas avoir choisi cette chanson-là pour rien,
c’est impossible. I will remember your face, cause I am still in love with that place. I got a
plan, I got an atlas in my hands. On va voyager ensemble autour du monde, faire du
wakeboard dans les plus beaux décors de la planète.
Dans les jours qui suivent, j’écoute « Atlas hands » en boucle. Ça me réconforte, la
voix du chanteur évoque l’espoir.
Aujourd’hui, je suis plus capable de l’entendre.
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Stéphane a raison, j’ai avalé la moitié du contenu de ma gourde et ça rentre comme
un charme. L’ambiance est légère et même si je travaille pas sur mon bronzage en forme
de t-shirt de job, je pourrais pas demander mieux comme début de journée. Mathieu sort
un ballon ovale de son gros sac de plage.
— BON, QUI VIENT JOUER AU FOOT!
Je crois entendre mon père. Finalement, ce doit être une affaire de gars, cette
incapacité à rester assis dans le sable plus que trente minutes. Une chance que j’aime ça, le
foot, surtout les Pats, surtout Gronk. D’aussi loin que je me souvienne, c’est avec mon père
que j’écoute la Soirée du hockey et les NFL Sundays. Je me suis souvent demandé si papa
aurait aimé mieux partager ces moments-là avec mon frère. Mais Guillaume préfère Chanel
et Chloé aux Bruins ou aux Stealers. Alors c’est moi qui crie fort dans le salon quand y a
des buts et qui chiale lorsque ça va pas bien. J’adore ça. Comme quoi on s’en fout, au fond,
des idées préconçues et des stéréotypes de genre.
Je me lève, ça tourne un peu, mais juste assez.
— Tu feras attention de pas te casser un ongle là!
Je toise Mathieu avec mon air bête de fille-femme offusquée. Il va voir si je vais
me casser de quoi en lançant un ballon. Il sait pas que je joue sur la plage et en camping
avec mon père depuis que j’ai dix ans. Surtout que j’en ai même pas, des ongles.
La plage est quasi déserte alors on peut prendre de la place et faire de longues passes
sans se soucier que notre ballon arrache le parasol d’une madame aux lunettes démesurées
ou écrase le château de sable d’un architecte en herbe. J’attrape le ballon envoyé par
Stéphane. Je sais comment placer mes doigts correctement sur le lacet pour le stabiliser et
lui donner une trajectoire digne de Brady. Je m’aligne vers Mathieu pour le faire taire,
prends mon élan. Et voilà. Il me regarde avec l’air du gars qui comprend pas ce qui vient
de se passer. Je lui sors mon plus beau sourire bien-fait-pour-toi. Ses expériences
antérieures ont sûrement à voir avec des filles qui décochaient le ballon comme des
girouettes et qui avaient autre chose en tête que le football, genre prendre des photos
#beachday.
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— Ouain, tu sais lancer!
Oui monsieur. Je suis pleine de surprises et j’espère juste quelqu’un de sincère qui
ait envie de les découvrir. En attendant, je les garde enfouies. Parfois j’en laisse sortir une,
comme là. Une fille surprenante, ça gagne des points dans un cœur de gars.
On joue encore un moment, on prend des pauses pour remplir nos gourdes. Je sens
les regards de plus en plus appuyés que Mathieu pose sur moi. Il pense que je l’ai pas
remarqué, mais des yeux nouveaux sur mon corps, ça passe pas inaperçu. Pendant quatre
ans, j’ai attendu un regard amoureux d’Antoine. Je transposais dans ses yeux mes propres
désirs et je vivais dans un monde où mes lubies me réconfortaient plus que la vérité. Je
voulais que sa douceur me répare le cœur. Alors lorsque Mathieu m’enrobe le corps de son
regard, même si je sais que ça durera que le temps des vacances, je me dis que j’y ai droit.
J’ai envie de flirter avec un gars dix ans plus vieux que moi. En plus, comme je sais déjà
que ce sera éphémère, il y a moins de risque que mes émotions de fille sensible refassent
surface. Je suis immunisée, j’ai un cœur de rocker.
On décrète qu’il est l’heure de goûter au fameux lunch préparé par Stéphane qui,
ç’a l’air, possède un diplôme de chez Subway. Les sandwichs de ma mère sont meilleurs,
mais je joue le jeu et le couvre d’éloges. Ça fait du bien d’offrir une récompense à mon
estomac vide. Je prends des bébés bouchées, je mastique tranquillement. Mes vieux
démons dorment jamais. Même en vacances, ma peur infondée de grossir me taraude.
Maudite insécurité.
Aussitôt son sandwich terminé, Stéphane s’assoupit sur sa chaise de plage
multicolore, son drink se déversant par terre en petites cascades. Mathieu se tourne vers
moi, ses yeux me font l’effet d’un doigt dans une prise de courant électrique. Y a quelque
chose de différent chez lui, de plus intense.
— On va marcher?
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On laisse un Stéphane à moitié conscient surveiller nos ballons, nos serviettes et
notre punch. Seule avec Mathieu, je suis nerveuse. Mon sang bouillonne comme lorsque je
bois trop de café. Une chance que la sangria des gars fait effet. On se dirige près de l’eau
pour que les vagues viennent mouiller nos pieds. Mathieu propose de marcher jusqu’à
l’amas de roches qui se dessine un kilomètre plus loin. On parle de tout de rien de tout
encore. Nos bras se frôlent volontairement, nos yeux se trouvent de plus en plus souvent.
Je suis bien avec mon corps en alerte. Je sens le sable entre mes orteils, mon poil de bras
en chair de poule, la chaleur de mes joues rouge désir, mes mèches folles balayant mon
visage au gré du vent. On trouve une balle de golf abandonnée dans les vestiges d’une
forteresse.
— Pas game qu’on la traîne avec nous jusqu’aux roches, mais juste avec nos
orteils!
Mathieu a l’air d’avoir huit ans. Je me prête au jeu, on rit comme des adolescents à
leur première date. On se pousse pour avoir la balle de golf ou juste pour se toucher le plus
souvent possible. Je veux sa peau sur la mienne et ses grandes mains d’homme sur mon
épiderme. Mathieu me raconte des niaiseries, des anecdotes de tournées, des histoires de
fans étranges, et je sens l’air vibrer entre nous. Lui aussi, je vois pas d’autres options. Je
me dis que si ça continue comme ça, mes péripéties estivales vont passer à un niveau
supérieur. Mais Mathieu gâche l’ambiance.
— J’ai tellement envie de pisser, m’en vais dans l’eau!
J’ignore si c’est parce qu’il est stressé, qu’il veut pas qu’on s’embrasse sur la plage
parce que des gens pourraient le reconnaître ou s’il est vraiment incapable de se retenir. Il
ressort de l’eau soulagé et frigorifié. On court, on se chamaille, on marche vite sans oublier
la balle de golf. J’ai une pensée pour Stéphane, je me demande s’il est réveillé et s’il nous
cherche. Il s’imagine peut-être qu’on est en train de flirter, et il aurait raison. Je le chasse
de mon esprit et reviens au moment présent. Mathieu a perdu la balle dans les vagues. Je
me mets à sa recherche, réfrénée dans mon élan par une grande main qui me tire vers lui.
Avant même que je le réalise, il m’embrasse comme si j’allais me volatiliser. J’aime ça.
— J’en ai envie depuis hier soir autour du feu, me dit Mathieu.
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Je décide de le croire. Le visage d’Antoine apparaît à l’arrière de ma rétine,
s’imprime dans ma tête. C’est pas le temps! Je tente de le chasser en me répétant que je lui
dois rien, qu’il m’a pas écrit depuis cinq jours ni même souhaité bon voyage alors que
c’était la moindre des choses. Aussi, il a pas le droit de s’imposer maintenant. Antoine
retourne du coup d’où il est venu et je peux apprécier les frissons qui courent le long de
mon échine. C’est intense, on dirait que j’ignore quoi faire de mon corps. C’est trop
différent des becs aux lèvres gercées d’Antoine, échangés en cachette des infirmières.
— On va-tu à ma chambre? me murmure Mathieu à l’oreille.
Voyons donc, c’est quoi leur problème aux gars? On peut-tu juste s’embrasser
tranquille et laisser nos personnalités s’apprivoiser avant d’aller plus loin? Je lui réponds
qu’on est bien ici. Je sens qu’il veut insister, mais il se retient. Maman dirait sûrement de
lui que c’est un prince-serpent.
— Maude, on devrait peut-être aller retrouver Stéphane, il va commencer à se
poser des questions!
Je me demande s’il s’inquiéterait de Stéphane si j’avais accepté de le suivre à l’hôtel
by the sea. On rebrousse chemin, on se frôle encore, il met son bras par-dessus mon épaule,
mais pas trop longtemps parce que ça marche mal dans cette position. On aperçoit les
chaises multicolores et Stéphane qui pratique ses touches au volleyball. Mathieu se détache
de moi. Stéphane agite les bras dans notre direction.
— Vous étiez où?
— Ben là, tu t’es mis à nous ronfler dans face, on en a profité pour explorer Well’s
beach, répond Mathieu.
— Oups, désolé guys. Il reste du punch en masse en tout cas, qui en veut!?
On se réinstalle, gourde serviette musique. J’ai envie de mettre une photo sur
Instagram, mais j’ai peur que Mathieu pense que je veux profiter de son statut d’humoriste
pour avoir des likes. Je laisse donc mon téléphone dans mon sac, j’écris même pas à mes
amies pour leur raconter ce qui vient de se passer parce que j’aurais pas le temps de leur
expliquer les détails à moins de texter tout l’après-midi.
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On est plutôt relax, je sors mon carnet et mon crayon au cas où l’écriture déciderait
de se pointer le bout du nez. Les gars me demandent ce que je fais avec ça, se renseignent
sur mes activités d’étudiante en lettres. Je leur montre les pages vides et leur réponds que
pour l’instant, ça ressemble pas mal à ça. Mathieu me dit que rien sort du stylo parce qu’y
a rien d’écrit. Ça lui arrive aussi, qu’il dit, quand il attaque la rédaction d’un nouveau
spectacle.
— Prête-moi ton cahier, je vais t’arranger ça.
Je m’étends sur ma serviette, la tête sur mon chandail roulé en boule, et je le regarde
gribouiller dans mon carnet. Il est concentré, ça me charme. Je ferme les yeux et pense que
j’ai eu raison de venir dans le Maine sans attendre personne. Je laisse madame la Vie faire
ce qu’elle a à faire. De toute façon, Papi me répète toujours que rien n’arrive pour rien.
Mathieu me rend crayon et papiers. En guise de première page, j’ai maintenant un
sketch exclusif pour son prochain spectacle et aussi un acrostiche farfelu avec mon nom
qui termine par Embrasse-moi donc. Jusqu’à présent, la vie fait bien ça.
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Pendant un mois, on s’est vu une fois par semaine, parfois deux. C’était toujours
moi qui me déplaçais, une heure et demie aller, une heure et demie revenir. Le compteur
de ma Civic a beaucoup tourné pour toi, Antoine. Je me demandais pourquoi tu voulais
jamais venir à Terrebonne, pourquoi y avait que moi qui devais faire les efforts et le
voyagement. Je t’ai toujours excusé, peu importe la raison. C’est vrai que chez toi, on était
plus tranquilles. On avait le condo pour nous tout seuls parce que ton père s’absentait
régulièrement pour le travail. J’aurais aimé le rencontrer avant l’hôpital, que tu me
présentes avec des yeux en lumières de Noël et de la fierté dans la voix. Papa, ça c’est
Maude. Tu m’as jamais présentée à personne. À l’époque, je m’en foutais. C’était toi et
moi, Antoine et Maude. On s’ouvrait à l’autre petit à petit, sans presse. Je me disais qu’on
avait tout le temps du monde, mais je me trompais. Souvent, on restait à la maison. On
écoutait des films en mangeant le pop-corn et le chocolat que j’avais achetés parce que je
savais que tu en raffolais et on s’embrassait beaucoup. Mais tu voulais jamais sortir prendre
une bière ou souper avec moi, te promener à la Marina avec moi, passer une soirée au
cinéma avec moi. Quand je faisais dodo chez toi, tu refusais toujours de m’accompagner
pour déjeuner le lendemain matin, même si moi j’adore ça manger des œufs bacon avec
une crêpe aux bananes chocolat. On devait rester à la maison. Je me posais déjà des
questions poison, mais j’avais un cœur de fille aveugle et je me répétais que c’était pas
grave, que c’était normal. J’ai fini par y croire. Quand j’étais avec toi, je me sentais bien et
rien d’autre avait d’importance. Même les angoisses de mes nuits.
Je me rappelle le jour où on est allés jouer au hockey à la patinoire du coin.
Aujourd’hui encore, je m’accroche à ce souvenir. J’avais peur que tu me juges, moi et mes
patins de fille avec des piques au bout parce que je suis pas capable de freiner de côté. Le
bâton que tu m’avais prêté était ni adapté pour moi ni du bon bord, et mes jambes
malhabiles sur la glace te faisaient rigoler. J’étais vraiment poche, on riait de moi ensemble.
Tu me poussais toujours dans la bande pour m’entendre rouspéter, pour mieux me rattraper
lorsque j’allais tomber. J’étais tellement heureuse, la face gelée et la morve au nez. J’aurais
aimé que le temps s’arrête, que ton sourire me réchauffe pour toute ma vie. Quand on s’est
mis à plus sentir nos orteils, on est rentrés chez toi. Tu nous as préparé des chocolats
chauds. Je vivais dans un rêve et je voulais plus en sortir.
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À chacun de nos messages, à chacune de nos rencontres, une parcelle de toi se
greffait à ma peau. J’aurais dû faire attention, garder ma carapace plus longtemps. Ça
m’aurait protégée de la bombe que tu m’as lâchée ce matin-là.
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On ramasse nos affaires et on quitte la plage, car c’est bientôt l’heure du happy
hour. De toute façon, on gèle. Ce soir, les gars soupent avec une vieille dame qu’ils ont
connue il y a deux jours et qui habite un logement voisin de leur hôtel, vraiment funky et
ayant un penchant marqué pour la vodka. J’aimerais ça la rencontrer, mais y a des limites
à s’imposer, alors je dis que j’avais déjà des plans : m’empiffrer d’un gros lobster roll au
Hooks, un de mes restaurants préférés à Ogunquit, construit à aire ouverte. En plus, il y a
souvent de la musique live. Tu manges et ça sent le surf et les vagues salées. Y a rien de
mieux pour oublier l’université et Antoine.
Le plus dur, c’est d’arrêter de me dire partout où je vais à quel point je voudrais
qu’il soit là.
On se dirige vers le stationnement les bras chargés de nos effets. Avec la chaise qui
me cogne le tibia, je rapporterai quelques ecchymoses en souvenir. Devant ma voiture, on
se dit bye, à la prochaine, sûrement ce soir, on se fait des high five. Mathieu ajoute que si
l’envie me prend, je peux lui texter après le souper et venir les rejoindre. Je me retiens de
lui répondre que c’est ben la moindre des choses, qu’il a pas le droit de m’embrasser de
même et de me laisser en plan une heure plus tard. Comme Stéphane est tout près, les
rapprochements entre nous sont impossibles pour l’instant. Tant pis, pas de bec-bye. Je
monte dans ma voiture en leur criant un dernier salut par la fenêtre et espère que la vie va
continuer de bien faire les choses.
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J’ai horreur de l’autoroute 20. J’ignore pourquoi, mais rouler sur la 20, je suis pas
capable. Je pense que c’est parce que j’ai été traumatisée, plus jeune, par les dinosaures du
Madrid. Or, ces temps-ci, j’emprunte souvent cette autoroute, direction est. Je chante Gigi
l’amoroso très fort, la fenêtre ouverte. Mes cheveux s’emmêlent, rentrent dans ma bouche
et pognent dans ma gomme. Je dépasse la pancarte Saint-Michel-de-Bellechasse en criant
salut aux vaches qui relaxent sur le gazon. Je souris. Je m’en vais chez mon Papi. J’active
le Bluetooth de ma voiture pour lui rappeler que je viens passer la journée avec lui. Juste
comme ça, sans raison. Maintenant, avec Papi, il y a des étapes à suivre pour aller le voir
parce que si on arrive à l’improviste, il est trop chamboulé. Il pense qu’il nous recevra pas
correctement, qu’il a pas assez de biscottes dans l’armoire ou que les draps ont pas été
assez aérés sur la corde à linge.
— Oui, hello.
— Allô Papiiii, c’est moi!
— Oh, hello dear, comment ça va la belle fille?
Je me plais à penser qu’il me reconnaît, parce que je l’appelle et le visite souvent,
parce que c’est moi la plus vieille de ses petits-enfants. Mais au fond, depuis un bout déjà,
je sais que son hello dear cache une interrogation. Maude? Jasmine? Hello dear. C’est nous
deux, ses dears, pis c’est parfait comme ça.
— Ça va bien. Eh Papi, je suis en route!
— Ben oui, ben oui... Je t’attends, fais attention là là.
— Oui, toujours! À tantôt le Papi, je t’aime.
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Sur la 1, je décide de bifurquer dans le stationnement d’un magasin de sweater
typiquement américain. C’est impensable de quitter le Maine sans un chandail I LOVE
MAINE, même s’il est pour rester dans la garde-robe par la suite, comme tous les chandails
qu’on se procure en voyage ou lors d’un spectacle. Si la température s’améliore pas, une
couche supplémentaire pour cette nuit sera pas de refus.
À l’intérieur, ça sent le carton humide, le papier plastique, l’usine de fabrication
chinoise. Je me promène entre les racks, je comprends pas pourquoi le small ici a l’air d’un
large au Québec. Je trouve deux cotons ouatés pas pires dans la section à deux pour vingt
piasses, tout un deal. Je pars avec mes achats sous le bras, et avant de me diriger vers le
camping, j’arrête au Hannaford pour m’acheter une bouteille de vin que je dégusterai seule
à ma table de pique-nique pleine d’échardes. J’enfile mon nouveau chandail OGUNQUIT
bleu poudre afin de me fondre dans la masse. Même avec le taux de change peu avantageux
pour les Canadiens, l’alcool est moins cher ici. Je sais pas ce que j’attends pour écrire à
mon directeur de maîtrise et lui annoncer que j’annule tout, que je déménage ici pour
m’ouvrir un clam shack ou un petit café. Évidemment, il pourrait manger et boire
gratuitement pour compenser le temps qu’il aura perdu avec moi.
Je sirote mon vin blanc cheap dans ma gourde, c’est vraiment pas chic, mais mieux
que de boire au goulot. J’aurais aimé pouvoir me faire un feu, mais j’ai ni bois, ni papier
journal, ni allumette. Dans le fond, je suis partie en camping sans matériel de camping.
Enroulée dans la doudou de Mathieu, j’essaie de lire, mais je navigue sur Instagram
et sur Facebook plus qu’autre chose, comme d’habitude. Antoine est actif, mais aucun
signe de lui. Je like des photos pour qu’il voie que je suis là et se décide à me demander
comment je vais et si le Maine c’est le fun.
Rien. Gros con.
Je m’étais promis de pas lui envoyer un message en premier, mais c’est plus fort
que moi. Je lui transfère une photo de la rue qui longe l’océan. Avec ses petites maisons
colorées, on dirait une carte postale.
« Tu aimerais ça ici ».
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La photo envoyée, je me ronge les doigts, m’arrache les ongles. Grosse conne toi-
même, Maude! Pas capable de tenir tes résolutions. Imagine qu’il répond pas. La honte.
Pour oublier mes faiblesses de fille en peine d’amour perpétuelle, je me ressers du vin et
commence à m’arranger pour ma soirée. Je dois me tenir prête au cas où j’irais rejoindre
les gars au bar. Ça vibre sur la table, c’est Antoine.
« Ouais, mais je suis pogné au centre ».
Il trouve le moyen de me faire sentir petite dans mes souliers. J’ai une boule dans
la gorge et je suis en criss. Je sais plus comment agir avec lui. Il veut pas qu’on le prenne
en pitié et que nos yeux tristes nos gestes malhabiles lui rappellent ses jambes paralysées,
mais quand on fait comme si de rien était, il nous ramène à sa réalité d’un ton cinglant.
Je me sens niaiseuse, incapable de lui répondre. Je ferme la conversation et avale
une grosse gorgée de blanc.
Ça vibre encore. Peut-être qu’Antoine a trouvé quelque chose de plus intéressant à
me dire. C’est Mathieu.
« On est au Front Porch si jamais tu t’ennuies. Tu peux venir quand tu veux, y a
pas de stress! Sinon on se rejoint au Beachfire comme hier xx ». Bonhomme clin d’œil
bonhomme sourire bec bec.
Le message de Mathieu a l’effet d’un sucre à la crème de matante sur mon cœur.
Tant pis pour Antoine. Une dernière gorgée de vin, une couche supplémentaire de Waikiki
Beach Coconut pour la chance, et me voilà lancée vers le Hooks. Jùniùs Meyvant dans les
haut-parleurs, j’ai le sentiment que ce sera une belle soirée.
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Assise avec mon cahier d’écriture au restaurant, je me dis que ça aurait été long,
quatre jours toute seule. Y a la musique live, l’air salin, le vent qui sent le surf, mais
personne pour en profiter avec moi. Je déguste mon lobster roll en attendant l’inspiration.
J’ai envie d’écrire un truc pour Mathieu, pour qu’il voie ce dont je suis capable. En d’autres
circonstances, je me serais installée au bar. Ça incite aux nouvelles rencontres et les liens
se nouent plus facilement avec les inconnus. Il suffit d’une phrase anodine pour engager la
conversation. J’aurais jamais rencontré Mathieu et Stéphane, ni Tom et Shannon, si j’avais
pas pris place au bar lundi. Mais ce soir, j’ai la tête pleine de l’idée d’aller rejoindre les
gars au Front Porch, alors je reste à ma table, le téléphone pas loin. Au cas où. Je suis
pathétique et mon lobster goûte le ciel, ça m’inspire. Je griffonne un poème déconstruit qui
parle de grains de sable pognés partout et du fait que je suis correcte avec ça, un summer
love qui durerait juste le temps du Maine.
La serveuse me tend l’addition sans que je l’aie demandée, we are closing soon
qu’elle me dit. J’avais oublié qu’Ogunquit se couche tôt. En plus, j’ai toujours pas de
nouvelles des gars. Je paye en sacrant intérieurement contre le taux de change. Thank you
bye. Je suis la dernière à quitter le restaurant. Je monte dans mon char, je me demande quoi
faire. Retourner sagement au camping? Appeler les gars? Conduire sans destination en
ville? Surgir de façon impromptue au Front Porch avec comme excuse que je passais
devant par hasard? Je veux pas avoir l’air dépendante, mais j’ai vraiment pas envie d’aller
me coucher. Surtout que je me suis mise belle, j’ai rasé mes jambes et me suis même
appliqué du rouge à lèvres mat qui accentue mon début de bronzage. J’ai pas tout fait ça
pour rien, non monsieur.
Je roule jusqu’au centre-ville d’Ogunquit, où y a plus d’action. Je me stationne,
marche sans but, me laisse porter par le flot des passants qui déambulent sur les trottoirs.
Je me retiens d’entrer dans la pâtisserie dont les arômes se rendent jusqu’à la rue. Je
continue mon chemin et m’immobilise à une intersection. De l’autre côté se trouve le
restaurant où les gars passent leur soirée. Je regarde les gens qui fument ou qui jasent
devant la porte et je me dis que ça se peut pas, que la Vie m’a prise sous son aile, je sais
pas. Mathieu est là en train de rire avec sa voisine et Stéphane. Go Maude, go, t’as rien à
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perdre. J’ai peur qu’il me rembarre d’un air bête, même si c’est lui qui m’a invitée. Maudite
paranoïa. Je traverse la rue. Mathieu m’aperçoit, me fait de grands signes.
— ALLOOOOOO! qu’il me crie.
Il doit avoir quelques verres dans le nez.
Il a l’air content de me voir, ça me réchauffe en dedans. Je salue Stéphane et me
tourne vers Mathieu, qui me donne deux becs sur les joues, mais vraiment proche de la
bouche. Le sourire en coin, il me murmure qu’il avait hâte que j’arrive, que son cellulaire
est mort et que c’est pour ça qu’il m’a pas écrit avant. J’ai de la misère à avaler l’excuse
du téléphone, messemble que c’est trop facile, mais j’en fais pas de cas. Il voulait me voir
et c’est ça qui compte. Il me présente la vieille madame. Avec sa peau fripée comme une
chemise pas repassée qui a traîné en boule dans un fond de tiroir trop longtemps, elle a l’air
d’avoir quelque chose comme cent trois ans. Alice qu’elle se prénomme. La vodka
l’empêche d’articuler clairement et je comprends rien de ce qu’elle me raconte. Je crois
qu’elle me parle de sa rencontre avec Mathieu et Stéphane. Je fais semblant de trouver ça
intéressant, j’acquiesce, je ris, je dis no way et oh my god d’un air surpris au moment
opportun. Je pense qu’elle m’aime bien.
On rentre à l’intérieur, Mathieu se dirige vers le bar. Je parle avec Stéphane, mais
la musique est tellement forte qu’on s’entend à peine. Mathieu revient, un drink dans
chaque main. Un pour lui, un pour moi. J’apprécie l’attention. Je le remercie, mais j’espère
qu’il comprend que je préférerais l’embrasser.
— Ça vous dérange que je sois venue?
— Tu me niaises-tu?
Je souris à Mathieu, commence à me détendre. J’ai toujours peur de m’imposer.
Mais au Front Porch, l’ambiance est festive. La musique et l’alcool me donnent confiance
en moi. Je danse avec Alice, on rit comme si on sortait en boîte pour la première fois. Ça
me rappelle des vieux souvenirs du Radio Lounge pour ma fête de dix-huit ans. On fait des
concours de mouvements old school avec Stéphane, j’ai pas ri de même depuis un méchant
bout. Je me dis que j’espère ressembler à mes nouveaux amis quand je serai plus vieille.
Capable d’avoir du plaisir sans penser à l’hypothèque, au travail ou aux obligations poches
50
de la vie. Juste profiter du moment présent. Mathieu me frôle sans cesse, je sais pas si c’est
volontaire. On se regarde avec des yeux tannants et j’attends juste qu’il me fasse tourner
dans tous les sens pour mieux me coller. Je me demande pourquoi il brette. Il lance des
regards en coin à Stéphane, comme s’il avait peur de sa réaction, de ce que son ami pourrait
penser. Je comprends pas. D’habitude, les gars sont fiers de montrer qu’ils ont réussi à
charmer une fille.
Après un moment, je refoule mes questionnements loin dans ma tête et je continue
de danser en buvant mon rhum n coke.
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Je suis au bar du mont St-Sauveur. Y a un gros party ce soir pour célébrer les
vainqueurs de la compétition de planche à neige. Je travaille à l’entrée avec mon amie
Sarah. On fait payer le monde et on gère la guest list. Je vois arriver Julien, un des meilleurs
amis d’Antoine. Il m’a jamais rencontrée, je sais même pas s’il a déjà entendu parler de
moi. Je lui sors mon plus beau sourire, full fine, balance une ou deux blagues. Je veux faire
bonne impression, au cas où. Comme je m’y attendais, il a pas l’air de savoir qui je suis.
Plus tard dans la soirée, alors qu’on profite de la fête, Sarah et moi, je prends ma
bière et mon courage à deux mains, puis je vais me présenter à Julien.
— Ah ben oui, Maude! Antoine m’a parlé de toi! On devrait lui envoyer une photo
de nous deux, qu’est-ce t’en penses? Il comprendra rien!
J’adhère à son idée, on texte à Antoine un selfie collé, on trouve ça drôle.
Antoine a mentionné mon nom à son ami. J’ai dans le cœur un spectacle
pyrotechnique, je flotte au plafond parmi les ballons.
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Fatiguée, Alice s’accroche à la table parce que ses jambes sont à la veille de ne plus
la supporter. Stéphane et Mathieu proposent de la conduire chez elle avant qu’on
poursuivre la soirée à leur hôtel. J’acquiesce, c’est un bon plan.
Sur le trottoir, je dis au revoir à Alice. Elle me prend dans ses bras et me mouille la
joue. You are so pretty, take care of yourself, take care of your heart. It’s pure. J’ai les
yeux humides et un début de boule dans la gorge. Ses paroles sonnent comme un
avertissement, comme si elle m’avait déchiffrée durant la soirée. Ça arrive souvent avec
les vieilles personnes, on dirait qu’elles lisent les âmes comme les livres, même les plus
compliqués, genre Dostoïevski.
— Bye Alice, thank you.
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Comme d’habitude, je m’étais levée avant toi. Comme d’habitude, j’avais à peine
dormi. Mon cerveau était en mode panique. Je me posais mille questions, me faisais cent
scénarios. Toujours à me demander ce que j’étais pour toi. Je sais pas si je capotais pour
rien ou si je voulais aller trop vite. Je suis douée pour m’imaginer des affaires, mais après
un mois à se fréquenter, je pensais que j’avais le droit de savoir ce que ça représentait pour
toi. Parce que j’aurais menti si j’avais dit que j’étais pas attachée à toi. Trop, même. Mais
j’ignorais comment aborder le sujet, quelle approche choisir pour te demander « Antoine,
est-ce que je te plais autant que tu me plais ? » J’y avais pensé toute la nuit, c’est pour ça
que j’essayais de m’arranger la face à la salle de bain, pour camoufler mes appréhensions
sous une couche de poudre libre.
En retournant dans la chambre, je croyais te trouver endormi, mais tu regardais ton
cellulaire avec un sourire immense sur le visage. Je me suis glissée entre les draps tièdes.
— Coudonc, qu’est-ce qui se passe? T’as gagné le gros lot ou quoi?
— Non, mieux. Je viens d’être invité à aller faire du wake aux Philippines pendant
deux mois! Je pars lundi.
Tu étais excité comme un enfant qui entend la cloche annonçant la récréation. Moi,
j’avais le cœur en bouillie, le chou trop mou et les patates pâteuses. Mais j’ai pris une
grande respiration et mis mon masque de fille contente.
T’y as vu que du feu, t’as commencé à m’expliquer en quoi consisterait ton voyage,
indifférent à mon visage qui se décomposait, qui se décomposera à chacun de tes départs.
En quatre ans, tu t’en es jamais aperçu. Je sais pas si c’est moi qui ai des talents d’actrice
extraordinaires ou si t’as jamais cherché à regarder plus loin que la surface parce que tu
t’en foutais, au fond. J’ai de la misère à l’admettre, mais l’option deux est plus
vraisemblable.
Pendant que tu me parlais des Philippines et que tu cherchais sur Google des images
du camp de surf où tu séjournerais, moi je t’écoutais d’une oreille. Dans ma tête, j’entendais
juste ma voix intérieure qui se demandait ce qu’il allait advenir de nous.
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Assis cordés sur le divan, on réalise qu’on est brûlés et que la soirée va sûrement se
terminer comme ça. On a même pas ouvert de bières et le jeu de Backgammon traîne sur
le bord de la table, fermé.
— Ouain ben, je pense que je vais me coucher moi, lance Stéphane.
Bonne idée, je dors debout moi aussi. Les gars disent rien, mais c’est implicite que
je peux encore dormir ici. J’espère que ce sera avec Mathieu. Je pense à mes affaires dans
ma tente, je croise les doigts pour que personne aille la vider. On se lève, on se souhaite
bonne nuit. Je me dirige vers la chambre de Mathieu, de toute façon on doit passer par là
pour aller à la salle de bain. Lui, il tourne en rond, on dirait qu’il attend quelque chose.
Comme de fait, c’est juste une fois Stéphane écrasé dans son lit en train de ronfler, même
pas déshabillé, que Mathieu ferme la porte derrière lui. Il se met en boxer et se faufile dans
le lit. Je sais pas quoi faire. Est-ce que je dois me coucher en sous-vêtements ou rester
habillée même si c’est pas confortable?
— Tu vas dormir avec tes jeans?
Je me déshabille tranquillement, gênée de mon corps même dans la pénombre de la
chambre. Une chance que j’ai mis mon bel ensemble Sokoloff en dentelle. Mathieu me
prend dans ses bras et me fait basculer sur lui aussitôt que je me trouve sous les draps moi
aussi. Il m’embrasse si avidement que j’ai de la misère à suivre. Sa grande main dans le
bas de mon dos me donne des frissons, mais celle qui tente de dégrafer mon soutien-gorge
m’angoisse. Je suis incapable d’apprécier pleinement ses caresses, ma tête se heurte à un
dilemme. J’ai envie de profiter du moment, mais je suis mal à l’aise. Je le connais depuis
seulement deux jours quand même. Je me sens conne d’avoir tant espéré, pour finalement
me rendre compte que je trouve ça trop rapide et que je le feel pas pantoute.
Je dis à Mathieu que je préfère garder mes bobettes pour l’instant, que je suis gênée,
que je sais plus. Mon discours semble confus, c’est pour ça qu’il continue. Le corps tendu,
je l’embrasse, mais Antoine s’en mêle.
La dernière fois que j’ai dormi avec quelqu’un, c’était avec lui dans sa jaquette
d’hôpital. Parce qu’on arrêtait pas d’accrocher le piton rouge d’urgence, les infirmières
retontissaient dans la pièce et on faisait semblant de rien.
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Mon esprit s’évade loin de Mathieu et du Maine. Je me demande si Antoine aurait
de la peine d’apprendre que je dors avec quelqu’un d’autre.
Je me décolle. Mathieu veut savoir ce qui se passe.
— Je suis pas tant à l’aise d’aller plus loin tout de suite…
Même dans l’obscurité, je devine sa déception. Il me répond que c’est comme je
veux. On se rapproche et on recommence là où on s’est arrêtés une minute auparavant.
Mais Mathieu semble déjà ailleurs. On dirait qu’il m’embrasse par obligation, parce que je
l’ai demandé. Comme si ça servait plus à rien vu que ça ira pas plus loin.
— Je suis fatigué, je pense que je vais essayer de dormir, m’annonce-t-il sans
transition.
Je le reçois comme une gifle au visage.
— Bonne nuit, dors bien, que je lui murmure.
Je roule vers l’extrémité du lit et me recroqueville. Mathieu s’endort sans délai, je
l’entends à sa respiration. Je me demande si c’est moi le problème, si je suis une fille facile
ou si Mathieu pense que je tease les gars pour mieux les rembarrer par la suite. J’essaie de
me convaincre qu’y a pas de mal à vouloir être complètement à l’aise avec un gars avant
d’aller plus loin, même si c’est pour une histoire d’été et que les jours sont comptés.
Avant de m’endormir à mon tour, je passe ma main dans le dos de Mathieu. Au
bout de mes doigts, je crois sentir les écailles sur sa peau de prince-serpent.
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Aussitôt les yeux ouverts, je repense à la nuit que je viens de passer et au fait que
j’ai failli coucher avec Mathieu Grondin. Je sais pas où me situer par rapport à ça. Lui est
déjà debout, il jase avec Stéphane dans le salon. Je m’habille en vitesse et vais les rejoindre.
— Bon matin, miss! me souhaite un Stéphane encore endormi.
— Merci, à vous aussi les gars, que je leur réponds, les yeux encore collés.
Stéphane me demande si je veux les accompagner au café du coin pour déjeuner,
ç’a l’air que les muffins au citron sont débiles. Même si c’est ma sorte préférée, je dis non
merci c’est gentil. J’ai vraiment envie d’être seule un moment, de penser à tout ça, surtout
de prendre une longue douche même si au camping l’eau est tiède. Mathieu se tient à côté
comme si de rien était, m’invite à venir les rejoindre à la plage quand je serai prête pour
réitérer la formule d’hier.
— Parfait, vous me texterez pour me dire où vous êtes! À plus tard! Et merci encore
pour le lit et le toit.
Au camping, l’eau qui ruisselle sur mon corps me calme les nerfs, agités par le flot
de mes pensées. Je voudrais rester sous la douche encore cinq minutes, mais j’ai épuisé
tous mes vingt-cinq cents. En me séchant les cheveux, j’en viens à la conclusion que c’est
tant pis pour Mathieu dans le fond. Moi, j’ai respecté mes limites, et si ça lui a pas plu, too
bad. C’est pas parce qu’il est connu que je dois arrêter de m’écouter et tout accepter. Je
vais laisser les choses aller et voir ce que la vie me réserve pour la suite de mon voyage.
Je finis de me préparer avec une attention particulière.
J’aimerais ça que Mathieu se dise que je vaux la peine d’attendre et que l’odeur de
noix de coco lui rappelle nos rapprochements d’hier soir.
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Pour une fois, on a la chambre juste pour nous. Je tire le rideau blanc et le referme
avec une épingle à linge. Notre intimité est provisoire, éphémère. On fait avec ce qu’on a,
et dans les hôpitaux du Québec, on a pas grand-chose. Ton voisin de chambre passe le
week-end dans sa famille. Même si ça te fend le cœur de pas avoir cette chance encore, tu
partages son enthousiasme. Il trouve toujours de drôles d’histoires à raconter, malgré sa
situation difficile. Tu l’aimes bien. Il t’encourage à rester positif.
Je monte sur ton corps frêle, mes joues rouges de gêne et de désir. J’ai peur de te
casser en deux. Je veux que mes baisers ravivent chaque parcelle de ta peau.
Je te donne un bec esquimau pour te réchauffer, un bec papillon pour te faire flotter
loin de ta prison. J’entretiens le souvenir de ton odeur. Je mets mon nez à la base de ton
cou, à l’encolure de ton chandail qui sent toujours le toi d’avant puisque c’est ton père qui
lave tes vêtements. Je prends une grande inspiration pour pouvoir t’emmener avec moi en
sortant d’ici. J’apprivoise la texture de ta peau asséchée par les médicaments, ton nouveau
shampoing qui exhale des effluves de lavande. Je réussis à oublier les taies d’oreiller lavées
à la javelle.
Présent, ton corps ne répond pas, ce qui t’enrage. Impassible, je me dresse dans le
lit et te dis que je m’en crisse.
— Je suis même plus capable de bander, ostie.
— T’arrêtes-tu, on s’en fout. C’est mineur comme problème.
— Tu me niaises? Sans ça, je suis pas un gars.
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« On est au même spot qu’hier, tu viens quand tu veux! »
C’est Mathieu.
« Good, je pars. »
Pas de flafla ni de bonhomme. Je suis pas fâchée contre lui, mais je trouve qu’il en
mérite pas. Je lui montre que ça m’affecte pas, l’épisode d’hier soir, que je reste
indépendante, intrépide et mystérieuse. Je choisis un nouveau maillot de bain et j’enfile
une robe soleil qui va avec la température. Peu importe ce qui va advenir avec Mathieu
aujourd’hui, je me dis qu’au moins y aura le beau temps.
Sur le chemin de Well’s Beach, j’arrête dans un café où ils vendent des bagels faits
maison. Ça sort du four, c’est chaud, c’est bon. J’envoie une photo à mes amies pour leur
dire que je suis encore en vie, que tout va bien, que je leur raconterai mes vacances en
revenant parce que sinon c’est trop long à texter. Elles trouvent que je leur mets l’eau à la
bouche, que je suis mieux d’arrêter au resto où on travaille avant même de rentrer à la
maison, qu’elles en peuvent plus d’attendre. Eli devine mes pensées, même de loin.
« Maude, profites-en, tu le mérites! On s’en fout d’Antoine. »
Je leur envoie des cœurs, une chance qu’elles sont là. Je profite du wifi gratuit pour
mettre une photo sur Instagram, celle des petites maisons en carte postale que j’ai envoyée
à Antoine. Je suis sûre que les gens sauront l’apprécier plus que lui, ça va me remonter le
moral.
« T’arrives-tu? Il nous manque quelqu’un pour la partie de volley! »
Je pense que la vie va s’arranger pour me donner une deuxième chance avec
Mathieu.
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Ça fait deux semaines que t’es parti. C’est rien, deux semaines. Il en reste six autres
encore. On s’écrit un peu, pas assez à mon goût. Mais je comprends, t’es de l’autre côté du
globe, dans un fuseau horaire qui rend nos communications difficiles. Je lâche plus mon
téléphone, le garde toujours à porter de main. Même si je reçois une notification sur l’écran
verrouillé lorsque j’ai un nouveau message, je vais toujours actualiser ma boîte de réception
Messenger au cas où. D’un coup qu’il y aurait eu un problème de connexion. Je vais sur ta
page Facebook et sur ton compte Instagram. Je t’écris des messages, je les efface. Je veux
pas être fatigante. Alors j’attends. Je deviens folle.
Je commence à penser que tu reviendras jamais, que tu m’appelleras plus. Je
m’imagine des histoires où tu as rencontré une fille exotique, une Pocahontas des
Philippines, qu’elle a trouvé un meilleur chemin que moi jusqu’à ton cœur.
Cette idée m’obsède.
Sans m’en rendre compte, je mange de moins en moins. Et ce que j’avale, je le fais
ressortir. Je me dis que si je suis belle, moi aussi, dans un bikini, tu voudras encore de moi.
Je me nourris de café et de petits bouts de galette à l’avoine, je tente de tenir jusqu’au
souper. J’ai de la misère à me concentrer à l’université. Les migraines et l’envie de dormir
me quittent plus. Maman s’inquiète. Je la rassure : tout va bien.
Je suis incapable de me regarder dans un miroir. Je me dégoûte.
Je veux que tu reviennes et que tu me sauves. Je me dis s’il veut me voir à son
retour, j’arrête. S’il m’embrasse encore, j’irai mieux. J’invente toutes sortes de raisons pour
justifier ce que je m’inflige. C’est juste pour un temps, un coup à donner pour être plus
attirante pour toi.
Je me sens coupable tout le temps et mon cerveau se déchire lentement en deux. Je
dors mal, je pleure souvent. J’ai le bonheur lié à toi.
60
Le soleil brûle ma peau et celle des vacanciers. La plage est plus bondée qu’hier,
mais je retrouve facilement l’installation des gars grâce à la grosse cruche de punch et aux
nombreux ballons éparpillés autour des chaises colorées. Je rejoins Stéphane, qui est seul
pour l’instant. On jase un peu, je lui demande s’il s’est remis de sa soirée d’hier et s’il est
prêt pour une autre tournée de punch dans pas long. On rit, il est toujours partant. On sort
nos gourdes qu’on remplit aussitôt. Santé!
— Mathieu est retourné dormir coudonc?
— Non non, il doit pas être trop loin, il est au téléphone avec sa blonde!
Je m’étouffe avec ma gorgée. Je suis pas certaine d’avoir bien entendu. Je feins la
surprise, tout en ayant l’air contente et intéressée. J’espère qu’il se doute de rien.
— Han ouain, je savais pas qu’il avait une blonde! Les revues racontent plutôt le
contraire, non? Comme quoi ce serait un éternel célibataire? Ça fait un bout
qu’ils sont ensemble?
C’est mes amies qui m’ont appris ça, l’histoire des revues. Je vais pas assez à
l’épicerie pour avoir le temps de feuilleter les potins en attendant mon tour à la caisse.
— Ça va faire un an! Il garde ça quand même secret, sa relation, il veut pas étaler
ça au grand jour et que la face de sa blonde se ramasse dans le « 7 jours ». Je
l’ai vue une couple de fois, elle est vraiment fine!
Un peu trop secret même. Ce doit être une blague. J’en reviens pas encore. Je
repense à la journée d’hier, pour savoir si Mathieu a mentionné quelque chose en lien avec
le fait qu’il aurait une blonde. J’arrive pas à mettre le doigt sur un truc précis, mais ça
m’empêche pas de penser qu’il est un gros cave. Pourquoi t’investir avec quelqu’un si, en
fin de compte, tu te fous de ses sentiments? Ça dépasse l’entendement. Je sirote mon punch
silencieusement, perdue dans mes pensées. Stéphane se fait dorer la face, à moitié endormi
sur sa chaise. Je crois pas qu’il ait remarqué mon changement d’attitude.
Je pense à la pauvre fille qui croit naïvement que son chum a changé pour elle. Je
me demande s’ils sont dans un couple ouvert. Ce concept-là aussi, je le comprends pas.
Mais si les deux sont consentants, c’est moins pire, j’imagine. Ma peau commence à
61
chauffer, les avertissements de maman sur le cancer hantent mon esprit. Mathieu revient
vers nous pendant que je me crème le corps minutieusement.
— Hello miss, en forme? T’as-tu besoin d’aide pour le dos?
Si j’avais eu une autre gorgée dans la bouche, je me serais étouffée à nouveau.
— Non merci, ça va, je suis capable toute seule.
Ç’a sorti plus brusquement que prévu, mais la vérité est que je sais pas si je dois me
sentir comme un vieux kleenex jeté de façon nonchalante par une vitre de char ou faire
comme si j’étais au-dessus de ça, les histoires de cœur. Je pourrais aussi me la jouer façon
Blair Waldorf et me lever d’un bond en ramassant mon sac, tout en criant à Mathieu que
c’est un pauvre type. L’affaire c’est que j’aime pas ça, les scènes. J’apprécie les drames et
les crises de filles dans les séries américaines diffusées sur Netflix, mais dans la vraie vie,
je m’impose rarement. Ç’a comme conséquences que personne sait que je suis blessée en
dedans et que je pleure beaucoup chez moi.
Je dois prendre sur moi, admettre que je me suis fait niaiser, mais que c’est pas ma
faute et que ç’a rien à voir avec moi. Maude, t’es pas le problème, que je me répète en
boucle.
J’essaie de me convaincre que de toute façon, mon histoire avec Mathieu se serait
terminée aussitôt les vacances achevées. Une journée de plus ou de moins. Alors que les
gars jasent entre eux et que je les écoute d’une oreille distraite, je sors mon cellulaire pour
écrire à mes amies.
« Mathieu a une blonde LOL. Bel hypocrite. »
Je tente de plus y penser, de laisser à hier ce qui appartient à hier. Je m’étends sur
ma serviette pour que les rayons du soleil brûlent mes souvenirs.
62
Je prends la sortie 400, L’Islet, et je respire mieux. Après L’Islet, c’est Saint-Jean-
Port-Joli et Papi. Lui aussi, il respire mieux, là-bas, près de la grève, même si dorénavant
c’est rendu dangereux pour lui de s’y rendre. Récemment, alors que le vent du nord
ébouriffait ses beaux cheveux blancs, il a perdu pied sur les roches escarpées et pleines de
lichen mouillé et il est tombé. Sur la tête. C’est Suzette, son amie de cœur, qui l’a retrouvé.
Elle se faisait un sang d’encre parce que Papi répondait pas au téléphone. Papi a toujours
son téléphone sur lui. Elle a sauté dans sa voiture pour venir le sauver. Elle savait où
chercher, Suzette, elle le connaît bien, mon Papi. Des fois, je me demande ce qui serait
arrivé si elle avait pas été là pour le remettre sur pied. La marée aurait emporté son corps
de vieux monsieur et il voguerait sur le fleuve qui l’a vu grandir. Si ç’avait eu à se terminer
cette journée-là, il aurait aimé que ça se finisse comme ça, je crois.
C’est sûrement une affaire de Guay, les bords de grève. Ça expliquerait pourquoi
papa a toujours préféré les vacances sur les côtes du Québec plutôt que dans le Sud, au
chaud, comme tout le monde. Ça me gossait, mais je me rends compte que je suis pareille
et que je vais sûrement faire la même chose avec mes propres enfants. L’air du fleuve, c’est
bon pour le cerveau. Les particules salines présentent dans le vent assainissent les bobos
du cœur et apaisent les angoisses.
63
La journée s’écoule tranquillement, je réussis quand même à avoir du plaisir. On
joue au volley et au foot, on mange les sandwichs préparés par Stéphane, on boit du punch.
Les gars vont dans l’eau, moi je la trouve trop froide. J’en profite pour lire et en viens
presque à oublier la bombe de ce matin. De toute façon, c’est Mathieu le pire dans tout ça,
qui doit vivre avec sa conscience et la peur de se faire prendre. Je me dis que je pourrais
appeler une revue à potin et vendre mon scoop, faire un peu d’argent, partir en voyage ou
payer ma maîtrise. Une chance que je suis pas de même.
Je remercie mon cœur de rocker qui tient encore le coup. Au moins, j’aurai un récit
plein de rebondissements à raconter aux filles. On pourra chialer autant qu’on veut sur les
gars pas fins qui se demandent pourquoi on a des problèmes de confiance quand on est
témoin, ou victime, de coups bas de ce genre-là. J’ose pas imaginer si ça devait m’arriver.
Insécure à la base, j’ai toujours peur de pas être à la hauteur, ni assez bien ou belle ou
bonne. Je me compare sans cesse à des filles qui existent pas, alors devoir me mesurer à
une vraie fille qui, pendant un instant, aurait su combler un manque chez mon chum, je
deviendrais folle. Je laisserais rien paraître pour pas qu’il s’enfuie en courant, mais un jour
ça exploserait. Une bombe à retardement.
64
Je passe la soirée au restaurant avec Ariane, celui en vogue à Montréal où la bouffe
coûte cinq dollars, parfait pour les étudiants. Depuis qu’on travaille plus ensemble, on se
voit moins souvent. Ça m’attriste, parce que je l’adore. Je m’ennuie de nos journées au
magasin, de nos matins café avant l’ouverture, de nos conversations et de ses conseils. Je
profite de ma soirée avec elle, on rit et on jase de tout et de rien. Comme avant. Elle me
raconte qu’elle fréquente un garçon depuis quelque temps, qu’il est merveilleux et qu’elle
est heureuse. Juste le fait de l’évoquer fait pétiller ses yeux. Je suis contente, parce qu’elle
le mérite. Je considère Ariane comme une perle. Elle me demande comment va Antoine,
ce qui arrive avec lui. Same old. Il part, on s’écrit, il revient, on essaie de se voir. En ce
moment, il est de retour chez lui et il a de la misère à trouver du temps pour me voir. Trop
occupé, qu’il dit, avec ses rencontres pour des partenariats et les soirées avec ses amis. Ça
m’attriste, mais je comprends. Je suis toujours trop compréhensive lorsqu’il s’agit
d’Antoine. Presque naïve. Un malaise gagne Ariane, je le vois dans sa posture, dans ses
doigts qui s’entortillent, dans ses yeux qui fuient.
— Qu’est-ce qui se passe?
— … Antoine a couché avec Caroline.
Mes poumons cessent de pomper l’air. Je m’évanouis de l’intérieur. Muette tout à
coup, je me sens trahie, même si on s’est rien promis et qu’il me doit rien. Je suis pas sa
blonde après tout. J’ai chaud. Je frissonne. Je m’éteins tranquillement.
— Je suis désolée, Maude, je pensais que tu devais le savoir…
— C’est correct, Ari. T’as bien fait de me le dire.
Je lui souris pour lui cacher que je craque et que mon cœur s’apparente à l’amas de
neige, autrefois blanc et réconfortant, maintenant brun et mouillé qui s’accumule sur le
bord de l’avenue Mont-Royal.
65
C’est déjà la dernière soirée des vacances. Autant pour les gars que pour moi. Je
me sens nostalgique et je suis pas encore partie. Même si j’ai encore de la difficulté à
digérer le fait que Mathieu m’ait embrassée malgré sa blonde qui l’attend chez lui, j’ai
accepté leur invitation à souper. J’ai pas envie de passer la soirée seule à ruminer dans ma
tente jusqu’à ce que je me convainque qu’en fait, c’est de ma faute. Je suis la meilleure
pour ça.
Mathieu nous emmène dans un restaurant chic situé sur le bord de l’océan. Il nous
commande des cocktails et une bouteille de vin blanc parce qu’il sait que je bois juste ça.
L’ambiance est feutrée et je me trouve belle dans ma robe noire fleurie. C’est rare, ce doit
être à cause de mon teint bronzé et de ma peau exfoliée par les grains de sable.
On choisit plusieurs plats qu’on disposera au milieu de la table afin que tout le
monde y goûte. La fraîcheur des fruits de mer me fait dire qu’ils ont été pêchés une heure
auparavant. Les raviolis aux homards sont exquis. Pour une raison obscure, Stéphane a
décidé de prendre un spaghetti. Un bon, mais quand même. Y a rien de plus ordinaire que
de choisir ça dans un restaurant, le plus facile à réaliser, le sauve-qui-peut des étudiants.
Même moi, je m’en fais pas souvent. Aussi, on pouvait pas passer à côté de la clam
chowder, délicieuse. J’en mange juste dans le Maine, en vacances, sinon j’ai peur d’être
déçue.
Pendant le repas, Mathieu revient sur le fait que je suis partie en voyage seule. Il
comprend toujours pas et moi, ce que je comprends pas, c’est qu’il pense encore que c’est
impossible pour une fille seule de faire des activités.
— En tout cas, si j’étais ton père, je t’aurais pas laissée venir seule ici pendant
quatre jours! On sait jamais ce qu’y peut arriver.
De quoi, mon père? Hier il m’embrassait et voulait coucher avec moi, aujourd’hui
il se prend pour mon vieux et me prodigue des conseils sur la prudence en vacances?
Fuck off.
66
Assise sur le siège passager du gros pick-up de Mathieu, je regarde le reflet des
immeubles défiler dans la fenêtre. Stéphane m’a cédé la place comme un gentleman. Les
gars me ramènent au camping, c’est l’heure de se dire au revoir. Mathieu a payé la facture
du souper. J’ai une pensée égoïste et je me dis qu’au moins, mon voyage m’aura coûté
moins cher que prévu. Ce soir, il m’a pas invitée à dormir à l’hôtel. Tant pis. De toute
façon, j’aurais été trop mal à l’aise de me retrouver dans le lit de Mathieu, seule et tendue
à l’extrémité du matelas.
On arrive au camping toujours désert. Les gars trouvent ça drôle et Mathieu refait
un commentaire du genre « si j’étais ton père je t’aurais pas… » Je prends même pas la
peine de lui répondre. Stéphane et lui sortent du véhicule pour me dire bye. J’ai droit à un
gros colleux de Stéphane qui me remercie pour les belles journées et pour la compagnie, et
me souhaite bonne chance pour ma maîtrise.
— Non, merci à toi! Je vais m’ennuyer de tes sandwichs.
On rit. Deux becs sur les joues et il retourne dans la voiture. Gênée, je m’approche
de Mathieu. Lui aussi est nerveux, il se balance d’un pied à l’autre. Il me prend dans ses
bras et me serre fort, comme s’il voulait faire parler son corps plutôt que d’utiliser des
mots. Peut-être qu’il sait que je sais.
- Merci pour ta présence ces derniers jours, c’était vraiment agréable et tu es une
excellente partenaire de voyage.
Je le remercie à mon tour, surtout de m’avoir permis d’entrer dans leurs vacances
de gars. Avant qu’il me relâche, je me dis que c’est ma chance ou jamais de lui glisser un
mot sur son secret. Sinon, je vais y penser tous les jours du prochain mois et ça va
m’angoisser.
— Pourquoi tu m’as pas dit que tu avais une blonde?
— Je sais pas… Je pensais pas que c’était grave.
— … Ah. Ok.
Mathieu desserre son étreinte et recule vers son camion en me faisant un sourire
triste-gêné-désolé. Bonne affaire s’il ressent un peu de culpabilité. Alors que le bruit du
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moteur se fait entendre, je leur crie une dernière fois un gros salut merci beaucoup par la
fenêtre ouverte.
Une fois le pick-up hors de mon champ de vision, je sors mes habits chauds de ma
voiture et m’installe dans ma tente froide et humide. Je m’emmitoufle dans mes trois cotons
ouatés, j’enfile mes bas de laine et me faufile dans mon sac de couchage. « Je pensais pas
que c’était grave ». La phrase tourne dans ma tête tel un refrain de chanson poche qui joue
à la radio de Québec. J’ouvre mon téléphone.
« Oui, c’est grave. »
Envoyé. Il en fera ce qu’il voudra.
Je vais sur la page Facebook d’Antoine. Il a publié une photo qui date de l’hiver
passé, quand il était en Europe. Des centaines de commentaires, les trois quarts sont écrits
par des filles. Je les fais défiler devant mes yeux, cherche s’il leur a répondu. Ma gorge se
serre. Je décide de tout fermer, d’attendre ni Mathieu, ni Antoine. Demain, j’irai pas fouiner
sur son profil. Nouvelle résolution. C’est la trente-troisième fois que je la prends, mais Papi
dit souvent que qui tente rien a rien, que chaque chose en son temps et qu’il faut pas baisser
les bras. Peut-être que cette fois-ci sera la bonne. J’espère que le sommeil viendra
rapidement. Avant de fermer les yeux, je me dis que je me suis encore fait niaiser par un
prince-serpent.
On dirait que j’apprendrai jamais de mes erreurs.
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Même si je suis venue ici des centaines de fois, tellement que je pourrais presque
faire la route les yeux fermés si c’était pas dangereux, je dois rester plus attentive depuis
qu’on a retiré la grosse pancarte « Atelier d’art Marcel Guay ». Comme on roule vite sur
la 132, je finis toujours par tourner carré dans l’entrée du 490. Je me stationne à côté de la
grosse Buick rouge que je voudrais voir se volatiliser avant que Papi soit responsable d’un
accident. La pancarte a dû disparaître puisqu’il a fallu fermer la boutique d’art de Papi, lui
arrachant du coup une partie du cœur.
Mon Papi est un artiste. Il a tout, le talent, l’imagination, les idées, les rêves et la
grandeur. Marcel Guay sculpteur de profession, un pionnier dans son village. Le meilleur
du monde entier. Il a des mains magiques, qui transforment tout ce qu’elles touchent en
beauté. Pendant soixante ans, Papi a vendu du rêve dans sa boutique. Les voisins, les clients
et les touristes affluaient à toutes heures du jour pour parler d’art et partager les derniers
potins. Mais là, ça fait un an que Papi raconte les mêmes histoires et qu’il vend ses œuvres
à perte. Il a oublié que ses pièces de collection constituent l’héritage de ses enfants, qu’il
doit pas les brader au premier venu parce qu’il faut remplacer la fenêtre de la chambre du
haut.
Quand on lui a dit qu’il devait fermer sa boutique, Papi voulait rien savoir. Il
comprenait pas, voyons Maude, j’ai fait ça toute ma vie. Mais c’était mieux pour lui. La
famille Guay a organisé une grosse fête pour célébrer la retraite de Marcel Guay Sculpteur
sur bois. Tout le village était présent, même les journalistes de L’Oie blanche. C’était beau
et doux, tout le monde débordait de reconnaissance et d’admiration pour mon vieux Papi.
Lui aussi, il rayonnait. Ça faisait longtemps qu’il avait pas vu autant de monde dans son
magasin. Je crois même qu’il a essayé de conclure quelques ventes en cachette. Mais le
lendemain matin, pendant qu’il attendait que son café soit prêt, il comprenait pas pourquoi,
dans la porte, une affiche indiquait que l’atelier cessait ses activités le 24 juin 2017. Il a
pris un crayon et il a changé le sept en neuf. Les activités vont cesser en 2019. Eh voilà
monsieur, y’a personne qui va me dire comment gérer mon magasin. Je suis parti de rien
pis j’ai tout construit ça, coup de gouge après coup de marteau. Laissez-moi tranquille.
Une fois la modification apportée, il est retourné boire son café et lire le journal. La journée
pouvait commencer, les clients pouvaient arriver.
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La tente est plus facile à défaire qu’à monter. J’enlève un bâton et toute la structure
s’effondre. Il reste juste à secouer les graines de gazon, à la rouler bien serrée et à essayer
de la remettre dans son sac. Mission impossible. De toute façon, qui est capable de rentrer
les équipements de camping dans leur emballage original? Je garroche mes affaires sur la
banquette arrière. Le désordre y est encore plus grand qu’à mon arrivée, mais je m’en fous.
Il est temps de quitter mon petit coin de paradis et de rentrer à Québec, retrouver ma job et
reprendre les cours à l’université. J’ai une boule dans la gorge qui ne veut pas partir. J’ouvre
mes fenêtres pour offrir mon visage au vent doux et aux rayons du soleil qui vient de se
lever. J’arrête au Dunkin Donuts pour y commander le café glacé qui m’aidera à rester
éveillée sur la route. Le gars, blasé de la vie, met trop de sucre et de crème dans mon
breuvage. Y a des choses qui changent pas.
Sur la 1, mes yeux se remplissent de larmes. Je suis un gros bébé, incapable
d’admettre que toute bonne chose a une fin. Je me sens comme ma petite cousine qui
comprend pas qu’on doit ranger les jeux avant d’aller dormir. Je veux le plaisir tout le
temps, moi aussi. J’appelle maman, je laisse libre cours à ma peine. Elle me rassure du
mieux qu’elle peut et me dit que je suis niaiseuse, qu’il va y en avoir d’autres, des voyages.
Je lui dis qu’elle a raison et je raccroche.
« Merci encore pour ta compagnie et ta bonne humeur. Prends soin de toi, beauté. »
C’est Mathieu. Je réponds pas tout de suite. Il a volontairement ignoré mon dernier
message parce qu’il sait qu’il a tort. Je mets Patrick Watson dans les haut-parleurs,
j’accélère. Je lance un dernier au revoir à Wells et à l’air salin, et promets de revenir bientôt.
« J’arrive chez moi vers quatorze heures alors je pourrai plus vraiment texter, mais
je t’inviterai pour un verre si je passe à Québec pour un show! »
Je lui réponds « parfait, à plus! » et me concentre sur la route. Il a vraiment pas
d’allure. Je range Mathieu et ses secrets dans mon tiroir de mémoire, prends une grande
inspiration et souris.
Ça va aller, Maude… Ça va aller.
70
deuxième partie
71
J’ai toujours su que je devais pas mélanger les études et les réseaux sociaux, parce
que je suis distraite trop facilement. Or, le soir du 25 novembre 2016, j’alternais une lecture
scolaire avec ma page d’actualités Facebook. Je faisais défiler des publications et des
photos sans importance, lorsqu’un message a attiré mon attention. Denise Létourneau
venait de publier des cœurs et des je t’aime sur ton mur. Comme vous aviez le même nom
de famille et qu’elle s’appelait Denise, je me suis dit que ça devait être une tante pas trop
à l’aise avec les ordinateurs et qu’elle venait tout juste de se créer un compte pour pouvoir
envoyer des messages d’amour et des quotes quétaines écrits par des faux coachs de vie à
ses neveux et nièces. J’ai éteint mon cellulaire et me suis remise à mes lectures en le
trouvant touchant, le message de Denise, parce que moi aussi j’ai de vieilles tantes qui
publient des affaires pas rapport sur mon mur et ça me fait sourire.
Le lendemain matin, en ouvrant mon compte, j’ai commencé à angoisser quand j’ai
vu que ta tante était plus la seule à t’avoir écrit. Une quinzaine de personnes s’y étaient
mises elles aussi. « Je t’aime », « Je pense à toi », « Lâche pas buddy, t’es capable ». J’ai
compris que quelque chose de grave était arrivé. Comme tu devais revenir de voyage la
veille, je m’imaginais mille scénarios d’avion écrasé, de terroristes fous, de bris
mécaniques. Je suis même allée voir sur Google si on faisait mention d’un écrasement
récent. Rien. Je respirais de plus en plus vite, de plus en plus mal, je me faisais pas à l’idée
qu’il te soit arrivé quelque chose. Alors j’ai écrit à ta tante Denise. J’ai écrit à Julien, à
Marc-André, à Félix, à Olivier. J’ai écrit à presque tous ceux qui t’avaient rédigé un mot
d’amour ou d’encouragement.
J’ai passé la journée assise dans mon lit, en pyjama, à m’arracher la peau des doigts
et à actualiser ma messagerie. Aucune nouvelle ni de toi ni de personne. Facebook disait
« Antoine, actif il y a un jour ». C’était plus qu’un mauvais signe, ça annonçait la fin du
monde. Tu as toujours ton cellulaire sur toi. Mon père comprenait pas pourquoi je pleurais
sans cesse.
— Je pense qu’il est arrivé quelque chose de grave à Antoine.
Il a tenté de me rassurer, puis il m’a laissée tranquille.
72
Le soir, je suis allée chez mon amie Julie pour me changer les idées. On buvait du
vin, on parlait de livres, de voyages, de l’argent qui manque toujours. On discutait de tout,
sauf d’Antoine. Jusqu’à ce que mon téléphone sonne. C’était Denise Létourneau.
« … Antoine… accident de wakeboard… Tenter de réaliser une figure pour la
filmer… Trop fatigué… Deux vertèbres brisées au niveau du cou… Paralysie… Seulement
ses yeux qui bougent… Son bras droit un peu aussi… Opération difficile… On sait pas…
On attend… »
Antoine.
Paralysé.
Mes jambes ont lâché et je me suis effondrée. J’essayais d’expliquer la situation à
Julie, mais j’en étais incapable. Je sanglotais, je hoquetais, je perdais mes mots. Elle a dû
lire le message pour comprendre. Je pensais de façon incohérente. Je t’avais pas vu depuis
un an, j’avais jamais rencontré ta famille, mais je voulais acheter un billet d’avion pour
aller te rejoindre immédiatement. Je voyais pas d’autres options. Je naviguais déjà sur
Google Flight quand Julie m’a ramenée à la raison. Je sais même pas si j’aurais pu
supporter de te voir ainsi.
Je me sentais impuissante et ça me tuait.
Je venais d’entrer dans mon pire cauchemar.
73
On est tous assis dans une salle sans fenêtre et on attend que le cours commence. Il
fait sombre, je perds le fil du temps, j’ignore s’il est dix heures ou dix-huit heures. Je trouve
ça déprimant. Y a même pas assez de tables pour tous les étudiants de la nouvelle cohorte
de la maîtrise en études littéraires. Plusieurs devront, comme moi, écrire sur leurs genoux.
Mardi passé, j’étais dans le Maine. Aujourd’hui, j’assiste à mon premier séminaire.
J’envoie une photo du local à Mathieu.
« On était pas mal mieux la semaine passée. »
Je pense pas qu’il va me répondre. Je tue les minutes sur mon cellulaire avant qu’on
me ramène brusquement à la réalité. J’angoisse déjà, malgré mon visage stoïque. Je regarde
mes futurs collègues, mais je reconnais personne. Ces gens m’inspirent pas confiance. Ça
sent le patchouli et la friture d’appartement trop petit et pas assez aéré, la moitié ont les
cheveux sales, ça se promène en bas et en pantoufle, ça porte des chandails de Metallica,
mais ça récite sûrement Balzac et Cioran à tout vent d’un ton assuré. C’est pas parce qu’on
étudie en littérature qu’on doit ressembler à un poète maudit qui vit à peine de sa plume et
qui a besoin d’un rien pour être heureux, parce qu’on sait qu’au Québec, que t’aies du talent
ou pas, ou que t’aies gagné le prix du Gouverneur général, c’est pas faisable.
Je gosse sur mon téléphone, toujours pas de réponse de Mathieu.
Le cours commence. Les deux professeures se présentent et racontent leur vie, leur
parcours. Danielle et Céline. Elles nous disent qu’elles vont se partager le séminaire
obligatoire de maîtrise, que le groupe d’aujourd’hui sera donc séparé en deux. Je les écoute
d’une oreille distraite en regardant autour. J’aurais le goût de faire de la légilimencie,
comme Severus Rogue, et pénétrer dans l’esprit des autres étudiants pour savoir ce qu’ils
pensent de tout ça. Est-ce qu’ils ont vraiment envie d’être là? Est-ce qu’ils ont reçu comme
une révélation leur sujet de mémoire lors d’un cours de premier cycle et ont passé l’été à
faire des lectures préparatoires pour prendre de l’avance sur la nouvelle session? Ou bien
est-ce qu’ils sont là parce qu’ils se sont rendu compte, comme moi, que de trouver un
emploi avec seulement un baccalauréat c’est mission impossible?
— La maîtrise n’a rien à voir avec le baccalauréat, qu’elles disent en chœur en
acquiesçant à leurs propres affirmations. Vous êtes dans la cour des grands,
74
maintenant. La récréation est finie, vous allez devoir travailler fort et de façon
assidue, car n’oubliez jamais qu’une maîtrise n’a de valeur qu’une fois qu’elle
est terminée.
Je suis pas certaine d’avoir bien entendu. Est-ce qu’elles viennent vraiment de nous
parler comme si on avait sept ans? Je jette un coup d’œil aux alentours. Soit personne ne
s’offusque, soit chacun garde son incrédulité pour lui. Je sors mon carnet de vacances et
j’écris cette phrase qu’on vient de nous sortir. C’est tellement niaiseux que je veux m’en
souvenir. Bienvenue à l’école primaire.
— Céline et moi pensons que ce serait une bonne idée de faire un tour de table afin
de vous présenter et de dire à vos futurs collègues où vous en êtes par rapport à
votre sujet de mémoire ainsi que votre problématique de recherche, lance
Danielle et son sourire hypocrite. Il est tout à fait normal, à ce stade-ci, de ne
pas savoir exactement ce dont on veut traiter dans son mémoire, ne vous
inquiétez pas. Toutefois, il faut commencer à y penser sérieusement.
Quelle horreur. J’ai rien à dire. J’ai passé l’été à travailler comme une dingue pour
réussir à payer l’université et le loyer, j’ai pas réfléchi deux secondes à mon sujet de
recherche. Mon cerveau roule à cent à l’heure, j’essaie de trouver quelque chose
d’intelligent à dire. Je pourrais écrire un livre sur Papi et ses manies, j’intitulerais ça « Une
histoire de gouges ». Mais peut-être que je suis la seule à trouver que Papi en a long à dire
sur la vie et qu’on peut en apprendre de lui. Je me fais petite sur ma chaise, j’espère qu’on
m’oubliera et que j’aurai pas à parler devant tout le monde.
Le tour de classe commence. Ça jase de manuscrits perdus du XIVe siècle, de
suicide programmé chez un auteur que je connais pas, de l’influence de je sais pas quoi sur
je sais pas qui, ça radote que ç’a passé l’été à la Grande Bibliothèque. Ça prévoit faire une
visite dans les archives d’un musée européen, ça brode sur des auteurs québécois mainte
fois étudiés. Je capote. Ils faisaient quoi, tous ces gens, cet été? Céline secoue son index
dans ma direction, merde.
— Salut, moi c’est Maude. Je fais une maîtrise en recherche-création. Je sais pas
encore de quoi mon roman va parler parce que je l’ai pas commencé, et j’ai pas
75
plus de corpus pour ma recherche. J’ai peut-être le goût d’étudier l’oralité dans
un roman québécois contemporain, mais je sais pas encore lequel. C’est tout
pour l’instant.
Je voudrais disparaître. J’ai eu l’air vraiment conne et tout le monde doit penser que
je suis nounoune et que j’ai pas ma place ici. Même la prof me juge, j’en suis sûre. Je suis
fâchée qu’elle ait proposé cet exercice débile qui a eu pour effet d’exposer mon
incompétence aux autres. J’aurais dû inventer quelque chose, moi aussi, pour avoir l’air
intelligente et bien préparée. Dire que je veux étudier la langue de Réjean Ducharme, tiens.
Avec son décès récent, j’aurais mis les professeures dans ma poche pour sûr. Je me sens
comme une imposteure. Je gribouille dans mon cahier, j’attends que le cours prenne fin.
J’en peux déjà plus. Danielle finit par conclure.
— Je vous remercie pour votre attention et votre participation aujourd’hui. J’ai très
hâte de vous retrouver la semaine prochaine afin de s’attaquer à ce séminaire de
maîtrise que je suis extrêmement contente de donner encore une fois cette
année. LIT-6000, c’est comme mon bébé, han Céline? Pour le prochain cours,
je vous invite à penser sérieusement à votre problématique de recherche, car
n’oubliez pas, une maîtrise n’a de valeur qu’une fois qu’elle est terminée.
C’est beau, je pense qu’on a compris. Je ramasse mes trucs et file profiter du soleil
de septembre. Mon téléphone vibre, c’est Élizabeth.
« On va prendre une sangria sur une terrasse dans le Vieux-Québec? »
Je lui réponds oui en majuscules. Mathieu me réécrira sûrement plus jamais et
l’université m’angoisse. J’ignore encore dans quoi je viens de m’embarquer, je sais même
pas si je suis faite pour ça, les études supérieures. Je me parle, en mon for intérieur, je me
dis des mots doux des mots d’encouragement, je me répète de me calmer les nerfs parce
que j’ai deux ans pour le terminer, mon mémoire de maîtrise. Ça sert à rien de stresser tout
de suite.
« On fait ce qu’on peut on est pas des bœufs », dixit Papi. Ou peut-être que j’ai lu
ça quelque part.
76
Quand j’entre chez Papi, une voix robotisée accompagne mon arrivée. « Porte avant
avec délai ». Il a fallu installer ce système de sécurité depuis que Papi se couche sans barrer
les portes, parfois même sans les refermer. Pas qu’il y ait un haut taux de criminalité à
Saint-Jean-Port-Joli, mais il me semble que c’est la moindre des choses de verrouiller sa
maison quand on dort. Depuis un certain temps, Papi a le jugement amoindri. Il oublie les
gestes du quotidien et prend souvent des décisions sans bon sens. Mais c’est pas grave,
qu’il dit. C’est jamais grave.
J’entre dans la boutique presque vide. Ça sent le bois, les gouges usées, le vernis,
les machines poussiéreuses, la boule à mites, le café, les journaux et les National
Geographic empilés. Ça sent le fleuve Saint-Laurent aussi, les arbres humides, le Tide en
poudre que plus personne utilise sauf lui et les tapis qui traînent un peu partout pour relaxer
ses pieds maganés. Ça sent chez Papi, c’est tout. Je trouve refuge dans ses odeurs qui
embaument cette maison depuis toujours, il me semble. Lorsque j’ai besoin de faire le point
avec moi-même ou de déconnecter d’une réalité en constante effervescence, je reviens sans
cesse chez mon Papi, à Saint-Jean-Port-Joli.
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La nouvelle classe ressemble à un placard éclairé aux néons. Deux minuscules
fenêtres se trouvent à la hauteur du plafond, impossible à atteindre si on voulait aérer la
pièce. Les tables forment un cercle pour favoriser les discussions. Les petits étudiants de
la table ronde. Lorsque Céline arrive et ferme la porte derrière elle, je me sens tout à coup
prisonnière.
Les chaises en cuir démesurées monopolisent tout l’espace, et y a encore deux filles
qui réussissent pas à avoir de bureau pour écrire. Je me demande où vont les deux mille
dollars de nos droits de scolarité. Dans les poches de Céline, j’imagine.
D’emblée, elle nous dit à quel point elle est heureuse d’être là et de voir les étudiants
entrer dans ce beau projet de vie qu’est la maîtrise. Je zieute autour pour voir si y a juste
moi qui trouve que c’est du prémâché servi à chacun de ses séminaires.
— Aujourd’hui, nous allons lire un article qui vous aidera à bien cerner votre
question de recherche. Cet article provient d’un excellent guide qui, si vous le
suivez attentivement, vous permettra de devenir le parfait jeune chercheur
universitaire.
Mes yeux roulent une bonne seconde avant de revenir se poser sur ma professeure.
Depuis la semaine dernière, on parle que de recherche et de tout faire pour se rendre au
doctorat. Ça m’intéresse pas, cette voie-là. Je suis sûrement pas la seule, on était environ
une dizaine à lever la main au tour de table du premier cours lorsque les profs ont demandé
qui faisait une maîtrise en recherche-création. Mais jusqu’à présent, aucune mention sur le
volet création. À croire qu’il s’agit d’un à côté, d’un projet mineur qu’on peut réaliser dans
le temps de le dire. Tout le monde peut faire ça, écrire un roman ou un recueil de nouvelles.
Pas besoin d’encadrement ou de soutien, non monsieur. Je sens déjà que la session sera
longue.
Céline nous dit de nous mettre en équipes de deux et de discuter de nos futurs sujets
de mémoire afin d’en venir à une hypothétique question de recherche qu’on partagera à la
classe à la fin de l’exercice. Je m’ennuie du baccalauréat où on faisait jamais de travaux
d’équipe. Je me tourne vers la fille assise à côté de moi, Chloé. Elle est aussi en création.
À force de parler, je me rends compte qu’elle aussi se sent perdue, qu’elle a une vague idée
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de ce sur quoi elle veut travailler, mais qu’elle a l’impression d’évoluer au milieu d’un
brouillard de novembre. Mon sentiment de solitude pèse moins lourd soudainement.
On commence à travailler sur l’exercice proposé par Céline. Et je me mets à pas
bien aller du tout. Je tremble, mes poumons aspirent plus assez d’air, ma gorge se coince
et mes yeux se remplissent d’eau. J’essaie de prendre une grande respiration, mais je crois
que ça empire. Je me dis je vais pas vraiment pleurer ici, au beau milieu d’un séminaire de
deuxième cycle? Je tente de prendre sur moi, me gratte l’œil en disant qu’une poussière se
trouve à l’intérieur. Quelques larmes coulent sur mes joues. Je détourne le visage, je
cherche en moi une force cachée pour reprendre le dessus sur la situation, mais j’ai jamais
lu Rupi Kaur, je sais pas comment faire. Céline se lève et vient à ma rencontre.
— Est-ce que tout va bien, ici?
Pour toute réponse, je fonds en larmes. La grosse affaire avec le nez qui coule, la
face rouge et la voix qui chevrote. Je voudrais mourir. J’explique tant bien que mal que
j’angoisse pour mon sujet, parce que j’en ai pas, de sujet, que de devoir dire ça devant tout
le monde, ça me fait paniquer.
— Peut-être que tu devrais reconsidérer ta place à la maîtrise ou aller consulter, me
lance ma prof sans une once de compassion dans la voix, avant de retourner à
sa place.
Tout le monde me regarde et je sais plus comment réagir. Mes sourires gênés
sonnent faux. Je renifle comme une trompette, mais aucune chance que je me lève pour
aller me moucher. Ça serait pire que le walk of shame de Games of thrones. Je les entends
déjà dans ma tête, les voix. « Shame! Shame! Shame! » qu’elles disent en chœur. Alors que
mes yeux se remplissent d’eau pour la seconde fois, la voix de Chloé se rend jusqu’à moi.
— Ça va aller, Maude. Inquiète-toi pas.
Je la remercie et lui offre un sourire, sincère cette fois. J’ai envie de m’enfuir.
Je suis due pour une visite chez mon Papi.
79
Le 12 décembre 2016, je me rends à l’hôpital pour la première fois depuis ton
accident. J’y serais allée avant, mais tu avais une ouverture dans la trachée pour t’aider à
respirer, et j’aurais été incapable de te voir ainsi. Juste le terme, trachéotomie, me donnait
des frissons. On t’a installé aux soins intensifs. L’infirmière me dit que tu as déjà un
visiteur, mais elle me permet d’aller m’annoncer, pour que tu saches que je suis là. Je suis
tellement nerveuse lorsque je passe la tête par l’entrebâillement de la porte que je pense
plus à ce que je dis et te lance « SALUT ANTOINE, ÇA VA? » en parlant fort pour cacher
ma voix brisée. Tu souris, me réponds « oui, toi? ». Oui, toi. Quelle conne, sérieux. Après
t’avoir dit que j’attends dans le couloir, je file en vitesse. Je me retiens pour ne pas retourner
chez moi. Est-ce que je viens vraiment de te demander si ça allait? Tu es paralysé dans un
lit, il te manque deux vertèbres au niveau du cou, ta vie vient de basculer, et moi, je veux
savoir si ça va. Je suis la pire des attardées.
Je creuse le plancher en faisant les cent pas pour tuer le temps.
Lorsque ton ami Marc s’en va enfin, je te rejoins et m’arrête près du lit. Tu dois me
calmer tellement je tremble. C’est con, ce devrait être l’inverse. Je trouve ça dur de te voir
comme ça. Vulnérable. On dirait un enfant. Tes cheveux bouclés sont tout emmêlés sur
l’oreiller, j’ai envie de les peigner. T’as jamais été le plus musclé, mais aujourd’hui, tu te
perds dans ta jaquette, dans ton lit. Mais quand tu parles, quand tu ris, j’entends le courage
et la détermination. Je suis fière. Comme tu me laisses entrer dans cette nouvelle vie fragile,
je me dois d’être forte, moi aussi. J’appose un masque sur mon visage, pour que tu échappes
à mes yeux apeurés et à mes joues trempées de larmes.
Je jure dans ma tête d’être présente pour toi aussi longtemps que tu le voudras.
80
Ça fait un mois que l’université est commencée et je me demande à chaque instant
si je dois continuer. Cette question m’obsède. Je pleure de découragement tous les jours,
même si, en classe, je cache ma détresse sous mon air blasé. C’est vrai qu’elle m’emmerde,
Céline, avec sa propension à nous parler comme si tous les étudiants avaient les mêmes
buts et les mêmes ambitions, comme si on voulait tous devenir des doctorants. Encore
aujourd’hui, elle nous explique comment construire son curriculum vitae universitaire,
mais surtout l’importance d’en avoir un bien garni.
— Avoir un bon CV, ça montre que vous êtes quelqu’un. Sans ça, vous ne
trouverez jamais d’emploi. Il faut commencer dès maintenant à envoyer des
articles dans des revues et à rédiger des propositions pour participer à des
colloques universitaires, sinon vous n’aurez jamais de réseau de contacts ni
aucune chance de trouver du travail et vous allez tomber en dépression.
C’est encourageant. On a même pas entamé la rédaction ne serait-ce que de
l’introduction de notre mémoire, qu’il faut déjà en connaître la conclusion et aller en rendre
compte dans des colloques. Encore une fois, aucune mention des textes de création. Céline
parle ici que d’articles scientifiques en littérature. Chloé lève la main.
— J’ai déjà publié une série de poèmes sur un blogue littéraire en ligne, est-ce que
je peux le mettre dans mon CV?
— Oui, tu peux l’inscrire dans la section « autre », parce qu’un blogue en ligne
n’est pas reconnu par l’institution.
Je bouillonne sur ma chaise. J’ai envie d’exploser, de crier à Céline et au monde
que VOYONS DONC, TU PARLES D’UNE OSTIE DE FAÇON DE PENSER
ARRIÉRÉE! À l’entendre, on est rien de plus que des pions en pâte à modeler qui doivent,
à la fin de leur parcours universitaire, entrer dans le moule. Ça m’exaspère, mais surtout,
ça m’angoisse. J’ai pas le goût d’être un mouton de plus dans le troupeau. Ça me prend
déjà tout mon petit change pour réussir à concilier le travail et les études, j’ai pas le temps
d’aller faire du bénévolat pour une soirée de lecture de poésie underground, juste pour
alimenter un bout de papier. Parfois je me sens mal de pas m’investir plus, mais mon loyer
se payera pas à coups de haïkus. À force de passer du temps à renflouer leur CV et à courir
de gauche à droite pour travailler gratuitement lors d’activités culturelles, les gens perdent
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de vue leur but premier, celui de terminer la maîtrise. Au lieu de déposer en deux ans, ils
en prennent trois ou quatre, puis finissent par rester à l’école jusqu’à trente-cinq ans. Tant
mieux pour eux si c’est ça qui les allume, mais moi ça m’intéresse pas.
À la fin du cours, je sors du local encore moins motivée qu’avant. Je repense aux
paroles de Céline, « les textes de création vont dans la section « autre » ». Ça m’enrage. Je
parcours les corridors de l’université et je fulmine, je me demande pourquoi on crée un
volet création si on est pour se sentir dévalorisé de s’y retrouver. Je rumine aussi de pas
avoir le temps d’aller voir mon Papi, à cause de la charge de travail requise par mes deux
séminaires ainsi que par mon emploi à temps partiel au resto. Même si je l’appelle et qu’il
me rassure en me disant que je suis une Guay et que j’ai tout pour réussir, il me manque
l’air du fleuve et son sourire avec une graine de toast à la commissure des lèvres pour aller
mieux.
82
J’ai huit ans. Assise sur ma petite chaise en bois, je sculpte un Titanic en 2D. Papi
m’a déniché un morceau de tilleul juste assez malléable pour mes mains inexpérimentées.
Concentrée, je suis les lignes tracées avec le papier calque qui vaut cher. Je change souvent
de gouge, j’imite mon Papi. Ce Titanic est ma première vraie sculpture, elle doit être
parfaite. Je veux que Papi soit fier de sa petite-fille. Ma gouge pénètre trop profondément
dans le bois et, pour la libérer, je donne un coup brusque qui fend l’air et m’entaille la main.
Papi m’a répété cent fois de ne pas placer ma main devant mon outil, mais j’oublie. Ça
saigne abondamment, ça tache mes pantalons. Je pleure, Papi accourt. Il me chicane
doucement, « je te l’avais dit, Maude », tout en pansant ma blessure. Il me demande si je
préfère arrêter pour aujourd’hui. Non, que je lui dis, je veux continuer. Le pansement me
fait perdre de la mobilité, des larmes coulent encore de mes yeux, mais je poursuis ma
sculpture. Malgré la douleur, je n’abandonne pas. Je lève la tête, je renifle un bon coup, je
persévère.
C’est pas un bobo qui va m’arrêter.
83
Je marche en direction de l’hôpital, le vent glacial de février dans le visage, les
cheveux qui s’emmêlent et les lunettes embuées. Je sais pas pourquoi, mais chaque fois
que je vais te voir, j’ai droit aux pires conditions météorologiques. Un peu plus de trois
mois, déjà, depuis ton accident. Trois mois et j’ai encore de la misère à y croire.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et tu es là, dans ta nouvelle chaise électrique.
Ça me serre le cœur chaque fois. Je te parle comme si de rien n’était, parce que je crois que
c’est de ça que tu as besoin. T’apprécies pas qu’on te prenne en pitié, mais en même temps
c’est difficile parce que tu peux plus rien faire tout seul. Je développe avec toi une tout
autre intimité, je découvre plusieurs facettes de ta personne que je connaissais pas. Je
t’aime encore plus. T’as vingt-trois ans, Antoine, et plutôt que de t’embrasser et de te faire
l’amour, je te nourris, je te mouche, je te peigne les cheveux, je t’aide à t’habiller et j’essaie
de te placer confortablement dans ta chaise ou ton lit. Parfois on se donne encore des becs,
quand on réussit à être seulement tous les deux, et tes lèvres gercées me font le même effet
qu’il y a trois ans. J’espère que tu ressens les mêmes frissons que moi et que mes baisers
te délivreront de ton mal.
Depuis ta paralysie, t’es comme un enfant. J’aimerais comprendre les sensations
étranges que tu tentes de me décrire, m’imaginer le fait que tu crois avoir deux paires de
jambes et que t’as les doigts gelés en permanence, comprendre les spasmes que tu peux pas
contrôler et les muscles qui te font mal et dont j’ignore l’existence moi-même. J’aimerais
pouvoir te sauver, mais c’est impossible et ça me tue.
Aujourd’hui je t’ai apporté une salade, les vitamines c’est bon pour toi. La
vinaigrette coule sur ton menton et dans ta barbe, on rit. Ton rire a pas changé et maintenant
j’entends le courage dedans. Je te regarde et j’espère que tu vois dans mes yeux que pour
t’aider, je serais prête à m’oublier. Tant pis pour la maîtrise si tu veux que je sois là pour
te rendre la vie plus facile à la maison, lorsque t’iras mieux. Tant pis pour le gaz, les heures
perdues sur la route et les sous dépensés sans compter, puisque c’est pour te voir et
t’apaiser. Je voulais être dans ta vie dès l’instant où tu m’as ouvert la porte de ta maison un
soir de janvier, il y a trois ans, et je veux l’être encore plus maintenant, malgré tes jambes
immobiles et tes doigts incapables de caresser mes cheveux.
84
Après le dîner, je m’installe sur ton lit et on parle de tout, de rien. Je râle à propos
de l’école et des cours, tu te plains des autres patients qui chialent et des infirmières rendues
incompétentes par manque de temps. C’est rare que tu t’ouvres sur tes sentiments, Antoine.
Un vrai gars. J’aimerais ça savoir si t’as peur, si t’as envie de pleurer. Si ça te tord le cœur
de revoir tes vidéos et tes photos de wakeboard, si tu penses pouvoir remonter sur ta
planche un jour. C’est pour ça que je te parle ni de mon amour ni de mon angoisse. Je sais
que t’as mille autres choses plus importantes en tête, que je suis le moindre de tes soucis.
Je préfère me désagréger de l’intérieur, rongée par le doute, plutôt que de t’importuner avec
mes sentiments de fille aux yeux en feux de Bengale pétillants.
Vingt et une heures trente, je dois partir avant de me faire chicaner par le gardien
de nuit. Je mets mon manteau et me tiens devant toi. J’ignore quoi faire de mon corps.
Chaque fois qu’on se dit au revoir, c’est maladroit. J’ai envie de t’embrasser et de te serrer
fort dans mes bras, mais ta chaise électrique est encombrante, toujours dans nos jambes. Je
te tapote le bras doucement, te souris des yeux et de la face, te dis bye et m’en vais.
— Merci, Maude.
J’ai toujours la gorge coincée quand je sors de l’hôpital. Les larmes me montent
aux yeux quand je descends les marches et réfrène l’envie de retourner en courant vers toi,
pour m’assurer que tu vas bien. Je voudrais que tu me rassures. C’est con, je sais. Quand
je quitte la chambre 217, je laisse toujours un petit bout de moi derrière. Je sais pas où ces
morceaux vont se cacher, peut-être entre deux de tes chandails pour dormir dans ton odeur.
Si tu pouvais ouvrir ton tiroir, tu verrais probablement un petit tas de Maude caché au
milieu de tes vêtements.
En marchant vers ma voiture, je me demande combien de temps je vais tenir à ce
rythme, avant de m’effondrer avec la moitié du cœur séché dans un fond de tiroir. Je mets
la voiture en marche et j’écoute Ben Howard. Sur l’autoroute, j’ouvre ma fenêtre et je crie.
Je crie du plus fort que je peux, je t’aime je t’aime je t’aime. Je veux que mon amour
s’émiette sur le bord du chemin. J’ai hâte de conjuguer ce verbe à l’imparfait.
85
J’erre entre les rayons de la bibliothèque avec l’impression d’avoir la place pour
moi toute seule. Je me sens minuscule au centre de ces milliers de livres. Ça fait quinze
minutes que j’ai trouvé le document dont j’ai besoin, mais je me tanne pas de flâner au lieu
de travailler. J’effleure des couvertures de mon index, j’ouvre des livres au hasard. Je
tourne les pages délicatement, regarde en quelle année ils ont été loués pour la dernière
fois. Je les sens aussi, c’est une de mes manies. À la librairie, avant d’acheter un nouveau
roman, je dois toujours le sentir. Si l’odeur me plaît pas, je le remets à sa place et j’en
choisis un autre. Y a rien de plus beau qu’un livre qui sent bon.
Au détour d’une rangée, un bureau disposé devant une fenêtre. Je me dis que j’ai
assez niaisé, m’installe et commence ma lecture, armée de mes post-it colorés, même si
j’ignore encore ce que je cherche. Comme d’habitude, au fil des pages, mon écœurantite et
ma propension à dire que l’université c’est de la marde se dissipent. J’aime ça, la littérature
et ses concepts parfois vagues ou hermétiques. Je trouve ça intéressant. Ça m’allume. Je
colle mes post-it un peu partout, je transcris des citations dans mon carnet. Je sais pas
encore où je m’en vais avec ça, mais je me dis que c’est un bon début. Je m’encourage
comme je peux.
Mon cellulaire se met à clignoter. C’est Antoine. Y a cinq jours, je lui ai écrit pour
avoir de ses nouvelles. L’occasion de descendre le voir à Montréal s’est pas présentée
depuis un bout. Il me répond aujourd’hui que ça va bien, pas d’amélioration notoire, même
s’il continue de travailler fort. Je vais lui répondre, mais les trois petits points m’indiquent
qu’il écrit encore. C’est rare qu’il a de la jasette de même, surtout avec le temps que ça lui
prend pour pitonner sur son téléphone avec son crayon tactile.
« Ça fait une couple de fois que je voulais t’écrire pour t’en parler. Depuis août je
vois une fille un peu plus sérieusement et je sentais le besoin de te le dire, même si je sais
que tu continues ta vie à Québec. »
Mon cœur se détraque, puis arrête. Aucun autre garçon au monde a la capacité de
m’ébranler comme ça. Je réponds pas, mes muscles refusent de s’activer. Je suis un bloc
de glace pris au piège dans la bibliothèque de l’Université Laval.
« Ça empêche pas qu’on puisse se voir là. Je voulais juste être honnête avec toi. »
86
Comme je suis cachée derrière mon écran, dans un coin reculé du troisième étage,
personne me voit pleurer. J’inspire profondément, renifle un bon coup, lève la tête et
commence à lui répondre. Je prends mon temps, je pèse mes mots. Je me rends compte que
plus j’écris, mieux je respire. Malgré ma peine de pas avoir été la fille dont il serait tombé
amoureux pour vrai, de pas avoir réussi à lui donner ce dont il avait besoin, je me dis qu’au
moins, je sais à quoi m’en tenir. Plus jamais je serai dans l’incertitude. Je me ferai plus
jamais de scénarios impossibles après avoir passé du temps avec lui, je me casserai plus
jamais la tête à déchiffrer ses messages textes ou ses regards. Peut-être qu’enfin je pourrai
passer à autre chose. Être une amie pour lui, ni plus ni moins.
Les larmes coulent tout de même sur mes joues alors que j’appuie sur « envoyer ».
Je lui ai écrit un immense paragraphe, comme d’habitude. Il peut y lire que je suis heureuse
pour lui, sincèrement. Que je trouve ça important qu’il ait cette présence dans sa vie, qui
lui permettra d’être plus léger et de rire des yeux un peu plus, malgré tout. Même si cette
présence, c’est pas moi. Que j’espère qu’on va continuer de se voir parce qu’on a vécu
beaucoup trop de choses ensemble pour se perdre de vue à cause d’une blonde. Surtout
depuis la dernière année, où on s’est découverts d’une autre manière. Que je le remercie de
me l’avoir dit.
On dirait que je sais plus comment me sentir. Je fixe un point dehors, même si je
suis à des kilomètres de là. J’ai tellement de peine, tout en étant soulagée. J’ai l’impression
de m’être délestée d’un poids énorme. J’ai envie de tout casser aussi. Je me dis que c’est
impossible, pas après tout ce que j’ai fait pour lui. Je me dis, Maude, ça se contrôle pas les
sentiments.
« Merci Maude, t’es trop fine et je suis pas inquiet pour toi. Les bonnes choses
arrivent aux bonnes personnes et je suis sûr que ta vie sera remplie de bonheur. Et anyway,
je vais toujours être là pour toi, même si je peux pas t’aider pour grand-chose en ce
moment. »
Je ferme mon téléphone, mon livre, mon carnet. Je me sens comme un zombie, plus
bonne à rien. Même la lecture pourra pas me sauver. Je range mes affaires, trouve mon
chemin vers la sortie, un pied devant l’autre, indifférente à ce qui se passe autour. Je monte
dans ma voiture. Je pense juste à mon divan et à mes doudous. « Atlas hands » de Benjamin
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Francis Leftwich commence à jouer. Les souvenirs affluent dans ma tête puis sortent en
larmes chaudes. Ça me fait du bien. Je me demande si je suis la seule qui écoute des
chansons tristes quand je suis triste.
Chez moi, je me mets en mou et je m’installe dans mes couvertes. Je fixe le plafond
et j’attends que le temps fasse son œuvre.
88
Je me réveille avec l’envie de tout crisser là. La maîtrise qui m’accable et la
nouvelle blonde d’Antoine, c’est trop pour moi. La sonnerie de mon cadran résonne, une
boule entrave ma gorge, une autre me pèse dans le bas du ventre. Je me suis toujours
demandé pourquoi l’angoisse se manifestait de cette façon. J’imagine un nain dodu et
malveillant qui se promène à l’intérieur de moi en piétinant tout sur son passage.
Je peine à ouvrir les yeux. L’étau autour de ma tête se resserre, en synchronie avec
mes doigts qui éteignent mon réveil. Depuis le début de la session, je carbure aux Advils
et Maman s’inquiète. Papa me dit souvent que des pilules, c’est pas un déjeuner. Moi, je
trouve qu’avec du café, ça commence bien une matinée. Ma motivation d’hier à la
bibliothèque est partie en fumée durant la nuit. Ça arrive souvent.
Je m’extirpe des couvertures. La fraîcheur d’octobre me donne le goût de rester
cachée sous les doudous. Je serais une boule d’angoisse emmitouflée et il n’y aurait
personne pour me sauver. Surtout pas Antoine. Je me lève, enfile ma robe de chambre trop
grande, réconfortante. J’écarte les rideaux, le soleil se déverse en Chutes Montmorency
dans mon appartement. Je ferme les yeux et me laisse caresser par les rayons d’un automne
persistant.
Après avoir activé ma machine Nespresso, je me dirige vers ma table de travail. J’y
retrouve mon ordinateur en veille, les livres empruntés la veille et mes notes éparses. Je
regarde mes affaires, pense à tout ce que je dois rédiger pour ma recherche. Le programme
de maîtrise n’offre aucun repos. Le nain recommence à faire des siennes à l’intérieur de
mon ventre. J’en peux plus. Avant de craquer sous la pression et d’appeler Papa en pleurant
pour la troisième fois cette semaine, je songe à ma santé mentale. Dans ma tête, j’entends
encore ma professeure de séminaire nous dire qu’une maîtrise n’a de valeur qu’une fois
qu’elle est terminée. Sa voix me hante. Je relis aussi, bien imprimés sur ma rétine, les mots
d’Antoine. « Je vois quelqu’un ». Quelqu’un qui est pas moi. Fuck you séminaire à marde!
Fuck you fuck off fuck fuck fuck! Je laisse tomber ma robe de chambre en tas sur le
plancher, m’habille d’un seul mouvement. Je sors de chez moi en vitesse, exaltée. Ma tasse
de café, toujours pleine, refroidit sur le comptoir.
89
Papi marche vers la porte, chaussé de ses pantoufles en Phentex informes. Celle du
pied gauche est mise à moitié, mais ç’a pas l’air de le déranger. Lorsqu’il me reconnaît, un
sourire illumine son visage ridé d’expériences et de vie, ça va jusque dans ses yeux bleus.
— Hello dear!
Là je sais que c’est moi, Maude, la dear. C’est un hello dear juste pour moi. Je le
prends dans mes bras, le serre fort, mais pas trop. Il est rendu fragile, Papi. Il me dit à quel
point il est heureux de me voir, qu’il m’attendait. Pendant qu’on discute dans la boutique,
je sens une odeur de brûlé. Je cours à la cuisine. Sur le rond, des patates dans le sirop sont
en train de calciner. Il a oublié. Il me dit que c’est normal, que c’est pas grave, que ça fait
souvent ça, c’est pas lui, c’est le chaudron qui est vieux et qui crame tout. Oui, Papi. Je
dépose le chaudron dans le lavabo et je mets de l’eau dedans, sinon je sais que Papi va le
manger quand même.
Il est fait de petites manies, têtu. Il ne jette rien. Pas de gaspillage, jamais. Une fois,
en faisant le ménage du frigidaire, j’ai retrouvé une grande quantité de cheveux de blés
d’Inde dans un Ziploc. Quand je lui ai demandé pourquoi il gardait ça, il m’a dit le plus
sérieusement du monde que ça faisait très bien dans les infusions, que c’était bon pour la
digestion. Je lui ai répondu que j’étais contente de savoir ça, que j’en prenais bonne note
et que j’allais essayer ça bientôt. Lorsqu’il est sorti dehors pour besogner, j’ai mis le Ziploc
à la poubelle puis je l’ai recouvert de déchets pour être certaine que Papi ressente pas
l’envie de le récupérer. Il aime pas ça, le gaspillage, même pour les choses qui pourraient
l’empoisonner.
90
Je me stationne derrière l’église, y a pas beaucoup de véhicules. Tant mieux. J’ai
envie de croiser personne, je suis trop irritable pour les conversations de politesse. J’ai la
peau en fleur fragile. Je sors mon vélo du coffre, installe la roue avant. Je mets mes
écouteurs et j’enfourche mon Opus qui s’en vient désuet, mais ça me dérange pas. Maman
me dit souvent que la vie c’est pas une course, qu’il faut apprendre à respirer. C’est ce que
je fais, aujourd’hui, en donnant mes premiers coups de pédales.
Depuis mon déménagement à Québec, pour supporter le difficile et l’inutile, y’a le
tour de l’île de Félix Leclerc. En vélo ou en auto, quarante-deux milles de choses
tranquilles, pour oublier grandes blessures dessous l’armure, pour apaiser mon âme.
Souvent, je me demande si je suis la seule dont la carapace, craquée et fendue, protège plus
de grand-chose. Avec le temps, l’angoisse se faufile de plus en plus facilement par les
interstices. Je me sens rarement légère. Comme si le fer dans mon sang se prenait pour du
plomb. La vie, l’avenir, ça me fait peur. Je voudrais partir en voyage, vivre dans mon sac
à dos Osprey 45 litres, pas revenir avant cinq ans.
Mais aujourd’hui, sur ma bicyclette, le vent frais entre par les fissures et opère un
ménage dans ma tête. Quand je m’effondre, été, hiver, y’a l’tour de l’île. L’île d’Orléans.
Mes muscles se délient au rythme de mes mouvements et de la chanson de Leclerc
dans mes oreilles. C’est Papi qui m’a fait découvrir cette chanson-là. Il aime beaucoup
Félix. Entre vieux messieurs, ils se comprennent. Depuis, on l’écoute souvent ensemble,
surtout quand on cuisine. L’île c’est comme Chartres. C’est haut et propre, avec des nefs,
avec des arcs et des falaises. Ça me rappelle mon voyage en France, ma tête libre et mes
yeux toujours écarquillés, lumineux. J’imagine que c’est pour ça que je reviens
continuellement ici. J’ai laissé un bout de mon cœur de l’autre côté de l’océan et je tente
de le retrouver quelque part sur le chemin Royal, au détour d’un galet ou d’un buisson. Je
visite l’île peu importe la saison puisqu’elle sait se parer pour toutes les occasions. En
février, la neige est rose comme chair de femme et en juillet, le fleuve est tiède sur les
battures. Je l’aime, surtout l’été, parce que sur la plage de Sainte-Pétronille, je trempe mes
pieds dans l’eau et les vagues bercent mes mollets. Je m’aventure jamais trop loin de la
berge, les teintes de gris du Saint-Laurent m’inspirent pas confiance. En août, lorsque la
canicule rend l’air suffoquant, je m’installe à la Chocolaterie, dans les balançoires qui
91
craquent, celles avec les copeaux de bois qui te rentrent dans les cuisses, pour manger une
crème molle vanille-choco. Je me ramasse souvent assise avec des grands-pères qui suivent
le mouvement des feuilles accrochées aux grands chênes qui nous surplombent en me
racontant comment c’est, d’avoir l’île comme maison.
Ils me parlent de la vie qui se calcule en saison, qui se compte en fraises mangées
ou en bleuets écrasés pour cuisiner des confitures. Des jours qui vont et qui viennent
comme les marées. Des étoiles qui éclairent le chemin et les yeux plus vivement
qu’ailleurs. Ils me disent : « Au mois de mai, à marée basse, voilà les oies. Depuis des
siècles, au mois de juin, parties les oies. Mais nous les gens les descendants de La Rochelle,
présents tout l’temps, surtout l’hiver, comme les arbres. » Je les comprends. Y a quelque
chose de rassurant dans le silence et le froid, dans le chuchotement du vent qui gèle les
joues. C’est beau, des mots-mémoires dans des bouches de grands-pères. Reviens nous
voir, Maude, pour d’autres histoires, qu’ils me disent encore, en guise d’au revoir. Oui,
promis.
Les vieux messieurs sont absents, aujourd’hui, mais l’île me fait du bien. Plus je
pédale et moins les paroles d’Antoine me font mal.
92
Papi s’assoit sur sa chaise de cuisine, celle avec deux coussins sur le siège et un sur
le dossier. Il a tellement peu de gras sur le corps que le bois de la chaise lui fait mal aux
fesses. Il commence à me raconter une histoire que j’ai déjà entendue trois fois, celle de
Michel qui fait du miel et des confitures sur la rue de l’Hermitage. J’ai envie d’un café
pour me remettre de mon périple sur la 20. Pour en faire du nouveau, je dois vider celui
qui traîne dans la cafetière depuis je sais pas quand. Le café moulu est pas à sa place
habituelle, dans le tourniquet à côté des sachets de thé. Je fouille, je trouve le sac dans le
four, en dessous des poêles et des moules à muffins. Pendant que ça coule, je m’assois près
de lui. J’ignore pour combien de temps encore je pourrai profiter de moments comme celui-
ci. Je souris, je sais déjà comment son histoire se termine.
— Raconte-moi la suite, Papi. S’il te plaît.
93
J’ai les fesses endolories par mon banc de vélo. J’aurais dû mettre mes cuissards.
Autour de moi, les champs se préparent pour l’hiver. Ça sent encore bon la terre humide,
les vaches et les petites fleurs bleues ou mauves ou jaunes qui résistent au froid de la nuit.
Un amalgame d’odeurs dans mon nez, dans mes poumons, qui me purifie le dedans.
J’oublie ma professeure, la maîtrise, Antoine. Je songe plutôt au pain au chocolat que je
vais engloutir dans moins de cinq kilomètres. Peut-être que je mangerai aussi une brioche
chaude, on s’en fout, on a juste une vie comme me répète sans cesse Papi.
Je roule plus vite, mon ventre gargouille. Chaque voyage à l’île se voit agrémenté
d’un arrêt à La Boulange. Ses arômes me réconfortent, c’est l’un de mes endroits préférés.
Souvent, je me dis que je pourrais lâcher l’école et venir travailler ici, ou ailleurs, entourée
de pains et d’odeurs qui font du bien. La brioche à la cannelle me colle aux doigts. Le
visage tourné vers le soleil, je pense que le bonheur c’est ça, au fond, et je tente de
l’emmagasiner dans mon tiroir de mémoire pour le ressortir demain, quand la vie et la peine
vont me rattraper.
J’enfourche mon vélo à nouveau. On retrouve toutes sortes de choses sur l’île :
maisons de bois, maisons de pierres, clochers pointus, et dans les fonds, des pâturages de
silence. Félix, toujours avec moi. Plusieurs fois, j’ai vu des enfants blonds nourris d’azur,
comme les anges, jouant à la guerre imaginaire. Mais aujourd’hui, ils sont absents.
Dommage. J’aurais aimé les observer, me mettre dans leurs souliers pour un temps. Me
transposer dans un petit corps, m'amuser aux capes et aux épées, aux explorateurs et aux
fermiers. Oublier le retour imminent à ma vie. À Saint-François, je pédale vite. Mes
cheveux dansent dans tous les sens, une brûlure sourde point dans mes cuisses. Tant mieux.
Il faut changer le mal de place.
J’imagine un instant l’île d’Orléans comme ma tête : un dépotoir, un cimetière, parc
à vidanges, boîte à déchets. Elle irait où, l’île, pour s’enfuir d’elle-même? Moi, je pédale,
vers d’autres lieux. J’échappe à ma réalité en la laissant de côté. Je la mets en pénitence
dans un coin de mon appartement, je prépare une valise, petite ou grosse, et je me pousse.
J’espère découvrir ailleurs ce qui me manque ici. Je pars souvent, parce que je n’ai toujours
pas trouvé. Au milieu d’une côte, je me contrains à penser à autre chose. Ça me déprime.
94
Faire ça à elle : l’île d’Orléans, notre fleur de lys. Mais c’est pas vrai, que je lui murmure
entre deux respirations, pour la rassurer.
D’habitude, je coupe par la route du Mitan. Mais pas aujourd’hui. Rien ni personne
ne m’attend. Des fois, j’aimerais que quelqu’un m’attende quelque part. Je perçois la
fatigue physique comme une délivrance. Je me sens bien. J’ai l’impression que le poids,
sur mes épaules et dans ma poitrine, s’envole en cadence avec les roues qui tournent. Puis
je distingue, sous un nuage, près d’un cours d’eau, un berceau et un grand-père qui monte
la garde. L’œil vers le golfe, ou Montréal, il guette le signal. Je lui en adresse un, il en fera
ce qu’il voudra.
— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH.
Il faut que ça sorte. Le vieux monsieur se retourne, je lui envoie la main. Ostie que
ça me soulage. Je me fous des autres, des voitures qui me frôlent, de l’Université et de ma
recherche, de mon cœur brisé et de tout ce qui m'entoure. JE M’EN CÂ-LISS, que je crie
du plus fort que je peux. Je veux que mon mal-être se déverse sur le chemin Royal. Le vent
du fleuve se chargera de l’envoyer se faire voir ailleurs.
Je carbure avec l’énergie du désespoir et j’irais jusqu’au bout du monde. Un autre
tour, traverse le pont. Dépasse Québec, plus loin, plus haut, les Maritimes. Je préfère
m’effondrer de fatigue que dépérir d’ennui. Mais je vois l’église au loin qui se rapproche,
et ma voiture de plus en plus nette dans mon champ de vision. Quarante-deux milles,
comme des vagues, les montagnes. C’est terminé. Ça signifie que l’heure est venue.
J’enlève ma roue avant, range de peine et misère mon vélo dans le coffre. Je traverse
le pont, entre dans Québec, rejoins mon appartement et mon café froid. Mon ordinateur en
veille, mes livres et mes notes. Pendant un instant, j’ai la certitude que ça va aller. Que je
suis forte. Que c’est pas une professeure revêche ou un amour déçu qui peuvent me briser.
Je sais que je suis pas encore guérie, mais je me sens plus légère. Avant que le désespoir
me rattrape, je me dis qu’au moins, il y aura toujours le tour de l’île.
95
Chaque fois que je vais te visiter, je t’apporte un petit quelque chose, une attention
juste pour toi. Comme je peux pas te sauver en te faisant une greffe de moelle ni fournir un
million de dollars à la recherche médicale, j’essaie d’égayer ton quotidien. C’est le seul
moyen que j’ai trouvé pour me sentir un peu moins inutile. J’ai passé des heures sur
Facebook à chercher des photos de tes voyages et de tes amis proches afin de créer une
banderole que tu pourrais épingler dans ta chambre d’hôpital laide et déprimante. Je me
disais qu’ils seraient toujours avec toi, même ceux qui habitent à l’autre bout du monde,
dans les pays exotiques où tu aimais aller passer l’hiver. Je t’ai cuisiné des tortellinis à la
sauce rosée, ton repas préféré, parce que la bouffe d’hôpital te lève le cœur. Durant la nuit,
parce que mon horaire était trop chargé, je t’ai confectionné des fudges pour rassasier tes
envies de sucre. Tu m’as dit que tes amis les avaient tous mangés, alors j’en ai refait. Avec
du chocolat qui vaut cher parce que c’est la moindre des choses. Je t’ai acheté des bas
chauds parce que tu disais que tes pieds étaient toujours glacés.
Je me rendais folle à force de vouloir trouver ce qui te ferait plaisir. Quand tu me
souriais en disant merci, je savais que j’accepterais la folie toute ma vie. Juste pour te voir
rire encore un peu.
Mais depuis que tu as une blonde, j’ai plus le droit ni de te visiter ni de t’écrire. Elle
a peur de notre passé. Pourrais-tu lui dire qu’on a jamais eu de futur?
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Assise au Starbucks avec mon café hors de prix, si on peut appeler café un latte au
sirop de citrouille épicée coiffé de crème fouettée, je me dis que j’aimerais ça venir ici avec
une amie juste pour siroter des boissons chaudes trop sucrées, mais agréables pour le cœur
et l’intérieur. Parler de nos petits problèmes de jeunes adultes qui entrent dans le vrai
monde et qui capotent, des nouveaux pulls de chez Zara à acheter parce qu’on en a jamais
assez et que ça aussi, ça fait du bien à l’âme, mais pas au portefeuille, parler d’amour qui
nous ferait flotter sur des nuages de barbe à papa rose, le goût aussi ça serait bien.
Malheureusement, je suis toujours au Starbucks pour mes études – ou en tout cas à
me convaincre que c’est pour ça. Il me semble que j’ai fait ça toute ma vie, gérer des
échéanciers sans fin. J’en ai plein mon casque. Je vais dans des cafés parce qu’à la maison,
tout est source de distraction. Quand c’est l’heure de m’y mettre, je préfère commencer
une brassée de lavage, nettoyer la salle de bain, passer la balayeuse et décider soudainement
de m’initier à la cuisine en essayant une recette de Ricardo.
Je m’installe, ouvre mon ordinateur et mes livres. Je fouine un peu sur Facebook,
rien d’intéressant. Je texte mon amie pour râler que je dois étudier, que je suis tannée de la
session à peine commencée, que j’ai hâte que ça finisse et que mon cerveau a déjà plus
assez de jus pour m’aider à trouver une problématique de recherche. Elle me répond qu’elle
en bave elle aussi, la conversation dévie et on se ramasse à s’inventer des plans de voyages
à Hawaii où on vendrait de la crème glacée dans une hutte. Ça me plait en maudit comme
idée. Je scrute ma page Instagram, rien de nouveau. J’essaie de prendre une belle photo de
mon café et de mon carnet vintage, ça fonctionne pas, c’est laid, je dégote pas le filtre
adéquat. Tant pis, personne va savoir que je rédige un mémoire au Starbucks. Dans mon
agenda, j’écris mon horaire de travail de la semaine, je me fais aussi un plan d’étude pour
me donner bonne conscience. Je retourne sur Facebook au cas où, toujours rien. Il serait
temps que j’embraye mon projet de maîtrise.
Je crée un nouveau document Word pour me donner du courage, le curseur clignote,
ça me stresse. En buvant mon café, je me mets à réfléchir à ma vie. J’ai toujours pensé que
vingt-six ans, c’était un âge d’adulte accompli. Une carrière bien entamée, une première
maison achetée récemment, un amoureux attentionné et drôle, peut-être même des idées de
bébé – sans trop insister dans les discussions du quotidien. Quand j’étais en secondaire un,
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je rêvais à quand je deviendrais une adulte de vingt-six ans juste pour pouvoir m’habiller
enfin au Château, acheter des tailleurs de madame et des jupes crayons, des pantalons dans
un tissu chic qui fripe pas quand tu t’assieds et des talons hauts avec le bout ouvert pour
montrer à tout le monde mes orteils pédicurés. J’hésitais encore quant à mon choix de
carrière, mais c’était pas grave parce que les profs nous disaient qu’on avait en masse le
temps d’y penser. Finalement, le cégep et les questionnements existentiels sont arrivés plus
vite que prévu.
Je voulais suivre les traces de ma mère. Je trouvais qu’elle avait un beau parcours
de vie et que si je m’en inspirais, avec en bonus mes habits fancy du Château, j’allais bien
virer comme fille, comme femme. Au secondaire, j’étais inscrite au Programme
d’Éducation Internationale, qui allait m’ouvrir toutes les portes. L’avenir m’appartenait,
surtout avec ma connaissance des cinq aires d’interaction et mes nombreuses expériences
de bénévolat, dont celle, traumatisante pour une Maude trop jeune et naïve, dans un centre
de vieux. Ça paraît bien dans un CV qu’on voulait nous faire croire. Je me posais pas trop
de questions et je laissais mes parents me dicter le chemin à suivre pour réussir dans la vie.
J’étais correcte avec ça, je me disais que j’allais finir le secondaire avec mon diplôme de
l’OBI, aujourd’hui j’ai oublié ce que ça veut dire OBI, que j’irais au cégep et ensuite à
l’Université, que je sortirais de là avec un diplôme et me trouverais une job correcte payante
correcte le fun afin de me ramasser des sous dans un compte épargne pour ma retraite. Ça
semblait rassurant comme destinée.
Le temps a passé.
Aujourd’hui j’ai vingt-six ans, j’ai quitté le nid familial depuis peu pour vivre toute
seule dans un appartement trop cher, je suis encore aux études à me demander quel sens
donner à ma vie, si ça vaut vraiment la peine une maîtrise en études littéraires et ce que je
vais faire avec ça. Depuis mon retour du Maine, je vis dans mon coton ouaté Ogunquit
Beach payé dix piasses US et les vêtements du Château me répugnent. Au lieu d’avoir des
sous dans un compte épargne pour un voyage ou une maison, j’ai des dettes étudiantes.
En regardant les profils Facebook des filles avec lesquelles je suis allée au
secondaire, je me demande ce que j’ai fait de travers pour en arriver là. Elles ont des
maisons et des enfants, certaines sont mariées. Est-ce que ce genre de bonheur les comble
98
réellement? J’ose pas les interroger. Je finis par prendre sur moi, et je me dis qu’au fond,
même si j’ai pas de maison, je suis bien où je suis. Même si je pleure tous les jours et que
je sacre souvent, je suis fière de rédiger une maîtrise. Et maintenant que j’attends plus après
Antoine, je sais que je pourrai respirer librement à nouveau. Je le sens. C’est pas la fin.
Papi le dit souvent, la vie on en a juste une, faut en profiter pour être heureux du mieux
qu’on peut. C’est ça que je vais faire.
J’actualise ma page Facebook pour la quatrième fois. J’essaie de me convaincre que
c’est la dernière. Je zieute en diagonale, décidée à commencer ma rédaction, lorsque je vois
que Mathieu Grondin se marie le printemps prochain. Je me dis voyons donc, impossible,
y s’agit sûrement d’une nouvelle du Journal de Mourréal. Mais non, c’est vrai. Je lis
l’article, sourcille, puis choisis d’en rire. J’ai jamais pensé que notre aventure de vacances
allait remettre les choses en perspective pour lui, mais de là à annoncer au Québec qu’il se
fiance trois mois après m’avoir embrassée…
J’envoie l’article à mon groupe de filles. Mes amies réagissent, on se moque
ensemble de la nouvelle. On est pas fines, mais ça fait du bien. Aucune chance que j’écrive
à Mathieu pour qu’on aille prendre une bière avant son spectacle à Québec au début de
l’hiver. Le sujet est clos, et je décide de plus m’en faire avec ça. Je retourne à mon
document Word et à ma problématique de recherche, qui me cause pas mal plus de
problèmes que mes histoires de cœur.
Mon café a refroidi, j’ai pas écrit une ligne aujourd’hui.
Mais ça va aller.
99
épilogue
100
Je roule vers chez Papi, bercée d’une nostalgie qui veut pas me lâcher. Aujourd’hui,
j’emprunte pas l’autoroute 20, je dis pas salut aux vaches à Saint-Michel-de-Bellechasse,
ma vitre est pas ouverte pour que le vent de la campagne me caresse le visage. Prise dans
le trafic du quartier Lebourgneuf, je laisse mes pensées aller et venir. Je me demande dans
quel état je vais trouver mon grand-père aujourd’hui.
Papi a changé de maison. J’ignore si on peut appeler sa nouvelle demeure une
maison, mais il n’en reste pas moins que, depuis les cinq derniers mois, Papi habite dans
une résidence spécialisée pour les personnes atteintes d’Alzheimer. Aux Jardins
Lebourgneuf, il jouit de tout ce dont il a besoin. Sauf le plus important : ses gouges et son
bord de grève. Même si je dors mieux depuis que je le sais en sécurité, je me doute bien
que Papi préférerait mourir que de rester une seconde de plus enfermé dans sa petite
chambre de banlieue. Depuis son installation forcée, j’ai le cœur déchiré entre mon désir
égoïste de garder mon grand-père pour toujours et son bonheur à lui, qui a rien à voir avec
tout ça.
Je me gare dans le stationnement pour les visiteurs et je sors de la voiture en tenant
mon gros sac d’une main et un lourd plat en pyrex de l’autre. On dira ce qu’on voudra, la
bouffe de résidences pour personnes âgées, de luxe ou pas, ça goûte rien. C’est pour ça que
je lui ai apporté une croustade aux pommes et sirop d’érable que j’ai cuisinée moi-même.
On va en profiter pour célébrer le dépôt de mon mémoire de maîtrise. Je viens lui annoncer
la nouvelle, il sera fier de sa petite-fille. J’entends déjà l’infirmière me dire que c’est pas
bon pour son taux de sucre et qu’il devrait pas en manger, blablabla. Je m’en fous, de son
taux de sucre. À quatre-vingt-sept ans, Papi peut manger ce qui lui fait plaisir. Et je sais
qu’il raffole du sirop d’érable. Sur son terrain, il entaillait une dizaine d’érables avec soin
pour récupérer l’eau sucrée et la mettre dans son café.
Les portes automatiques s’ouvrent sur mon passage, je dis bonjour à Marjolaine, la
réceptionniste. Je prends l’ascenseur, troisième étage, chambre 312. L’infirmière est là
lorsque j’arrive. Elle me salue et m’informe de l’état de santé de mon Papi.
— J’ai pas réussi à sortir votre grand-père de son lit aujourd’hui. Il parle pas
beaucoup non plus, je comprends difficilement ce qu’il me dit. C’est pas très
cohérent…
101
— Je resterai pas longtemps alors.
Une fois seule avec lui, je m’installe sur la chaise près du lit. Aujourd’hui, j’ai pas
droit au « hello dear ». Il me regarde sans me replacer. Je pense qu’il voit trop de monde
ces temps-ci, trop de médecins et d’infirmières. Il sait plus où donner de la tête. Il doit se
demander où sont Suzette et le facteur, et ce qui arrive avec le propriétaire de la
poissonnerie. Papi est un vieil arbre déraciné qui refuse de reprendre vie ailleurs. Je prends
sa main parchemin, fragile, entre la mienne. Je lui jase de tout, de rien. Je lui raconte des
histoires et des souvenirs pour le distraire. C’est à mon tour de le faire voyager par les
mots. Le son de ma voix le détend, je le sens. Il y a moins de peur dans ses yeux.
Je me lève pour aller chercher mon mémoire de maîtrise. Cent quarante pages à
interligne 1.5. Je le dépose sur son corps frêle pour qu’il puisse mieux le regarder. Tout en
écoutant mes explications et mes récriminations sur l’Université, et aussi mon petit laïus
sur ma fierté d’avoir terminé, Papi tourne les pages tranquillement. Il est pas habitué de
voir le bois travaillé de cette façon, en papier imbibé d’encre noire. Seule la matière brute
l’intéressait. Il caresse quand même mon document comme s’il était précieux et important.
Papi a toujours trouvé ça essentiel, les études. Il a poussé ses enfants et ses petits-enfants à
se surpasser et je crois qu’aujourd’hui, il a le sentiment du devoir accompli.
Je lui dis que c’est Saint-Jean-Port-Joli et le vent salin du bord de grève qui m’a
aidé à passer au travers de mes deux dernières années d’étude. Son visage s’éclaire pendant
un instant. Il tourne la tête et sourit.
— Bravo, dear.
102
Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller
103
Introduction
Plusieurs lecteurs demeurent fascinés par la vie et l’aura de certains auteurs.
Intéressés par la représentation du poète maudit, les rumeurs à propos de l’abus d’alcool
ou de substances illicites, le suicide, la mort à un trop jeune âge ou la tendance à se faire
invisible, ces lecteurs accordent de l’importance à la dimension biographique de l’écrivain,
qui attire et intrigue. Parmi les figures mythiques de la littérature québécoise
contemporaine s’imposent celles d’Hubert Aquin et de Réjean Ducharme. Pour plusieurs
écrivains québécois des années quatre-vingt-dix, ces deux écrivains jouent le rôle de
modèles, à la fois pour leur œuvre et pour ce qu’ils représentent dans l’histoire littéraire du
Québec.
Cet essai porte sur le deuxième roman de Catherine Mavrikakis intitulé Ça va aller1,
paru en 2002. L’auteure fait de Ducharme un personnage mythique du récit, et Aquin s’y
apparente à un spectre aux allures de prophète. Ces auteurs sont dépeints, dans l’œuvre de
Mavrikakis, comme des figures paternelles, même s’ils y demeurent absents et
fantomatiques, ce qui place la narratrice, Sappho-Didon Apostasias, dans une posture
d’héritière de ces deux grandes figures de la littérature québécoise. Il nous est ainsi apparu
intéressant de nous attarder à la question de l’héritage et de la transmission littéraire, plus
spécifiquement dans la littérature québécoise, en étudiant les liens de filiation et de rupture
dans Ça va aller.
1 MAVRIKAKIS, Catherine, Ça va aller, Montréal, BQ, 2013, 161 p. Désormais, les références à cet ouvrage
seront indiquées par le sigle CVA, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
104
1. Prodromes
1.1 Présentation de l’œuvre
Publié en 2002, Ça va aller de Catherine Mavrikakis est un curieux roman aux
allures de pamphlet. L’auteure nous présente la quête identitaire d’un personnage inscrite
dans les profondeurs de la psyché québécoise, mettant en scène la relation que l’improbable
et explosive narratrice, Sappho-Didon Apostasias, entretient avec la littérature, du fait
qu’elle s’en réclame autant qu’elle la rejette.
D’entrée de jeu, ceux qui gravitent autour de Sappho-Didon la comparent au
personnage d’Antigone Totenwald dans Allez, va, alléluia, roman de l’écrivain Robert
Laflamme, un auteur qu’elle exècre. Refusant cette assimilation, la narratrice part en
croisade pour prouver qu’elle n’a rien de ce personnage, rageant au passage contre un
Québec lâche et captif de l’enfance, qui stagne et « qui de la mémoire n’a fait qu’une
devise. Celle de la rancune. » (CVA, 104) Malgré ses revendications et son acharnement,
il n’y a rien à faire : Sappho-Didon est Antigone Totenwald. Aussi décide-t-elle d’aborder
le problème sous un autre angle et de fomenter un plan pour tomber enceinte de Robert
Laflamme afin de donner naissance au plus grand écrivain du vingt et unième siècle – avant
de mettre un terme à sa propre existence.
Le lecteur suit les déambulations de la narratrice, et sa critique impitoyable du
Québec contemporain. Tout y passe et rien n’en sort indemne : la langue, l’institution
littéraire, les artistes qui sont la fierté des Québécois, les grands écrivains, intouchables,
qui siègent sur leur piédestal – Ducharme et Aquin en tête de liste.
Ça va aller se lit comme un roman de la mémoire qui interroge les modalités et les
failles de la transmission, le fardeau du passé, la question des origines et de l’héritage. Le
roman identifie les ratés et les silences de la transmission culturelle. Il se situe dans un
temps indéfini qui oscille entre le passé et le futur. On découvre, dans cette œuvre violente
au langage brut et grossier, une exploration, mais surtout une critique des différentes
sources de transmission de la connaissance au Québec, de même qu’une indignation face
à l’éducation scolaire, qui façonne une société où tout le monde est pareil et où la réflexion
105
poussée n’existe pas. « Ce « faire comme tout le monde, comme faire le mieux » est abject.
Cela a quelque chose de profondément minable » (CVA, 140) affirme Sappho-Didon. Il
faut ébranler les fondations, sortir de sa zone de confort, baigner dans l’inconnu et se libérer
d’une complaisance malsaine qui ne mène à rien. D’où la quête de la narratrice. Mais par
où commencer? Quel chemin emprunter? « Qui sait? » se demande Sappho-Didon dès la
première page du roman, donnant par le fait même le ton et faisant référence au titre Va
savoir de Réjean Ducharme. « Va savoir » est utilisé lorsqu’il est impossible de savoir.
« Qui sait? », de renchérir Mavrikakis. « Ça va aller », répond Sappho-Didon. « Oui, ça va
aller parce que justement on ne peut pas dire que ça aille. Ça va pas très fort. » (CVA, 107)
Le roman s’ouvre donc sur un questionnement en lien avec le savoir et sur les problèmes
liés à la connaissance, sur le fait de se demander qui, au juste, détient les réponses et nous
dire si ça va aller, et où ça va aller.
Dans Ça va aller, le parcours individuel de Sappho-Didon se confond avec celui de
la société québécoise. La lecture de ce roman montre que, malgré son désir de renier son
origine et son héritage, il lui est impossible d’y parvenir et de s’inscrire dans une nouvelle
lignée. Par extrapolation, le roman suggère que l’héritier contemporain doit apprendre à
assumer les legs du passé et à s’expliquer avec ses ascendants, qui prennent la plupart du
temps la forme de spectres.
1.2 Sappho-Didon Apostasias
Fille d’une famille d’immigrants dysfonctionnelle et impliquée malgré elle dans un
mauvais récit, la narratrice de Ça va aller, Sappho-Didon Apostasias, est un personnage
complexe et ambivalent. Sa voix est forte et assumée, surtout véhémente. Évoluant dans
une société qui semble avoir oublié ses origines, elle veut faire bouger les choses, d’où son
caractère explosif et son désir constant d’être dans le mouvement, le changement et
l’action. On retrouve, chez ce personnage bouillant sorti de l’imagination de Catherine
Mavrikakis, un rappel des personnages ducharmiens. Michel Biron écrit, à propos de
Ducharme, une proposition qui s’applique aussi à Mavrikakis : « Chez Ducharme, le texte
ne tient pas debout sans personnage. Celui-ci est premier : il n’est plus chargé de
représenter la réalité sociale ou de déplacer telle ou telle forme narrative, mais de mettre le
106
monde à l’épreuve d’une voix singulière. »2 Avec un nom créé sur mesure et qui participe
de la fiction, Sappho-Didon Apostasias en fait voir de toutes les couleurs : « Je veux qu’on
me déteste. Je veux qu’on m’haïsse. Que le monde soit blanc, que le monde soit noir. »
(CVA, 69) Elle se présente comme une combattante, comme une guerrière qui ne cède
devant rien et qui sortira le Québec de sa torpeur.
Constamment tiraillée entre colère et don, la narratrice se décrit elle-même comme
une mélancolique « qui se noie dans l’entre-deux » (CVA, 149), qui hésite sans cesse entre
la vie et la mort. En fait, ce que la lecture de Ça va aller donne à voir, c’est que sous
l’apparente colère et sous la révolte de la narratrice se cache une fragilité qui prend sa
source dans un sentiment de solitude. « Ça pleure toujours en moi. Je ne peux pas fermer
le robinet. Mais comme je ne peux pas pleurer tout le temps, je crie, je hurle, il faut que
cela s’épanche » (CVA, 30) annonce-t-elle, ce qui laisse croire que sous la cuirasse se cache
une sensibilité soumise au fait qu’il est difficile de ne jamais céder à rien ni à personne. En
marge de la doxa, ou de quelque groupe que ce soit, le personnage de Sappho-Didon permet
de voir et de comprendre les contradictions qui habitent et qui hantent le Québec.
1.3 Objet de la recherche
Ça va aller est un roman plein d’amertume, de rage et de dépit. La lecture en est
éprouvante et déchirante. Le lecteur n’en sort pas indemne et ne pourra plus jamais voir la
littérature québécoise de la même façon. Mais sous cette colère et cette furieuse frénésie,
n’y a-t-il pas de l’espoir? Un roman qui confronte le passé et ses classiques littéraires, qui
remet en question la littérature dite nationale, qui est capable d’autocritique et qui n’hésite
pas à démolir ses grandes figures est un roman qui se porte bien et qui, à l’image de sa
narratrice, se place en position de ne céder à rien.
Aussi, il semble pertinent de se demander si, malgré une première lecture qui tend
vers une rupture nette avec le monde littéraire, il y aurait, dans l’écriture de Mavrikakis,
des traces d’une probante filiation avec ce monde, que ce soit par des marqueurs
généalogiques, institutionnels, sociologiques, narratifs, stylistiques ou littéraires. Cette
2 BIRON, Michel, L’absence du maître, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Socius »,
2000, p 203
107
hypothèse place non seulement la narratrice, Sappho-Didon, mais aussi l’auteure dans une
position d’héritière des grandes figures disparues de la littérature québécoise que sont
Réjean Ducharme et Hubert Aquin, dépeints dans l’œuvre comme des figures paternelles,
absents et fantomatiques. Il sera ainsi intéressant de s’attarder au rapport que le personnage
– et l’auteure – entretient avec le passé, ainsi qu’à la question de l’interprétation du présent
par le passé, étant donné que Ça va aller cherche à résoudre les problèmes liés à la filiation
et à la transmission à même la trame de sa narration.
1.4 Méthodologie et approches critiques
Puisque la réflexion critique du mémoire s’articule autour d’une seule œuvre, une
approche thématique du texte est à privilégier. La définition de l’analyse qualitative de
Mucchielli et Paillé se présente « comme un acte à travers lequel s’opère une lecture des
traces laissées par un acteur ou un observateur relativement à un événement de la vie
personnelle, sociale ou culturelle. »3 Parmi les différentes techniques d’analyse de contenu,
l’approche thématique a été priorisée puisqu’elle consiste à « transposer d’un corpus donné
en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé, et ce, en rapport avec
l’orientation de la recherche »4, c’est-à-dire avec la problématique de recherche. Comme
la réflexion porte sur les marqueurs de filiation et de rupture, ces deux thèmes seront les
axes principaux de l’analyse, en lien avec la posture d’héritière du personnage – et de
l’auteure.
1.5 Définition des concepts
Dans leur article « Présentation : Figures de l’héritier dans le roman
contemporain », Martine-Emmanuelle Lapointe et Laurent Demanze affirment que « l’on
pense souvent la littérature contemporaine sous le signe de la perte et de la fin, comme si
les œuvres d’aujourd’hui étaient le lieu d’un désenchantement dont les nombreux spectres
et les ruines seraient les emblèmes, […] [qu’elle] hésiterait entre fragmentation et
3 PAILLÉ, Pierre, Alex Mucchielli, L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, Paris, Armand-
Colin, 2008, p. 59 4 Ibid., p. 162
108
recyclage, à force de ne pouvoir rivaliser avec les œuvres du passé. » 5 C’est ce qui se donne
à voir dans Ça va aller, avec une narratrice en quête identitaire qui, par sa posture
d’héritière de ces grands récits et auteurs québécois, se situe toujours dans un espace
d’entre-deux, d’une part « hant[ée], […] par les spectres de [ses] aïeux » 6 et, d’autre part,
portée par un désir de rupture avec « une mémoire et une culture empreintes de négativité,
[évoquées] [comme] « l’héritage de la pauvreté », « les mélancolies et les tristesses de
l’histoire » ou « les contes de filiation » qui [nous] hantent. » 7
Or dans la littérature contemporaine, l’héritier n’est plus tenu de porter le poids du
passé comme un fardeau, comme un apport qui exigerait des redevances. En effet, toujours
selon Lapointe et Demanze, « si plusieurs auteurs confèrent une valeur éthique à la
sauvegarde du legs, d’autres choisissent, au contraire, d’en jouer, non pas étrangers aux
tragédies de leur époque, mais bien résolus à les dépasser. » 8 Ce qu’il faut comprendre,
c’est que le fait de renoncer et/ou d’abandonner certains aspects d’un héritage n’est pas
garant d’un mouvement de rupture net ni de la reconduction du mythe d’une tabula rasa,
le tout orchestré dans l’optique d’une posture complètement nouvelle, mais témoigne plutôt
d’un changement de pensée en lien avec la vision de la réception d’un héritage. C’est donc
dire qu’« [h]ériter ne signifie […] pas tout prendre, tout garder et encore moins conserver
tel quel ce qu’on nous a transmis, à la façon d’un condensé de nostalgie » 9, mais qu’il faut
plutôt considérer la filiation comme une ouverture à l’altérité, c’est-à-dire la
reconnaissance de l’autre, autant pour celui qui reçoit un héritage que pour celui qui le
transmet. L’héritière, telle qu’entendue dans cette réflexion, doit donc reconnaître les
disparus dans leur entièreté, tout en repensant le lien et la façon de faire à la suite de la
reconnaissance de l’héritage. Tout en racontant la mémoire des idoles littéraires, l’héritière
doit prendre garde à une forme de ventriloquie, c’est-à-dire de perdre sa voix au profit de
celle des figures attestées.
5 LAPOINTE, Martine-Emmanuelle et Laurent Demanze, « Présentation : Figures de l’héritier dans le roman contemporain », Études françaises, Volume 45, numéro 3, 2009, p. 5 6 Ibid., p. 8 7 Ibid., p. 7 8 Idem. 9 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature
contemporaine des femmes, Montréal, XYZ, 2013, p. 25
109
Il faut aussi entendre par filiation, non seulement sa définition ethnologique qui
renvoie aux liens de parenté, à l’ascendance et à la descendance entre individus en ligne
verticale, mais bien la liaison de choses résultant l’une de l’autre, s’engendrant l’une
l’autre. Si Françoise Collin, dans son article Un héritage sans testament, écrit que « la
filiation est un art de tenir le fil et de casser le fil » 10, d’où cette idée d’un travail de tri à
double visée, il faut comprendre que le fil en question n’est pas seulement lié à la
transmission du nom et l’appartenance à une classe matrimoniale, mais à tout ce qui
englobe et caractérise un individu et/ou une société. C’est pourquoi il sera question, dans
cette réflexion, de filiation autant généalogique que sociologique ou littéraire.
Le terme de rupture, quant à lui, renvoie au fait de cesser d’entretenir des relations
avec quelque chose ou quelqu’un, au désir de rompre un lien entre deux instances, de renier
tout héritage pénible à assumer, et ce, dans le but de repartir à neuf sans sentir de poids ou
de pression.
1.6 Lien avec la création
Si le personnage de Maude dans Intervalle n’est pas aussi explosif et violent dans
ses actions ou ses paroles que Sappho-Didon, il n’en reste pas moins qu’elle se veut une
voix assumée qui n’a pas peur de partager ses idées, parfois contradictoires avec ses
agissements – d’où l’intérêt de la suivre. Dans Intervalle, la narratrice convie le lecteur à
suivre le fil de ses questionnements identitaires et des péripéties qui surviennent sur son
chemin, alors qu’elle tente de trouver sa place dans un monde qu’elle ne comprend pas
toujours. En faisant alterner le présent et le passé de Maude, un passé lié au personnage
d’Antoine, mais aussi à celui du grand-père, le roman procède par cumul, c’est-à-dire par
l’idée d’un mouvement, d’une déambulation, d’un parcours de sens autant de la part de la
narratrice, par l’écriture, que de la part du lecteur, qui suit cette marche avec une distance
engagée. Projetant l’image d’une fille forte et décidée, Maude est anxieuse et parfois naïve.
Rêveuse, elle aspire à un bonheur tel qu’on le présente dans les contes, souvent sous la
10 COLLIN, Françoise, « Un héritage sans testament », Les Cahiers du GRIF, numéro 34, 1986, p. 83
110
forme d’une finalité existentielle, ce qui n’est pas sans rappeler, à quelques différences
près, le personnage de Sappho-Didon dans Ça va aller.
Maude veut sortir de sa torpeur, causée notamment par un emploi aliénant à temps
partiel en restauration ainsi que par l’angoisse et l’appréhension d’entamer des études aux
cycles supérieurs pour faire une maîtrise en études littéraires, d’où cette sorte de quête
identitaire qui commence par un voyage dans le Maine. Mais le fil conducteur du récit tient
surtout aux questionnements de Maude – comment se retrouver soi-même, comment
continuer seule, après son histoire avec Antoine. Si les nouvelles connaissances ou les
amis.es de longue date de Maude traversent le texte pour la conseiller et changer, à leur
façon, sa vision du monde et de sa personne, c’est le personnage du grand-père, appelé
affectueusement Papi, qui revient sans cesse aider la narratrice, que ce soit par des
souvenirs d’enfance ou par une visite à la maison sur le bord de la grève. Ce sont ces voix
autres qui accompagneront Maude pendant son escapade dans le Maine et lors de son
entrée à l’université – institution qu’elle valorise malgré certaines réticences en lien avec
les procédures et les façons de penser parfois arriérées.
Comme il ne s’agit pas de copier ou de réécrire le texte de Mavrikakis, les liens de
filiations et de ruptures des deux œuvres ne font pas nécessairement référence aux mêmes
enjeux. Il s’agit plutôt de montrer comment les deux narratrices, de même que les deux
auteures, sont soumises à un travail lié à la transmission et à l’héritage, et ce, chacune à sa
façon. De ces mouvements de récupération et d’évacuation, il en résultera la nouvelle
posture assumée de ces deux héritières contemporaines.
111
2. Filiations et ruptures
2.1 « Les mères, c’est toujours dangereux »
« Moi, je suis le dernier rejeton d’une lignée d’immigrants ignares. Je suis une fin
de race maudite. Je dois l’accepter. Je ne peux que m’inventer, que me renommer sans
fin. » (CVA, 15) Ce passage, lancé en début de roman par Sapho-Didon, pose les jalons de
la pensée de la narratrice en ce qui a trait aux possibilités d’une filiation basée sur la
généalogie. Pour elle, il est temps d’y mettre fin. Élevée par sa mère, Sofia-Médée
Apostasias, une femme comparée au personnage de Crèvemamère dans le roman Allez, va,
alléluia de Robert Laflamme, et n’ayant jamais eu de père, Sapho-Didon ne lésine pas sur
les récriminations à propos de sa lignée familiale et de leur immigration : « C’est pas la fin
d’une race, l’immigration. Au contraire, cela repart son monde. On va ailleurs, et hop! on
recommence le tout… C’est ignoble, tout cet espoir. […] Mais il y a encore pire que tout
cela. Pire, pire et repire : il y a les enfants d’immigrants. Ça, c’est le plus abject; ça, c’est
ce que je suis. » (CVA, 81)
En insérant sa mère dans son récit, « l’hostie de chienne, […] la calice d’écœurante,
la salope, la cibole » (CVA, 32) la narratrice se hasarde, peut-être malgré elle, dans un récit
de filiation. Prise au cœur d’une contradiction, elle veut se distancer le plus possible de sa
génitrice, mais n’a d’autre choix que de la convoquer afin de régler ses comptes avec elle.
Dans Ça va aller, tout se passe comme si Sapho-Didon, pour reprendre les mots de Laurent
Demanze, était « en quelque sorte à la fois déposséd[ée] d’un passé familial qui n’est pour
[elle] que ruines et deuil et posséd[ée] par ces êtres absents qui obsèdent [sa] conscience
et parasitent [sa] parole. L’hériti[ère] est alors déchir[ée] par la mélancolie, au point de se
faire tombeau de ses ascendants. »11 Pour illustrer ces propos, il suffit de se référer au
passage où, en rêve, Sofia-Médée rend visite à Sapho-Didon, qui lui fait alors son procès.
Si les sentiments de cette dernière envers sa mère demeurent toujours ambivalents, elle
avoue ici : « J’aime tant ma mère et je n’ai jamais pu résister à ses larmes. J’aime tant ma
mère que pour elle, j’annihilerais tout ce que je suis, tout ce que j’aspire à être. […] Je
11 DEMANZE, Laurent, Les possédés et les dépossédés, dans « Figures de l’héritier dans le roman
contemporain », Études françaises, Volume 45, numéro 3, résumé
112
donnerais tout pour que ma mère m’aime. Tout et même le repos éternel de mon âme, tout
et même la tranquillité de mon esprit pour le restant de mes jours, tout et même moi-
même. » (CVA, 113) Toutefois, à peine quelques lignes plus loin, elle « attrape un couteau
[…], et […] transperce le corps de [sa] mère, [elle] le lacère de coups. » (CVA, 115) Pour
Evelyne Ledoux-Beaugrand, il est clair que « sous-jacente à la haine de la mère et au désir
matricide des filles, se trouve […] une demande de reconnaissance »12, comme si ce désir
de tuer la mère de façon symbolique, ici par un geste scripturaire, représenterait la tentative
ultime de se rapprocher et d’atteindre cette mère, « […] la possibilité d’un contact dans la
distance. »13 Il s’agit donc d’un mouvement à double visée pour la narratrice, c’est-à-dire
d’une part se dissocier et se libérer de la mère et, d’autre part, identifier et légitimer
l’héritage lié à la figure maternelle.
Motif récurent du récit, la visite du spectre maternel à Sapho-Didon amène le
lecteur à comprendre qu’il n’y a aucune filiation possible entre la narratrice et sa mère,
mais qu’il n’y aura jamais de rupture nette. En effet, le jour de l’anniversaire de sa mort,
Sofia-Médée apparaît à Sapho-Didon afin de lui demander pardon et ainsi sortir de l’espace
tourmenté où elle se voit confinée. À la suite d’un long discours où elle explique à sa fille
qu’elle ne l’a jamais aimée, que sa fille porte en elle le souvenir abject de son père et qu’elle
a maintes fois souhaité sa mort, elle termine avec ces mots :
« Ta haine m’appelle sans cesse ici-bas et toujours me retient. Finissons-en de la
comédie de la filiation. Finissons-en de nous. » (CVA, 133) Ce à quoi répond Sapho-
Didon, fidèle à elle-même et à sa hargne : « Je vous hais à la mesure de l’amour que vous
ne m’avez pas donné. Je vous hais énormément, follement, grandement, et pour la haine
de vous, mère, ma mère, je ferai tout. […] Je ne connais de l’amour filial que la haine, mais
cela je le connais. Mère, ma mère, je ne vous pardonne rien et je crache joyeusement sur
votre tombe, aujourd’hui même et pour les siècles des siècles. » (CVA, 133)
En annonçant, presque sous forme de prière, qu’il n’y a aucun pardon possible et
qu’elle ravivera les démons chaque année jusqu’à sa mort, Sappho-Didon, en tant
qu’héritière contemporaine, se voit tirailler entre « la nécessité moderne d’une destitution
12 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, op. cit., p. 239 13 Ibid., p. 240
113
des figures parentales pour advenir à soi et le souhait d’une restitution des vies de
l’ascendance pour qu’elles ne sombrent pas dans l’oubli. »14 Tout en voulant évacuer
« l’hostie de chienne » de sa vie en lui reprochant « cet amour impossible qui a gâché toute
[sa] vie » (CVA, 111), Sapho-Didon ne peut faire autrement que de convoquer sa mère et
d’apprendre à vivre avec les legs troubles de cette dernière, qu’elle ne devra en aucun cas
transmettre à sa descendance.
À la suite de son matricide onirique, Sapho-Didon se voit emportée par un projet si
important que « [sa] mort n’a qu’à attendre. » (CVA, 116) Ce projet consiste à devenir,
enfin, le personnage d’Antigone tant attendu par Laflamme et ceux qui, sans cesse, lui
accolent le caractère du personnage. En endossant ce rôle, Sapho-Didon espère tomber
enceinte de cet écrivain québécois tant adulé, afin de « [faire] de [sa] petite le plus grand
écrivain québécois. [Faire] d’elle la suite de [son] histoire québécoise, de cette histoire
immobile, poussive et paralytique. » (CVA, 116) Le fait que la narratrice, qui évolue déjà
au sein d’une relation problématique avec sa mère, soit enceinte, rend davantage
ambivalente la figure de la mère dans le récit, car elle doit dorénavant adopter une nouvelle
posture, c’est-à-dire celle de « se pla[cer] à un point charnière dans la lignée, à la jonction
de filiations situées autant en aval qu’en amont d’ell[e]. À travers cette prise de parole […],
dont le discours est caractérisé par [son] statut d’héritièr[e] et [son] rôle de passeus[e] entre
les générations, se révèlent des filiations troubles, complexes, complexifiées par la mort,
par le secret, par les événements historiques, des transmissions achoppées et autres
malaises dans la filiation. »15
Chez Sapho-Didon, la filiation généalogique, de même que le désir de rupture,
s’inscrit sous le signe du deuil. D’une part, le deuil, même refusé, de sa mère, et d’autre
part, le deuil de son enfant à venir, puisqu’elle est portée par un fantasme infanticide tout
au long de sa grossesse, qu’elle qualifie de « lente agonie » : « Je rêve toutes les nuits que
j’accouche d’un morceau de corps, d’un morceau de chair. J’ai envie de fesser là-dedans.
Je prends un gros bâton pour lui donner une forme. […] Je donne des coups à cette forme
immonde. Vlan, vlan, vlan. » (CVA, 120), ou encore, « Je donnerais tout pour qu’elle aille
14 DEMANZE, Laurent, op. cit., p. 12 15 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, op. cit., p. 28
114
mieux, pour qu’il ne lui arrive rien, à la chose, même si en même temps, j’ai aussi envie de
l’extirper de mes entrailles, encore vivante. » (CVA, 124) La lecture de ce passage sur
l’expérience féminine de la grossesse démontre l’ambivalente impossibilité d’être un sujet
maternel pour Sapho-Didon.
Héritage de son père absent ou simple façon d’exprimer sa hargne envers Robert
Laflamme, il n’en reste pas moins que la narratrice procède à un effacement de la figure
du père biologique, et ce, par un processus radical lors duquel elle écrit, en inscrivant sa
fille au registre de l’état civil, « qu’elle [est] de père inconnu. » (CVA, 140) Non seulement
il y a suppression du père, mais il faut comprendre que pour Sapho-Didon, ce sont tous les
liens de filiation généalogiques qui doivent disparaître. Même elle, ce pour quoi elle veut
se donner la mort à la fin du récit. Après tout, « on n’en a rien à foutre de ses parents. C’est
une origine arbitraire. On naît de la rencontre fortuite de cellules, on naît d’un ventre chaud
et on va vers un destin inconnu qu’il faut faire sien. » (CVA, 140)
Ainsi, afin de ne pas perpétuer les erreurs et les problèmes issus de sa relation avec
sa mère, et avec la volonté de ne pas inscrire sa fille, Savannah-Lou, « l’écrivain québécois
du vingt et unième siècle » (CVA, 155) dans la lignée de son père écrivain, Sapho-Didon
veut couper tous les liens. Elle le dit elle-même : « Je […] donnerai à ma fille l’absence de
toute famille. Je dois sortir de la lignée réparatrice. M’en extirper. Ma fille est née de moi
et d’un certain Robert Laflamme, mais elle ne sera la fille de personne. […] Lou n’est
qu’avenir. » (CVA, 137) Et de fait, comme elle n’aura pas de parents, « elle aura une
origine, sans héritage. Et son origine, elle pourra la détruire, la manier au besoin. » (CVA,
149) En ce sens, l’avant-dernier chapitre du roman se trouve à être une lettre écrite par
Sapho-Didon à sa fille, quelque temps avant l’heure de sa mort planifiée, dans laquelle elle
explique les raisons de cette rupture et pourquoi, selon elle, l’avenir ne peut advenir sans
cette rupture : « Je ne te lègue rien. Il n’y aura pas d’héritage. Il n’y a que des plans, de
l’éducation et de la volonté… » (CVA, 151), mais surtout, « ton destin, tu l’écriras dans
les mots que toi-même tu auras choisis. » (CVA, 157) Pour la narratrice, il faut laisser au
passé ce qui appartient au passé, sans même tenter de reconstruire à partir des ruines de ce
dernier.
115
Néanmoins, comme l’absence totale d’héritage est impossible, et comme il est tout
aussi impossible d’hériter sans devoir s’expliquer avec quelques spectres, le fait, pour
Sapho-Didon, de refuser la filiation et l’héritage à sa fille place celle-ci dans une position
de deuil chimérique propice aux apparitions spectrales. Selon Laurent Demanze, « par un
singulier renversement, il y a dans le récit de filiation une hantise ou une revenance des
ancêtres, qui prennent possession des héritiers et continuent à vivre en eux à leur corps
défendant. Ces récits sont en effet peuplés de fantômes et de spectres qui semblent réclamer
leur dû et parasiter l’existence des héritiers. »16 Comme la narratrice de Ça va aller place
en sa progéniture ses plus grands espoirs, la voyant devenir le plus illustre des écrivains
québécois, il semble pertinent d’établir un lien avec une autre proposition de Demanze, soit
que les romans contemporains
sont autant de récits provisoires, qui intègrent la perte dans leurs failles et leurs
lacunes, dans une construction où la vocation d’adresse et l’espace de l’autre
sont ménagés, […] [et que] les héritiers renoncent bien souvent à composer un
monument de mots, sinon un monument volatil et léger. Leurs récits dressent
un autre tombeau, celui de leur corps mélancolique. Ces héritiers sont hantés
par les figures de l’ascendance qui s’insinuent au plus intime de leur être.17
À l’image de Sapho-Didon qui doit vivre avec le fantôme de sa mère – qui le désire
même, afin de perpétuer sa hargne – Savannah-Lou devra elle aussi composer avec une
hantise spectrale, celle de Sapho-Didon qui ne cesse de vouloir en finir avec sa vie et avec
les problèmes d’héritage. Toutefois, il ne faut pas interpréter le suicide de la fin du récit
comme une finalité du sujet, mais bien comme un geste de transmission, en ce sens où la
narratrice décide d’accepter sa mélancolie afin que l’avenir de sa fille n’en soit pas teinté.
S’il est impossible de connaître la suite de l’histoire pour Savannah-Lou, puisqu’elle n’est
pas écrite, il n’en demeure pas moins que le récit de Sapho-Didon se module en partie sur
une filiation généalogique déréglée et sur un héritage brisé, mais dont la rupture nette est
impossible.
16 DEMANZE, Laurent, op. cit., p. 13 17 Ibid., p. 14
116
2.2 « Enfer universitaire »
« Les écrivains : des incapables. » (CVA, 26) Voilà la position implacable de
Sappho-Didon à propos des auteurs québécois contemporains. Cela donne le ton à une
critique acrimonieuse sur le rapport du public à la lecture et à la figure de l’écrivain – et à
l’institution littéraire québécoise par le fait même. Évidemment, comme ses opinions ne
sont jamais sans équivoques, il faut savoir que la narratrice « aime la littérature américaine
ou étrangère. [Que] c’est bien mieux que celle que l’on fait ici en ce moment. On écrit mal
ici : on est si complaisants. » (CVA, 26) Et en parlant de Thomas Bernhard, qu’elle a lu
récemment, elle dit : « Quel grand écrivain! Quelle rage contre son pays! Quelle férocité
contre la médiocrité! Mais quelle lucidité! » (CVA, 27) Nommer cet écrivain autrichien en
particulier n’est pas le fruit du hasard, Bernhard étant reconnu pour ses nombreux scandales
et polémiques entourant ses textes, ainsi que pour sa propension à tourner les prix littéraires
et autres distinctions institutionnelles en dérision. Ce que Sappho-Didon reproche à la
littérature québécoise, et surtout à « Laflamme-vieille-chimère-québécoise » (CVA, 19), à
ce « Laflamme-tel-que-le-Québec-le-fantasme » (CVA, 18), c’est cet éloge de l’enfance,
le fait qu’ « il n’y en a que pour les enfants. On les retrouve partout. On les adore, les adule,
ils sont tout-puissants, merveilleux, grandioses. Ils ne sont pas touchés par la laideur du
monde. » (CVA, 37) Elle se demande même si « la littérature québécoise va grandir un
jour? » (CVA, 37) Et comme les personnages qui gravitent autour de Sappho-Didon ne
cessent de la comparer à Antigone Totenwald, elle-même comparée à la jeune protagoniste
de L’avalé des avalés de Réjean Ducharme, Bérénice Einberg, la narratrice décide qu’il est
temps d’en finir avec cette mascarade, et d’aller rencontrer un spécialiste de Laflamme afin
de savoir si elle est, oui ou non, Antigone.
Sappho-Didon veut discuter avec « un laflammien pur et dur » parce qu’elle « ne
croi[t] pas que [Laflamme] ait le dernier mot sur son œuvre » (CVA, 26). Après tout,
« depuis quand les livres appartiennent-ils à leur auteur? Depuis quand l’auteur est-il calé
en matière littéraire? » (CVA, 26) La narratrice n’a même pas encore rencontré le
professeur, un américain nommé Harold C. McQueen, qu’elle le présume être « un
imbécile », car « consacrer sa vie à Laflamme et à ce livre répugnant, cela demande une
certaine dose de connerie. » (CVA, 26) Lorsqu’il arrive enfin, Sappho-Didon est subjuguée
par son « air superbement idiot » (CVA, 35) et décide d’emblée de coucher avec lui, « dans
117
ce bureau typiquement professeur d’université américain où la seule petite coquetterie, à
première vue, est une petite photo de Laflamme, une des rares images du maître» (CVA,
56), tout en ayant une pensée pour «mademoiselle de Vinteuil crachant sur le portrait de
son père avant de faire l’amour avec son amie » (CVA, 43) La convocation d’un
personnage proustien par la narratrice à ce moment précis, de même que le regard posé sur
l’institution, font de Ça va aller, pour citer Élizabeth Nardout-Lafarge, un roman qui
« brocarde la critique universitaire », et qui « fait intervenir un nouvel élément de la
légende, la cohorte des thuriféraires, le chœur qui chante la louange du grand écrivain. »18
En se jouant des « couloirs déserts de l’université québécoise » (CVA, 45), du
« Département de littérature française (pas québécoise ou francophone, noblesse oblige) »
gardé par « deux chiennes cerbères » et où « les « professeurs […] ne foutent pas grand-
chose » (CVA, 27), Sappho-Didon tente d’effectuer une rupture avec l’institution.
Toutefois, puisque rien n’est tout blanc ou tout noir avec la narratrice, et puisque la
révolution qu’elle espère tant passera par les livres et la littérature, il y a, en filigrane de
cette rupture, certaines marques de filiation.
Lazare, seule amie de Sappho-Didon Apostasias, oracle agonisante comparée à un
« oiseau de malheur » (CVA, 20), lui annonce de but en blanc : « T’aimes pas Laflamme.
Ben, va falloir que tu révises tes positions. Mais pour le moment, bats-toi. Résiste à ton
destin. » (CVA, 23) Le conseil de Lazare pour résister au monde entier? « Plonge-toi dans
les livres. » (CVA, 23) Mais pour Sappho-Didon, la question à se poser est dans quels
livres, justement, elle qui préfère se « mettre au lit avec le journal d’Hervé Guibert,
question d’oublier les écrivains vivants et leurs écrits sans imagination. » (CVA, 71) Elle
en vient à se demander, lors de sa visite à la Délégation du Québec à Paris, s’il n’y a « qu’un
seul écrivain au Québec? » (CVA, 88), en parlant de Robert Laflamme. Dans un passage
sarcastique où elle se fait en quelque sorte porte-parole pour l’institution, elle dit : « On a
donc des grands écrivains, qui lancent des beaux grands livres à Paris. On a une grande
littérature reconnue partout dans le monde, et même à la Délégation du Québec à Paris. Y
a de quoi s’applaudir… » (CVA, 91) Sappho-Didon se donne pour mission de sauver le
Québec, ce « monde en attente d’avenir » (CVA, 105). En ce sens, Amélie Paquet écrit,
18 NARDOUT-LAFARGE, Élizabeth, Le personnage Réjean-Ducharme dans trois romans contemporains,
dans « Les avatars du biographique », Voix et Images, volume 30, numéro 2, hiver 2005, p. 58
118
dans son article « Littérature d’après l’Histoire et temps d’arrêt dans Ça va aller de
Catherine Mavrikakis », que « la narratrice en appelle à des événements violents qui
viendraient enfin rompre avec le confort des institutions et le règne complaisant de la
fierté »19 :
C’est pas la Délégation du Québec à Paris qui va sauver le Québec, bande de
caves. Ce sont ceux qui fabriqueront des manifestes pétaradants, des livres-
bombes, des films qui feront voler en éclats toute cette belle fierté-là, tout cet
establishment pourri du bon goût. Celui qui sauvera le Québec, c’est un
artificier, un faiseur de terreur. C’est peut-être un Laflamme, un Laflamme-
comme-on-ne-le-reconnaît-pas, un Laflamme-pas-encore-défiguré-par-l’idée-
de-la-grande-littérature-québécoise-exportable-à-travers-le-monde, un
Laflamme-avant-que-vous-l’ayez-neutralisé. Parce qu’au Québec, il faut
hurler. Il faut que cela ait peur pour que cela se réveille… Et j’espère qu’un
jour, bande de caves, vous aurez peur, peur de moi, Sappho-Didon
Apostasias. (CVA, 92)
C’est donc dire que la narratrice « rêve de véritables explosions culturelles,
d’écrivains et de cinéastes guerriers qui s’inscriraient férocement dans l’Histoire. »20
Sappho-Didon elle-même incarne cette posture agressive, se décrivant comme « Athéna-
la-Cuirasse, la va-t’en guerre québécoise. » (CVA, 74) Mais il ne faut pas se méprendre,
Sappho-Didon « n’a pas reviré fédéraliste » (CVA, 149). Il s’agit ici d’un « combat [qui]
s’inscrit directement au cœur de la littérature. »21 En effet, malgré ses propos souvent
pessimistes, c’est la littérature qui fait office de porte de sortie à ce temps circulaire
québécois. Toujours selon Paquet, « elle [la narratrice] la considère [la littérature] non
seulement fertile en renversements de situation, donc génératrice d’événements et
productrice d’histoire, mais comme ce qui donnerait au Québec l’envergure qu’il lui
manque. La littérature, pour la narratrice, s’inscrit directement au cœur de la vie. »22 C’est
en ce sens que la fille de Sappho-Didon, Savannah-Lou, se voit confier l’avenir littéraire
19 PAQUET, Amélie, Littérature d’après l’Histoire et temps d’arrêt dans Ça va aller de Catherine
Mavrikakis, dans « Le temps contemporain: maintenant, la littérature » sous la direction de Hamel, Jean-
François et Virginie Harvey, Cahiers Figura, volume 21, 2009, p. 139 20 Idem. 21 Ibid., p. 140 22 Idem.
119
d’un Québec en faillite et tourné vers le passé, qu’elle « lui en [fera] voir de toutes les
couleurs. » (CVA, 152)
2.3 « On est vraiment nés pour un p’tit pain »
« Le Québec a besoin de moi. Le Québec a besoin de grandeur. » (CVA, 108) Voilà
les prémisses du « plan québécois » de Sappho-Didon, qui désire sortir le Québec de sa
torpeur. Lâche et se contentant de peu, la société québécoise se complaît dans un temps qui
« stagne et piétine » (CVA, 61), et dont la « cadence […] [est celle] de la répétition. »
(CVA, 61) Tout se passe comme si, dans le roman, aucun événement ni aucun désir de
changement profond ne vient secouer les Québécois afin de les inciter à prendre en main
leur destin. C’est ce que la narratrice de Ça va aller reproche au Québec et c’est pourquoi,
« Athéna toute cuirassée » (CVA, 47) qu’elle est, elle aspire à changer les choses en
utilisant sa haine comme moteur principal.
À la suite d’une soirée à la Délégation du Québec à Paris, où elle constate la
connerie et la complaisance des Québécois présents, sa position est claire : « J’en ai marre
du Québec et de tout. J’en ai marre d’être québécoise et je m’agrippe à ma colère, à ma
mauvaise humeur. Je m’agrippe à pleines mains, en donnant des coups de poing qui
résonnent dans la matière du monde. Je m’accroche à mes humeurs, c’est le seul truc qui
me retienne dans ce monde pourri, dans ce monde québécois que j’haïs. » (CVA, 87) Si
Sappho-Didon en vient à tenir un tel discours et à souhaiter l’avènement d’événements
violents, c’est en réaction à ce temps circulaire qui rythme le Québec et sa société
hyperfestive. Tout se passe comme si, depuis le référendum de 1995, le temps s’était arrêté,
incitant par le fait même à la lâcheté :
C’est chaleureux, le Québec… Un grand peuple très chaleureux, très latin, très
émotif… Y a pas à dire, on a le sens de la fête, nous les Québécois. On a une
grande culture nationale, on a de grands écrivains à commémorer. Comme le
20 mai 1980, où tout ce beau grand peuple si chaleureux, si humain, si fier a
voté à 60 % contre l’indépendance. Comme le 31 octobre 1995, où ce pays si
extraordinaire, si reconnu dans le monde a voté encore et toujours, dans une
grande rigueur de pensée, avec cohérence et fierté, contre un destin. On a des
belles dates… (CVA, 90)
120
Philippe Muray désigne l’événementiel comme l’élément qui remplace
l’événement dans l’ère posthistorique : « L’événementiel se développe sur le tombeau des
événements. Il croît et embellit sur leur effondrement. Il est la mise en scène de leur
absence. »23 À ce sujet, Amélie Paquet écrit, pour rendre compte de l’état de la société
québécoise de Ça va aller, que « l’événementiel produit à ce titre une illusion d’événement
dans un monde au sein duquel rien ne peut réellement survenir. La fête est le simulacre
d’un événement qui à vrai dire ne se produit jamais. Elle semble unique et significative au
moment où elle se déroule, alors qu’elle est en réalité reproductible à l’envi, par n’importe
qui, n’importe quand. »24 Toujours selon Muray, il faut se ranger du côté de la littérature
pour espérer faire bouger les choses, et c’est ce que Sappho-Didon fait, en suppliant un
écrivain de venir troubler la fête à Paris : « Aquin, pourquoi ne viens-tu pas gâcher la fête,
[…] pourquoi ne nous apparais-tu pas au milieu de cette comédie […] ? » (CVA, 97) C’est
donc dire que « le roman contemporain exprime […] le désir de réintégrer l’Histoire en
échappant à la condition de l’Homo Festivus, puisqu’il autorise par sa narrativité les
renversements de situation propres à l’événement. »25 C’est ce qui est donné à voir dans
Ça va aller, alors que la narratrice tente de créer l’événement plutôt que l’événementiel et
qu’elle incite aux explosions culturelles différentes, « dans ce monde [où] il faut que tout
le monde soit pareil. » (CVA, 139)
Il y a, dans ce roman de Catherine Mavrikakis, la mise en place d’une trame de fond
qui ressemble à s’y méprendre à ce qui a déjà été observé dans les années 1970 au Québec,
soit un désenchantement romanesque. En effet, la narratrice affiche tout au long du texte
sa déception et son mépris face à la société québécoise qui est tout, sauf en ébullition.
Comme Biron, Dumont et Nardout-Lafarge l’expliquent dans leur Histoire de la littérature
québécoise, « [l]e sentiment de perte et d’impuissance est partout présent, suscitant des
réactions souvent violentes de la part de personnages frustes, toujours sur le point
d’exploser. On passe du rêve à la réalité, et à une réalité brutale et vide de sens […] [dont
l’expérience] tourne presque toujours à la déception, voire au désastre. » 26 Sappho-Didon
correspond en tout point à ce personnage type, désenchanté du monde dans lequel il vit,
23 MURAY, Philippe, Après l’Histoire I, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 93 24 PAQUET, Amélie, op. cit., p. 137 25 Ibid., p. 139 26 BIRON, Dumont, Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2010, p. 502
121
rêvant aux jours meilleurs du passé. En lien avec cette désaffection du monde ressenti par
la narratrice, Michel Biron écrit, dans son ouvrage L’absence du maître, qu’ « il s’agit
moins de tout ramener à la conscience de soi que de rendre le sujet à son indétermination
relative en posant comme prémisse narrative que la société, qui n’est ici qu’un autre mot
pour désigner la réalité, n’existe pas en tant que forme structurante. »27 C’est en ce sens
que Sappho-Didon se questionne sur « comment faire le deuil de ce qui n’a pas été? Du
Québec de nos rêves… Comment ne pas me laisser bercer par la voix éraillée, rauque d’un
futur du passé? Comment continuer chaque jour, en me disant que rien n’arrive ici, que
rien ne bouge? Comment continuer? Et comment, surtout, comment en finir? » (CVA, 49)
Le fait de parler d’un « futur du passé » n’est certes pas anodin. Pour Stéphane Inkel, cela
pourrait faire référence aux « désirs inaboutis qui laissent le présent aux prises avec un
travail indéfini de réparation. Or c’est peut-être à même ce travail que peut s’envisager
quelque chose comme un désir de transmission qui repose sur un refus de la filiation,
comme s’il fallait d’abord être quitte envers les faillites – mais tout aussi bien les désirs –
du passé avant de passer à la suite. »28 Même si elle aimerait « partager le faux espoir
québécois » (CVA, 98), Sappho-Didon refuse d’être spectatrice de cet abrutissement et de
regarder son peuple s’endormir sans le savoir, trop occupé qu’il est à s’applaudir et à se
féliciter d’être bon, « même [s’il] vient d’un coqueron » (CVA, 91), d’où sa propension à
vouloir tout détruire et tout bouleverser, engagée qu’elle est envers l’avenir.
Épuisée, désenchantée, déprimée, les mots ne manquent pas pour qualifier le
sentiment de la narratrice face à la société dans laquelle elle évolue et où elle se demande
constamment ce qu’il y a « de pire, de plus pitoyable, de plus triste qu’un peuple, québécois
ou non, qui tente de se remonter le moral en se faisant accroire qu’il est capable? […] de
pire qu’un endroit du monde qui est toujours en train de chercher de la reconnaissance pour
se mettre à exister? » (CVA, 86) Mais encore une fois, l’ambiguïté du personnage de
Sappho-Didon vient mêler les cartes et montrer qu’il ne peut y avoir de rupture sans marque
de filiation. En effet, même si elle exècre le Québec et qu’elle dit qu’ « on ne peut qu’haïr
le Québec, le détester pour sa petitesse, ses ratages, sa morosité, sa frilosité face à tout
27 BIRON, Michel, op. cit., p. 231 28 INKEL, Stéphane, Filiations rompues. Usages de la mémoire dans la littérature contemporaine, dans
« Transmission et héritages de la littérature québécoise », sous la direction de Karine Cellard et Martine-
Emmanuelle Lapointe, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 238
122
engagement, sa lâcheté, ses Robert Laflamme » (CVA, 83), et même si, accompagnée de
son ami universitaire et escorte pour hommes Maxime Le Grand, elle « passe des soirées
entières à cracher [sur son] pays » (CVA, 83), elle ne peut faire autrement que de l’aimer :
« Le Québec est pour nous, bien sûr, une histoire de haine, mais pour cette haine-là, on
donnerait pas seulement notre vie (qui ne vaut pas grand-chose anyway), pas seulement la
vie des autres, mais on donnerait l’impossible. » (CVA, 83) Son acharnement à dire du mal
de la société québécoise prouve que Sappho-Didon en est elle aussi le rejeton, malgré sa
tendance à croire qu’elle est néo-québécoise. Selon Michel Biron, la narratrice « n’exis[te]
au départ qu’à travers le discours d’opposition qu’[elle] y [a] appris. L’insubordination va
de soi, elle s’impose à [elle] [Sappho-Didon] sans même qu’[elle] la revendi[que], comme
une attitude normale, presque naturelle. [Elle dit] du mal de la société, mais quasi à regret,
parce que c’est plus fort qu’[elle]. »29 En s’accrochant aux images de ce qu’a déjà été le
Québec, et donc à ce qu’il pourrait redevenir, Sappho-Didon, plutôt que de tomber dans
l’engourdissement général qui caractérise le Québec, préfère la véhémence et affiche une
posture violente, explosive. Elle sait que le changement peut encore advenir, et elle place
son espoir en sa fille « vorace du temps à venir, affamée du Québec qui saura [la] nourrir,
qu’[elle] pourra faire grand, à [sa] mesure. » (CVA, 152) Par ce geste de transmission,
« l’écriture, liée à cette incomplétude du passé, consiste à reporter vers l’avant ‘’ce qui n’a
pas trouvé sa résolution’’ »30.
2.4 « Mon prophète de la vie maudite »
Si Sappho-Didon voue une haine incontrôlable envers Robert Laflamme, l’écrivain
tant adulé, elle considère Hubert Aquin comme le seul grand auteur québécois, vénérant le
mythe littéraire qu’il est devenu à la suite de son suicide. « Et même s’il ne promet aucun
lendemain qui chante, Aquin, c’est celui qui doit nous tracer la voie. » (CVA, 16) Elle
avance dans le roman en clamant haut et fort qu’il est l’exemple à suivre pour aller de
l’avant, qu’elle « ne vénère que la mémoire d’Hubert le Magnifique » (CVA, 16) et même,
qu’elle ne « ser[a] Aquin ou rien. » (CVA, 95) Dès les premières pages de Ça va aller, la
29 BIRON, Michel, op cit., p. 257 30 INKEL, Stéphane, op. cit., p. 239
123
narratrice parle de la « passion-ravage » qu’elle éprouve pour cet auteur, adulation qui date
d’aussi loin qu’elle se souvienne, de ses « 16 ans québécois, quand tout était encore
possible, quand l’avenir était le sien, le mien. » (CVA, 48) Celle qui a fait de Prochain
épisode sa bible personnelle, dont elle pourrait réciter les pages telle une prière à Dieu,
affirme qu’elle a pris « le deuil de la vie » (CVA, 48) le jour de la mort d’Hubert Aquin et
que depuis cette date, « [elle] sui[t] pas à pas sa pensée; [elle] [est] le spectre de sa vie.
[Elle se] coule dans la folie de ses mots : [elle] pense à son suicide. » (CVA, 48) Et c’est
ce qui est entre autres donné à voir dans ce roman, soit le désir d’en finir de Sappho-Didon
Apostasias.
Auteur tout autant radical que paradoxal, Hubert Aquin est d’avis que les écrivains,
tout comme les révolutionnaires, doivent mettre en péril les fondements de la société, et
ce, en s’engageant politiquement dans l’écriture. Plus connu du grand public pour son
suicide, le 15 mars 1977, que pour ses romans, il laisse derrière lui une œuvre davantage
analysée par la critique universitaire que lue. En affirmant d’entrée de jeu sa posture
mélancolique liée à Aquin, Sappho-Didon se présente comme « un sujet hanté, dont le
corps mais aussi la voix laissent deviner la présence des disparus et des oubliés. »31 C’est
par cette hantise spectrale, qui fait aussi office de moteur pour la fiction, que se concrétise
l’héritage d’Hubert Aquin chez Sappho-Didon. En fait, c’est à même l’histoire de la
narratrice que la mémoire intertextuelle se trouve inscrite, c’est-à-dire dans l’écriture elle-
même, dans la littérature et l’engagement de l’écrivain.
Le roman met en scène une narratrice représentant le personnage de l’écrivain
comme figure révolutionnaire totalement libre d’inventer l’histoire au fil de son
développement. Ça va aller, c’est Catherine Mavrikakis qui écrit l’histoire de Sappho-
Didon, elle-même écrivant son histoire tout en voulant se détacher de celle dans laquelle
elle est inscrite sans son consentement, soit dans celle de Robert Laflamme, qui s’intitule
aussi Ça va aller. L’héritage trouve aussi écho dans le suicide projeté de Sappho-Didon,
qui rêve au jour où elle pourra dire que « tout est fini. Comme Hubert le Magnifique »
(CVA, 95) :
31 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, op cit., p. 108
124
J’ai toujours, toujours souhaité faire de L’Invention de la mort ou encore de
Prochain épisode la substance même de mes jours. J’ai toujours rêvé d’un
suicide digne de René Lallemant, d’un suicide comme seul Aquin pouvait en
être l’auteur, aux ides de mars, dans les jardins d’une école. J’ai toujours rêvé
d’un suicide splendide et inutile, d’un suicide qui n’aurait l’air de rien, d’un
suicide travesti en accident ou encore d’un suicide qui ne perpétuerait que le
vide. J’ai toujours rêvé d’une balle dans la tête, de ma cervelle répandue sur un
parterre de fleurs, ou encore d’un volant en plein sternum du côté de
Beauharnois, d’une voiture qui se noie et du temps qui s’efface au fil des
courants glacés. (CVA, 95)
Il faut noter que ce n’est pas le suicide d’Hubert Aquin que Sappho-Didon souhaite
imiter, mais bien celui du narrateur de L’Invention de la mort, en se jetant d’un pont dans
une rivière à bord de sa voiture. Elle veut répéter cette mort, naturellement « imparfaite et
ratée » (CVA, 162), qui peut passer pour une embardée accidentelle à cause de la neige.
« Tout est fini. Tout est déjà écrit. » (CVA, 161) C’est ce que dit Sappho-Didon, assise
dans sa « totote », en route pour se donner la mort. Si cela n’est pas sans rappeler l’incipit
aquinien, cela doit ici être considéré comme un commencement plutôt qu’une fin, étant
donné que ce que la narratrice espère léguer par son suicide, c’est un avenir pour sa fille,
un nouveau départ. En effet, « si son suicide représente bel et bien un refus de la
transmission, étant par lui-même une sorte de legs paradoxal imputable à l’héritage
aquinien, […] il accède pourtant à un statut éthique dans la mesure où ce que Sappho-
Didon refuse de transmettre à sa fille, c’est avant tout le dispositif de l’histoire québécoise
[…] et la mélancolie qui lui est rattachée. »32 C’est pourquoi la narratrice, dans la lettre à
sa fille, écrit qu’elle doit « en finir avec [elle]. En finir avec ce Québec raté qu’[elle] porte
en [elle], avec cette vie minable » (CVA, 155) et qu’elle ne doit pas « lui transmettre [sa]
mélancolie et les tristesses de l’histoire. » (CVA, 155) Sappho-Didon doit « laisser [sa]
fille seule devant la nouveauté de l’avenir, devant l’impensable des jours à venir. » (CVA,
155)
L’héritage aquinien pose toutefois quelques questionnements. En effet, pour
Martine-Emmanuelle Lapointe, « la postérité littéraire d’Hubert Aquin s’avère à la fois
problématique et paradoxale. Problématique, car elle se fonde dans la négativité et suppose
32 INKEL, Stéphane, op cit., p. 238
125
que la transmission des héritages soit rompue, annulée. Paradoxale, car l’obsession de la
fin et de la mort constitue justement le legs, l’ultime témoignage laissant des traces dans
les œuvres d’autrui. »33 En ce sens, il y a non seulement le suicide de la narratrice qui
permet de voir Aquin en filigrane, mais la naissance de Savannah-Lou qui porte elle aussi
les traces de cet auteur. Si le narrateur de Prochain épisode voulait « descen[dre] au fond
des choses » pendant que « Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman »34, Sappho-
Didon écrit, à propos de son accouchement par césarienne, qu’ « on [lui] découpe le ventre
pour aller au fond des choses, là où la vie gît. » (CVA, 128) La vie, l’avenir, c’est
Savannah-Lou. Sans surprise, la narratrice met en garde sa fille contre les dangers d’une
telle filiation, lui suggérant de s’en détacher et de ne pas s’inscrire dans une lignée où l’on
se doit de connaître le suicide. Sappho-Didon est d’avis qu’Aquin, en se tirant une balle
dans la tête, « est parti en emportant tout futur » (CVA, 98), mettant par le fait même un
terme à toutes les filiations à venir. Ce suicide a pour conséquence qu’il est dorénavant
impossible d’être la fille d’Hubert Aquin et que, n’ayant d’autres choix que d’être une
bâtarde de l’écrivain, Sappho-Didon est « condamnée à devoir [s]’écrire dans un autre
texte, dans une autre histoire, une histoire où [elle] ne [se] reconn[ait] pas » (CVA, 97), à
devoir se sortir de cette lignée mélancolique. Après tout, « c’est cela le Québec, des tas de
lignées complètement tragiques, des filiations cauchemardesques, mais tout en faisant
toujours semblant que ça va bien, que ça va aller. » (CVA, 142) Dans cet ordre d’idées, la
suite logique pour elle est de s’inscrire dans l’histoire de Robert Laflamme, de perpétuer
une lignée incestueuse en procréant avec lui.
Si la narratrice ne voit aucun inconvénient à être une bâtarde, affirmant même
qu’elle préfère cela aux chiens de race, c’est encore une fois la lâcheté et la mollesse des
Québécois qui exaspèrent Sappho-Didon. Ses concitoyens ne veulent pas d’Hubert Aquin
comme père, n’y voient qu’une lubie d’universitaires : « Aquin, c’est le père avec lequel
on a vraiment peu en commun. Le père qu’on déshonore et sans aucune honte, le père que
le simple fait de naître dans un Québec aussi mou, dans la débilité générale, trahit. Aquin,
c’est le père qu’on assassine. Sans le moindre regret. » (CVA, 147) Comme si tout le
33 INKEL, Stéphane, op. cit., p. 238 34 AQUIN, Hubert, Prochain épisode, édition critique établie par Jacques Allard avec la collaboration de
Claude Sabourin et Guy Allain, Montréal, BQ, 1995, p. 5
126
monde n’avait que faire de son œuvre et de son héritage, à l’exception bien sûr de Sappho-
Didon qui, comme l’explique Laurent Demanze, semble « hant[ée] par cette obscure figure
paternelle au point de reconduire ses vices, ses échecs […]. Le récit semble alors obéir à
une progressive coïncidence de l’héritier et du père absent, mais que le recours à d’autres
héritages obliques ou littéraires allège pourtant. »35 C’est ce qui est donné à voir dans Ça
va aller, alors que la narratrice est habitée par le spectre d’Hubert Aquin et par le désir d’en
finir avec la mélancolie en transposant au réel le suicide d’un personnage aquinien, tout en
se laissant tranquillement envahir par Robert Laflamme, avatar de Réjean Ducharme, et
son personnage d’Antigone Totenwald.
Le fait d’évoluer dans un temps présent hanté par le passé peut être considéré
comme une forme de dyschronie, dans le sens où l’entend Evelyne Ledoux-Beaugrand,
soit « […] une temporalité disjointe, un présent qui porte la responsabilité et la présence
du passé et du futur […] [et qui] permet d’envisager une politique mélancolique de la
mémoire et de la filiation. »36 Se décrivant elle-même comme un sujet mélancolique,
Sappho-Didon pose les assises d’une politique de la remémoration, faisant par le fait même
de Ça va aller un livre tombeau à la mémoire du père déshonoré, livre qui participe d’un
double mouvement : « Tendu d’une part vers un certain oubli par un geste de vidage des
souvenirs paternels, il cherche d’autre part à « rendre l’oubli impossible » »37. C’est
précisément là que la complexité et le paradoxe de l’héritage d’Hubert Aquin chez Sappho-
Didon se déploient, en ce sens où le personnage de la narratrice, de même que l’écriture en
elle-même, propose tout à la fois l’oubli et le souvenir, comme si la filiation se créait à
partir d’un désir de rupture, de différence, la forçant à se demander ce qui vient avec le
souvenir de ce qui n’a pas été.
2.5 « Le grand absent de nos médias »
« Tout m’épuise. Je suis épuisée. » (CVA, 10) Ce segment que dit Antigone
Totenwald, associée à Sappho-Didon Apostasias, dans Allez va, alléluia pourrait tout aussi
35 DEMANZE, Laurent, op. cit., p. 21 36 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, op. cit., p. 102 37 Ibid., p. 160
127
bien sortir de la bouche de Bérénice Einberg dans L’avalée des avalés de Réjean
Ducharme. « Chienne de vie » (CVA, 19), que ressasse sans cesse Sappho-Didon, en écho
aux « vacherie de vacherie » de Bérénice. En fait, Ça va aller se présente comme un
pastiche virulent et savamment tissé de Ducharme et de son œuvre. Il ne s’agit pas ici de
rédiger, en filigrane de l’histoire principale, une biographie de l’écrivain, mais bien
d’incorporer dans le roman une rencontre fictive entre la narratrice, Sappho-Didon, et
l’homme derrière les plus grands classiques québécois. Mavrikakis pose toutefois un
appareil narratif qui incite à la distance avec l’écrivain invisible qu’est Ducharme et qui
sème le doute. Si, dès les premières pages, il est possible de voir Ducharme dans le
personnage de Robert Laflamme, Mavrikakis autorise la pluralité et l’indéfini en parlant
de « Laflamme et [de] ses semblables, […] ces avatars de Réjean Ducharme » (CVA, 16),
et plus loin, « c’est envoûtant les textes de Laflamme, presque autant que ceux de Réjean
Ducharme. » (CVA, 61) Néanmoins, la lecture du roman ne peut faire autrement que
d’étaler la vérité au grand jour : Laflamme est Ducharme, tout comme Sappho-Didon est
Bérénice Einberg, qu’elle le veuille ou non. Outre les personnages, l’écriture même de
Mavrikakis porte les traces du geste d’écriture de Ducharme, d’où l’idée d’une filiation,
par les nombreuses marques de pastiche, malgré un désir de rupture, par la posture
agressive de la narratrice.
Le jeu de miroir mis en place par Mavrikakis est lié à la définition même du
pastiche, qui veut imiter la lettre tout en voulant lui devoir le moins possible, en opposition
à la parodie dont la fonction est de détourner la lettre d’un texte, de le travestir, et donc de
le respecter au plus près. C’est donc dire que l’essence même du texte imitatif est
l’imitation d’un style et que son état idéal est d’être un état d’imitation perceptible comme
telle38, d’où l’ingéniosité d’avoir différencié, dès les premières pages de l’œuvre,
Laflamme de Ducharme.
Si les références aux œuvres et aux personnages ne semblent pas suffisantes, la
polysémie de certains mots utilisés par Mavrikakis, tels « les mots de Laflamme nous
charment […] » (CVA, 61), ne fait aucun doute sur l’identité de l’homme qui a inspiré le
38 GENETTE, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1992, 573 p.
128
personnage de Laflamme. La rencontre entre Sappho-Didon et le célèbre « Laflamme-tel-
que-nous-l’avons-créé-collectivement » (CVA, 19) arrive dès le premier chapitre de
l’œuvre et joue sur le contraste entre l’écrivain mythique et l’homme banal, faisant par le
fait même référence au Ducharme réel, celui qui écrivait dans la préface du Nez qui voque :
« Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme. » Sappho-Didon se rend chez
Robert Laflamme, décidée à le poursuivre pour atteinte à sa vie privée, afin que ce dernier
lui signe « une lettre officielle, certifiant [qu’elle n’a] rien à voir de près ou de loin avec
son Antigone Machin Chouette » (CVA, 16), mettant ainsi un terme à toute paternité fictive
entre elle et l’auteur. La scène de la rencontre se passe sans surprise sous le signe de la
violence et de l’agressivité, comme si, malgré l’inconnu, il y avait néanmoins une certaine
familiarité entre les deux personnages :
J’arrive devant chez lui et je le reconnais immédiatement. Voici Robert-
Laflamme-tel-qu’on-se-l’imagine. Le grand, grand écrivain québécois. Il est en
train de pelleter son entrée de garage. J’ai déjà vu une vague photo de lui et il
a passablement vieilli, mais je n’en ai rien à faire des méfaits de l’âge sur le
génie. Je sors de ma voiture et vais lui sonner les cloches, moi, au plus grand
écrivain québécois qui ne publie même pas ici. (CVA, 17)
Ce désir de rupture initial prend rapidement un autre tournant alors que, malgré
elle, Sappho-Didon se retrouve à lire – à dévorer – les romans de Laflamme toutes les fins
de semaine, se faisant même porter malade au travail afin de continuer sa lecture. Celle qui
refusait tout lien avec l’écrivain au début du roman se voit, dans les derniers chapitres,
enceinte de lui, transformant la paternité fictive en une union biologique bien réelle :
« C’est bel et bien la fille de Robert-Laflamme-tel-qu’il-nous-éblouit-au-sommet-de-sa-
gloire. Ma fille, c’est sa fille à lui. Qu’il le veuille ou non, qu’il l’accepte ou pas. » (CVA,
122) La narratrice affirme que Laflamme lui a volé sa vie, et c’est pourquoi son personnage
évolue jusqu’à créer un renversement de situation à son avantage : « Tu m’as volé ma vie,
mon-Laflamme-de-mes-amours; je te vole l’écriture, je te vole ta chair. » (CVA, 118) Non
seulement Sappho-Didon lui vole sa fille, elle s’approprie également l’une des principales
caractéristiques de Laflamme/Ducharme, la langue, et ce, en utilisant les mêmes méthodes
d’appropriation. « Quand j’ai besoin de quelque chose, je prends, comme un escogriffe. Je
129
ne demande jamais »39, annonce Bérénice dans L’avalée des avalés. À l’image de cette
jeune protagoniste, Sappho-Didon amalgame de façon ténue hommage et apostasie, déjà
annoncée dans son nom : « Tes mots, Laflamme, je les emprunte, je te les répète sans cesse
au creux de l’oreille, et j’espère que tu sais que c’est ainsi que je te rends hommage, que
c’est aujourd’hui ma seule façon de te rendre hommage, mais je les détourne aussi et très
souvent je leur fais faire des cabrioles. Je dois détourner tes histoires. Je dois tout
m’approprier. Tu ne me reconnaîtras plus. » (CVA, 117)
L’héritage romanesque et culturel de Ducharme, c’est la liberté avec la langue, un
rapport de démocratisation de la littérature, en ce sens où les classiques côtoient les livres
de bas étage et les mauvais films, une esthétique où il se donne le droit de tout faire avec
une langue « extrêmement perméable à l’inquiétude linguistique du Québec »40 et où il
propose une réinvention permanente de celle-ci. Dans Histoire de la littérature québécoise,
il est dit, à propos de l’esthétique ducharmienne : « Incongruités et drôleries involontaires
nées de la traduction, des prononciations, du côtoiement des langues officielles et de toutes
les autres, Ducharme ramasse toutes ces « perles » comme les déchets qu’il assemble; il
les exhibe et les retravaille pour en extirper des significations inattendues. »41 Non
seulement il y a la langue, il y a aussi chez Ducharme, comme Michel Biron l’indique dans
L’absence de maître, l’idée de situer ses romans « au cœur de la modernité, mais d’une
modernité lancée à l’assaut de ses propres valeurs »42, de même que l’expression écrite de
« raisons de ne pas se reconnaître dans cette modernité-là [qui] de[viennent] plus
nombreuses et s’expri[ment] de manière beaucoup moins timide. »43 L’héritage en lien
avec le langage se traduit non seulement dans les propos véhiculés par la narratrice, mais
par une esthétique de la grossièreté utilisée par Mavrikakis. En effet, Sappho-Didon
critique l’obsession d’un français normatif au Québec et la sécheresse de la langue,
affirmant qu’ « on veut un français pur, un français nettoyé des anglicismes, un français
pas du tout contaminé, une langue passée à l’eau de javel. […] On veut une langue morte.
Ben, on va l’avoir… Il faut voir ce qui s’écrit au Québec… » (CVA, 80), tout en soulignant
39 DUCHARME, Réjean, L’avalée des avalés, Montréal, Du Bélier, coll. « Aries », 1967, p. 19 40 BIRON, Dumont, Nardout-Lafarge, op. cit., p. 454 41 Idem. 42 BIRON, Michel, op. cit., p. 197 43 Ibid., p. 193
130
qu’ « il n’y a que Laflamme qui sache encore la maltraiter, la langue, […] [même] si ce
n’est pas [son] genre d’en dire du bien de celui-là. » (CVA, 80) En ce sens, la langue même
de Ça va aller est vive, impétueuse et brusque. Amélie Paquet écrit à ce sujet que « la
rudesse de l’écriture permet de se libérer de l’enfermement de l’époque et prétend offrir
les moyens du renversement, [et que] l’écriture […] ne se tient pas dans une zone grise,
mais plutôt dans les extrêmes : c’est le temps de l’hyperbole, de la tragédie, des grands
drames. »44 À ce propos, il suffit de constater la manière dont parle Sappho-Didon
lorsqu’elle s’adresse à Robert Laflamme, comme lorsqu’ils se croisent au cabinet d’Éva,
la psychanalyste :
C’est cela qu’il me répond, ce gros-sac-à-vin-de-Laflamme. Il a les mêmes
petits yeux mesquins et fuyants que je lui ai vus, lors de notre première
rencontre. Des yeux de salaud, des yeux de mauvais écrivain.
— Va te faire enculer à sec, sale scribouillard de mes fesses et ne compte pas
sur mes appels, sauf ceux que je te ferai au milieu de la nuit pour te faire
peur et pour te réveiller en sursaut en te promettant de venir te trancher la
gorge. » (CVA, 57)
L’utilisation d’un langage ordurier et de la répétition crée du mouvement dans le
roman, c’est-à-dire de l’action, ce que revendique la narratrice depuis le début. De plus, à
l’image du personnage d’Antigone Totenwald, en voyant le monde soit noir, soit blanc,
Sappho-Didon entre dans une logique binaire et cette logique, « propre aux romans à thèse
ou engagés, est nécessaire pour soulever les passions, pour produire du mouvement dans
un monde d’après l’Histoire. La haine entraîne la colère et donne de l’espoir : ‘’ La haine
me donne une raison d’exister encore un peu. La vie est un combat contre la mort qu’elle
m’a donnée en héritage. Ma vie a été une lutte contre son désir d’assister à mon
enterrement.‘’ »45 (CVA, 126) Cet espoir, elle désire le léguer à sa fille, lui transmettant
par le fait même l’héritage de son père, soit le désir d’une langue mouvante : « J’ai envie
qu’elle réfléchisse à ce qui n’est pas encore, qu’elle invente ce qui viendra, qu’elle
complote contre le banal et qu’elle réintroduise la faute d’orthographe, la faute de goût et
44 PAQUET, Amélie, op. cit., p. 142 45 Ibid., p. 143
131
le mauvais accent. […] Elle va apprendre à la triturer, sa langue, à la frotter au corps de
l’autre. Elle va célébrer la folie du langage. » (CVA, 148)
Le questionnement du lien au père est aussi présent avec Laflamme/Ducharme qu’il
l’était avec Aquin. Si ce dernier refuse la filiation et ne fait que produire des bâtards,
Laflamme « c’est le bon père québécois, un tantinet égoïste, absent, merveilleusement
absent, mais qui réussit et qui doit s’absenter pour son travail » (CVA, 141), celui qui « ne
veut pas de nous pour progéniture » (CVA, 142), qui « n’a que faire de sa descendance. Il
en a écrit l’histoire à l’avance. Une histoire qui tourne en rond. No future. » (CVA, 143)
Pour Élizabeth Nardout-Lafarge, « à un tel refus, la réponse ne peut être que le vol, le
pillage, le détournement. Succéder à Ducharme, c’est faire comme lui, se servir sans
autorisation, surtout sans la sienne, entrer dans la spirale du plagiat du plagiaire comme
Sappho-Didon finit par s’y résoudre: ‘’ C’est ta langue, Laflamme, que je triture, et même
si j’aurais préféré être l’amante d’Aquin, mon destin québécois veut que nous continuions
la lutte avec toi. ‘’ (CVA, 117) »46 En tant qu’héritière de ce père-écrivain absent, Sappho-
Didon est en mesure de se demander comment écrire après Ducharme? Elle dit : « Il a semé
son style un peu partout. Laflamme est en nous, qu’il le veuille ou non, et on le perpétue à
travers nos œuvres, nos grandeurs et nos médiocrités. » (CVA, 143) L’esthétique
ducharmienne teinte l’écriture et les œuvres de nombreux écrivains contemporains, d’où
l’importance d’effectuer un travail de tri afin de décider quoi garder et quoi évacuer de
l’héritage de Ducharme. Dans Ça va aller, Sappho-Didon ne cesse de souligner l’absence
et la défection de Laflamme dans son rôle de père, tout en n’hésitant pas à le pasticher en
tant qu’écrivain.
Modèle au sens pictural du terme, Ducharme et son œuvre transcendent le texte de
Mavrikakis, qui « s’applique […] à faire jouer les aspects plus retors de la figure,
soulignant la dérobade, la facilité, la complaisance qu’elle traite sur le mode de la
caricature, afin que ce détrônement de l’idole rende à l’écrivain sa vérité »47 :
Je me surprends aujourd’hui à avoir une profonde affection pour Laflamme. Je
pense même parfois que ce n’est pas trop un mauvais écrivain, et tout le mal
46 NARDOUT-LAFARGE, Élizabeth, op. cit., p. 65 47 Idem.
132
que j’en dis et que je redirai sans aucun remords, c’est aussi pour que son image
ne devienne pas celle d’une vieille momie québécoise, d’une vieille mamie
surpuissante et gâteuse. Laflamme, vous nous le gâchez, et moi j’ai décidé de
le gâcher un peu plus, mais pas comme vous, pour que vous puissiez voir ce
que vous lui faites, ce que vous nous faites, ce que vous vous faites. (CVA,
143)
Le fait de parler au vous et au nous met en lumière et aide à faire le point sur le fait
que Réjean Ducharme, par l’entremise de son double fictif Robert Laflamme, est le père
littéraire des Québécois, et que tous sont concernés par son héritage et le travail engendré
par la transmission. Considéré comme l’allégorie d’une relation littéraire avec l’œuvre
ducharmienne, Ça va aller se veut une entreprise romanesque radicale, « en ce qu’elle se
situe d’emblée dans le mouvement même de l’œuvre de Ducharme, l’incorporant et s’y
incorporant, et proposant, à même la fiction, une véritable lecture de l’œuvre; plus que les
autres, le roman thématise la question de l’héritage littéraire, réclamé, refusé, qu’on ne peut
recevoir qu’en le trahissant. »48 C’est donc dire que Mavrikakis, « réinvestit la question du
sujet, mais pour montrer comment l’individu se construit dans le détour de l’autre, en
assimilant à l’intérieur de soi la communauté des ascendants, […] [qu’elle] assum[e] un
héritage fragilisé par les secousses, voire les ressacs, d’une modernité dont [elle] accueille
et réévalue à la fois le désir de rupture. »49 En ce sens, les mouvements oscillatoires de
récupération et d’évacuation propres à sa posture d’héritière ne sont pas perçus comme une
soumission aux ascendants, mais bien comme une manière d’ébranler les structures
existantes. Autrement dit, il ne faut pas repartir à zéro, mais bien penser la production d’une
œuvre en procédant avec les ruines de l’héritage. Ce travail n’est pas sans ambivalence,
alors qu’il y a progression d’une narratrice qui effectue un véritable travail de démolition
de la figure paternelle et référentielle, et ce, jusqu’à outrepasser le pastiche, pour finalement
atteindre une sorte de complicité avec l’auteur.
48 Ibid., p. 66 49 LAPOINTE, Demanze, op. cit., p. 7
133
Conclusion
L’œuvre de Mavrikakis représente une quête de sens et met en scène un parcours
identitaire. Elle pose la question de l’héritage, cherchant à distinguer ce qu’il faut conserver
de ce qu’il faut, au contraire, évacuer. La posture d’héritière mélancolique de l’auteure et
de sa narratrice peut être associée à un deuil irrésolu qui permettrait de préserver les liens
avec les disparus, mais qui offrirait aussi la possibilité de faire advenir de nouvelles formes
littéraires et identitaires. Ainsi pouvons-nous constater qu’il y a, chez Catherine
Mavrikakis, un amalgame complexe de filiations et de ruptures, non seulement avec le
monde littéraire, mais aussi sur les plans généalogique, sociologique, institutionnel, narratif
et stylistique. Dans Ça va aller, il s’agit d’ajouter de nouvelles traditions et d’ouvrir la
porte à de nouveaux répertoires plutôt que de faire table rase, « d’exclure ceci au profit de
cela [puisque] l’écrivain contemporain, naturellement inclusif, veut ceci et cela […]. »50 Si
le récit contemporain interroge les modalités de la transmission et de l’héritage, c’est, selon
Lapointe et Demanze, « pour renouer les temps et relier le passé au présent, transformant
l’intervalle temporel en un parcours de sens […]. »51
Il me semble tout aussi pertinent qu’intéressant de s’attarder à la fin de Ça va aller,
qui n’est pas sans rappeler les thèses du philosophe Walter Benjamin, ce dernier écrivant
dans Le conteur que « [le] « sens de la vie », voilà bien, en effet, ce qui est au centre de
tout vrai roman. »52 Mais si, pour Benjamin, seule la mort du personnage peut révéler au
lecteur ce sens de la vie, il écrit aussi que le roman, « invite le lecteur à réfléchir au sens de
la vie. »53 Dans cette optique, il est intéressant de noter que le dernier chapitre de l’œuvre
de Mavrikakis, qui relate la tentative de suicide de Sappho-Didon, celle qui « pense que la
vie, c’est d’aller chercher du sens là où il n’y en a peut-être aucun, [que] la vie, c’est
d’inventer des liens, de tricoter, de coudre la trame tout effilochée du recommencer, du tout
commencer, [que] la vie, c’est aussi de savoir en finir » (CVA, 155), mais qui, justement,
ne réussit pas à en finir et est plutôt sauvée in extremis du fleuve dans lequel elle s’est
50 BIRON, Dumont, Nardout-Lafarge, op. cit., p. 532 51 LAPOINTE, Demanze, op. cit., p. 7 52 BENJAMIN, Walter, Œuvres III, traduction par Maurice De Gandillac, revue par Pierre Rusch, Paris,
Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 137 53 Ibid., p. 138
134
jetée : « Vous l’avez échappé belle, madame. On vous a vue partir dans le fleuve… Ça va,
madame, ça va? — Ça va aller. » (CVA, 162) Mais puisque Sappho-Didon n’est pas morte
et puisqu’au bas de la dernière page n’est pas écrit le mot « fin », le lecteur se voit renvoyer
aux questions essentielles : par où commencer? quel chemin emprunter? est-ce que ça va
aller, et où est-ce que ça va aller?
« Qui sait? »
135
Bibliographie
Corpus :
MAVRIKAKIS, Catherine, Ça va aller, Montréal, BQ, 2013, 161 p.
Pour la réflexion critique :
AQUIN, Hubert, Prochain épisode, édition critique établie par Jacques Allard avec la
collaboration de Claude Sabourin et Guy Allain, Montréal, BQ, 1995, 287 p.
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