Indice de bonheur moyen

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ROMAN l’aube DAVID MACHADO Indice de bonheur moyen traduit du portugais par Vincent Gorse

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R O M A N

l’aube

DAVID MACHADOIndice de bonheur moyen

traduit du portugaispar Vincent Gorse

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La collection Regards croisés est dirigée par Marion Hennebert

Ce livre est édité par Manon Viard

Publié avec le concours de la Direction Générale du Livre, des Archives et des Bibliothèques

Titre original : Índice Médio de Felicidade

© 2013, David Machado e Publições Dom Quixote

© Éditions de l’Aube, 2017 pour la traduction françaisewww.editionsdelaube.com

ISBN 978-2-8159-1509-0

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David Machado

Indice de bonheur moyenroman traduit du portugais

par Vincent Gorse

éditions de l’aube

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À Maria et à Martim,qui représentent le futur.

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« For the ones who had a notionA notion deep inside

That it ain’t no sin to be glad you’re aliveI wanna find one face that ain’t looking through me

I wanna find one placeI wanna spit in the face of these badlands. »

Bruce Springsteen

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8. Suisse.

La première chose à dire, Almodôvar, c’est que tu n’étais pas là.Les choses sont vite devenues très difficiles.

À  moins qu’elles l’aient toujours été finalement  ; à  moins que le monde ait toujours été compliqué. Tout n’a certes pas commencé quand tu as été arrêté, mais d’une certaine façon, c’est à partir de là que tout s’est accéléré. Ton absence nous a fait souffrir, et le fait que tu ne veuilles plus voir personne a eu des conséquences : aucun de nous n’était préparé à devoir se débrouiller sans toi. Tu nous as abandonnés et nous ne savions plus très bien comment nous mou-voir dans cet immense vide que tu as laissé. Sans toi, nous n’avons pu qu’essayer de faire de notre mieux et je ne sais pas encore si nous avons échoué. Je ne sais que ceci : ce n’est pas toi qui en décideras. Même s’il ne fait aucun doute qu’à un moment donné de cette

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histoire, la persistance de ton silence a totalement conditionné la suite.

Je  t’imagine là où tu es. Un endroit qui n’est pas le tien, dans lequel tu as dû apprendre à t’adapter en comprenant ses lois qui sont uniquement écrites dans les yeux des hommes autour de toi. Est-ce que ç’a été difficile  ? T’es-tu vite senti étouffer entre tes quatre murs ? As-tu eu peur d’affronter les regards tendus de tes nouveaux compagnons ? Ici, dehors, tout le monde le croit. La première semaine, Clara m’appelait tous les soirs après le dîner en pleurant comme une veuve inconsolable, respirant avec difficulté en me disant  : « Le pauvre ! » comme si elle parlait d’un petit garçon innocent, soupirant : « Mon amour », me demandant : « Et s’ils lui font du mal ? » Ton fils, qui est déjà plus grand que moi, rentrait du lycée et s’enfermait dans sa chambre pour jouer du violon, les partitions éparpillées par terre, montant le plus haut possible dans les aigus à faire mal aux oreilles de tous les voisins. Et Xavier passait son temps à étudier le code pénal sur internet, à la recherche d’une clause quelconque pour te tirer de là en répétant : « Il ne va pas supporter, Daniel  ! Almodôvar n’a pas été fait pour croupir derrière les barreaux ! » Tes amis réunis autour de tables de café, de restaurant, ou chez l’un ou chez l’autre dans la cuisine, à trinquer avec un enthousiasme un peu forcé à ta santé pour tenter de conjurer le pressentiment

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que quelque chose de mal pourrait t’arriver. Personne ne comprenait rien. Qu’est-ce qui avait pu te passer par la tête ? Un gars aussi honnête que toi, souriant, toujours correct avec tout le monde, aux mots toujours si justes. Bon père, bon mari, bon copain. Rien ne permettait d’expliquer ton geste. Et je passais mon temps à te défendre devant tout le monde en disant : «  Il  a dû avoir ses raisons. On  le connaît bien et il n’est pas devenu un autre homme parce qu’il est en prison.  » À  ce moment-là, je n’étais pas encore en colère contre toi.

Mais maintenant je t’imagine là-bas, dans ta cellule. J’imagine la tête que tu dois faire, tes gestes limités. Les pensées qui doivent remplir tes heures. Et je ne crois pas que tu sois aussi terrifié qu’on l’a tous d’abord pensé. Pas plus que je ne crois qu’ils te font du mal. Je pense que tu es bien dans ce lieu. Tu as trouvé un refuge, un endroit pour attendre bien caché que passe cette période sombre de notre his-toire, pour attendre bien au chaud la fin de l’hiver. Tu es en hibernation, c’est ça : ta fréquence cardiaque réduite au minimum, trois repas par jour, le confort d’un toit et d’une paillasse, des murs pour te pro téger, une vie simplifiée à l’extrême, presque annihilée, une existence quasi végétative. Ici, il peut geler, les soucis peuvent nous submerger  ; mais là où tu es, les paupières closes, les oreilles bouchées, la tête sous

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la couverture, tu as le corps et l’esprit bien au chaud. Tu n’es qu’un sale lâche, Almodôvar  ! Quand donc ta vie s’est-elle compliquée plus que la nôtre au point de te donner le droit de nous faire ça ? Beaucoup de gens comptaient sur toi, plusieurs personnes dépen-daient encore de toi, et, d’une certaine manière, tu en étais responsable. C’était un trop grand poids sur tes épaules ? Sur ton cœur ?

Je t’aurais compris. Si tu avais accepté de me rece-voir lorsque je suis allé te rendre visite, si tu avais répondu à mes appels, nous aurions parlé, tu m’aurais tout expliqué et j’aurais compris. Je ne serais pas obligé de te décrire maintenant ce que nous vivons ici, dehors – ton fils, Clara, Xavier, Marta, les enfants et moi – l’angoisse de ceux que tu aimes et qui t’aiment, ce pays tombé à genoux, le monde en train de se désagréger ; je ne t’aurais rien raconté avant que tu sois prêt à tout entendre de vive voix, tout savoir et tout sentir. J’aurais attendu pour te dire que trois mois après ton arresta-tion, je me suis retrouvé au chômage ; qu’un mois et demi plus tard, Marta, également sans emploi depuis presque six mois, est partie avec les enfants à Viana do Castelo pour travailler dans le café de ses parents et que je suis resté à Lisbonne parce que je croyais encore retrouver assez vite du travail. Même si les choses se compliquaient de plus en plus, je continuais à y croire. Pouvoir te voir, te parler directement en face, aurait

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été tellement mieux  ; ça m’aurait peut-être aidé, ça m’aurait sûrement aidé, et j’aurais attendu aussi long-temps que nécessaire.

Tu n’es qu’un sale enfoiré de lâche, Almodôvar !Mais tu ne me laisses pas le choix et je n’ai pas

trouvé d’autre façon que celle-ci de communiquer avec toi. D’ailleurs, quand tu le souhaiteras, je te laisserai la possibilité de réagir et de me répondre ; de manière que ça ressemble – ou presque – à une de nos longues conversations d’autrefois.

Écoute bien ce que j’ai à te dire, c’est important !Le matin où Xavier est sorti de chez lui : on pour-

rait commencer par là. Ce matin-là a été crucial, car ensuite tout s’est enchaîné comme dans un tourbillon incontrôlable.

Le mois précédent, j’avais trouvé un job de vendeur d’aspirateurs. Ne ris pas, c’est la vérité ! Un plan foireux bien sûr, je m’en doutais dès le début, mais à l’époque, je n’avais déjà plus le choix. Trouver du boulot était devenu presque impossible. Depuis six mois, j’avais postulé à vingt-six offres d’emploi et passé cinq ou six entretiens d’embauche. Résultat : zéro pointé, pas une seule proposition concrète. Mes allocations chômage allaient se terminer trois ou quatre mois plus tard et ensuite plus rien, plus aucune perspective sinon l’abîme d’un grand trou noir. À  37 ans, j’avais l’impression

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que ma vie touchait déjà à sa fin. J’avais peur. Cette situation me terrifiait. J’ai trouvé une offre d’emploi de vendeur sur internet, j’ai rempli un formulaire en ligne, et le lendemain, j’ai reçu un e-mail me disant que j’avais été sélectionné. Sans entretien, sans même un coup de téléphone, sans avoir à fournir la moindre preuve de ma qualification, rien : ils devaient prendre n’importe qui, la première personne qui se présentait. Ils nous ont convoqués à une session de formation, et c’est là qu’ils nous ont expliqué que c’était pour vendre des aspirateurs. Imagine un peu ma tête à cette annonce  : sur le coup, j’ai failli éclater de rire. Mais j’ai réussi à me retenir ; au point où j’en étais, j’aurais même vendu des tapis, des barbes à papa ou des ter-rains sur Mars s’il avait fallu.

Xavier est sorti de chez lui ?

Attends un peu, Almodôvar. Ne me coupe pas trop tôt dans mon récit. Ce n’est pas encore à ton tour d’intervenir. Et en outre, on parlera des choses dans l’ordre que je déciderai.

Le système de vente d’aspirateurs, machiavélique comme tu vas voir, était le suivant : la société qui les distribuait – W.R.U., je n’ai jamais su ce que ces initiales voulaient dire – louait les appareils à ses «  collabo-rateurs  » (c’est-à-dire mes camarades sélectionnés et

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moi) par périodes d’une semaine pour que nous puis-sions faire des démonstrations. C’était à nous de trouver des clients potentiels et d’organiser par nos propres moyens des expositions-ventes et ces démonstrations, W.R.U. étant disposé à nous offrir « ponctuellement » un « soutien logistique », même si je n’ai jamais réussi à savoir ce que cela signifiait concrètement. Ils ne pos-sédaient apparemment pas de bureau mais seulement un entrepôt où étaient stockés les aspirateurs, et toute autre question était uniquement traitée par téléphone. Il n’y avait pas de contrat – ce qui me permettrait, au début, de continuer à recevoir mes allocations chô-mage –, et j’étais censé gagner une commission variant entre 7 et 11 % selon le modèle pour chaque aspirateur vendu – après déduction, évidemment, de la location hebdomadaire. En d’autres termes, je devais payer pour travailler : j’ai accepté immédiatement.

J’ai parcouru la ville dans tous les sens pour essayer de vendre mes aspirateurs. Marchés, foires, emplace-ments à louer dans les galeries marchandes des centres commerciaux, comités d’entreprise. Je connaissais par cœur mon discours de vendeur et je connaissais bien tous les modèles du catalogue, transportant toujours cinq ou six appareils dans le coffre et sur la banquette arrière de ma voiture. Je faisais aussi du porte à porte, mais il n’était pas facile de convaincre les gens de me recevoir chez eux ou les comités d’entreprise d’organiser

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une réunion dans leurs locaux ; je passais parfois plu-sieurs jours d’affilée sans vendre un seul appareil. De temps en temps, quelqu’un m’ouvrait sa porte avec un grand sourire, me laisser aspirer toute sa maison du sol au plafond, sans oublier les tapis et les canapés. Et finalement, la personne m’expliquait que l’appareil était trop bruyant ou trop gros, ou trop ceci ou trop cela, et qu’après réflexion, elle n’était pas intéressée. La vérité, c’est que peu de gens avaient encore les moyens de s’acheter un appareil neuf : la situation ne s’était pas compliquée que pour toi et moi, la crise et le chômage ne cessaient de s’accentuer depuis deux ans et au bout d’un moment, presque tout le monde a fini par être touché. J’ai épluché mon carnet d’adresses, contacté les anciennes amies ou même simples connaissances de ma mère, mes ex-collègues de l’agence de voyages, des anciennes copines de lycée que je n’avais pas revues depuis plus de quinze ans. Tous mes copains et anciens copains aussi, ou presque. Marta m’a aidé. Même de loin, installée désormais à Viana, à plus de trois cents kilomètres de Lisbonne, elle a passé pas mal de coups de téléphone, demandant à ses amies de me recevoir.

Un jour, Clara m’a appelé  ; elle avait appris que j’avais besoin d’aide et m’a gentiment proposé d’orga-niser une expo-vente chez vous en échange d’une commission de 10  % sur ce que je gagnerais. J’ai accepté. Ç’a été une bonne après-midi  ; j’ai vendu

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deux appareils. À la fin, Clara m’a parlé de toi pendant quelques minutes, du vide terrible que tu avais laissé à la maison. Vasco la préoccupait, surtout le fait qu’il ne réagisse pas, qu’il ne parle jamais de toi, comme si pour lui ton absence ne changeait rien, comme s’il n’avait pas réalisé où tu étais désormais. Elle m’a demandé d’aller lui parler, et je l’ai fait. C’était une bonne idée : parler à quelqu’un lui ferait sûrement du bien. Vasco était dans sa chambre en train de griffon-ner des paroles au-dessus d’une portée de notes sur du papier à musique… je ne sais plus quoi exactement à propos de la mort d’un chien. On a parlé pendant dix minutes et j’avais l’impression de t’entendre quand on avait 15 ans. Presque exactement la même voix, avec les mêmes longues pauses entre les phrases. On a sur-tout parlé de musique et il m’a dit qu’il aimait le rock des années soixante-dix – The Who, Led Zeppelin, les Rolling Stones, Jethro Tull. Il m’a souri plusieurs fois et il m’a donné l’impression d’aller bien, d’être en paix. J’ai eu peur de lui faire perdre ce sourire en abor-dant des sujets plus délicats, alors je ne lui ai pas posé de questions sur le lycée, ses copains, ses copines. Et même si j’ai peut-être eu tort, si j’ai sûrement eu tort, je ne lui ai pas non plus parlé de toi et de ton absence.

Une chose très importante  : je croyais encore à la possibilité de tout raccommoder, de ramasser les pans de ma vie qui était partis en vrac pour les recoller et

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même, pourquoi pas, mieux les ajuster, les fixer plus solidement. Et je n’étais pas en colère. À ce moment-là, je n’étais pas encore en colère. Tout ce que j’avais à faire était de continuer à suivre le chemin que je m’étais tracé en restant attentif aux choses essentielles, bien calculer chaque pas sans m’arrêter pour regarder en arrière. Je croyais que si je faisais tout comme il fallait, aucune nouvelle embûche sérieuse ne se mettrait plus en travers de ma route.

Mais comme je te disais, cet enfoiré de Xavier, enfermé chez lui depuis douze ans à passer ses jour-nées devant son ordinateur ou à méditer sur la tris-tesse fondamentale dans laquelle, il en est persuadé, baignent nos vies, a décidé de sortir le jour même où je devais faire une expo-vente d’aspirateurs dans un hôtel à Cascais. J’avais eu un mal de chien à l’organi-ser et avec un peu de chance, je pouvais vendre une dizaine d’appareils en une seule séance, gagner un peu d’argent, me relancer.

Xavier est sorti de chez lui ?

Oui, et le premier qui l’a vu a été Tuga, peu après 6 heures, dans le centre-ville. Dans le message qu’il m’a envoyé, il m’a dit qu’il n’en était pas absolument sûr, ça lui paraissait tellement irréel, mais que le gars qu’il avait aperçu ressemblait beaucoup à Xavier, en

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tongs et survêtement bleu marine, avec ses éternels cheveux gris-blanc. Après Tuga, cinq autres per-sonnes qui nous connaissent l’ont vu passer et elles m’ont toutes envoyé des messages. Comme si c’était un gamin de 5 ans qui se baladait tout seul dans la rue et que j’étais son père. Ou que j’étais toi. J’avais aussi un appel en absence de Xavier à 5 heures 42 auquel je n’avais pas répondu parce que la nuit, je coupe le son de mon téléphone pour ne pas être réveillé.

J’ai aussitôt rappelé Xavier, bien sûr. J’ai laissé son-ner pendant assez longtemps mais il n’a pas répondu. Alors, j’ai chargé ma voiture à bloc avec sept aspi-rateurs dernier cri, des nouveaux modèles capables de t’aspirer jusqu’aux pensées, aussi chers que s’ils avaient été développés par la NASA, et je suis parti à sa recherche. Je n’avais rendez-vous qu’à 9 heures à l’hôtel dont je t’ai parlé, à Cascais, pour ma présenta-tion ; j’avais donc une bonne heure devant moi et j’ai fait je ne sais plus combien de fois le tour du quartier, je suis passé dans toutes les rues où je pensais qu’il pouvait se trouver, je suis retourné à tous les endroits où il avait l’habitude d’aller avant de se transformer en ermite à deux balles, j’ai passé des coups de fil pour demander à tel ou tel si… Non, attends. Je te raconte des histoires. Ce n’est pas vrai : ce n’est pas tout à fait comme ça que ça s’est passé et je te raconte les choses comme si je ne voulais pas te décevoir, comme si ton

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opinion comptait toujours pour moi. J’ai sauté dans ma voiture remplie d’aspirateurs, ça c’est vrai, mais je n’ai pas commencé par le chercher partout en ville. J’ai d’abord pris la direction de Cascais pour aller à mon rendez-vous et à la sortie de Lisbonne, je me souviens avoir pensé : S’il a voulu se suicider, il a déjà eu largement le temps de le faire.

C’est la vérité, Almodôvar, et je ne vois pas pour-quoi je devrais m’expliquer ou me défendre de quoi que ce soit ; il ne s’agit pas ici de me juger. Très sin-cèrement, ce matin-là, lorsque j’ai appris que Xavier était sorti de chez lui, la seule chose que j’avais en tête était que je devais absolument vendre ces aspirateurs. Même si je savais que les chances qu’il se jette du haut d’un pont étaient grandes. Même si je savais que d’une certaine façon, tu comptais sur moi pour garder un œil sur lui en ton absence. Mais je ne suis pas comme toi, on le sait tous depuis longtemps. Et en outre, je ne suis plus son meilleur ami comme tu l’es encore. Pour dire la vérité, je ne sais même pas si je suis toujours son ami. Autrefois, il y a longtemps, oui, nous étions amis. Mais ça fait combien d’années que Xavier s’est enfermé dans une sorte de bulle noire, lugubre, de laquelle il ne sort plus ? Ça fait combien de temps qu’il patauge dans une angoisse permanente, presque surnaturelle, ne voyant et ne commentant plus que le côté sombre des choses ? Et je me souviens encore de lui à 16 ou

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17 ans, un ado au milieu d’autres ados du même âge, et de penser en le regardant : Il n’y a pas d’explication, les lois de la vie telle que nous la connaissons ne justifient pas l’existence d’un garçon comme lui. La dépression de Xavier est venue de nulle part, Almodôvar. Comme s’il l’avait inventée. Je ne te l’ai jamais dit mais je pense qu’il a inventé ce personnage – celui du garçon triste aux cheveux gris, avec le regard vague et une cigarette allumée entre ses doigts un peu tremblants, les dessins si morbides dans ses cahiers, l’air éternellement déses-péré, comme toujours au bord de suicide. Je pense qu’il a commencé à manquer cruellement de confiance en lui à cet âge-là, à douter de son identité ; alors il s’est inventé ce personnage sombre aux cheveux gris et il a fini par l’aimer. Ou il s’y est seulement habitués ; il n’a pas su réagir pour se débarrasser de cette carapace bien pratique au début et il s’est perdu en cours de route. Enfin, peu importe  ; mais ce qui est sûr, c’est que Xavier est devenu ce zombie, Almodôvar, capable de rester des jours d’affilée couché dans son lit à regarder dans le vide, les yeux tournés vers le plafond. Aussi maigre que s’il faisait la grève de la faim. Les bras, le dos et la poitrine couverts de dessins d’insectes, de signes ésotériques, de lettres, de chiffres  ; certains, les premiers, qu’il s’est d’ailleurs tatoués lui-même. Et les comprimés qu’il ingurgite ? Son obsession des statistiques  ? Les formules et les équations tracées

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sur les murs de sa chambre ? Les clients qu’il reçoit à toute heure du jour ou de la nuit pour leur tatouer des araignées – je n’ai jamais compris pourquoi seulement des araignées – en échange d’une misère qui lui permet à peine de survivre ? Le tout sans aucune perspective d’avenir.

C’est surtout cette absence totale de projection dans l’avenir qui m’a toujours fait peur quand je pense à lui. Comment peut-il ne jamais penser au futur  ? Comment demain, le mois prochain ou dans dix ans peuvent-ils ne pas peser dans son esprit ? Comment une personne peut-elle se réveiller tous les matins sans aucune espérance et sans aucune crainte de ce qui va se passer ? Je me sentais incapable de parler à une personne comme ça. En y réfléchissant, je crois que ça s’est passé de la façon suivante : le malheur de Xavier ne t’a jamais révolté, ta capacité à supporter son discours cynique et son indifférence absolue à notre égard quand il se murait dans le silence étaient presque effrayants et tu es resté son ami ; et moi, je suis resté avec vous parce que je n’étais pas prêt à renoncer à ce que nous avions été. Vous lâcher pour me faire de nouveaux amis était hors de question : ce n’est pas mon genre, et tu le sais bien.

Tu voulais l’aider ; je me souviens bien. Tu disais : « Xavier est un artiste et les artistes sont comme ça : ils portent en eux une grande souffrance et l’ombre de

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la mort. » On a parlé tant de fois du caractère inévi-table du suicide de Xavier qu’au bout d’un moment, j’ai commencé à y penser comme si c’était du passé, comme si ç’avait déjà eu lieu il y a plusieurs années et non pas comme quelque chose qui pouvait encore arriver. Mais toi, tu n’as jamais abdiqué, tu voulais encore le sauver – tu as toujours voulu le sauver – et personne ne pouvait parler de malheurs devant lui ; tu disais qu’on n’avait pas le droit de le laisser tout seul, tu voulais toujours être là pour l’empêcher de commettre l’irréparable. Comme s’il n’était déjà plus capable de décider de sa propre vie. Comme si son destin n’était déjà plus entre ses mains, mais dans les tiennes.

Mais maintenant tout a changé : de là où tu es, tu ne peux plus sauver personne.

C’est vrai. Mais toi tu peux.

Tu te trompes. Je ne suis pas là pour te remplacer. En outre, contrairement à toi, je ne me suis jamais senti responsable de la survie de Xavier.

Et s’il se tire une balle dans la tête ?

Almodôvar, la bonne question est plutôt : « Quand va-t-il se tirer une balle dans la tête ? »

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Et quand il se tirera une balle dans la tête ?

Xavier est une part importante de nous-mêmes. Le jour où il se tirera une balle dans la tête, il créera un vide que nous ne saurons jamais combler. Je  sais de quoi je parle. C’est ce que la mort fait ressentir à ceux qui restent vivants. D’un autre côté, ce sera aussi un intense soulagement, presque une paix. Mais tout ceci n’est même pas le plus important. Ce qui est fonda-mental, c’est que le jour où il se tirera une balle dans la tête, aucun d’entre nous ne sera là pour l’en empêcher.

Il est sorti de chez lui pour la première fois depuis douze ans et tu es allé vendre des aspirateurs à Cascais ! Putain, je crois rêver ! Tu n’es qu’un monstre d’égoïsme, Daniel !

Celle-là, c’est la meilleure  ! Mais attends, tu n’as pas encore entendu la suite  : le monstre d’égoïsme dans cette histoire, c’est plutôt toi, espèce de salaud !

Tu n’as pas le courage de regarder la tristesse de Xavier en face ; elle te dérange, te met mal à l’aise. Tu préfères le laisser s’éloigner tout seul dans un coin sombre pour mettre fin à ses jours. Alors enfin tu pourras te reposer, tu sentiras un immense soulagement, tu te sentiras en paix ou presque, comme tu dis. Va te faire foutre ! Te rends-tu compte que si tout le monde pensait comme ça, cette planète serait un désert ?

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Xavier, comme tout le monde, mérite qu’on res-pecte sa volonté.

C’est sa vie qui mérite notre respect. Et cela exige un effort que tu refuses de faire.

C’est toi qui parles de faire un effort alors que ça fait un an et demi que tu refuses de nous voir ? D’ailleurs, j’ai fait un effort, si tu veux savoir. Je ne suis pas allé vendre mes aspirateurs.

Tu n’étais pas en route pour aller à Cascais ?

Si. J’étais déjà sur l’autoroute. J’ai fait huit kilo-mètres et j’ai pris la première sortie pour faire demi-tour et revenir à Lisbonne.

Pourquoi ?

Parce qu’environ deux mois plus tôt, j’étais passé chez lui. Il m’avait demandé d’aller le voir et la conver-sation que nous avons eue s’est mal terminée.

Quand je suis arrivé, il était sur son lit, couché sur le dos. Il avait la nuque appuyée sur un oreiller et ses doigts pianotaient sur le clavier d’un ordinateur portable posé sur son ventre. Il était 16 heures, mais sa chambre ressemblait à une caverne  irrespirable  :

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les  volets fermés, une lampe allumée par terre avec l’abat-jour recouvert d’un T-shirt noir, les murs presque invisibles dans la pénombre et un nuage de fumée de cigarette qu’on devinait flotter près du pla-fond. Et malgré la chaleur, il était à moitié glissé sous sa couette. Il y avait de la musique à un volume très bas, une musique étrange, peut-être le chant d’une baleine en train de pleurer, ce genre de sons liquides enregistrés sous l’eau, tu sais ? Il a senti que j’entrais, mais il n’a pas bougé ; il n’a même pas levé les yeux vers moi. Je lui ai dit bonjour et sans me répondre, il a juste levé une main, une cigarette entre les doigts. J’ai ouvert la fenêtre pour aérer, laissant les volets à peine entrouverts, je me suis assis sur le bord du lit et j’ai attendu. Je ne sais pas si tu t’en es déjà aperçu, mais dans la chambre de Xavier le temps ralentit, tout se passe plus lentement, comme si nos corps devenaient plus denses, plus lourds, comme si rien, aucun geste, aucune phrase, aucun silence, ne devait vraiment finir. Au bout d’un moment qui m’a paru interminable, peut-être trois ou quatre minutes, il m’a dit :

« On s’y est pris comme des manches.— Quoi ? De quoi parles-tu ?— Notre site internet. Il ne marche pas. »Incroyable mais vrai ! Xavier s’inquiétait pour notre

site. Tu n’étais déjà plus là depuis plus de six mois et Xavier était toujours préoccupé par ce putain de site

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internet ! Et tout ça parce que tu lui avais monté la tête. Pendant des mois, tu n’avais eu que ça à la bouche : une idée infaillible, une affaire en or qu’on pourrait revendre un ou deux ans plus tard avec 10 000 % de profit, une manne qui nous permettrait de solder rapidement nos crédits à la banque, de payer de meilleures études à nos enfants, de mener une vie plus aisée… Enfin, la totale, quoi ; et en plus, tout ça en faisant une bonne action : en permettant aux gens de s’entraider. Tu nous le répé-tais si souvent que je me suis mis à y croire, moi aussi. Ça paraissait une grande idée, et sincèrement, ça me paraît toujours être une très bonne idée. Mais la vérité, c’est que toi et moi, on y a mis du blé ; de l’argent qui me fait aujourd’hui cruellement défaut ; des économies qui t’auraient peut-être empêché de faire ce que tu as fait  ; des thunes qu’on ne reverra jamais. Et les nuits entières que Xavier a passées sur son ordi pour créer le site, tu te souviens ? Des semaines sans dormir, et quand finalement tout a été prêt, rien, silence radio, rien ne s’est passé. Les mois se sont écoulés et toujours rien. Il avait raison : ce putain de site ne marchait pas. Sauf que si ça faisait longtemps que j’en avais fait mon deuil, que je n’y pensais même plus, Xavier s’en inquié-tait toujours, presque un an plus tard.

Je n’avais pas envie d’en reparler ; pour moi, ça ne servait plus à rien, mais j’ai fait l’effort de l’écouter et je lui ai demandé :

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«  Et qu’est-ce que tu veux y faire  ? Tu sais bien qu’on ne peut plus y mettre un centime. »

Il a fermé l’écran de son ordi, son visage s’est couvert d’ombres et il m’a dit :

« Il y a des gens qui visitent le site. Le problème est qu’aucune de ces personnes ne demande de l’aide. »

Pour résumer, le problème était le suivant  : nous avons créé un réseau social à travers lequel des per-sonnes qui ont besoin d’aide et d’autres qui sont prêtes à les aider peuvent entrer en contact  ; au cours des onze premiers mois de fonctionnement du site, vingt-six personnes se sont inscrites ; sur ces vingt-six personnes, seize n’ont jamais laissé aucun message, cinq envoient régulièrement des messages en expliquant qu’ils ont besoin d’aide pour se frotter la queue, se torcher le cul, se couper les ongles, etc., quatre utilisent le site pour rester en contact entre elles sans jamais avoir déposé la moindre demande d’aide, et une seule annonce de temps en temps qu’elle est disponible pour aider quiconque en aurait besoin, par-tout, à tout moment, et qu’elle dispose d’un fourgon de neuf places.

Pour moi, la seule question un tant soit peu intéres-sante – et encore, par simple curiosité sociologique – eût été de chercher à savoir qui étaient ces étranges visiteurs, et j’allais le lui dire ; mais Xavier s’est soudain redressé sur son lit, avant de se lever. Il était si maigre

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et ses pas étaient si chancelants que j’avais l’impres-sion que le moindre courant d’air aurait pu l’emporter comme une feuille morte, mais il a tenu bon et après avoir allumé une cigarette, il a tendu le doigt vers la fenêtre en me demandant :

«  Là-bas, dehors, les gens sont encore comme avant ?

— Les gens sont toujours des gens ; deux bras, deux jambes, comme toi et moi, lui ai-je répondu.

— Et il y a encore des personnes qui ont besoin d’aide ?

— Tout le monde a besoin d’aide.— Alors, pourquoi n’en demandent-ils pas ?— Je ne sais pas. Ils ne doivent pas connaître le site.

Le problème, c’est qu’il y a aujourd’hui des milliers de sites internet ; c’est très difficile de se faire connaître. »

Il a fait deux petits pas et s’est assis à côté de moi sur le bord du lit. Son visage est apparu dans la frange de lumière diaphane de l’abat-jour, les yeux mouillés de larmes prêtes à s’écouler sur ses joues à tout moment ; et pourtant, quand il a parlé, sa voix était ferme comme s’il parvenait à contenir la tempête intérieure qui le tourmentait.

«  J’ai peur de ce qui pourrait arriver si quelqu’un demandait de l’aide. »

Contrairement à ce qu’il venait de dire, il ne parais-sait pas avoir peur et je lui ai répondu :

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« Au moins, on aura toujours un fourgon de neuf places à disposition. »

Il a agité la main qui tenait la cigarette et la fumée s’est propagée dans toutes les directions pour dispa-raître dans l’obscurité. Mon observation ne l’a pas fait sourire et il enchaîné :

« Il faut qu’on laisse un message pour demander de l’aide. »

Tu me connais, Almodôvar, tu sais que la patience n’est pas mon fort avec Xavier : en temps normal, à ce moment-là, je me serais levé pour partir. Mais je suis resté. Je suis resté parce que depuis que tu as disparu, Xavier s’est retrouvé tout seul et que toi, à ma place, tu ne serais pas parti. J’ai respiré profondément et je l’ai écouté m’exposer son idée.

Il  voulait créer un compte utilisateur sur le site avec un faux nom, puis laisser un message avec une demande d’aide, quelque chose de très simple – peindre une porte, poser un joint d’isolation sur une fenêtre, amener son chien chez le vétérinaire, par exemple –, juste pour s’assurer que quelqu’un répondrait.

Je lui ai demandé :« Et si quelqu’un propose son aide ?— Tu réponds à la personne en lui disant que tu

acceptes.— Moi ?

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— Oui. On demandera un geste réaliste. Tu dois bien avoir besoin d’aide pour un truc !

— Non, pas spécialement.— Tu viens de dire que tout le monde a besoin

d’aide.— Personne ne croira que j’ai besoin d’aide.— Si tu dis la vérité, pourquoi pas ?— Pourquoi ne demandes-tu pas de l’aide toi-même ?— Je ne peux pas sortir de chez moi.— Tu peux demander qu’on vienne t’aider ici,

chez toi. Tu dis que tu ne peux pas sortir et que tu as besoin que quelqu’un aille faire les courses pour toi au supermarché, par exemple.

— Ma mère me rapporte des courses du supermarché.— Tu peux demander un autre service, alors. Un

poulet rôti, le journal, une perruque, une perruche sur son perchoir, n’importe quoi ! »

Il  s’est tu un long moment, remuant les lèvres comme s’il était en train de faire un calcul compliqué dans sa tête, puis il a dit :

«  Si quelqu’un vient m’aider, tu veux bien être présent ?

— Arrête de délirer, Xavier ! Tout ceci est absurde.— Non, pas du tout.— Oublie ce putain de site. Laisse tomber : crois-

moi, ça vaut pas la peine de se prendre la tête avec tout ça.

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— D’accord, une seule fois et puis j’oublie. On le fait juste une fois pour savoir si quelqu’un répond. Et ensuite je laisse tomber. »

J’ai réfléchi pendant quelques secondes. C’était une idée tordue, comme la plupart du temps avec lui, et je ne voulais pas le suivre sur ce terrain. Tu te rends compte qu’on a passé les deux tiers de notre vie à satisfaire les désirs les plus absurdes de ce zombie uniquement parce qu’on a toujours eu la trouille de ce qui pourrait arriver si on refusait ? La vérité, c’est que Xavier est déjà bien assez grand pour s’entendre dire « non » de temps en temps, et j’avoue que j’en mourais d’envie, mais je lui ai répondu :

« D’accord. Je serai là si quelqu’un vient t’aider. »C’était une promesse importante que je devrais

tenir, et il a poussé un soupir de soulagement comme si je venais de lui sauver la vie.

Je me suis levé, la tête aussi lourde que si on l’avait lestée de plomb. Ça m’arrive à chaque fois que je passe le voir : j’entre chez lui plein d’une bonne volonté un peu naïve, me disant que ça va être formidable de le revoir, qu’on va parler pendant des heures comme autrefois, quand on avait 15 ans, 20 ans ; et puis, au bout de quelques minutes, je sens cette putain de tris-tesse qui plane dans l’air de sa chambre, mélangée à la fumée de cigarette et aux ombres qui semblent glisser sur les murs et je n’ai qu’une envie : me casser le plus

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vite possible. Avec le temps, Xavier a appris à déceler ces impulsions, comme si de l’intérieur de sa caverne, il avait le pouvoir de voir au-delà de ce qui est visible, et il m’a dit :

« Tu peux ouvrir les volets ou allumer la lumière. »Sans lui répondre, j’ai ouvert les volets et je me suis

avancé vers son bureau. Il était couvert de cinq ou six piles de papiers bien rangés  : des équations écrites à la main, des fonctions définies par intégrales, des graphiques dont une courbe de Gauss, des figures géométriques, des brouillons de calculs ; rien de bien nouveau apparemment. Mais devant les piles de papiers, il y avait une feuille de format A4 avec un grand tableau à trois colonnes remplies de chiffres. Jusque-là rien de surprenant puisqu’il allait jusqu’à scotcher des tables de hauteurs et de coefficients de marées sur les murs de sa chambre, mais c’est le titre du tableau qui a attiré mon attention : « Indice de bonheur. »

« Qu’est-ce que c’est ?— Rien, juste des statistiques. »J’ai ramassé la feuille et je l’ai retournée. Le tableau

continuait au verso. En y regardant de plus près, j’ai vu que c’était une liste de pays, cent quarante-neuf exactement, ordonnés par indice de bonheur moyen. Le premier de la liste était le Costa Rica, le dernier le Togo. Les lignes 127, 128, 129 et 130 du tableau

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– «  Bulgarie, Burkina Faso, Congo et Côte d’Ivoire  », respectivement – étaient surlignées avec un marqueur vert fluo.

Je lui ai demandé :« C’est quoi, cet indice de bonheur ? »Xavier s’est laissé tomber en arrière et il est resté

couché sur le dos sur sa couette, la main qui tenait la cigarette allumée pendue au bord du lit. Il a fermé les yeux et m’a répondu :

« C’est une enquête statistique qui n’est que moyen-nement intéressante car elle manque d’objectivité et gomme les disparités individuelles. Elle ne fait que comparer entre elles de grandes populations, mais c’est quand même la meilleure que nous avons sur le sujet. En fait, elle se base uniquement sur les réponses à un questionnaire qui ne comporte qu’une seule question : “Sur une échelle de 0 à 10, à combien vous estimez-vous satisfait de votre vie dans son ensemble ?” »

Il a longuement tiré sur sa cigarette puis a lentement fait ressortir la fumée par ses narines avant d’ajouter :

« Je soupçonne la plupart des gens de répondre de manière un peu trop légère à ce genre de question-naires. Notamment parce que la plupart des gens ne comprennent rien au bonheur. »

Tu arrives à y croire, Almodôvar ? Cet enfoiré de Xavier, le gars le plus malheureux que je connaisse sur

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la terre, ce somnambule à l’âme si sombre et aux idées si noires, soudain transformé en gourou du bonheur ? Tu sais comment je suis  : quand il m’a sorti cette énormité, j’aurais pu le laminer en lui lançant trois ou quatre phrases lapidaires à la figure, mais à la place, je me suis moi-même surpris à lui demander :

« Et pourquoi as-tu surligné la Bulgarie, le Burkina Faso, le Congo et la Côte d’Ivoire ?

— Parce que dans ces pays, l’indice de bonheur moyen est le même que ma réponse au questionnaire.

— Tu as répondu au questionnaire ?— Bien sûr. »Il  était toujours couché sur le dos, immobile, sa

cigarette allumée, verticale, coincée entre les lèvres. Il a ouvert les yeux un instant puis les a immédiatement refermés et je lui ai posé la seule question qui m’est venue à l’esprit :

« Pourquoi ?— Parce que tu me connais : j’aime les chiffres, les

calculs, les statistiques ; j’aime tout quantifier dans la vie et dans le monde.

— Tu n’as pas peur de ce que pourrait signifier ce chiffre ?

— Non, j’aurais plutôt peur de ne pas le connaître.— …— …— Et alors ?

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— Et alors quoi ?— Bon, admettons que ton degré de satisfaction

de la vie soit de 4, 4 sur 10. Qu’est-ce que ça signifie, qu’est-ce que ça implique, finalement ?

— Pour être plus exact, ma réponse est 4,43672. Et, entre autres choses, ça signifie que je devrais peut-être déménager en Bulgarie, au Burkina Faso, au Congo ou en Côte d’Ivoire.

— Pourquoi ? »Xavier a roulé sur le lit, s’est étiré et a écrasé sa

cigarette dans une soucoupe pleine de mégots posée sur sa table de nuit.

« J’ai une théorie là-dessus, m’a-t-il répondu.— Vas-y, raconte. Explique-moi. »Et c’était sincère, Almodôvar. Ça faisait très long-

temps que ça ne m’était plus arrivé mais tout à coup, à ce moment-là, j’étais vraiment intéressé par ce que Xavier avait à dire.

« Un homme déménage dans un pays où l’indice de bonheur moyen correspond au sien, a-t-il com-mencé. Il se retrouve donc entouré par des personnes qui ont, du moins en moyenne, un niveau de bonheur très comparable au sien. À mon avis, il a de bonnes chances de s’intégrer assez rapidement dans cette nou-velle communauté, de s’y sentir plus épanoui que là où il vivait auparavant. En d’autres termes, il va se sentir plus heureux. Son indice de bonheur ayant augmenté,

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il devient plus élevé que celui de la population qui l’entoure et il atteint le niveau de celui d’un autre pays mieux placé dans le tableau comparatif. Notre homme ressent alors le besoin de s’installer dans un nouveau pays, où l’indice de bonheur est plus proche du sien. Il  s’insère rapidement dans cette nouvelle commu-nauté, continue de s’épanouir, se sent un homme de plus en plus accompli, ce qui a pour effet d’augmenter encore son indice de bonheur. Au bout d’un certain temps, se prenant au jeu, il est incité à déménager une nouvelle fois dans un pays mieux placé dans le tableau, et ainsi de suite jusqu’à ce que finalement, au terme de son périple, l’homme s’installe dans un des pays au sommet du tableau et devienne aussi heureux qu’il est humainement possible de l’être sur cette planète. »

Lorsqu’il a eu terminé, je l’ai d’abord regardé en silence, me demandant une nouvelle fois où il pouvait bien aller chercher ce genre d’histoires à moitié tordues et s’il y croyait sérieusement lui-même.

« Tu y crois vraiment ? ai-je fini par lui demander.— Ce n’est qu’une théorie. Et je suis conscient que

les choses ne sont pas aussi simples.— Alors tu ne vas pas t’installer au Burkina Faso ?— Probablement pas.— Tu ne veux pas monter dans la liste ?— Bien sûr que si. N’est-ce pas ce que tout le

monde souhaite ? Sauf que pour cela, il me faudrait

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sortir de chez moi. Et cela entraînerait une baisse immédiate dans mon indice de bonheur. »

Il a fait une pause en me regardant, puis il a ajouté :« 4,4 est déjà très faible. Si cette valeur tombait plus

bas, ça pourrait devenir dangereux. »Il a dit ça avec une pointe de sarcasme, même si ses

mots ont sonné comme l’énoncé d’un axiome universel. J’ai enchaîné :

« Je veux répondre au questionnaire.— Sérieux  ? s’est-il étonné avant d’allumer une

autre cigarette.— C’est quoi la question déjà ?— Sur une échelle de 0 à 10, à combien vous

estimez-vous satisfait de votre vie dans son ensemble. »Puis il a ajouté :«  Prends tout le temps que tu voudras pour

répondre, Daniel. C’est compliqué, tu vas voir. »J’ai essayé de penser à tout : à Marta et aux enfants,

au chômage, à mon compte en banque qui se rétrécis-sait jour après jour comme une peau de chagrin, à mon plan de vie, à mes amis, à tous les bons moments que j’avais eu la chance de passer avec vous, à mon visage reflété dans le miroir le matin même. Enfin, j’ai tout mis sur la balance et je lui ai dit :

« Huit. »Il m’a regardé, surpris :« Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?

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— Huit. Ma réponse est 8.— Je t’ai dit de ne pas te précipiter pour répondre.— Je ne me suis pas précipité.— Tu te fous de moi  ? Tu réfléchis deux ou trois

minutes en silence et tu balances un chiffre censé repré-senter ton niveau de satisfaction d’ensemble dans la vie ?

— Oui, : c’est mon chiffre.— Et en moins de trois minutes, tu as eu le temps

de passer en revue toute ta vie, de la considérer sous tous ses aspects, de tout comptabiliser et de pondérer tous les éléments qui interviennent ?

— Oui. Je  pense que oui. C’est un sentiment général, une impression d’ensemble, une synthèse qui s’opère rapidement. Pourquoi  ? Combien de temps est-ce que ça t’a pris ?

— Va te faire foutre, Daniel ! Ça fait deux semaines que j’y pense, que j’essaie de donner des valeurs à tous les facteurs qui influent sur le résultat, de tout mettre sur la balance, et je ne suis même pas encore sûr d’avoir encore tout pris en compte.

— Deux semaines ? Facteurs ? Résultat ? Tu plaisantes, Xavier ? Ce n’est pas un problème de mathématiques.

— En fait si, d’une certaine façon. Mais avant tout, tu as raison, c’est notre vie. Et on ne peut pas évaluer sérieusement sa réussite ou sa valeur en deux ou trois minutes. Encore une fois, je te le répète  : la plupart des gens ne comprennent rien au bonheur.

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— Ta réponse est 4,4 et c’est moi, et tous les autres, qui ne comprenons rien au bonheur ?

— Tu m’interprètes mal. Je ne dis pas que tu ne ressens pas un certain bonheur. Tu éprouves peut-être cette sensation, ou ce sentiment, si ce que tu ressens est durable. Mais tu ne comprends pas ce que c’est.

— Et qu’est-ce que tu y comprends, toi ?— J’ai une notion assez précise du niveau réel de

mon bonheur. C’est une équation relativement com-plexe que j’ai dû construire avec des variables et des constantes pondérées par des coefficients, et à laquelle j’ai dû attribuer le bon signe et que j’ai dû placer au bon endroit.

— Variables ? Coefficients ? Quelles variables ?— Les amis. L’amour. Le temps. Les rêves. Les

désirs. L’épanouissement. La faim. La soif. Les maux de ventre. L’espérance. La jalousie. Les angoisses. Les peurs. Les déceptions. Les joies éphémères. Le goût de la soupe, etc., etc. Tout ce genre de conneries. »

Je me suis mis à rire.« Tu ne peux pas quantifier tout ça !— Si tu peux quantifier le bonheur, ton bonheur,

alors tu peux très bien quantifier aussi la nostalgie de tes 8 ans ou la peur d’embrasser quelqu’un, pourquoi pas ? Certaines de ces variables ne peuvent être cor-rectement estimées qu’en résolvant d’abord d’autres

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équations. En réalité, c’est un système d’équations. C’est compliqué. Mais la vie est compliquée, Daniel. »

Je  te jure, Almodôvar, ce funambule, cette loque humaine, ou presque, avait l’air très sérieux, convaincu de ce qu’il tentait de m’expliquer.

«  C’est à ça que tu passes toutes tes journées enfermé dans ta chambre ? Tu t’allonges dans le noir et tu essaies de quantifier avec des chiffres tout ce dont la vie est faite ? »

Il ne m’a pas répondu. Il m’a regardé pendant un certain temps en silence puis, visiblement étonné, il m’a dit :

« Tu es en colère. Pourquoi es-tu en colère ? »Je ne lui ai pas répondu. J’ai regardé la feuille de

papier avec le grand tableau de trois colonnes et cent quarante-neuf lignes recto verso que j’avais dans les mains, j’ai parcouru des yeux les premières lignes et j’ai vite trouvé ce que je cherchais : « Suisse », le quatrième pays à partir du haut. À l’époque où a été réalisée cette enquête, et ça n’a pas dû beaucoup changer, l’indice de bonheur moyen en Suisse était de 8 sur 10, comme ma réponse. Je me souviens avoir pensé : Je n’ai aucune envie d’aller vivre en Suisse. Puis j’ai regardé Xavier bien en face avant de lui demander :

« Tu dis qu’on ne comprend rien au bonheur, mais toi qui ne vois personne, qui vit reclus comme un ermite, qu’est-ce que tu as à comptabiliser dans ton

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total ? Après douze ans sans sortir de chez toi, qu’est-ce qui te reste encore à comptabiliser ? »

Tout en le disant, j’ai réalisé la faiblesse et l’irrece-vabilité de mon argument. Il avait beaucoup à compta-biliser. Comme tout le monde. Enfermé ou pas dans sa chambre, il n’est pas différent de nous tous.

Xavier est allé se rasseoir sur le bord de son lit, les mains glissées sous les cuisses, les pieds se balançant légèrement dans le vide, et il a regardé par terre pen-dant un long moment, comme s’il cherchait des mots pour justifier son existence.

«  Tu as raison, m’a-t-il finalement répondu. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais c’est quand même une vie. Tant que mon cœur continue à battre, c’est une vie. C’est ma vie. Et il me paraît important de savoir aussi précisément possible ce qu’elle vaut. Ne serait-ce que pour ne pas me bercer d’illusions.

— Pourquoi  ? Parce que tu penses que je m’illu-sionne complètement ? »

La bouche de Xavier a légèrement tremblé, puis il m’a répondu :

« Oui.— Va te faire foutre,  à la fin  ! Je  ne suis pas

Almodôvar. Je  ne suis pas obligé de supporter stoï-quement tous tes délires.

— Si tu veux, je peux t’aider à résoudre ton équation.

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— Quelle équation, Xavier ? Il n’y a pas de formule pour le bonheur. »

Il a hoché la tête, mais il n’a rien ajouté. Un silence agité, difficile à expliquer.

« Bon, je dois y aller », lui ai-je dit subitement.Je me suis levé et je suis parti.On s’est habitué à lui parler comme s’il était en por-

celaine, comme si les mots avec des arêtes plus vives pouvaient le rayer, l’ébrécher, ou même le faire voler en éclats. Je l’ai imaginé brisé en morceaux. J’ai ima-giné sa mère retrouvant les débris sur le lit et essayant de les recoller pour reconstituer son fils chéri tout en sachant que tôt ou tard il se briserait à nouveau. Mais je ne suis pas retourné le voir, je ne l’ai pas appelé et il a cessé de m’envoyer des messages sur mon téléphone portable. Un peu moins d’un mois plus tard, j’ai reçu un e-mail dans lequel il me donnait des nouvelles du site. Il avait créé un compte utilisateur avec un faux nom et déposé une demande d’aide pour changer un fusible dans son tableau électrique qui n’arrêtait pas de griller. Personne ne lui avait répondu. Trois semaines avaient passé. Les plaisantins qui ouvraient parfois la page du site avaient cessé de le faire ou étaient en manque d’inspiration et n’avaient pas laissé de nouveaux messages obscènes ou scatologiques. La personne qui avait mis à disposition son fourgon de neuf places n’avait plus donné signe de vie. Elle ne

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s’était peut-être pas connectée ces dernières semaines, occupée à autre chose, ou n’y connaissait rien en électricité. À la fin de son e-mail, Xavier m’a écrit  : « Je renonce », sans autre précision. Je suppose qu’il parlait du site, mais il aurait pu faire référence à je ne sais trop quoi d’autre de peut-être plus inquiétant. J’ai hésité à lui répondre, à l’appeler ou même aller le voir, mais finalement je n’ai rien fait.

Il  est vrai que j’étais fatigué des problèmes de Xavier, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je ne l’ai plus contacté. Tu dois bien comprendre une chose : moi aussi j’avais des soucis, ma situation devenait critique, ma vie commençait à prendre l’eau de toute part et j’étais occupé à essayer d’en colmater les brèches pour rester à flot. Avec mes allocations chômage qui allaient s’arrêter, insuffisamment compensées par la misère que je gagnais avec les aspirateurs, j’ai vite été contraint de réduire de façon drastique mes dépenses : je me suis mis à rouler mes cigarettes et à m’efforcer de fumer moins, j’ai résilié mon contrat de télévision par câble, ma ligne de téléphone fixe, la mutuelle, j’ai cessé d’aller au restaurant et au cinéma, d’acheter des vêtements, de sortir le soir pour boire une bière, et j’ai raccourci la liste des courses à faire au supermarché au strict minimum. J’ai essayé de renégocier avec la banque le crédit de mon appart, mais elle a refusé. Tout le monde devait essayer de faire la même chose,

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les riches comme les pauvres, et ces requins m’ont dit que c’était impossible.

Mais il n’y avait pas que l’argent. Marta me man-quait, son poids la nuit de l’autre côté du matelas ou sur mon ventre, ses yeux paraissant m’écouter atten-tivement une fois que les enfants étaient couchés, l’assurance de ses paroles, cette quasi-certitude dans sa voix. Quand on parlait au téléphone ou quand on se voyait, je m’efforçais de lui montrer que tout allait bien, que notre union était solide et que la distance ne nous affecterait pas. Je lui disais que nos problèmes d’argent et ma situation difficile n’étaient que temporaires, qu’il fallait prendre tout cela comme une simple parenthèse dans notre vie. Elle tenait, elle aussi, un discours opti-miste, et nous essayions de nous convaincre que tout n’allait pas si mal. Mateus et Flore me manquaient bien sûr cruellement eux aussi et j’avais souvent un nœud dans l’estomac quand je pensais à eux, mais les premiers mois se sont tout de même assez bien passés.

Une fois par mois, je sautais dans la voiture et j’allais les voir à Viana do Castelo le temps d’un week-end. Mes beaux-parents sont propriétaires de deux appar-tements dans le même immeuble du centre-ville ; ils habitent au rez-de-chaussée et Marta s’était installée avec les enfants dans celui du premier étage, qui était à louer depuis plus d’un an. Le samedi ou le dimanche, on se promenait sur la plage, pieds nus l’été, fustigés