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Université d’Artois Faculté des Sciences juridiques et politiques Alexis de Tocqueville de Douai La fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat Thèse pour le Doctorat de Droit public présentée et soutenue publiquement le 17 septembre 2007 par Edith PODRAZA-SCRIPZAC Sous la direction de Monsieur le Doyen Manuel GROS Doyen honoraire de la Faculté de Droit Alexis de Tocqueville Professeur à l’Université de Lille II TOME I Membres du jury : Monsieur Vincent CATTOIR-JONVILLE Professeur à l’Université de Lille II Rapporteur Monsieur Serge DAËL Conseiller d’Etat Président de la Cour administrative d’appel de Douai Madame Ghislaine FRAYSSE Présidente du Tribunal Administratif de Poitiers Rapporteur Monsieur Grégory KALFLECHE Professeur à l’Université de la Réunion Rapporteur Monsieur Pierre-André LECOCQ Professeur à l’Université de Lille II

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Université d’Artois Faculté des Sciences juridiques et politiques Alexis de Tocqueville de Douai

La fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat

Thèse pour le Doctorat de Droit public présentée et soutenue publiquement le 17 septembre 2007

par

Edith PODRAZA-SCRIPZAC

Sous la direction de Monsieur le Doyen Manuel GROS Doyen honoraire de la Faculté de Droit Alexis de Tocqueville

Professeur à l’Université de Lille II

TOME I Membres du jury : Monsieur Vincent CATTOIR-JONVILLE Professeur à l’Université de Lille II Rapporteur Monsieur Serge DAËL Conseiller d’Etat Président de la Cour administrative d’appel de Douai Madame Ghislaine FRAYSSE Présidente du Tribunal Administratif de Poitiers Rapporteur Monsieur Grégory KALFLECHE Professeur à l’Université de la Réunion Rapporteur Monsieur Pierre-André LECOCQ Professeur à l’Université de Lille II

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Université d’Artois Faculté des Sciences juridiques et politiques Alexis de Tocqueville de Douai

La fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat

Thèse pour le Doctorat de Droit public présentée et soutenue publiquement le 17 septembre 2007

par

Edith PODRAZA-SCRIPZAC

Sous la direction de Monsieur le Doyen Manuel GROS Doyen honoraire de la Faculté de Droit Alexis de Tocqueville

Professeur à l’Université de Lille II

TOME II Membres du jury : Monsieur Vincent CATTOIR-JONVILLE Professeur à l’Université de Lille II Rapporteur Monsieur Serge DAËL Conseiller d’Etat Président de la Cour administrative d’appel de Douai Madame Ghislaine FRAYSSE Présidente du Tribunal Administratif de Poitiers Rapporteur Monsieur Grégory KALFLECHE Professeur à l’Université de la Réunion Rapporteur Monsieur Pierre-André LECOCQ Professeur à l’Université de Lille II

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L’Université d’Artois n’entend donner aucune approbation, ni improbation aux opinions émises dans la présente thèse ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

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A Thomas et Nathan

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Avec mes plus vifs remerciements à :

Monsieur le Professeur Manuel Gros pour sa passion du droit, sa disponibilité et son écoute ;

Mes parents pour leur soutien inconditionnel ;

Brigitte, Nicolas, Peggy et Stéphanie pour leur précieuse collaboration ;

Hélène, Magali, Catherine, Bernard et Monique pour leurs encouragements ;

Le personnel de la bibliothèque universitaire de la Faculté de Droit de Douai pour son aide efficace ;

Thomas pour sa patience et son esprit d’abnégation.

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Principales abréviations A.J.D.A. : Actualité juridique de droit administratif A.F.D.I. : Annuaire français de droit international A.P.D. : Archives de philosophie du droit art. préc. article précité C.A.A. : Cour administrative d’appel C.C. : Conseil constitutionnel C.E. : Conseil d’Etat C.E.D.H. : Cour européenne des droits de l’homme C.J.C.E. : Cour de justice des communautés européennes C.J.E.G. : Cahiers juridiques de l’électricité et du gaz Concl. : Conclusions D. : Recueil Dalloz D.A. : Droit administratif D.E. : Droit de l’environnement D.S. : Droit social E.D.C.E. : Etudes et documents du Conseil d’Etat Gaz. Pal. : Gazette du Palais J.C.P. : La semaine juridique, Juris-classeur périodique, édition générale J.O. : Journal officiel J.O.C.E. : Journal officiel des communautés européennes L.P.A. : Les petites affiches Obs. : Observations Op. cit. : opere citatio R.A. : Revue administrative R.D.H. : Revue des droits de l’homme R.D.P. : Revue de droit public et de la science politique en France et à l’étranger R .E. : Revue de l’environnement Rec. : Recueil Lebon R.I.D.C. : Revue internationale de droit comparé R.F.D.A. : Revue française de droit administratif R.F.D.C. : Revue française de droit constitutionnel R.R.J. : Revue de la recherche juridique R.T.D.Civ. : Revue trimestrielle de droit civil R.T.D.E. : Revue trimestrielle de droit européen S. : Sirey T.A. : Tribunal administratif T.C. : Tribunal des conflits T.D.P. : Tribune de droit public

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Sommaire Introduction Première partie : La création des Cours administratives d’appel ou la libération du Conseil d’Etat d’un contentieux « frustratoire ». Titre premier : La création des Cours, un mal nécessaire. Chapitre premier : La réforme de 1987 ou la réorganisation de l’ordre juridictionnel

administratif. Chapitre second : Les velléités expansionnistes des Cours. Titre second : Les relations de dépendance des Cours au Conseil d’Etat. Chapitre premier : L’exercice par le Conseil de son pouvoir coercitif au profit de sa

fonction de jurisprudence. Chapitre second : L’affranchissement par le Conseil d’Etat de la compétence des Cours

dans une matière spécifique : les procédures d’urgence. Seconde partie : Un Conseil d’Etat se réservant la maîtrise d’un contentieux « supérieur ». Titre premier : Les moyens usités par le Conseil d’Etat afin de retenir les affaires

« sensibles ». Chapitre premier : Les moyens offerts par la mission de cassation. Chapitre second : Les moyens offerts par la réforme de 1987. Titre second : Un Conseil d’Etat toujours à l’origine des jurisprudences de

principe du droit administratif français. Chapitre premier : La codification du droit administratif, source d’anéantissement de la

fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat ? Chapitre second : Un Conseil d’Etat toujours présent et actif sur la scène jurisprudentielle. Conclusion

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« « Il y avait des juges avant qu’il y eut des lois »1.

« La jurisprudence est une seconde législation ; elle est parfois même toute la législation »2.

Thème qui a sans doute le plus inspiré et passionné l’ardeur des auteurs3, la

jurisprudence se distingue aujourd’hui encore par son caractère polysémique, attirant ainsi

l’intérêt d’une communauté de juristes en proie à la définition la plus adaptée possible.

Issue de la « jurisprudentia » romaine, correspondant à cette époque à la science du droit qui

devait être empreinte de « prudence » et de « sagesse » et visant l’activité des jurisconsultes,

les solutions qu’ils dégageaient dans l’exercice de leur activité de praticiens et de savants4, la

notion de « jurisprudence » a fait l’objet de diverses acceptions parfois très disparates. Dans

une conception tout à fait classique, la jurisprudence désigne « l’ensemble des décisions de

justice qui interprètent la loi ou comblent un vide juridique »5. Mais sans doute trop vague,

cette définition appelle quelques précisions.

L’Encyclopédie Universalis nous délivre ainsi, quant à elle, un sens juridique. Elle considère

que la jurisprudence s’entend de « règles juridiques que l’on peut dégager des décisions des

tribunaux »6, ce qui, en réalité, équivaut à viser le produit de l’activité des juridictions. Il est

vrai que le vocable « jurisprudence » a donné lieu à de multiples et diverses définitions

1 J. M. PORTALIS, Discours de présentation du Code Civil, in Discours et rapport sur le Code civil, Caen, Université de Caen, 1989, p. 90. 2 CORMENIN, Traité de droit administratif de 1840, Introduction, p. XXVII. 3 O. DUPEYROUX, « La doctrine française et le problème de la jurisprudence source de droit », in Mélanges G. MARTY, Université des Sciences sociales de Toulouse, 1978 ; La jurisprudence, A.P.D., Tome 30, Sirey, 1985 ; O. DUPEYROUX, « La jurisprudence, source abusive du droit », in Mélanges MAURY, 1960, p. 349 ; F. GAZIER, « Le rôle de la jurisprudence dans le développement du droit administratif français », R.I.D.C., Vol. 8, 1966, p. 161 ; M.-A. FRISON-ROCHE et S. BORIES, « La jurisprudence massive », D. 1993, Chron., p. 287 ; P. JESTAZ, « La jurisprudence : réflexions sur un malentendu », D. 1987, Chron., p. 11 ; P. JESTAZ, « La jurisprudence, ombre portée du contentieux », D. 1989, Chron., p. 149 ; J. MAURY, « Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit », in Mélanges RIPERT, Tome 1, 1950, p. 28 ; J. HARDY, « Le statut doctrinal de la jurisprudence en France », R.D.P. 1990, p. 453 ; D. DELON, La jurisprudence, source de droit, Thèse, Paris 2, 1980 ; La Revue Administrative, n° spécial 2000, p. 33 ; B. PACTEAU, « La jurisprudence, une chance du droit administratif ? », R.A. 1999, n° spécial, p. 70 ; M. SALUDEN, Le phénomène de jurisprudence, étude sociologique, Thèse, Paris 2 , 1983 ; J. ROCHE, « Réflexions sur le pouvoir normatif de la jurisprudence », A.J.D.A. 1962, p. 532 ; M. WALINE, « Le pouvoir normatif de la jurisprudence », in Mélanges G. SCELLE, 1950, p. 613 ; S. BELAÏD, Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, Thèse, L.G.D.J., Paris 1974 ; J. BOULANGER, « Notations sur le pouvoir créateur de la jurisprudence civile », R.T.D.Civ. 1961 ; P. MALAURIE, « Les réactions de la doctrine à la création du droit par les juges », Répertoire Defrénois, 1980, 1, n° 32345 ; Travaux de l’Association Henri Capitant, Les réactions de la doctrine à la création du droit par les juges, Economica, Tome XXXI, 1980 ; D. LABETOULLE, « Le juge administratif et la jurisprudence », R.A. n° spé. 1999, p. 59. 4 F. ZENATI, La jurisprudence, Dalloz, 1991, p. 11 -12. 5 V. Jurisprudence, Dictionnaire Le Petit Larousse illustré, 100ème édition, 2005. 6 A. TUNC, « Jurisprudence », Encyclopaedia Universalis, Corpus 13, 2002, p. 51.

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doctrinales qu’il ne nous a pas semblé inutile de rappeler7. Car si ces acceptions divergent les

unes des autres, l’on relève néanmoins deux manières d’appréhender cette notion. La

jurisprudence constitue soit un ensemble de décisions, soit une habitude de juger dans un

certain sens. D’ailleurs et alors que l’on ne dénombre pas moins de six définitions du terme

« jurisprudence » dans le vocabulaire juridique d’Henri Capitant, l’on relève notamment ces

deux manières d’envisager ladite notion. Parmi ces six acceptions, la jurisprudence est définie

comme « l’ensemble des décisions des tribunaux sur une même matière » ou « l’ensemble des

solutions apportées par les décisions de justice dans l’application du droit ou même dans la

création du droit », mais aussi, « l’habitude de juger dans un certain sens »8. Les deux

premières définitions, relativement neutres, désignent donc l’accumulation de décisions de

justice dans un certain domaine. Elles rejoignent notamment le sens délivré par J.

BONNECASE estimant que cette notion s’oppose à la doctrine et à la pratique extra-judiciaire

et concerne l’état actuel du droit tel qu’il est reflété par l’ensemble des solutions qui dans une

matière donnée se trouvent consacrées par les décisions des tribunaux9 ; ou encore GENY

envisageant la jurisprudence telle une « chaîne ininterrompue de décisions semblables »10.

BACH, qui s’est prononcé sur la question11, a ainsi insisté sur la dualité du terme

jurisprudence. Au sens large, elle s’entend de l’ensemble des décisions rendues par les

juridictions ; au sens étroit elle désigne la façon dont telle ou telle difficulté juridique est

habituellement tranchée par ces juridictions. Cette conception se trouve en outre partagée par

certains membres de la doctrine12.

Ainsi, envisagée soit comme « la manière dont un ensemble de juridictions résout une certaine question ou les principes particuliers qu’un tribunal ou plusieurs appliquent à une question »13, c’est à dire « l’autorité de ce qui a été jugé dans le même sens », soit comme « l’ensemble des décisions prononcées par les juridictions », la jurisprudence présente certaines difficultés de compréhension. Il est vrai que derrière cette notion se dissimule indéniablement l’idée de réitération, de répétition. La jurisprudence se formerait en fait par une série de jugements successifs desquels se dégage une habitude de juger14. Car il ne faut pas omettre l’idée de stabilité et de permanence nécessaire à la naissance de la

7 Même si elles sont de plus en plus connues. 8 V. Jurisprudence, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, Sous la direction de G. CORNU, 8ème édition, P.U.F., 2000. 9 J. BONNECASE, Introduction à l’étude du droit, 1939, n° 113, p. 152. 10 F. GENY, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, Tome II, 2ème édition, L.G.D.J., 1919, p. 2. 11 L. BACH, Jurisprudence, Répertoire de droit civil, Dalloz, p. 17 et s. 12 X. LABBEE, Introduction générale au droit, Presses Universitaires, Septentrion, p. 137. 13 G. DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE, Essai d’introduction au droit français, I, Les normes, Editions Erasme, 1990, p. 175. 14 M. SALUDEN, « La jurisprudence, phénomène sociologique », A.P.D., La jurisprudence, Tome 30, Sirey, 1985, p. 191.

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jurisprudence15. Si la règle jurisprudentielle suppose la réitération des décisions de justice dans une matière donnée et sur un point de droit précis, il arrive néanmoins qu’un seul arrêt « fasse jurisprudence ». Cependant, pour qu’une décision unique donne naissance à une jurisprudence, certaines conditions seront réunies et ce sera notamment le poids de l’autorité dont émanera cette décision qui lui confèrera l’autorité d’un arrêt dit de principe formant une jurisprudence16. Autrement dit, il convient de relever deux modes d’engendrement de la jurisprudence. D’une part, celle-ci résulte de la répétition de jugements, de la constance dans la manière de juger. Elle recouvre alors le processus de sédimentation17, c’est à dire le mode de formation géologique par couches successives créées par le dépôt de matières en suspension qui se solidifient et se cristallisent. La jurisprudence se formerait alors par la répétition successive et linéaire des décisions de justice se prononçant dans un sens identique. Mais d’autre part, cette jurisprudence peut tout aussi bien résulter d’un phénomène de pouvoir, c’est dire que la jurisprudence trouverait sa source dans la coercition que fait peser sur les juges inférieurs la force de la juridiction supérieure18. En effet, notre système judiciaire est construit sous une forme pyramidale, c’est à dire hiérarchique s’organisant dans un rapport de contrainte du sommet vers la base. C’est dans ce contexte qu’une décision unique du juge est apte à engendrer une jurisprudence, c’est à dire dans l’hypothèse d’une décision émanant de la juridiction supérieure, notre Conseil d’Etat ou notre Cour de Cassation. La jurisprudence naîtra, cependant, une fois que les juridictions inférieures se plieront à la décision unique posée - imposée ? - par la juridiction suprême19. Ainsi, il nous semble particulièrement opportun de souligner la dualité affectant la définition même du vocable « jurisprudence ». Celle-ci naît de la répétition d’arrêts allant dans le même sens ; l’on parle alors « d’agrégats » d’arrêts20. Mais elle peut également, voire surtout, émaner d’un seul arrêt issu, alors, de la juridiction suprême de l’ordre juridique concerné21 qui, de par la force de coercition s’exerçant de la juridiction supérieure vers le juge inférieur, emportera nécessairement l’adhésion des juges subordonnés22. La jurisprudence serait un « mécanisme qui, par la reproduction des pratiques de juger et leur sélection par la voie hiérarchique, assure la formation de règles juridiques »23. Il paraît donc bien difficile de délivrer une définition synthétique de cette « jurisprudence »

tant les définitions sont nombreuses et variées. Un constat pourtant semble universel : la

jurisprudence est le produit l’activité judiciaire. Elle est, au final, le résultat de tous les

jugements passés qui se cristallisent en elle24.

15 J.-L. BERGEL, « Le processus de transformation de décisions de justice en normes juridiques », R.R.J. 1993-4, p. 1055 et spéc. 1060. 16 M. SALUDEN, « La jurisprudence, phénomène sociologique », op. cit., l’auteur faisant état de la force de coercition des juges supérieurs à l’égard des juges subordonnés. 17 J.-L. BERGEL, « Le processus de transformation de décisions de justice en normes juridiques », op. cit., p. 1059. 18 M. SALUDEN, « La jurisprudence, phénomène sociologique », op. cit., p. 191. 19 Selon la conception de J. MAURY, « Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit », in Mélanges RIPERT, Tome I, L.G.D.J., 1950, p. 43. 20 Expression empruntée au Doyen CARBONNIER, Droit civil, Introduction, n° 144, cité par J.-L. BERGEL, « Le processus de transformation de décisions de justice en normes juridiques », op. cit., p. 1061. 21C’est à dire de la Cour de cassation pour l’ordre judiciaire et du Conseil d’Etat pour l’ordre administratif. 22 Ou du moins le plus souvent, dans la mesure où la résistance des juges inférieurs est tout à fait envisageable. Voir supra. 23 M. SALUDEN, « La jurisprudence, phénomène sociologique », op. cit., p. 198. 24 Ibid.

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Toutefois, faire apparaître la jurisprudence comme un phénomène judiciaire aboutit à

s’intéresser à celui qui la produit ou la rend : le juge.

Le juge appartient à un groupe investi d’une fonction sociale essentielle : trancher les litiges

par référence à des normes sur lesquelles la société s’est accordée. En réalité, la mission

essentielle du juge, son « office »25, est de trancher les litiges. Plus précisément, le juge rend

des jugements qui mettent fin à des contestations concrètes. Dans ces conditions, il est juste

d’affirmer qu’immédiatement, il ne crée que des normes individuelles26 et non des normes

générales et abstraites stricto sensu. Praticiens du droit, proches des conflits quotidiens, la

solution délivrée par ces juges ne s’érige pas immédiatement en norme générale et abstraite.

La solution du juge constitue, d’abord, une réponse individuelle à un cas singulier. La

fonction de juger reste ainsi une fonction essentielle, fonction d’ailleurs première dans la

genèse de l’Etat moderne27 ; constat conduisant en outre à avancer que « si un ordre juridique

peut exister sans le législateur (…) ni exécutif (…), il ne peut exister sans une forme de juge

apte à se prononcer sur l’interprétation des règles et le règlement des litiges »28. Pourtant, s’il

est unanimement admis que la mission du juge est d’abord de trancher les litiges, comment,

par quel processus la réponse apportée à un cas concret peut-elle alors stimuler une

jurisprudence ?

Il convient en réalité d’entrevoir deux dimensions dans le jugement. La première dimension

se veut individuelle, car, par le jugement, il s’agit pour le juge d’appliquer une norme

générale et abstraite dans un cadre individualisé, un cas concret. La seconde dimension est,

quant à elle, collective dans la mesure où il s’agit pour le juge de faire application d’un texte

de portée générale29. En vérité, il semble plus juste d’avancer que la réelle mission du juge est

de dire le droit et de trancher les litiges30. Et force est de constater que ces deux fonctions –

dire le droit et trancher les litiges – recouvrent chacune respectivement, la fonction

« jurisprudentielle » et la fonction « juridictionnelle », qu’il convient de distinguer.

Par l’exercice de cette fonction juridictionnelle, le juge tranche le litige, met fin à une tension et rétablit la paix sociale. Dans l’exercice de cette mission proprement juridictionnelle, le juge doit alors appliquer ou dégager une règle de droit, ou plutôt dégager la règle de droit applicable. Le Doyen CARBONNIER présentait d’ailleurs à ce propos la fonction juridictionnelle comme la « fonction étatique qui consiste à découvrir quelle est,

25 D’après l’expression utilisée par S. RIALS, « L’office du juge », article d’ouverture de la Revue Droits, La fonction de juger, n° 9, P.U.F., 1989. 26 M. VIRALLY, La pensée juridique, L.G.D.J., Editions Panthéon Assas, 1960, p. 165. 27 S. RIALS, « L’office du juge », op. cit., p. 5. 28 Ch. LEBEN, « La juridiction internationale », cité par S. RIALS, « L’office du juge », op. cit., p. 6. 29 Dans l’hypothèse d’un système de droit écrit. 30 D. D’AMBRA, L’objet de la fonction juridictionnelle : dire le droit et trancher les litiges, Thèse, Paris, L.G.D.J., 1994.

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parmi les règles de droit préexistantes, celle dont les dispositions recouvrent les circonstances concrètes du cas d’espèce, de déclarer ainsi la règle de droit applicable et d’en faire application. C’est cela qui est proprement dire le droit (juris dictio) »31. Le principal constat semble en fait que le juge dise le droit, exerce la « juris dictio » à l’occasion de cas concrets ! Et il convient, là encore, d’opérer une distinction. Dans l’hypothèse où un texte de loi préexiste à la situation, correspond à la situation dont est saisi le juge, ce dernier se trouve chargé d’appliquer ce texte au cas concret. Et pourtant, se manifeste à cette occasion l’exercice par le juge de son pouvoir créateur de droit en ce qu’il doit nécessairement interpréter la loi afin de l’adapter à l’espèce. En effet, le législateur élabore un texte de manière générale et il est bien rare que ce texte recouvre l’ensemble des situations possibles et envisageables. L’interprétation devient alors une phase essentielle de l’exercice de la fonction de juger s’élevant même en « moment central de la vie du droit »32. Or l’interprétation se veut assurément créatrice ; il est impossible d’interpréter un texte sans lui apporter un élément nouveau33. Ainsi, aussi surprenant que cela puisse paraître, le juge, y compris en présence d’un texte de droit écrit, crée du droit à l’occasion de sa fonction juridictionnelle en ce qu’il « interprète la loi »34. P. HEBRAUD avance de manière limpide : « C’est parce que le juge est l’agent de l’application de la loi que la pratique suivie par les juges donne son sens à la loi, en l’interprétant, voire en la modelant, ou en la complétant »35. A l’opposé, dans l’hypothèse d’une absence complète de texte écrit permettant de régir la

situation concrète à laquelle il doit mettre un terme36, le juge se trouve contraint d’élaborer la

règle de droit afin de répondre au litige. Et dans ce cadre, le pouvoir normateur du juge37

prend toute sa consistance ; le cas du droit administratif français répondant parfaitement à

cette situation. L’on assiste alors à l’émergence d’un droit purement prétorien, les règles

régissant ladite matière émanant totalement de l’organe juridictionnel. Autrement dit, dans

l’une ou l’autre des hypothèses envisagées, c’est à dire dans l’éventualité de l’existence de

règles écrites ou en l’absence de tout texte de droit écrit, le rôle du juge reste de dire le droit à

l’occasion de la résolution d’un litige concret.

Il est pourtant évident que la reconnaissance de ce pouvoir normatif du juge n’a pas

toujours été unanimement admis en doctrine. Pour les partisans de la jurisprudence « source

de droit », le juge faisait vraiment office de « jurisprudent » et s’élevait en un concurrent

redoutable du législateur. Mais, pour d’autres, les tenants de la théorie selon laquelle le juge

31 J. CARBONNIER, Droit civil, Introduction, Paris, 18ème édition, P.U.F., 1988, p. 31, n° 8. 32 H. BATIFFOL, « Questions de l’interprétation juridique », in A.P.D., L’interprétation dans le droit , Tome 17, Sirey, 1972, p. 10. 33 D. D’AMBRA, L’objet de la fonction juridictionnelle : dire le droit et trancher les litiges, Thèse précitée, p. 35. 34 Même si certains auteurs s’opposent formellement à l’idée de toute création de droit par ce processus d’interprétation. Voir en ce sens : G. RIPERT, Les forces créatrices du droit, Paris, L.G.D.J., 1955, p. 385. 35 P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », in Mélanges offerts à P. COUZINET, Université des Sciences sociales de Toulouse, 1974, p. 333. 36 L’on pense bien évidemment à l’hypothèse du droit administratif français. 37 L’expression est celle usitée par D. D’AMBRA, L’objet de la fonction juridictionnelle : dire le droit et trancher les litiges, Thèse précitée, p. 166.

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n’était qu’ordinateur, le juge n’était que la bouche qui prononçait les paroles de la loi38. Cette

théorie développée à l’époque révolutionnaire, sacralisait la loi, délivrant alors l’image d’un

juge amoindri se contentant de « reproduire dans ses décisions la loi, sans pouvoir même en

modérer la rigueur »39. ROUSSEAU concentrait ainsi tout le pouvoir politique dans l’autorité

législative ; l’exécutif s’érigeant comme l’instrument de mise en œuvre de la loi ; tandis que

le juge avait pour simple tâche de faire appliquer cette loi. L’on ne peut, de plus, occulter la

célèbre position de ROBESPIERRE particulièrement stricte à l’égard de la jurisprudence des

tribunaux qu’il concevait comme un « archaïsme légué par l’Ancien Régime qui doit

disparaître au profit d’un droit uniforme résultant de la loi » ; ce doctrinaire préconisant

d’ailleurs : « Ce mot de jurisprudence doit être effacé de notre langue. Dans un Etat qui a une

Constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n’est autre que la loi ; alors il y a

toujours identité de jurisprudence »40.

Et il est vrai qu’en dehors de cette période révolutionnaire, une partie de la doctrine a pu

encore nier tout pouvoir normatif du juge, cherchant alors à fonder ce pouvoir normatif à

travers le spectre de la loi. Marcel WALINE développa la théorie de la ratification implicite

de la jurisprudence par le législateur : ce dernier n’étant pas intervenu afin de briser une

jurisprudence est réputé l’avoir approuvée41. Cette thèse repose malgré tout sur une fiction,

l’approbation tacite du législateur qui n’est pas nécessairement réalisée. D’autres ont eu

recours à la coutume pour légitimer le pouvoir normatif du juge administratif. LEBRUN

faisait état de la « coutume des juges »42 ; PLANIOL écrivait : « La jurisprudence constitue

par la forme même des choses un droit coutumier de formation récente dont les solutions

doivent être désignées comme règles acquises »43.

Là encore, quelques précisions s’imposent. Il est vrai que la jurisprudence emprunte à la coutume l’idée de répétition, de constance propre à la naissance de la coutume. Pourtant, le second élément inhérent à la notion de coutume semble totalement faire défaut dans le cadre de la jurisprudence. L’opinio necessitatis ou l’élément psychologique, c’est à dire le sentiment que la décision du juge est obligatoire, s’avère totalement absent du phénomène jurisprudentiel. Car, justement, le système du précédent obligatoire44 bien connu du droit anglo saxon faisant défaut en France, la solution dégagée par le juge, si elle s’impose aux

38 MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, L. XI, Ch. VI. 39 F. ZENATI, La jurisprudence, op. cit., p. 45 – 46. 40 ROBESPIERRE, cité par F. ZENATI, La jurisprudence, op. cit., p. 45 – 46. 41 M. WALINE, « Le pouvoir normatif de la jurisprudence », in Mélanges G. SCELLE, op. cit., p. 613. 42 LEBRUN, La coutume, ses sources, son autorité en droit privé. Contribution à l’étude des sources du droit positif à l’époque moderne, Thèse Caen, 1932. 43 M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, 1899. 44 Le précédent obligatoire s’entend d’un système où les décisions des tribunaux supérieurs s’imposent aux juridictions subordonnées. Ainsi, en Grande Bretagne, les tribunaux de première instance doivent respecter les règles créées par les cours d’appel et la Chambre des Lords.

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justiciables, ne s’impose jamais aux juges ! De la sorte, la jurisprudence ne saurait être à notre sens assimilée à la coutume.

Mais ces données conceptuelles rappelées, revenons à notre jugement. Pourvu d’une

dimension « juridictionnelle »45, dans quelles conditions ce jugement alors en principe

cantonné à la résolution d’un cas d’espèce est-il amené à s’élever en « jurisprudence » ?

Autrement dit, à quel instant, dans son office, le juge exerce-t-il sa fonction jurisprudentielle ?

Car si toute décision de justice peut servir de norme, de modèle, toute solution, en revanche,

ne peut permettre l’induction d’une règle générale. En réalité, si l’on estime que le juge dit le

droit lorsqu’il tranche les litiges à travers sa fonction juridictionnelle, la fonction

jurisprudentielle proprement dite, c’est à dire celle par laquelle le Conseil d’Etat dit le droit et

s’érige tel l’instigateur des principales règles forgeant le droit administratif français, doit être

distinguée de la fonction juridictionnelle, même si, il faut bien l’admettre, elles demeurent

intimement liées.

Le juge est en effet amené, à l’occasion de sa mission juridictionnelle consistant à régler un

différend ponctuel, une situation particulière, à dire le droit c’est à dire à relever la règle de

droit applicable à l’espèce présentée. Les parties au litige ayant émis une prétention au juge,

avançant qu’il existait une violation de la loi ou une atteinte à l’ordonnancement juridique,

l’acte juridictionnel comporte alors dans un premier temps une constatation sur cette

prétention. Mais l’acte juridictionnel devra nécessairement aller plus loin et comporter

notamment une décision prescrivant les mesures propres à faire disparaître la violation du

droit alléguée par les parties au litige46. Ainsi, le juge doit, dans un premier temps, relever la

règle de droit, à ce stade formulée en termes généraux et abstraits47 et applicable à l’espèce

concernée. Puis, le juge devra apporter la solution au cas concret. C’est donc à travers une

décision particulière que se dégagera l’interprétation délivrée par la jurisprudence de la règle

de droit générale et abstraite48 ou que sera formulée et créée la règle de droit applicable dans

une telle situation et ce, dans l’hypothèse d’absence de tout texte de droit écrit préexistant49.

En résume, et s’agissant notamment du cas du droit administratif français, c’est à partir de

décisions concrètes que vont se dégager progressivement les règles abstraites susceptibles de

généralisation et donnant naissance à une « jurisprudence »…

45 La dimension juridictionnelle se révélant à travers le processus par lequel le juge met fin au litige concret. 46 Voir sur ce point : R. BONNARD, « La conception matérielle de la fonction juridictionnelle », in Mélanges René CARRE DE MALBERG, Paris, Librairie Edouard Duchemin, 1977, p. 3. 47 Si cette règle de droit écrit existe bien sûr. 48 Processus par lequel s’exerce le pouvoir créateur de droit du juge. 49L’on pense bien évidemment à l’hypothèse du droit administratif.

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C’est dire, dans ce contexte, que la fonction jurisprudentielle du Conseil d’Etat, entendue

comme la fonction par laquelle le Haut juge dit le droit et surtout « invente »50 le droit

administratif, c’est à dire la fonction par laquelle il est à l’origine des règles formulées en

termes généraux et abstraits applicables au-delà de l’espèce, procède de l’exercice, d’abord,

de sa première mission : la fonction juridictionnelle par laquelle il est appelé à trancher les

litiges.

L’exercice par le juge de sa fonction « jurisprudentielle », c’est à dire la création de règles

jurisprudentielles, s’élève telle une conséquence inhérente au fonctionnement de l’appareil

juridictionnel ; P. HEBRAUD allant jusqu’à faire état de la « nature spécifiquement

juridictionnelle du phénomène jurisprudentiel »51. Le Professeur CHAPUS souligne ainsi tout

à fait cette distinction fonction juridictionnelle - fonction jurisprudentielle ; cette dernière

consistant en la « manifestation du pouvoir normatif du juge qui en même temps qu’il

solutionne un litige édicte une norme »52. Le pouvoir normatif est donc « inséparable de sa

compétence juridictionnelle car il en forme l’accessoire »53.

Ainsi, appelé à statuer au cas par cas, espèce par espèce, le juge exerce sa fonction juridictionnelle, fonction première tendant au rétablissement de la paix sociale. Mais dès lors que la solution apportée aura vocation à se généraliser, c’est à dire à s’appliquer à des espèces futures analogues, l’on estimera qu’une jurisprudence est née. Or, précisément, l’obligation adressée au juge de motiver sa décision permettra aux juristes de relever la règle de droit formulée, dégagée ou créée par l’organe juridictionnel54. Nul ne saurait donc contester le fait que la fonction jurisprudentielle et la fonction juridictionnelle soient distinctes même si elles sont étroitement liées. En réalité, il faut comprendre par là que le juge exercera toujours nécessairement sa mission consistant à trancher les litiges même s’il n’exercera pas systématiquement sa fonction jurisprudentielle ; la vocation de la règle de droit qu’il relève ou dégage devant, pour ce faire, être susceptible de généralisation et donner de plus lieu à répétition par les juges inférieurs. Certes, l’on peut être tenté d’arguer l’article 5 du Code civil et la traditionnelle prohibition des

arrêts de règlement afin de nier l’exercice par le juge d’un pouvoir jurisprudentiel consistant

ni plus ni moins à élaborer des règles de droit, pouvoir le plaçant dans un rôle de concurrent

du législateur ou du pouvoir réglementaire… Cette disposition proscrit, en fait, au juge

l’exercice d’un quasi-pouvoir législatif, c’est à dire l’adoption de règles qui auraient

immédiatement valeur générale et abstraite. Pour autant, elle n’empêche pas « à partir de

50 Le Conseil d’Etat étant présenté comme l’inventeur du droit administratif. Voir en ce sens : D. TRUCHET, Le Conseil d’Etat, Que sais-je ?, P.U.F., 1994. 51 P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », op. cit., p. 356. 52 R. CHAPUS, Droit administratif général, Tome I, Montchrestien, 13ème édition, 1999, p. 123. 53 G. DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE, op. cit., p. 195. 54 D. D’AMBRA, L’objet de la fonction juridictionnelle : dire le droit et trancher les litiges, thèse précitée, p. 305 - 306 : « Le juge dit le droit parce qu’il doit motiver, en droit, sa décision particulière. Le pouvoir normatif du juge trouve en réalité sa légitimité dans l’obligation qui pèse sur lui de motiver sa décision, de justifier en droit la solution qu’il a retenue, pour trancher le litige qui lui était soumis par une partie ».

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décisions concrètes et particulières l’induction qu’en dégage un principe susceptible de

généralisation, c’est à dire le mode proprement jurisprudentiel de production du droit »55.

D’autant que l’on peut tout aussi bien trouver dans l’article 4 du Code civil56 une sorte

d’habilitation délivrée par le juge au législateur pour exercer un pouvoir normatif ! Cette

disposition fait obligation au juge de trancher le litige y compris en cas d’absence ou

d’obscurité de la loi. Elle semble donc consacrer de manière univoque un pouvoir

d’interprétation par le juge de la loi et, constat plus remarquable, un pouvoir de création du

droit par le juge en cas d’absence de la loi !

Dans ces conditions, nul doute que le phénomène jurisprudentiel, l’exercice par le juge

de sa mission jurisprudentielle si chère par laquelle il sera à l’origine de règles générales et

abstraites régissant une matière et précisément notre droit administratif, trouve sa source dans

l’exercice de sa mission juridictionnelle. Plus encore, la jurisprudence s’érige comme

« l’épanouissement du pouvoir juridictionnel » ; « l’existence et le rôle essentiel de la

jurisprudence puise dans le pouvoir de juger sa racine et sa sève nourricière »57. C’est ainsi

que « la jurisprudence sort spontanément du fonctionnement de la justice, et toute justice

engendre sa jurisprudence »58.

Il est donc erroné de penser, aujourd’hui, que la solution délivrée par le juge exclut toute

portée générale dépassant le simple litige auquel elle a permis de mettre un terme. Cette

conception s’avère illusoire, et notamment en droit administratif. Car, en réalité, le jugement

« rayonne » au-delà de la sphère dans laquelle on est tenté, au premier abord, de la cantonner.

La règle jurisprudentielle revêt donc la nature d’une norme générale mais formulée dans le

cadre de l’exercice de la fonction juridictionnelle, c’est à dire dans le cadre d’un cas d’espèce.

La fonction jurisprudentielle du Haut juge se trouve par conséquent issue de la fonction

juridictionnelle.

Toutefois, la règle jurisprudentielle ne procède pas automatiquement de l’acte

juridictionnel ! Car il est un constat assez surprenant de nos jours : la juris dictio se retire de

plus en plus de l’acte juridictionnel.

55 P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », op. cit., p. 370. 56 Art. 4 du Code civil : « Le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence de la loi pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». 57 P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », op. cit., p. 370. 58 Ibid.

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La juris dictio, entendue comme le pouvoir appartenant au juge saisi d’une contestation

s’élevant dans un cas concret d’y mettre un terme en constatant le droit qui est applicable à la

situation litigieuse et en ordonnant les mesures propres à en assurer le respect se retire en effet

de plus en plus de l’acte juridictionnel59.

Alors que l’on a jusqu’à présent présenté l’office du juge comme consistant à dire le droit et

trancher les litiges, étant convenu que le juge exerce un vrai pouvoir normateur à l’occasion

de cette mission sociale tendant à rétablir la paix60, il arrive que le juge tranche un litige sans

dire le droit ; tout comme il peut tout autant dire le droit sans trancher de litige. Ainsi, les

procédures d’urgence et notamment l’exercice du référé n’aboutira qu’à une décision

juridictionnelle provisoire, s’opposant totalement à l’objet même de toute action en justice

tendant en principe à obtenir une décision définitive. Car la juris dictio est censée apaiser un

besoin de paix sociale grâce à l’adoption d’une réponse mettant fin, définitivement, au conflit.

Dans cette hypothèse, l’exercice du référé met en œuvre un juge ne résolvant nullement un

cas concret, mais qui, malgré tout, dit le droit.

Plus notable reste néanmoins la pratique du renvoi au juge suprême pour avis instaurée par l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 pour le Conseil d’Etat61 mais aussi par la loi du 15 mai 1991 pour la Cour de cassation62. Saisie par le juge du fond d’une demande d’avis sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et susceptible de se présenter dans de nombreux litiges63, la juridiction suprême exerce alors sa juris dictio sans pour autant, toutefois, trancher de litige. Cette procédure consiste dans la possibilité pour le juge64 de surseoir à statuer afin d’obtenir l’avis de la juridiction suprême sur le sens ou la portée de la disposition qu’il souhaite mettre en œuvre. Et si cette pratique emporte un vif succès, il faut constater qu’elle conduit à ce que le juge suprême dise le droit, exerce sa juris dictio sans trancher le litige. D’ailleurs, la décision ainsi délivrée prendra la forme d’un « avis » et non d’un acte juridictionnel ; même si d’un point de vue organique65, il semble consister en un acte émanant d’une juridiction, donc d’un acte proprement juridictionnel… Le principal reproche formulé à l’encontre de cette procédure réside alors en ce que, désengagé de tout litige concret, l’avis ne soit pas nécessairement adapté aux exigences et situations sociales dans lesquelles il est censé s’intégrer. Et alors que la règle jurisprudentielle résulte de la confrontation de la formulation abstraite d’une règle de droit avec la réalité d’une situation litigieuse, l’avis est rendu in abstracto, sur une question de droit et se voit ainsi conférer une portée générale puisqu’il est détaché de tout litige66. La

59 J. MOURY, « De quelques aspects de l’évolution de la jurisdictio (en droit judiciaire privé) », in Mélanges en l’honneur de Roger PERROT, Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ?, Paris, Dalloz, 1996, p. 299. 60 D. D’AMBRA, L’objet de la fonction juridictionnelle : dire le droit et trancher les litiges, Thèse précitée, p. 304 : C’est « l’exercice de la fonction juridictionnelle qui va conférer à ce pouvoir créateur et normateur toute sa spécificité et sa légitimité ». 61 Art. 12 de la loi du 31 décembre 1987. 62 Loi du 15 mai 1991. 63 Voir pour plus de développements sur ce point, la seconde partie de la thèse. 64 Notamment les juges du fond, c’est à dire Tribunaux Administratifs et Cours administratives d’appel pour l’ordre administratif. 65 Sur cette distinction, voir : R. BONNARD, « La conception matérielle de la fonction juridictionnelle », op. cit. 66 Et ce, même si ces avis sont démunis de toute autorité obligatoire.

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richesse et la légitimité de l’arrêt, conséquences de la confrontation du droit aux faits semble donc faire défaut à cet avis du Conseil d’Etat comme de la Cour de la Cassation. Il faut bien l’admettre, l’on relève une altération de la juris dictio exercée par le juge ;

altération allant, malgré tout, dans le sens d’une extension du pouvoir de la juridiction

suprême de dire le droit. Dans ce cadre, l’on assiste donc à un juge qui dit de plus en plus le

droit sans trancher de litige ; facteur de déviation du rôle du juge vers un rôle quasiment

purement normatif et rejoignant alors la pratique d’antan de l’arrêt de règlement.

Pour conclure sur ce premier point essentiellement conceptuel, la fonction

jurisprudentielle se distingue de la fonction juridictionnelle ; l’on ne saurait les assimiler,

même si néanmoins, elles restent toutes deux intimement liées : le pouvoir normatif du juge

trouverait sa source, sa spécificité et sa légitimité dans cette mission spécifique consistant à

trancher les litiges, la fonction juridictionnelle.

Pour toutes ces raisons, nous avons choisi délibérément de dissocier ces deux fonctions tout aussi exaltantes l’une que l’autre. Toutefois, une dernière précision s’impose. Notre étude tend à l’analyse non pas de la

jurisprudence, ni de la fonction jurisprudentielle du Conseil d’Etat, mais de sa « fonction de

jurisprudence ». Nous n’entendons assurément pas nous consacrer en l’espèce aux fonctions

de la jurisprudence, c’est à dire au rôle qu’elle prétend assumer dans notre société. Certes, il

n’est pas totalement inutile de rappeler la triple fonction remplie par cette source de droit. Elle

se voit ainsi chargée d’appliquer les règles légales et de préciser leur portée dans les multiples

circonstances qui se présentent en pratique ; ou remédier aux lacunes et obscurités que

comportent inévitablement un code ou une loi ; ou enfin adapter le droit à l’évolution de la

société et combler les lacunes qui naîtront de pratiques nouvelles67. En réalité, appréhender la

« fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat » peut paraître surprenant étant donné la

distinction préalablement établie entre la fonction « juridictionnelle » et la fonction

« jurisprudentielle ». Il est vrai que ce que nous nous proposons d’analyser rejoint fortement

la fonction qualifiée jusque là de « jurisprudentielle » ; c’est à dire le pouvoir par lequel le

Conseil d’Etat dit le droit et est à l’origine des principales règles de droit qui, issues de cas

certes concrets, s’élèvent au rang de « jurisprudence », c’est à dire de règles juridiques

concurrençant les autres sources de droit telles que la loi et le règlement ou les normes

internationales et bâtissant le droit administratif tout entier. Les raisons d’un tel titre résident

essentiellement dans la volonté d’user d’un vocable fort car litigieux – la jurisprudence - en la

présentant finalement comme la concrétisation du pouvoir normatif du juge. Il s’agissait de

faire apparaître, à côté des deux autres fonctions traditionnelles bien connues, les fonctions

67 Encyclopedia Universalis, op. cit.

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législative et exécutive, une troisième fonction tout aussi fondamentale : la fonction de

jurisprudence, cette dernière s’élevant comme l’instrument du Palais Royal lui permettant

d’exercer sa juris dictio. Autrement dit, par la fonction de « jurisprudence », l’on ne vise

certainement pas l’ensemble des décisions issues du Conseil d’Etat, mais précisément

l’ensemble des décisions de principe68 émanant du Palais Royal et par lesquelles, au-delà de

l’espèce qu’il règle, il pose une norme essentielle du droit administratif, fixant une vraie règle

de droit susceptible, par les processus de sédimentation, de répétition et de constance, de

prendre une forme générale et abstraite.

Car, en réalité, étudier la fonction de jurisprudence suit un leitmotiv bien précis guidant toute

notre démonstration : le Conseil d’Etat conserve-t-il encore aujourd’hui en ce début de vingt

et unième siècle l’initiative des principales règles de droit bâtissant, voire rénovant

aujourd’hui notre droit administratif ? Car il est un constat que l’on ne peut oublier : le

prestige du Palais Royal, prestige qu’il a acquis au prix d’une jurisprudence de poids et de

qualité sculptant le droit administratif. Il n’est pas rare de présenter le Conseil d’Etat telle une

juridiction davantage soucieuse de fixer le droit, de bâtir une cathédrale jurisprudentielle que

de trancher les litiges69. Certains présentaient d’ailleurs cette juridiction, alors autrefois juge

d’appel, comme « excessivement perfectionniste, un peu trop éloignée des réalités de

« terrain »70.

Nul ne saurait contester le rôle dynamique et puissant du Conseil d’Etat dans l’œuvre

d’élaboration du droit administratif. L’on n’hésite pas à faire l’éloge de ce « père du droit

administratif »71 qui, en l’absence de texte régissant la matière, s’est acquitté d’un devoir

d’invention du droit administratif.

Un discours prononcé par le Premier Ministre Lionel Jospin s’adressant au Conseil d’Etat

s’est ainsi voulu particulièrement élogieux, le Premier Ministre exprimant « le respect du

gouvernement envers cette Haute institution »72, ajoutant : « Le droit administratif tel que

vous l’avez élaboré est un droit vivant et ouvert. Vivant car il sait pendre en compte les

évolutions des mœurs et de la société, de manière à toujours garantir le nécessaire et difficile

68 Car il ne faut pas occulter que les décisions de la juridiction suprême n’ont pas toutes une valeur d’arrêt de principe ; l’on distingue à ce stade les « arrêts de principe » et les purs « arrêts d’espèce ». E. GARCON avançant : « Les arrêts ne se comptent pas, ils se pèsent et s’apprécient. Il est clair que le jugement d’un tribunal, les arrêts mêmes d’une cour d’appel n’ont pas l’autorité d’une décisions de la Cour de cassation ; parmi celle-là même, il y a bien des distinctions à établir., Préface du Code pénal annoté, 1901. 69 A. MARION, « Du mauvais fonctionnement de la juridiction administrative et de quelques moyens d’y remédier », Pouvoirs, Droit administratif : bilan critique, n° 46, P.U.F., 1988, p. 26. 70 H. ISAÏA, Les Cours administratives d’appel. Approche critique, Economica, 1993, p. 266. 71 D. TRUCHET, Y. ROBINEAU, Le Conseil d’Etat, op. cit., p. 102. 72 L. JOSPIN, « Le Conseil d’Etat, passé, présent et devenir », Deuxième centenaire du Conseil d’Etat. Journées d’études (Journées internationales), La Revue Administrative, P.U.F., 2001, p. 643.

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équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits et libertés des

citoyens »73. Le Premier Ministre corrobore en outre cette affirmation en rappelant

l’intervention du Haut juge sur des questions sensibles telles que le port du foulard

islamique74.

L’on ne doute donc plus guère de ce que le Conseil d’Etat s’érige telle l’institution centrale de

la République qui a vocation à « créer une œuvre qui se développe au fil des ans avec

cohérence, dans la continuité, en progressant à partir de quelques grands principes, dont la

portée est précisée et la teneur enrichie par les apports successifs de la jurisprudence »75.

D’autant que l’absence pour le droit administratif de tout code, de tout texte à l’image du droit

civil a suscité cette création prétorienne maîtrisée de longues années de manière

monopolistique par le Palais Royal. La jurisprudence du Conseil d’Etat a su faire naître le

droit administratif76.

Certains estiment toutefois que faute de connaître en France un système de précédent

obligatoire tel qu’il existe dans le système de Common Law, la règle issue de la jurisprudence

ne serait jamais obligatoire et ne pourrait ainsi être à l’origine d’une norme juridique

s’imposant en droit. Cette conception repose sur l’idée que la jurisprudence du Conseil d’Etat

étant toujours susceptible de revirement, elle n’est jamais obligatoire et la règle ainsi dégagée

ne saurait être générale et abstraite.

Hugues LE BERRE affirme alors clairement : « Le revirement prive la jurisprudence des

critères de la norme »77, tandis que d’autres soutiennent : « l’interdiction faite au juge de se

lier pour l’avenir fait obstacle à ce que la décision de justice puisse être élevée au rang de

règle de droit générale et abstraite »78. Les partisans de cette thèse considèrent donc que ce qui

constitue l’originalité de la jurisprudence administrative, c’est à dire son caractère mouvant et

évolutif -le Conseil d’Etat pouvant toujours revenir sur sa propre décision- constitue un

73 Ibid. 74 C.E., Avis, Ass. Générale, 27 novembre 1989, Laïcité de l’enseignement (foulard islamique), n° 346 893, Y. GAUDEMET, B. STIRN, T. DAL FARRA, F. ROLIN, Les grands avis du Conseil d’Etat, 2ème édition, Dalloz, 2002, p. 225 ; E.D.C.E. 1990, p. 239 ; A.J.D.A. 1990, p. 39, note J.P.C. ; R.F.D.A. 1990, p. 1, note J. RIVERO, confirmé au niveau contentieux par l’arrêt du C.E., Ass., 2 novembre 1992, Kherroua, Rec. p. 389 ; R.F.D.A. 1993, p. 112, Concl. KESSLER ; A.J.D.A. 1992, p. 790, Chron. C. MAUGÜE et R. SCHWARTZ ; R.D.P. 1993, p. 220, Note SABOURIN ; D. 1993, p. 108, Note KOUBI. 75 Ibid. 76 B. PACTEAU, « La jurisprudence, une chance du droit administratif ? », R.A., n° spécial, 1999, p. 74. 77 H. LE BERRE, Les revirements de jurisprudence en droit administratif de l’an 8 à 1998 (Conseil d’Etat et Tribunal des Conflits), Thèse, Paris, L.G.D.J., 1999, p. 73. 78 B. STARCK, H. ROLAND, L. BOYER, Introduction au droit, 3ème édition, Litec, p. 341, n° 822 – 823 ; AUBRY, RAU, Droit civil français, 7ème édition, Tome 1 ; F. GAZIER, R.I..D.C. 1986, Vol. 8, p. 161 : « L’absence d’obligation de respecter les précédents n’est pas faite pour réserver à la jurisprudence une place significative dans l’élaboration du droit » ; J. ROCHE, « Réflexions sur le pouvoir normatif de la jurisprudence », A.J.D.A. 1962, p. 532 et spéc. p. 539

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obstacle à la consécration du pouvoir normatif de cette Haute instance dans la mesure où cette

insécurité juridique rend la jurisprudence insusceptible d’induire une norme juridique79.

Il nous faut, dans le cadre de notre étude, écarter cette pensée. Car si le juge n’est jamais lié par sa propre jurisprudence , le législateur peut lui-aussi tout à fait reconsidérer et remodeler la loi ! P. HEBRAUD reconnaît en effet que « tout ce qui a été fait par une autorité compétente, dans la forme régulière, peut toujours être rétracté ou modifié dans les mêmes conditions, par la même autorité, sous la forme d’un acte contraire »80. Il est donc impossible à notre sens de dénier à la jurisprudence la valeur de source de droit et encore moins occulter le pouvoir créateur du Conseil d’Etat sous prétexte que la France ne pratique pas le système du précédent obligatoire. Le juge peut à l’instar du législateur ou du gouvernement revenir sur sa jurisprudence de la même manière que ces deux précédentes autorités sont autorisées à reconsidérer les lois ou décrets ! Et justement, qu’il nous soit permis d’admettre avec J. HARDY81 et G. DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE82 que cette faculté pour le juge de reconsidérer ses vues constitue finalement la meilleure manifestation du pouvoir normatif du juge83. Ainsi, « loin de manifester la faiblesse de son pouvoir normatif, cette liberté exprime au contraire la plénitude : en effet, elle signifie que le juge, compétent pour créer des principes, l’est également pour les modifier »84.

Ces données conceptuelles exposées, il nous semble encore indispensable de présenter

les différentes raisons nous ayant conduits à traiter un tel sujet.

Il est évident que ce sujet en toute apparence classique appelle, malgré tout, certaines

précisions.

Il n’est pas inutile de rappeler que nous ne nous proposons pas de démontrer que le Conseil

d’Etat détient un pouvoir normatif et encore moins de rechercher si la jurisprudence qu’il

produit constitue ou non une source de droit. Ce que nous tentons d’appréhender sont en

vérité les rapports entretenus entre le Conseil d’Etat, Cour suprême de l’ordre administratif et

les autres instances juridictionnelles essentiellement nationales, et ce, dans le cadre d’une

problématique axant tout notre travail : la fonction de jurisprudence . Plus précisément, nous

nous attacherons à analyser la consistance du pouvoir appartenant au Conseil d’Etat de dire le

droit, c’est à dire d’être à l’origine des principales jurisprudences forgeant le droit

administratif. Ce sujet nous est apparu à la lecture de différents écrits annonçant un « déclin

79 En ce sens : J. ROCHE, « Réflexions sur le pouvoir normatif de la jurisprudence », op.cit. 80 P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », op. cit., p. 337. 81 J. HARDY, « Le statut doctrinal de la jurisprudence en droit administratif français », R.DP. 1990, p. 453. 82 G. DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE, op. cit., p. 194. 83 J. HARDY, « Le statut doctrinal de la jurisprudence en droit administratif français », op. cit. : « Certes, le juge peut – en théorie – à tous moments changer d’avis. Mais, c’est précisément le propre d’un organe doué d’un pouvoir normateur ». 84 G. DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE, op. cit., p. 194.

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du pouvoir jurisprudentiel du Conseil d’Etat »85, l’auteur justifiant notamment ce déclin par la

prolifération de textes écrits se substituant à la jurisprudence fondatrice du droit administratif.

C’est en ces termes que le Professeur LINOTTE expose : « Le droit administratif sous nos yeux change d’âge »86 ; tandis que Charles EUMANN87 avance : « de l’âge héroïque de la formation et de la création, il passe à l’âge plus tranquille, mais plus rassurant de la maturité. Le juge administratif peut donner le pas à sa fonction de contrôle sur sa fonction normative »88.

Plus alarmant reste le constat opéré par différents auteurs tendant à un bilan analogue : les

grandes heures du droit administratif, de la fondation d’un droit administratif prétorien, à

l’initiative quasiment souveraine du Palais Royal, ne sont plus. Ainsi, certains n’hésitent pas à

avancer de manière univoque : « L’époque des grandes constructions jurisprudentielles étant

révolue depuis de nombreuses années, et la prolifération des textes ont réduit le domaine du

pouvoir créateur du juge »89.

Le Professeur ROBERT affirme de manière tout aussi claire : « Il est bien vrai qu’a disparu

l’époque où les arrêts de la Haute juridiction du Palais Royal élaborait, pierre après pierre,

l’édifice majestueux et édifiant de la jurisprudence administrative, c’est à dire en fait du droit

administratif français »90.

Dans ce contexte de recul des grandes constructions prétoriennes, constructions qui pendant

longtemps constituaient le fruit de l’activité normative du Conseil d’Etat qu’il exerçait de

manière quasi monopolistique91, l’on est alors en droit de se demander quel est aujourd’hui le

sort de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat. En d’autres termes, cette Haute

instance conserve-t-elle aujourd’hui sa mission principale, la « juris dictio » conduisant à la

fondation du droit administratif et qui lui a valu tout son prestige ou assiste-t-on au contraire à

un déclin du droit administratif prétorien et donc, par effet ricochet, à l’anéantissement du

pouvoir de création du droit du Conseil d’Etat ? C’est en réalité l’émergence de

« concurrents »92 au Conseil d’Etat qui nous a amenés à cette controverse.

D. TRUCHET pose comme premier concurrent, le législateur qui se montre de plus en plus

actif. En effet, « peu à peu le texte législatif ou réglementaire, soit en raison du mouvement

général d’inflation législative, soit en raison d’une autolimitation du juge administratif tendent

85 D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel », A.J.D.A., 1981, p. 632. 86 Ibid. 87 Ch. EUMANN, « Dix ans de jurisprudence du Conseil d’Etat », E.D.C.E., n° 28, 1976, p. 35. 88 D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel », op. cit., p. 633. 89 Ch. EUMANN, « Dix ans de jurisprudence du Conseil d’Etat », op. cit., p. 35. 90 J. ROBERT, « Conseil d’Etat et Conseil Constitutionnel. Propos et variations », R.D.P., 1987, p. 1151 et spéc. p. 1152. 91 Le Conseil d’Etat étant pendant longtemps l’unique dispensateur de la jurisprudence administrative. 92 D. TRUCHET, Y. ROBINEAU, Le Conseil d’Etat, op. cit., p. 109.

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à pendre le relais de la jurisprudence, qui retrouve ainsi sa place de source supplétive »93.

Cette prolifération de textes, notamment de lois en droit administratif constitue une petite

révolution dans la mesure où cette matière, d’essence prétorienne, se voit le plus souvent

réformée par des textes ; le législateur apportant des modifications au droit administratif

général94, de sorte que, au final, l’on constate que la loi prendrait la place première occupée

autrefois par la jurisprudence.

Ce mouvement de codification du droit administratif remet-il alors en cause le pouvoir

créateur de notre Conseil d’Etat ? Car dès l’instant où l’on avance : « Nous ne sommes plus à

l’époque des grands arrêts mais des grands textes. Les grandes lois prolifèrent non les grands

arrêts du Conseil d’Etat »95, il est évident que notre sujet prend tout son relief. L’on ne peut

toutefois pas nier le caractère de plus en plus écrit du droit administratif96 ; d’autant que

d’éminents auteurs avaient déjà préalablement préconisé cette substitution de textes à la

jurisprudence administrative. Le Doyen VEDEL, dans son étude intitulée « Le droit

administratif peut-il rester indéfiniment jurisprudentiel ? »97 prônait en effet de le rendre plus

accessible et plus cohérent. Et si aujourd’hui, « l’heure est au rééquilibrage des sources écrites

et jurisprudentielles internes du droit administratif »98 il ne fait pas de doute que l’on craint

malgré tout pour la fonction de jurisprudence de notre Conseil d’Etat. Cette substitution de la

loi à la jurisprudence99 ne générera-t-elle pas un tarissement, voire plus grave, un

anéantissement de la mission principale du Conseil d’Etat : dire le droit à travers une

jurisprudence de qualité par laquelle il a forgé la matière ?

Nous nous consacrerons davantage à ce problème au sein même de notre analyse, mais il faut

constater d’emblée que malgré l’avènement d’un droit de plus en plus écrit100, certains auteurs

émettent les deux propositions suivantes : « Le droit administratif est de plus en plus un droit

écrit » ; « Le droit administratif est toujours un droit fondamentalement jurisprudentiel »101.

Il est vrai que l’on ne peut nier ce mouvement de substitution d’un droit écrit à un droit

d’origine prétorienne, toutefois nous convenons que le droit administratif serait encore

« fondamentalement », « essentiellement » jurisprudentiel, dans la mesure où la règle posée

93 D. LINOTTE, article précité, p. 633. 94 Ibid., p. 634. 95 J. ROBERT, « Conseil d’Etat et Conseil Constitutionnel. Propos et variations », op. cit., p. 1152. 96 F. MELLERAY, « Le droit administratif doit-il redevenir jurisprudentiel ? Remarques sur le déclin paradoxal de son caractère jurisprudentiel », A.J.D.A., 2005, p. 637. 97 G. VEDEL, « Le droit administratif peut-il être indéfiniment jurisprudentiel ? », E.D.C.E., 1979, n° 31, p. 31. 98 L. TARZUL, Les mutations des sources du droit administratif, L’Hermès, 1994, p. 275. 99 S. THERON, « La substitution de la loi à la jurisprudence administrative : la jurisprudence codifiée ou remise en cause par la loi », R.F.D.A., 2004, p. 230. 100 F. MELLERAY, « Le droit administratif peut-il être indéfiniment jurisprudentiel ? », op. cit., p. 637. 101 Ibid.

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par le législateur ne trouvera sa consistance et son effectivité que par le truchement de

l’activité jurisprudentielle du Conseil d’Etat.

Voilà donc l’un des phénomènes qui a suscité le choix de notre étude. L’anéantissement du

pouvoir créateur du Conseil est-il avéré ? Quel est l’avenir du pouvoir de juris dictio de notre

Palais Royal dans ce contexte ?

Pourtant, d’autres concurrents au Conseil d’Etat ont pu être présentés par la doctrine. L’on

fait état de la « pression croissante des normes internationales »102 et notamment des traités

internationaux, de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des

libertés fondamentales, et du droit communautaire.

Il est en effet admis depuis quelques années déjà que la mission du Conseil d’Etat de dire

le droit se trouve affectée par les influences européenne et communautaire, par ce mouvement

d’européanisation du droit administratif, conjugué à une activité grandissante et de plus en

plus influente des Cours souveraines externes, à savoir : la Cour Européenne des Droits de

l’Homme (C.E.D.H.) et la Cour de Justice des Communautés Européennes (C.J.C.E.). L’on ne

peut évidemment passer outre ces concurrents extérieurs susceptibles de mettre à mal de

nouveau son activité normative. Pourtant, les exigences de la recherche et les impératifs d’un

travail de thèse ne nous conduiront à n’envisager cet aspect qu’à l’occasion de cette partie

introductive, renvoyant pour plus de détails aux différents et complets ouvrages consacrés à

ce problème103.

La question qui nous anime concernant ces Cours européennes consiste à se demander si,

face à la jurisprudence de plus en plus influente, tant de la C.E.D.H. que de la C.J.C.E., ne

s’instaurerait-il pas une sorte de système de précédent obligatoire tel qu’il est pratiqué dans le

système anglo saxon, de sorte que les décisions de ces juridictions souveraines externes

s’imposeraient, sinon en droit, du moins en fait, au Conseil d’Etat, Cour Suprême de l’ordre

administratif français, qui alors se verrait dépouillé de sa principale mission : dire le droit

souverainement ! Et force est d’admettre qu’un constat s’impose, ces juridictions

européennes et les décisions qu’elles rendent jouent un rôle grandissant dans le

développement de la jurisprudence française ; leurs interprétations ayant vocation à s’imposer

102 D. TRUCHET, Y. ROBINEAU, Le Conseil d’Etat, op. cit. 103 Voir sur ce thème : J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, L’autorité des décisions de justice constitutionnelle et européenne sur le juge administratif français, Thèse, Bordeaux I, L.G.D.J., 1998 ; S. BRACONNIER, Jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et droit administratif français, Thèse, Poitiers, 1995, Bruylant-Bruxelles, 1997 ; L. POTVIN-SOLIS, L’effet des jurisprudences européennes sur la jurisprudence du Conseil d’Etat français, Thèse, L.G.D.J., 1999 ; L. SERMET, Convention Européenne des Droits de l’Homme et contentieux administratif français, Paris, Economica, 1996.

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aux juridictions externes. Il n’est pas très ardu de mentionner quelques exemples illustrant

cette altération de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat du fait de l’activité

prétorienne influente de la C.E.D.H. et de la C.J.C.E.

L’activité de la Cour de Strasbourg, tout d’abord, s’avère notoire et conditionne

réellement la jurisprudence administrative du Conseil d’Etat. L’on assiste, en effet, sous

l’effet de la jurisprudence strasbourgeoise à une jurisprudence administrative d’un nouveau

genre, davantage axée vers les droits fondamentaux de la personne humaine.

Pourtant, s’il n’est guère contesté aujourd’hui que le juge national reçoit assez bien la

production de la Cour européenne, cette réalité n’a pas toujours été avérée.

La France qui aime à se présenter telle la « patrie des droits de l’homme » n’a en fait ratifié la

Convention européenne des droits de l’homme que le 3 mai 1974, soit quatorze ans après sa

signature. Ce constat se révèle d’autant plus surprenant que René CASSIN, vice-président du

Conseil d’Etat de 1944 à 1960 était l’un des inspirateurs de cette Convention, rendant ainsi

paradoxale la lenteur des rapports qui se sont établis entre le Conseil d’Etat et la Cour de

Strasbourg !

Cette frilosité de la France à l’égard de la construction européenne peut trouver son origine

dans la guerre d’Algérie qui a amené la France à violer les droits de l’homme les plus

élémentaires ; ce qui aurait exposé la France à une condamnation probable si elle avait ratifié

la Convention avant 1974.

Et il a fallu encore attendre sept ans pour que la France se décide, le 2 octobre 1981, sous la

présidence de François MITTERRAND, à ratifier la clause facultative autorisant les

particuliers à saisir la Commission. Toutefois, malgré une certaine résistance de la France à

souscrire à la Convention européenne, il faut constater que depuis quelques années la

jurisprudence élaborée par notre juge suprême est en partie conditionnée, déterminée par les

arrêts rendus par la Cour de Strasbourg. L’on relève en effet une « discipline de plus en plus

marquée [du Palais Royal] à l’égard de la jurisprudence strasbourgeoise »104 ; la discipline

jurisprudentielle du Conseil l’emportant sur la dissidence d’antan. L’on assiste à un Conseil

d’Etat de plus en plus attentif et réceptif à l’activité prétorienne de la C.E.D.H105., participant

ainsi pleinement à l’Europe des droits de l’homme. Pourtant le Haut juge tente de se montrer

somme toute relativement indépendant dans cette phase d’adaptation du droit administratif

français aux exigences de la jurisprudence de la C.E.D.H. Il n’est pas rare de relever, en effet,

104 Ibid. 105 B. STIRN, « Le Conseil d’Etat et l’Europe », in Mélanges en l’honneur de G. BRAIBANT, L’Etat de droit, Paris, Dalloz, 1996, p. 653.

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des décisions émanant du Conseil dans lesquelles, bien que suivant des aspirations analogues

à celles de la Cour de Strasbourg, c’est à dire la défense des droits de l’homme et des libertés

fondamentales, le Haut juge français use de normes internes comme fondement à sa propre

décision ou devance même parfois la solution de la Cour de Strasbourg. L’on assiste à un

Conseil d’Etat très brillant dans ce mouvement d’adaptation du droit administratif au droit

européen des droits de l’homme.

Ainsi, le droit à un procès équitable, principe essentiel issu de l’article 6-1 de la

Convention de 1950, peut être cité parmi les domaines les plus connus du ralliement du

Conseil à l’enseignement de la Cour strasbourgeoise. Par un revirement de jurisprudence très

remarqué, le Conseil d’Etat a, en 1996, mis fin à une divergence très ancienne avec la

C.E.D.H. et reconnu que les juridictions ordinales statuant en matière disciplinaire devaient

siéger en audience publique conformément aux dispositions de l’article 6-1 de la Convention

Européenne et les exigences de ce que l’on nomme le « droit à un procès équitable »106.

Rejoignant alors la position prônée par la Cour européenne dans l’arrêt König, Le Compte,

Van Leuven et De Meyere107, le Conseil d’Etat admet enfin de revenir sur la position

traditionnelle qu’il défendait et qui semblait irréversible ; ce juge ayant à plusieurs reprises

proscrit la voie dictée par la Cour de Strasbourg108. Nul ne conteste plus alors le ralliement de

la jurisprudence administrative du Conseil d’Etat aux enseignements strasbourgeois.

Un autre domaine tout aussi célèbre atteste encore de ce mouvement intense de convergence

entre le Conseil et la Cour européenne : le droit des étrangers. Plus précisément, les mesures

d’éloignement forcé frappant ces étrangers constituent le fief de revirements de jurisprudence

entrepris par le Palais Royal afin de suivre la voie dictée depuis Strasbourg. Ainsi, après une

longe période de franche hostilité du Conseil à l’égard de l’article 8 de la Convention

européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de son application aux mesures

d’éloignement touchant ces étrangers109, la Haute juridiction française accepte de revoir sa

copie. Un premier pas sera franchi par le Conseil dans le sens de l’application de cet article 8

aux mesures d’éloignement des étrangers à l’occasion de la décision Beldjoudi110. Pourtant

cette décision restait encore frileuse. Le cap sera véritablement franchi par la décision

106 C.E., Ass., 14 févreir 1996, Maubleu, Rec. p. 34 ; J.C.P. 1996, II, 22669, Chron. VION et LASCOMBE ; R.F.D.A. 1996, p. 1186, Concl. SANSON ; A.J.D.A. 1996, p. 358, Chron. STAHL et CHAUVAUX. 107 C.E.D.H., 28 juin 1978, König, Série A, n° 27 ; C.E.D.H., 23 juin 1981, Le Compte, Van Leuven, De Meyere, Série A, n° 43. 108 C.E., Sect., 27 octobre 1978, Debout, Rec. p. 395 ; C.E., 11 juillet 1984, Subrini, Rec. p. 259. 109 C.E., 25 juillet 1980, Touami Ben Abdeslem, J.C.P. 1981, II, 19613, obs. B. PACTEAU. 110 C.E., 18 janvier 1991, Beldjoudi, Rec. p. 18.

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Belgacem et Babas111, arrêts ouvrant la voie à une application de cet article 8 à d’autres

mesures que l’expulsion ou la reconduite à la frontière, comme notamment le refus de titre de

séjour ou de visa112.

D’autres exemples pourraient encore venir étayer le développement et corroborer la thèse de

l’adaptation des décisions du Conseil d’Etat aux orientations strasbourgeoises. S’il ne nous est

pas permis de développer ces illustrations, qu’il nous soit tout de même de mentionner

quelques arrêts significatifs. Le Conseil d’Etat a, notamment, eu l’occasion d’élaborer de

nouveaux principes généraux du droit en matière d’extradition inspirés des valeurs de la

Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme : l’obligation pour l’Etat

requérant de respecter les droits et libertés fondamentaux113. De manière similaire, le Conseil

est intervenu afin de fixer un principe inédit du droit de l’extradition : celui selon lequel

l’application de la peine capitale à une personne faisant l’objet d’une mesure d’extradition

s’avère contraire à l’ordre public français ; l’Etat requis devant alors obtenir l’assurance que

l’Etat requérant n’exécutera en aucune manière cette sentence même si une telle

condamnation n’a toujours pas été abolie dans cet Etat114. Là encore, l’impact du droit

européen ne fait pas de doute et a permis un enrichissement de la jurisprudence administrative

française davantage soucieuse des droits et libertés fondamentaux115. Sans occulter l’influence

tout à fait palpable de ce droit promu par la C.E.D.H. lors de décisions remarquables du Palais

Royal. Le revirement opéré par les décisions Hardouin et Marie116 et marquant une réduction

de la catégorie des mesures d’ordre intérieur trouve en effet son fondement dans la

Convention même de 1950117.

Il est évident que ces brèves illustrations du phénomène de rapprochement de la jurisprudence

administrative et de celle de la C.E.D.H. pourraient tout à fait être complétées.

Le contexte communautaire appelle, lui aussi, de brèves considérations. Là encore l’on

se souvient de la longue réticence du Palais Royal quant à l’intégration communautaire.

Pendant quelques années, et s’opposant alors tant au Conseil Constitutionnel qu’au juge

111 C.E., 19 avril 1991, Belgacem et Babas, Rec. p. 152. 112 C.E., 10 avril 1992, Minin, A.J.D.A. 1992, p. 374, et p. 332, Chron. C. MAUGÜE et R. SCHWARTZ. 113 C.E., Ass., 24 septembre 1994, Lujambio Galdeano, Rec. p. 380 ; A.J.D.A. 1984, p. 669, CHRON ; E. SCHOETTL et S. HUBAC ; J.C.P. 1984, II, 20346, Concl. B. GENEVOIS. 114 C.E., 27 février 1987, Fidan, Rec. p. 84 ; D. 1987, J., p. 305, Concl. J.-C. BONICHOT. 115 En ce sens : C.E., Ass., 1er avril 1988, Berreciartua-Echarri, J.C.P. 1988, II, 21071, Concl. VIGOUROUX, pour un nouveau Principe général du droit en matière de droit des réfugiés. 116 C.E., Ass., 17 février 1995, HARDOUIN ET Marie, Rec. p. 84. 117 De même que s’agissant la réduction des actes de gouvernement. Voir à ce propos : C.E., Ass., 13 octobre 1993, Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, Gouverneur de Colonie royale de Hong Kong, , Rec. p. 268.

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judiciaire, le Conseil d’Etat s’est montré réfractaire à la réception du droit communautaire. Il

a ainsi été présenté comme le centre d’une vigoureuse opposition à la construction

communautaire qui, malgré la défection successive de la Cour de cassation puis du Conseil

Constitutionnel, était considéré comme le « symbole de la résistance gallicane à l’ultra

montanisme de Luxembourg, dernier rempart de l’authenticité du droit public français »118.

Cette réticence face à l’intégration communautaire se justifiait par la crainte essentielle

d’attenter à la souveraineté nationale, la principale angoisse étant de savoir si l’Etat national

garderait sa place dans cet espace européen. C’est ainsi que se sont dans un premier temps

instaurés des rapports très tendus entre le Conseil d’Etat et la C.J.C.E. La primauté du droit

communautaire sur le droit interne s’éleva comme la première vague de vive résistance de la

part du Haut juge français qui laissera place, toutefois, à partir de 1989119 à une capitulation

remarquée de la Haute instance. Mais la question de la primauté du droit communautaire ne

constituera toutefois pas l’unique illustration du mouvement de rapprochement du Conseil

d’Etat et de la C.J.C.E. après un temps de profonde divergence. D’autres domaines ont connu

une réticence formelle du Conseil d’Etat pour finalement rejoindre la position de la C.J.C.E.

La question de l’effet direct des directives communautaires s’est elle aussi trouvée au cœur

d’une vive opposition entre le Conseil d’Etat et la C.J.C.E.. Rejetant de manière catégorique

l’effet direct des directives communautaires120, le Conseil d’Etat s’oppose à la solution

dégagée par la Cour luxembourgeoise lors de sa décision Van Dhuyn121. Toutefois, si le rejet

par le Conseil de tout effet direct de ces directives communautaires fut rappelé à plusieurs

reprises122, il nous faut malgré tout attirer l’attention sur l’évolution notable intervenue en la

matière. En effet, le Haut juge administratif ne tardera pas à développer une jurisprudence

favorable à la pleine efficacité de ces actes en droit interne. Et six ans après la décision Cohn

Bendit, il adopte un arrêt dans lequel il consent à effectuer un contrôle de la légalité des actes

réglementaires de transposition des directives conformément aux objectifs de celle-ci123. Une

autre décision marquera le point de départ de la tendance par laquelle le Palais Royal tolère

118 D. SYMON, « Le juge administratif et le juge européen », in Le juge à l’aube du 21ème siècle, Presses Universitaires de Grenoble, 1995, p. 369 et spéc. p. 370. 119 C.E., Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. p. 190 ; Concl. FRYDMAN ; J.C.P. 1989, II, 21371, Concl. ; R.F.D.A. 1989, p. 812, 824, Note GENEVOIS ; p. 993, Note FAVOREU ; p. 1000, Note DUBOUIS ; A.J.D.A. 1989, p. 756 et 788, Chron. E. HONORAT et E. BAPTISTE ; L.P.A. 15 Novembre 1989, note GRUBER ; R.D.P. 1990, p. 801, Note TOUCHARD ; D. 1990, J., p. 135, Note SABOURIN. 120 C.E., Ass., 22 décembre 1978, Min. de l’Intérieur c/ Cohn Bendit, Rec. p. 524. 121 C.E.D.H., 4 décembre 1974, Van Dhuyn, Rec. p. 1337. 122 C.E., 28 novembre 1990, Sovinscop, Rec. p. 662 ; C.E., 25 février 1981, Centre international dentaire ; C.E., 30 avril 1982, Roland, Rec. p. 457. 123 C.E., 28 septembre 1984, Confédération nationale des sociétés de protection des animaux de France, Rec. p. 481 ; A.J.D.A. 1984, p. 695, Concl. JEANNENEY ; R.D.P. 1985, p. 804, Note J.-M. AUBY.

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que les particuliers se prévalent à l’encontre d’actes réglementaires des dispositions d’une

directive n’ayant pas été transposée en droit interne et dont le délai de transposition s’avère

expiré124. En d’autres termes, le Haut juge administratif accepte de contrôler la conformité

aux exigences de la directive d’actes réglementaires et non plus exclusivement des actes

réglementaires de transposition.

Malgré tout, l’évolution la plus remarquable en ce domaine réside en la décision Tête125 par

laquelle le Conseil octroie à ces directives un « quasi effet direct » et ce au terme de

différentes jurisprudences se ralliant sur la volonté du Conseil de conférer à ces actes une

efficacité indéniable en droit interne, même si le Haut juge administratif ne leur a pas encore

explicitement alloué d’effet direct…126

Le rapprochement entre le Conseil d’Etat et la C.J.C.E. est donc manifeste. Un autre thème

peut enfin être exploité afin de témoigner d’un autre mouvement de convergence entre ces

juridictions : la pratique du renvoi préjudiciel. Cette procédure, instituée par l’article 177 du

Traité de Rome127 assurant à la C.J.C.E. le rôle d’interprète authentique des dispositions des

traités communautaires, constitue un « instrument de coopération judiciaire entre la C.J.C.E.

et les juridictions nationales ». Ainsi, dans l’hypothèse où une question d’interprétation ou

d’appréciation de validité d’une disposition communautaire est « soulevée devant une

juridiction d’un des Etats membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce

point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la C.J.C.E. de statuer sur cette

question ». Pourtant, là encore le Conseil s’est illustré par une profonde désaffection pour

cette pratique. Usant, voire abusant de la théorie dite de l’acte clair128, le Conseil s’est souvent

délié de cette obligation de renvoyer à la Cour de Luxembourg pour interprétation. L’on note

donc avec regret un usage parcimonieux de ce renvoi préjudiciel et un usage abusif de la

théorie de l’acte clair129. Pourtant, et depuis quelques années, la tendance semble s’inverser à

la faveur d’un usage plus fréquent par le Conseil d’Etat de ce mécanisme. L’on relève alors

124 C.E., 7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature, Rec. p. 410 ; R.D.P. 1985, p. 811, note J.-M. AUBY ; A.J.D.A. 1985, p. 83, Chron. S. HUBAC et J.-E. SCHOETTL ; R.F.D.A. 1985, p. 303, Concl. O. DUTHEILLET DE LAMOTHE. 125 C.E., Ass., 6 février 1988, Tête et Association de sauvegarde de l’Ouest Lyonnais, Rec. p. 30. 126 C.E., 3 décembre 2001, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital, n° 218029 où le Conseil maintient la solution Cohn Bendit. 127 Actuel article 234 du traité C.E. 128 Théorie intervenue à l’occasion de la décision C.E., 19 juin 1964, Sté des pétroles Shell Berre, Rec. p. 109, Concl. N. QUESTIAUX ; R.D.P. 1964, p. 1019, Concl. 129 C.E., Ass., 27 juillet 1979, Syndicat national des fabricants de spiritueux consommés à l’eau, A.J.D.A. 1979, p. 42, Concl. M. GENEVOIS ; C.E., Ass., 28 février 1975, Sieur Herr, Rettig et Boss c/ E.D.F., Rec. p. 162 ; C.E., 4 mai 1979, Département de la Savoie, Rec. p. 196 ; C.E., 27 juillet 1979, Comité d’action écologique pour la sauvegarde de la Provence et de la Plaine du Rhône, ; C.E., 12 décembre 1986, Sté Jean Lion, Rec. p. 279 ; C.E., 25 septembre 1987, Sté pour l’exploitation des sucres, Rec. p. 294 ; C.E., 31 juillet 1992 , Sté Sucre-Union, Rec. p. 311.

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une nette progression des renvois préjudiciels sur les dispositions communautaires

insaisissables pour le Conseil d’Etat dès la fin des années 1980130. Le Haut juge administratif

semble avoir mis fin à un usage abusif de la théorie de l’acte clair et procède à des renvois

préjudiciels de plus en plus nombreux. De nouveau, nul ne contestera ce mouvement de

ralliement du Conseil vers la Cour de justice, et plus précisément de cette coopération

grandissante qui s’instaure entre ces instances.

L’on note alors de nouveau une forte influence de la jurisprudence de la Cour de

Luxembourg sur l’activité normative du Conseil d’Etat qui se trouve, dans les domaines régis

par le droit communautaire, guidé par la C.J.C.E. ; alignant ses décisions sur celles de la Cour

suprême de l’ordre communautaire. Placée dans un système juridique différent de celui

organisé par la C.E.D.H., le Conseil d’Etat semble se soumettre au droit issu de la C.J.C.E. ;

les différents modes de recours ouverts à l’encontre de l’Etat en cas de carence, de

manquement, favorisant sans doute ce mouvement de subordination du Palais Royal au droit

dicté par la C.J.C.E.

Aussi, à la question posée précédemment, c'est-à-dire celle consistant à déterminer si les

décisions de ces Cours souveraines externes ne s’imposeraient-elles pas telles un « précédent

obligatoire » pour le Haut juge administratif français, il convient à ce stade d’apporter une

réponse quelque peu nuancée.

Dans le contexte communautaire, et plus particulièrement dans les relations s’instaurant entre

le Conseil et la C.J.C.E., l’on est en mesure d’avancer que les décisions de la Cour

luxembourgeoise produisent un effet « précédentiel » à l’égard des juges nationaux et

notamment du Conseil d’Etat français. Le droit communautaire instaure, en effet, un ordre

juridique spécifique, le juge interne s’érigeant en juge du droit communautaire chargé de

l’application de ce droit communautaire. Mais, constat plus remarquable, la Cour prend part à

la fonction juridictionnelle du Conseil d’Etat. Car, dans l’exercice de cette mission

proprement juridictionnelle consistant à trancher les litiges, le juge national doit se conformer

au droit en vigueur, c'est-à-dire au droit national conjugué du droit issu des dispositions et des

traités communautaires notamment interprétés par la C.J.C.E.

Mais, et il s’agit sans doute du constat le plus porteur, la C.J.C.E. prend part à la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat. Ainsi, dans le processus par lequel le Palais Royal édicte à

130 C.E., Ass., 26 octobre 1990, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires, Syndicat national des négociants et transformateurs de saumon, Rec. p. 294 ; C.E., 15 février 1993, Tawil-Albertini, Rec. p. 31 ; C.E., 24 juin 1994, Fédération française des sociétés d’assurance c/ Min. de l’agriculture, Rec. p. 329 ; C.E., 11 décembre 1998, Asso. Greenpeace France et aes, R.T.D.E. 1999, p. 81, note THIEFFRY.

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partir de solutions concrètes des règles s’élevant en de règles générales et abstraites, et ce, par

le truchement des mécanismes de sédimentation, de répétition et de constance, l’activité

prétorienne de la Cour de Luxembourg exerce un fort impact. L’exemple du service public et

de la définition d’une activité comme répondant à une mission de service d’intérêt

économique général telle qu’entendue à l’échelle communautaire est sans doute le plus

topique. L’on assiste, en effet, à un rapprochement de plus en plus réel et docile du Conseil

vers la C.J.C.E.. Plus exactement, le Conseil se plie dans l’exercice de sa mission normative

aux enseignements luxembourgeois. Ces circonstances nous amènent ainsi à avancer que les

décisions de la C.J.C.E. sont dotées d’un effet précédentiel notamment à l’égard des

juridictions nationales qui n’ont guère le choix que de réceptionner et adapter leur propre

pensée à celle de la Cour luxembourgeoise !

L’on serait tenté de justifier cet effet précédentiel par l’existence de recours possibles

sanctionnant toute déviation par le juge national à l’égard des décisions de la Cour de justice.

Mais il semble que ce soit davantage le mouvement d’intégration communautaire qui génère

ce phénomène précédentiel, tout comme le fait pour le juge national d’être chargé de

l’application du droit communautaire en tant que juge de droit commun du droit

communautaire. Mais surtout, le mécanisme du renvoi préjudiciel prévu par l’article 177 du

traité de Rome joue un rôle fondamental dans le déploiement de cet effet de précédent. Ce

renvoi préjudiciel poursuit une finalité bien précise : assurer une interprétation uniforme et

donc une application harmonieuse du droit des Communautés Européennes. La Cour de

Justice est en effet dotée de la qualité d’interprète authentique des dispositions

communautaires ; le juge national devant alors observer les interprétations qu’elle délivre.

Le bilan dressé aujourd’hui quant à la pratique de ce renvoi préjudiciel témoigne ainsi du

rapprochement s’opérant entre le Conseil d’Etat et la C.J.C.E. et de ce que le Conseil a

finalement toléré la soumission dans l’exercice de sa fonction de jurisprudence à l’autorité de

la Cour de Luxembourg. A partir de ce constat, il est donc tout à fait possible de considérer

que les décisions de la Cour sont douées d’un effet précédentiel131 ; les interprétations

émanant de cette juridiction suprême étrangère s’imposant donc au Conseil d’Etat. Certes, ce

constat ne doit tout de même pas nous conduire à penser que s’instaure un rapport

hiérarchique entre le Conseil et la Cour de justice. Mais il s’agit d’envisager ce phénomène de

précédent en ce que les décisions et surtout les interprétations de la Cour rayonnent au-delà

131 O. de SCHUTTER, « Le précédent et le juge européen. Pour une structure des révolutions juridiques », R.R.J. 1993-4, Nature et rôle de la jurisprudence dans les systèmes juridiques, n° 8, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, p. 1127 et spéc. p. 1145.

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de la pure sphère communautaire et lient les juridictions des différents Etats membres ; le

Conseil n’échappant nullement à cette constatation. D’ailleurs, preuve de l’effet précédentiel

affectant les décisions luxembourgeoises, la Cour accorde la dispense au juge national de lui

renvoyer l’affaire quand la question d’interprétation a déjà été tranchée par la Cour de justice.

Mais surtout, la Cour reconnaît dans l’European Communities Act132 que « toute question

relative au sens ou à la portée de l’un des traités ou relative à la validité , au sens ou à la

portée de tout acte communautaire devra (…), si elle n’est pas déférée à la C.J.C.E., être

tranchée (…) conformément aux principes définis par la Cour de justice ».

Forts de ces considérations allouant un effet de précédent aux décisions de la Cour de

Luxembourg qui, alors, lient le Conseil d’Etat, une question similaire se pose relativement

aux arrêts issus de la C.E.D.H. Mais, là, le contexte européen des droits de l’homme s’avère

bien différent de celui précédemment envisagé. Les décisions de la Cour européenne ne sont

dotées que d’une autorité relative et si elles emportent le plus souvent l’adhésion des juges

nationaux, ce n’est que par le biais d’une autorité de fait, une autorité « morale » qui, dans la

pratique, conduit à un rapprochement fréquent du Conseil de la jurisprudence du juge

européen.

Néanmoins, peut-on pour autant faire état dans ce cadre d’un quelconque « effet

précédentiel » des décisions de la Cour strasbourgeoise ? La réponse se doit d’être nuancée.

Car reconnaître un tel effet aux décisions de la C.E.D.H., c’est admettre que le juge « se sent

lié par une solution que le précédent propose ». Autrement dit, un tel constat amènerait dans

les faits à allouer un effet obligatoire aux arrêts issus de cette Haute instance. Or il est une

réalité fondamentale : si le Conseil adapte de manière plutôt satisfaisante la jurisprudence

administrative aux exigences de la Convention européenne de 1950, le Haut juge administratif

reste indépendant dans ce travail dans ce travail de réorientation du droit administratif. En

d’autres termes, il n’abandonne nullement son autonomie normative au profit de la C.E.D.H..

Preuve en est la référence assez fréquente du Conseil aux sources du droit interne en lieu et

place de l’usage de dispositions de la Convention européenne.

En réalité, si les décisions de la Cour semblent influencer la pensée du Conseil d’Etat,

elles n’en demeurent pas moins dotées d’une simple autorité de fait, de sorte que l’on ne

saurait leur octroyer un effet précédentiel. D’autant que la réception des arrêts de la C.E.D.H.

par le Palais Royal n’est pas automatique. L’on pense à ce propos au problème du respect du

contradictoire posé par la présence du Commissaire du gouvernement au délibéré. Alors que

132 European Communities Act de 1972 portant adhésion de la Grande Bretagne aux Communautés Europennes.

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le Conseil semble se plier à l’exigence dictée par la Cour de Strasbourg133, la solution

apportée par le Conseil s’avère plutôt empreinte d’hypocrisie : il reconnaît que le commissaire

continuera de participer au délibéré mais sans voix active, relançant alors un nouveau débat

sur la distinction entre participation et présence effective au délibéré. Il s’agit ici pour le

Conseil de feindre d’observer les exigences de la jurisprudence européenne tout en restant

maître de sa décision et d’adopter sa propre position sur le sujet. Certes, il ne s’agit pas pour

autant de refuser toute autorité aux décisions de la Cour dans la mesure où elles influencent le

Palais Royal. Mais il nous faut écarter tout effet précédentiel tel que nous l’avons envisagé à

propos des arrêts de la C.J.C.E Car un tel effet aboutirait à lier le Palais Royal qui verrait alors

sa fonction de jurisprudence muselée ; constat loin de retracer la réalité. Les décisions de la

Cour ne sont donc pas dotées d’un effet précédentiel, mais d’un simple effet incitatif et en tout

cas dissuasif pour tout juge de toute éventuelle violation des valeurs promues par la

Convention de 1950.

Pourtant, si l’on ne doute pas de ce que cet aspect exogène de la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat soit passionnant, qu’il nous soit tout de même permis de

l’évacuer d’emblée de notre étude pour ne nous consacrer qu’à une analyse réellement

novatrice : la consistance actuelle de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat du point

de vue strictement interne. Car l’on ne peut manquer de constater que des rapports ambigus

s’instaurent entre le Conseil et les autres juridictions administratives françaises. Plus

exactement, et se trouve ici l’aspect novateur de ce travail, notre étude envisagera

principalement les rapports existant entre le Conseil d’Etat et les Cours compétentes en appel

mises en place par la seconde réforme du contentieux opérée par la loi du 31 décembre 1987.

Certes, l’on aurait pu être tenté de prendre également en considération les rapports qui

s’établissent entre le Palais Royal et le Conseil Constitutionnel. Qu’il nous soit toutefois

permis d’envisager ces relations dans cette introduction, et de les écarter du cœur de notre

ouvrage. En effet, certains ont appréhendé le Conseil Constitutionnel tel un « énième »

concurrent au Conseil d’Etat134. Il convient pour notre part d’écarter cette position et de

justifier l’exclusion de cette instance de l’analyse des rapports s’instaurant entre le Palais

Royal et les autres instances juridictionnelles internes.

Il est vrai que le Conseil Constitutionnel est une juridiction ; tout comme le Conseil d’Etat. Il

est vrai également que l’activité normative du Conseil Constitutionnel s’est considérablement

133 Cour J.C.E., 7 juin 2001, Kress c/ France, D. 2001, I.R., p. 1998 ; A.J.D.A. 2001, p. 675, note F. ROLIN. 134 D. TRUCHET, Y. ROBINEAU, Le Conseil d’Etat, op. cit., p. 109.

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développée, à un point tel que l’on a pu avancer : « A l’ère des grands arrêts de la

jurisprudence administrative a succédé celle des grandes décisions du Conseil »135. Il n’est pas

rare en effet que les décisions du Conseil Constitutionnel fasse la une des journaux. Il aurait

été alors dans ce contexte loisible d’envisager le comportement du Conseil d’Etat face à ce

Conseil Constitutionnel, organe important de la République et d’opérer un bilan de l’exercice

de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat face à l’activité normative tout aussi

prestigieuse du Conseil Constitutionnel.

Le Professeur ROBERT a envisagé la question pour finalement avancer fort justement :

« Dire que le Conseil d’Etat s’énerve d’un tel succès serait prêter aux éminents juristes qui

siègent dans ses diverses sections la mesquinerie d’une petite jalousie qui ne les a sans doute à

aucun moment effleurés. Mais avancer qu’ils jettent un œil de plus en plus attentif sur ce qui

se passe chez leur voisin de palier n’est en rien suspecter chez eux la naissance d’un léger

dépit ou l’ébauche d’une insidieuse amertume »136. En réalité, si nous n’avons pas choisi

d’appréhender ces rapports entre le Conseil d’Etat et le Conseil Constitutionnel du point de

vue de la fonction de jurisprudence, c’est parce que depuis de nombreuses années ces

relations sont tout à fait courtoises, le Conseil Constitutionnel valorisant et intégrant la

jurisprudence du Conseil d’Etat, tandis que ce dernier n’a jamais vraiment hésité à respecter

les décisions du Conseil Constitutionnel. D’autant que ces deux institutions, aussi

prestigieuses soient-elles, ne sont nullement investies d’une mission analogue. Au Palais

Royal revient la fonction de contrôler la légalité de l’action de l’Administration137 ; au

Conseil Constitutionnel appartient le soin d’assurer le respect de la hiérarchie des normes138.

Et si leurs prérogatives sont éloignées, il est tout de même admis en doctrine que les rapports

existants entre ces deux organes sont des rapports non pas hiérarchiques, mais ambivalents, et

surtout « interactifs »139. Il ne sera pas ardu de démontrer que chaque instance influe sur

l’autre de manière réciproque. Concrètement, l’on a d’abord pu relever l’influence du Conseil

d’Etat sur le Conseil Constitutionnel, influence logique dans la mesure où le Conseil

Constitutionnel est né dans le cadre d’un droit administratif puissant et forgé quasiment de

toutes pièces par le Conseil d’Etat140, de sorte que « sous l’ombre tutélaire du Palais Royal

135 J. ROBERT, « Conseil d’Etat et Conseil Constitutionnel. Propos et variations », op. cit., p. 152. 136 Ibid. p. 1153. 137 Contrôle de la légalité. 138 Contrôle de constitutionnalité. 139 P. TERNEYRE, « Le juge administratif et le juge constitutionnel », in Le juge administratif à l’aube du 21ème siècle, op. cit., p. 423 et spéc. p. 426. 140 F. MODERNE, « L’intégration du droit administratif par le Conseil Constitutionnel », in Légitimité de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, Sous la direction de G. DRAGO, B. FRANCOIS et N. MOLFESSIS, Paris, Economica, 1999, p. 67 et s.

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prenait lentement son essor la Cour du Palais Montpensier »141. L’on assiste donc d’abord à

une « réception » de la jurisprudence du Conseil d’Etat par le Conseil Constitutionnel142 ou

pour d’autres « l’intégration du droit administratif par le Conseil Constitutionnel »143. Ainsi, il

n’est pas rare de relever certains principes à l’origine dégagés, consacrés par le Haut juge

administratif et devenir, sous l’impulsion du Conseil Constitutionnel des principes à valeur

constitutionnelle. Le droit de grève par exemple a été reconnu par le Conseil d’Etat en

1950144. Pourtant, quand le Conseil Constitutionnel a dû se prononcer sur les lois concernant

ce droit de grève, il a largement rejoint la position du Conseil d’Etat145.

Le principe d’égalité atteste également de la convergence de vues entre ces instances146 ; de

même que le respect des droits de la défense ; l’exigence d’un droit au recours effectif147 ; la

liberté d’association ; le droit qu’a un étranger qui sollicite la reconnaissance de la qualité de

réfugié d’être autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire jusqu’à ce qu’il ait été statué

sur sa demande148 ; le droit des étrangers de mener une vie familiale normale149 ; ou enfin le

principe de proportionnalité et de nécessité qui gouvernent le contrôle de légalité des mesures

de police dans la jurisprudence du Conseil d’Etat150.

Le Conseil Constitutionnel a su se ranger aux solutions dégagées par le Conseil d’Etat. Mais

en contre partie, le Conseil Constitutionnel influence en certaines circonstances la

jurisprudence du Palais Royal. Certes, quelques divergences ont existé entre ces instances.

Les plus connues concernent la règle du silence gardé par l’Administration valant décision de

rejet constituant pour le juge administratif151 un principe général du droit auquel le législateur

141 J. ROBERT, « Conseil d’Etat et Conseil Constitutionnel. Propos et variations », art. préc., p. 1151. 142 G. VEDEL, « Réflexions sur quelques apports de la jurisprudence du Conseil d’Etat à la jurisprudence du Conseil Constitutionnel », in Mélanges R. CHAPUS, Droit Administratif, Paris, Montchrestien, 1992, p. 651. 143 F. MODERNE, « L’intégration du droit administratif par le Conseil Constitutionnel », art. préc. 144 C.E., 7 juillet 1950, Dehaene, Rec. p. 426 ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 12ème édition, Dalloz, Com. n° 72. 145 C.C., 25 juillet 1979, n° 79-105 DC, Rec. p. 33. 146 G. VEDEL, « Réflexions sur quelques apports de la jurisprudence du Conseil d’Etat à la jurisprudence du Conseil Constitutionnel », op. cit., p. 657. 147 La jurisprudence C.E., 17 février 1950, Min. de l’agriculture c/ Dame Lamotte, Rec. p. 110 ; R.D.P. 1951, p. 478, Concl. J. DELVOLVE ; note M. WALINE, a été constitutionnalisée par le Conseil Constitutionnel. 148 C.E., 13 décembre 1991, Nkodia, Rec. p. 349 ; dans le même sens : C.C., 93-325 DC, du 13 août 1993, R.F.D.A., 1993, p. 871, note B. GENEVOIS. 149 C.E., 8 décembre 1978, G.I.S.T.I., Rec. p. 493 ; et dans le même sens : C.C., 13 août 1993, n° 93-325 DC. 150 C.C., 10-11 octobre 1984, n° 84-181 DC, Rec. p. 73. D’autant que la plupart des grands concepts du droit administratif sont eux aussi bien reçus par le Conseil Constitutionnel. Par exemple : la police administrative : C.C., 20 février 1987, n° 84-149 DC, Rec. p. 22 ; la responsabilité administrative : C.C., 17 janvier 1989, n° 87-248 DC, Rec. p. 18 ; le domaine public : C.C., 21 juillet 1994, n° 94-346 DC, Rec. p. 961. De même que le droit d’asile rencontré par le Conseil Constitutionnel dans la décision C.C., 13 août 1993, n° 93-325 DC, Rec. p. 224 découle de deux arrêts d’Assemblée du Conseil d’Etat (C.E., Ass., 13 décembre 1991, Préfet de l’Hérault c/ Dakoury et Nkodia, Rec. p. 439 et 440 ; R.F.D.A., 1992, p. 90, Concl. R. ABRAHAM. 151 C.E., 27 février 1970, Commune de Bozas, Rec. p. 139.

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peut déroger, alors que selon le Conseil Constitutionnel, le pouvoir réglementaire peut décider

que le silence gardé par l’Administration sur une demande de permis de construire vaut

permis tacite de construire152. Une autre divergence elle aussi relativement connue porte sur la

reconnaissance par le Conseil Constitutionnel de la compétence du pouvoir réglementaire afin

d’édicter une peine contraventionnelle à condition qu’elle ne soit pas restrictive de liberté ; le

Conseil d’Etat adoptant et maintenant une position contraire153. Il est enfin possible de

mentionner en troisième source d’opposition : l’article 55 et son application à propos de la loi

I.V.G. Alors que le Conseil Constitutionnel considère que cette disposition n’implique pas

que la primauté des traités s’impose dans le cadre de la constitutionnalité des lois154, le

Conseil d’Etat adopte une approche différente, refusant de faire prévaloir un traité sur une loi

postérieure au motif que cela reviendrait à se prononcer sur l’inconstitutionnalité de la loi, ce

que le juge ordinaire ne peut réaliser155.

Toutefois, si ces divergences se sont manifestées, elles restent rares. Aujourd’hui, « plus

nombreuses apparaissent les décisions du Conseil d’Etat qui s’inspirent de la jurisprudence du

Conseil Constitutionnel »156. Cette constatation équivaut à avancer que le Conseil reconnaît

l’autorité des décisions du Conseil Constitutionnel. L’article 62 alinéa 2 de la Constitution

prévoit en effet que « les décisions du Conseil Constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun

recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et

juridictionnelles ». Et il faut admettre que les décisions du Conseil Constitutionnel exercent

un impact certain sur l’évolution de la jurisprudence administrative. Ainsi, à plusieurs reprises

l’on recense des décisions du Conseil d’Etat respectant scrupuleusement la jurisprudence du

Conseil Constitutionnel. Dans l’arrêt Syndicat unifié de la radio et de la télévision

C.F.D.T157., le Conseil d’Etat fait expressément référence dans les visas et dans les motifs

même à la décision du Conseil Constitutionnel relative au droit de grève158.

152 C.C., 26 juin 1969, Protection des sites, Rec. p. 27, L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil Constitutionnel, Dalloz, 12ème édition, 2003, Com. n° 18. 153 C.E., Sect., 12 février 1960, Sté Eky, Rec. p. 101 ; S. 1960, p. 131, Concl. KAHN ; D. 1960, p. 236, Note L’HUILLIER ; J.C.P. 1960, II, 11629 Bis, Note VEDEL. 154 C.C. 15 janvier 1975, I.V.G., Déc. 74-54 DC, Rec. p. 19, L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil Constitutionnel, op. cit., Com. n° 23. 155 C.E., 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France, A.J.D.A. 1968, p. 235, Concl. N. QUESTIAUX ; D. 1968, p. 285, Note M.-L. 156 F. LUCHAIRE, Le Conseil Constitutionnel, Tome II, Jurisprudence, Economica, 2ème édition refondue, 1998, point 25. 157 C.E., 1er juillet 1983, Syndicat unifié de la radio-télévision C.F.D.T., Rec. p. 293. 158 C.C., 25 juillet 1979, Droit de grève à la radio et à la télévision, Déc. 79-105DC, Rec. p. 33, L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil Constitutionnel, op. cit., Com. n° 27.

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De même, dans une décision rendue le 20 décembre 1985159, la Haute Assemblée fera pour la

première fois expressément application d’une décision du Conseil Constitutionnel à laquelle il

reconnaît l’autorité de la chose jugée. Et si dans cette décision le Conseil applique les

conclusions du commissaire du gouvernement, il applique aussi une décision du Conseil

Constitutionnel. Il insère dans les visas l’article 62 de la Constitution ; et fait état dans son

premier considérant de la solution posée par le Conseil Constitutionnel quant à la nature

juridique des redevances posant problème en l’espèce.

Enfin, le Palais Royal s’estime lié par l’interprétation que le juge constitutionnel fait de la

disposition législative en cause160.

Nul doute que les rapports s’instaurant entre les deux organes sont ambivalents et placés sous

le signe de la solidarité. Il n’est guère inutile de rappeler en outre que le Conseil

Constitutionnel lui-même valorise l’exercice des fonctions du Palais Royal. Si la Constitution

n’a protégé que l’exercice par le Conseil d’Etat de sa fonction consultative, le Conseil

Constitutionnel pallie cette lacune en entourant l’existence de la fonction juridictionnelle de

ce Palais Royal d’un maximum de garanties, dès 1980, en considérant que l’existence de la

juridiction administrative et son indépendance ainsi que le caractère spécifique de ses

fonctions figuraient au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la

république161. En 1987, le Conseil Constitutionnel constitutionnalisera l’existence de la

juridiction administrative162. L’on relève donc une véritable « osmose et un enrichissement

réciproque des deux ordres de juridiction »163, l’un influant sur l’autre.

Plus passionnantes sont en revanche les relations se forgeant depuis quelques années

entre le Conseil d’Etat et les Cours compétentes en appel. Car l’heure du bilan a sonné après

une vingtaine années d’activité. Certes un bilan a été dressé en juillet 2006 concernant

essentiellement la procédure d’appel164 et non sous l’angle que nous lui octroyons dans cette

159 C.E., 20 décembre 1985, S.A. Etablissement Outters, D.A., 1986, p. 283, note FAVOREU. 160 C.E., Sect., 27 novembre 1987, Asso. « Recherche pour une communication nouvelle », R.D.P., 1988, p. 868, Concl. FORNACCIARI. 161 C.C. 22 juillet 1980, Validation d’actes administratifs, Déc. 119DC, Rec. p. 46 ; L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil Constitutionnel, op. cit., Com. n° 29. 162 C.C., 23 janvier 1987, Conseil de la Concurrence, Déc. 86-224DC, L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil Constitutionnel, op. cit., Com. n° 41 ; A.J.D.A. 1987, p. 315, Note J.CHEVALLIER ; R.F.D.A. 1987, p. 301, Note L. FAVOREU ; R.D.P. 1989, p. 482, Note L. FAVOREU ; R.DP. 1987, p. 1341, Note Y. GAUDEMET ; R.F.D.A. 1987, p. 287, Note B. GENEVOIS ; G. P., 18 -19 mars 1987, Note C. LEPAGE-JESSUA ; D. 1988, p. 117, Note F. LUCHAIRE ; J.CP. 1987, II, 20854, Note J.-F. SESTIER ; R.A. 1988, p. 29, Note J.-M. SOREL ; G.P. 31 mars 1987, Note A. VIALA. 163 P. TERNEYRE, art. préc., p. 425. 164 R. VANDERMEEREN, « Les effets de la création des Cours administratives d’appel sur l’appel », A.J.D.A. 31 juillet 2006, p. 1315.

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étude, à savoir sous l’impact de l’essor jurisprudentiel des Cours administratives d’appel

quant à l’exercice par le Conseil de son monopole normatif. Et justement, dans ce contexte

précis, il devient intéressant de se demander si ces Cours ne s’érigent pas, finalement, en une

sorte de rivales du Conseil d’Etat du point de vue de sa mission normative !

La création de ces Cours a été largement inspirée par la volonté de désencombrer notre

Palais Royal, ce dernier étant élevé alors au rang de juge suprême, juge de cassation.

Pourtant, l’instauration de ces nouvelles instances allait à l’encontre des traditions jacobines

de la France. En effet, cette réforme conférait un caractère polycentrique du droit administratif

qui n’était plus l’œuvre exclusive du Conseil d’Etat ! L’on assiste en fait comme l’écrit H.

ISAÏA à « un déplacement du centre de gravité de la juridiction administrative, avec la

décentralisation de l’appel », de sorte que « la légitimité de la jurisprudence ne peut plus venir

uniquement de la juridiction suprême »165.

C’est précisément sur ce point que notre sujet prend sa consistance. L’avènement de ces

Cours administratives d’appel, qui de plus constituent un « étage juridictionnel de qualité »166,

ne crée-t-il pas à terme une concurrence pour le Conseil d’Etat dans l’exercice de la fonction

normative ?

La réforme de 1987 n’a-t-elle pas en réalité instauré des concurrentes au Conseil d’Etat ? Il

est vrai que l’on ne peut pas admettre que l’engendrement de la jurisprudence soit le fruit

d’une seule juridiction, aussi prestigieuse soit-elle. Pourtant, de quelle marge de manœuvre

disposent ces Cours administratives d’appel dans la mission de production, d’élaboration du

droit ? Si historiquement les décisions du Conseil d’Etat ne s’imposent pas aux Cours

compétentes en appel, instances alors privilégiées afin d’amorcer les revirements ou les

réorientations opportunes, dans les faits, ne sommes nous pas en passe d’assister à une

soumission, voire une subordination des Cours au Conseil d’Etat ? Le Haut juge n’hésite pas

en effet à user de stratagèmes lui assurant, concrètement, de conserver la maîtrise de

l’initiative jurisprudentielle.

Là encore, le phénomène de « précédent » pourtant refusé du droit français est tout à fait

capable de ressurgir. Une sorte de précédent obligatoire semblerait s’imposer dans les faits ;

les décisions du Conseil s’imposant, si ce n’est en théorie, du moins en pratique, aux Cours

inférieures hiérarchiquement. Une étude profondément pragmatique des relations se tissant

entre le Conseil et ces Cours envisagées essentiellement sous l’angle de leur capacité à créer

du droit devrait nous permettre de résoudre cette problématique.

165 H. ISAÏA, Les Cours administratives d’appel. Approche critique, op. cit. 166 Ibid.

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Car ces juridictions hiérarchiquement subordonnées au Conseil d’Etat se révèlent en réalité

fort capables de détrôner le Palais Royal dans la mission de juris dictio. Et là se trouve

justement le paradoxe de la réforme de 1987 instaurant ces Cours compétentes en appel.

En effet, ces Cours furent avant tout instituées afin d’alléger la charge du Conseil d’Etat et de

le décharger d’un contentieux moins important, le contentieux de l’appel des jugements des

tribunaux administratifs (Première partie). Pourtant, très vite, le Conseil manifesta une

certaine méfiance à l’égard de ces organes juridictionnels, méfiance croyait-on justifiée par

leur incompétence, mais en réalité motivée par la crainte ressentie par le Conseil de se voir

dépouiller de son monopole jurisprudentiel. Et afin de lutter contre le tarissement de sa

mission normative résultat de la concurrence normative des Cours, le Conseil déploiera de

multiples instruments lui garantissant l’initiative d’un contentieux jugé supérieur, ou en

d’autres termes, des affaires les plus sensibles juridiquement et réclamant une attention

particulière de la juridiction souveraine de l’ordre administratif français (Seconde partie).

Une chose est sûre : les Cours administratives d’appel, bien que tout à fait aptes à dire le droit

et à intervenir dans les affaires aux questions épineuses, restent cantonnées dans un rôle de

subalternes hiérarchiques soumises au Conseil d’Etat ou en tout cas dépendantes de la volonté

normative du Conseil. La latitude normative de ces juridictions se révèle tributaire de la

volonté du Palais Royal de statuer lui-même dans une affaire sensible ou de l’abandonner aux

Cours. L’on assiste à un Conseil d’Etat toujours puissant sur la scène jurisprudentielle et dont

la fonction de jurisprudence a sans doute encore de belles heures de gloire à venir.

- Première partie : La création des Cours administratives d’appel ou la libération du

Conseil d’Etat d’un contentieux « frustratoire ».

- Seconde partie : Un Conseil d’Etat se réservant la maîtrise d’un contentieux

« supérieur ».

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PREMIERE PARTIE : LA CREATION DES COURS ADMINISTRATIVES D’APPEL OU

LA LIBERATION DU CONSEIL D’ETAT D’UN CONTENTIEUX « FRUSTRATOIRE ».

Partant d’un exposé révélant un Conseil d’Etat particulièrement attaché à la préservation de son indépendance jurisprudentielle dans les domaines les plus fondamentaux, cette première partie devra révéler un Conseil d’Etat particulièrement frileux lorsqu’il s’agira d’abandonner aux juridictions hiérarchiquement inférieures et notamment aux Cours compétentes en appel et mises en place par la loi du 31 décembre 1987, les questions juridiques les plus épineuses et novatrices. C’est dans cet esprit que le Conseil appréhende ses rapports avec les Cours. Ces juridictions ont été instaurées afin d’alléger la charge contentieuse du Palais Royal dont l’encombrement du prétoire risquait d’affecter la qualité de sa jurisprudence. En effet, face au nombre impressionnant de contentieux portés devant le Conseil et devant le stock d’affaires en attente de jugement, l’idée d’une nouvelle réforme du contentieux s’est vite fait ressentir. La seule solution efficace a été de mettre en place un échelon juridictionnel supplémentaire, les Cours administratives d’appel, s’insérant entre les tribunaux administratifs et le Conseil d’Etat s’érigeant alors en juge de cassation (Titre premier). Instituées afin de connaître de l’appel des jugements des tribunaux administratifs, ces Cours, dotées d’un fort potentiel normatif, ont décontenancé et effrayé le Palais Royal qui s’est retranché dans une attitude particulièrement stricte à l’égard de ces juridictions, les réfrénant sans cesse dans leurs tentatives d’avancées jurisprudentielles. C’est dire que ne s’est finalement instaurée qu’une relation de dépendance des Cours à l’égard du Conseil d’Etat (Titre second).

- Titre premier : La création des Cours, un mal nécessaire.

- Titre second : Les relations de dépendance des Cours au Conseil d’Etat.

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TITRE I : La création des Cours administratives d’appel, un mal nécessaire. Le déferlement des affaires portées devant les sections contentieuses du Conseil d’Etat a engendré un encombrement impressionnant de cette juridiction. Ne pouvant plus faire face à l’abondance des litiges soulevés au sein de son prétoire, cette

instance juridictionnelle dut se résoudre à une réforme structurelle.

La loi du 31 décembre 1987167 introduisit la seconde réforme de la justice

administrative, intronisant un échelon supplémentaire de juridiction entre les tribunaux de

première instance et le Conseil d’Etat, les Cours administratives d’appel, dont les

compétences différeront de celles du Conseil d’Etat érigé, alors, en juge de cassation

(Chapitre premier).

Cantonnées dans une fonction de juge du fond, les Cours administratives d’appel ont

été instituées afin de décharger le Conseil d’Etat ; ces cours remplissant l’impératif du double

degré de juridiction. En théorie inaptes à dire le droit - leurs arrêts se trouvant démunis de

toute autorité juridique étant donné la menace de la censure représentée par la cassation -, ces

Cours vont, toutefois, dévoiler après quelques années d’exercice, certaines velléités

expansionnistes, tentant, ainsi, d’acquérir un certain droit de parole dans la fonction normative

exercée autrefois de manière monopolistique par le Conseil d’Etat (Chapitre second).

Il ressort des constatations effectuées pour entreprendre cette étude que ces Cours

participent, indirectement, à la fabrique de la règle de droit. Et face à une compétence

décisionnelle en pleine effervescence, le Conseil d’Etat éprouvera quelques craintes,

notamment celle d’être dépossédé de sa mission essentielle, dire le droit, et surtout de se voir

concurrencé par ces juridictions dites « subordonnées ».

Chapitre 1 : La réforme de 1987 ou la réorganisation de l’ordre juridictionnel

administratif.

167 Loi 87-1127 du 31 décembre 1987, J.O. du 1er janvier 1988, p. 7.

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La réforme entreprise en 1987 comportait un objectif principalement quantitatif :

décharger le Conseil d’Etat du stock d’affaires qu’il ne parvenait plus à traiter afin de lui

permettre de ne se consacrer qu’au contentieux présentant un certain « intérêt juridique ». La

loi du 31 décembre 1987 suscita, donc, une réorganisation du système juridictionnel

administratif à l'instar de l’ordre judiciaire. (Section I).

Néanmoins, si cette réforme semblait censée profiter au Conseil d’Etat en l’érigeant au plus

haut degré de ce système juridictionnel, la loi de 1987 présente quelques paradoxes. En effet,

elle comprend certaines dispositions révélatrices d’une réelle défiance du Haut juge

administratif à l’égard de ces Cours (Section II).

Section I : La réforme de 1987 favorable au Conseil d’Etat.

Victime de son succès, le Conseil d’Etat se trouva dans les années 1980 dans une

situation délicate. Surchargé par un contentieux de plus en plus abondant, le Palais Royal se

vit dans l’incapacité d’exercer correctement ses attributions tant contentieuses

qu’administratives. Devant cette situation alarmante pour la justice administrative et en

particulier pour la qualité des décisions du juge administratif (Paragraphe 1), une

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restructuration de cet ordre juridictionnel fut entreprise. Le Haut juge administratif est sorti

grandi de cette réforme, puisqu’il occupe désormais, depuis 1987, la fonction de juge de

cassation, et plus largement, de Cour Suprême de cet ordre administratif, se plaçant tel le

supérieur hiérarchique des juges du fond que sont les Tribunaux Administratifs et les Cours

administratives d’appel (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Un Conseil d’Etat victime de son succès.

La réforme intervenue en 1987 poursuivait pour principal objectif de modifier

l’organisation de la justice administrative en créant une nouvelle instance, les Cours

administratives d’appel (B), afin de remédier à l’encombrement du Palais Royal,

encombrement fatal à l’exercice par cet organe de sa mission essentielle : dire le droit168 (A).

A. Le déclin de la fonction normative du Conseil d’Etat.

Il n’est pas inutile de s’attarder quelque peu sur le stock d’affaires chiffré à cette

époque (1) pour motiver l’étiolement de la fonction prétorienne dont souffrait le Conseil

d’Etat (2).

1. Un stock d’affaires impressionnant au Conseil d’Etat.

Si l’on ne dénombrait que trois à quatre mille affaires par an portées devant le Conseil

d’Etat entre 1956 et 1976, le contentieux a fortement progressé dans les années 1980. Il a été

recensé plus de neuf mille affaires soulevées au Conseil d’Etat pour l’année 1986, alors que

cette juridiction ne pouvait rendre approximativement, que 7600 décisions. Il résulte de ces

constats un véritable « stock » d’affaires au Palais Royal. Ainsi, pour l’année 1984, 21425

litiges se trouvaient entassés au Conseil d’Etat à raison d’une capacité de traitement de 7500

dossiers par an.

Si cette situation s’avère, bien évidemment, affligeante pour une institution aussi

prestigieuse que le Palais Royal, celui-ci ne pouvant plus assumer correctement son rôle de

168 Nous tenons pour acquis le pouvoir normatif du Conseil d’Etat, mais nous y consacrerons quelques développements plus tard dans l’étude.

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juge, ce bilan se révèle encore plus déplorable s’agissant des justiciables. En effet,

l’encombrement de la Haute Juridiction Administrative provoque une certaine lenteur dans le

traitement du contentieux, la durée moyenne de jugement étant de trois ans.

La conjoncture des années 1980 rejoint celle qui avait suscité la première réforme du

contentieux en 1953 et marquant l’avènement des Tribunaux Administratifs, juges de droit

commun du contentieux administratif.

En effet, cette réforme intervenue en 1953 devait, elle aussi, remédier à un stock de vingt cinq

mille affaires devant le Palais Royal. La création des Tribunaux de première instance avait

permis de résorber l’engorgement du Conseil d’Etat. Pourtant, cette difficulté se renouvela

dans les années 1980 où l’on rencontra un encombrement notoire du Conseil d’Etat. C’est dire

que la réforme de 1953 a cessé de produire ses effets et que la présence des tribunaux ne

permet plus de décharger le Haut juge administratif.

Mais il est possible, également, d’appréhender cet encombrement du Conseil d’Etat

telle la conséquence de son succès ! Le prestige de ses décisions, l’importance des arrêts qu’il

rend ont sans aucun doute généré cette hausse impressionnante d’affaires qui lui sont remises.

Le constat ainsi réalisé, à savoir l’engorgement de cette Haute instance, s’avère, alors,

d’autant plus regrettable que les justiciables attendent beaucoup de notre Conseil d’Etat. Dans

ce contexte, incapable de faire face à l’afflux des litiges dans son prétoire, le Conseil d’Etat

témoigne d’une situation on ne peut plus alarmante de la justice administrative, puisque cette

juridiction ne parviendra plus à assumer ses fonctions tant contentieuses qu’administratives.

2. L’étiolement de la fonction jurisprudentielle du Conseil d’Etat.

La surcharge du Conseil d’Etat emporte pour principale conséquence de paralyser

l’action de cette juridiction, tant contentieuse qu’administrative. Le Palais Royal ne peut plus

faire face à ses attributions administratives dans la mesure où, concentré sur les affaires

contentieuses, le juge ne parvient plus à maîtriser le reste de ses fonctions.

Ce constat est primordial et s’avère, bien évidemment, néfaste, puisque, comme

l’expose fort justement Robert BADINTER, « l’équilibre entre la mission juridictionnelle du

Conseil d’Etat et sa fonction consultative est nécessaire au fonctionnement régulier des

institutions de l’Etat »169.

169 J.O. débats, Ass. Nat., 1ère séance du 2 décembre 1985, p. 5107.

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Surtout se pose une réelle difficulté liée à l’exercice par le Palais Royal de sa mission

contentieuse. Si l’on a souvent présenté le Conseil d’Etat comme l’organe davantage soucieux

de bâtir une « cathédrale jurisprudentielle »,170 il faut admettre que, confronté à un

contentieux de masse, cette instance ne peut plus mener à bien cette œuvre créatrice.

Comme le remarque André TUNC, « l’examen hâtif de milliers d’affaires n’est pas

compatible, pour une cour suprême, avec le bon exercice de sa mission essentielle »171. En

effet, affrontant désormais un « contentieux de gestion » et non plus un « contentieux de

mission »172, le Haut juge administratif se doit de traiter plus rapidement les litiges afin de

résorber le stock d’affaires, ce qui, inexorablement, le prive de son essentielle mission, dire le

Droit.

Ce juge se trouve, donc contraint de faire face à un contentieux en expansion et doit, pour ce

faire, être davantage soucieux des espèces à régler que de l’élaboration de règles de fond

propres au droit administratif. Et force est d’admettre que la plupart des auteurs se rejoignent

sur cette constatation.

Ainsi, Laurent COHEN-TANUGI considère que l’abondance du contentieux porté devant

cette Haute instance conduit à une banalisation de l’intervention du Conseil d’Etat. Mais

surtout, l’auteur relève un « épuisement du souffle jurisprudentiel du Conseil d’Etat »173

découlant de l’impératif de productivité qui s’impose à lui, le privant, ainsi, de l’adoption de

« grands arrêts », au sens des décisions fixant une règle fondamentale du Droit Administratif.

Dans le même sens, Jean-Denis COMBREXELLES constate à regret que le Haut Juge

administratif se trouve en « état de cessation de justice tant le retard à juger est important »174.

Nul ne contestera que l’état des lieux s’avère particulièrement alarmant au sein de la

justice administrative. Non seulement les délais de traitement des affaires sont excessifs, mais

encore, la qualité des décisions adoptées par le Conseil d’Etat s’en trouve affectée, laissant

place à un recul du pouvoir prétorien du Haut juge administratif. Une seconde réforme devait

alors intervenir afin de rétablir la situation.

170 A. MARION, « Du mauvais fonctionnement de la juridiction administrative », Pouvoirs, Droit administratif : bilan critique, n°46, P.U.F, 1988, p. 25 et spéc. p. 33. 171 A. TUNC, « Conclusions : la cour suprême idéale », Rev. Int. de Droit comparé, 1978, p. 433 et spéc. p. 441. 172 C. DEBBASCH, « Déclin du Contentieux Administratif ? » D.1967, chron., XIV, p. 18. 173 L. COHEN-TANUGI, « L’avenir de la justice administrative », Pouvoirs, Droit administratif : bilan critique, n° 46, , P.U.F., 1988, p 13 et spéc. p. 14. 174 J.-D. COMBREXELLES, « La loi du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif », G.-P., 1988, Doct., p. 233.

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B. La loi du 31 décembre 1987 et la création des cours administratives d’appel.

Après plusieurs tentatives de réformes avortées, la loi du 31 décembre 1987 inspirée

par le Conseil d’Etat a enfin trouvé une solution à l’engorgement du Palais Royal, la création

des Cours administratives d’appel (1), réforme érigeant, de surcroît, le Haut juge administratif

au rang de juge de cassation (2).

1. La création des Cours administratives d’appel.

La principale nouveauté résultant de la loi du 31 décembre 1987 réside en l’acte de

naissance d’un nouvel échelon de juridiction : les Cours administratives d’appel. Toutefois,

leur apparition n’a pas eu lieu sans encombres. Au contraire, conscients de la nécessité de

décharger le Conseil d’Etat, les membres de cette juridiction déposèrent plusieurs projets de

loi avant de parvenir au texte définitif, la loi du 31 décembre 1987. Ces propositions

poursuivaient un dessein identique : désencombrer le Conseil d’Etat afin de lui permettre de

retrouver sa principale mission, dire le droit.

La première tentative fut déposée en 1981 au Parlement et avait pour objet la création,

au sein du Palais Royal, d’une nouvelle catégorie de personnels auxiliaires garants d’une

meilleure efficacité dans le traitement des litiges.

Ce projet des « référendaires » avait été inspiré par le Conseil d’Etat175 et prévoyait donc

l’instauration de juges adjoints qui auraient eu le statut de membres du Conseil d’Etat sans

affecter les compétences de cette juridiction. Provoquant de vives critiques, notamment des

membres des tribunaux administratifs, le gouvernement se résolut à retirer ce texte.

Une deuxième tentative prit alors forme au début de l’année 1985, elle préconisait la

création de Chambres adjointes au Conseil d’Etat désignées à l’assister dans le contentieux.

Trois chambres devaient donc être instituées, et spécialisées dans différentes matières telles

que la fiscalité, les travaux publics, les marchés et la fonction publique. Ce projet adopté en

décembre 1985 par l’Assemblée Nationale176, était conçu afin de ne pas créer de troisième

degré de juridiction et ne pas élever le Conseil d’Etat au rang de juge de cassation.

Néanmoins, cette tentative suscita de vives critiques et, notamment, des propos virulents de

175 J.O. Déb., Sénat, séance du 14 janvier 1981, p. 1974. 176 J.O., Déb., Ass. Nat., séance du 2 décembre 1985, p. 5105.

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Jean FOYER qui qualifia ces chambres de « Juridictions auxiliaires » ou de « tâcherons »177.

La difficulté résidait, en fait, en ce que ces chambres ne détenaient pas de réelle autonomie, ni

d’autorité. Une fois encore, le problème ne fut pas examiné par le Sénat, et cette esquisse de

réforme échoua.

Le Vice-Président du Palais Royal, Marceau LONG, nommé en 1987, entreprit alors

une réforme plus vaste, d’ordre structurel. Le projet de loi portant réforme du contentieux

administratif et instaurant des nouvelles cours fut inspiré par les Conseillers d’Etat et adopté

en Conseil des Ministres le 24 juin 1987. La loi élevant le Conseil au rang de juridiction de

cassation fut adoptée le 20 décembre 1987, promulguée le 31 décembre 1987 et prit effet au

1er janvier 1989.

Cette réforme réorganise véritablement le système juridictionnel administratif, à l’instar de

l’ordre judiciaire puisque la loi de 1987 reprend une architecture similaire, avec un échelon

intermédiaire entre les tribunaux de première instance et le Conseil d’Etat : les Cours

administratives d’appel.

Cette nouvelle instance régionale d’appel, comme son nom l’indique, s’avère compétente en

appel des jugements rendus par les tribunaux178. Cet organe constitue un démembrement du

Conseil d’Etat en ce que ce dernier exerçait, avant cette réforme, la fonction de juge d’appel.

La loi de 1987 modifie, modernise donc la structure même de la juridiction administrative et

crée cinq cours179 qui débuteront leur fonction le 1er janvier 1989. Ces organes reçoivent dans

un premier temps l’appel des contentieux de pleine juridiction excluant l’appel des recours en

excès de pouvoir, matière qui leur sera attribuée plus tard180. Surtout, ces Cours deviennent

juges d’appel de droit commun, obtenant la quasi totalité des appels. Toutefois, le Haut juge

administratif conserve une compétence d’appel résiduelle, concernant les litiges relatifs aux

élections municipales et cantonales, ainsi que les recours en appréciation de légalité et en

interprétation faisant suite à une question posée par le juge judiciaire au juge administratif sur

la régularité ou le sens d’un acte que le juge judiciaire doit appliquer.

177 J.O., Déb., Ass. Nat., séance du 2 décembre 1985, p. 5106. 178 art. L 321-1 C. J.A. « Les Cours administratives d’appel connaissent des jugements rendus en premier ressort par les tribunaux administratifs, sous réserve des compétences que l’intérêt d’une bonne administration de la justice conduit à attribuer au Conseil d’Etat ». 179 Bordeaux, Lyon, Nantes, Paris, Nancy et deux Cours supplémentaires : en 1997, Douai et 1999, Marseille. 180 Voir infra.

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Garantes du respect du « double degré de juridiction », ces cours, permettent un

second examen au fond de l’affaire, et ont pu être considérées comme salvatrices de la justice

administrative181.

Malgré tout, il serait regrettable de n’étudier cette réforme qu’en ce qu’elle instaure des

nouvelles Cours, puisque, en réalité, cette loi touche la structure même des juridictions

administratives et, en particulier, le statut de notre Conseil d’Etat, érigé au rang de juge de

cassation.

2. Le Conseil d’Etat, juge de cassation.

Suivant l’exemple judiciaire, la réforme intervenue en 1987 a eu de remarquable de

confier au Conseil d’Etat une mission essentielle : la Cassation. Certes, la fonction de

cassation ne se révèle pas totalement inédite au sein du Conseil d’Etat puisque cet organe

remplissait déjà cette tâche avant la réforme, mais relativement aux juridictions

administratives spécialisées. La loi de 1987 étend donc considérablement le rôle de juge de

cassation qui incombe désormais au Palais Royal.

Ainsi, alors que cette fonction demeurait marginale dans l’activité du Haut Juge administratif

jusque 1987, à partir de cette date, la cassation constituera l’activité principale de cette

juridiction.

Dans ce contexte réformé le « rôle du Conseil d’Etat allait prendre une autre

dimension »182. Foncièrement juge des faits avant la restructuration de cet ordre juridictionnel,

le Palais Royal se voit démuni de tout examen au fond de l’affaire pour être cantonné dans un

rôle de « juge du droit ». Le juge de cassation se trouve, en effet, saisi du jugement et non de

l’affaire. Il doit assurer la régularité juridique des décisions des juges du fond, et notamment,

des Cours administratives d’appel, il n’est en aucun cas un troisième degré de juridiction.

En d’autres termes et pour être plus clair, le Conseil d’Etat, juge de cassation doit assumer

deux missions essentielles.

La première réside dans la fonction disciplinaire qu’il exerce à l’égard des juges du fond et

par laquelle il veille à ce qu’ils aient appliqué correctement la règle de droit. A cette tâche

s’ajoute une seconde mission tout aussi fondamentale : son rôle jurisprudentiel, puisque cette

181 B. PACTEAU, « Les Cours administratives d’appel. De nouveaux juges pour une justice administrative nouvelle », Justice, n°4, juillet-décembre 1996, p. 99, et spéc. p. 105. 182 J. WALINE, « La réforme de la juridiction administrative : un tonneau de Danaïdes ? », in Etudes offertes à J.-M. AUBY, Paris, Dalloz, 1992.

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Haute instance se trouve chargée de garantir l’unité du droit dans son interprétation et dans

son application par les juges du fond. D’ailleurs, sur ce point, les propos de M. GENTOT

résument tout à fait cette réalité puisqu’il avance que « la jurisprudence du Conseil d’Etat

cour suprême a une double fonction : stabiliser l’interprétation et l’application de la règle de

droit et assurer la cohésion de l’ensemble des juridictions soumises à son contrôle et permettre

les évolutions nécessaires183.

La loi du 31 décembre 1987 renforce donc le prestige du Palais Royal devenu juge de

cassation, mais surtout Cour suprême assurant un rôle régulateur renforcé après la création

des Cours. En effet, le Conseil d’Etat remplissait déjà le rôle de régulateur avant d’être chargé

de la cassation, ce qui avait valu, d’ailleurs, un célèbre article au Professeur RIVERO184.

Toutefois, à l’époque où le Droit administratif était exclusivement dicté par le Conseil, sans

qu’il n’y ait d’autres instances juridictionnelles, l’unité du droit ne soulevait guère de

controverses. La création des tribunaux puis des cours nécessite, bien évidemment, un rôle de

régulation plus approfondi de la part de notre Haut juge administratif chargé d’assurer cette

unité et donc d’éviter d’éventuelles discordances au sein des juridictions administratives.

L’élévation du Palais Royal au rang de juge de cassation paraissait donc indispensable

à la préservation de la cohérence du droit administratif, et ce, d’autant plus que l’on assistera à

une activité de plus en plus audacieuse de ces Cours administratives d’appel.

Mais si l’apport essentiel de cette réforme est d’ériger le Palais Royal au rang de juge de

cassation et de créer des cours compétentes en appel, à l’instar du modèle judiciaire, il ne faut

pas perdre de vue que l’une des principales interrogations suscitées par cette loi réside dans le

rôle aujourd’hui détenu par le Conseil d’Etat dans la maîtrise de l’évolution du droit

administratif. Si, à l’origine de ce texte, il était classique que les Cours n’aient comme seul

choix d’appliquer la jurisprudence dictée par le Conseil juge de cassation, et donc Cour

suprême, le constat actuel pourrait bien s’éloigner de cette évidence.

Et tout l’intérêt de cette étude réside dans la recherche de la consistance actuelle de la

fonction prétorienne du Conseil face aux Cours. Plus exactement, il paraît intéressant de se

demander si le poids de la hiérarchie qui existait autrefois entre le Conseil d’Etat et les Cours

183 M. GENTOT, « Le Conseil d’Etat régulateur du Contentieux administratif », Revue administrative, Numéro spécial 1999, p. 4 et spéc. p. 7. 184 J. RIVERO, « Le Conseil d’Etat, Cour régulatrice, » D. ,1954, Chron., XXVIII, p. 157.

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subsiste aujourd’hui au point de faire de ces Cours des juridictions sous la tutelle du Palais

Royal.

Paragraphe 2 : La subordination hiérarchique des Cours au Conseil d’Etat.

La volonté du législateur instaurant de nouvelles juridictions dans l’espoir de

décharger notre Conseil d’Etat s’avérait limpide. Le Conseil d’Etat devenait juge de cassation,

mais surtout Cour suprême, hiérarchiquement supérieure aux Cours administratives d’appel

ainsi qu’aux tribunaux de première instance. Il ressortit de cette réalité un Conseil d’Etat muni

d’un traditionnel pouvoir de dire le droit (A), d’autant plus emblématique qu’il était destiné

désormais aux Cours, juridictions soumises au Palais Royal (B).

A. La domination hiérarchique et normative du Conseil d’Etat

Le monopole prétorien du Conseil d’Etat n’a plus à être démontré de nos jours tant il

est traditionnel de présenter ce juge comme l’inventeur du droit administratif (1). Toutefois il

semble important d’établir que la supériorité hiérarchique de cette instance lui a permis

d’asseoir l’autorité de ses décisions qui s’imposent, en principe, de fait aux juges inférieurs

(2).

1. Un Conseil d’Etat investi de longue date du pouvoir normatif.

Le droit administratif se caractérise par l’absence de texte ou de code régissant la

matière. On présente ce droit comme un droit « prétorien », forgé par le juge et spécialement

par notre Conseil d’Etat. Cette juridiction, longtemps unique dispensatrice de la justice

administrative, a réellement « inventé » le droit administratif185. En effet, au gré d’une activité

jurisprudentielle pragmatique et évolutive, le Conseil a élaboré et fixé les diverses normes de

référence sur le fondement desquelles il a exercé son contrôle sur l’administration.

C’est ainsi qu’est né et a pris forme ce droit administratif, sous l’entière impulsion d’un juge.

Le Professeur CHAPUS a, certes, nuancé cette affirmation en arguant qu’il était question d’un

« droit fondamentalement jurisprudentiel »186, puisqu’il ne fallait pas occulter le poids des

185 Y. ROBINEAU et D. TRUCHET, Le Conseil d’Etat, Que sais-je ?, P.U.F., 2002, p. 102. 186 R. CHAPUS, Droit Administratif Général, Tome 1, Montchrestien, 2001, 15ème édition, point 11-1, p. 6.

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textes, ajoutant : « C’est à la jurisprudence que le droit administratif doit d’être ce qu’il a

été »187.

Il est, depuis fort longtemps, admis que cette matière se révèle sculptée par le juge qui,

en l’absence de textes organisant ce droit, se doit de suppléer cette carence en en élaborant de

manière indépendante, les grandes lignes. Il n’est, d’ailleurs, pas très complexe de prouver

cette affirmation. Le Doyen VEDEL affirmait, à juste titre que « tout le droit commun de la

responsabilité administrative, tout le droit des contrats administratifs ont été définis par le

juge ; ceci est encore plus évident en droit administratif où les règles les plus importantes

n’ont le plus souvent d’autre origine »188. Il serait sans doute fastidieux de reprendre la totalité

des décisions du Conseil d’Etat fixant les règles de principe de cette matière, mais prenons

acte, notamment, des recueils consacrés à ces arrêts, et précisément le fondamental ouvrage

des Professeurs LONG, WEIL, BRAIBANT, DELVOLVE et GENEVOIS189 reprenant avec

un commentaire remarquable, les principales décisions émanant du Palais Royal.

Nul ne contestera que le Droit administratif s’érige comme un droit prétorien. Le rôle

de la jurisprudence est fondamental en ce domaine.

Le Professeur DRAGO expose, en outre, à ce sujet que : « Pour le droit codifié, l’exégèse des

textes est la méthode dominante, et la jurisprudence ne peut être qu’un auxiliaire, pour le droit

administratif, c’est l’inverse, l’abondance des textes, la diversité de leurs origines, le peu

d’harmonie qu’ils ont souvent entre eux, risquent d’égarer le commentateur qui voudrait

appliquer les mêmes méthodes que le droit codifié »190.

Mais surtout, le rôle du Palais Royal se révèle essentiel en cette matière, puisqu’il est évident

que ce sont ses décisions qui ont fourni l’occasion de fixer les principales règles de droit

s’imposant dans les relations administrations - administrés. Cette influence a d’ailleurs permis

de qualifier l’œuvre normative du Haut juge administratif comme « la source la plus

abondante et la plus sûre du droit administratif, à tel point que, sans l’existence de ce Conseil,

jamais cette partie de la législation ne se serait élevée à l’état de science. »191. Et les auteurs

ne se montrent pas avares de compliments envers l’œuvre prétorienne assumée par cette

Haute instance. Jean CRUET a pu, ainsi, remarquer que « si le Conseil d’Etat s’en était tenu à

187 Ibid. 188 G. VEDEL, Droit administratif , 5ème édition, Collection Thémis, 1973, p. 288. 189 M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 12ème édition, Dalloz, 1999. 190 R. DRAGO, Préface, E. LAFERRIERE, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Paris, Tome I, L.G.D.J, 1989, p. VII. 191 SERRIGNY, Traité de la compétence administrative, préface, p. VI.

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cette idée que le juge ne peut statuer sans une disposition formelle de la loi, il n’y aurait pas

encore en France de droit administratif »192.

Un autre élément est également intervenu dans la démonstration du pouvoir normatif

du juge administratif suprême. La consécration par cette instance de « principes généraux du

droit applicables même sans texte »193, a permis d’attester le pouvoir créateur de ce juge.

Ainsi, G. MARTY et F. RAYNAUD ont pu considérer que « la théorie des principes

généraux du droit, née de la jurisprudence, est une manifestation de son pouvoir créateur »194.

Dans le même sens, le Doyen VEDEL affirme que « le recours aux principes généraux en un

cas particulier de mise en œuvre du pouvoir normatif de la jurisprudence »195. Même si une

partie de la doctrine estime que le juge « recueille » plus ces principes généraux qu’il ne les

crée196, le Conseil d’Etat fait véritablement œuvre de création, d’innovation en dégageant ces

principes qui, de toute évidence, ne se trouvent dans aucun texte. Et il ne faut pas occulter

l’apport de ces principes généraux qui se veulent le plus souvent protecteurs de l’homme.197

Nous tiendrons donc pour acquis le pouvoir normatif du Conseil d’Etat et sa

contribution fondamentale à la création du droit administratif tout entier. Mais dans une étude

où le Conseil d’Etat se trouve confronté à de nouvelles juridictions, il semble de rigueur de

s’interroger, après vingt années d’activité, sur la pérennité et la subsistance de cette fonction

prétorienne si chère au Conseil d’Etat.

Néanmoins, affirmer que le Conseil d’Etat détient un rôle normatif est une chose ;

justifier l’autorité acquise par ces arrêts en est une autre, et s’avère sans aucun doute plus

aiguë. Un constat s’impose. Aussi paradoxal soit-il, les décisions du Palais Royal ne

détiennent pas de force obligatoire en droit, mais ne sont dotées que d’une simple autorité de

fait. Il est remarquable de noter que si le Conseil d’Etat se trouve à l’origine des principales

décisions sculptant notre droit administratif, ces arrêts ne connaissent, en réalité, qu’une

autorité de fait.

192 J. CRUET, Etude juridique de l’arbitraire administratif, Thèse, Paris, Rousseau, 1906, p. 437. 193 C.E., Ass., 26 octobre 1945, Aramu et aes, Rec. p. 213 ; D., 1946, p. 158, note G. MORANGE. 194 MARTY et RAYNAUD, Droit civil, Tome 1, 2ème édition, p. 220. 195 G.VEDEL, Droit administratif , op. cit., p. 283. 196 R. CHAPUS, Droit administratif général, op. cit., point 123, p. 95. 197 On pense au principe des droits de la défense : C.E., Sect., 5 mai 1944, Veuve Trompier-Gravier, Rec. p. 133 ; C.E., Ass., 26 octobre 1945, Aramu et aes, Rec. p. 213, précité ; l’extradition vers un pays respectant les droits fondamentaux : C.E., Ass., 25 septembre 1984, Lujambio Galdeano, Rec. p. 307 ; l’interdiction de licencier une femme enceinte : C.E. Ass., 8 juin 1973, Dame Peynet, Rec. p. 406, Concl. S. GREVISSE.

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2. Des décisions dépourvues de force obligatoire en droit.

Théoriquement, divers obstacles sont posés à l’exercice par le Conseil d’un pouvoir

normatif.

L’article 5 du Code Civil interdit aux juges de se prononcer par voie de disposition

générale et réglementaire sur les causes qui lui sont soumises. Cette disposition marque donc

la prohibition des arrêts dits « en rouge » en raison de la solennité avec laquelle ils étaient

rendus198. Les Parlements de l’Ancien Régime199 usaient fréquemment de ces arrêts afin

d’asseoir des « précédents » étant donné la force dont étaient revêtus ces arrêts. La disposition

ainsi issue de l’article 5 du Code Civil manifeste donc la volonté de mettre fin à un système

de précédents, et, ce, sur le fondement du principe constitutionnel de la séparation des

pouvoirs. Dans ce cadre, il faut admettre que l’interdiction des arrêts de règlement contenue à

l’article 5 du Code Civil constitue le premier obstacle à la reconnaissance, en droit, d’un

pouvoir normatif du juge.

A cette réalité s’ajoute un deuxième élément tout aussi essentiel, la prohibition, en France, du

précédent. Le vocabulaire juridique d’Henri CAPITANT apporte plusieurs définitions à ce

concept. Il semble que cette notion puisse désigner, notamment, une décision administrative

ou une décision juridictionnelle susceptible d’avoir valeur d’exemple, autorité de fait au

caractère obligatoire. Or, le système du précédent, tel qu’il se pratique en Grande Bretagne, ne

se trouve pas autorisé en France, du moins, en théorie. La réfutation de cet usage dans notre

Etat trouve, de nouveau, son fondement dans le principe à valeur constitutionnelle de la

séparation des pouvoirs. Ce principe implique, notamment, une complète absence

d’empiétement entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Sur cette base, le juge ne

doit pas être habilité à s’emparer d’une compétence qui, à l’époque relève exclusivement du

législateur : le pouvoir de créer des normes.

En effet, dans un système fondé sur la prééminence de la loi, il semblait inconcevable qu’une

instance juridictionnelle puisse créer des normes quasiment équivalentes à la loi ! Et la

198 B. BEIGNIER « Les arrêts de règlement », Droits, n° 9, P.U.F., 1989, p. 45. 199 P. PAYEN, Les arrêts de règlement du Parlement de Paris au 18ème siècle. Dimension et doctrine, Thèse, Paris II, P.U.F., 1997.

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doctrine voyait, à cette époque, dans l’exercice par le juge du pouvoir de tirer d’un cas

particulier un principe général, l’expression d’une « dictature jurisprudentielle »200.

Le juge ne tenait donc son pouvoir de créer des règles d’aucun fondement légitime

juridiquement. La loi des 16 et 24 août 1790, en son article 12, vint ainsi prohiber les arrêts de

règlement, et par la même occasion, interdit aux Parlements de recourir à la méthode du

précédent. Ce texte instaure, à cette fin, un référé-législatif permettant au juge de référer au

législateur en cas de difficulté relative à l’interprétation d’une loi.

Il ressort de ces constatations que le principal obstacle à l’exercice par le juge d’un pouvoir

normatif se situe dans la grandeur et l’exemplarité accordées à la loi à cette période de

l’histoire qui n’admettait pas qu’un organe juridictionnel empiète sur le législatif. A ce sujet,

PORTALIS vint ainsi prôner « qu’un juge est associé à l’esprit de la législation, mais il ne

saurait partager le pouvoir législatif », ajoutant, afin de conforter cette opinion « qu’une loi est

un acte de souveraineté ; une décision n’est qu’un acte de juridiction ou magistrature »201.

Le juge administratif ne tient donc pas ce pouvoir qui lui a été reconnu depuis, celui de

créer des règles de droit, d’une disposition constitutionnelle. Au contraire, l’article 5 du Code

Civil, conjugué de la prohibition théorique des précédents empêchent la reconnaissance

juridique d’une compétence normative du juge et précisément du Conseil d’Etat.

Sur ce fondement, les auteurs tels GENY202, CARRE DE MALBERG203, CARBONNIER204,

ou encore PESCATORE205 récusent tout pouvoir normatif du juge tout comme ils dénient tout

caractère juridiquement obligatoire de la règle jurisprudentielle. L’autorité relative de la chose

jugée attribuée à la décision de justice par l’article 1351 du Code Civil206 se voit également

invoquée par cette partie de la doctrine réfutant le pouvoir du juge de fixer les règles

générales de droit.

Néanmoins, une disposition relativement célèbre aujourd’hui a pu justifier, pour

certains207, la compétence normative du juge.

200 B. BEIGNIER, « Les arrêts de règlement », art. préc., p. 47. 201 FENET, Recueil, 1827, Tome 6, cité par B. BEIGNIER, précité, p. 48. 202 F. GENY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, Paris, Tome II, 1919, p. 35. 203 R. CARRE DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Paris, Tome I, 1920, p. 741. 204 J. CARBONNIER, Droit civil , Tome I, Paris, 1967, p. 115-116. 205 P. PESCATORE, Introduction à la science du droit, Luxembourg, 1960, p. 112. 206 Art. 1351 du Code Civil : « L’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité ». 207 Voir en ce sens : S. BELAÏD, Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, Paris, 1974, p. 271 ; G. MARTY et P. RAYNAUD, Droit civil, Tome I, 2ème édition, Paris, 1972, p. 218 ; P. COULOMBEL, Introduction à l’étude du Droit et du droit civil, Paris, 1969, p. 195.

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Cette partie de la doctrine considère, en effet, que l’article 4 du Code Civil, interdisant au

juge, sous peine de déni de justice, de refuser de juger sous prétexte du silence ou de

l’insuffisance de la loi, porte une délégation au juge de créer du droit. Il est d’autant plus

remarquable que la décision Blanco208 consacrant l’autonomie du Droit administratif, ainsi

que l’arrêt Cadot209 sonnant le glas de l’exercice par le Conseil d’Etat d’une justice retenue au

profit d’une justice déléguée, ont implicitement, certes, habilité cette juridiction à créer, par

son activité, un droit : le droit administratif.

Toutefois, s’il est vrai que cette disposition permet, dans une certaine mesure, de consacrer la

compétence normative du juge, cette affirmation ne repose que sur une fiction, la délégation

au juge par le législateur d’un pouvoir créateur210. Il faut en déduire que le juge ne tiendrait

son pouvoir de dicter le droit que d’une habilitation effectuée par le législateur. Plus

exactement, et pour se recentrer sur notre Conseil d’Etat, il semblerait que cette instance ne

détienne pas, en théorie, le pouvoir de dire le droit, mais qu’en pratique, l’absence de

codification du droit administratif, le passage à l’exercice d’une justice déléguée ont offert à

ce juge l’aptitude à détenir l’initiative des règles de droit forgeant ladite matière. Toutefois, en

l’absence d’habilitation textuelle expresse, les décisions de cette juridiction doivent être

appréhendées comme dépourvues juridiquement d’une force obligatoire.

Malgré tout, il est nécessaire d’admettre, aujourd’hui, que les arrêts émanant de cette

prestigieuse instance ont acquis, de fait, une autorité supérieure, s’imposant, ainsi, aux

juridictions inférieures. Et il n’est guère surprenant de justifier la force de ces décisions par la

supériorité hiérarchique qu’occupe le Conseil d’Etat au sein de notre système juridique

administratif.

Michel VAN DE KERCHOVE a pu, en effet, avancer que la force obligatoire des décisions

de justice dépendait de l’autorité reconnue à l’instance juridictionnelle dont émanait cette

décision211. Nul doute que la renommée acquise par cette juridiction qui se situe, qui plus est,

au sommet de la hiérarchie des juridictions administratives a octroyé à ses décisions une

autorité de fait, à défaut d’être dotées d’une force obligatoire reconnue textuellement.

Dépourvus d’une autorité de droit, les arrêts issus du Palais Royal sont revêtus d’une force

persuasive s’exerçant auprès des juridictions inférieures généralement enclines à suivre les 208 T.C., 8 février 1873, Blanco, Rec. p. 61, Concl. DAVID. 209 C.E., 13 décembre 1899, 1899, Cadot, Rec. p. 1148 ; Concl. JAGERSCHMIDT ; D. 1891, 3, p. 41, Concl. ; S. 1892, 3, p. 17, note HAURIOU ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., n° 35, p. 5. 210 Roland DRAGO reconnaît ainsi cette délégation législative, voir en ce sens : E. LAFERRIERE, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Tome I, Paris, L.G.D.J., 1887, préface, p. VII. 211 M. VAN de KERCHOVE, « Jurisprudence et rationalité juridique », A.P.D., La Jurisprudence, Tome 30, Sirey, 1985, p. 207 et spéc. p. 232.

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orientations délivrées par cette instance. Cette constatation conduit certains auteurs212 à

reconnaître, en pratique, l’existence du précédent en droit français, allant jusqu’à déduire ce

précédent de « l’existence d’une hiérarchie des juridictions et de l’effet directif des décisions

des juridictions suprêmes »213.

Partant de cette affirmation, il semblait inévitable de rechercher si une telle attitude se réalisait

concrètement dans les rapports entretenus entre le Conseil d’Etat et les nouvelles juridictions

intervenues en 1987, les Cours administratives d’appel. Dans un premier temps, ces organes

ne paraissent pas détrôner le Conseil de son rôle souverain de création du Droit administratif.

B. Les Cours administratives d’appel, des juridictions « subordonnées ».

Conçues initialement afin de décharger le Conseil d’Etat, les Cours administratives

d’appel ne sont pas envisagées, à l’origine, telles des concurrentes à l’activité normative du

Haut juge administratif (2). Cette logique ne s’avère guère surprenante lorsque l’on a à l’esprit

la précarité dont sont affectées les décisions émanant de ces instances (1).

1. La précarité des décisions émanant des Cours administratives d’appel.

Il est vrai que l’appel fournit l’occasion aux Cours de procéder à un second examen de l’affaire et garantit donc le respect du double degré de juridiction, principe à vocation démocratique par excellence. Une fois les faits « dégrossis » par les tribunaux de première instance, les Cours se voient saisies, pour un nouvel examen du litige. Pour ce faire, le juge d’appel est habilité à connaître des faits ainsi que du droit. La tâche essentielle de ces juridictions sera, alors, de transposer la difficulté factuelle en un problème juridique qui nécessitera une réponse motivée du juge.

Toutefois, les décisions adoptées par ces Cours ne s’avèrent revêtues que d’une

autorité limitée. Il est évident que ces arrêts ne sont en rien définitifs et restent susceptibles de

cassation. Ainsi, la menace d’une censure par le juge chargé d’exercer le contrôle de cassation

entache ces décisions d’une réelle « précarité »214.

Sur ce fondement, il a été souvent très difficile pour les auteurs de reconnaître que les

décisions issues des juridictions d’appel puissent s’ériger en véritable « jurisprudence »215.

212 S. LESCAUT, Portée et autorité de la décision juridictionnelle : le précédent en droit français, Mémoire de D.E.A, Paris II, 2000. 213 Ibid., p. 44. 214 LARHER-LOYER, « La jurisprudence d’appel », J.C.P., 1989, I, 3407. 215 Ibid.

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L’adage « il n’est de jurisprudence que des cours suprêmes » écarte donc toute créativité

normative des Cours administratives d’appel qui ne détiendraient dans ce contexte, pour

unique charge que d’appliquer le droit dicté par le Conseil d’Etat, juge de cassation. L’on

comprend alors aisément que l’apparition de ces cours n’ait pas, du moins, à l’origine, suscité

de vives réactions doctrinales, ces instances ne se trouvant dotées que d’une tâche

d’application des décisions du juge supérieur. Une sorte d’attitude révérencieuse devait être

adoptée par ces Cours à l’égard du Palais Royal.

2. Des Cours incapables de « détrôner » le Conseil d’Etat.

Il n’est pas inutile de rappeler que la création de ce nouvel étage de juridiction en 1987

poursuivait pour principal objectif de désencombrer le Conseil d’Etat surchargé par un

contentieux de plus en plus abondant. La réforme ne revêtait donc qu’un aspect quantitatif, il

fallait aider le Palais Royal qui ne parvenait plus à exercer correctement sa mission.

N’attribuer à ces cours qu’une compétence d’appel des jugements des tribunaux de

première instance permettait, ainsi, de conférer au Conseil une mission de cassation, ce

Conseil devant exercer un rôle disciplinaire, veillant à ce que les juges inférieurs aient

appliqué correctement le droit.

Mais à ce rôle disciplinaire devait se conjuguer une mission jurisprudentielle, mission

essentielle pour le Palais Royal, Cour Suprême, consistant, à maîtriser l’évolution du droit

administratif. Or, il semble que l’enjeu de la réforme entreprise à la fin des années 1990

résidait à la fois dans la place du Conseil d’Etat au sein des juridictions administratives, ainsi

que dans son rôle directif dans l’évolution du droit administratif. L’apparition des Cours

devait-elle lui ôter ce rôle de directeur dans l’orientation de cette matière qu’il a forgée de

toute pièce ?

Primitivement, les juridictions inférieures au Palais Royal, notamment les Tribunaux

administratifs, ne paraissaient guère susceptibles de « détrôner » le Conseil de son rôle

souverain dans la mission de dire le droit. Jean RIVERO a pu, ainsi, avancer très fermement

que « les tribunaux administratifs entendent se régler sur le Conseil d’Etat ; les rébellions qui,

parfois, dressent les Cours d’appel contre la Cour Suprême, sont bien improbables ici »216.

Mais surtout, ce sont les éléments que l’auteur apporte comme justifiant cette impossible

insurrection des juges inférieurs qui doivent retenir notre attention. Arguant du prestige de ce

216 J. RIVERO, « Le Conseil d’Etat, Cour régulatrice », D, 1954, Chron., XXVIII, spéc. p. 158.

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Conseil d’Etat, de son autorité morale et juridique, le Professeur RIVERO appréhende cette

instance comme « le soleil de ces trente planètes »217.

Ce constat ne soulève pas de véritables controverses s’agissant des tribunaux

administratifs. Et une observation similaire verra le jour à propos des Cours administratives

d’appel. Le Professeur CHAPUS affirmera fort logiquement « qu’éclairées par un soleil aussi

prestigieux on imagine mal que les juridictions du premier degré ou les Cours administratives

d’appel fassent le chemin buissonnier et s’écartent des directives, des orientations définies par

le Conseil d’Etat »218. Les Cours ne sont donc aucunement envisagées comme susceptibles de

concurrencer le Conseil dans cette œuvre créatrice.

L’on n’imagine pas qu’elles puissent faire acte de dissidence par rapport au juge suprême. Nul

n’en disconviendra, ces organes se trouvent cantonnés dans une mission d’exécutant sous

l’impulsion du Palais Royal. Et là encore, la position hiérarchiquement supérieure du Conseil

d’Etat fonde le rôle subalterne attribué à ces Cours. F. GENY a pu, lui aussi, allouer aux

décisions des tribunaux supérieurs une autorité de fait inégalée en raison de cette

prédominance structurelle sur les autres instances219.

En réalité, l’autorité acquise par les arrêts du Conseil d’Etat, juge suprême paraît

découler de la détention par cet organe d’une véritable pouvoir de coercition exercé sur les

juridictions inférieures220. Et il est vrai que la doctrine examine souvent la jurisprudence

comme un « phénomène d’autorité »221. La place qu’occupe le juge de cassation au sommet

de la pyramide juridictionnelle lui permet, en effet, d’asseoir l’autorité de ses décisions qui

s’imposeront du fait de cette domination hiérarchique, sans difficulté aux juridictions

inférieures. Cette réalité a, ainsi, conduit F. KERNALEGUEN à affirmer que le juge Suprême

détenait « une sorte de pouvoir souverain sur le droit »222.

Nous nous rallions donc à la théorie délivrée par Marianne SALUDEN selon laquelle

le pouvoir de contrainte des juges suprêmes confère une certaine autorité à leur

jurisprudence223. Néanmoins ce constat réalisé il y a près de vingt ans se vérifie-t-il toujours

aujourd’hui ? Doit-on encore considérer ces Cours telles de simples exécutants des décisions

217 Ibid. 218 R. CHAPUS, débat, in Revue Administrative, 1999, n° spécial, p. 9. 219 F. GENY, Méthode d’interprétation, Tome II, p. 10, cité par C. GRZEGORCZYK, « Jurisprudence : phénomène judiciaire, science ou méthode ? », A.P.D., La jurisprudence, Tome 30, Sirey, 1985, p. 35 et spéc. p. 51. 220 M. SALUDEN , Le phénomène de jurisprudence, étude sociologique, Thèse, Paris, 1983, p. 626. 221 Voir en ce sens : P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », in Mélanges offerts à P. COUZINET, Université des sciences sociales de Toulouse, 1974, p. 330 : « la jurisprudence paraît essentiellement comme un phénomène d’autorité ». 222 F. KERNALEGUEN, L’extension du rôle du juge de cassation, Thèse, Rennes, 1979, p. 50. 223 M. SALUDEN, Le phénomène de jurisprudence, étude sociologique, Thèse précitée, p. 629.

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du Palais Royal, ou faut-il, au contraire, y voir des autorités investies d’un potentiel

normatif ? Auquel cas, la souveraineté normative du Conseil d’Etat se verrait anéantie… Si

cette réalité domine aujourd’hui, les Cours tentant de s’emparer de plus en plus du pouvoir

prétorien, il faut admettre que ces craintes étaient déjà ressenties par le Conseil dès l’adoption

du texte de loi de 1987. Malgré tout, l’exercice rigoureux du pouvoir de coercition que le

Conseil détient en qualité de juge de cassation lui assurera une certaine conservation de son

monopole prétorien224.

Section II : Les paradoxes de la réforme.

La loi du 31 décembre 1987 a permis une évolution importante au sein du Conseil

d’Etat qui s’érige depuis en juge de cassation. Il a atteint la consécration suprême en devenant

juge du droit garant de l’unité de la jurisprudence. Toutefois, si cette réforme semble profiter

au Palais Royal qui accroît ainsi ses prérogatives grâce à cette loi, certaines dispositions

contenues dans ce texte laissent perplexe et témoignent d’une certaine crainte ressentie par le

Palais Royal à l’égard des Cours administratives d’appel (Paragraphe 1). Le Haut Juge

administratif appréhende, en réalité, contre toute attente, de voir sa souveraineté normative

remise en cause au profit de nouvelles cours. Nul doute que face à une réforme censée ériger

le Conseil d’Etat au rang de juge de cassation, c’est à dire de juge suprême chargé de l’unité

du droit, ces angoisses s’avèrent surprenantes (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Les craintes originelles du Conseil d’Etat à l’égard des Cours.

Le texte même de la loi adoptée le 31 décembre 1987 comprend certaines dispositions

parfaitement révélatrices de la défiance du Conseil d’Etat à l’égard des Cours administratives

d’appel. Ainsi, premier élément ambigu, les Cours n’obtiennent pas le transfert entier de

224 Voir : Chapitre 1, Titre II, , Partie I.

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l’appel, le Conseil conservant compétence en certaines occasions (A). Dans le même esprit, le

législateur a inséré certains articles, les articles 11 et 12 notamment, qui attestent de

l’inquiétude réelle du Haut juge administratif face à l’apparition de nouvelles instances (B).

A. Un transfert de l’appel incomplet.

La loi n’a pas prévu le transfert immédiat de la totalité de l’appel aux Cours créées en

1987. Pendant un certain temps, l’appel en matière d’excès de pouvoir se voyait réservé au

Palais Royal (1). Une telle rétention ne paraît pas surprenante lorsque l’on a à l’esprit

l’ampleur et la renommée du contentieux de l’excès de pouvoir (2).

1. L’excès de pouvoir réservé au Conseil d’Etat.

La réforme de 1987 n’a pas opéré un transfert total du contentieux de l’appel aux

Cours. Ce texte réservait, en effet, le recours concernant les élections municipales et

cantonales, les recours en appréciation de légalité et les recours en excès de pouvoir contre les

actes réglementaires à la compétence du Conseil d’Etat. Ainsi, il faut comprendre que la

compétence des Cours se trouve limitée au « plein contentieux », du moins provisoirement.

Ce texte attribuait l’appel en matière d’excès de pouvoir au Conseil d’Etat, tandis que l’appel

des actes non réglementaires n’allait être attribué aux Cours qu’à la suite de l’intervention de

décrets. Ainsi, le décret du 17 mars 1992 parachève la réforme de 1987 en transférant aux

Cours l’appel en matière d’excès de pouvoir contre les actes non réglementaires,

conformément à la volonté du législateur.

Cette cession du Conseil aux Cours s’est, en fait, opérée en trois étapes. Au 1er septembre

1992, est réalisé le transfert relativement aux décisions prises en application du Code de

l’urbanisme, du code de la construction et de l’habitation et du Code de l’expropriation pour

cause d’utilité publique.

Au 1er janvier 1994, sera cédé le contentieux relatif aux décisions prises à l’égard des

fonctionnaires et agents publics. Enfin, au 1er octobre 1995, la totalité des décisions non

réglementaires relèveront, en appel, de la compétence des Cours.

S’agissant de l’appel en matière d’excès de pouvoir à l’encontre des actes réglementaires, la

loi du 8 février 1995 a attribué cette compétence aux Cours. Autrement dit, depuis 1995, les

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Cours connaissent de la quasi-totalité des appels, y compris en excès de pouvoir, ce qui

devrait permettre, en pratique, de renforcer le prestige de ces juridictions225. Certains

affirment même que « seul l’exercice de compétences en matière d’excès de pouvoir

donnerait aux Cours administratives d’appel l’autorité et la notoriété dont ces jeunes

juridictions ont besoin »226.

Si la réalité laisse transparaître un transfert non pas immédiat de la totalité du

contentieux d’appel, il semble indispensable de rechercher les raisons qui ont guidé le Conseil

d’Etat à vouloir se réserver l’excès de pouvoir. L’angoisse de perdre la maîtrise d’un

contentieux si impérieux que l’excès de pouvoir a sans aucun doute conduit le Palais Royal à

retenir, dans un premier temps, ce contentieux.

2. La rétention par le Conseil d’Etat de l’excès de pouvoir, ou la crainte de

perdre son monopole normatif au profit des Cours.

Diverses raisons ont été soulevées afin de justifier le refus de transférer l’excès de

pouvoir aux Cours administratives d’appel. Il a d’abord été rapporté que la contestation de la

légalité d’actes administratifs devant être traitée dans les plus brefs délais, il était nécessaire

que le Conseil d’Etat soit directement saisi par la voie de l’appel. Attribuer cette compétence

aux Cours aurait retardé le règlement de ces litiges. De même, la peur de voir le Conseil

d’Etat devenir un troisième degré de juridiction a suscité également cette réserve. Car, l’on

pourrait aisément assister à une insécurité juridique totale, à une situation de flou par

excellence si les Cours étaient aptes à se prononcer en appel en excès de pouvoir. Par

exemple, une décision administrative contestée, pourrait être successivement annulée en

première instance, puis jugée légale par la Cour et enfin remise en cause par le Conseil d’Etat

en cassation. Une situation inextricable verrait alors le jour dans un tel contexte. Enfin un

dernier élément a sans doute été pris en considération lors de la réforme, la similitude existant

entre le recours pour excès de pouvoir et le recours en cassation227 qui conduirait, peut-être, à

ce que deux recours pratiquement semblables soient mis en œuvre pour un même acte.

Ces considérations paraissent tout à fait légitimes et fondées. Toutefois, une autre

réflexion a sans doute guidé les conseillers d’Etat. L’on a souvent argué de ce que le

225 H. ISAIA, Les Cours administratives d’appel - Approche critique, Economica, Paris, 1993, p. 185. 226 D. CHABANOL, « Le décret n° 92-245 du 17 mars 1992 : de nouvelles compétences pour les Cours administratives d’appel », A. J.D.A., 1992, p. 341. 227 Voir à ce propos : S. BOUSSARD, L’étendue du contrôle de cassation devant le Conseil d’Etat. Un contrôle tributaire de l’excès de pouvoir, Thèse, Paris II, Dalloz, 2000.

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contentieux de l’excès de pouvoir s’avérait trop ardu pour être, immédiatement, délégué à de

nouvelles juridictions encore inexpérimentées228.

Surtout, il faut savoir que l’excès de pouvoir constitue un contentieux prestigieux, et

fondamental car il vise à assurer le respect de la légalité. N’oublions pas que le recours pour

excès de pouvoir induisait, historiquement, de soumettre l’Administration au Droit, au

principe de légalité229. D’autant que la consécration de ce recours a contribué au

développement de l’Etat de Droit230.

L’excès de pouvoir a donc fourni l’occasion au Conseil d’Etat d’être à l’origine de nombreux

grands arrêts du droit administratif. Dans ces conditions, l’on comprend aisément la volonté

des Conseillers d’Etat lors de la loi du 31 décembre 1987. Le contentieux de l’excès de

pouvoir s’avérait trop fondamental pour être abandonné à des Cours nouvellement créées. La

crainte de perdre ce contentieux qui lui a permis d’adopter de grands arrêts a conduit le

Conseil à le retenir et à en refuser toute délégation aux Cours. C’est la peur d’aliéner son

monopole normatif qui a finalement guidé le Conseil dans cette direction.

Pourtant, cette rétention de l’excès de pouvoir, aussi bénéfique soit-elle pour le Haut

juge administratif, n’en était pas moins fortement controversée. Jean FOYER, notamment,

considérait que le texte de loi ne comportait qu’un défaut. Il estimait en effet, que ce texte

n’allait pas jusqu’au bout de sa logique. Mais surtout, arguant de l’adage « Donner et retenir

ne vaut », Jean FOYER déclara « Lorsque l’on crée de nouvelles institutions, il faut leur faire

confiance »231. Dans le même sens, M. MICHEL estimait plus logique que les nouvelles

compétences des Cours « englobent tous les appels »232. Et cette opinion s’est trouvée

confirmée par d’autres auteurs233.

Si une partie de la doctrine réfute l’argument selon lequel conserver l’excès de pouvoir

permettait au Conseil de maintenir un contentieux « noble »234, il semble néanmoins que ce

soit la volonté de retenir une part prestigieuse du contentieux qui ait amené le Conseil à

prévoir un transfert différé de cette matière aux Cours.

228 M. FRANC, « Commentaires sur une réforme », A.J.D.A, 1988, p. 79 et spéc. p. 81-82. 229 M. LONG, Allocution au colloque du 75ème anniversaire du T.A. de Strasbourg, in Les transformations de la justice administrative, Economica / Publications de l’IDL, 1995, p.32, cité par : J.-.M. WOEHRLING, « Vers la fin du recours pour excès de pouvoir ? », in Mélanges en l’honneur de G. BRAIBANT, L’Etat de Droit, Dalloz, 1996, p. 777. 230 J.-M. WOEHRLING , « Vers la fin du recours par excès de pouvoir ? », op. cit., p. 778. 231 J. FOYER, J.O., déb. Ass. Nat., 6 octobre 1987, p. 3947. 232 M. MICHEL, J.O., Déb. Ass. Nat., 6 octobre 1987, p. 3942-3. 233 Voir en ce sens : C. LEPAGE-JESSUA, et C. HUGLO, « La réforme du Conseil d’Etat vue par les avocats », A.J.D.A., 1988, p. 127 et spéc. p. 131 : « Créant une nouvelle juridiction, le législateur aurait dû lui accorder sa confiance et, par conséquent, une pleine compétence ». 234 M. FRANC, « Commentaires sur une réforme », op. cit., p. 81.

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Autrement dit, devenu juge de cassation, et surtout juridiction suprême, le Conseil

d’Etat ressent tout de même des angoisses profondes face à la création des Cours. Ces

dernières ne devaient en aucun cas être susceptibles, finalement, de détenir un pouvoir

créateur, pouvoir propre au Palais Royal qu’il ne daigne en aucun cas partager. Des

inquiétudes analogues transparaissent également à la lecture des articles 11 et 12 de ladite loi.

B. Les précautions adoptées par le législateur.

L’article 11 de la loi offrant la faculté au juge de cassation de régler l’affaire au fond

dans « l’intérêt d’une bonne administration de la justice » (1), ainsi que la procédure d’avis

rendus par le Conseil sur une question de droit nouvelle instituée par l’article 12 (2) révèlent,

en réalité, une crainte profonde du Haut juge administratif d’être dépouillé de sa mission si

essentielle : dire le droit.

1. L’article 11 et la faculté de régler au fond.

La loi du 31 décembre 1987 comporte une disposition instaurant la faculté pour le

Conseil d’Etat saisi en cassation de régler l’affaire au fond si « l’intérêt d’une bonne

administration de la justice le justifie »235.

Cette mesure déroge à l’interdiction faite en 1790 au juge judiciaire de cassation de connaître

au fond des litiges. Toutefois, la faculté ainsi instituée par le texte de 1987 ne se révélait pas

totalement inédite pour le Conseil d’Etat. Un tel pouvoir lui avait déjà été confié par la loi du

30 mai 1872 supprimant la Commission régionale des dommages de guerre et disposant qu'en

cas de cassation par le Conseil d’Etat des décisions rendues par cette instance avant leur

suppression, le Conseil devait régler l’affaire au fond236 .

La principale conséquence résultant de l’article 11 réside en une réelle et complète

« métamorphose du juge de cassation »237 qui « se mue en juge du fond »238. En effet, le

Conseil d’Etat tiendra de cette mesure la possibilité de connaître, outre du droit, du fond de

l’affaire et sera à même d’apporter une solution venant clore le débat juridique. Cette pratique

235 Article 11 de la loi du 31 décembre 1987. 236 Cette procédure existe aussi devant la Cour de Cassation, art. L. 131-5 Code de l’organisation judiciaire. 237 R. CHAPUS, Droit du Contentieux Administratif, op. cit., point 1466, p. 1132. 238 Ibid., p. 1133.

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supprime donc une instance et s’avère très efficace car plus rapide. Le Conseil d’Etat, après

avoir délivré un raisonnement de droit, résout le litige et met fin au contentieux. Cet usage

permet au Conseil d’éviter le renvoi à une seconde juridiction du fond. Les travaux

préparatoires de la loi du 31 décembre 1987 laissaient, d’ailleurs, apparaître la volonté d’user

de cette faculté aussi souvent que possible.

Il ressort des faits une nette progression dans l’emploi du règlement au fond, même si à

l’origine cette pratique affluait déjà. Pour citer quelques chiffres attestant de l’effervescence

de l’usage de l’article 11, il faut savoir que entre le 1er janvier 1989 et le 31 décembre 1994,

soit pour cinq années, 120 règlements au fond furent réalisés pour 295 cassations.

De plus, et toujours afin de démontrer cette affluence et la progression de cette faculté

offerte par le législateur de 1987, il faut savoir que pour une seule année, l’année 1995 en

l’occurrence, il fut procédé à 54 règlements au fond sur 103 cassations, soit quasiment

cinquante pour cent des pourvois.

Aujourd’hui, ce sont quasiment quatre-vingts pour cent des litiges donnant lieu à cassation

qui se voient réglés au fond239.

L’on recense donc désormais un emploi presque systématique de cette disposition, justifié par

des raisons essentiellement pratiques aujourd’hui tenant à l’urgence240.

Effectuer ce travail de dénombrement des hypothèses où l’article 11 se trouve utilisé

s’avérerait donc bien fastidieux. Il semble plus opportun de s’attarder sur les objectifs de cette

pratique, et plus précisément, de déterminer ce qu’il faut entendre par la périphrase « Bonne

administration de la justice ».

Les termes mêmes de la loi ne fournissent aucune définition exacte de cette terminologie. Le

Conseil d’Etat décide en toute discrétion de mettre en œuvre cette faculté de règlement, et

l’on constate qu’il n’existe aucune définition pré-établie de ces hypothèses, afin de ne pas

créer d’automatismes.

Toutefois, à la lumière des arrêts découlant du Palais Royal et usant de l’article 11, il semble

tout à fait possible de systématiser les hypothèses dans lesquelles le règlement au fond

s’impose. Mais avant d’en retracer les diverses possibilités, penchons nous d’abord sur la

notion de « Bonne administration de la justice ».

Au sens étroit, la bonne administration de la justice doit être comprise comme « un objectif à

atteindre, comme une finalité qui servirait l’emploi de moyens techniques appropriés ». Cette

239 R. CHAPUS, Droit du Contentieux administratif, op. cit., p. 1133. 240 Voir infra.

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notion recouvrirait ainsi différentes exigences telles que la célérité, l’impartialité,

l’indépendance des juges241. Et il est vrai, qu’à ce titre, il est parfaitement possible de recenser

divers exemples où l’article 11 fut employé conformément à ce principe de « bonne

administration de la justice ». Il en est ainsi lorsque, notamment, la solution au fond découle

de l’application mécanique du raisonnement de droit délivré par le Palais Royal242. En

revanche, s’il reste nécessaire de procéder à des appréciations factuelles, le Conseil renverra

l’affaire243.

S’il ne reste plus, par contre, après la cassation, qu’à tirer les conséquences procédurales

obligatoires sur la décision des premiers juges, le Conseil réglera au fond sans renvoi244. Et

dans le même sens, lorsqu’il ne reste plus à régler que des questions mineures ou annexes,

l’article 11 se verra usité245.

Dans ces conditions, la pratique offerte par l’article 11 semble tout à fait conforme à

l’exigence d’une bonne administration de la justice, les hypothèses dans lesquelles cette

faculté est employée se trouvant totalement logiques et justifiées par le souci de ne pas saisir

inutilement une juridiction de renvoi. L’impératif de célérité en est ainsi garanti.

Une autre motivation a pu également être fournie pour systématiser les circonstances

dans lesquelles le règlement au fond est autorisé. Il s’agit de l’exigence de rapidité dans le

traitement des affaires suscitant l’emploi de l’article 11 lorsque l’affaire n’a que trop duré246.

Ces considérations « humanitaires » rejoignent elles-aussi totalement l’impératif relatif à la

bonne administration de la justice dans la mesure où elles mettent en relief le nécessaire

respect de l’exigence de célérité dans le procès, élément inhérent à une administration saine

de la justice.

241 J. ROBERT « La bonne administration de la justice », A.J.D.A., 1995, n° spé., p. 117. 242 Voir en ce sens : pour le contentieux fiscal : C.E., 25 mars 1991, S.A. Construrama-Bati-Service Promotion, Rec. p.106 ; C.E., 15 janvier 1992, S.A. Kinetics Technology International, Rec. p. 18 ; C.E., Sect., 10 juillet 1992, Sté Musel SBT, Rec. T., p. 921 ; C.E., 6 juillet, Sté Profat Investissements, Rec. T., p. 1155 ; C.E., 9 janvier 1995, Nizard, Req. n° 135520. Pour d’autres contentieux, voir : C.E., 14 janvier 1994, Sté Syg Bergesen, Rec. T., p. 934 ; C.E., 13 octobre 1989, Thévenin, Rec. p. 882 ; C.E., 8 mars 1991, Roger, Rec. p. 391 ; C.E., 17 février 1992, Aniform, Rec. p. 71 ; C.E., 29 juillet 1994 Département de l’Indre, Rec. p. 363 ; C.E., 31 juillet 1996, Fonds de garantie automobile, Rec. p.337 ; C.E., 30 octobre 1989, Le Gallais, Rec. p. 883. 243 Voir C.E., 8 février 1989, Rodet, R.D.P., 1989, p. 1499 ; C.E., 21 juin 1989, Cornejo Nunez, Rec. p. 822, C.E., Sect., 5 juin 1992, Epoux Cala, Rec. p. 224. 244 C.E., 10 avril 1991, Epoux Goiot, Rec. p. 132. 245 C.E., 25 avril 1994, Leclercq, Rec. T., p. 1129 ; C.E., 13 mai 1992, Mme Courpotin, req. n° 110284 ; C.E., 31 juillet 1996, Fonds de garantie automobile, Rec. p. 337 ; C.E., 5 avril 1996, CHR de Caen, req. n°114390. 246 C.E., 6 mars 1991, Commune de Roquevaire, Rec. p. 833 ; R.D.P., 1992, p. 557 ; R.F.D.A., 1991, p. 371 : usage de l’article 11 pour donner fin à une procédure d’urgence ; C.E., 11 décembre 1991, Administration de l’Assistance Publique à Paris, p. 1161 ; R.D.P., 1993, p. 252 ; C.E., Ass., 9 avril 1993, M. G., M. B., M. D., Rec. p . 110, Concl. H. LEGAL ; A.J.D.A., 1993, p. 334, Chron. C. MAÜGUE et L. TOUVET ; D., 1993, p. 312, Concl. ; J.C.P., 1993, n° 22110, note C. DEBOUY ; R.F.D.A., 1993, p. 583, Concl. (Article 11 utilisé afin de faire cesser un litige très ancien).

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Plus contestables demeurent les hypothèses de règlement au fond dans un souci de

« politique jurisprudentielle » et témoignant de l’utilisation de cette technique dans le seul but

de fixer le droit dans un domaine nouveau, sensible ou controversé. Ces exemples se révèlent

délicats puisque, à ces occasions, bien souvent, le Conseil apportera la solution définitive au

litige, alors qu’une appréciation factuelle s’avérait nécessaire. Dans ce contexte, la volonté du

Palais Royal de conserver son pouvoir prétorien et directif dans ces matières sensibles paraît

évidente. L’affaire relative au sang contaminé247 atteste parfaitement de la propension du

Conseil à user de l’article 11 en présence d’un contentieux délicat. La difficulté juridique

résidait dans l’engagement de la responsabilité de l’Etat à la suite des recours intentés par les

hémophiles victimes de la transfusion de sang contaminé par le virus V.I.H. Censurant la

Cour pour erreur de droit, le Conseil estima que l’Etat pouvait voir sa responsabilité engagée

pour toute faute commise dans l’exercice de ses attributions d’organisation du service de

transfusion sanguine, et de contrôle de ces centres de transfusion. Une interrogation subsistait

toutefois au fond quant à la date à laquelle cette responsabilité était engagée. Et, usant de

l’article 11 et déterminant que la connaissance du risque de contamination datait du 22

novembre 1994, le Palais Royal a procédé à une appréciation purement factuelle qui, en

théorie, ressortissait de la compétence des juges du fond. En d’autres termes, l’usage de

l’article 11 ne semblait nullement s’imposer et pourtant, le Conseil a réglé l’affaire au fond,

achevant, de surcroît, un litige fort ancien248.

Nul doute que l’importance de la matière ici touchée a motivé la volonté du juge de régler au

fond afin d’être à l’origine de la règle de droit ici applicable. Dans le même sens, l’affaire

relative au préjudice subi par les parents d’un enfant né trisomique du fait de la faute commise

247 C.E., Ass., 9 avril 1993, M.G., M.D. et Mme D. , Rec. p. 110 ; R.F.D.A., 1993, p. 583, Concl. H. LEGAL ; A.J.D.A. ; 1993, p. 334, Chron. C MAUGUE et L. TOUVET ; J. C. P. ; 1993, n° 22110, note. C. DEBOUY ; D. 1994, S.C., p. 63, obs. P. Bon et P. TERNEYRE. 248 Le litige remontait à 1985.

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par l’hôpital lors de l’amniocentèse révèle elle-aussi, ce souci constant du Haut juge

administratif de rester à l’origine des principales règles jurisprudentielles249.

Reconnaissant le lien de causalité entre la faute de l’hôpital ne révélant aucune anomalie à

l’occasion de l’amniocentèse effectuée, et le préjudice résultant pour les parents de l’infirmité

de leur enfant, le Conseil régla le litige au fond estimant que l’hôpital s’était rendu coupable

du défaut d’information des époux Quarez de ce que cet examen, étant donné les conditions

dans lesquelles il avait eu lieu, pouvait être affecté d’une marge d’erreur inhabituelle, faute

qui se trouve être la cause directe du dommage subi par ces parents du fait du handicap de

leur fils. Le Haut juge administratif agit, de nouveau, comme s’il était doté d’un pouvoir

d’investigation au fond, alors que ces appréciations auraient nécessité l’intervention des juges

du fond. Nul ne contestera que le Palais Royal révèle ainsi une volonté intense de fixer le

droit dans ces contentieux sensibles.

Et force est d’admette que ces exemples sont loin d’être isolés250. Il importe, notamment de

noter que ces hypothèses se multiplient de nos jours en matière de responsabilité. L’affaire

Senanayake251 visant le devoir du médecin de sauver des vies comme prévalant sur son

obligation de respecter la volonté du malade qui, en l’espèce, récusait toute transfusion en

raison de ses convictions religieuses, révèle également l’emploi par le Conseil de l’article 11.

Les décisions intervenues, en matière de responsabilité des services de secours et marquant

l’abandon de la faute lourde au profit de la faute simple s’avèrent elles-aussi adoptées par le

Conseil usant de la faculté de régler l’affaire au fond252. De la même manière, d’édifiantes

décisions rendues en matière hospitalière253 font état de l’usage de l’article 11254.

249 C.E., Sect. 14 février 1997, CHR de Nice Epoux Quarez, Rec. p. 44 ; R.F.D.A., 1997, p. 374, Concl. V. PECRESSE, note B. MATHIEU ; A.J.D.A., 1997, p. 430, Chron. D. CHAUVAUX et T-X. GIRARDOT ; J.C.P. 1997, n° 22928, note J. MOREAU ; L.P.A., 1997, n° 64, note S. ALLOITEAU. 250 Pour d’autres exemples, voir : C.E., Sect., 31 mars 1995, M. LAVAUD, Rec. p. 155 ; L.P.A., 8 juillet 1995, p. 4., Concl. J-C. BONICHOT, A.J.D.A., 1995, p. 384, Chron. L. TOUVET et J-H. STAHL, en matière de responsabilité sans faute de l’administration sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques s’agissant du préjudice résultant d’une décision administrative légale ; ou encore : C.E., Sect., 29 décembre 1997, Commune d’Arcueil, req. n° 151472 ; A.J.D.A., 1998, p. 112, Chron. T-X. GIRARDOT et F. RAYNAUD, s’agissant du régime de responsabilité des services fiscaux. 251 C.E., Ass., 26 octobre 2001, Senanayake, A.J.D.A. 2002, p. 259 , Note M. DEGUERGUE ; D.A. 2002, p. 5, Note A. MEERSCH. 252 Voir : Pour le service de lutte contre l’incendie : C.E., 29 avril 1998, Commune de Hannapes, Rec. p. 185 ; D., 1998, p. 535, note G. LEBRETON ; D., 2000, S.C., p. 427, obs. P. BON et D. de BECHILLON ; J.C.P., 1999, n° 10109, note M. GENOVESE ; R.D.P., 1998, p. 1001, note X. PRETOT ; L.P.A., Mars 1998, n° 49, note M.-C. PIERACCINI. 253 Voir : C.E. Sect., 5 juin 2000, Consorts Telle, A.J.D.A. 2000, p. 180 et 137, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN. 254 N’oublions pas la solennité affectant ces décisions usant de l’article 11, car elles sont souvent rendues en Assemblée ou Section du Contentieux.

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Dans ces circonstances l’on comprendra aisément les raisons de l’affluence du recours à cet

article 11. Le commissaire LEGAL a pu avancer de manière limpide que cette disposition

permet « soit d’orienter une jurisprudence qui paraît s’égarer ou se contredire » ; soit de

« régler rapidement une affaire se présentant dans des conditions délicates »255. Thierry

TUOT précisant également : « il serait encore moins admissible que les audaces

jurisprudentielles parfois nécessaires soient interdites au juge de cassation parce que son

contrôle ne s’y prête pas »256.

A ce stade de l’analyse, il faut reconnaître que ces considérations de politique

jurisprudentielle n’entrent pas vraiment dans les considérations d’une bonne administration de

la justice qui, auquel cas, résiderait en ce qu’il serait de bonne justice que le droit soit dicté

par le Conseil d’Etat. Nous ne trouvons pas dans ces raisons tenant à la conservation du

pouvoir normatif d’éléments visant les intérêts du justiciable telles que la célérité du procès

propice, par exemple, à cette bonne administration de la justice. Il faut admettre que l’intérêt

évoqué en l’article 11 ne constitue qu’une fiction usitée par le Conseil afin de se réserver ce

pouvoir normatif. Sous couvert de considérations humanitaires, il existe des considérations

plus profondes liées à la préservation du rôle prétorien de ce Conseil d’Etat ! Nous rejoignons

donc la thèse tenue par Antoine BOURREL257 considérant que « le Conseil d’Etat entend user

de l’article 11 pour préserver sa fonction prétorienne en indiquant au juge ordinaire la voie à

suivre dans un domaine nouveau ». Jacques ARRIGHI de CASANOVA soutient également

cette théorie, estimant notamment que l’usage de l’article 11 à l’occasion de l’affaire

Francelet258 « s’explique sans doute par le souci de la Haute Assemblée de donner aux juges

du fond des indications, sinon des directives quant au contrôle qui leur incombe dans un

contentieux où l’appréciation des faits est souvent délicate »259.

255H. LEGAL, Concl. sur C.E., Ass, 9 avril 1993, M.G, M.D, M. B., précité. 256 T. TUOT, obs. sur : C.E., Sect., 28 juillet 1989, Département des Hauts de Seine, R.F.D.A., 1989, p. 918 et spéc. p. 921 ; A.J.D.A., 1989, p. 726, obs. X. PRETOT. 257 A. BOURREL, Le Conseil d’Etat juge de Cassation face au pouvoir d’appréciation des juges du fond, Thèse, Pau, 1999, p. 323. 258 C.E., 16 février 1994, Francelet, R.J.F. 1994, n° 374. 259 J. ARRIGHI de CASANOVA, « Le contentieux de la légalité à l’épreuve du contrôle de cassation : l’exemple du contentieux fiscal », R.F.D.A., 1994, p. 916 et spéc. p. 919.

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Ainsi, si la faculté de régler le litige au fond avait été présentée par certains auteurs260 comme

inspirée par le souci de ne pas substituer son appréciation à celle des juges de fond , il faut

tout de même reconnaître que cette pratique limite l’appréciation des juges du fond, et surtout,

a été souhaitée par les Conseillers d’Etat afin de ne pas perdre leur rôle prétorien qu’ils

tenaient avant la réforme du contentieux de 1987261.

Cette réforme dévoile donc certaines craintes, et en priorité, celle ressentie par le Haut

juge administratif angoissant à l’idée d’être « dépouillé » de son pouvoir prétorien. La

méthode du règlement au fond constitue un excellent moyen pour cette juridiction de rester au

devant de la scène jurisprudentielle et de fixer le droit dans les matières épineuses ou inédites.

La procédure novatrice des avis rendus par le Conseil sur des questions de droit nouvelle et

instituée par l’article 12 de ce même texte reflète des inspirations analogues.

2. Les avis de l’article 12.

La loi du 31 décembre 1987 a introduit une disposition inédite en droit français, la

procédure du renvoi au Conseil d’Etat pour avis sur une question de droit nouvelle262. Cette

disposition fut introduite conformément à l’attente de la Direction générale des impôts

désireuse d’accélérer l’interprétation par le Conseil d’Etat des textes fiscaux. La raison d’être

de ce mécanisme réside dans la quête d’un traitement plus rapide de la question de droit, et

poursuit pour principal objectif de fixer le droit, plus efficacement, dans les meilleurs délais.

Ainsi, l’article 12 introduit par cette réforme du contentieux instaure un véritable

renvoi préjudiciel au Conseil d’Etat qui, ainsi saisi, rendra un « avis ». Certes, cette procédure

se trouve soumise à diverses conditions. La juridiction renvoyant une telle difficulté au Palais

Royal doit être saisie d’une « question de droit », ce qui évacue toute éventuelle question de

fait. De plus, cette question de droit se doit d’être « nouvelle », mais surtout « sérieuse », ce

qui emportera bien évidemment une appréciation subjective de la part du juge. Enfin, cette

difficulté devra être susceptible de se présenter dans de nombreux litiges263.

260 J. MASSOT, O. FOUQUET, J.-H. STAHL, Le Conseil d’Etat juge de cassation, 5ème édition, Berger-Levrault, L’administration nouvelle, 2000. 261R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, op. cit., p. 313 : « La rétention des litiges a en même temps permis au Conseil d’Etat de maintenir sa maîtrise sur l’évolution de la jurisprudence » 262 Article 12 : « Avant de statuer sur une requête soulevant une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, le Tribunal Administratif ou la Cour administrative d’appel peut, par un jugement qui n’est susceptible d’aucun recours, transmettre le dossier de l’affaire au Conseil d’Etat, qui examine dans le délai de trois mois la question soulevée. Il est sursis à toute décision sur le fond de l’affaire jusqu’à un avis du Conseil d’Etat, ou, à défaut, jusqu’à l’expiration de ce délai ». 263 Pour un bilan de l’usage de cette procédure, voir Chapitre 2, Titre I, Partie II.

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Le dispositif de cet article 12 se révèle particulièrement efficace. Il s’élève comme la

résurgence du rescrit Romain. Le rescrit est, en effet, né à Rome, sous l’Empire et constituait

une « réponse donnée par écrit par l’Empereur, ou le Conseil Impérial à un particulier ou un

magistrat qui avait demandé à l’Empereur une consultation sur un point de droit »264. Le

rescrit correspond également au Droit canonique emprunté à la technique romaine dès le

quatrième siècle. Toutefois, le rescrit du droit canonique diverge de celui du droit Romain

dans la mesure où dans la première hypothèse, la portée du rescrit se voit limiter à la personne

qui l’a obtenu. En tout état de cause, il faut considérer que la procédure instituée par l’article

12 de la loi de 1987 s’érige comme l’héritière du rescrit pouvant se définir, de manière

générale, comme un avis émanant d’une autorité consultée par une personne privée ou

publique sur l’interprétation ou l’application d’une norme265.

L’avis sur la question de droit se trouve donc issu de traditions historiques lointaines.

Une loi du 16 septembre 1807 avait également prévu un mécanisme assez proche de l’article

12, transférant au Conseil d’Etat la compétence pour interpréter la loi lorsque la Cour de

Cassation avait annulé deux décisions et qu’un troisième arrêt était contesté266. La principale

divergence s’élevant toutefois entre la procédure de l’article 12 et celle instaurée par le

législateur de 1807 réside en ce que dans la seconde hypothèse, le Conseil intervient non pas

en qualité de juge mais en tant que conseiller du gouvernement.

Les origines de la procédure du renvoi pour avis sont donc très lointaines, à un point

tel que certains estiment que ce mécanisme « s’inscrit dans une culture politique et

administrative qui s’ancre très loin dans l’histoire nationale »267 . Mais surtout, il semble

évident que cette disposition fut inspirée par le souhait de renforcer le prestige du Conseil

d’Etat et notamment sa prééminence au sein de l’ordre administratif. Car, finalement, lorsque

l’article 12 se trouve mis en œuvre, le Conseil se prononce en lieu et place d’une autre

juridiction ! Et dans le cadre de notre analyse, il paraît essentiel d’ajouter que cette disposition

fut, sans doute, motivée par la crainte du Palais Royal de perdre son pouvoir normatif qui

déclinait déjà fortement à cette époque.

Ce processus semble donc inspiré par la volonté affirmée du Conseil de demeurer présent et

efficace sur la scène jurisprudentielle. Autrement dit, à l’instar de ce que l’on a pu constater à

propos de la procédure de l’article 11 et du règlement au fond, l’avis sur une question de droit

264 B. OPPETIT, « La résurgence du rescrit », D., 1991, Chron., XX, p. 105. 265 Ibid. 266 Loi du 16 septembre 1807, DUVERGIER, collection complète des lois, Tome 16, p. 169. 267 A. ASHWORTH, « Singularité et tradition : « L’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 », R.D.P., 1990, p. 1439, et spéc. p. 1468.

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poursuit un dessein analogue : préserver voire renforcer, le pouvoir créateur et prétorien du

Palais Royal. Antoinette ASHWORTH affirmait, ainsi, de manière très limpide : « la

procédure de l’article 12 pourrait, en effet, aider le Conseil d’Etat à retrouver une plus grande

maîtrise de l’activité jurisprudentielle »268. Et l’adoption de cette disposition au moment

même où les Cours furent créées laisse penser qu’une certaine concurrence pouvait s’exercer

entre les Cours et le Conseil du point de vue de l’activité normative269.

En définitive, l’avis rendu au contentieux garantit au Conseil d’Etat la préservation de

son pouvoir décisionnel, et surtout de sa principale mission qui consiste à dire le droit270. Il est

manifeste, dans ce contexte, que la réforme du contentieux réalisée en 1987 n’avait pas pour

unique objectif de remédier à l’encombrement du Conseil d’Etat. Ce texte poursuivait un but

plus profond : préserver, voire renforcer la prééminence du Palais Royal au sein de l’ordre

administratif, et surtout, sauvegarder son pouvoir normatif !

Néanmoins, ces dispositifs invoqués par le législateur de 1987 apparaissent bien

paradoxaux lorsque l’on a à l’esprit l’objectif de la réforme qui consiste à élever le Conseil au

rang de juge de cassation !

Paragraphe 2 : Des craintes paradoxales au regard de l’objet de la réforme.

La faculté offerte au Conseil de régler l’affaire au fond ainsi que le renvoi au Conseil

pour avis d’une question de droit nouvelle témoignent très nettement de l’angoisse ressentie

par cette Haute juridiction de perdre son pouvoir normatif, crainte surprenante (A) dans la

mesure où, juge de cassation, le Conseil d’Etat ne devrait, en principe, pas être dépouillé de ce

pouvoir (B).

A. Un paradoxe : la fonction de cassation, destructrice du pouvoir normatif du Conseil

d’Etat ?

L’une des principales craintes suscitées par l’introduction de la fonction de cassation

au nombre des compétences du Conseil d’Etat tenait à la pérennité de la mission prétorienne

qui lui incombait jusque là. La doctrine semble, à ce propos, relativement explicite. Certains

ont pu, notamment, prendre acte des frayeurs ainsi perçues relevant en fait de la difficile,

268 Ibid., p. 1487. 269 Voir, infra. 270 Un examen plus approfondi de l’emploi de l’article 12 et de son efficacité normative sera effectué un peu plus tard dans cette étude.

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voire impossible conciliation entre la fonction de création normative du Conseil d’Etat et cette

nouvelle mission qui lui est conférée en 1987, la cassation271. Et l’auteur de préciser cette

inquiétude, en se demandant si, en s’éloignant des faits, cette juridiction n’allait-elle pas

« priver sa fonction jurisprudentielle d’un de ses ancrages272 ? »

En d’autres termes, la crainte ainsi provoquée par la réforme contentieuse pourrait se

formuler de la sorte : la fonction de cassation ôte-t-elle le pouvoir normatif du Conseil

d’Etat ? Cette problématique se révèle certainement paradoxale lorsque l’on a connaissance

des implications de la mission de Cassation. Car il est un constat généralement admis selon

lequel la cassation emporte le pouvoir de dire le droit.

Si le tribunal de Cassation instauré en 1790 avait pour seule prérogative l’interprétation des

lois, aujourd’hui, les juridictions investies de la Cassation, ont vu leurs compétences

s’accroître. La Cour de Cassation française273, est souvent présentée comme un organe ne s’en

tenant plus à la défense de la loi contre les empiétements des juges, mais comme une instance

qui ne rechigne pas à innover, à conduire les évolutions juridiques, assumant sans difficulté

un rôle d’élaboration et de direction de la jurisprudence. Frédéric ZENATI appréhende

également l’arrêt de Cassation comme « le cadre privilégié de l’énoncé de la règle de

Droit »274. Il est admis de longue date que la juridiction de cassation juge du droit et non des

faits. Et les décisions émanant d’une telle instance ont souvent été présentées comme

« spéciales » dans la mesure où, issues d’une Cour Suprême, cette jurisprudence sera dotée

d’une portée supérieure à celle des tribunaux subordonnés. Qualifiant cette jurisprudence des

Cours Suprêmes de « quasi-législative », Frédéric ZENATI275 poursuit son analyse en

considérant très clairement que les décisions découlant de telles juridictions acquièrent une

valeur supérieure, équivalente à la loi. Mais surtout, s’attardant sur la Cour de Cassation

française, il estime nettement qu’elle est devenue un juge législateur qui a le pouvoir

d’imposer le respect des règles qu’il élabore autant que la loi276. Nul doute que la mission de

cassation dont sont investies certaines juridictions emporte des conséquences considérables

sur le produit découlant de cette activité. Parce qu’elles sont juges de cassation, ces instances

acquièrent une autorité qui se répercutera sur leurs décisions dont la portée sera renforcée. Et

l’opinion développée par Frédéric ZENATI est loin d’être isolée. BELLET écrit pour sa part

271S. BOUSSARD, L’étendue du contrôle de cassation devant le Conseil d’Etat. Un contrôle tributaire de l’excès de pouvoir, Paris II, Dalloz, 2002, préface de D. LABETOULLE. 272 Ibid. 273 F. KERNALEGUEN, L’extension du rôle des juges de cassation, Thèse précitée. 274 F. ZENATI, La jurisprudence, Dalloz, 1991, p. 238. 275 Ibid. 276 Ibid., p. 182.

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que « le juge de cassation est source de droit, il est avec l’assentiment tacite ou même exprès,

du Parlement, para-législateur »277.

Dans le même contexte, il est de rigueur de considérer que la cassation est censée

légitimer voire renforcer la mission créatrice du juge. Certains arguent d’ailleurs du rôle

politique tenu par les juridictions suprêmes tenant le gouvernail et orientant le navire du

système juridique278; cependant que d’autres voient dans la juridiction de cassation l’autorité

régulatrice nécessaire, indispensable même à l’élaboration jurisprudentielle du droit suppléant

les lacunes de la loi279.

L’introduction de la Cassation au sein du Palais Royal ne devait, en théorie, pas alerter

cette juridiction dans la mesure où, au contraire, élevée au rang de juge du droit, cette

nouveauté venait légitimer voire amplifier, ou relancer son pouvoir normatif280.

Il n’est pas rare de présenter la Cour de Cassation, comme bon nombre de juridictions

investies de ce pouvoir, telles des instances aptes à produire du droit. Cours suprêmes, ces

organes veillent à l’unité de la jurisprudence, et assument un vrai pouvoir de création. La

Cour de Cassation a pu, par exemple, être qualifiée de « législateur d’appoint ou de

substitution »281. De la même manière, la Cour de révision allemande se voit attribuer une

tâche de « développement du droit »282.

Néanmoins, le texte même de la réforme traduit les angoisses paradoxales du Haut

juge administratif, craignant d’être dépourvu de tout pouvoir normatif du fait de cette mission

de cassation. En réalité, il semble que ce soit la perte de l’appréciation des faits qui engendre

cette peur au sein du Conseil.

Il est vrai que le Conseil d’Etat n’a pas eu besoin de la cassation pour créer le droit

administratif. Cette matière s’est bâtie sur le contrôle des faits283 et la cassation s’érige

vraiment telle une procédure étrangère aux méthodes intellectuelles du Conseil d’Etat284. Nul

ne contestera que le Palais Royal ait forgé ce droit de toute pièce, grâce à la résolution des cas

277 BELLET, « Grandeur et servitudes de la Cour de Cassation », R.I.D.C., 1980, Tome XXXII, p. 297. 278 F. FERRAND, Cassation française et Révision allemande, P.U.F., 1993, p. 315. 279 G. MARTY, La distinction du fait et du droit – Essai sur le pouvoir de contrôle de la Cour de Cassation sur les juges du fait, Paris, Sirey, 1929, p. 365. 280 G. di MARINO, « La Cour de Cassation juge du droit », in L’image doctrinale de la Cour de Cassation, actes du colloque des 10 et 11 décembre 1993, La documentation française, 1994, p. 27 et spéc. p. 35 : « En proclamant que la Cour de Cassation est juge du droit, on amplifie et on met en exergue son rôle purement normatif ». 281 M. JEOL, Intervention, in L’image doctrinale de la Cour de Cassation, op. cit. p. 39. 282 F. FERRAND, Cassation française et révision allemande, op. cit., p. 278. 283 M. FRANC, « Commentaires sur une réforme », A.J.D.A., 1988, p. 81. 284 Ibid.

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d’espèce285, l’examen des faits s’avérait donc fondamental pour la sculpture du droit

administratif. Sur ce fondement, Robert BADINTER soutient que faire du Conseil d’Etat un

seul juge de cassation, méconnaîtrait les conditions dans lesquelles le Conseil d’Etat depuis le

19ème siècle, « parce qu’il était juge du droit et juge du fait, a élaboré et perfectionné le droit

administratif français à l’admiration générale »286.

L’on comprend ainsi aisément pourquoi la réforme de 1987 effrayait le Palais Royal.

Démuni de sa traditionnelle compétence en matière factuelle, ce juge redoutait la perte de son

principal pouvoir : dire le droit. Ainsi, alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que l’élévation

au rang de juge de cassation renforce son prestige287, l’on assiste à un constat opposé : le

Conseil revendique et obtient du législateur la faculté de retenir le litige et de régler l’affaire

au fond grâce à l’article 11 dans l’espoir que le pouvoir prétorien ne lui échappe pas.

Cette disposition permet au Conseil de conserver l’emprise qu’il détenait autrefois sur le

contentieux administratif. Surtout, il est en mesure grâce à cette faculté d’affirmer sa maîtrise,

tant en fait qu’en droit, sur la jurisprudence administrative288. C’est dire que de manière

surprenante, la mission de cassation seule aurait dépouillé le Conseil de son pouvoir

jurisprudentiel.

Mais cette disposition introduite à l’article 11 dévoile, également, une autre réalité.

Les auteurs de la réforme souhaitaient, sans aucun doute, raviver le prestige du Conseil d’Etat

en relançant sa fonction normative qui s’essoufflait. Et il est remarquable de noter qu’en

définitive, le Conseil, devenu juge de cassation, s’érige en véritable Cour suprême au sens où

l’entend le Professeur DRAGO. Estimant qu’une telle Cour est en principe une juridiction

supérieure statuant en droit et en fait289, le Conseil d’Etat réunit effectivement ces conditions.

Juge de cassation, cette instance se consacre au droit. Mais elle conserve une certaine part

d’appréciation factuelle, au moyen de l’article 11, mais aussi en restant, à la différence de la

Cour de Cassation, juge en premier et dernier ressort, et juge d’appel.

Dans ces circonstances, il faut en déduire que le Palais Royal s’affirme, depuis 1987,

comme une véritable Cour Suprême, s’octroyant les moyens de conserver la maîtrise de

l’évolution du droit administratif. Mais si l’article 11 inséré dans le texte de 1987 peut nous

apparaître paradoxal, la procédure introduite à l’article relative à l’avis contentieux du Conseil

285 Voir en ce sens : H. TOURARD, art. préc., p. 509. 286 R. BADINTER, J.O., Déb. Ass. Nat., séance du 2 décembre 1985, p. 5107. 287 B. STIRN, « Le Conseil d’Etat après la réforme du contentieux », R.F.D.A., 1988, p. 193 : « La réforme a eu pour conséquence de renforcer le rôle central joué par le Conseil d’Etat ». 288 R. PERROT, « Cour de Cassation et Conseil d’Etat à travers leurs fonctions de Juges suprêmes », Tribunal et Cour de Cassation, 1790-1990, LITEC, 1990 p. 145 et spéc. p. 154. 289 R. DRAGO, Intervention, in L’image doctrinale de la Cour de Cassation, op. cit., p. 21.

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d’Etat suscite également de vives remarques. Cette disposition semble autoriser l’élaboration

jurisprudentielle par voie d’avis.

B. Le droit rendu par voie « d’avis ».

« La saisine pour avis a pour effet indéniable de concentrer encore davantage la

création de normes au sommet de la hiérarchie judiciaire »290. Cette affirmation révèle

totalement l’efficacité du mécanisme prévu à l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987

instituant une consultation du Conseil sur toute question de droit nouvelle, sérieuse et se

présentant dans de nombreux litiges. Ce mécanisme ainsi créé présente un intérêt majeur,

certains arguant notamment de ce qu’il participe de la « bonification de la fonction

jurisprudentielle du Conseil d’Etat »291 .

Il ne fait guère de doutes, aujourd’hui, que cette disposition a amélioré en le relançant le

pouvoir normatif du Palais Royal292.

Mais cette mesure paraît de nouveau, paradoxale eu égard à l’objet de la réforme. En

effet, en érigeant le Conseil au rang de juge de cassation, ce texte semblait entendre

redynamiser cette instance dont la mission normative s’estompait293. Il s’avère donc

surprenant que le Conseil d’Etat ait eu besoin et revendiqué la procédure des avis contentieux

alors que la réforme lui conférait le pouvoir de juger du droit. Cette réalité laisse apparaître

clairement que la lourde tâche de cassation était susceptible d’ôter la compétence du Conseil

de dire le droit. Cette prérogative devait donc, pour subsister, être rendue possible par la voie

des avis contentieux.

Cette technique soulève toutefois diverses interrogations. En effet, en délivrant un tel

avis, le Conseil d’Etat apporte une réponse à une difficulté juridique sans apprécier les faits de

l’espèce. Autrement dit, le Palais Royal rend le droit en dehors de tout examen concret de

l’affaire, in abstracto. Cette aptitude s’oppose diamétralement à la faculté ouverte et souhaitée

par ces conseillers d’Etat à l’article 11. Cette disposition permet au juge administratif suprême

de retenir certaines affaires et de régler le litige au fond afin de poser le droit à l’occasion

290 A.-M. MORGAN de RIVERY-GUILLAUD, « La saisine pour avis de la Cour de Cassation », J.C.P., 1992, I, 3576. 291 F. BRENET et A. CLAEYS, « La procédure de saisine pour avis du Conseil d’Etat : pratique contentieuse et influence en droit positif », R.F.D.A., 2002, p. 525, et spéc. p. 534. 292 Pour un bilan complet de l’usage de l’article 11, voir Section II, Chapitre 2, Titre I, Partie II. 293 Voir supra.

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d’affaires sensibles. Ce pouvoir fut justifié par l’importance des faits au sein du droit

administratif294.

Pourtant, l’avis contentieux de l’article 12 provoque une procédure opposée. Dans ce

cadre, le Palais Royal dictera la règle jurisprudentielle sans apprécier le fond de l’affaire. Là,

les controverses s’élèvent intensément contre cette faculté ouverte au Conseil d’Etat. Ainsi,

Frédéric ZENATI décidera que « juger du droit sans le fond ce n’est pas tout à fait juger, car

le droit que dit tout juge dans décision procède du fond »295 .

En outre, la dissociation ainsi effectuée entre la règle de droit et le fond n’est-elle pas à même

d’élever le Conseil en véritable « législateur » ?296

Cette procédure d’avis se révèle donc lourde d’interrogations. Car, en se prononçant, en

dehors de tout litige afin de rendre le droit, le Conseil deviendrait, en effet, un organe investi

du pouvoir législatif, dérogeant au principe à valeur constitutionnelle de la séparation des

pouvoirs.

Pourtant les réserves suscitées par cette procédure ne se limitent pas à ces questions. Il

est une nouvelle difficulté tout aussi, voire davantage, inquiétante. L’article 12 de la loi du 31

décembre 1987 instaure une méthode inédite afin que le Palais Royal résolve des difficultés

juridiques et édicte la règle de droit applicable en certaines occasions : il s’agit de l’avis

contentieux. Plus exactement, le Haut juge administratif dictera le droit par voie d’avis et non

d’arrêt. Il est de rigueur de se demander si cette méthode est efficace afin de dire le droit. Là

encore, les critiques doctrinales fuseront. Le principal reproche formulé à l’encontre de ces

avis envisagés comme instruments du Conseil pour dire le droit, réside dans leur abstraction.

Désengagé du litige concret, l’avis n’est pas nécessairement adapté aux exigences et situations

sociales. La confrontation du droit aux faits, source de richesse des arrêts, fait ainsi défaut à

ces avis contentieux. Et cette opinion ne se révèle, certes, pas isolée.

G. RIHOUETTE estime, pour sa part, « qu’il y aurait peu de profit à précipiter un prononcé

inadéquat, elliptique, doseur ou instable »297 .

Et la délivrance d’un tel avis en dehors de tout litige suscite, là encore, de sérieux

doutes quant à la légalité de cette institution. Ne peut-on pas entrevoir à travers l’avis

contentieux le spectre des arrêts de règlement prohibés par l’article 5 du Code Civil ? Ces avis

294 Supra. 295 F. ZENATI, La jurisprudence, op. cit., p. 185. 296 Ibid. p. 211. 297 G. RIHOUETTE, « Une fonction consultative pour la Cour de Cassation », in Mélanges A. BRETON et F. DERIDA, Dalloz, 1991, p. 343.

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convergent vers l’arrêt de règlement en ce qu’ils sont, à l’instar de ces arrêts dits « en rouge »,

rendus en dehors de tout litige, et empreints d’une solennité exemplaire298.

Ainsi, en dissociant la phase de l’énoncé du droit et celle de la résolution du litige, l’article 12

de la loi de 1987 se rapproche fortement de l’arrêt de règlement. Néanmoins, une nuance

convient d’être apportée à ce sujet. L’avis contentieux conserve un certain lien avec le litige,

notamment en ce que la question de droit posée doit être susceptible de se présenter dans de

nombreux litiges. Surtout, l’émanation de cet avis d’une formation contentieuse préserve ces

mesures de l’accusation selon laquelle elles ne seraient que la résurgence des arrêts de

règlement. Le législateur de 1987 a su parer à ces critiques.

Néanmoins, le paradoxe s’avère flagrant à ce stade, puisque finalement, le Conseil

adopte un « avis » au sein d’une formation contentieuse. Il ne faut en aucun cas assimiler ces

avis aux avis consultatifs traditionnellement délivrés par cette institution dans le cadre de

l’élaboration d’une norme législative299, réglementaire300, voire européenne301 . Nous ne nous

attachons qu’aux avis dits contentieux. Classiquement, l’avis s’entend du point de vue

exprimé officiellement par un organisme, une assemblée, après délibération et n’ayant pas

force obligatoire. Ces avis ne sont donc dotés d’aucune portée juridique obligatoire. Pourtant,

n’apparaît-il pas illogique que la réforme contentieuse, censée renforcer le pouvoir normatif

du Palais Royal, fasse appel à un simple avis afin que cette juridiction conserve son rôle

prétorien ? Il est évident que, recourir à un « avis » dépourvu de toute portée obligatoire

rendait inopérant tout moyen tiré de ce que le Conseil adoptait des arrêts de règlement.

Toutefois, ces avis connaissent une réelle autorité de fait dans la mesure où ils emportent

l’adhésion spontanée des juges du fond. Ces derniers redoutant la censure de la cassation

optent pour un respect rigoureux des avis contentieux. L’usage du terme « avis » ne paraît

être qu’une fiction dans la mesure où dans les faits, il s’élève en pseudo décision, qui plus est,

quasi-obligatoire !

En définitive, l’on assisterait, en réalité, à un Conseil d’Etat habilité à dire le droit par

voie d’avis et non plus d’arrêt. Ce constat s’avère surprenant. L’on serait amené à avancer

que, finalement, le Conseil élabore la jurisprudence par voie d’avis. Peut-on, toutefois,

véritablement user de la terminologie « jurisprudence » relativement aux avis de l’article 12 ?

La jurisprudence désigne, de manière générale, l’ensemble des décisions de justice, c’est-à-

298 Les avis de l’article 12 sont souvent rendus par une formation solennelle. 299 Article 39 de la Constitution de 1958. 300 Article 38 de la Constitution de 1958. 301 Article 88-4 de la Constitution de 1958.

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dire des décisions issues de juridictions302. Et, il faut reconnaître que l’avis contentieux se

trouvant doté d’une certaine autorité de fait, il serait tout à fait envisageable de faire état,

aujourd’hui303 non pas seulement d’avis contentieux mais surtout, « d’avis jurisprudentiels »

au sens où ces avis sont porteurs d’une règle de droit d’essence juridictionnelle.

La réforme contentieuse intervenue en 1987 ne s’est donc pas réalisée sans que

quelques craintes fussent ressenties par le Conseil d’Etat. Plus encore que la réorganisation de

l’ordre administratif, l’apparition des Cours administratives d’appel a suscité certaines

réserves au sein du Palais Royal redoutant de se voir dépouillé de son monopole normatif au

profit de ces nouvelles instances. Si ces inquiétudes paraissaient excessives à l’époque où la

réforme fut entreprise, elles semblent, en revanche, de nos jours, tout à fait justifiées. Nous

sommes, après une vingtaine d’années d’activité de ces Cours, en mesure de dresser un bilan

plutôt positif de leurs décisions. Elles adoptent de plus en plus d’arrêts faisant l’objet de

publication et d’observations dans les grandes revues de droit public. Et ces organes, bien

qu’à l’origine subordonnés au Conseil d’Etat, font également preuve d’audace en tentant des

avancées jurisprudentielles qui ne tomberont pas systématiquement sous le couperet de la

censure cassatoriale304.

En résumé, ces juridictions d’appel sortiront assez vite de la compétence qui leur était

assignée, manifestant la volonté particulièrement affichée de participer au processus

décisionnel.

302 F. ZENATI, La jurisprudence, op. cit., p. 82. 303 Nous démontrerons l’efficacité normative de ces avis contentieux au sein du Paragraphe 2, Section I, Chapitre 2, Titre I, Partie II. 304 Voir supra.

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Chapitre 2 : Les velléités expansionnistes des Cours.

Reléguées, cantonnées au jugement des appels formés contre les jugements des

tribunaux administratifs, assurant ainsi le respect du célèbre principe du double degré de

juridiction, ces Cours administratives d’appel instituées en 1987 ne doivent pas être sous-

estimées. Il est vrai que leur création originelle visait fondamentalement à décharger le

Conseil et le libérer d’une partie du contentieux de plus en plus abondant et aboutissant à un

« stock » d’affaires impressionnant et accablant pour le Conseil d’Etat. En effet, comment

juger correctement, dans des délais raisonnables et tout en rendant une justice de qualité dans

un contexte où le contentieux porté au Conseil d’Etat est surabondant ? Pourtant, l’heure du

bilan ayant sonné, après une vingtaine d’années d’activité, il convient d’admettre que ces

organes sont en fait investis d’un potentiel normatif certain (Section I). Et si la création

prétorienne est difficilement concevable s’agissant de ces Cours d’appel, il est une réalité que

l’on ne peut aisément contester : l’adoption par le juge suprême des arrêts dits de principe

s’avère aujourd’hui tributaire de l’adhésion des Cours (Section II), celles-ci prenant alors,

indirectement, part à la fonction jurisprudentielle qui ne semble plus alors dans ce contexte

être l’apanage du seul Conseil d’Etat.

Section I : L’efficacité normative des Cours.

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La propension de ces instances à influer sur les évolutions du droit administratif les

érige au rang de concurrentes hypothétiques du Conseil d’Etat dans son activité de juris dictio

(Paragraphe 1), d’autant qu’elles se refusent farouchement à être les simples « relais » des

décisions émanant du Palais Royal (Paragraphe 2), faisant alors acte de rébellion lorsque les

circonstances semblent le justifier.

Paragraphe 1 : Les Cours administratives d’appel, concurrentes hypothétiques du

Conseil d’Etat.

Fortes d’un potentiel normatif certain (A), ces Cours sont aptes à participer activement

et de manière influente aux évolutions du droit administratif (B).

A. Le potentiel normatif des Cours administratives d’appel.

Si les Cours administratives d’appel furent, à l’origine, envisagées telles des

juridictions « subordonnées » au Conseil d’Etat, chargées uniquement d’appliquer le droit

dicté par le Palais Royal, elles n’en sont pas moins porteuses d’un fort potentiel normatif.

Certes, ces instances sont investies d’une compétence d’appel et procèdent donc à un second

examen de l’affaire. Toutefois, ces cours ne se contentent pas de résoudre le litige

concrètement. Elles peuvent entériner la décision des premiers juges, mais surtout, elles

procèdent à un « habillage juridique beaucoup plus soigné » de la décision du tribunal

administratif305. Ces Cours jugent, en effet, du fait, mais aussi du droit. Aussi, il n’est pas

inutile de souligner qu’elles sont habilitées à élever la difficulté en des termes juridiques et

non plus seulement casuels. Ces instances soulèvent donc, le véritable débat juridique dont

sera saisi, en cassation, si elle a lieu, le Conseil d’Etat.

Les auteurs se sont d’ailleurs accordés pour reconnaître cette aptitude des Cours à

s’immiscer dans la controverse juridique. Ainsi, C. LARHER-LOYER écrit que « l’activité

juridictionnelle des Cours d’appel porte en elle-même des potentialités de systématisation et

donc de création de normes »306. Et il est vrai que ce même auteur reconnaît la capacité

créatrice des juges du premier degré307, estimant même qu’ils seraient davantage investis de

ce pouvoir que les juges d’appel menacés plus directement par la censure de la cassation que

305 M.- A. FRISON-ROCHE et S. BORIES, « La jurisprudence massive », D., 1993, chron., LXXV, p. 289. 306 C. LARHER-LOYER, « La jurisprudence d’appel », J.C.P., 1989, I, 3407. 307 Ibid, p. 288.

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ces tribunaux de première instance. De même, Laurent RICHER a pu avancer très nettement

que « les Cours administratives d’appel ont nécessairement une jurisprudence, sous le

contrôle du juge de cassation, elles ont droit à la création »308.

Il est donc nécessaire de considérer ces Cours comme investies d’une puissance

créatrice capable de concurrencer le pouvoir normatif du juge suprême. Et ce constat est

d’autant plus avéré que la fonction de cassation a pu être présentée comme réductrice du rôle

de production jurisprudentielle du Conseil d’Etat309. En effet, élevé au rang de juge de

cassation, le Conseil d’Etat doit, désormais, être saisi afin de pouvoir se prononcer, ce qui

emporte pour effet néfaste de retarder son intervention. Mais aussi, en l’absence de tout

pourvoi en cassation, le droit émanera de l’arrêt d’appel, et en aucun cas du Conseil d’Etat. En

d’autres termes, la charge de la cassation retardera l’intervention du Palais Royal en principe

investi du pouvoir de dicter le droit. Poussé à l’extrême, il est possible d’envisager

l’hypothèse d’une règle de droit qui émanerait d’une Cour d’appel à défaut de toute saisine en

cassation du Conseil d’Etat310. D’ailleurs, à ce titre, et afin de priver les Cours de ce pouvoir

normatif, les Conseillers d’Etat ont provoqué deux mécanismes leur permettant de conserver

le monopole décisionnel. L’article 11 et la faculté de régler l’affaire au fond empêchent la

Cour de renvoi d’être à l’origine de la règle de droit. De même, l’article 12 et la procédure de

saisine pour avis du Conseil lui assure le pouvoir de fixer le droit à destination des juges du

fond, ôtant encore aux Cours la prérogative si convoitée de dire le droit !

En définitive, les Cours crées en 1987 se révèlent, ainsi, vouées à la production

normative. Elles possèdent intrinsèquement cette capacité de dire le droit, ce qui, bien

évidemment, conduira le Conseil d’Etat à court-circuiter dans la plupart des cas ces organes

afin de retenir, de manière monopolistique la fonction jurisprudentielle311. La doctrine

semblait parfaitement consciente de cette aptitude des Cours à s’immiscer dans la tâche

d’élaboration du Droit. Si initialement, cette réalité ne se vérifiait pas encore réellement, il

était déjà annoncé que, quelques années plus tard, ces juridictions seraient habilitées à forger

308 L. RICHER, « Un problème de coordination au sein de la juridiction administrative », A.J.D.A., 1992, p. 205. 309 D. LABETOULLE, « Le juge administratif et la jurisprudence », Deuxième centenaire du Conseil d’Etat. Journées d’études (Journées internationales), 1999, p. 855 et spéc. p. 857. 310 A titre d’exemple : voir l’arrêt de la C.A.A, Bordeaux, 2 février 1998, Fraticola c/ département de l’Aude, n° 95BX01716, fixant sa règle selon laquelle le régime de responsabilité de l’Etat pour sa mission de contrôle des mineurs placés au service de l’Aide Sociale à l’Enfance est un régime de responsabilité pour présomption de faute. Et en l’absence de pourvoi en cassation dans cette affaire, c’est la règle dégagée par la Cour qui prime. 311 Voir Paragraphe 2, Section II, Chapitre1, Titre II, Partie I.

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les considérants de principe par une œuvre d’abstraction et de décantation des règles

juridiques312.

Dans ce contexte, les ressentiments du juge suprême s’avèrent justifiés. Les Cours

s’élèvent non pas en simples exécutantes des décisions délivrées par le Conseil, mais en de

possibles rivales s’agissant du pouvoir normatif. Car nul n’en disconviendra, ces instances

participent de manière influente, à l’évolution jurisprudentielle.

B. La participation influente des Cours à l’évolution jurisprudentielle.

La fonction de cassation, susceptible d’amoindrir le rôle créateur du Conseil d’Etat,

conjuguée au potentiel normatif des Cours, constituent effectivement des éléments laissant

transparaître la concurrence probable entre ces juridictions au regard de leur fonction

jurisprudentielle.

L’apparition des Cours est souvent appréhendée comme un moyen efficace

d’amélioration du fonctionnement de la justice administrative. Le Professeur PACTEAU

estime, en effet, que ces Cours « sauvent la justice administrative »313. Henri ISAIA

considère, pour sa part, que la création de cet échelon intermédiaire de juridiction est voué à

« transformer, en l’améliorant, le processus de l’élaboration de la jurisprudence

administrative »314. En réalité, les Cours administratives d’appel se trouvent beaucoup plus

proches des administrés, elles sont censées être plus attentives aux intérêts et aux besoins des

justiciables que ne le fût le Conseil lorsqu’il occupait ce rôle de juge d’appel. On le blâmait

même d’être bien plus soucieux « de bâtir sa cathédrale jurisprudentielle »315que de répondre

aux attentes des justiciables désireux d’obtenir, rapidement, une réponse à leur litige. Et la

pensée de cet auteur est loin d’être isolée puisque Henri ISAIA déplore également que le

Conseil d’Etat, juge d’appel s’avérait bien trop éloigné du terrain pour apporter une

satisfaction optimale aux administrés316.

L’avènement des Cours devait donc permettre de rendre une justice plus soucieuse des

intérêts des justiciables, tout en opérant une décentralisation du droit puisque l’on voit

312 H. ISAIA, Les Cours administratives d’appel. Approche critique, op. cit., p. 79. 313 B. PACTEAU, « Les Cours administratives d’appel. De nouveaux juges pour une justice administrative nouvelle », Justice n° 4, juillet-décembre 1996, p. 99 et spéc. p. 105. 314 H. ISAIA, Les Cours administratives d’appel. Approche critique, op. cit., p. 267. 315 A. MARION, « Du mauvais fonctionnement de la juridiction administrative et de quelques moyens d’y remédier », Pouvoirs, Droit administratif : Bilan critique, n° 46, 1988, p. 21, et spéc. p. 33. 316 H. ISAIA, Les Cours administratives d’appel. Approche critique, op. cit., p. 266.

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apparaître des « concurrents » au Conseil d’Etat317. Il s’agit, en réalité, d’une délocalisation de

la production du droit318 dans la mesure où ces Cours, porteuses d’un potentiel normatif,

occupent une place non négligeable dans ce processus décisionnel. Elles assurent une tâche de

« démocratisation » du droit, participant de ce que le Conseil ne semble plus détenir le

monopole du pouvoir de juris dictio319.

En effet, alors que leur rôle classique doit se résumer à l’application, au respect du

droit tel que dicté par la juridiction suprême, il s’y adjoint une charge quelque peu paradoxale.

Il est communément admis que ces Cours « ont la possibilité et même le devoir de contribuer

à l’évolution de la jurisprudence en proposant des compléments, des infléchissements, voire

d’éventuelles corrections à la jurisprudence du Conseil d’Etat »320. Dans le même ordre

d’idée, le Professeur CHAPUS reconnaît que ces juridictions ne peuvent heurter de plein front

les jurisprudences bien établies au risque d’attenter à la sécurité juridique, mais nuançant cette

affirmation il avoue « qu’elles ont toutefois le devoir de faire évoluer la jurisprudence »321.

Ces instances doivent donc assumer une mission difficile, et devront surtout trouver un

compromis entre ces deux tâches. Le rôle des Cours d’appel ne se limite donc certainement

pas à l’application pure et simple des décisions du Conseil. Si tel était le cas, elles ne se

distingueraient guère des tribunaux administratifs. Ces organes se doivent, essentiellement, de

déceler les difficultés juridiques en jeu dans chaque affaire et provoquer les évolutions

jurisprudentielles qui s’imposent en attirant l’attention du Conseil sur ces points.

Le rôle assumé par ces instances est donc le fruit de compromis et de tractations. Cantonnées

théoriquement dans une mission d’application du droit commandé par le Haut Conseil, elles

s’avouent en mesure, en pratique, d’influer sur la production jurisprudentielle du Palais Royal.

Ce constat leur confère ainsi une place beaucoup plus vertueuse que celle de juridiction

« subordonnée » au Conseil d’Etat, et justifie tout à fait les craintes émises par le Palais Royal

dès la fin des années 1980.

Un autre élément est susceptible de conforter l’influence des Cours sur l’évolution

jurisprudentielle du droit administratif. Les commissaires du gouvernement situés au sein de

ces Cours assurent aujourd’hui un rôle édifiant. Alors que Henri ISAIA déplorait en 1993 la

faiblesse de la publication des conclusions des commissaires en fonction au sein des Cours322,

317 Y. ROBINEAU et D. TRUCHET, Le Conseil d’Etat, op. cit. 318 H. ISAIA, Les cours administratives d’appel, op. cit., p. 122 : « déplacement du centre de gravité du droit administratif ». 319 Ibid. 320Ibid., p. 79. 321 R. CHAPUS, débats, Revue Administrative, 1999, n° spécial, p. 9. 322 H. ISAIA, Les cours administratives d’appel, op. cit., p. 75.

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il faut admettre, aujourd’hui, que nombre de conclusions prononcées devant les Cours se

trouvent publiées dans les grandes revues juridiques.

Les commissaires occupent une place importante devant ces instances et ce, d’autant plus

lorsque cette juridiction entreprend une avancée jurisprudentielle. Dans une telle hypothèse, le

rôle du commissaire prend encore plus d’ampleur car il lui reviendra la lourde tâche de

convaincre le Conseil de revoir certaines de ses positions jurisprudentielles parfois très

classiques.

Dans ces circonstances, la création des Cours administratives d’appel traduit un

« déplacement du centre de gravité » de la jurisprudence administrative323. La jurisprudence

n’émane plus exclusivement du Conseil d’Etat, et il faut admettre que les Cours sont

réellement dotées d’une puissance normative. Ce potentiel créateur reconnu dès les premières

années d’activité de ces instances devait s’amplifier quelques années plus tard dans la mesure

où les Cours ont progressivement développé leur activité jurisprudentielle.

Ces Cours s’élèvent donc en de véritables rivales du pouvoir normatif du Conseil

d’Etat. Finalement, les craintes ressenties à l’origine par le Haut juge administratif se sont

vérifiées quelques années plus tard. Sa principale hantise de voir son monopole jurisprudentiel

disparaître, concurrencé par l’activité des Cours semble aujourd’hui justifié ! Il est possible

d’approfondir ce raisonnement en considérant que, finalement, les peurs ressenties par le

Conseil à l’égard de ces Cours représentent un signe de défiance de la part de la Haute

Juridiction. Toutefois, cette défiance semble provoquée non pas par l’inexpérience de ces

instances nouvellement instaurées, mais par la concurrence possible qu’elles exerceraient à

l’égard de la fonction de juris dictio détenue de longue date souverainement par le Palais

Royal.

En réalité la réserve du Conseil à l’égard de ces Cours résulte de ce que ces dernières sont

aptes à « faire de l’ombre » au Conseil d’Etat ! Cette inquiétude est d’autant plus vraie que les

Cours se refusent à n’être que le simple « relais » des arrêts adoptés par le Juge Suprême.

Elles revendiquent une fonction plus élogieuse, se révélant fort actives dans le processus

décisionnel.

Paragraphe 2 : Des Cours refusant d’être le « relais » du Conseil d’Etat.

323 Ibid. p. 13.

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Fortes d’une propension certaine à dire le droit, les Cours administratives d’appel

revendiquent un rôle actif dans l’élaboration du droit administratif. Elles refusent de n’être

envisagées telles les simples exécutantes des décisions émanant de la juridiction suprême.

Ainsi, il ne sera pas rare de recenser des hypothèses de dissidence de la part de ces

juridictions face à la position du Conseil d’Etat (A). Ces rébellions sont loin d’être néfastes

dans le processus jurisprudentiel, puisque, au contraire, c’est au gré de la résistance marquée

par ces Cours que certaines évolutions du droit administratif se réaliseront (B).

A. La possible rébellion des Cours.

Les oppositions manifestées par certains juges à l’égard de la jurisprudence bien

établie du Palais Royal peuvent tout à fait se révéler choquantes dans la mesure où elles nient

l’autorité morale des décisions émanant de cette Haute instance. Toutefois, favorisant les

principales avancées juridiques, les dissidences des juges du fond seront tolérées, voire

attendues de la doctrine (1). Cette faculté de « résister » est en réalité ouverte à toute

juridiction subordonnée, les Tribunaux Administratifs, tirant, les premiers, profit de cette

prérogative (2).

1. Les dissidences attendues de la doctrine.

Les décisions du Conseil d’Etat étant dépourvues de toute portée juridique obligatoire,

il est tout à fait envisageable que les juges du fond s’écartent d’une jurisprudence parfois

classique. Les juridictions inférieures ne sont pas, en effet, tenues au respect des arrêts issus

du Palais Royal. Dans ce contexte, il faut saluer la liberté de ces instances statuant au fond qui

ne seront en pratique limitées que par la censure quasi-certaine en cassation de leurs décisions

prenant le contre-pied d’une jurisprudence bien établie de la Haute Assemblée.

Ainsi, les Cours administratives d’appel possèdent toute latitude de suivre ou non les

positions dictées depuis le Palais Royal. Et si le plus souvent ces organes rejoignent la Haute

juridiction, les actes de rébellion existent réellement ! La doctrine s’est montrée relativement

favorable à cette résistance des juges du fond qui, en réalité, leur fournira l’occasion de

provoquer des évolutions jurisprudentielles. Le Professeur AUBERT fait état, en effet, à ce

sujet de « rébellions constructives »324.

324 J.- L. AUBERT, « La jurisprudence aujourd’hui, libres propos sur une institution controversée », R.T.D. Civ., 1992, p. 337 et spéc. p. 338.

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Il est vrai que ces oppositions manifestées par les juges du fond à l’égard des positions

développées au Conseil d’Etat s’avèrent inquiétantes. Elles traduisent pour certains « la

contestation de l’autorité doctrinale de la Cour de Cassation »325. Cette remarque peut tout à

fait s’appliquer à l’hypothèse de notre étude : le Conseil d’Etat, et ce d’autant plus

intensément que cette juridiction a forgé de toute pièce le droit administratif. Sa jurisprudence

possède donc une autorité morale, persuasive indiscutable et les dissidences des juges

inférieurs semblaient à l’origine quasiment improbables. Néanmoins, les rébellions des juges

du fond à l’égard de la jurisprudence de la Cour Suprême ne sont pas farouchement

condamnées. Pour cause, elles permettent, en réalité, certaines avancées juridiques

particulièrement opportunes. A ce titre, les auteurs revendiquent ouvertement ce « droit de

résistance » des juges du fond326, parfaitement conscients de ce que ces prises de liberté à

l’égard des arrêts de la Haute Cour favorisent les avancées jurisprudentielles et plus

exactement les revirements de jurisprudence.

Michelle GOBERT émet ainsi de manière limpide le souhait de voir les juges du fond résister

aux orientations pourtant bien établies par le Palais Royal, en manifestant à l’occasion leur

désaccord, participant, de la sorte, à l’évolution du droit327. Force est d’admette que sur ce

point les auteurs sont unanimes, la résistance ainsi manifestée par les juridictions

subordonnées s’avère parfaitement fructueuse dans la mesure où elle constitue un véritable

instrument au service du progrès jurisprudentiel328.

Ainsi, la dissidence des juges du fond leur permet de participer réellement à l’activité

vertueuse de la juris dictio, et plus précisément les inclut dans la lourde tâche d’orienter le

droit. Dans ce contexte, il est évident que les Cours d’appel n’allaient pas hésiter à s’opposer,

quand cela leur semblait opportun, à certaines décisions du Conseil. Mais, cette résistance

provocatrice ne constitue pas l’apanage des Cours administratives d’appel. Au contraire, les

Tribunaux Administratifs ont, eux aussi, usé activement et surtout efficacement de ce droit de

résistance, s’associant de la sorte au processus décisionnel.

2. Un droit de résistance efficace des Tribunaux Administratifs.

325 J.- L. AUBERT, Intervention, in L’image doctrinale de la Cour de Cassation, op. cit., p. 181. 326 M. VAN de KERCHOVE, « Jurisprudence et rationalité juridique », A.P.D., La jurisprudence, Tome 30, Sirey, 1985, p. 207 et spéc. p. 234. 327 M. GOBERT, « La jurisprudence aujourd’hui. Libres propos sur une institution controversée », R.T.D.. Civ., 1992, p. 344 et spéc. p. 354. 328 F. KERNALEGUEN, L’extension du rôle des Juges de Cassation, Thèse précitée, p. 222.

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Vincent TCHEN met l’accent, dans sa thèse sur les revirements de jurisprudence au

Conseil d’Etat sur l’impact normatif des décisions émanant des Tribunaux Administratifs329.

Ces juridictions jouissent, comme les Cours, de cette faculté, de résister aux orientations du

Palais Royal, et l’on peut remarquer que ces organes ont usé activement de ce droit.

Les tribunaux de première instance disposent difficilement du pouvoir de dire le droit dans la

mesure où la portée de leurs décisions est vraiment limitée. Leurs jugements sont dotés d’une

autorité très fragile dans la mesure où ils peuvent se voir censurés en appel ainsi qu’en

Cassation.

Aussi, s’il est d’usage de ne pas envisager ces juridictions comme pourvues de ce pouvoir

d’orienter directement la jurisprudence administrative -ce pouvoir se trouvant dans les mains

du Palais Royal-, il est néanmoins de rigueur de considérer que ces organes exercent une

influence certaine sur l’orientation du droit décidée par le Haut Conseil. Ainsi, Vincent

TCHEN considère l’activité de ces tribunaux dans le cadre de l’orientation du droit comme

s’inscrivant dans « un processus de revirement et non directement dans le choix de la nouvelle

jurisprudence »330.

Le constat semble donc parfaitement clair : ces tribunaux ont pour principale tâche d’attirer

l’attention de la Haute Assemblée sur les évolutions nécessaires au sein du droit administratif

afin de susciter des revirements de jurisprudence dont l’initiative appartient, de manière

discrétionnaire, au Conseil d’Etat.

Dans ce contexte, et s’il faut admettre que ces juridictions ne sont pas directement à

l’origine des évolutions ou mutations juridiques, elles participent indirectement mais

réellement au processus jurisprudentiel dirigé par le Palais Royal. C’est ainsi que sous l’effet

de leurs jugements, le Conseil d’Etat s’est vu dans l’obligation de reconsidérer certaines de

ses positions, même classiques, afin de rejoindre celle développée en première instance.

Ainsi, si pendant une certaine période le Conseil récusait l’indexation des rentes en réparation

du préjudice subi, sa jurisprudence évoluera pour, finalement se rallier à la position adoptée

par le Tribunal Administratif. En effet, différents tribunaux avaient accordé de telles rentes

indexées331 se conformant, de la sorte, à la jurisprudence judiciaire puisque la Cour de

329 V. TCHEN, Les revirements dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, Thèse, Paris 13, 1994. 330 Ibid., p. 338. 331 T. A. Paris, 17 juin 1974, Rec. p. 726 ; T.A. Grenoble, 26 février 1975 ; T.A. Caen 3 février 1976.

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Cassation avait, pour sa part, admis l’indexation de ces rentes332. Saisi en appel du jugement

rendu par le Tribunal de Caen, le Conseil, sous l’effet des décisions de première instance,

reconsidérera sa position. Dans un arrêt rendu le 12 juin 1981, le Haut juge administratif

admettra enfin l’indexation de ces rentes333.

De manière analogue, le Palais Royal rejoindra la voie tracée par le Tribunal

Administratif de Bordeaux334 s’agissant de l’indemnisation des dommages subis du fait de

vaccinations obligatoires335.

Il est donc relativement fréquent de rencontrer des hypothèses où le Conseil d’Etat

cède et se rallie à l’orientation tracée par un tribunal administratif. Il ne s’agit pas d’un cas

d’école. D’ailleurs, les exemples présentement cités peuvent tout à fait être complétés. Ainsi,

le régime de responsabilité sans faute relativement aux dommages causés aux tiers par des

détenus bénéficiant d’une permission de sortie consacré par le Conseil d’Etat le 2 décembre

1981336 fut, en réalité, affirmé préalablement par le Tribunal de Grenoble337. C’est dire que le

Palais Royal ne fait que confirmer une avancée émanant d’une juridiction inférieure. Et force

est de relever qu’un constat semblable peut être opéré en matière de dommages causés aux

tiers du fait de la sortie de malades mentaux. Dans ce domaine, le Conseil a consacré un

régime de responsabilité sans faute338, mais il faut en réalité y apercevoir de nouveau, la

confirmation pure et simple d’une décision novatrice du Tribunal de Paris339 !

Il ne faut donc certainement pas, sous-estimer le rôle normatif de ces tribunaux. Ces

organes ont pu être remarqués pour certaines de leurs décisions particulièrement édifiantes au

sein de la jurisprudence administrative. Et il convient de reconnaître que ces instances sont en

réalité aptes à initier des avancées jurisprudentielles de taille. Le Tribunal Administratif de

Caen a, ainsi, tenté une évolution fameuse au sein de la hiérarchie des normes en accordant de

manière inédite aux principes généraux du droit communautaire une valeur supérieure à la loi

332 C. Cass., Ch. Mixte, 6 novembre 1974, Dlle Sourdonnier, Bull. Cass. Ch. Mixte, p. 7. 333 C.E ., Sect., 12 juin 1981, Centre Hospitalier de Lisieux, A.J.D.A., 1981, p. 470, Chron. F. TIBERGHIEN, B. LASSERRE. 334 T.A. Bordeaux, 21 octobre 1955, Dame Maury. 335 C.E, Ass, 7 février 1958, Secrétaire d’Etat à la Santé publique c/ Dejous, Rec. p. 153 ; A.J.D.A., 1958, (II), p. 2250. 336 C.E., 2 décembre 1981, Theys, Rec. p. 456 ; J.C.P., 1982, II, 19905, obs. B. PACTEAU. 337 T.A. Grenoble, 15 mars 1978, Masson c/ Ministre de la Justice, A.J.D.A., 1978, p. 511, Note J.-Y., PLOUVIN. 338 C.E., Sect., 13 juillet 1967, Département de la Moselle, Rec. p. 341 ; A.J.D.A ; 1968, p. 419 ; R.D.P., 1968, p. 391, Note J. MOREAU. 339 T.A. Paris, 18 mars 1964, Sempé.

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nationale340, se rangeant à la logique des célèbres décisions Nicolo341, Boisdet342 et

Rothmans343. Cette décision constitue une réelle avancée dans la mesure où le Conseil s’était,

jusque là, totalement éclipsé du débat344.

Les premiers juges ont donc tenté d’amorcer une évolution juridique remarquable.

Néanmoins, la Cour administrative d’appel de Nantes devait censurer cette décision,

condamnant ainsi l’excès d’audace manifesté par le tribunal345. Malgré tout, cette décision

adoptée par les juges de Caen témoigne du potentiel normatif détenu par ces premiers juges,

puisque, postérieurement, le Conseil d’Etat entérinera la position du Tribunal, accordant ainsi

une valeur supra-législative aux principes généraux du droit communautaire346. En d’autres

termes, les juges de première instance sont loin d’être de simples « exécutants » des décisions

du Haut Conseil. Certes, leur principale activité demeure de veiller à l’application de la

jurisprudence du Palais Royal. Mais ils sont tout de même dotés d’un pouvoir plus étendu leur

permettant de contester certaines positions du Conseil, voire de les remettre en cause au profit

d’orientations plus adaptées aux réalités sociologiques et factuelles ! Dans ce contexte, il n’est

pas rare de recenser des situations dans lesquelles ces juridictions inférieures, jugeant

uniquement des faits, s’évertuent à provoquer les évolutions jurisprudentielles qu’elles

estiment nécessaires. Pour citer encore un exemple flagrant, le Tribunal de Paris a envisagé

d’abandonner l’évaluation forfaitaire du préjudice fixée à deux millions de francs pour les

« préjudices de toute nature » subis par une personne contaminée par le virus de

l’immunodéficience humaine à l’occasion d’une transfusion sanguine.

L’évaluation de ce préjudice à deux millions de francs est admise de manière classique par le

Conseil d'Etat347, pourtant le Tribunal de Paris a tenté d’abandonner cette évaluation

forfaitaire. La Cour d’appel de Paris a, néanmoins, avorté cette tentative par une décision

rendue le 12 février 1998348. Ce dernier exemple atteste réellement de ce que les tribunaux

administratifs, aux décisions de force très limitée, sont tout à fait aptes à provoquer des

évolutions, voire des réorientations jurisprudentielles. Ils ne se révèlent assurément pas

couards et prennent part au processus normatif, conscients tout de même que le dernier mot

340 T.A. Caen, 8 avril 1997, S.A. Paramédical, R.F.D.A., 1997, p. 389, note J.-M. FAVRET. 341 C.E. Ass. 22 octobre 1989, Nicolo, Rec. p. 190. 342 C.E., 24 septembre 1990, Boisdet, Rec. p. 256. 343 C.E., 28 février 1992, Rothmans et Philip Morris, A.J.D.A, 1992, p. 210, Concl. LAROQUE. 344 C.E., 30 novembre 1994, Résidence Dauphiné, R.J.F., 1/ 1995, n° 132, p. 73, ainsi que : C.E., Ass., 17 février 1995, M. Meyet et aes, Rec. p. 79, et pour plus de détails sur le sujet, voir Titre II, Partie II. 345 C.A.A. Nantes, 29 décembre 2000, S.A. Paramédical, A.J.D.A., 2001, p. 270, Chron. J.-F. MILLET. 346 C.E., 3 décembre 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique et aes, A.J.D.A., 2002, p. 1219, note A.- L. VALEMBOIS. 347 C.E., Ass., 9 avril 1993, M. G., M. B., M. D., Rec. p. 110, précité. 348 C.A.A. Paris, 12 février 1998, Consorts Peltier, A.J.D.A., 1998, p. 285, et p. 234, chron. M. H.

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appartient au juge suprême. Mais il est essentiel de souligner, et de saluer cet impact qu’ils

exercent malgré tout sur l’activité prétorienne du Haut Juge.

Dans le même sens, les Cours administratives d’appel hériteront d’une influence

similaire sur la fonction jurisprudentielle du Conseil d’Etat. Cette constatation nous conduit

alors à avancer que ces juridictions inférieures prennent part au phénomène jurisprudentiel, de

manière indirecte, mais efficace349. Les Cours, fortes d’une capacité normative avérée350,

refusent de n’être que les « relais » des arrêts de la Haute Assemblée pour, finalement,

adopter quand cela leur semble opportun, une attitude de résistance ouverte aux positions du

Conseil, résistance qui se révélera parfaitement fructueuse.

B. La fructueuse rébellion des Cours.

Refusant d’être assimilées à de simples agents chargés de respecter les décisions du

juge administratif suprême, les Cours assument parfaitement leur rôle de « futuroscope du

droit administratif de demain » revendiqué par Henri ISAIA 351. En s’opposant aux opinions

de la Haute Assemblée, elles suscitent de véritables évolutions jurisprudentielles (1)

particulièrement fécondes (2).

1. Des Cours à l’origine d’évolutions jurisprudentielles.

La doctrine s’accorde de nouveau pour reconnaître que les Cours doivent, à l’instar

des tribunaux, être en mesure de provoquer des avancées jurisprudentielles et susciter les

revirements nécessaires. Ainsi, certains auteurs écrivent qu’il appartient aux Cours d’être

« directement à l’origine de la nouveauté et du changement dans le domaine

jurisprudentiel »352.

En réalité, la résistance des Cours paraît fondamentale en ce que, dans l’éventualité

même où le Conseil ne suit pas la position de la Cour, cette rébellion comporte au moins le

mérite de relancer le débat juridique et de mettre en exergue la nécessité d’une évolution de la

jurisprudence traditionnelle qui se révèle obsolète, ou inadaptée353. En fait, et de manière

simplificatrice, nous sommes en mesure d’avancer avec J.-L. AUBERT que « la résistance

349 M. SALUDEN, Le phénomène de jurisprudence : étude sociologique, thèse précitée. 350 Voir Section I, Chapitre 2, Titre I, Partie I. 351 H. ISAIA, Les Cours administratives d’appel., op. cit., p. 267. 352 Ibid. p. 271. 353 Voir en ce sens : M. SALUDEN, Le phénomène de jurisprudence : étude sociologique, Thèse précitée, p. 634.

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des juges du fond est au cœur même du processus d’élaboration de la jurisprudence »354.

Aussi, la résistance d’une Cour ne doit pas être interprétée comme la volonté de cet organe de

s’opposer gratuitement au Conseil d’Etat. En réalité, la plupart du temps, ces rébellions

s’expliquent par l’inadaptation de la jurisprudence classique du Conseil aux réalités sociales

et la nécessité d’une évolution. Et il faut admettre que ces juridictions compétentes en appel

ne se privent pas pour contester certaines opinions développées au Palais Royal.

Cette résistance peut se manifester de manière insidieuse. Il arrive parfois que les

Cours ne confèrent pas de réels effets pratiques à une jurisprudence importante du Conseil, et

précisément celle par laquelle il a opéré le passage de la faute lourde à la faute simple en

matière de responsabilité des services de lutte contre l’incendie355.

L’on a pu arguer à ce sujet, de ce que la Cour de Douai n’octroyait pas d’effets pratiques à la

décision de principe du Conseil d’Etat356 puisqu’elle n’avait dans aucune des quatre

hypothèses étudiées retenu la responsabilité des communes. L’auteur devait en déduire que

« l’abandon de la faute lourde est plus illusoire que réel »357. Les Cours conservent donc une

certaine marge d’appréciation, elles exercent leur rôle avec une fraction de liberté à l’égard

des arrêts du juge suprême.

Plus révélatrices de la dissidence des Cours, sont les situations dans lesquelles elles

adoptent une solution diamétralement opposée à celle du Haut Juge administratif. Dans une

première hypothèse, la Cour d’appel de Lyon a pu prendre de la distance par rapport à la

jurisprudence du Conseil d’Etat à l’occasion de l’affaire Aquarone358. La Cour estime à cette

occasion que « l’alinéa 14 du préambule de la Constitution de 1946 (…) ne saurait avoir pour

effet de conférer aux règles coutumières (…) une autorité supérieure à la loi que l’article 55

de la Constitution de 1958 confère dès leur publication aux seuls traités ou accords

régulièrement ratifiés ». Par cette décision, la Cour affirme de manière limpide que la

coutume internationale ne saurait primer la loi, ce qui rejoint la position du Conseil d’Etat359.

Une divergence existe toutefois entre ces juridictions puisque le Conseil limitait

l’impossibilité de se prévaloir de la violation du droit international non écrit à l’hypothèse de

l’exercice d’un recours pour excès de pouvoir, tandis que la Cour, prenant le contre-pied de

354 J.- L. AUBERT, Intervention, in L’image doctrinale de la Cour de Cassation, op. cit., p. 181. 355 C.E., 29 avril 1998, Commune de Hannapes, précité. 356 Observations de V. BLEHAUT sur C.A.A. Douai, 11 mai 2001, M.A.C.I.F., n° 97DAO2697 ; C.A.A. Douai, 26 février 2002, Union Générale du Nord n° 98DA00872, C.A.A. Douai, 26 février 2002, Rolande Buffaut, n° 98DA00733, in Jurisprudence commentée de la C.A.A. de Douai, Bull. n°3, 2001-2002, sous la direction de P.-J. BARALLE, Artois Presses Université, p. 138. 357 Ibid. 358 C.A.A. Lyon, 5 avril 1993, Aquarone, A.J.D.A., 1993, p. 720, note G. TEBOUL. 359 C.E., 18 avril 1986, Sté les mines de potasse d’Alsace, R.F.D.A., 1987, p. 487, concl. M. DANDELOT.

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cette règle engloba le contentieux de pleine juridiction ainsi que l’excès de pouvoir. Si, sur le

fond, la position de la Cour rejoint celle du Conseil, la coutume internationale ne primant pas

la loi nationale, la Cour s’écarte tout de même de la décision du Conseil en ce qu’elle étend

l’impossibilité d’arguer de la violation de ce droit non écrit tant à l’appui d’un recours pour

excès de pouvoir que d’une requête de plein contentieux.

Mais d’autres situations révèlent plus manifestement la dissidence des Cours. Ainsi, si

pendant une longue période le régime de responsabilité retenu par le Conseil d’Etat s’agissant

des dommages causés aux tiers par les mineurs placés au service de l’aide sociale à l’enfance

reposait sur l’exigence d’une faute prouvée360, la Cour de Bordeaux a opéré un revirement

estimant que ce régime devait suivre celui retenu relativement à la responsabilité des pupilles

de l’Etat, c’est à dire, le régime de responsabilité sans faute361. Et, dépourvu de pourvoi en

cassation, cette décision adoptée en appel devait faire jurisprudence. Elle fut d’ailleurs

observée par diverses juridictions du fond362 qui, de la sorte, s’opposaient directement à la

jurisprudence constante du Conseil. Dans ces circonstances, la dissidence de la Cour se révèle

tout à fait évidente, elle nuit à la jurisprudence du Haut Juge administratif.

De même, la Cour de Bordeaux a pu également contester la position tenue par le

Conseil d’Etat en condamnant fermement la dualité des fonctions des membres des Tribunaux

et des Cours363. Cette décision s’oppose de nouveau à un arrêt du Haut juge administratif

considérant pour sa part qu’il n’existe aucune incompatibilité entre la participation d’un

magistrat à l’activité consultative d’un tribunal et son activité contentieuse364.

Une autre position mérite encore d’être rapportée. La Cour de Paris considère dans une

décision rendue en 2002365 que le placement d’un détenu en cellule d’isolement contre son gré

constitue une décision faisant grief susceptible de contrôle juridictionnel. Cette affirmation

s’écarte nettement de la décision adoptée en 1996 par le Conseil par laquelle il retenait qu’une

telle décision constituait une mesure d’ordre intérieur dans la mesure où elle n’était pas

360 C .E., 11 avril 1973, Département de la Marne, Rec. p. 1101, et C.E., 14 juin 1978, Garde des Sceaux c/ Socofa et aes, Rec. p. 259. 361 C.A.A. Bordeaux, 2 décembre 1997, Fraticola c/ Département de l’Aude, A.J.D.A., 1998, p. 285, Chron M .H. 362 C.A.A. Nantes, 18 novembre 1999, M et Mme Thomas, n° 96NT00505 ; T.A. Lyon, 8 janvier 2002, EDF, L.P.A. 19 septembre 2002, n° 188, p. 10, Concl. J.- P. MARTIN ; C.A.A. Douai, 8 juillet 2003, Département de la Seine Maritime, A.J.D.A., 2003, p. 1880 , Concl. J. MICHEL. 363 C.A.A. Bordeaux, 4 mars 2003, Département des Deux Sèvres, A.J.D.A., 2003, p. 471, note E. ROYER. 364 C.E., 1996, Syndicat des avocats de France, Rec. p. 118. 365 C.A.A. Paris, 5 novembre 2002, Remli, A.J.D.A., 2003, p. 175, note D. COSTA.

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« susceptible d’exercer une influence sur la situation juridique de la personne qui en est

l’objet »366.

Une telle décision ne pouvait dès lors faire l’objet d’un contrôle de la part d’un juge. L’arrêt

adopté par la Cour s’écarte donc, une fois de plus, radicalement de la position du Haut

Conseil.

Enfin, pour achever cette série d’arrêts traduisant la rébellion des Cours367, la Cour

administrative d’appel de Nantes a, en 1989, énoncé une règle s’écartant encore de la voie

tracée préalablement par le Conseil368. Elle reconnaît, en effet, que le droit de réparation du

fait de la contamination par le virus de l’hépatite C lors d’une opération se transmettait aux

héritiers même si, avant son décès, la victime n’avait intenté aucune action en réparation.

Cette prescription nie totalement la solution du Palais Royal selon laquelle le préjudice subi

par la victime avant son décès, du fait des souffrances qu’elle a endurées « ne saurait, en

l’absence de toute action introduite par elle avant son décès, ouvrir droit à réparation au profit

des ayants droit »369. Nul n’en disconviendra, la Cour compétente en appel n’hésite pas,

lorsque cela lui semble opportun, à s’opposer à la jurisprudence du juge suprême. Elle tente

ainsi, de plus en plus souvent de s’immiscer dans le processus décisionnel dirigé par le

Conseil d’Etat. Et, force est d’admettre que ces déviations empruntées par les Cours refusant

de se plier aux décisions du Palais Royal se sont avérées souvent fécondes, provoquant, en

effet, une transformation des conceptions du Haut juge administratif.

2. Des dissidences fécondes du point de vue jurisprudentiel.

La rébellion des Cours n’a réellement d’intérêt que lorsqu’elle génère un revirement

de la part du Conseil d’Etat. Or, dans le cadre des dissidences préalablement analysées, il

s’avère que certaines d’entre elles ont engendré une réorientation de la position maintenue par

le juge administratif suprême.

Ainsi, l’un des plus remarquables revirements opérés par le Conseil à la suite de la

résistance continue et ferme des Cours est constitué par la jurisprudence Assistance Publique

366 C.E., 28 février 1996, Fauqueux, Rec. p. 52, R.F.D.A., 1996, p. 396 ; L.P.A., 23 juin 1997, p. 16 note M. HERZOG-EVANS ; D.A., 1996, n° 288. 367 Il faut préciser que les arrêts cités ont été sélectionnés, mais que cette liste n’est pas limitative. 368 C.A.A. Nantes, Plénière, 22 février 1989, C.H.R. d’Orléans c/ Fichon, Rec. p. 300 ; A.J.D.A., 1989, p. 276, obs. ARRIGHI de CASANOVA. 369 C.E., Sect., 29 janvier 1971, Association « Jeunesse et reconstruction », Rec. p. 81 ; A.J.D.A, 1971, p. 270, Chron. D. LABETOULLE et P. CABANES ; R.D.P., 1971, p. 1473, note M. WALINE.

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des Hôpitaux de Paris370 relative à la transmission aux héritiers du droit à réparation du

préjudice subi du fait de la contamination par le virus de l’hépatite C sans que la victime n’ait

introduit de son vivant une quelconque action en réparation. Face à la pression intense exercée

par les juges du fond, le Conseil cède et s’en remet à la solution préconisée par ces derniers371.

Cet exemple atteste parfaitement de l’impact qu’exerce la dissidence de certaines Cours à

l’égard des orientations du Conseil d’Etat. Une telle résistance élève le débat et conduit le

juge suprême à prendre l’initiative de reconsidérer sa propre conception en la matière. Cette

opposition de la part de la Cour d’appel se révèle donc fructueuse car l’évolution attendue par

ces juges du fond a abouti.

Mais la dissidence opérée par cette Cour s’est également révélée féconde en ce que

l’évolution jurisprudentielle ici provoquée s’avère favorable aux intérêts des justiciables. En

effet, le glissement de la jurisprudence du Conseil d’Etat avait pour principal objectif de

permettre une meilleure indemnisation des victimes de la contamination par le virus de

l’hépatite C. La rébellion ainsi réalisée par la Cour de Nantes paraissait, en fait, se placer dans

le sens de l’intérêt des administrés, et était véritablement empreinte d’équité.

De la même manière, la décision adoptée par la Cour de Bordeaux opérant un

revirement en retenant un régime de responsabilité sans faute s’agissant des dommages causés

aux tiers du fait de mineurs placés au service de l’aide sociale à l’enfance372 fut entériné par le

Conseil d’Etat. Dans un arrêt rendu en 2003, cette juridiction retint un régime de

responsabilité sans faute pour les dommages causés à la famille d’accueil chargée de la garde

d’un mineur dans le cadre du service départemental de l’aide sociale à l’enfance373.

Cette décision confirme la solution prônée antérieurement par la Cour d’appel. La résistance

de cette instance s’est donc, de nouveau, avérée bénéfique puisque le Conseil a reconsidéré sa

conception. Mais il est possible de remarquer que cette évolution répond une fois encore aux

intérêts des justiciables, puisque ce régime de responsabilité sans faute est censé faciliter la

réparation des dommages ainsi causés. Le revirement ici suscité par la Cour semblait donc

370 C.E., Sect., 29 mars 2000, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris c/ Consorts Jacquié, R.F.D.A., 2000, p. 850, Concl. D. CHAUVAUX. 371 C.A.A. Nantes, 22 février 1989, C.H.R. d’Orléans c/ Fichon, précité. 372 C.A.A. Bordeaux, 2 février 1997 Fraticola c/ Département de l’Aude, précité. 373 C.E., 23 juillet 2003, Calon et aes, R.F.D.A., 2003, p. 1035.

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totalement adapté au contexte sociologique favorable à une indemnisation optimale des

victimes374.

L’arrêt de la Cour, Aquarone a, lui aussi, fourni l’occasion au Conseil d’Etat d’être à

l’origine d’un grand arrêt du Droit administratif reconnaissant que la coutume internationale

ne prime pas la loi nationale375.

Il est nécessaire de noter que ces évolutions revendiquées par les Cours répondent bien

souvent aux intérêts des justiciables. C’est dire que, finalement, la dissidence effectuée par

ces juridictions poursuit un dessein exemplaire, ce qui justifie d’ailleurs sans doute que le

Conseil rejoigne lorsque cela lui paraît s’imposer, ces conceptions. L’arrêt de la Cour, Remli

témoigne tout à fait de la volonté de ces instances d’adapter la jurisprudence aux nécessités

sociologiques. En effet, en décidant que la mesure de placement d’un détenu à l’isolement

constitue un acte faisant grief susceptible de recours, les juges d’appel se situent dans la

lignée jurisprudentielle entamée par les arrêts Hardouin et Marie376 restreignant la catégorie

des mesures d’ordre intérieur dans le but de protéger davantage les militaires ou détenus

faisant l’objet de sanctions particulièrement lourdes de conséquences. Il semble que la

décision Remli fût inspirée par un sentiment analogue, c’est à dire la protection des intérêts

des détenus faisant l’objet de telles mesures. A ce titre, le Commissaire du gouvernement

DEMOUVEAUX, qui s’est prononcé sur cette affaire, a pris soin d’insister sur le fait qu’une

telle mesure pouvait être lourde de conséquences fâcheuses pour son destinataire.

Il met l’accent sur les conséquences douloureuses de cette mesure, à savoir, le manque de

place, l’altération psychique et physique, et la désocialisation. Nul ne le contestera, cette

décision de la Cour, s’opposant ouvertement à une jurisprudence bien établie du Conseil se

révèle parfaitement équitable !

Les rébellions des Cours paraissent, dans ces conditions, productives. Elles favorisent

une adaptation du droit aux réalités factuelles, et génèrent ainsi les évolutions juridiques

nécessaires. Aussi, il semble à ce propos, que l’application stricte de la jurisprudence du

Conseil d’Etat par la Cour d’Appel soit, parfois, à l’origine de décisions sévères et inadaptées

374 L’on pense bien évidemment ici aux évolutions jurisprudentielles favorables aux victimes, avec notamment le recul de l’exigence de la faute lourde au profit de la faute simple, et encore avec le développement de la responsabilité fondée sur le risque. 375 C.E., Ass., 6 juin 1997, Aquarone, Rec. p. 206, Concl. BACHELIER ; A.J.D.A. , 1997, p. 630, Chron. D. CHAUVAUX et T. GIRARDOT ; R.F.D.A., 1997, p. 1068, Concl. ; R.G.D.I.P., 1997, p. 1053, note ALLAND ; J.C.P., 1997, II, 22945, note G. TEBOUL ; L.P.A., 6 février 1998, note P.-.M. MARTIN. 376 L’arrêt Remli (C.A.A. Paris, 5 novembre 2002, Remli, A.J.D.A. 2003, p. 175, obs. D. COSTA ; D. 2003, J., p. 377, Concl. J.-P. DEMOUVEAUX) revenant sur l’arrêt C.E. , Ass., 17 février 1995, Hardouin et Marie, Rec. p. 82 et 85, Concl. FRYDMAN.

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aux besoins des administrés. La Cour de Paris a pu, ainsi, être confrontée à une difficulté

relative à l’indemnisation d’un chirurgien contaminé par le V.I.H. lors d’un accident de

travail377. Appliquant rigoureusement la jurisprudence du Conseil au terme de laquelle, retenir

une responsabilité sans faute fondée sur le risque requiert un préjudice anormal et spécial, la

Cour écarte en l’espèce la responsabilité de l’Etat. Elle élabore en fait une théorie afin de ne

pas engager sans faute la responsabilité de l’Etat en estimant que le préjudice subi par ce

chirurgien ne peut être qualifié « d’anormal » dans la mesure où ce risque est « commun à

l’ensemble de la communauté médicale dont la vocation est d’être au contact étroit avec les

patients ». Il faut absolument noter que cette conception se révèle véritablement sévère, et

dénote dans la série de décisions assurant de plus en plus et de mieux en mieux

l’indemnisation des victimes d’accidents hospitaliers. Mais cet arrêt traduit en réalité la stricte

application du droit par cette instance juridictionnelle378. En d’autres termes, rigoureusement

gardienne en l’espèce de la jurisprudence émanant du juge suprême, la Cour a perdu

l’occasion de susciter une évolution qui aurait été sans aucun doute favorable aux administrés.

De manière similaire, la Cour de Nantes, en veillant au respect rigoureux de la jurisprudence

du Conseil d’Etat, a freiné une avancée jurisprudentielle de taille379 s’agissant de la valeur

supra-législative des principes généraux du droit communautaire.

Ces constatations nous conduisent, ainsi, à penser que, finalement, les déviations

adoptées par les Cours d’appel à l’égard de la jurisprudence du juge suprême s’avèrent

parfaitement heureuses, elles se placent dans une ère de progrès du droit administratif. Elles

favorisent les avancées jurisprudentielles généralement salutaires des intérêts des administrés.

Il convient, à ce stade de l’étude, d’admettre que les Cours administratives d’appel

sont associées au processus décisionnel dirigé certes par le Conseil d’Etat. Elles participent à

l’élaboration de la jurisprudence en amont, en provoquant les évolutions nécessaires380.

Mais il est d’autant plus remarquable de noter que ces juridictions contribuent à la formation

du droit en aval, en adhérant ou non aux décisions issues du Conseil d’Etat.

377 C.A.A. Paris, 5 mai 1998, Poissy Saint Germain en Laye, L.P.A., 19 mars 1999, n° 56, p. 6, note S. ALLOITEAU. 378 S. ALLOITEAU, note précitée, p. 13. 379 C.A.A. Nantes, 29 décembre 2000, S.A. Paramédical, précité. 380 Tout comme les Tribunaux Administratifs.

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Section II : L’adoption d’arrêts de principe par le Conseil d’Etat tributaire désormais de

l’adhésion des Cours.

L’impact des Cours administratives d’appel sur la fonction de jurisprudence du

Conseil d’Etat, aussi indirecte soit-elle leur permet de participer au processus décisionnel.

Mais cette influence normative ne se limite pas à la survenance de revirements de

jurisprudence de la part du Conseil d’Etat. Elle s’exerce aussi postérieurement à l’adoption

de certaines décisions par le Palais Royal, décisions susceptibles de poser une règle juridique

édifiante. En effet, l’adhésion des Cours participera de la naissance d’une règle

jurisprudentielle décidée par le Conseil d’Etat. Ce constat nous conduit à affirmer que les

Cours contribuent à l’édiction de règles de droit par le Haut juge (Paragraphe 1), ce qui les

inclut, finalement, au phénomène jurisprudentiel dont on peut arguer qu’il ne constitue plus

l’apanage du seul Conseil d’Etat (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : La participation indirecte des Cours à l’élaboration de la règle de droit.

Le Droit administratif s’est principalement élaboré autour des constructions

juridiques décidées par le Palais Royal de manière quasi-souveraine. Ce constat a ainsi valu

au Haut Conseil d’être promu au rang « d’inventeur » du Droit administratif381. Les décisions

émanant du Conseil d’Etat ont de cette façon permis la réalisation d’une matière essentielle

au Droit Français. Autrement dit, la jurisprudence administrative fut et reste toujours

essentielle en ce qu’elle a suppléé les carences et lacunes de la loi pour forger de toute pièce

une matière autonome. Si les controverses se sont multipliées sur le point de savoir si la

jurisprudence devait être appréhendée comme une source du droit, nous tenons aujourd’hui

pour acquis cette réalité (A). Mais si le Conseil d’Etat a de longue date sculpté

souverainement ce droit au gré d’une jurisprudence évolutive et pragmatique, cette

construction ne peut être considérée comme une œuvre purement autonome de la part du

Haut juge administratif (B), et ce d’autant plus que depuis la création des Cours,

l’élaboration de règles juridiques par le Conseil suppose, pour s’imposer, l’adhésion des

Cours.

A. La Jurisprudence, source authentique du droit.

381 Y. ROBINEAU et P. TRUCHET, Le Conseil d’Etat, op. cit.

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Nous sommes parfaitement en mesure d’avancer, aujourd’hui que la jurisprudence

figure parmi les sources officielles du droit. Toutefois cette évidence ne s’est pas imposée

aussi aisément. Dans une première période, divers courants de pensée se sont opposés. D’un

côté, le courant classique réfutant la jurisprudence comme source formelle du droit (1) ; de

l’autre, les Modernes allouant sans équivoque à la jurisprudence le statut de source

authentique du droit (2).

1. Le courant classique.

Principal protagoniste de ce courant de pensée, F. GENY écartait purement et

simplement la jurisprudence des « sources formelles du droit »382. Il n’envisageait que deux

sources formelles : la loi et la coutume. Sa réflexion reposait essentiellement sur des

arguments d’ordre constitutionnel empêchant de conférer à cette jurisprudence le statut de

source du droit. Le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs interdisant au juge

d’empiéter sur le domaine du législateur, ainsi que le célèbre article 5 du Code civil

prohibant les arrêts de règlement, et enfin la proscription du précédent guident F. GENY

dans sa pensée. Ces éléments l’empêchent de placer le phénomène de jurisprudence au rang

des sources officielles du droit383. Aussi, considérant la jurisprudence comme une opinion

prononcée dans le sens d’une solution ou d’une autre, cet auteur l’envisage seulement tel un

« germe » ou un « propulseur » de coutumes384.

Il est vrai que les arguments invoqués par F. GENY furent repris par CARRE de

MALBERG arguant de ce que « le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire

semble exclure impérieusement toute possibilité de reconnaître au juge la faculté de dire du

droit qui n’ait pas été déjà consacré par des lois385.

Jean CARBONNIER devait, lui aussi, écrire « si l’on considère le jugement, cellule

élémentaire de la jurisprudence, on constate qu’il est enfermé dans un statut constitutionnel

destiné à l’empêcher de devenir règle de droit. Tel est l’objet direct de l’article 5 du Code

civil qui interdit formellement au juge de rendre, comme le faisaient les Parlements de

382 F. GENY, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, 2ème édition, 1919, Tome 1, n° 86 et 87. 383 Ibid. p. 35. 384 P. JESTAZ, C. JAMIN, La doctrine, Dalloz, 2003, p. 136. 385 R. CARRE de MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Tome 1, Sirey, 1920, p. 741 et s.

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l’Ancien Régime, des arrêts de règlement : c’est un corollaire du principe de la séparation

des pouvoirs »386.

Ces auteurs réfutent donc l’idée selon laquelle le fruit de l’activité des juridictions

constituerait une source officielle du droit pourvue d’une portée obligatoire. Néanmoins, ils

devaient tout de même allouer un certain poids à cette jurisprudence en qualifiant cette

dernière « d’autorité » s’imposant si ce n’est en droit, du moins en fait387.

D’autres auteurs participant de ce courant classique se sont néanmoins opposés à la

pensée de GENY. PLANIOL classe lui aussi parmi les principales sources du droit la coutume

et la loi, pourtant il s’écarte de F. GENY en ce qu’il inclut la jurisprudence dans la coutume

et ne lui accorde le statut de source que par l’intermédiaire de la coutume388. De son côté,

JOSSERAND présente une théorie classique des sources du droit, distinguant la loi et la

coutume, et cantonnant la jurisprudence dans un statut d’interprète de la loi389.

Néanmoins une tendance doctrinale opposée s’est déployée à partir de 1950

notamment avec la publication de deux analyses comptant la jurisprudence parmi les sources

du droit390.

2. Le courant moderne.

Cette pensée s’écarte totalement du courant classique en ce qu’elle présente la

jurisprudence comme une réelle source du droit. Elle reconnaît que la jurisprudence donne

naissance à de véritables règles juridiques s’imposant de plein droit. Cette tendance doctrinale

paraît aujourd’hui largement majoritaire.

Bon nombre d’auteurs admettent l’existence dans notre système de règles issues de

cette jurisprudence. Et si ce constat se vérifie pour le droit civil, il est encore plus manifeste

s’agissant du droit administratif qui, dépourvu de tout code, fut entièrement sculpté par la

jurisprudence391. Certains présentent donc cette jurisprudence telle « une source de droit

386 J. CARBONNIER, précis Thémis, 9ème édition, Tome 1, p. 126. 387 F. GENY affirmait : « La jurisprudence, sans constituer en elle-même une source formelle du droit positif, doit du moins compter parmi les autorités les plus puissantes aux yeux des juristes », op. cit., n° 149 ; de même, J. CARBONNIER, op. cit., p. 127. « La jurisprudence est une autorité ». 388 M. PLANIOL, Traité élémentaire de Droit civil, L.G.D.J., 1ère édition, 1899, n°9, p. IX. 389 L. JOSSERAND, Cours de Droit civil positif, Sirey, 1ère édition, 1930, p. 14 et s. 390 J. MAURY, « Observations sur la jurisprudence en tant que source du droit », in Mélanges Ripert, L.G.D.J. ; ainsi que M. WALINE, « Le pouvoir normatif de la jurisprudence », in La technique et les principes du droit public, Mélanges en l’honneur de G. SCELLE, Tome 2, Paris, L.G.D.J., 1950, p. 613. 391 G. VEDEL, Droit administratif, Collection Thémis, 5ème édition, 1973, p. 283 : « Tout le droit commun de la responsabilité administrative, tout le droit des contrats administratifs ont été définis par le juge administratif indépendamment de toute source écrite du droit ».

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d’importance considérable »392, voire une « source autonome de règle de droit »393. Il est donc

d’usage d’appréhender la jurisprudence telle une règle autonome dotée d’une réelle autorité

juridique394 quasiment équivalente à celle de la loi395. Dans ce contexte il semble acquis

depuis longtemps que le juge, par ses décisions, crée du droit, et est doté d’un véritable

« pouvoir normatif »396. Et les auteurs ne rencontrèrent pas de réelles difficultés pour attester

ce pouvoir de création. L’exemple des principes généraux du droit consacrés par cette

juridiction en l’absence de règles écrites fut souvent repris afin de témoigner son rôle

normatif. Le Doyen VEDEL devait écrire : « Le recours aux principes généraux en un cas

particulier de mise en œuvre du pouvoir normatif de la jurisprudence »397, tout comme MM.

MARTY et RAYNAUD élevaient l’usage de cette théorie comme manifestant le pouvoir

créateur du juge398.

Le fondement de ce pouvoir normatif du juge se trouve en réalité, selon ce courant

doctrinal, dans les termes mêmes de l’article 4 du Code civil.

Charles EISENMANN fonde ce pouvoir créateur sur cette disposition qui instaure, en réalité,

une véritable obligation pour le juge de statuer. Il admet ainsi que : « Par l’article 4, le juge

accède à la législation…, sous une forme non officielle l’article 4 l’emporte sur l’article

5 »399.

La jurisprudence se place donc effectivement de longue date, parmi les sources du

droit400. Le juge se révèle doté d’une réelle faculté de production de règles juridiques diverses

pourvues de portée juridique. Si la création du droit par le Conseil d’Etat nous semble

particulièrement édifiante, il ne faut, néanmoins, pas sous-estimer l’influence d’éléments

extérieurs constituant les « relais » nécessaires aux décisions du Conseil afin qu’elles soient

392 F. CHABAS et J. MAZEAUD, Leçons de droit civil. Introduction à l’étude du droit, 6ème édition, Tome 1, Premier volume, Paris, Montchrestien, 1980, n° 105, p. 139-140. 393 MARTY et RAYNAUD, Droit civil, Introduction générale à l’étude du droit, 2ème édition, Tome 1, Paris, Sirey, 1972, p. 211 et spéc. p. 219-220. 394 S. BELAID, Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, Paris, L.G.D.J., 1974. L’auteur reconnaît que la jurisprudence prend place au rang des règles écrites qu’elle supplée 395 R CHAPUS, Droit administratif général, Tome 1, op. cit., n° 116, p. 93 fait état d’un juge « jurislateur ». 396 GANSHOF VAN DER MEERSCH, cité par M. COIPEL, « Les réactions de la doctrine à la création de droit par les juges en droit civil, Rapports Belges », in Travaux de l’Association HENRI CAPITANT, op. cit., p. 29 et cit. p. 30 : « Le juge (…) participe à une véritable création du droit ». De même, J. GHESTIN et G. GOUBEAUX reconnaissent un pouvoir normatif à la Cour de cassation française, in Traité de droit civil, Introduction générale, Paris, L.G.D.J., 1977, p. 317. 397 G. VEDEL, Droit administratif, op. cit., p. 283. 398 MARTY et RAYNAUD, Droit civil, op. cit., p. 234. 399 Ch. EISENMAN, « Juridiction et logique (selon les données du droit français) », in Mélanges dédiés à Gabriel MARTY, Université des sciences sociales de Toulouse, 1978, p. 477 et spéc. p. 491. 400 A ce titre, certains s’interrogent, la jurisprudence ne serait-elle pas une source abusive du droit ?, voir en ce sens O. DUPEYROUX, « La jurisprudence, source abusive du droit », in Mélanges MAURY, 1960, p. 349 ; de même le Doyen VEDEL se demande : « Le droit administratif peut-il être indéfiniment jurisprudentiel ? », Etudes et documents du Conseil d’Etat, 1970, n° 31, p. 31.

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élevées au rang de « jurisprudence ». Car nul ne le contestera, l’élaboration de la règle

jurisprudentielle ne constitue pas une œuvre autonome du juge suprême.

B. La naissance de la règle jurisprudentielle, une œuvre du Conseil d’Etat non

totalement autonome.

L’on présente généralement le droit administratif forgé par l’ensemble des décisions émanant du seul Conseil d’Etat. Il ne faut toutefois pas occulter que, pour accéder au rang d’arrêt de principe faisant jurisprudence, ces décisions requièrent le relais de la doctrine, relais indispensable d’ailleurs (1). Mais elles supposent également, et cela est le plus souvent souhaitable, l’adhésion des juges inférieurs et précisément des Cours administratives d’appel (2).

1. Le relais indispensable de la doctrine.

« La doctrine est née sur les genoux de la jurisprudence »401. Cette image fut employée

par le Professeur RIVERO afin de témoigner de l’interaction existant entre la doctrine et la

jurisprudence.

A Rome, la doctrine constituait la principale source du droit et incarnait la

jurisprudence. Dans notre système, doctrine et jurisprudence recouvrent des réalités

divergentes. Mais force est d’admettre que ces deux éléments collaborent dans le sens du

développement du droit.

Dans ces circonstances, il faut reconnaître que la règle jurisprudentielle consacrée par le

Conseil d’Etat fera autorité grâce à la consécration de la doctrine. L’activité doctrinale

procurera en effet, à la décision d’espèce adoptée par le juge administratif le caractère abstrait

et la généralité indispensables à l’émanation d’une véritable règle de droit s’imposant au delà

du cas d’espèce.

Si le rôle de la doctrine est d’informer les administrés des décisions de justice402, il ne

faut pas perdre de vue sa mission essentielle de systématisation403 et de clarification des

arrêts. Elle recense et réunit dans un ensemble cohérent les diverses décisions éparses et

variées des juridictions afin de forger un système harmonieux et les classe parmi les « arrêts

de principe »404. La doctrine dégage donc en réalité la règle de droit qui recevra force

401 J. RIVERO, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », E.D.C.E., 1955, p. 26 et spéc. p. 30.. 402 GHESTIN et GOUBEAUX, 4ème édition, 1994, p. 531 : « Le rôle de la doctrine est d’abord de faire connaître le droit ». 403 M. VAN de KERCHOVE, F. OST, Le système juridique entre ordre et désordre, P.U.F., 1988, p. 128. 404 C. ATIAS, « L’ambiguïté des arrêts dits de principes et droit privé », J.C.P., 1984, I, 3145.

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obligatoire à partir des solutions concrètes édictées par le juge au cas par cas. Mais elle

permettra également, par les critiques qu’elle formule à l’occasion de ses commentaires sur

les décisions de justice, d’attirer l’attention des juges sur les inconvénients des solutions

retenues. Ainsi, la pensée des auteurs est susceptible de contribuer à l’évolution

jurisprudentielle. C’est en ce sens que A. EISMEIN assigne à la doctrine la tâche « d’éclairer

la jurisprudence acquise » et de « préparer la jurisprudence de l’avenir »405.

Les relations entretenues entre la doctrine et la jurisprudence s’avèrent donc très

étroites. L’œuvre des juges a besoin de cette doctrine afin de recevoir une pleine autorité et

valoir règle de droit générale et abstraite s’imposant aux administrés. Cette réalité a, ainsi,

conduit certains auteurs à penser une nouvelle définition du terme « jurisprudence ». Philippe

JESTAZ envisage la jurisprudence telle « l’œuvre (…) vue, commentée et transfigurée par la

doctrine », ajoutant à juste titre « la doctrine est agrippée à la jurisprudence »406. Et le même

auteur d’affirmer : « La doctrine fait partie de la jurisprudence. La doctrine, c’est le miroir

déformant de la jurisprudence »407.

En d’autres termes, la jurisprudence, au sens des décisions faisant autorité voit le jour grâce à

l’œuvre doctrinale de systématisation et de clarification. Ce qui, poussé à l’extrême, nous

mène à avancer avec Xavier LAGARDE, « Il n’est pas de droit sans jurisprudence et au

surplus, il n’est pas de jurisprudence sans doctrine »408.

La jurisprudence n’existe donc que par la doctrine. Et cette idée n’est pas nouvelle.

Selon RIPERT, la jurisprudence « n’est connue que par la citation des décisions qui

l’établissent et par les ouvrages de la doctrine »409. J. CARBONNIER estime, quant à lui, que

« c’est nous, doctrine pratique, qui faisons le jurisprudence en la recevant comme source ou

comme autorité »410. Les auteurs s’accordent donc pour reconnaître cette interaction propice à

la naissance de véritables normes juridiques ayant force obligatoire. F. ZENATI avance ainsi

que le précédent judiciaire ne pouvait se développer sans l’activité des docteurs411. Le

Professeur GAUDEMET rend, lui, hommage au juge administratif d’avoir bâti un système

cohérent avec l’aide de la doctrine412. Dans le même sens, G. SCALFI et E. ROMAGNOLI

405 A. EISMEIN, « La jurisprudence et la doctrine », R.T.D. Civ., 1902, p. 5 et spéc. p. 12. 406 P. JESTAZ, « La jurisprudence, ombre portée du contentieux », D., 1989, Chron., XXIII, p. 149. 407 Ibid., p. 151. 408 X. LAGARDE, « Mondialisation, restructuration et jurisprudence sociale », J.C.P., 2001, I, Doct., 1371, n° 6. 409 G. RIPERT, Les forces créatrices du droit, L.G.D.J., 1955, p. 391. 410 J. CARBONNIER, « Contribution à la jurisprudence d’aujourd’hui », R.T.D. Civ., 1992, p. 342 ; opinion partagée par M. GOBERT, R.T.D. Civ., 1992, p. 353 : « Il a donc fallu, pour que les décisions rendues deviennent normes juridiques établies, qu’elles soient reconnues comme telles par les intéressés : les usagers du droit et la doctrine ». 411 F. ZENATI, La jurisprudence, op. cit., p. 245. 412 Y. GAUDEMET, G.P., 26-27 septembre 1979, p. 7.

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affirment sans détours que la jurisprudence et la doctrine participent ensemble à la formation

du droit. Ils font état d’une réelle interférence entre ces deux phénomènes, prônant de manière

limpide : « Les élaborations doctrinales sont caduques si elles ne reçoivent pas l’application

de la part des juges ; la règle jurisprudentielle ne résiste pas aux critiques de la doctrine »413.

Certains prennent l’exemple des principes généraux du droit comme manifestant la

plus belle illustration de l’influence jurisprudence-doctrine414. Ces principes sont, en effet,

appréhendés comme « l’œuvre de cette doctrine trop souvent négligée », notamment celle des

commissaires du gouvernement. Pour exemple, le principe des droits de la défense consacré

par la décision Trompier-Gravier415 fut proposé par le commissaire CHENOT416.

Il convient en outre de penser aux nombreuses décisions de principe émanant du Palais Royal

et découlant purement et simplement de la voie proposée par le Commissaire417. Enfin, sur ce

point, il ne faut certainement pas occulter le fait que la doctrine, de par le nombre de

commentaires effectués sur bon nombre de décisions, ait contribué réellement à poser la

jurisprudence. L’on pense bien évidemment à la décision Nicolo dont les observations ont

proliféré contribuant ainsi à ce qu’elle devienne un arrêt de principe418. La décision Koné419

illustre également cette vigueur doctrinale conférant à cette solution le rang d’arrêt de

principe420. Et cette liste peut assurément être complétée421.

413 G. SCALFI et E. ROMAGNOLI, « Rapport général », in Travaux de l’association Henri CAPITANT, op. cit., p. 15 et spéc. p. 16. 414 J. ROCHE, « Rapport français », in Travaux de l’association Henri CAPITANT, op. cit., p. 555 et spéc. p. 561. 415 C.E., Sect., 5 mai 1944, Veuve Trompier-Gravier, Rec. p. 133. 416 Concl. CHENOT, D., 1945, p. 110. 417 Nous pensons ici aux célèbres conclusions rendues par FRYDMAN sur C.E., Ass., 20 oct . 1989, Nicolo, J.C.P., 1989, II, 21371 ou encore les conclusions rendues par G. BRAIBANT sur C.E., Ass., 28 mai 1971, Ville nouvelle Est, Revue Administrative, 1971, p. 422. 418 C.E., Ass, 22 oct. 1989, Nicolo, Rec. p. 190 . R.F.D.A, 1989, p. 812, R.T.D.E., 1989, p. 771 ; G.P., 12-14 novembre 1989, obs. CHABANOL ; A.J.D.A., 1989, p. 756, Chron. HONORAT et BAPTISTE ; p. 788, note SIMON ; R.F.D.A., 1989, p. 824, note GENEVOIS ; p. 933, note GRUBER ; R.T.D.E, 1989, p. 787, note ISAAC ; D., 1990, Chron ; p. 57 note KOVAR, et J., p. 135, note SABOURIN ; R.G.D.I.P., 1990, p. 91, note BOULOUIS ; R.M.C., 1990, p. 384, note LACHAUME ; R.D.P., 1990, p. 801, note TOUCHARD ; J.D.I., 1990, p. 5, Chron. DEHAUSSY ; LONG, WEIL, BRAIBANT, DELVOLVE, GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 1999, 12ème édition, comm. n° 106. 419 C.E., Ass., 3 juillet 1996, Koné, Rec. p. 255. 420 Décision faisant l’objet de nombreux commentaires : R.F.D.A., 1996, p. 870, Concl. DELARUE ; R.F.D.A., 1996, p.882, notes FAVOREU, GAIA, LABAYLE, DELVOLE ; A.J.D.A., 1996, p. 722 Chron. CHAUVAUX et GIRARDOT ; D., 1996, p. 509 note JULIEN-LAFERRIERE ; R.D.P., 1996, p. 1751, note BRAUD ; J.C.P., 1996, II, 22720, note X. PRETOT ; R.G.D.I.P., 1997, p. 237, note ALLAND ; L.P.A., 27 décembre 1996, note GUIHEUX ; L.P.A., 20 déc. 1997, note PELISSIER ; LONG, WEIL, BRAIBANT, DELVOLVE, GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., Comm. n° 113. 421 C.E., Ass., 30 octobre 1998, SARRAN, LEVACHER et aes, A.J.D.A., 1998, p. 962, Chron. F. RAYNAUD et P. FOMBEUR ; R.F.D.A., 1998, p.1081, Concl., C. MAUGÜE ; Note ALLAND ; R.F.D.A., 1999, p. 57, notes DUBOUIS, MATTHIEU et VERPEAUX, GOHIN ; R.D.P., 1999, p. 919, note J.-F. FLAUSS ; L.P.A., 28 juillet 1999, note AUBIN ; C.E., Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec. p. 372, Concl. FRYDMAN ; C.E., Ass., 17 février 1995 Hardouin et Maire, Rec. p. 82 et 85 ; Concl. FRYDMAN ; C.E., Ass., 22 décembre 1978, Min. de l’intérieur c/ Cohn Bendit, Rec. p. 524, Concl. GENEVOIS.

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La règle juridique doit donc être envisagée comme le résultat de l’œuvre commune du

juge et de la doctrine422. La doctrine révèle de la jurisprudence. Elle s’érige comme le relais

indispensable à la décision juridictionnelle afin de l’élever au rang de règle juridique. Et,

constat remarquable, cette consécration doctrinale se révèle tout autant nécessaire en présence

d’un arrêt issu du Conseil d’Etat ! C’est dire que l’œuvre de cette Haute Instance n’acquiert

de réelle autorité que par le truchement des opinions doctrinales. Maryse DEGUERGUE a

fourni un vrai exemple de cette collaboration. Dans sa thèse423, elle envisage l’hypothèse de la

responsabilité administrative et constate nettement, reprenant ainsi la pensée de CAPITANT,

que l’influence réciproque de la jurisprudence et de la doctrine se révèle manifeste dans ce

domaine424.

Dans ces circonstances, aussi prestigieuse soit-elle, l’activité jurisprudentielle du

Conseil d’Etat requiert la consécration doctrinale pour acquérir une autorité juridique et valoir

règle de principe. Mais à ce relais doctrinal indispensable s’ajoute une autre exigence pour

que la décision du Conseil fasse jurisprudence : l’adhésion souhaitable des juridictions

inférieures et notamment des Cours.

2. Le relais souhaitable des Cours.

Pour que la décision issue du Palais Royal acquiert la valeur d’un arrêt de principe

applicable au-delà de l’espèce à l’occasion de laquelle il est né, l’adhésion des juridictions

inférieures paraît conseillée. J. MAURY observe, en effet, que deux éléments s’avèrent

indispensables à la naissance de la règle juridique. Il écrit, ainsi, « deux éléments donnent, par

leur réunion, à la règle jurisprudentielle, le caractère de norme juridique établie : la décision

du pouvoir que sont les tribunaux, l’assentiment, le consensus des intéressés425 ». Cette

affirmation pose donc deux exigences à l’édiction d’une véritable norme juridique : l’autorité,

le poids de la hiérarchie, ce qui ne soulève guère de difficulté s’agissant des décisions

adoptées par le Conseil d’Etat, juge placé au sommet de la hiérarchie administrative. Le

deuxième impératif réside dans l’adhésion des « intéressés », et il semble évident que ce

422 J. RIVERO, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », E.D.C.E., 1955, p. 35 ; ainsi que M. VILLEY, préface de la thèse de S. BELAID, précitée, p. 3, envisageant la doctrine travaillant de concert avec le juge. 423 M. DEGUERGUE, Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit de la responsabilité administrative ; Thèse, Paris, Tome 171, L.G.D.J, 1994. 424 Ibid, p. 4 425 J. MAURY, « Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit », in Mélanges RIPERT, L.G.D.J., 1950, Tome 1, p. 43.

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terme vise les juristes, les juges et requiert en fait que les juridictions inférieures observent la

solution préconisée par le juge suprême.

La pensée de J. MAURY ne s’avère pas isolée. D’autres auteurs ont pu, de manière

limpide, constater que la décision émanant du juge suprême n’est pas intrinsèquement

obligatoire et est susceptible d’être contestée. Dans ces conditions, il semble logique que cette

décision n’acquière la valeur de règle positive que dans l’hypothèse où elle emporte une

adhésion « soit convaincue, soit résignée des usagers »426. Il importe de souligner que l’auteur

devait préciser ce qu’il entendait par « usagers », ce terme s’appliquait aux juridictions

inférieures.

D’autres auteurs ont pu admettre que la naissance de la norme juridique suppose la

constance, la répétition de ladite solution427. Et Marianne SALUDEN rejoint d’ailleurs cette

pensée mettant en exergue les deux éléments nécessaires à l’émanation de la règle juridique.

Le premier réside dans la constance dans la manière de juger ; le second se situe dans

l’autorité de l’organe qui adopte la solution428. Ce courant doctrinal nous conduit à avancer

que l’apparition de la règle juridique, générale et obligatoire au-delà de l’espèce concernée est

tributaire de l’assentiment des juges du fond, et précisément des Cours. Tant que la solution

proposée par le Conseil d’Etat n’emporte pas la conviction totale des juges subordonnés, la

décision ne peut obtenir la valeur d’arrêt de principe à l’origine d’une norme impérative.

Poussée à l’extrême, cette réflexion laisse penser que la décision du Juge suprême ne

s’élèverait en une sorte de « précédent » qu’à partir de l’instant où elle est respectée par les

juges inférieurs. Cette adhésion constitue donc une exigence primordiale à l’édiction par le

Conseil des règles juridiques. Michel VAN de KERCHOVE a pu, lui aussi, se pencher sur la

question et constater que la règle juridique suppose une unification par le sommet dans la

mesure où la jurisprudence est censée émaner des instances suprêmes. Mais cette norme

implique également, et peut-être même surtout, une « unification par la base » constituée par

le ralliement des juges inférieurs429.

Ce constat démontre donc, en réalité, à quel point les Cours administratives d’appel

exercent une réelle influence sur l’élaboration des règles juridiques. Elles participent

426 O. DUPEYROUX, « La doctrine française et le problème de la jurisprudence source de droit », in Mélanges G. MARTY, op. cit., p. 463 et spéc. p. 472. 427 J. CARBONNIER, Le procès et le jugement, Sociologie juridique, Cours de doctorat, 1961-1962, Association corporative des étudiants en droit, Paris, 1962, p. 262, cité par M. SALUDEN, Le phénomène de jurisprudence. Etude sociologique, thèse précitée, p. 7. 428 M. SALUDEN, Le phénomène de jurisprudence, étude sociologique, , thèse précitée, p. 7. 429 M. VAN de KERCHOVE, « Jurisprudence et rationalité juridique », art. préc., p. 207 et spéc. p. 233 : « La force obligatoire de la règle jurisprudentielle est tributaire à la fois de l’autorité qui est reconnue à la juridiction dont elle émane et de l’adhésion que lui témoignent les autres juridictions.

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indirectement à la naissance des jurisprudences de principe, tant par leur rébellion430 que par

leur adhésion !

La dissidence manifestée par ces instances permet, en effet, d’attirer l’attention du juge

supérieur sur la nécessité d’une évolution jurisprudentielle, voire d’un revirement. Elles

s’associent ainsi à l’orientation du droit. Leur adhésion confère, quant à elle, aux solutions du

Conseil la valeur de règle positive obligatoire. Il est même possible d’avancer que cet

assentiment renforce la portée des arrêts issus du Palais Royal, jusqu’à leur allouer l’autorité

de « précédent » dans les faits.

Les Cours sont donc loin d’être passives dans le processus décisionnel. Elles prennent

part à la fonction normative guidée par la Haute Assemblée. Surtout, il est important de

souligner que ces juridictions, en principe subordonnées, influent sur la naissance de la règle

de droit en amont, lorsqu’elles attirent l’attention du Conseil sur l’opportunité d’une évolution

jurisprudentielle. Dans cette hypothèse, par leur résistance, elles provoquent l’apparition

d’une nouvelle jurisprudence. Mais elles exercent une influence également en aval, puisque la

qualité de décision porteuse d’une règle juridique établie dépendra de l’adhésion de ces

Cours. A ce titre, il convient de se rappeler des difficultés engendrées par les rébellions de ces

instances431. En effet, la négation par ces organes des décisions du Palais Royal, en d’autres

termes, le refus de se rallier à certaines positions fragilise le plus souvent la règle ainsi

délivrée par le Conseil et s’achève fréquemment par un revirement décidé par le Haut Juge

administratif.

Les Cours administratives d’appel sont donc associées au processus normatif, elles

sont réellement susceptibles de concurrencer le pouvoir prétorien du Palais Royal. Les

craintes manifestées par le Haut Juge se révèlent, à ce stade, parfaitement justifiées.

Paragraphe 2 : La participation des Cours au phénomène jurisprudentiel.

Si l’influence des Cours administratives d’appel sur le pouvoir créateur du Conseil

d’Etat semble indirecte, ces juridictions peuvent tout à fait être qualifiées « d’étage

430 Voir A, Paragraphe 2, Section I, Chapitre 2, Titre I, Partie I. 431 Voir Chapitre 2, Titre I, Partie I.

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juridictionnel de qualité »432. Elles sont parfois à l’origine des décisions à l’occasion

desquelles elles font preuve d’une audace remarquable (A). En définitive, il faut en déduire

que ces juridictions d’appel participent activement au processus décisionnel (B).

A. Des Cours audacieuses.

Ces Cours paraissent particulièrement audacieuses dans la mesure où, juridictions du

fond, subordonnées au Conseil d’Etat, elles sont néanmoins parfois à l’origine de décisions

qui sont loin de passer inaperçues, car fixent une règle inédite (1) ou amorcent une avancée

jurisprudentielle (2).

1. Des décisions créatrices.

L’on ne saurait blâmer les Cours administratives d’appel de n’être que de simples

exécutantes des décisions du Conseil d’Etat. En effet, ces instances prennent part à la mission

jurisprudentielle en initiant certaines orientations parfois très courageuses car profondément

novatrices.

Nous avons sélectionné certains arrêts révélateurs de la participation des Cours au processus

d’élaboration de la jurisprudence administrative. Il s’agit ici de s’attarder sur quelques unes

des décisions adoptées par ces Cours et qui retiennent notre attention en raison de la règle

qu’elles posent et surtout de l’importance de cette règle. Car les Cours sont admises à

intervenir dans des domaines pour le moins délicats où tout reste encore à bâtir433. Ainsi, en

matière environnementale, la Cour de Bordeaux a pu se démarquer en permettant

d’indemniser sur le fondement de la faute, les administrés victimes de nuisances causées par

un complexe de traitement des ordures ménagères. Cette décision est remarquable dans la

mesure où l’indemnisation ne semblait pas vraiment s’imposer, les administrés ayant établi

leur habitation après le début de l’exploitation de cet ouvrage434. De même, la Cour de Nantes

a pu, de manière très courageuse, retenir la responsabilité de l’Etat sur le fondement de la

faute à raison des sévices infligés à un détenu dans un établissement pénitentiaire435.

432 H. ISAIA, Les Cours administratives d’appel, op. cit., p. 278. 433 L’on pense évidemment à la responsabilité dont quelques exemples seront fournis à la suite. 434 C.A.A., Bordeaux, 29 décembre1989, S.I.V.O.M. pour l’équipement et l’expansion de la région de Coursan et de Narbonne rural. 435 C.A.A. Nantes, 26 juillet 1991, Consorts Onno, R.F.D.A., 1992, p. 269, note HOSTIOU.

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Plus édifiant reste tout de même l’arrêt adopté par la Cour administrative d’appel de Lyon, et

ouvrant un nouveau cas de responsabilité sans faute436. Par cette décision, la Cour innove

véritablement puisqu’elle crée une hypothèse de responsabilité sans faute en matière médicale

en cas d’utilisation d’une thérapeutique nouvelle dont les conséquences ne sont pas

entièrement connues. Deux conditions s’ajoutent à cette circonstance, puisque cette méthode

ne doit pas s’imposer pour des raisons vitales, et il doit en résulter des complications

exceptionnelles et anormalement graves. La nouveauté se situe en réalité dans l’admission

d’un régime de responsabilité sans faute là où le Conseil d’Etat réfutait ce type de

responsabilité.

Jusqu’à l’intervention de cette décision, la responsabilité de l’établissement hospitalier

ne pouvait être engagée qu’en présence d’une faute dans l’organisation ou le fonctionnement

du service, une faute simple suffisant, ou en présence d’une faute lourde à l’occasion de

l’accomplissement d’actes médicaux437. La Cour opère donc une avancée jurisprudentielle qui

n’était nullement téléguidée par le Conseil d’Etat ! Cet exemple témoigne réellement de

l’influence normative des Cours qui se révèlent, finalement, aptes à initier des évolutions

jurisprudentielles de taille. La décision Gomez constitue le plus bel exemple de la volonté

créatrice des Cours et de leur propension à innover dans des matières très sensibles.

Et les Cours n’adoptent pas une attitude très timorée en matière de responsabilité

hospitalière. D’autres décisions intervenues dans ce domaine attestent, de nouveau, de

l’aptitude normative de ces instances juridictionnelles. Ainsi, dans un arrêt rendu le 12

novembre 1999, la Cour de Paris est venue élargir la notion de « risque thérapeutique »438 au

risque non encore réalisé et dont les effets dangereux ne peuvent qu’être suspectés. Sur ce

fondement, la Cour a reconnu la responsabilité pour faute de l’hôpital qui avait pratiqué des

transfusions sanguines à un hémophile dont l’état n’était pas alarmant et ne présentait pas

d’urgence particulière. La Cour souligne en l’espèce que les suspicions sur le rôle de la

transfusion sanguine dans la transmission du virus du Sida devenaient, depuis 1983, de plus

en plus précises. Dans ces conditions, il était recommandé aux médecins de ne faire usage des

transfusions que dans les situations les plus graves et urgentes dans lesquelles aucune

alternative thérapeutique n’était envisageable. Aussi, la Cour a retenu la responsabilité de

436 C.A.A. Lyon, 21 décembre 1990, Gomez, A.J.D.A., 1991, p. 126, Chron. J.-P. JOUGUELET et F. LOLOUM. 437 Sur la distinction acte médical - acte de soin courant, voir : C.E, Sect., 8 novembre 1935, Dame Vion et Dame Philipponeau, Rec. p. 1019 et 1020. 438 C.A.A. Paris, 12 novembre 1999, Consorts X c/ Assistance Publique – Hôpitaux de Paris, R.F.D.A., 2001, p. 1267, note A. GOSSEMENT.

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l’hôpital en raison du risque potentiel qu’il avait fait courir au patient en ne prenant pas en

compte les suspicions sur le risque de contamination, en n’appréciant pas le caractère urgent

de la prescription de produits sanguins et en raison de l’absence de recherche d’une

alternative thérapeutique. Ces circonstances étaient constitutives d’une faute de nature à

engager la responsabilité de l’établissement de soins. Il est remarquable de noter que la Cour

semble implicitement, avoir introduit le principe de précaution au sein de la responsabilité

hospitalière. Cette décision témoigne donc, de nouveau, de la faculté des Cours à intervenir

efficacement dans la tâche prétorienne.

Et force est de constater que l’intervention de la loi du 4 mars 2002 relative au droit des

malades ne prive pas les Cours de leur faculté de dire le droit. Au contraire, la Cour de

Marseille est intervenue, par exemple, afin de préciser le régime d’application dans le temps

de cette loi439. Ce texte posant de nouvelles modalités d’engagement de la responsabilité

médicale s’applique aux « accidents médicaux, affections iatrogènes et infections

nosocomiales consécutifs à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisés au

plus tôt six mois avant la publication de la présente loi » mais aussi aux instances en cours

n’ayant pas donné lieu à une décision irrévocable. Il appartenait alors à la Cour de concilier

ces deux éléments. Celle-ci considéra, ainsi, que la loi s’applique aux instances en cours

concernant les conséquences d’actes de diagnostic pratiqués au plus tôt six mois avant la

publication de cette loi. Cette position s’avère édifiante puisqu’elle définit les contours d’une

loi, et est d’ailleurs validée par la loi du 30 décembre 2002 précisant le texte du 4 mars. Nul

ne le contestera, la Cour exerce une activité créatrice, elle peut adopter des décisions qui

feront date et s’imposeront juridiquement.

Mais l’activité normative de ces juridictions ne se limite pas à l’adoption de quelques

grandes décisions novatrices, intervenant dans des domaines où le Conseil ne s’est pas encore

prononcé. Ces instances se distinguent également en ce qu’elles tentent à certaines occasions

des avancées jurisprudentielles de taille.

2. Des avancées jurisprudentielles spectaculaires.

Les Cours ne se révèlent pas vraiment timides en matière jurisprudentielle. Si elles

réceptionnent la plupart du temps les orientations tracées par le Palais Royal, elles se

distinguent parfois en ce qu’elles opèrent ou tentent de réaliser une avancée jurisprudentielle.

439 C.A.A. Marseille, 21 novembre 2002, C.H.U de Nice c/ Consorts B., A.J.D.A., 2003, p.1459, note S. HENETTE-VAUCHEZ.

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L’arrêt société Jacques Dangeville440 illustre parfaitement cette tentative réalisée par une Cour

de promouvoir une avancée juridique. Retenant la responsabilité de l’Etat pour faute en raison

de l’absence de transposition de la sixième directive communautaire, la Cour devait, plus

largement, consacrer la responsabilité pour faute de l’Etat dans l’exercice du pouvoir

législatif.

Cette solution se révèle particulièrement audacieuse en ce qu’elle rompt avec la position

classique du Conseil d’Etat retenant un régime de responsabilité sans faute de l’Etat du fait

des lois, sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques441. En outre, le

régime ainsi proposé par la Cour emporte pour conséquence de remettre en cause le caractère

« irréprochable » de la loi442, contrant alors un principe à valeur constitutionnelle selon lequel

seul le Conseil Constitutionnel est en mesure de contrôler la conformité de la loi à la

Constitution. La voie ainsi adoptée par le juge d’appel semble donc intrépide dans la mesure

où elle aboutit à ce qu’un juge ordinaire anéantisse un principe découlant pourtant de notre

ordre constitutionnel. Nul n’en disconviendra, la Cour est apte à provoquer des émules de par

ses décisions qui, finalement, ne passent pas inaperçues, et provoquent des controverses

doctrinales. Or, susciter l’ardeur des auteurs, n’est-ce pas déjà, prendre part à l’orientation

jurisprudentielle ?

Force est d’admettre que l’audace des Cours ne se limite pas à cet exemple. L’on a pu

encore recenser une hypothèse novatrice de la part de la Cour de Lyon à l’occasion de

l’affaire COGEMA443. La Cour a ainsi estimé que l’implantation d’un site de stockage de

dioxydes d’uranium ne pouvait être admise par l’administration dès lors que l’étude d’impact

ne faisait pas apparaître les conséquences d’une dispersion accidentelle de ce produit sur la

nappe phréatique. Elle considère, en outre, que l’analyse des effets pour l’environnement

devait être étendue aux circonstances exceptionnelles, tel un accident. La Cour de Lyon insère

donc les dangers potentiels au nombre des éléments déterminants la décision d’autorisation de

l’implantation et opte par là pour une solution courageuse et novatrice.

Enfin, il est une matière dans laquelle les Cours ont, à plusieurs reprises, tenté une

poussée jurisprudentielle. Il s’agit de la responsabilité. Dans ce domaine, où le glissement de

la faute lourde à la faute simple se généralise, ces juridictions ont souvent témoigné la volonté

de faire évoluer le droit. Ainsi, s’agissant du contrôle de légalité exercé par le préfet sur les

actes de collectivités locales, la Cour de Marseille a tenté d’initier un revirement en

440 C.A.A. Paris, 1er juillet 1992 Sté Jacques DANGEVILLE, A.J.D.A., 1992, p. 768, obs. X. PRETOT. 441 C.E., Ass, 14 janvier 1938, Sté les produits laitiers La Fleurette, Rec. p. 25. 442 X. PRETOT, note précitée ; p. 770 : « La Loi revêt le caractère d’un acte incontestable et irréprochable ». 443 C.A.A. Lyon, 21 janvier 1992, COGEMA.

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abandonnant la faute lourde qui s’appliquait de longue date444pour ne retenir qu’une faute

simple445.

Dans le même esprit, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a osé une avancée similaire

en matière environnementale, relativement, plus précisément aux installations classées446. Elle

projette, cette fois de retenir une faute lourde dans cette matière, rompant ainsi avec la

jurisprudence traditionnelle se contentant d’une faute simple447.

Si elles s’opposent sur le caractère de la faute ainsi exigée, ces décisions se rejoignent

néanmoins en ce que ces juridictions n’ont pas hésité à initier des revirements de

jurisprudence particulièrement remarqués. Et il faut constater que dans d’autres occasions, de

telles juridictions d’appel ont, directement réalisé cette avancée jurisprudentielle, abandonnant

l’exigence de la faute lourde afin d’engager la responsabilité de l’administration dans ses

activités de contrôle. Rompant avec la jurisprudence applicable en matière d’activité

d’organismes tels que la commission bancaire448, ou la commission des opérations de

bourse449, la Cour a, ainsi transposé un régime de responsabilité pour faute simple

relativement à leurs activités de contrôle, maintenant toutefois la faute lourde pour leurs

activités disciplinaires450.

Les Cours compétentes en appel sont donc parfaitement aptes à intervenir dans le

processus normatif dirigé, en principe, par le juge suprême. Elles ne témoignent pas d’une

réelle timidité dans cette activité prétorienne et font preuve, au contraire, d’une audace qui

pourrait, à terme, vraiment fragiliser le monopole décisionnel du Conseil d’Etat.

B. La fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat partagée avec les Cours.

Au terme de nos développements préalablement établis, il est parfaitement possible

d’affirmer que les Cours administratives d’appel sont associées au processus décisionnel.

Elles exercent une influence considérable sur l’orientation du droit. Nous rejoignons, ainsi, en

444 C.E., 29 mars 1946, Caisses départementales d’Assurances sociales de Meurthe et Moselle, Rec. p. 100. 445 C.A.A. Marseille, 21 janvier 1999, Min. de l’intérieur c/ Commune de Saint Florent, A.J.D.A., 2001, p. 201, note M. CLIQUENNOIS ; J.C.P., 2001, n° 10516, note M.-C. ROUAULT ; R.F.D.A., 2000, p. 1356. 446 C.A.A. Bordeaux, 21 mai 2002, Min. de l’aménagement et du territoire et de l’environnement c/ Gandon, n° 98 BX 00205 et 98 BX 00334, Rev. Environnement, février 2002, p. 18 note E. PODRAZA. 447 C.E., 31 mars 1989, Coutras, R.F.D.A., 1989, p. 563. 448 C.E., 12 février 1960, Kampmann, Rec. p. 107. 449 C.E., 22 juin 1984, Sté Pierre et Cristal, Rec. T. p. 731. 450 C.A.A. Paris, 30 mars 1999, El Shikh, n° 96PA 04386 ; C.A.A. Paris, 13 juillet 1999, Groupe Dentressangle, n° 96 PA 02356 ; A.J.D.A., 1999, p. 883, Chron. M. H.

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l’occurrence la pensée développée par Marianne SALUDEN selon laquelle la jurisprudence

constitue le produit de l’activité judiciaire toute entière451.

Cet auteur estime, en effet, que toutes les juridictions, quelle que soit leur autorité, participent

à la création de la règle jurisprudentielle. Elle considère ainsi que « l’élaboration de la règle

jurisprudentielle peut être considérée comme une œuvre commune dans laquelle chacun

continue l’œuvre commencée par un autre452 ». Il importe surtout, pour ce qui nous intéresse,

de noter que les Cours s’immiscent dans la mission normative relevant en théorie

exclusivement du Palais Royal. Ce constat retire donc au Conseil d’Etat son monopole

jurisprudentiel. Certes, cet organe reste au sommet de la hiérarchie et dirige ce processus,

mais il ne détient plus le monopole de création de la règle jurisprudentielle453. L’activité des

tribunaux administratifs, si elle s’est révélée florissante, ne concurrence toutefois pas l’activité

du Conseil. En revanche, il existe une rivalité fort probable entre les Cours et le Haut juge. Et

dans ces circonstances l’on comprend d’autant mieux les craintes ressenties par la Haute

Assemblée à l’occasion de l’apparition de la loi du 31 décembre 1987. Il demeure toutefois,

aujourd’hui, que la fonction de jurisprudence se trouve partagée entre le Conseil d’Etat et les

juges subalternes, et notamment les Cours compétentes en appel. Il convient alors d’étudier

comment procède le Conseil afin de ne pas subir cette rivalité des Cours destructrice de son

monopole prétorien.

Apparues dans l’espoir de décharger le Conseil d’Etat d’un contentieux trop abondant,

les Cours administratives d’appel vont progressivement acquérir une réelle capacité créatrice

et suffisamment d’expérience pour, finalement, devenir aptes à participer activement ou, du

moins, à prétendre participer à l’activité normative du Haut juge. Certes, l’influence indirecte

semble plus évidente, mais il ressort de plus en plus des arrêts émanant des Cours des

tentatives d’avancées jurisprudentielles.

451 M. SALUDEN, Le phénomène de jurisprudence, étude sociologique, Thèse précitée. 452 Ibid, p. 643. 453 Ibid.

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Ainsi, considérées à l’origine comme inexpérimentées, ces juridictions deviennent

graduellement susceptibles de dire le droit sans être guidées par le Palais Royal. La

concurrence entre ces instances se révèle donc possible et effraie le Conseil à juste titre. Car,

associées au processus décisionnel, elles sont capables de le détrôner et de lui retirer sa

souveraineté dans l’exercice de sa mission prétorienne ! Toutefois, le Haut juge administratif

continuera de s’imposer, sa souveraineté normative ne disparaissant pas… Il reste, en effet,

encore aujourd’hui, à l’origine des grands arrêts du droit administratif les plus récents. Ainsi,

même en présence de Cours dont l’activité est de plus en plus vertueuse, le Conseil parvient à

conserver la maîtrise de l’évolution du droit administratif. Mais c’est au prix d’un exercice

démesuré du pouvoir disciplinaire qu’il exerce sur ces Cours que le Haut juge préserve son

rôle normatif. En effet, grâce à son rang de Juge de Cassation et sa place au sommet de la

pyramide administrative, le Conseil maintient son autorité sur l’évolution du droit en cassant,

par exemple, les solutions déviantes des juges inférieurs.

Il est donc de rigueur de comprendre que le pouvoir de coercition dont est dotée la

Haute Assemblée assoit, finalement, l’autorité de ses décisions, les érigeant telles des

décisions de principe devant être observées par les juges subordonnés.

Autrement dit, subordonnées d’un point de vue hiérarchique, les Cours administratives

d’appel se placent sous la dépendance du Conseil d’Etat, dépendance structurelle mais surtout

pour ce qui nous concerne, dépendance normative ; les Cours devant s’aligner sur les

décisions du Conseil.

TITRE II : Les relations de dépendance des Cours administratives d’appel à l’égard du Conseil d’Etat.

Il ne semble plus faire de doute, aujourd’hui, que les Cours administratives d’appel

soient aptes à exercer une influence certaine sur l’activité normative de notre Conseil

d’Etat454. Néanmoins, malgré ce potentiel normatif, les Cours ne sont pas parvenues à occuper

une place de choix au sein du processus décisionnel qui se trouve, en vérité, dirigé par le

454 Voir supra.

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Palais Royal. Si les Cours sont susceptibles d’influencer la jurisprudence du Haut Juge

administratif, comme nous avons pu précédemment le démontrer, le seul titulaire du pouvoir

de décision en la matière demeure le Conseil d’Etat.

L’octroi par la réforme de 1987 de la qualité de juge de cassation n’engendre donc

nullement la perte de son pouvoir prétorien. Car, placées dans des rapports marqués par la

domination du Conseil d’Etat, les Cours administratives d’appel ne peuvent s’imposer comme

des organes investis de la mission de juris dictio, une telle compétence relevant en pratique

exclusivement de la Haute Assemblée.

La fonction de cassation se révèle, en fait, assez bénéfique pour l’activité

jurisprudentielle du Conseil d’Etat puisqu’elle légitime le pouvoir disciplinaire qu’il exerce

avec délectation sur les juridictions subordonnées et spécialement les Cours. La Haute

juridiction exerce ainsi un contrôle disciplinaire à l’égard des Cours administratives d’appel,

veillant rigoureusement au respect de la règle de droit. Et, si l’on envisageait le Conseil

démuni de son pouvoir prétorien du fait de sa nouvelle compétence de cassation, cet organe a

su tirer profit de ses nouvelles attributions pour, finalement, rester à l’origine du droit

administratif jurisprudentiel. En effet, usant vigoureusement du pouvoir disciplinaire qui lui

incombe en qualité de juge de cassation, le Palais Royal préserve sa fonction de création du

droit (Chapitre 1). Mais ce juge ne se limite pas à l’exercice de son pouvoir disciplinaire pour

conserver l’initiative de la jurisprudence, il usera également de son autorité afin de retirer aux

Cours certains contentieux juridiquement intéressants et s’en attribuer la maîtrise (Chapitre 2).

Chapitre 1 : L’exercice par le Conseil de son pouvoir coercitif au service de sa fonction

jurisprudentielle.

Nul ne le contestera, le Conseil d’Etat n’hésitera pas à exercer son pouvoir disciplinaire sur les décisions rendues par les Cours administratives d’appel afin de les censurer en certaines circonstances. Dans cette optique, il nous sera relativement aisé de démontrer que, en résumé, le Haut Conseil se livre à un examen disciplinaire de l’activité des Cours très approfondi afin de se poser tel le seul détenteur de la vérité jurisprudentielle. En d’autres termes, par un contrôle très poussé des décisions émanant des Cours -contrôle que le Haut juge administratif qualifie de « disciplinaire » en ce qu’il tend à faire observer aux Cours la règle de droit-, le Palais Royal assure la sauvegarde de sa fonction normative (Section I). Les relations entretenues entre ces organes se révèlent ainsi parfaitement placées sous l’angle de la domination du Conseil d’Etat contrôlant les Cours dans leur activité juridictionnelle. Plus encore, les relations entretenues entre ces organes s’avèrent ambiguës. Elles révèlent des influences réciproques, alors que le Palais Royal ne semble, lui, pouvoir tolérer un quelconque impact normatif de ces juridictions d’appel, et déploie tout un arsenal

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nécessaire à ce qu’il apparaisse tel l’unique « décideur » en matière administrative (Section II).

Section I : Le contrôle disciplinaire du Conseil d’Etat sur les Cours administratives

d’appel.

La domination historique et structurelle du Palais Royal sur les organes créés en 1987

aboutit inévitablement à des rapports de dépendance des Cours à l’égard du Haut Conseil. Il

serait même plus exact de faire état non pas d’une simple dépendance, mais d’une réelle

« tutelle » du Palais Royal sur ces juridictions (Paragraphe 1). Et il ressort assez logiquement

de ces rapports tutélaires une domination organique du Conseil d’Etat sur les Cours

administratives d’appel, et surtout une domination normative du Conseil quasi-dictatoriale

(Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Les relations tutélaires du Conseil d’Etat sur les Cours administratives d’appel.

Fort de son prestige historique, l’héritier du Conseil du Roi, inventeur du droit administratif, exerce en toute logique son autorité sur les Cours. La suprématie du Palais Royal s’opère tant du point de vue structurel, les Cours se trouvant hiérarchiquement inférieures à la Haute Assemblée (A). Mais surtout, le Haut juge administratif s’octroie de multiples moyens de contrôler l’activité juridictionnelle de ces Cours, s’assurant notamment qu’elles respectent la règle de droit entendue comme la règle dictée par le Conseil d’Etat (B).

A. La suprématie structurelle du Conseil d’Etat.

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L’institution administrative se trouve réellement surplombée par le Conseil d’Etat. Il n’est guère faire preuve d’originalité que d’affirmer que cet organe domine véritablement les juridictions administratives et se pose telle la « clef de voûte » de cet ordre juridique. Cette suprématie n’est en aucun cas exclusivement due à son rôle de juge de cassation et de Cour suprême. Certes, de telles fonctions ont bien entendu intensifié sa supériorité structurelle. Mais il est erroné de rattacher cette domination à la seule réforme de 1987. Car le Conseil d’Etat n’a certainement pas attendu ce texte pour s’élever et régner sur les instances inférieures. Bien avant la loi érigeant le Haut juge en juge suprême, le Conseil était conçu comme grand corps de l’Etat occupant déjà une place supérieure dans la hiérarchie des institutions. Et il serait plus juste d’affirmer qu’avant d’être juge suprême de l’ordre administratif, le Palais Royal constituait un rouage essentiel du système juridique français tant par sa mission consultative qui l’associe au pouvoir législatif455 que par sa mission juridictionnelle lui permettant en fait d’exercer pleinement sa vocation première, dire le droit à travers sa jurisprudence. Cette institution s’illustre donc particulièrement, à tel point que l’on assimile le plus souvent le Droit administratif au droit issu du Conseil d’Etat 456! Dans ce contexte, le Palais Royal, corps suprême de l’ordre administratif doit assumer des fonctions très nobles. Il lui revient, en effet, la lourde et délicate tâche de tracer les grandes lignes de la jurisprudence, mais aussi et surtout, de garantir l’unité du droit. Ces missions conduisent ainsi le Haut Conseil à déployer, pour ce faire, un véritable pouvoir coercitif à l’égard des juridictions subordonnées. Mais d’autres éléments témoignent également de cette domination institutionnelle du Palais Royal. Car s’il assume le rôle de juge de cassation des tribunaux administratifs et des Cours administratives d’appel, il exerce en outre une suprématie sur ces organes. Ainsi, chaque Cour se trouve présidée par un Conseiller d’Etat, ce qui, finalement, aboutit à une sorte de placement de ces instances sous la tutelle du Conseil, tutelle fonctionnelle qui garantit au Haut juge une capacité de contrôle, voire de surveillance à l’égard des juridictions d’appel. Ce phénomène traduit à lui seul la volonté du Conseil d’Etat de conserver une marge de manœuvre sur l’activité des Cours et surtout l’ambition de s’imposer comme leur supérieur hiérarchique. Mais cette domination se réalise également à travers la composition du Conseil Supérieur des Tribunaux et Cours Administratives d’Appel dans la mesure où cette institution s’avère présidée par le vice-président du Conseil d’Etat. Une fois de plus, le souhait du Haut juge d’asseoir son autorité sur les instances inférieures ne fait pas de doute. Dans ces conditions, il semble évident que, confrontées à un organe aussi fort, les juridictions subordonnées ne peuvent guère avoir la prétention de s’imposer ni oser défier la Haute Assemblée. Autrement dit, la domination structurelle du Conseil d’Etat lui permet assurément d’asseoir une autorité normative que les tribunaux et les Cours contesteront difficilement. D’autant que la présidence du Conseil supérieur des tribunaux et cours occupée par le vice-président du Conseil d’Etat risque d’engendrer certains incidents. Car il appartient finalement au Conseil d’Etat de statuer en cassation sur les pourvois formés contre les décisions des Cours, et parallèlement il peut se prononcer sur le déroulement de la carrière des magistrats siégeant au sein de ces juridictions. Une telle situation peut très vite se révéler à l’origine de troubles relationnels entre ces instances. Enfin, l’emprise du Palais Royal se renforce par la mission d’inspection des juridictions administratives qui lui incombe depuis une ordonnance du 31 juillet 1945457. Cette mission est confiée à un Conseiller assisté de trois membres du Conseil d’Etat et est placée sous l’autorité de son vice-président. Cette activité corrobore l’idée selon laquelle le Palais Royal s’assure les moyens de régner sur les divers organes composant l’ordre

455 Voir en ce sens : C. LECOEUVRE, Le Conseil d’Etat législateur, Thèse, Université d’Artois, 2004. 456 D. LOSCHAK, La justice administrative, 3ème édition, Paris, Montchrestien, 1998, p. 47. 457 Ordonnance numéro 45-1708, du 31 juillet 1945, D. 1945, p. 197.

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administratif. Et force est de constater que cette fonction dirigée par le Haut juge constitue une réelle innovation dans la mesure où l’on ne trouve pas d’équivalent au sein de l’organisation judiciaire. Cette mission doit permettre le contrôle de l’activité des juridictions administratives, mais le Conseil a amplifié le rôle de cette mission en adoptant des actions propres à améliorer l’information des membres des juridictions administratives, notamment, en les tenant informés des évolutions jurisprudentielles, mais aussi en leur faisant part des différents problèmes rencontrés au sein de ces tribunaux. Autrement dit, si cette mission devait renouer le dialogue entre ces organes, on peut également considérer qu’elle a indéniablement contribué à fortifier le Conseil d’Etat et à consolider son autorité fonctionnelle et par voie de conséquence, normative. La place d’honneur du Palais Royal ne fait pas de doute. Il n’est guère étonnant à la suite de cet exposé de comprendre pourquoi l’on présente le plus souvent l’ordre juridictionnel administratif comme un système circulaire où tout est organisé autour du Conseil d’Etat458. Conscient de cette domination institutionnelle, le Haut Conseil n’hésite pas à imposer son autorité sur ce qui lui importe réellement : l’activité jurisprudentielle des Cours. Aussi, le Conseil usera de son autorité hiérarchique afin de fonder le contrôle disciplinaire qu’il réalise sur ces organes. Mais autant affirmer dès maintenant que ce contrôle revêt en vérité tous les attributs d’un pouvoir de coercition à l’égard des Cours, le conseil veillant rigoureusement au respect de la règle de droit par ces instances459.

B. L’exercice par le Conseil d’Etat d’un contrôle disciplinaire approfondi. L’exercice du contrôle de cassation par le Conseil d’Etat lui offre l’opportunité de procéder à un véritable pouvoir disciplinaire sur les juridictions inférieures et notamment les Cours administratives d’appel. Leurs décisions sont donc soumises à un examen de la part du Palais Royal tendant à ce que la règle de droit soit correctement observée. Et il serait assez juste d’affirmer que le contrôle du respect de la règle de droit figure parmi les principales attributions du Conseil d’Etat. Par là, il censure l’erreur de droit460 éventuellement commise par les juges du fond, erreur se traduisant par l’application par ces juges d’un texte inapplicable en l’espèce461 ou par l’interprétation par ces mêmes juges erronée du texte applicable462. En ces circonstances, le Palais Royal se pose en un véritable gardien de la loi, cette loi devant cependant s’entendre très largement. Car au sein du contrôle du respect de la règle de droit, le Conseil d’Etat inclut de nombreuses et diverses sources qui peuvent être constitutionnelles, conventionnelles, législatives ou réglementaires, mais surtout, il peut s’agir de sources non textuelles telles que les normes jurisprudentielles463. Le Palais Royal veille ainsi à ce que la jurisprudence soit parfaitement respectée par les juges du fond. Or, il ne faut pas omettre que la jurisprudence telle que nous l’entendons, c’est à dire l’ensemble des décisions de principe applicables au-delà de l’espèce qui a fourni l’occasion de la fixer, est pour la plupart des hypothèses engendrée par le Haut juge administratif. C’est dire que sous couvert de la censure d’une Cour pour violation de la règle de droit, le Palais Royal est totalement en mesure d’assurer le respect par ces juridictions de ses propres décisions et des principes qu’il a lui même posés. Le Conseil d’Etat se trouve donc dans une situation 458 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, op. cit., p. 52. 459 Notons que, pour exemple, selon R. CHAPUS, les divergences entre les Cours et le Conseil d’Etat ne peuvent être qu’accidentelles. 460 De plus amples développements seront consacrés à la censure de l’erreur de droit par le Conseil d’Etat dans le chapitre suivant. 461 C.E. 9 décembre 1960, Schoenlaub, Rec. p. 670. 462 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, 8ème édition, Paris, Montchrestien, point 1429. 463 Ibid. p. 1106.

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privilégiée puisque, juge de cassation, habilité à censurer l’erreur de droit commise par les instances inférieures, il est surtout doté d’instruments lui permettant d’imposer sa jurisprudence et de la faire observer par les juges du fond. Ce constat paraît considérable dans la mesure où certains domaines s’avèrent presque exclusivement régis par la jurisprudence et en particulier celle du Conseil d’Etat. Le droit de la responsabilité, par exemple, figure véritablement parmi ces matières organisées par les décisions du Haut Conseil, les Cours ayant bien peu de chance de pouvoir se détacher de la ligne de conduite dictée, voire imposée par le Conseil464. De même, les principes généraux du droit, œuvre prétorienne par excellence, se situent parmi les sources jurisprudentielles dont le Palais Royal entend assurer le respect, la méconnaissance de tels principes se voyant elle aussi censurée pour erreur de droit. Et il n’est guère inutile d’ajouter que le Conseil ne se limite pas à l’examen du respect de ces principes généraux, il contrôle également l’interprétation de ces principes réalisée par les Cours465. Le Conseil d’Etat effectue donc un contrôle disciplinaire approfondi sur l’activité juridictionnelle des Cours administratives d’appel. Et si le respect des principes jurisprudentiels dégagés par la Haute Assemblée semble assez logique – la jurisprudence étant une source quasi officielle du droit administratif – il faut constater que toutes les décisions du Conseil d’Etat, y compris celles d’espèce qui ne posent pas de règle particulière du droit administratif doivent elles-aussi être rigoureusement suivies par les juridictions d’appel. En effet, la violation par une Cour de la chose jugée par le Conseil équivaut à la violation de la loi466. Ce principe traduit ainsi clairement l’impact des décisions du juge suprême. Il ressort de manière limpide de ce constat que les juges du fond sont tenus de se conformer à ce qu’a pu décider le Haut Juge. L’organisation administrative s’écarte ici du modèle judiciaire où les juridictions ne s’avèrent liées que par les décisions de l’Assemblée plénière de la Cour de Cassation467. Il devient alors aisé de comprendre pourquoi la méconnaissance par les juges du fond des arrêts du Conseil se trouvent censurés en cassation468. Dans ce contexte, les Cours se trouvent quasiment tenues d’observer la jurisprudence et les décisions du juge suprême. A partir de ce constat, il devient très ardu pour une Cour de tenter un revirement de jurisprudence puisque le non respect d’une quelconque décision du Palais Royal tombe sous le couperet de la cassation pour erreur de droit !

Il est bien peu de place concédée aux juges du fond et notamment d’appel pour l’initiative normative. Les relations entretenues entre le Conseil d’Etat et les Cours se placent véritablement sous le signe de la dépendance des secondes au premier, dépendance instaurée par la très forte autorité disciplinaire qu’exerce le Conseil en qualité de juge de cassation. Au moyen d’un contrôle de Cassation asseyant un pouvoir disciplinaire intense, le Conseil accorde peu de latitude aux Cours pour dire le droit. Autrement dit, fort de son prestige acquis au fil des ans, le Conseil met son autorité disciplinaire de juge de cassation au profit de la sauvegarde de son monopole jurisprudentiel . La censure exacerbée de l’erreur de droit lui assure la maîtrise de son monopole décisionnel dans la mesure où il casse tout écart éventuel de sa jurisprudence commis par les juges du fond comme s’il était le seul organe

464 Nous détaillerons ces exemples un peu plus tard dans ce chapitre. 465 C.E. 21 mai 1997, Gomez Botero, Rec. T., p.654 ; C.E. 9 juillet 1997, Centre hospitalier de Draguignan, Rec. T., p. 1063. 466 C.E 8 juillet 1904, Botta, Rec. p. 557, Concl. ROMIEU. 467 Art. L-131-4 du Code de l’organisation judiciaire. 468 C.E. 11 janvier 1967, Commissaire du gouvernement près la Commission Régionale des dommages de guerre de Bordeaux c/ Cabrol, Rec. T., p.907 ; C.E. 23 décembre 1970, Chevreuil, Rec. p. 789.

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apte à dire le droit469. Le Palais Royal consent difficilement à perdre ou même à partager le pouvoir normatif qu’il exerçait avant la création des Cours, sans aucune concurrence. L’intervention des juridictions compétentes en appel en 1987 occupant les fonctions qui lui incombaient autrefois, et lui retirant l’examen du fond semblait susceptible d’amenuiser le rôle normatif quasi-souverain du Palais Royal. Aussi, la rigueur du contrôle exercé par le Conseil sur le respect de la règle de droit par les juges d’appel paraît justifiée. Cette juridiction tente de la sorte de préserver le monopole décisionnel qui était le sien470 de toute atteinte de la part des Cours administratives d’appel. Pourtant, la crainte du Conseil l’a conduit à mettre en œuvre un contrôle disciplinaire sans doute trop sévère puisqu’il aboutit à accorder bien peu de possibilité pour les Cours d’intervenir dans le processus jurisprudentiel ! D’autant que le contrôle du Palais Royal sur l’activité juridictionnelle des Cours s’entend également à la motivation produite par ces juridictions. Plus exactement, le juge vérifie la suffisance de la motivation qui doit mettre à même le juge de cassation d’exercer le contrôle de légalité qui lui appartient471. Les juges doivent donc préciser l’ensemble des éléments de fait justifiant leur appréciation, et à défaut, le Conseil censurera ladite décision. La sanction par le Conseil de l’insuffisance de la motivation des juges d’appel s’avère relativement fréquente. Il a pu par exemple, censurer une Cour qui n’avait pas précisé les éléments de fait à partir desquels elle avait pu déduire qu’ils étaient constitutifs d’une faute472. Il a pu également sanctionner la Cour qui ne précisait pas les éléments desquels elle déduisait que le transfert d’une officine d’un centre ville vers un centre commercial à la périphérie de la ville répondait aux besoins de la population473. De même, a pu être cassé pour motivation insuffisante l’arrêt de la Cour n’indiquant pas les raisons pour lesquelles elle annule un jugement du tribunal administratif condamnant un centre hospitalier à verser une rente à la victime en réparation du préjudice subi du fait de la perte de revenus474, ou encore la décision de la Cour indiquant que le permis de construire une station de distribution de carburants près d’un centre commercial et d’une zone résidentielle ne pouvait être accordé par le maire sans prescription spéciale, sans toutefois que la Cour ne fasse mention des prescriptions ici nécessaires475. Et force est d’admettre que les quelques exemples ainsi cités ne sont pas limitatifs, la liste pouvant assurément être prolongée476. Ce contrôle s’avère d’autant plus poussé en matière de sursis à exécution puisque dans une telle hypothèse, la Cour devait désigner précisément les moyens qu’elle estimaient sérieux pour accorder le sursis477. L’exigence d’une motivation suffisante garantit donc au Conseil d’Etat un contrôle encore plus approfondi sur les décisions des Cours. Ce procédé lui permet d’accroître son contrôle sur l’activité des Cours administratives d’appel et de censurer parfois une erreur de

469 Nous verrons dans la suite de cet exposé différents exemples dans lesquels la réticence du Conseil d’Etat, face à la capacité normative des Cours semble évidente. 470 N’oublions pas que le Conseil d’Etat est présenté comme « l’inventeur » du droit administratif, c’est dire qu’il a de toutes pièces sculpté le droit administratif par sa jurisprudence. (En ce sens, voir : D. TRUCHET, Y. ROBINEAU, Le Conseil d’Etat, op. cit.). 471 C.E., Ass. 20 février 1948, Dubois, Rec. p. 87. 472 C.E., 6 mars 1992, Sté générale d’assainissement et de distribution, Rec. T., p. 1261. 473 C.E., 15 mars 1999, Doutone Laurent, n° 191523. 474 C.E., 27 septembre 1999, Tchouente, n° 181065. 475 C.E., 20 mars 2000, Sté Carrefour France, n° 191418. 476 C.E., 29 juin 1994, Département de la Gironde, n° 140383 ; C.E., 16 octobre 1996, S.A. Fideco, n° 148970 ; C.E., 27 juin 1997, Centre Hospitalier de Lagny, p.266 ; C.E. 28 septembre 1998, Commune de Saint Bon Tarentaise, n° 172656 ; C.E., 30 juin 1999, Guichard, Rec. p. 218 ; C.E., 27 mars 2000, Agopoff et Hanimay, n°188273 ; C.E., 27 mars 2000, Vergès, n° 196706. 477 C.E., Sect., 5 novembre 1993, Commune de Saint-Quay-Portrieux, Rec. p. 306 ; A.J.D.A., 1993, p. 844, Chron. C. MAUGÜE et L. TOUVET.

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droit masquée. En effet, la décision Stéfani478 illustre parfaitement cette idée. Le Conseil censure en l’espèce une Cour qui a retenu une circonstance non déterminante pour considérer qu’il existait un lien de causalité entre le suicide du militaire et le fait qu’il se soit suicidé avec son arme de service. Le Conseil décide en l’espèce que la Cour « s’est bornée à relever que l’intéressé s’était blessé avec son arme de service » pour déclarer l’Etat responsable. Ainsi, le Haut juge considère que les juges d’appel n’ont pas légalement justifié leur décision. Autrement dit, sous couvert de l’examen de la motivation, le Palais Royal réprouve en l’occurrence une erreur de droit commise par les juges du fond qui ont déduit la responsabilité de l’Etat de la circonstance selon laquelle le militaire s’était suicidé avec son arme de service. La Cour aurait, en réalité, dû rechercher si de véritables causes de ce suicide tenaient au service. De manière analogue, le Conseil casse pour motivation insuffisante la décision de la Cour de Lyon considérant que les faits reprochés à un entrepreneur étaient constitutifs d’une faute assimilable à une fraude ou à un dol sans rechercher l’élément intentionnel479. Il semble que le Conseil sanctionne ici, sous couvert d’une motivation insuffisante, une erreur de qualification juridique commise par les juges d’appel puisqu’il manque tout de même l’élément déterminant de la faute, à savoir, l’intention. Il est de rigueur de comprendre que le contrôle ainsi mis en œuvre par le Conseil d’Etat sur la motivation des juges du fond et notamment des organes compétents en appel s’avère très efficace. Il procure un examen complet et très poussé des décisions de ces instances juridictionnelles et permet ainsi au Haut juge de censurer d’éventuelles erreurs de droit ou de qualifications juridiques des juges inférieurs480. L’exigence d’une motivation complète et suffisamment détaillée pour permettre au juge d’exercer son contrôle de cassation dissimule encore une fois une réelle volonté du Palais Royal d’asseoir son autorité et sa supériorité sur les Cours administratives d’appel. Juge suprême et organe de cassation, cette Haute instance entend parfaitement assumer ces nobles fonctions et les employer pleinement afin de réguler l’action des Cours. Et s’il est loisible de placer cet examen de la motivation au sein des attributs du contrôle disciplinaire qui lui incombe, il faut, une fois de plus, y apercevoir un indice flagrant du désir de cette Haute juridiction de réaliser un examen rigoureux et sévère des décisions des Cours pour, lorsque cela s’impose, censurer toute erreur de droit. Surtout, le Conseil use de son autorité hiérarchique et disciplinaire pour servir son pouvoir normatif. Car, fort d’un pouvoir disciplinaire particulièrement redoutable, le Palais Royal fait peser sur les Cours une vraie épée de Damoclès se concrétisant par la censure invétérée des organes qui s’écartent de la ligne de conduite tracée par le Haut juge administratif. C’est dire, finalement, que, au travers d’un prétendu pouvoir disciplinaire, le Conseil d’Etat entend mettre à profit et assurer le respect de son autorité normative. Il use et abuse même du contrôle disciplinaire qu’il exerce sans hésitation sur les arrêts d’appel pour en réalité veiller à l’observation de sa propre jurisprudence et même l’imposer auprès des instances subordonnées qui n’ont guère de latitude pour s’immiscer dans le processus normatif. Paragraphe 2 : L’exercice par le Conseil d’Etat d’un véritable pouvoir normatif. Conscient de sa place de juridiction suprême de l’ordre administratif, le Conseil d’Etat s’impose tel le censeur des Cours administratives d’appel condamnant sans hésitation

478 C.E., Sect., 28 juillet 1993, Stéfani, R.F.D.A., 1994, p. 575, note P. BON. 479 C.E., 16 mars 1998, Ruggiu, Rec. p. 89. 480 L’on peut ajouter d’autres exemples de ce genre : C.E. 9 octobre 1992, Serafini, Rec. p.361 ; C.E., 22 février 1999, Ministre de l’éducation nationale c/ Mugnier, n° 181230.

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leurs décisions s’écartant de sa propre jurisprudence (A). Le Palais Royal récuse en fait toute influence normative possible de ces organes compétents en appel (B).

A. Le Conseil d’Etat, censeur des Cours administratives d’appel.

L’annulation par le Conseil des décisions émanant des Cours s’avère très fréquente et

parfaitement justifiée lorsque ces instances méconnaissent la règle de droit. La censure pour erreur de droit ne soulève alors guère de débat, le Conseil veillant au strict respect par les juges du fond du droit, même si, indirectement, il est tout à fait possible d’y percevoir un moyen de sanctionner les Cours qui oseraient faire acte de dissidence à l’égard de sa jurisprudence (1). Pourtant, il est certaines hypothèses où la cassation des ces arrêts pour erreur de droit prête à confusion (2).

1. La cassation pour erreur de droit ou la sanction des Cours faisant dissidence.

Face à des décisions ne respectant pas la règle de droit, le Conseil d’Etat détient le

pouvoir redoutable et efficace de les casser sur le fondement de l’erreur de droit. Le plus souvent, la censure d’une Cour pour erreur de droit ne soulève guère de controverse, la méconnaissance de la loi étant assez aisée à vérifier. Ainsi, le droit de la responsabilité a pu laisser apparaître diverses hypothèses occasionnant une cassation de l’arrêt d’appel pour erreur de droit. Le choix du régime de responsabilité adéquat tombe, en effet, sous le coup de cette censure. Il n’est donc pas rare de rencontrer des décisions issues du Haut juge sanctionnant la méconnaissance par les juridictions d’appel de la règle de droit, règle traditionnellement fixée par le Conseil d’Etat lui-même. Ont pu ainsi souvent être censurées les Cours statuant sur le terrain la faute lourde dans un domaine où le Palais Royal ne requérait qu’une faute simple. La Cour de Paris a, par exemple, entaché son arrêt d’une erreur de droit en estimant que la responsabilité de l’Etat dans son activité de contrôle des centres de transfusion sanguine était engagée sur le fondement de la faute lourde, le Conseil d’Etat se contentant dans ce cadre d’une simple faute481.

Dans le même sens, le juge suprême a pu infirmer une décision de la Cour de Nancy qui, en décidant que la responsabilité de l’Office National des forêts était subordonnée à une faute lourde, a commis une erreur de droit482 ou encore la Cour de Bordeaux qui exigeait la commission d’une faute lourde afin d’engager la responsabilité du service d’aide médicale d’urgence alors qu’une faute simple suffisait483. Et il faut encore rappeler que ces exemples ne sont nullement exhaustifs, la jurisprudence du Conseil d’Etat faisant état de bon nombre de décisions condamnant les arrêts d’appel exigeant une faute lourde là où le Haut juge se contente d’une simple faute484. Dans le même ordre d’idée, le Palais Royal use également de la cassation sur le fondement de l’erreur de droit s’agissant du choix par les Cours d’un régime de responsabilité pour faute là où la jurisprudence requiert un régime de responsabilité sans faute. C’est ainsi que le Haut juge a infirmé la décision de la Cour administrative qui avait

481 C.E., Ass. 9 avril 1993, M.G., M.D., M.B, Rec. p. 110, précité. 482 C.E., 25 avril 1994, Commune de Kintzheim, Rec. p. 162. 483 C.E., 20 juin 1997, Theux, Rec. p. 253, Concl. J.-H. STAHL ; D., 1999, S.C., p. 46, obs. P. BON et D. de BECHILLON ; R.F.D.A., 1998, p. 82, Concl. 484 Voir en ce sens : C.E. 29 avril 1998, Commune de Hannapes, précité, pour le service de lutte contre l’incendie, et dans le même sens, C.E. Sect., 29 décembre 1997, Commune d’Arcueil, R.F.D.A., 1998, p. 97, Concl. GOULARD, pour le service des impôts ; C.E. 27 juin 1997, Mme Guyot, Rec. p. 266 ; C.E. Sect., 31 mars 1999, Hospices civils de Lyon, n° 187649.

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exigé la commission d’une faute pour engager la responsabilité des centres de transfusion sanguine dans leur activité de distribution des produits sanguins485 alors que les centres se révèlent en réalité « responsables même sans faute des conséquences dommageables de la mauvaise qualité des produits qu’ils fournissent eu égard tant à la mission qui leur est confiée par la loi qu’aux risques que présente la fourniture des produits sanguins ». Il faut reconnaître que, dans ces hypothèses, la censure réalisée par le Conseil d’Etat s’avère parfaitement légitime et justifiée par la Commission d’une véritable erreur de droit, les Cours n’observant par le droit en vigueur. La censure pour erreur de droit n’appelle guère de controverse à ce stade de l’étude, le Conseil se contentant d’assurer le respect du droit applicable aux situations rencontrées. Plus notables car plus hasardeuses sont certaines décisions émanant du Conseil d’Etat et par lesquelles la censure de l’erreur de droit s’apparente davantage à une sorte de « rappel à l’ordre » des instances d’appel qui s’écarteraient de la jurisprudence dictée par le juge suprême de l’ordre administratif. Certains exemples illustrent tout à fait cette tendance du Haut juge à enrayer toute tentative de dissidence de la part des Cours, le juge usant, pour ce faire, de la censure pour erreur de droit comme instrument de sanction des Cours qui s’écarteraient de sa jurisprudence. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, le Conseil a annulé l’arrêt de la Cour d’appel retenant que le renouvellement par tacite reconduction pour cinq ans d’un marché de collecte et de traitement d’ordures ménagères ne donne pas naissance à un nouveau contrat dans la mesure où les conditions d’exécution matérielles et juridiques du contrat initial n’avait pas été modifiées486. La Cour commet en l’espèce une erreur de droit puisqu’elle soutient une position antithétique à celle du Palais Royal estimant, au gré d’une jurisprudence constante, qu’il résulte d’une tacite reconduction un nouveau contrat même si celui-ci comprend un contenu identique au précédent487. Le Conseil emploie en l’occurrence la censure de l’erreur de droit non seulement en qualité de gardien de la loi, mais essentiellement afin de veiller au respect de sa propre jurisprudence. Une telle juridiction ne sait, en effet, tolérer une quelconque infidélité de la part des instances inférieures. En effet, une telle déviance ouvrirait assurément la voie à une possible concurrence normative, difficilement acceptable pour le grand corps de l’Etat, inventeur du droit administratif qu’est le Conseil d’Etat. La décision Epoux Cala488 témoigne elle-aussi de cette attitude quasi dictatoriale du Palais Royal sur les Cours. En censurant l’instance d’appel qui avait qualifié d’ouvrage exceptionnellement dangereux un tronçon de route situé au pied d’une falaise très élevée, fissurée et exposée à un risque élevé de chutes de pierres489, le Conseil fait primer sa propre conception et surtout, se pose tel le détenteur exclusif du pouvoir de décision. De manière analogue, la décision M. X contre Communauté Urbaine de Lille490 atteste encore de la volonté profonde du Palais Royal de censurer les Cours s’écartant de son droit. En effet, la Cour n’ayant pas pris acte du revirement opéré par la jurisprudence Commune de Hannapes, avait exigé une faute lourde afin de retenir la responsabilité du service de lutte contre l’incendie. Bien évidemment, le Haut juge n’a pas hésité à censurer cette décision pour erreur de droit en ce qu’elle méconnaissait une décision de principe du Conseil d’Etat. Une fois encore, il est loisible de percevoir, sous couvert d’une

485 C.E. Ass. 26 mai 1995, Consorts N’Guyen, Jouan, Pavan, Rec. p. 221 et 222 ; A.J.D.A., 1995, p. 508, Chron. J.-H. STAHL et D. CHAUVAUX. 486 C.E., 29 Novembre 2000, Commune de Païta, A.J.D.A., 2001, p. 101. 487 C.E., 23 mai 1979, Commune de Fontenay le Fleury, Rec. p. 226. 488 C.E., Sect., 5 juin 1992, Epoux Cala, Rec. p. 224 ; A.J.D.A., 1992, p.650, Chron. C. MAUGÜE et R. SCHWARTZ. 489 Sachant que la qualification d’ouvrage exceptionnellement dangereux induit un régime de responsabilité sans faute. 490 C.E., 29 décembre 1999, M. X c/ Communauté Urbaine de Lille, Rec. p. 436 ; D., 2000, IR, p. 31 ; R.D.P., 2000, p. 1581, note V. BLEHAUT-DUBOIS.

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cassation pour violation de la règle de droit, une réelle sanction d'une Cour qui déviait de la position dominante du Haut juge. Dans ces circonstances, il convient de porter notre attention sur la censure pour erreur de droit usitée fréquemment par le juge suprême. Si Antoine BOURREL491 a pu présenter le contrôle de l’erreur de droit tel un moyen d’extension du contrôle de cassation et limitant le pouvoir d’appréciation des juges du fond, il nous faut, pour notre part, admettre que la censure de cette erreur permet au Palais Royal d’accroître réellement son pouvoir normatif et de conforter son monopole décisionnel492. Si l’on a pu originellement493 présenter les Cours créées en 1987 comme porteuses d’un potentiel normatif, force est de constater que leur pouvoir jurisprudentiel se révèle très largement tributaire de l’assentiment du Conseil d’Etat. Elles se trouvent, en réalité, entièrement guidées par la Haute Assemblée qui parvient toujours à maîtriser l’évolution de la jurisprudence administrative malgré les tentatives d’immixtion de ces instances dans ce processus décisionnel. La censure de l’erreur de droit, outre son aspect disciplinaire tout à fait logique dans le cadre du contrôle de cassation, constitue un moyen pour le Conseil d’asseoir sa suprématie normative, tel l’organe exclusivement détenteur du pouvoir d’exercer la juris dictio sans concurrence des Cours ! Par ailleurs, certaines cassations pour erreur de droit prêtent tout de même à confusion et apparaissent vraiment tel un prétexte du Conseil d’Etat afin d’enrayer les tentatives de poussées jurisprudentielles de ces Cours. Car, en certaines hypothèses, le Conseil censure pour erreur de droit les Cours qui, pourtant, appliquent la jurisprudence traditionnelle.

2. La surprenante censure des Cours respectant la jurisprudence traditionnelle.

Si la censure de l’erreur de droit semble dans la majorité des hypothèses justifiée, il existe certaines situations dans lesquelles cette condamnation apparaît tel un prétexte du Conseil d’Etat afin de provoquer un revirement de jurisprudence. Dans cette optique, l’on a pu à plusieurs reprises relever que la Haute Assemblée usait du fondement de l’erreur de droit afin d’annuler certaines décisions émanant des organes d’appel qui, pourtant, s’étaient contentés d’appliquer de manière orthodoxe la jurisprudence classique posée par le Conseil. Ainsi, la Cour d’appel de Paris a pu être censurée par le Conseil d’Etat décidant d’abandonner l’exigence d’une faute lourde pour ne retenir qu’une faute simple relativement à la responsabilité de l’Etat en matière de contamination post-transfusionnelle494. Le Haut juge administratif opère à cette occasion un remarquable revirement de jurisprudence nécessité par le contexte social scandalisé par l’affaire du sang contaminé, et condamne ainsi la Cour de Paris495 pour erreur de droit. Pourtant, la juridiction avait réalisé une application rigoureuse de la position fixée antérieurement par le Palais Royal qui exigeait une faute 491A. BOURREL, Le Conseil d’Etat juge de cassation face au pouvoir d’appréciation des juges du fond, Thèse précitée. 492 Pour d’autres exemples d’erreurs de droit censurées par le Conseil d’Etat, voir : C.E., 25 mars 1991, S.A. Construrama, Rec. p. 106 ; C.E., Sect., 5 juillet 1991, Ministre chargé du budget c/ Mme Artola, Rec. p. 270 ; C.E., 30 juillet 1997, Commune de Montreuil sous Bois c/ Consorts Breville, Rec. p.309 ; C.E., 22 novembre 1996, Ranvier, n°159313 ; C.E., Sect., 31 mars 1995, Lavaud, Rec. p. 155, A.J.D.A., 1995, p. 384, Chron. L. TOUVET et J.-H STAHL ; C.E., 20 mars 1991, Centre Hospitalier de Bourg en Bresse, Rec. p. 97 ; C.E., 7 juillet 1999, Société Actek, n° 177411 ; C.E., 23 juin 1999, Abitbol, n°178398. 493 Voir chapitre 2, Titre I, Partie I. 494 C.E. Ass, 9 avril 1993, M.B., M.G, M.D , Rec. p. 110, précité ; A.J.D.A., 1993, p. 344, Chron. C. MAUGUE et L. TOUVET ; D., 1993, p.312, Concl. ; J.C.P., 1993, I, n°3700, Chron. E. PICARD ; J.C.P., 1993, n°22110, note C. DEBOUY ; R.F.D.A., 1993, p. 583. 495 C.A.A. Paris, 16 juin 1992, A.J.D.A., 1992, p. 678, note L. RICHER ; L.P.A., 24 juillte 1992, p. 8, Concl. G. DACRE-WHRIGT.

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lourde en raison des difficultés inhérentes à une telle mission. En aucun cas la Cour ne s’est méprise sur la portée de la règle applicable à cette circonstance, et n’a pas réalisé une interprétation falsifiée de la jurisprudence en vigueur à cette époque. En d’autres termes, l’erreur de droit au sens strict ne paraît en rien constituée si ce n’est que le Conseil souhaite en réalité opérer un remaniement jurisprudentiel face à la position quelque peu obsolète qu’il maintenait jusque là. Dans le même sens, le Conseil est venu censurer pour erreur de droit l’arrêt de la Cour de Lyon496 considérant que le patient qui avait subi une intervention chirurgicale et avait été l’objet d’un accident médical ne pouvait obtenir réparation de ce préjudice sur le fondement du défaut d’information du médecin. En effet, usant de la jurisprudence classique497, la Cour considère que le médecin n’est pas tenu d’informer ce patient des risques dont l’existence est connue mais dont la réalisation est exceptionnelle, une telle information se limitant aux risques dits prévisibles. Malgré une application une fois encore régulière de la jurisprudence traditionnelle posée par le Conseil d’Etat, ce dernier condamna la Cour pour erreur de droit, estimant que le médecin avait l’obligation d’informer le patient de l’ensemble des risques d’une telle intervention, tant prévisibles qu’exceptionnels. Rejoignant en l’occurrence la voie suivie par la juridiction judiciaire498, le Palais Royal effectue un revirement de jurisprudence notable et de nouveau parfaitement profitable pour les victimes de tels accidents médicaux. Pourtant, l’annulation de la décision d’appel demeure infondée, l’erreur de droit ne se trouvant pas véritablement constituée. Car cette erreur se concrétise en fait par le respect ici strict de la position consacrée antérieurement par le Haut juge, aussi critiquable soit-elle, la Cour n’ayant sans doute pas osé, de peur d’être censurée, abandonner cette voie. Ainsi, parfaitement fidèle au droit fixé par le Conseil, la Cour se voit malgré tout sanctionnée, et ce afin que la Haute juridiction puisse être à l’origine d’un revirement jurisprudentiel tout à fait opportun. Nul ne le contestera, le privilège du remaniement jurisprudentiel appartient exclusivement au Conseil d’Etat. L’arrêt du Conseil rendu en 2000, Castanet et Mme Bernard499 témoigne lui aussi d’une condamnation par le Haut juge d’une Cour qui, n’ayant aucune possibilité d’initier un revirement de jurisprudence, procède à l’application rigoureuse du droit relatif à la règle du forfait de pension. Dans les deux espèces, les instances d’appel avaient correctement invoqué la jurisprudence du Conseil considérant que l’agent public, victime d’un accident sur le trajet pour se rendre à son emploi et subissant un dommage à l’hôpital où il était admis, ne pouvait engager une action en réparation à l’encontre de l’Etat dans la mesure où s’appliquait le régime du forfait de pension. Ce régime, censé couvrir l’ensemble des dommages subis par cet agent, a suscité de vives critiques500. Une évolution s’avérait nécessaire. Toutefois, les Cours, craignant la censure pour erreur de droit dans l’hypothèse où elles se seraient écartées de la lignée tracée par la Haute Assemblée, se sont vues contraintes de reprendre la position classique, aussi critiquable fût-elle501. Le Conseil d’Etat n’hésita pourtant pas à condamner ces instances sur le fondement de l’erreur de droit et opéra la rupture attendue. De nouveau, l’erreur de droit semble contestable puisque les Cours usaient de la

496 Dans l’arrêt du C.E., Sect., 5 janvier 2000, Csts Telle, A.J.D.A. 2000, p. 137, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN, le Haut juge annule pour erreur de droit l’ arrêt de la C.A.A. Lyon, 20 juin 1996, Csts Telle. 497 C.E., 16 décembre 1964, Dlle Le Bré, Rec. T. p.1008. 498 Cass. Civ. I, 7 octobre 1998, Clinique du Parc, D., 1999, p. 145, note S. PORCHY ; J.C.P., 1998, n° 10179, Concl. J. SAINTE-ROSE, note P. SARGOS. 499 C.E. Sect., 15 décembre 2000, Castanet, Mme Bernard (2 espèces), Rec. p. 616 ; A.J.D.A. 2001, p. 158, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN ; R.F.D.A., 2001, p.701, Concl. D. CHAUVAUX. 500 X. PRETOT, « Règle du forfait de pension ; remise en cause ou remise en ordre ? » , C.E., Ass., 4 juillet 2003, Mme Moya. Caville, n° 211106 », R.D.P., 2003, n°5, p. 1233. 501 C.A.A. Paris, 13 juillet 1999, et pour la 2ème espèce : C.A.A. Nancy, 30 avril 1997.

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jurisprudence classique en la matière posée de longue date502 et confirmée régulièrement503. Cette décision atteste encore de ce que le Conseil d’Etat s’élève tel le seul habilité à opérer des ruptures de jurisprudence lorsqu’il l’estime nécessaire. Les Cours administratives d’appel ne sont guère autorisées à s’immiscer dans le processus de l’évolution du droit. Le Palais Royal dispose d’un quasi-monopole pour décider des revirements opportuns ; il s’est octroyé les moyens de préserver cet acquis qu’il ne saurait transmettre aux instances inférieures. Pourtant les Cours semblaient au fait de ce problème et capables de ressentir l’impératif de cette évolution. En effet, une fois le revirement opéré, ces juridictions ne se sont pas faites attendre pour appliquer ce nouveau régime504. Ce constat prouve vraiment que les Cours ne se sentent pas « autorisées » à opérer les évolutions jurisprudentielles qu’elles estiment nécessaires. La condamnation des Cours pour erreur de droit ne paraît pas vraiment justifiée dans les diverses hypothèses exposées, puisque l’erreur se trouve en fait réalisée par l’application par ces juridictions de la jurisprudence classiquement posée par le juge suprême mais dont celui-ci entend se séparer afin d’opérer une évolution le plus souvent nécessitée par les évolutions sociales. Aussi, si le droit administratif a le mérite d’être un droit prétorien, et donc d’être évolutif, il faut avoir à l’esprit que seul le Conseil d’Etat paraît apte à promouvoir les évolutions de ce droit. Les Cours ne peuvent pas réellement décider ou imposer un remaniement jurisprudentiel. Et même si elles sont tout à fait aptes à proposer de telles réorientations du droit applicable, la crainte de la censure pour erreur de droit les dissuade de s’immiscer dans le processus normatif. La menace de la condamnation par le Palais Royal confine, finalement, ces Cours dans un rôle subalterne, d’exécutantes du droit imposé par la Haute Assemblée. Elles ne sont aucunement admises à intervenir dans l’entreprise de création et d’évolution du droit. Aussi, les revirements jurisprudentiels demeurent l’apanage du Haut juge administratif ; les Cours pouvant difficilement être à l’origine de telles réorientations. D’ailleurs, lorsque ces juridictions d’appel préconisent une rupture avec la jurisprudence classique, le Palais Royal récuse aussitôt une telle tentative, censurant alors ces efforts réalisés par les Cours pour s’introduire dans l’œuvre normative.

B. Le refus catégorique du Palais Royal de reconnaître l’influence des Cours. Le Conseil d’Etat éprouve de réelles craintes face à une concurrence normative émanant des Cours administratives d’appel. Dans ce contexte, le Palais Royal n’hésite pas à condamner tout revirement de jurisprudence promu par les Cours d’appel (1). Le refus du Conseil de tolérer une certaine influence de la part de ces juridictions semble si manifeste que, en certaines circonstances, l’on a vraiment le sentiment que le Haut juge censure les Cours sans véritable motif, uniquement pour affirmer sa suprématie, non seulement hiérarchique, mais aussi normative sur les instances d’appel (2).

1. La censure des revirements tentés par les Cours.

502 C.E., Avis, 12 janvier 1996, Paillotin, Rec. p. 36. 503 C.E., 22 octobre 1986, Joseph, Rec. T., p. 59. 504 Voir, pour une application de la jurisprudence de 2000 : C.A.A. Bordeaux, Plén., 14 mai 2001, Planells, A.J.D.A., 2001, p. 487, obs. J.-L. REY ou C.A.A. Nancy, Plén., 14 juin 2001, Pruchnowski, A.J.D.A. 2001, p. 986, obs. P. ROUSSELLE.

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Le Conseil d’Etat semble tolérer difficilement que les Cours administratives d’appel interviennent avec un certain poids dans le processus normatif. Pourtant cela n’empêche pas ces juridictions de tenter certaines avancées jurisprudentielles. Ne tolérant pas le rôle subalterne que leur attribue le Conseil d’Etat, ces Cours tentent parfois d’opérer un revirement de jurisprudence, au risque d’être censurées pour erreur de droit en cassation. Et force est d’admettre que la plupart du temps, les revirements osés par ces instances s’avèrent condamnés par la Haute Assemblée n’admettant pas que de tels organes puissent la concurrencer dans l’activité prestigieuse qu’est de dire le droit. Il est alors possible une fois encore de recenser divers arrêts à l’occasion desquels le Palais Royal condamne une tentative d’avancée jurisprudentielle de la part des Cours.

L’arrêt Commune de Saint Florent505 s’illustre en effet en ce que le Conseil d’Etat y censure une Cour préconisant d’abandonner l’exigence d’une faute lourde au profit d’une faute simple pour engager la responsabilité de l’Etat du fait du contrôle de légalité exercé par le préfet sur les actes des collectivités décentralisées506. La Cour avait ainsi adopté une position pour le moins audacieuse puisqu’elle opérait par là même un « spectaculaire revirement de jurisprudence »507 se plaçant dans la droite ligne du courant majoritaire délaissant la faute lourde au profit de la simple faute. Néanmoins, le Conseil d’Etat récusa ce revirement, et condamna la Cour. La faute lourde demeure donc de rigueur s’agissant de la responsabilité de l’Etat du fait de ses activités de tutelle, ce qui permet essentiellement de ne pas engager de manière trop aisée la responsabilité de l’Etat et par voie de conséquence de préserver le budget de l’Etat508. Cette décision atteste véritablement de ce que le Conseil refuse que les Cours compétentes en appel soient à l’origine d’un revirement de jurisprudence notable. La Cour a sans aucun doute été sanctionnée pour sa témérité. Il est vrai, pourtant, que dans le contexte juridique de l’époque, la Cour pouvait envisager une hypothèse supplémentaire d’abandon de la faute lourde, faute dont l’exigence était de plus en plus en recul509. La position de la Cour de Marseille ne semblait donc pas absurde et pouvait se justifier. Pourtant, le Conseil a préféré condamner cette décision non seulement parce qu’il souhaitait maintenir la faute lourde, mais aussi très certainement parce qu’il refusait qu’une instance qui lui est inférieure soit à l’origine d’une telle évolution jurisprudentielle. Il est alors juste de constater que les Cours ne détiennent pas de réelles possibilités de s’écarter des décisions du Haut Juge, et que lorsque téméraires, elles tentent une telle dissidence et amorcent un revirement, elles sont aussitôt sanctionnées. Dans le même esprit, le Conseil d’Etat est intervenu afin de désapprouver une décision de la Cour de Paris qui avait suscité des vives réactions. Rompant avec la position classique soutenue par le Conseil d’Etat510 aux termes de laquelle le placement à l’isolement d’un détenu contre son gré constitue une mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours juridictionnel, la Cour décide dans une décision du 5 novembre 2002511 qu’une telle mesure constitue une décision faisant grief pouvant donner lieu à un recours devant le juge. La voie tracée par la Cour de Paris s’avère, là encore, remarquable puisqu’elle abandonne la

505 C.E. 6 octobre 2000, Commune de Saint Florent, A.J.D.A., 2001, p. 201, note M. CLIQUENNOIS ; J.C.P., 2001, n°10516, M.-C. ROUAULT ; R.F.D.A., 2000, p. 1356. 506 C.A.A. Marseille, 21 janvier 1999, A.J.D.A., 1999, p. 224, obs. L. BENOIT ; L.P.A., sept. 1999, n° 184, note N. POULET-GIBOT LECLERC ; R.F.D.A., 1999, p. 1037, Concl. J.-C. DUCHON-DORIS ; R.F.D.A., 2001, p. 198, obs. J. BOURDON. 507 M. CLIQUENNOIS, note précitée, A.J.D..A., 2001, p. 202 et spéc. p. 203. 508 Ibid. 509Voir les jurisprudences précitées où se révèle l’abandon de la faute lourde. 510 C.E., 28 février 1996, Fauqueux, Rec. p. 52 ; R.F.D.A., 1996, p. 396, D.A., 1996, n°288 ; L.P.A., 23 juin 1997, p. 16, note M HERZOG-EVANS ; Rev. Sc. Crim., 1997, p. 447, note P. PONCELA. 511 C.A.A. Paris, 5 novembre 2002, Remli, A.J.D.A., 2003, p.175, obs. D. COSTA ; D., 2003, J., p. 377, Concl. J.-P. DEMOUVEAUX.

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position de la Haute Assemblée. Toutefois, cette dernière ne tardera pas à endiguer cette amorce jurisprudentielle dans la mesure où un an plus tard, elle décidera de manière limpide que le placement d’un détenu en cellule disciplinaire à titre préventif reste une mesure d’ordre intérieur512. Le Conseil semble entendre réguler les évolutions juridiques et ne tolère pas vraiment que les juridictions subordonnées lui tiennent tête. De cette manière, il met, une fois encore, un terme aux espoirs de ces instances d’intervenir efficacement sur la scène jurisprudentielle. Une nouvelle décision peut également être citée à ce stade de l’analyse, l’arrêt Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie contre Kechichian513. A cette occasion, le Palais Royal censure la Cour de Paris qui entendait renverser sa jurisprudence relative au régime de responsabilité de l’Etat à raison des fautes commises par la Commission bancaire dans l’exercice de sa mission de contrôle et de surveillance des établissements de crédit. Exigeant la réalisation d’une faute lourde, le Conseil d’Etat écarte en la sanctionnant la solution promue par la Cour en appel de cette affaire qui avait fondé la responsabilité de l’Etat sur l’existence de fautes commises par la Commission bancaire sans juger nécessaire de vérifier si ces fautes revêtaient le caractère d’une faute lourde514. La démarche adoptée par cette Cour pour opérer un revirement jurisprudentiel a donc, de nouveau, été enrayée très vite par la Haute juridiction qui ne concède aucune latitude aux instances subordonnées dans l’initiative normative. Nul ne le contestera, au travers de ces quelques exemples, il est relativement manifeste que le Conseil redoute une éventuelle et fort probable concurrence prétorienne des Cours compétentes en appel. Aussi, le Conseil use encore de son contrôle de l’erreur de droit afin de condamner les instances tentant une avancée ou une évolution jurisprudentielle. Certes, le fondement de l’erreur de droit pour censurer de telles décisions s’avère plus légitime que dans les situations exposées un peu plus haut515 puisque cet organe s’écarte de la règle de droit classique afin de réaliser le revirement. L’erreur de droit semble dans ce contexte être justifiée car réalisée. Toutefois, il faut absolument comprendre que le Conseil ne censure pas une simple erreur de droit, il sanctionne une juridiction qui fait acte de dissidence, et entend, à lui seul, juguler les évolutions du droit. Ainsi, le Conseil censure ces Cours afin d’enrayer leur tentative d’intervenir dans le processus normatif. Le contrôle disciplinaire qu’il met en œuvre en qualité de juge de cassation permet alors au Conseil d’Etat d’avaliser ou non toute évolution jurisprudentielle amorcée par les Cours. Ce pouvoir est devenu primordial pour la Haute instance et est usité de manière à ce qu’elle se préserve au maximum le monopole de la juris dictio. En d’autres termes, le Conseil s’efforce de déployer un contrôle optimal des Cours où la censure est fréquente afin de décider pratiquement exclusivement des grandes orientations du droit administratif. Cet égoïsme normatif s’avère d’autant plus manifeste et choquant lorsque le Palais Royal censure une décision émanant d’une instance d’appel alors qu’il ne dispose pas de réels motifs légitimant cette sanction. Dans une telle hypothèse, il faut vraiment saisir que le Conseil abuse de son pouvoir disciplinaire afin de fonder sa suprématie normative.

2. La censure pour la censure.

512 C.E., 12 mars 2003, Frerot, R.F.D.A., 2003, p. 1012, obs. J.-P. CERE ; A.J.D. A., 2003, p. 1271, Concl. T. OLSON. 513 C.E. Ass., 30 novembre 2001, Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie c/ Kechichian et aes, Rec. p. 588, Concl. SEBAN. 514 C.A.A. Paris, 25 janvier 2000. 515 Voir 2, A, Paragraphe 2, Section I, Titre II, Partie I.

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Les censures prononcées par le Palais Royal se révèlent généralement justifiées. Soit la Cour ne respecte pas la règle de droit alors en vigueur, soit elle commet une erreur dans l’interprétation d’une norme. Mais il est certaines situations dans lesquelles la condamnation par le Haut juge de la décision d’appel ne semble pas réellement fondée ; plus exactement, la sanction de la position tenue par la Cour ne se révèle pas nécessairement légitime, le juge suprême allant même jusqu’à adopter des solutions parfois incongrues uniquement dans le but de censurer ces organes inférieurs. L’on assiste, ainsi, quelquefois, à un Conseil d’Etat qui censure une Cour sans raison légale apparente et se place lui-même dans l’illégalité dans l’unique espoir d’affirmer sa prééminence sur les Cours d’appel.

C’est ainsi que la Haute Assemblée a pu condamner la solution qu’avait à bon droit dégagée une Cour en matière d’intérêts moratoires. Un litige était né de l’exécution d’un important marché relatif à la construction d’un nouveau Palais des Festivals à Cannes. Les entrepreneurs devaient, cependant, faire face à une augmentation importante du coût des travaux préalablement annoncé. Ces victimes saisirent la juridiction administrative qui, en première instance, prononça la condamnation de la ville à verser des intérêts moratoires. La Cour d’appel confirma le premier jugement. La principale difficulté soulevée par cette affaire était relative aux intérêts moratoires, la question se posant étant de déterminer si ces intérêts devaient s’appliquer ou non à la taxe sur la valeur ajoutée due sur le montant du solde du marché. Et, alors que la Cour calcule ces intérêts sur le montant hors taxe sur la valeur ajoutée du solde de ce marché516, le Conseil annule cette décision pour adopter une voie opposée. Il décide ainsi que « les intérêts moratoires dus en application de l’article 353 du Code des marchés publics doivent être calculés sur le montant du solde impayé du marché sans en exclure le montant de la taxe sur la valeur ajoutée laquelle n’est pas dissociable du montant des sommes dues par la ville517 ». Il est vrai que la Cour avait, aux yeux du Palais Royal, adopté une voie audacieuse puisqu’en excluant ladite taxe du montant des intérêts moratoires, cette juridiction s’était écartée de la jurisprudence classique du Conseil518. C’est donc sans grande surprise que l’on assiste à une censure de la Cour par le Haut juge. Toutefois, la voie préconisée par la Cour se révélait parfaitement légitime et pouvait supplanter la position du Conseil. Estimant que les intérêts moratoires s’entendent des dommages et intérêts perçus par les créanciers afin de réparer le préjudice subi du fait du retard du paiement519, la Cour considère à juste titre que le retard de paiement de la taxe sur la valeur ajoutée ne constitue pas un préjudice pour l’entreprise dans la mesure où celle-ci paie ladite taxe à l’Etat une fois l’encaissement du solde du marché. L’exclusion de la taxe sur la valeur ajoutée du calcul des intérêts moratoires demeure, dans ce contexte, tout à fait fondée et ne justifiait nullement une annulation pour erreur de droit. La censure prononcée par le Haut juge se révèle donc excessive et d’autant plus injuste que cette juridiction, en sanctionnant la décision d’appel, se place elle-même dans une situation inconfortable, puisqu’elle choisit une solution non conforme au droit applicable. De cette manière, le Palais Royal contrevient à un principe important en droit administratif selon lequel une indemnisation ne peut couvrir que le préjudice effectivement subi sous peine de tomber sous le coup de l’enrichissement sans cause520. Cette décision nous paraît donc opportune puisqu’elle atteste, finalement, de la volonté manifeste du Conseil d’Etat de ne pas se soumettre aux décisions des Cours, y compris si celles-ci s’avèrent parfaitement légitimes. La

516 C.A.A. Lyon, 20 juin 1991. 517 C.E., 27 mai 1998, S.A. Nicoletti, A.J.D.A., 1999, p. 81, obs. J.-P. GILLI. 518 C.E., 12 mai 1982, Société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône, Rec. p. 175 ; ou : C.E., 3 février 1998, Sté Comsip, L.P.A., 7 octobre 1988, p. 8. 519 art. 1153 du Code Civil. 520 C.E., 19 avril 1991, S.A.R.L Cartigny, Rec. p. 163, R.F.D.A., 1991, p. 965, Concl. G. LE CHATELIER.

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Haute Juridiction prend le risque de se placer dans l’illégalité dans le but unique d’affirmer sa suprématie normative sur les juridictions du fond. Dans le même esprit, l’on peut citer une décision du Conseil d’Etat intervenu le 11 décembre 2000, Agofroy521 où, encore, le Palais Royal censure une décision de la Cour pour adopter une position au final contestable juridiquement. La juridiction se trouve en l’espèce confrontée à une difficulté relative à la qualification juridique d’un contrat conclu entre la ville de Paris et une entreprise privée autorisant l’occupation d’un entrepôt. La nature de cette convention soulevait un véritable problème à partir de l’adoption d’un avenant modifiant substantiellement l’objet dudit contrat. Il en résultait spécifiquement que l’activité d’entreposage prendrait fin pour laisser place à une utilisation de ces locaux conforme aux nouveaux objectifs de la ville, c’est à dire qu’ils devaient abriter des activités participant impérativement à l’animation du secteur dans les domaines de la culture et des loisirs. La Cour décida, ainsi, que cette convention « n’avait eu ni pour objet ni pour effet de confier l’exploitation d’un service public culturel », d’autant que le bâtiment était loué pour un usage privé à des fins commerciales qui n’était ni affecté à un service public ni même destiné à servir l’intérêt général ne présentait pas les caractéristiques d’un ouvrage public. Pourtant, le juge de cassation adopta une voie opposée, censurant la Cour, il estima que par ce contrat, la ville de Paris avait chargé une entreprise privée de gérer sous son contrôle une dépendance du domaine public dans le cadre d’une mission d’intérêt général d’animation culturelle et d’accueil d’activités touristiques à l’aide de prérogatives nécessaires à la gestion du domaine public et l’autorisait à se rémunérer par des redevances payées par les locataires usagers de ce service. Dans ces conditions, le Haut juge décida que ce contrat constituait une concession de service public. De nouveau, le Conseil récuse la position de la Cour, pour, finalement, retenir une conception extensive de la notion de service public pouvant susciter quelques réserves. Il est vrai que la ville semble effectivement poursuivre un but d’intérêt général à travers la promotion des activités culturelles et de loisir. Pourtant, l’intention de la ville d’ériger et de déléguer un service public municipal n’apparaît pas de manière limpide. Et divers indices semblent tout à fait aptes à estimer la position du Palais Royal critiquable. En effet, la ville n’a versé aucune subvention, aucun prêt pour l’activité exploitée par l’entreprise privée ; aucune stipulation n’apparaît dans cette convention comme encadrant une activité de service public522 ; la ville ne dispose pas du pouvoir d’apprécier les tarifs appliqués aux différents locataires usagers de ce service ; enfin la ville n’effectue aucun contrôle sur les conditions d’exécution de cette activité. En d’autres termes, au vu de ces considérations, il semble difficile de qualifier cette activité de service public, et encore moins d’une concession de service public. Nul doute que le Conseil d’Etat a ici censuré la décision d’appel pour affirmer sa supériorité normative et annuler la solution de la Cour, quel que soit le caractère légal et justifié de cette décision. La preuve semble rapportée de ce que le Haut juge abuse de son droit de censure des Cours uniquement dans le but de traduire sa suprématie. Nous sommes ainsi en présence d’une juridiction qui censure les instances inférieures sans motif légitime, exclusivement pour le fait de condamner une position qu’elle récuse en ce qu’elle n’émane pas de sa propre autorité. Il serait sans doute plus juste d’avancer que le Palais Royal ne tolère pas une éventuelle faculté des Cours de poser le droit, d’être à l’origine d’une jurisprudence de principe. La concurrence lui semble redoutable et donc inacceptable. Malgré tout, l’activité jurisprudentielle des Cours ne se réduit pas à néant, elles se révèlent parfaitement aptes à influer les décisions du Conseil523. Mais il est de rigueur de constater que le Conseil d’Etat

521 C.E., 11 décembre 2000, Agofroy, A.J.D.A., 2001, p. 193, note M. RAUNET et O. ROUSSET. 522 On ne retrouve pas, en effet, les principes fondamentaux régissant, d’ordinaire, les services publics tels que l’égalité. 523 Voir Paragraphe 2, Section II, Chapitre 2, Titre I, Partie I.

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feint de réceptionner en certaines occasions une telle influence, afin d’apparaître comme l’organe détenant exclusivement, c’est à dire de manière monopolistique la fonction de dire le droit. Les relations existant entre ces instances se réalisent sous le jeu des tractations et de pressions réciproques, le Palais Royal avalisant parfois les orientations des juges d’appel sans, toutefois, reconnaître publiquement avoir subi une telle influence. Il ne nous semble alors nullement excessif de considérer que ces rapports se placent sous le signe des relations du type « je t’aime ; moi non plus ». Section II : Le Conseil d’Etat et les Cours administratives d’appel : des rapports placés sous la logique du « je t’aime, moi non plus ». Il serait assurément erroné de considérer que les Cours n’exercent aucune influence sur l’activité jurisprudentielle du Palais Royal. Certes, cette Haute juridiction ne laisse pas transparaître cette impulsion au sein de ses décisions, mais il semble incontestable qu’en certaines circonstances, le Conseil tire profit des arrêts issus des instances d’appel (Paragraphe 1). Mais malgré cet impact des décisions d’appel sur celles du Conseil d’Etat, les Cours demeurent résolument des organes subalternes, le Haut juge s’opposant assez fermement à ce qu’elles interviennent directement dans le processus normatif (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Un Conseil d’Etat exploitant les décisions d’appel. Une étude approfondie de certains arrêts adoptés par la juridiction suprême permet d’avancer sans trop d’hésitation que cette instance a vu certains de ses enseignements jurisprudentiels provoqués ou initiés par les décisions des Cours administratives d’appel, soit indirectement (A), soit, constat plus remarquable, directement (B), même si, dans une telle hypothèse le Palais Royal dissimule cette influence.

A. L’influence indirecte des Cours.

Les décisions des Cours administratives d’appel conduisent parfois le Conseil d’Etat à reconsidérer sa propre position jurisprudentielle. Dans un tel climat, il est possible d’avancer que les Cours sont aptes à provoquer certains grands arrêts (1). Mais l’influence de ces juridictions s’avère dans d’autres circonstances encore plus importante dans la mesure où quelques décisions de principe dont le Conseil d’Etat reçoit les honneurs se révèlent, en réalité, initiées, amorcées par ces instances inférieures (2).

1. Certains grands arrêts du Conseil d’Etat provoqués par les Cours.

Afin de témoigner de l’impulsion qu’exercent les Cours sur l’activité normative du Palais Royal, nous avons sélectionné deux domaines dans lesquels le Haut juge est ou sera dans l’obligation de rendre une décision de principe sous l’effet de la pression des Cours.

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En matière de responsabilité hospitalière, par exemple, il ne fait pas de doute que la décision Epoux V358 par laquelle le juge abandonne l’exigence d’une faute lourde au profit d’une « faute de nature à » afin d’engager la responsabilité des établissements de santé a été provoquée par certaines décisions issues des instances d’appel. La décision intervenue en 1992 constitue une étape fondamentale en matière de responsabilité hospitalière en ce qu’elle est censée faciliter les conditions d’indemnisation des victimes de tels accidents. En effet, elle intervient en la matière après un premier stade où le juge opérait une distinction entre les actes médicaux requérant une faute lourde, et les actes de soins courants ou l’organisation du service qui se contentaient, quant à eux, d’une faute simple359. Si cet état du droit semblait à l’origine satisfaisant, quelques années plus tard, des difficultés se manifestèrent du fait de cette distinction. Et, plus précisément, les Cours attestèrent clairement, par leurs décisions, des incertitudes engendrées par une telle distinction. Deux décisions rendues en 1989 témoignent de ce que la jurisprudence anciennement fixée s’avère obsolète et doit être remaniée. Dans un arrêt360 faisant état d’un accident d’anesthésie survenu pendant un accouchement, la Cour a pu décider que le décès de la patiente était imputable à l’absence du médecin anesthésiste qui l’avait privée des garanties médicales que son état exigeait. La Cour retenait donc la responsabilité de l’hôpital en raison de la faute dans l’organisation du service constituée par l’absence du médecin. Il faut, en réalité, comprendre que le juge se trouve en l’espèce face à un dilemme. Car, en l’absence d’une faute lourde commise à l’occasion de cette anesthésie361, le juge n’aurait pu retenir la responsabilité de cet établissement et donc, n’aurait pu indemniser la victime. Pour éviter cet écueil, la Cour a donc usé d’un stratagème juridique. Pour retenir la responsabilité de l’hôpital, le juge opère un glissement de la faute dans l’acte médical vers la faute dans l’organisation du service plus aisée à vérifier et à justifier puisqu’elle ne requiert qu’une simple faute. Autrement dit, la Cour de Nantes, par cette décision, a saisi l’occasion d’attirer l’attention du Haut juge sur les difficultés engendrées par l’ancienne jurisprudence. La Cour aménage, en fait, la jurisprudence afin de favoriser une indemnisation optimale des victimes. Et force est d’admettre que cette position ne s’avère pas isolée362. Fort de ces considérations, le Conseil d’Etat reconsidère sa propre position pour, finalement, abandonner cette distinction faute lourde - faute simple au profit de la « faute de nature à ». L’arrêt époux V précédemment cité constitue une décision de principe du droit de la responsabilité administrative en ce qu’elle favorisera une meilleure indemnisation des victimes. Pourtant, il est assez juste d’appréhender cette décision de principe comme provoquée par les Cours elles-mêmes. En effet, face à des décisions dans lesquelles ces instances d’appel contournent la jurisprudence du Palais Royal pour adopter une position plus équitable, le Conseil d’Etat a dû se rendre à l’évidence que ses enseignements jurisprudentiels méritaient d’être remaniés. En d’autres termes, les décisions des Cours précédemment citées font office de « tremplins » à ce grand arrêt émanant du Conseil, l’arrêt époux V. C’est dire que la Haute juridiction ne reste pas absolument insensible aux orientations dégagées par les Cours et sait, lorsque cela lui semble fondé, combler les attentes de ces juridictions. Mais surtout, nous devons insister sur le fait que cet arrêt de principe issu du Palais Royal a été suscité par les Cours administratives d’appel. La Haute Assemblée ne saurait nier cette influence certes indirecte mais réelle

358 C.E., 10 avril 1992, Epoux V, Rec. p. 171, Concl. H. LEGAL ; A.J.D.A., 1992, p. 355, Concl. ; D, 1993, S.C., p. 146, obs. P. Bon et P. TERNEYRE ; J.C.P., 1992, n° 21881, note J. MOREAU ; L.P.A., 3 juillet 1992, p. 26, note V.HAIM ; R.F.D.A. 1992, p. 571, Concl. 359 C.E., 8 novembre 1935, Veuve Loiseau et Dame Philipponeau, Rec. p. 1019 ; D., 1936, 3, p. 15, note A. HEIBRONNER. 360 C.A.A. Nantes, 12 février 1989, C.H.R. d’Orléans. 361 Cet acte constituant un acte médical requiert donc une faute lourde. 362 La Cour administrative d’appel de Nantes tint un raisonnement analogue dans un second arrêt rendu le 29 novembre 1989, C.H.R. de Caen.

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qu’ont exercée ces instances subalternes sur l’évolution de sa jurisprudence en matière de responsabilité. Un second domaine semble également pouvoir être exploité afin de témoigner de l’impact des Cours qui sont à même de susciter de grandes orientations de la part du Conseil d’Etat. Le retrait des actes administratifs créateurs de droits a connu une profonde révolution en 2001 avec la décision Ternon363. Le Conseil d’Etat a, en effet, reconsidéré les règles applicables en la matière364 pour fixer un délai de retrait des décisions individuelles explicites créatrices de droits de quatre mois à compter de la signature de l’acte. Abolissant la règle du délai de retrait de deux mois, délai calqué sur le délai du recours contentieux, le Conseil d’Etat franchit une étape remarquable en la matière. Toutefois, l’arrêt rendu en 2001, ne posant comme unique règle le découplage du délai de retrait et celui du recours, quelques interrogations sont nées, ultérieurement à cette jurisprudence. Démunies de toute voie tracée par le Palais Royal, les Cours se sont donc vues contraintes de régler certaines difficultés engendrées par la révolution résultant de l’arrêt Ternon. Ainsi, l’on peut recenser divers arrêts émanant de ces Cours tentant de résoudre certaines questions relatives aux nouvelles conditions de ce retrait. L’arrêt Pierru365 prévoit, ainsi, que le retrait ne peut plus intervenir une fois le recours contentieux introduit. De même, dans l’arrêt Société Inter-Prévention366, les juges d’appel de Douai se sont heurtés à une question pour le moins complexe et pour laquelle ils ont dû combler un vide juridique. Cette instance adopte en l’espèce une règle délicate puisqu’elle reconnaît que l’article R436-1 du Code du travail constitue une « disposition réglementaire contraire » envisagée par l’arrêt Ternon comme permettant la dérogation au strict délai de retrait de quatre mois. La Cour estime, en effet, que l’exercice d’un recours hiérarchique auprès du Ministre du travail proroge le délai du droit de retrait fixé à quatre mois depuis 2001. Cette position inédite et émanant d’une Cour s’avère tout à fait équitable. Néanmoins il faut reconnaître que ces juridictions subalternes sont réellement en difficulté pour préciser les contours de la jurisprudence Ternon dans la mesure où elles sont appelées à se prononcer sur des problèmes non encore solutionnés par la Haute instance. Et force est d’admettre que cette série de décisions, que l’on peut compléter367 suscitera sans aucun doute un grand arrêt du Palais Royal amené à préciser les conditions du retrait depuis Ternon368. Nous nous avançons, ici, sans doute un peu trop, mais le Conseil d’Etat s’avère particulièrement attendu en cassation, pour harmoniser les diverses règles fixées par les instances d’appel. Encore une fois, le Conseil se trouvera alors à l’origine d’une décision de principe nécessitée par les Cours administratives d’appel. Nul ne contestera dans ces conditions l’influence, pour l’instant indirecte mais certaine, des Cours sur l’activité jurisprudentielle du Conseil d’Etat. Un tel impact des Cours se révèle pourtant davantage vérifié lorsque le Conseil corrobore purement et simplement la position soutenue par les juges d’appel.

2. Certains grands arrêts du Conseil d’Etat initiés par les Cours. L’autorité du Conseil d’Etat dans le processus de création du droit se révèle si fondée que, bien souvent, la décision de cette instance est attendue pour valider la position de la

363 C.E., Ass., 26 octobre 2001, Ternon, Rec. p. 497 ; A.J.D.A., 2001, p. 1037, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN ; R.F.D.A., 2002, p. 77., Concl. F. SENERS, et p. 88, note P. DELVOLVE. 364 Règles posées de longue date par les décisions : C.E., 3 novembre 1922, Dame Cachet, Rec. p. 790 ; C.E., Ass., 6 mai 1966, Ville de Bagneux, Rec. p. 303 ; A.J.D.A., 1966, p. 485, Chron. PUISSOCHET et LECAT. 365 C.A.A Douai, 18 novembre 2003, Pierru, A.J.D.A., 2004, p. 1088, J. MICHEL. 366 C.A.A. Douai, 27 janvier 2004, Ministre des affaires sociales, de l’emploi et de la solidarité c/ Sté Inter-Prévention, A.J.D.A., 2004, p. 1025, Concl. J. MICHEL. 367 C.A.A. Douai, 12 février 2004, S.A.R.L. Travaux et entreprises des Flandres, n° 03DA01016. 368 A défaut de loi !

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Cour que l’on se refuse à considérer comme établissant une jurisprudence de principe. C’est ainsi que l’on rencontre quelques arrêts du Conseil corroborant des décisions d’appel. Pourtant, alors même que dans ces hypothèses la Haute juridiction confirme une orientation amorcée par les Juges d’appel, ce sera le Conseil d’Etat qui se verra loué d’être à l’origine d’un arrêt éminent du droit administratif. L’arrêt adopté le 23 juin 2000 par la Haute Assemblée369 relatif au culte des Témoins de Jéhovah atteste tout à fait de la tendance de cet organe à apparaître comme l’instigateur d’une décision notable en ce qu’elle clôt un véritable débat de société alors même que la Cour d’appel avait en réalité amorcé en toute indépendance une telle jurisprudence. Le Conseil de Clamecy se contente, en effet, en l’espèce, de confirmer la voie adoptée par la Cour qui estimait que les Témoins de Jéhovah devaient être considérés comme constituant une association cultuelle pouvant bénéficier d’une exonération d’impôts. Le Conseil d’Etat qui était en l’occurrence intervenu en qualité de juge de cassation a donc estimé que la juridiction d’appel n’avait commis aucune erreur de qualification juridique en considérant ces associations comme poursuivant un objet cultuel. Cette décision émanant du Palais Royal s’avère ainsi considérable puisque par là, elle clôt une vraie difficulté juridique et met fin à un état du droit hasardeux. Cet exemple témoigne tout à fait de ce que les juges d’appel ne sont pas réellement admis à s’immiscer dans le processus jurisprudentiel, le Haut Conseil étant attendu comme la juridiction apte à élaborer des arrêts de principe. Et même si la Cour avait initié une position analogue à celle tenue par le juge suprême, il faut reconnaître que l’on attribue le mérite d’une telle jurisprudence au Conseil d’Etat et en aucun cas l’on ne reconnaît l’influence de la Cour370. De nouveau, il semble évident que seul le Conseil soit apte à élaborer des décisions de principe mettant fin à un problème de société considérable. Pourtant, il serait faire erreur que de nier l’influence de la Cour qui en amont a opéré un travail important. Dans le même sens, une deuxième décision du Conseil d’Etat peut être citée pour témoigner de ce que certains principes importants du droit administratif sont consacrés par la Haute Assemblée mais initiés par les juges d’appel. L’arrêt Hôpital Départemental des Petits-Prés371 se situe lui-aussi parmi ces exemples de décisions où le Conseil confirme la Cour d’appel. Statuant sur la nature de la responsabilité de l’Etat pour fautes dans sa mission de conduite d’opérations qui lui sont confiées par une autre collectivité publique, le Conseil a retenu une responsabilité contractuelle. Par cette décision, une rupture est donc opérée avec la position classique au terme de laquelle le Conseil estimait qu’en présence d’une collectivité contrainte de recourir aux services de l’Etat, le caractère obligatoire des relations qui s’instituaient, excluait que l’on soit en présence d’un contrat. En d’autres termes, la Haute juridiction retenait une responsabilité extra-contractuelle372. La décision du Conseil d’Etat revêt donc une portée considérable puisqu’elle ouvre la voie à une évolution jurisprudentielle, mais si le Conseil reçoit une nouvelle fois les honneurs de cette réorientation, il faut admettre que l’influence des Cours n’est pas totalement absente. En effet, statuant en cassation, le Palais Royal a confirmé la position soutenue par différentes Cours administratives d’appel373. Là encore, l’on assiste à une décision de taille émanant du

369 C.E., 23 juin 2000, Ministre de l’emploi, des finances et de l’industrie c/ Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah, A.J.D.A., 2000, p. 597, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN. 370 Voir : A. GARAY et P. GONI, note de jurisprudence administrative, R.D.P., 2000, n° 6, p. 1826, à propos de ces décisions du 23 juin 2000 et qui reconnaissent que « la décision de la Haute juridiction intervient comme une décision de principe qui devrait faire jurisprudence ». 371 C.E., 14 mars 1997, Hôpital Départemental des Petits-Prés c/ Ministre de l’équipement, du logement, des transports et de l’espace, A.J.D.A., 1997, p. 899, obs. F. ROLIN. 372 C.E., Sect., 28 octobre 1960, Commune de la Ricamarie, Rec. p. 576 ; A.J.D.A., 1960, p. 363. 373 C.A.A. Paris, 22 octobre 1991, n° 89PA00706 et 00707 ; C.A.A. Nancy, 24 juin 1993, Ministre de l’équipement c/ O.P.H.L.M. de Fourmies, n°92NC00220 ; C.A.A. Bordeaux, 27 février 1992, Commune de

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Palais Royal, même si l’impulsion des juges d’appel se révèle primordiale. Dans ces conditions, il est impossible d’affirmer que le Conseil d’Etat ne subisse absolument pas d’influence de la part de ces organes. Au contraire, dans ces exemples le juge suprême se contente d’entériner une avancée jurisprudentielle amorcée par les juges d’appel. La pression des Cours ne semble donc pas systématiquement étrangère à l’évolution de la jurisprudence du Palais Royal. Les Cours créées en 1987 exercent ainsi, en certaines occasions, une influence certaine sur la solution finalement consacrée par le juge suprême. Un dernier arrêt peut encore être rapporté à ce stade de l’étude, l’arrêt Société Aubettes S.A.374. Là encore, le Conseil confirme la solution dégagée en appel et considérant que le tiers lésé par un acte d’une collectivité locale ne peut exercer en son nom propre un recours contentieux à l’encontre de cet acte qu’à l’intérieur du délai de recours contentieux qui court à compter de la date à laquelle le préfet l’informe qu’il défère ou non l’acte au tribunal. Un recours formé au-delà de ce délai sera logiquement irrecevable. Réitérant la position dégagée par la Cour, le Conseil d’Etat se trouve à l’origine d’une décision considérable en ce qu’elle pose une règle équitable car respectueuse de la sécurité des relations juridiques. Mais de nouveau, il ne faut pas sous-estimer l’impact des décisions des juges d’appel. Car, nul ne le contestera, le Conseil se contente, en l’espèce, de confirmer un principe qui avait été préalablement édicté par les juges d’appel375. Un constat s’impose : si le Conseil d’Etat ne souhaite pas laisser transparaître l’influence que les Cours sont susceptibles d’exercer sur sa fonction de jurisprudence, il faut néanmoins admettre qu’en certaines circonstances, le Haut juge semble à l’origine de jurisprudences fondamentales, alors qu’en réalité il valide une position élaborée par l’instance d’appel376. Il serait plus juste, dans cette hypothèse, de reconnaître que la solution dégagée par le Conseil trouve en réalité son origine dans l’activité normative des juges d’appel. Le Palais Royal ne paraît donc nullement indifférent aux décisions des Cours. Ces organes exercent indirectement une influence certaine sur la jurisprudence décidée par le juge suprême. Et si cette impulsion n’apparaît pas de manière très évidente, il est d’autres hypothèses dans lesquelles l’influence des Cours sur le droit fixé par le Palais Royal s’avère beaucoup plus manifeste.

B. L’influence quasi-directe des Cours sur la jurisprudence du Conseil d’Etat.

Si la majorité des revirements de jurisprudence émane du Conseil d’Etat, certains d’entre eux trouvent parfois leur origine dans un arrêt issu d’une Cour administrative d’appel qui, du fait de la censure cassatoriale, n’est pas parvenue au stade ultime. Plus précisément, le Palais Royal sanctionne en certaines occasions les juges d’appel opérant une rupture par rapport à la jurisprudence classique. Rien de très original jusque là lorsque l’on connaît les règles régissant le contrôle de cassation. Pourtant le constat devient beaucoup plus éloquent lorsque l’on s’aperçoit que, quelques arrêts plus tard, le Conseil reprend à son

Tonneins et ae, R.F.D.A., 1993, p. 1135, Concl. A. de MALAFOSSE ; A.J.D.A., 1993, p.94, Chron. J.-P. JOUGUELET et J.-F GIPOULON et P. CADENAT. 374 C.E., 6 décembre 1999, Sté Aubettes SA, A.J.D.A., 2000, p. 668, obs. S. BROTONS. 375 C.A.A. Paris, 10 mars 1998. 376 Notons qu’un autre exemple peut être rapporté : l’arrêt du C.E. 28 novembre 2003, Commune de Moissy-Cramayel, A.J.D.A., 2004, p. 988 où le Conseil d’Etat confirme en cassation l’arrêt de la Cour abandonnant l’exigence d’une faute lourde afin d’engager la responsabilité d’une commune en cas de carence du maire dans l’exercice de ses pouvoirs de police municipale en vue de prévenir et de traiter les bruits de voisinage. Là encore le Conseil confirme un revirement de jurisprudence amorcé par l’instance d’appel, dans sa décision de la Cour de Lyon en date du 15 octobre 1998, Predo, n°97 LY02711-.

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compte la position développée antérieurement en appel et qu’il avait, à cette époque, récusée ! Autrement dit, certaines affaires permettent tout à fait de témoigner de ce que le juge administratif suprême enraye dès que possible toute tentative des Cours de s’immiscer dans le processus prétorien, sans toutefois condamner les avancées proposées par ces instances. Néanmoins, cette juridiction entend demeurer l’initiatrice exclusive des avancées jurisprudentielles, et pour ce faire, n’hésite pas à faire usage de stratagèmes très efficaces par ailleurs afin de conserver de manière monopolistique - du moins en apparence - le pouvoir de décider des évolutions du droit. De la sorte, le Palais Royal apparaît tel l’organe à l’origine du revirement ainsi proposé, même si en amont, il est évident qu’il se contente de réitérer une voie amorcée par la juridiction inférieure mais rejetée par le Haut juge. Certes, ce comportement demeure résiduel, mais un tel constat, même ponctuel, atteste tout à fait de l’état d’esprit qui se meut au sein des juges du Palais Royal qui entendent fermement conserver la maîtrise totale des avancées du droit administratif. Dans ce contexte, un premier exemple semble bienvenu. La Cour de Lyon avait, ainsi, préconisé une solution quelque peu audacieuse en matière de responsabilité hospitalière dans un arrêt intervenu le 2 décembre 1990377. De manière inédite, la juridiction avait admis une hypothèse de responsabilité sans faute dans ce domaine en cas de risque thérapeutique exceptionnel, nouveau, et non justifié par des raisons vitales. Plus exactement, les juges sanctionnent en l’espèce le risque entraîné par la prouesse technique novatrice si celle-ci ne s’avère pas imposée pour des nécessités vitales. Certes, cette décision devait être entourée de conditions devant être remplies afin de mettre en œuvre ce régime de responsabilité. A savoir, une thérapie en question nouvelle ; des conséquences qui ne sont pas encore être entièrement connues et ne devant pas s’imposer pour des raisons vitales. Il faut considérer cette jurisprudence totalement favorable à de telles victimes, et donc tout à fait équitable. Mais le plus remarquable demeure en ce que cette avancée jurisprudentielle émane d’une Cour administrative d’appel. Autrement dit, cette solution novatrice et qui devait quelque peu troubler le droit de la responsabilité hospitalière n’émanait pas du Palais Royal contrairement à l’adage au terme duquel l’on affirme que, de manière générale, les évolutions fondamentales du droit administratif proviennent du Haut Conseil. Finalement, l’on assiste à une situation peu fréquente où pour la première fois le juge tolère, en matière médicale, une hypothèse de responsabilité sans faute mais où cette initiative téméraire émane d’une Cour subalterne uniquement compétente en appel. Le Palais Royal ne tardera pas pourtant à intervenir dans ce domaine afin de rappeler son rôle jurisprudentiel et reprendre à son compte une telle avancée juridique. Ainsi, la décision Bianchi378 fut l’occasion pour le Haut juge de distancer la solution préconisée en 1990 pour admettre un régime de responsabilité sans faute en matière hospitalière fondé sur le risque thérapeutique. Certes, là encore des conditions précises devaient être remplies. En effet, l’accident était censé résulter d’un acte médical nécessaire au diagnostic ou au traitement du malade et présentant un risque dont l’existence était connue mais dont la réalisation était exceptionnelle ; le patient ne devait manifester aucune prédisposition ; cet acte devait enfin être la cause directe du dommage sans rapport avec l’état initial du patient qui a subi quant à lui un dommage d’une extrême gravité.

377 C.A.A Lyon, 2 décembre 1990, Consorts Gomez, Rec. p. 498 . A.J.D.A., 1991, p. 126, Chron. J.-P. JOUGUELET et F. LOLOUM ; D., 1991, S.C., p. 292, obs. P. BON et P. TERNEYRE ; J.C.P., 1991, n° 21698, note J. MOREAU ; R.F.D.A., 1991, p. 466, obs. C.B. 378 C.E. Ass, 19 avril 1993, Bianchi, Rec. p. 127, Concl. S. DAËL ; A.J.D.A., 1993, p. 349, Chron. C. MAUGÜE et L. TOUVET ; D., 1994, SC, p. 65, obs. P. BON et P. TERNEYRE ; J.C.P., 1993, I, n° 3700, Chron. E. PICARD ; J.C.P., 1993, n° 22061, note J. MOREAU ; L.P.A., 13 juin 1994, p. 15, note H. PAULIAT ; R.D.P., 1993, p. 1059, note M. PAILLET ; R.F.D.A., 1993, p. 573, Concl.

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La décision Bianchi s’érige, en réalité, tel l’aboutissement de l’évolution entamée par l’arrêt Gomez. Mais le Conseil d’Etat excède l’initiative de la Cour dans la solution dégagée en 1993 puisqu’il y fixe véritablement un nouveau régime de responsabilité fondé sur le risque en cas d’aléa thérapeutique. Cette voie s’étend donc à des accidents médicaux survenant à l’occasion d’actes les plus courants379 et ne se limite donc plus aux thérapeutiques nouvelles telles que l’entendait l’arrêt Gomez. La position du Haut juge dépasse donc celle des juges d’appel et pose un véritable arrêt de principe du droit de la responsabilité. Mais l’élément le plus remarquable quant à ces affaires réside en ce que le Conseil d’Etat est intervenu peu après la Cour de Lyon, afin de rappeler son rôle normatif. Il entend insister sur le fait qu’il détienne en qualité de juge suprême le pouvoir de décider seul des principales évolutions du droit. Aussi, c’est pour cette raison que la Haute Assemblée a jugé bon reprendre à son compte cette avancée fondamentale du droit de la responsabilité administrative. Malgré tout, il ne faut pas totalement omettre que l’évolution a débuté grâce à une décision d’appel. Toutefois, le Haut juge ne semble pas tolérer facilement qu’un tel progrès jurisprudentiel puisse émaner d’une instance subalterne. En adoptant l’arrêt Bianchi, le Conseil a saisi l’occasion de réaffirmer son autorité normative en apparaissant comme l’organe à l’origine d’un nouveau régime de responsabilité en matière hospitalière380. Dans un autre domaine, le Palais Royal a pu, de nouveau, reprendre à son compte la décision d'une Cour administrative d’appel opérant un revirement de jurisprudence. La responsabilité de l’Etat du fait des dommages causés par des espèces protégées par la loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la nature a, en effet, suscité une évolution jurisprudentielle importante. Le Conseil d’Etat a ainsi, pendant longtemps, maintenu une solution non équivoque écartant la responsabilité sans faute de l’Etat du fait de la loi de 1976381. Pourtant, une évolution fut entreprise par une Cour administrative prononçant contre toute attente la responsabilité de l’Etat sans faute du fait des conséquences provoquées par la loi de 1976382. Sans hésitation, le Palais Royal censura, en cassation cette position383 considérant « qu’eu égard à son objet en vue duquel ont été édictées les dispositions législatives (de loi de 1976) relatives à la protection de la nature, le législateur a entendu exclure la responsabilité de l’Etat du fait de leurs conséquences sur l’activité des taxidermistes ». Le Haut juge venait, par là, d’infirmer la tentative de revirement entreprise par la Cour. Pourtant, quelques années plus tard384, le Conseil réitéra la solution délivrée par la Cour en 1998 estimant « qu’il ne ressort ni de l’objet ni des termes de la loi du 10 juillet 1976, non plus que des travaux préparatoires, que le législateur ait entendu exclure que la responsabilité de l’Etat puisse être engagée en raison d’un dommage anormal que l’application de ces dispositions pourrait causer à des activités – notamment agricoles – autres que celles qui sont de nature à porter atteinte à l’objectif de protection des espèces que le législateur s’était assignée ; qu’il suit de là que le préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la

379Voir : C.E., Sect., 3 novembre 1997, Hôpital Joseph Imbert d’Arles, Rec. p. 412. 380 Voir en ce sens : P. SABOURIN, « Un persan au Conseil d’Etat », A.J.D.A., 1993, p. 515, et spéc. p. 523. 381 C.E., 14 février 1984, Rouillon, Rec. p. 3 ; R.A., 1985, p. 45, note B. PACTEAU ; D., 1986, I.R., p. 249, obs. F. MODERNE et P. BON relatif à un taxidermiste se plaignant de ce qu’il subissait un préjudice du fait de la Loi de 1976 interdisant la naturalisation d'espèces protégées ; le Conseil d’Etat rejetant la responsabilité sans faute de l’Etat. 382 C.A.A. Lyon, 1er février 1994, Plan, Rec. T. p. 1174, R.J.E. 1994, p. 263, Concl. D. RICHER ; D. 1994, p. 442, note R. ROMI ; J.C.P. 1994, II, 22281, note J. de MALAFOSSE ; L.P.A. 31 mai 1996, p. 26, note L. BEUREDELEY. 383 C.E., 21 octobre 1998, Plan, D., 2000, S.C., p. 255, obs. P. BON et D. de BECHILLON ; J.C.P., 1998, n° 10164, obs. J. de MALAFOSSE ; R.F.D.A., 1998, p. 565, obs. P. BON. 384 C.E. Sect., 30 juillet 2003, Association pour le développement de l’aquaculture en région Centre et aes, R.F.D.A., 2004, p. 144, Concl. F. LAMY ; et p. 151, note P. BON ; p. 156, note D. POUYAUD.

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destruction a été interdite en application de ces dispositions doit faire l’objet d’une indemnisation par l’Etat lorsque, excédant les aléas inhérents à l’activité en cause, il revêt un caractère grave et spécial et ne saurait dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés ». En d’autres termes, le Conseil cassa pour erreur de droit l’arrêt d’appel qui avait justement repris la motivation maintenue jusque là par la jurisprudence du Palais Royal. Et force est d’admettre que la solution adoptée en 2003 s’avère totalement bienvenue en ce qu’elle permet désormais une indemnisation des dommages causés par les espèces protégées par la Loi de 1976. Mais, de nouveau, nous assistons à un véritable bouleversement des règles de réparation des dommages engendrés par les espèces protégées par la loi sur la protection de la nature, bouleversement dont l’initiative semble appartenir au Conseil d’Etat, alors que, préalablement, une Cour avait préconisé une solution en tous points analogues, mais qui s’était vue censurée à ce stade par le Haut juge ! Là encore, le Conseil reprend à son compte une orientation, fondamentale en matière de responsabilité, mais qui émane en réalité d’une Cour administrative d’appel. Plus exactement, le Conseil reçoit les honneurs de ce revirement de jurisprudence qui, en pratique, avait été préconisé par une instance inférieure qui avait aussitôt été censurée en cassation. Le refus du Haut juge de concéder une place aux Cours dans le processus décisionnel se révèle, à ce stade, totalement évident. Il n’hésite pas à condamner de telles audaces entreprises par ces juridictions d’appel, pour, finalement, les reprendre à son compte et être glorifié de promouvoir des évolutions juridiques notables. L’influence des Cours créées en 1987 semble donc réelle en pratique, même si la Haute juridiction ne souhaite pas laisser transparaître une telle impulsion exercée par des juges censés inférieurs. Il faut, en réalité, saisir que le rôle subalterne de ces Cours est entretenu par le Haut juge qui les cantonne dans un rang de simples récepteurs et exécutants de ses propres décisions. Le Conseil d’Etat « retient » les Cours administratives d’appel, il réfrène toute éventuelle tentative d’immixtion de ces organes dans la phase essentielle de juris dictio. Paragraphe 2. Des Cours confinées dans un rôle de « subalternes ». Malgré l’impact parfois bénéfique des décisions des Cours sur l’activité jurisprudentielle du Conseil d’Etat, ce dernier parvient tout de même à dissimuler cette influence et à confiner les Cours dans un rôle de « subalternes » (A), le Conseil se réservant de manière logique la maîtrise des contentieux que l’on pourrait qualifier « nobles » étant donné l’intérêt des difficultés présentées par ces litiges (B).

A. Des Cours subordonnées au Conseil d’Etat.

Si, en certaines occasions, l’activité juridictionnelle des Cours a permis d’orienter le Palais Royal, il faut admettre que, en règle générale, les Cours adoptent une attitude des plus réservées en matière normative (1) s’estimant non autorisées à intégrer le processus de création du droit. Cette retenue devient tout à fait compréhensible lorsque l’on constate que le Palais Royal dénie toute aptitude de juris dictio à ces organes d’appel (2).

1. La retenue spontanée des Cours.

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La plupart du temps, les décisions des Cours constituent la pure et simple réception d’une jurisprudence inaugurée par le juge suprême. Les hypothèses décrites antérieurement dans notre étude, si elles sont réelles, n’en demeurent pas moins des plus occasionnelles. Il faut en outre comprendre que l’impact exercé par ces organes d’appel sur l’entreprise normative du Palais Royal reste nié par cette Haute instance, et que ce n’est que par une analyse approfondie que l’on constate cette influence, indirecte ou directe, sur les décisions du Conseil. Mais une affirmation s’impose : cette pression des Cours sur le Conseil n’apparaît qu’en filigrane et ne s’impose pas d’elle-même, le Haut juge dissimulant une telle action. Et, conscientes que leurs décisions dissidentes ne susciteront un revirement de jurisprudence du Palais Royal qu’exceptionnellement, ces Cours compétentes en appel ont, pour la majorité, élu une conduite marquée par la docilité aux enseignements émanant du Haut juge. Ces juridictions s’illustrent donc, en réalité, par le devoir d’obéissance au Conseil d’Etat qui s’impose à elles. En effet, le devoir d’obéissance qui leur incombe de manière fonctionnelle -les Cours se trouvant hiérarchiquement, et structurellement dominées par le Conseil- tend vers un devoir d’obéissance jurisprudentielle. Ainsi, les décisions issues en appel constituent pour la très grande majorité l’application d’une norme érigée par un arrêt provenant du Palais Royal385.

385 Pour quelques exemples de cette obéissance des Cours aux arrêts du Conseil d’Etat, voir : C.A.A. Douai, 11 juillet 2000, Yamina Saadi, n°99DA00802 appliquant l’arrêt C.E., 20 juin 1996, Commune de Céreste c/ Moreshi, D.A., 1996, Comm. N°536 ; C.A.A. Douai, 21 décembre 2000, Estelle Sence, n°00DA809, appliquant C.E. Avis, 29 novembre 1991, Landres, n°127948 ; C.A.A. Douai, 8 mars 2001, Oussouby Sissoko, n° 99DA00083 appliquant : C.E., 8 juillet 1998, Ly, n° 189433 ; C.A.A. Douai, 27 mars 2001, Painsec, n°97DA10324/98 DA 10715 appliquant : C.E., Ass, 9 avril 1993 Bianchi, précité ; C.A.A. Douai, 11 mai 2001, M.A.C.I.F., n° 97DA02697, 26 février 2002, Union Générale du Nord, n°98DA00872 ; 26 février 2002, R. Briffaut, n°98DA01043 ; 7 mai 2002, Csts Sauvebois, n°99DA00733 appliquant C.E., 29 avril 1998, Commune de Hannapes, D. 2000, S.C., p. 427, Obs. P. BON et D. de BECHILLON ; J.C.P. 1999, 1019, note M. GENOVESE ; D. 1998, J., p. 538, note G. LE BRETON ; C.A.A., Douai, 19 juin 2001, J. Roger, n° 98DA01981, et 21 mai 2002, B. Lerche, n° 00DA002374 appliquant : C.E., Ass., 26 mai 1995, Consort N’Guyen, Jouan, Pavan, précité ; C.A.A Douai, 14 juin 2001, Hardy, n°00DA01272, appliquant C.E., Ass., 17 février 1995, Hardouin et Marie, Rec. p. 85 ; C.A..A. Douai, 12 juillet 2001, J.-C. Dubrunquez, n° 00DA00629, appliquant : C.E., 5 janvier 1979, Dames Robinet et Flandre, D.A., 1979, Comm. 52 ; C.A.A. Douai, 6 juin 2002, Commune d’Honnechy, n° 00DA00363, appliquant : C.E., Sect., 11 février 1983, Alurely, p. 56 ; C.A.A. Douai, 2 juillet 2002, Commune de Nouméa, n° 99DA20378, appliquant : C.E., 5 octobre 1973, ville de Rennes, p. 551 ; C.A.A. Douai, 18 septembre 2002, C.P.A.M. de Lille, n° 99DA00509, appliquant : C.E., Sect., 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier, Rec. p. 133, précité ; C.E., Ass., 26 octobre 1945, Aramu, Rec. p. 213, précité; C.A.A. Douai, 19 septembre 2002, J.-P. Delpierre, n°99DA00809, appliquant : C.E., 25 juillet 1986, Sté des Grandes distilleries « Les fils d’A. Peureux », p. 340 ; C.A.A. Douai, 12 décembre 2002, Min. de la solidarité et de l’emploi, n° 00DA01010, appliquant : C.E. Sect., 23 décembre 1988, Cadilhac, Rec. p. 465 ; A.J.D.A., 1989, p. 254 ; C.A.A. Douai, 12 décembre 2002, Commune de Douai, n° 00DA01044, appliquant C.E. Sect., 28 octobre 1955, Gervais, Rec. p. 504 ; C.A.A. Douai, 12 décembre 2002, Sté Sénior et Cie, n° 00DA01392, appliquant : C.E., 2 novembre 1992, Abert, n° 117836 ; C.A.A. Douai, 25 février 2003, Melle Dalila Guezouli, n° 00DA00463, appliquant : C.E., Ass., 23 janvier 1970, Epoux Niel ; C.A.A. Douai, 26 février 2003, S.A.R.L. Euréka et Mr V. Cassen, n° 99DA001825, appliquant : C.E. Sect., 24 avril 1964, Sté Lic, Rec. p. 239 ; A.J.D.A., 1964, p. 293 ; C.A.A. Douai, 15 mai 2003, Asso. « Les amis d’Andeville », n° 00DA01317, appliquant : C.E., 3 avril 1988, Fédération de la plasturgie, p. 127, A.J.D.A., 1998, P. 413 ; C.A.A., Douai, 18 décembre 2003, M.-C Eloy, n° 00DA01279, appliquant C.E., 26 juin 1996, Commune de Céreste, Rec. p. 246 ; C.A.A. Douai, 12 février 2004, Sté agricole Saintenoy c/ Min. de l’agriculture, de l’alimentation, de la pêche et des affaires rurales, n° 02DA00977, appliquant : C.E., 18 mai 1877, Banque de France, S., 1878, 2, p.23 . C.A.A. Douai, 17 février 2004, Sté Sagaert, n° 01S 00091, appliquant : C.E., 24 octobre 1996, Blancard, D.A., 1996, n°105 ; C.A.A. Douai, 23 mars 2004, M. Marier et M. Ligeard, n° 01DA00579, appliquant : C.E., Ass., 31 mai 1985, Ville de Moissac, Rec. p. 168 ; C.A.A. Douai, 14 avril 2004, Barthula, n° 01DA00959, appliquant : C.E., Ass., 23 janvier 1970, Epoux Niel ; C.A.A. Douai, 13 mai 2004, P. Fouinat, n° 01DA00953, appliquant : C.E., 25 février 1998, Boczmak, n° 154969. Et il faut bien sûr préciser que cette liste d’arrêts sélectionnés pour l’essentiel parmi les décisions de la Cour de Douai, est loin d’être exhaustive et peut à souhait être complétée.

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Mais plus éloquentes sont les hypothèses où le sentiment de ne pas être admises à initier de grandes décisions se dévoile nettement au sein des Cours. Elles adoptent, de ce fait, une attitude particulièrement réservée en la matière, n’osant pas, de manière générale, devancer le Palais Royal ou s’écarter de ses lignes de conduite386. Il semble, dans ce contexte, assez juste de citer la « réserve spontanée » de ces juridictions qui demeurent le plus souvent frileuses dès lors qu’il s’agit d’attirer l’attention du Haut juge sur l’obsolescence de sa jurisprudence. Une décision intervenue le 5 juillet 2000 permet d’illustrer cette attitude timorée de la part des Cours387. Confrontée au délicat problème de la responsabilité du propriétaire d’un véhicule volé lorsque ce véhicule cause des dommages, la Cour avait élu une voie pusillanime. Elle se contentait, en effet, d’appliquer la règle classique dégagée par le Conseil d’Etat et au terme de laquelle dominait une présomption de responsabilité du propriétaire du véhicule volé. Aussi inéquitable fût cette solution, la Cour n’avait pas osé franchir le cap et contourner la position qui était celle maintenue par le juge suprême. Malgré tout, la Cour, désireuse d’assouplir cette règle, avait choisi une voie intermédiaire. Se plaçant dans la lignée de la jurisprudence classique du Conseil, elle estima que la SNCF qui était en cause dans l’affaire, avait elle-même commis une faute de nature à exonérer l’automobiliste de sa responsabilité. Même si la solution finale s’avérait profitable au propriétaire du véhicule volé, il faut admettre que la Cour a fait preuve d’une réserve exemplaire respectant ainsi de manière orthodoxe la jurisprudence du Palais Royal. Ce dernier apportera la dernière pierre à cet édifice jurisprudentiel puisqu’il posera une solution beaucoup plus radicale, considérant que « le propriétaire d’un véhicule volé, dès lors qu’il n’a plus la garde du véhicule, ne peut par la suite être tenu pour l’auteur de la contravention de grande voirie causée par le véhicule ». Là se trouve tout à fait constituée la preuve de la timidité normative des Cours créées en 1987. Elles font preuve d’une entière retenue et restent majoritairement cantonnées dans le rôle d’exécutantes des décisions du Conseil d’Etat sans être juridiquement habilitées, voire autorisées par le Haut juge à promouvoir des évolutions jurisprudentielles même fondées. Force est de constater que nous pouvons déduire une conclusion analogue des décisions issues de ces organes d’appel par lesquelles ils maintenaient l’exigence d’une faute lourde dans un contexte où, pourtant, une telle faute reculait pour laisser placer à la « faute de nature à »388. En effet, alors que le contexte jurisprudentiel autorisait les Cours à préconiser un abandon d’une telle faute lourde dans certains domaines, ces juridictions se sont de nouveau révélées timorées, ne prenant pas l’initiative d’une telle évolution en l’absence d’une décision émanant du juge administratif suprême. Dans cet ordre d’idée, nous pouvons signaler la couardise de la Cour de Douai qui ne s’est pas risquée à abandonner l’exigence de la faute lourde pour engager la responsabilité des services pénitentiaires389. De même, il n’est pas inutile de citer un autre exemple illustrant les excès de timidité de ces Cours n’osant pas empiéter sur le rôle du Palais Royal et poser des solutions juridiques notables même si, ne l’occultons pas, ces juridictions sont tout à fait aptes à ressentir la nécessité d’une telle position, et à en fixer les grandes lignes. Néanmoins, la menace de la censure par le Conseil si fréquente en cassation dissuade très fortement ces instances de franchir le cap. En ce sens, une Cour sera censurée par le Conseil d’Etat390 pour

386 Il faut préciser que les exemples de dissidences tentées par ces Cours et cités antérieurement ne sont que résiduels et concernent une faible minorité de leurs décisions. La censure aussitôt prononcée par le Haut Juge les dissuade fortement de renouveler aussi fréquemment de telles déviances. 387 C.E., Sect., 5 juillet 2000, Chevallier, A.J.D.A., 2000, p. 857, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN. 388 Voir en ce sens : C.E., 26 juin 1997, Theux, précité sanctionnant la Cour de Bordeaux ; C.E. , Ass, 9 avril 1993, M.G., M.D., M.B., Rec. p. 110, précité, où la Cour n’osa pas franchir le cap de l’abandon de Faute lourde ; dans le même sens : C.E., 25 avril 1994, Commune de Kintzheim, précité. 389 C.A.A. Douai, 26 mars 2002, C. Laporte, n° 00DA01454. 390 C.E., Sect., 29 février 2000, A.G.F., A.J.D.A., 2001, p. 165, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN.

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avoir reconnu que les délits commis pendant le rassemblement occasionné par le décès d’un jeune blessé par un policier n’engageaient pas la responsabilité de l’Etat sans faute dans la mesure où le but de cet attroupement était de détruire et de saccager. Le juge se trouvait, en fait, confronté à un problème de société particulièrement délicat, sensible. Et la décision des juges d’appel se voulait trop rigoriste et inéquitable. Le Conseil prit alors l’initiative d’aller plus loin et retint la responsabilité sans faute de l’Etat en raison des délits commis par cet attroupement. De cette manière, le Conseil arrêta une règle fondamentale intégrant au champ de la responsabilité organisé par l’article 92 de la loi du 7 janvier 1983 un nouveau type de comportements sociaux. Le Haut juge se révèle ainsi apte à appréhender les évolutions de la société et rend des solutions qui s’imposent en équité. Ainsi, s’érigeant en « garant de la solidarité nationale », le Palais Royal met à la charge de l’Etat les indemnisations nécessaires à la condition que ces violences urbaines ne découlent pas de la volonté de saccager. Les relations Conseil - Cours sont donc marquées par la soumission des secondes au premier, soumission parfaite en ce que, de manière générale et à quelques exceptions près, les Cours observent le droit décidé par le juge suprême. Cette obéissance jurisprudentielle peut, encore, être démontrée à l’occasion de la cassation avec renvoi prononcée par le Conseil d’Etat. En effet, si dans une telle hypothèse, le juge de renvoi retrouve sa plénitude de juris dictio391 sans être lié par les appréciations de fait qu’il avait précédemment effectuées, une règle considérable limite tout de même la liberté de ce juge de renvoi : Il ne peut sur le point de droit tranché par le juge de cassation, adopter une solution divergente. Les juges d’appel s’avèrent donc liés par la chose jugée par le Conseil, juge de cassation392. Cette docilité des Cours au Conseil d’Etat se devait d’être soulignée. Car, si elles font preuve parfois d’audace, cette témérité reste éphémère et bien exceptionnelle. Les rapports entretenus entre ces organes se placent sous le signe de la soumission des Cours au Conseil. Et cette sujétion semble fondamentale pour le Conseil d’Etat qui, soucieux de conserver de manière exclusive, la juris dictio ne concède guère de place à ces instances inférieures pour traiter des sujets de société parfois brûlants.

2. La pondération des Cours du fait de la cassation par le Conseil d’Etat Le Conseil d’Etat éprouve sans conteste quelques ressentiments à ce que certaines difficultés pour le moins enflammées se voient traitées par ces organes subalternes. Il semble tout à fait évident que le Conseil entende se réserver la maîtrise des débats de société parfois très sensibles. Un problème ainsi parfaitement épineux a suscité une vive réaction de notre Palais Royal face à la Cour de Paris qui avait tenté de s’immiscer dans le débat et de fixer le droit applicable en la matière. En effet, la délicate conciliation à opérer entre le devoir du médecin de respecter la volonté de se patients et celui de protéger et sauver des vies a pu se poser dans une affaire relative à un individu appartenant à la communauté des Témoins de Jéhovah393. Dans cette espèce, l’époux de la requérante avait spécifiquement précisé son refus de subir une éventuelle transfusion sanguine, y compris dans l’hypothèse où il se serait agi de l’ultime chance de survie. Malgré cette opposition on ne peut plus claire, les médecins ont tout de même procédé à une transfusion qui n’a pu, malheureusement, empêché l’issue fatale. La requête ainsi présentée au juge administratif soulève donc une vraie difficulté

391 C.E., Sect., 9 octobre 1964, Pioton, Rec. p. 458. 392 L’on peut à ce stade citer l’arrêt : C.A.A. Lyon, 29 juillet 1994, Stéfani, Rec. p. 661 rendu sur renvoi du C.E. (C.E., Sect., 28 juilet 1993, Min. de la défense c/ Stéfani, Rec. p. 232) La Cour de renvoi observe parfaitement la chose jugée en cassation. 393 C.E., Sect., 26 octobre 2001, Senanayaké, D.A., 2002, Comm. 40, note E. AUBIN ; D.A., 2002, p. 5, note A. MERSCH ; A.J.D.A., 2002, p. 259, note M. DEGUERGUE.

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juridique. Outre le dilemme moral qui se présente au médecin, l’affaire induit la complexe conciliation entre le devoir du médecin de sauver des vies et son obligation de respecter la volonté du malade. Ce problème n’avait encore jamais donné lieu à une réflexion de la part du Haut juge. Les juges de première instance ainsi que la Cour de Paris ont estimé que la responsabilité du médecin n’était pas engagée dans la mesure où aucune faute ne pouvait lui être imputée. Contre toute attente, le Palais Royal adopta une solution identique mais en censurant tout de même l’erreur de droit commise par les juges d’appel. En réalité, ces instances n’ont pas suivi un raisonnement analogue. La Cour se voit sanctionnée en ce qu’elle fait prévaloir de façon générale l’obligation pour le médecin de sauver la vie sur celle de respecter la volonté du malade. Selon le Haut juge, une telle voie ne peut être fixée de manière générale ; il opte, pour sa part, en faveur d’une solution pragmatique. En effet, pratiquant un contrôle de la proportionnalité, le Conseil estime que divers éléments doivent être pris en considération. Ainsi, aucune alternative thérapeutique ne doit être possible ; l’acte doit être indispensable à la survie et proportionné à l’état du patient. Autrement dit, le Palais Royal récuse la position des juges d’appel trop générale à son goût et envisage une solution qui dépendra essentiellement des espèces rencontrées. Il est cependant remarquable de noter que les décisions du Conseil et de la Cour se rejoignent sur le fond, rejetant la responsabilité du médecin. Pourtant, le Conseil censure en cassation l’erreur de droit commise par les juges d’appel. En réalité, il faut comprendre que la censure vise le fait pour la Cour de faire primer de manière générale l’obligation de sauver des vies sur celle de respecter la volonté du patient sans envisager une éventuelle conciliation. Mais surtout, le Conseil d’Etat semble condamner une Cour qui s’est immiscée dans un domaine trop sensible. Il ne tolère aucunement qu’une Cour règle un réel problème de société, problème dont il entend, de manière monopolistique, s’en réserver la maîtrise. En d’autres termes, dans cette hypothèse, le Palais Royal empêche la Cour de résoudre un contentieux aussi délicat et s’en assure la sauvegarde de manière à poursuivre pleinement sa traditionnelle fonction de « juris dictio ». Si la réserve des Cours se révèle spontanée la plupart du temps, une telle retenue est provoquée fondamentalement par le Conseil d’Etat qui enraye sans hésitation toute intervention des Cours dans un débat sensible juridiquement et socialement. L’affaire ici rapportée atteste parfaitement de ce que le Conseil n’entende pas autoriser les instances inférieures à résoudre des litiges épineux, et ce d’autant plus que le contentieux en cause soulève un vrai problème de société ! Car dans une telle situation, le prestige normatif du Haut Conseil en serait anéanti, chose impensable pour cette instance.

B. Un Conseil d’Etat qui a su rester en charge d’un contentieux supérieur. Il faut bien l’admettre, la réforme intervenue en 1987 a profondément modifié la structure de l’ordre juridictionnel administratif ainsi que les attributions du Conseil d’Etat, mais elle n’a pas réellement bouleversé le rôle normatif de cette juridiction qui a su conserver l’une de ses principales attributions : dire le droit. La création des Cours a pu, certes, suscité quelques réserves au sein du Palais Royal redoutant, en fait, une concurrence de leur part en matière jurisprudentielle. Néanmoins, les craintes s’estompent peu à peu, dès lors que l’on constate que le Haut juge n’a en rien perdu son pouvoir de fixer le droit dans les domaines les plus délicats. Et force est de constater que le Haut juge n’a pas, dès les premières années de fonctionnement des Cours, laissé de place à une possible intervention de ces instances dans l’entreprise normative. Ainsi, le Conseil d’Etat n’a nullement perdu le prestige qui était autrefois le sien dans l’œuvre « d’invention » du droit administratif. Nous pouvons d’ailleurs aisément le louer d’être à l’origine de

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décisions fondamentales qui ont véritablement permis de résoudre certains problèmes de société très délicats. L’affaire du foulard islamique semble témoigner tout à fait cette prise en charge par le Conseil d’Etat d’un débat sans doute plus sociologique que juridique. Il est vrai qu’une réelle question de droit était posée au Conseil, à savoir comment concilier le principe de laïcité qui doit régner au sein des établissements scolaires publics et la liberté de culte, de croyances et d’opinions qui devrait, quant à elle permettre aux élèves de porter des insignes religieux sans interdiction formelle. Mais cette difficulté présente avant tout un intérêt sociologique, car il ne faut pas occulter l’agitation publique qu’avait provoquée ce débat lorsque des jeunes filles s’étaient vues exclure de leur établissement pour ne pas avoir accepté d’ôter leur voile. Le Palais Royal n’a pas tardé à intervenir dans ce débat d’abord par un avis394 dans lequel il établissait clairement que les interdictions générales et absolues de porter tout signe marquant l’appartenance religieuse « entachent d’illégalité les règlements intérieurs d’établissements qui les édictent ». Puis, le Haut juge est intervenu au niveau contentieux. Saisi en tant que juge d’une telle difficulté395 , il confirme la position qu’il tenait dans son avis estimant de manière limpide que l’interdiction posée de manière générale et absolue de porter tout signe religieux s’avère illégale si elle n’est pas justifiée par des motifs tels que le prosélytisme, le trouble à l’ordre public, l’atteinte à la dignité ou à la liberté des élèves, l’incompatibilité avec le cours ou encore le bon déroulement de l’enseignement. Cette position reconnaît donc que l’exclusion d’une élève refusant de retirer son foulard pendant le cours d’éducation physique et sportive se révèle légale dans la mesure où le port de ce foulard risque de constituer un réel danger pour la sécurité de cette élève pendant un cours tel que l’éducation physique et sportive. Ainsi, dans l’hypothèse où le port de ces signes religieux constitue un obstacle au bon déroulement des enseignements crée un danger pour l’élève, l’interdiction prononcée par le proviseur de l’établissement devient justifiée396. Nul n’en disconviendra, ce problème particulièrement sensible dans la mesure où il appartient au juge de concilier des principes difficilement compatibles tels que la laïcité et la liberté de religion a été résolu par le juge suprême. Il a su prendre une position tout à fait remarquable reconnaissant que la laïcité n’est pas incompatible avec la liberté de culte à condition que le port de signes religieux reste discret, qu’il ne constitue nullement un acte de provocation ou de prosélytisme, et ne porte pas atteinte au bon déroulement des enseignements. Une intervention du Palais Royal s’avérait nécessaire et a permis, véritablement, de clore un débat social important. D’ailleurs, le Haut juge a continué, ponctuellement, de se prononcer sur cette difficulté afin de fixer les principales règles régissant le port de signes religieux. Il considère ainsi, que l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses ne fait pas obstacle à la faculté pour les chefs d’établissements et le cas échéant les enseignants, d’exiger des élèves le port de tenues compatibles avec le bon déroulement des cours, notamment en matière de technologie et d’éducation physique et sportive397. L’intervention du Conseil d’Etat se révèle donc considérable dans ce domaine qui présentait des questions épineuses. Mais surtout, dans une matière aussi sensible que la liberté de culte,

394 Avis du C.E., 27 novembre 1989, A.J.D.A., 1990, p. 39, note J.-P. C. ; R.F.D.A., 1990, p. 1, note J. RIVERO ; Les grand avis du Conseil d’Etat, 2ème édition, Paris, Dalloz, 2002, p. 315, obs. O. SCHRAMEK. 395 C.E., 2 novembre 1992, KHERROUA, Rec. p. 389 ; A.J.D.A., 1992, p. 790, Chron. C. MAUGUE et R. SCHWARTZ ; D., 1993, p. 108, note G. KOUBI ; J.C.P., 1993, n° 21998, note P. TEDESCHI ; L.P.A. 24 mai 1993, p.4, note G. LEBRETON ; R.D.P., 1993, p. 220, note P. SABOURIN ; R.F.D.A., 1993, p. 112, concl. D. KESSLER. 396 C.E., 10 mars 1995, Epx Aoukili, Rec. p. 122 ; A.J.D.A., 1995, p. 332, Concl. Y. AGUILA ; D., 1995, p. 365, note G. KOUBI ; J.C.P., 1995, n° 22431, note N’GUYEN VAN TUONG ; R.F.D.A., 1995, p. 631 ; confirmé par : C.E., 27 novembre 1996, Ligue islamique du Nord, p. 461 ; D.A., 1997, n°6 obs. R.S. ; J.C.P., 1997, n° 22808, note B. SEILLIER. 397 C.E., 20 octobre 1989, Epx Aît Ahmad, A.J.D.A., 2000, p. 165, note F de la MORENA.

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on s’aperçoit de nouveau que le Palais Royal a conservé l’entière maîtrise du pouvoir de décision. Il a, ainsi, répondu aux attentes tant des juristes que des populations touchées par ce problème. Sa jurisprudence mérite, à ce titre, d’être saluée. L’adoption d’une loi relative à la laïcité398doit, néanmoins, aujourd’hui déterminer le cadre juridique de la liberté de culte au sein des établissements scolaires publics, puisqu’elle prohibe, purement et simplement, le port de tout signe d’appartenance religieuse au sein de ces établissements. La loi doit, ainsi, restreindre désormais l’intervention du Conseil en la matière. Néanmoins, il faut reconnaître qu’en l’absence de toute loi, le droit était entièrement défini par le Conseil d’Etat. Un autre domaine tout aussi notable du point de vue sociologique atteste encore de la dynamique créatrice du Palais Royal démuni de toute instruction législative. Le scandale provoqué à l’échelle nationale par l’affaire du sang contaminé a suscité l’intervention du Conseil d’Etat qui a dû se prononcer sur la nébuleuse question de la responsabilité de l’Etat du fait de son activité de réglementation et de contrôle des centres de transfusion sanguine399. Là encore, il ne fait aucun doute que le Conseil est attendu d’un point de vue juridique, puisqu’il doit se prononcer sur la responsabilité pour faute de l’Etat, mais surtout sociologique dans la mesure où il devait solutionner une question considérable au regard des victimes de contamination par le virus du SIDA à la suite d’une transfusion sanguine. Nul doute que la décision du Palais Royal était particulièrement attendue en ce qu’elle résolvait un problème notable qui avait sensibilisé la population entière. L’année 1991 était marquée par de nombreux jugements rendus par les juridictions civiles admettant la responsabilité des centres de transfusion pour méconnaissance de leur obligation de délivrer des produits exempts de tout vice aux malades. Mais très vite fut mise en cause la responsabilité de l’Etat en raison de son activité de réglementation et de contrôle des produits sanguins. Le Conseil retint alors la responsabilité de l’Etat qui avait commis une faute dans son activité de contrôle des centres de transfusions en n’interdisant pas dès le 22 novembre 1984 l’utilisation des produits sanguins non chauffés alors que dès cette date l’Etat avait conscience des risques de contamination par les transfusions sanguines. Dans ce contexte, le Conseil considère que la responsabilité de l’Etat doit être engagée, non pas pour faute lourde comme l’avait préconisé la Cour400, mais pour toute faute. Cette décision s’avère remarquable en ce que le Conseil fournit une réponse à une question qui avait ému la société, et, en reconnaissant la responsabilité entière de l’Etat, apporte une certaine satisfaction aux victimes. Mais surtout, pour ce faire, le Haut juge a fait preuve de création et ne s’est nullement contenté du domaine juridique. Il a dû s’immiscer dans l’aspect scientifique du débat puisqu’il a, notamment, dû rechercher l’état des connaissances scientifiques quant à l’évolution de cette maladie qui était à l’époque largement inconnue ; s’est employé à étudier les connaissances de la science à ce moment des techniques susceptibles d’être usitées pour éviter toute transmission. Enfin, le juge a estimé que divers éléments auraient dû inciter l’Etat à faire preuve davantage de vigilance et notamment auraient dû le conduire à prohiber toute transfusion sans que les produits sanguins aient été préalablement chauffés. Là se trouvait constituée, selon la Haute Assemblée, la faute de l’Etat en ce domaine. Le Conseil a, ainsi, développé des investigations approfondies en la matière, et ne s’est pas limité au débat juridique. L’intervention de cette juridiction s’est donc révélée fondamentale et doit être honorée en ce qu’elle dénoue un délicat problème de société et fixe une solution équitable. Adoptant un régime de responsabilité « pour toute faute », le Conseil développe, en outre, une appréciation souple du lien de causalité qui, en règle générale, se révèle particulièrement complexe à établir entre la transfusion et la contamination.

398 Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant à une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. 399 C.E., Ass., 9 avril 1993, M.G., M.B., M.D., Rec. p. 110, précité. 400 C.A.A. Paris, 16 juin 1992, M.G., M.B., M.D., L.P.A., 24 juillet 1992, p. 8, Concl. DACRE-WRIGHT.

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L’Assemblée du contentieux reconnaît, en effet, que le simple fait d’avoir reçu des produits sanguins non chauffés après le 22 novembre 1984 permet d’engager la responsabilité de l’Etat quand la séropositivité est révélée après ces transfusions. Il revient ainsi à l’Administration de prouver que les produits sanguins étaient sains. La juridiction suprême de l’ordre administratif ne souffre donc pas réellement de la présence des Cours compétentes en appel. Ces dernières, si elles s’avèrent aptes à influencer le Conseil d’Etat et quand bien même cet impact se ressente à l’occasion de certaines décisions du Haut juge, n’en sont pas moins confinées dans un rôle subalterne dans lequel elles ne sont pas autorisées à intervenir efficacement dans le processus normatif. Pour preuve, le Palais Royal s’avère encore très attendu relativement aux délicats problèmes de société dont la résolution emporte des conséquences notables au regard de la population. Et si les bons offices du Conseil s’imposent dans ces questions de société telle une évidence étant donné son prestige normatif si ancien, il est certains domaines dans lesquels cette juridiction est obligée d’en retirer la maîtrise aux instances inférieures afin de poursuivre pleinement l’activité de juris dictio les concernant.

Chapitre 2 : L’affranchissement par le Conseil d’Etat de la compétence des Cours dans une matière spécifique : les procédures d’urgence.

La ferme détermination manifestée par le Palais Royal de rester présent et actif sur la

scène jurisprudentielle l’a conduit, dans un domaine particulièrement notable, à s’octroyer

l’exclusivité de la « juris dictio » en déchargeant les Cours de leur compétence

juridictionnelle en la matière. Le droit des procédures d’urgence réformé par la loi du 30 juin

2000 témoigne tout à fait de ce que le Conseil d’Etat a entendu, sans aucune équivoque,

conserver le pouvoir de fixer les grands principes régissant ce droit sans concéder de place

aux Cours administratives d’appel. Ainsi, la faculté pour les ordonnances de référé-

suspension de ne faire l’objet que d’un seul pourvoi en cassation auprès du Palais Royal401 lui

assure les moyens de maintenir son pouvoir de définir les grandes lignes de la réforme

(Section II) en retirant toute possibilité aux Cours d’intervenir dans le cheminement

jurisprudentiel.

La réforme des procédures d’urgence telle qu’issue de la loi du 30 juin 2000 fournit

l’occasion pour le Haut juge de revivifier sa fonction de création normative. Car si le Conseil

est intervenu de manière dynamique au titre de ses attributions consultatives de Conseiller du

401 Notons d’autant plus que les ordonnances de référé-liberté ne sont susceptibles que d’un appel dirigé directement auprès du Président du Conseil d’Etat, ce qui assure encore au Haut Juge la compétence exclusive pour statuer sur ces ordonnances en retirant surtout aux Cours toute compétence pour se prononcer et éventuellement fixer les règles de droit opportunes. Mais nous traiterons essentiellement du contrôle de cassation ainsi exercé par le Conseil d’Etat sur les ordonnances de référé-suspension au sein de notre deuxième paragraphe en ce qu’il atteste, de manière flagrante, de la volonté du Palais Royal de s’arroger les moyens de poursuivre sa mission d’élaboration de la jurisprudence de principe en la matière.

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gouvernement, ses apports se révèlent essentiellement jurisprudentiels puisque, notamment, il

précise, par une jurisprudence édifiante, les contours de la loi du 30 juin 2000. Dans ce

contexte, un constat s’impose, le Conseil d’Etat est véritablement l’organe central de la

réforme des procédures d’urgence (Section I).

Section I : Le Conseil d’Etat, organe central de la réforme des procédures d’urgence

entreprise par la loi du 30 juin 2000.

Le droit des procédures d’urgence ne serait sans doute pas ce qu’il est actuellement

sans l’initiative des Conseillers d’Etat dont les suggestions qu’ils ont pu évoquer se révèlent

en grande partie entérinées par le texte de loi du 30 juin 2000 (Paragraphe 1). Mais l’influence

de la Haute juridiction au sein du droit des procédures d’urgence s’est également et peut être

même essentiellement ressentie du fait de l’activité contentieuse du Conseil qui, par sa

jurisprudence, s’est employé à préciser les principes fondamentaux organisant cette matière

(Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Le Conseil d’Etat, instigateur du nouveau droit des procédures

d’urgence.

Les objectifs de la réforme résident en la nécessité de perfectionner le droit des

procédures d’urgence dont les lacunes de l’ancien régime sont apparues de manière évidente

aux yeux des membres du Palais Royal (A). Dans ce climat, les principaux apports de la

réforme, à savoir le référé-liberté, sont censés garantir une efficacité optimale du droit des

mesures d’urgence (B) en instaurant une « culture de l’urgence » au sein des juridictions

administratives.

A. Les objectifs de la réforme : redynamiser les mesures d’urgence.

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Avant de démontrer comment le Conseil d’Etat s’est érigé en véritable « artisan » de la

réforme intervenue (2), il convient de comprendre les raisons qui l’ont motivé à révolutionner

le droit de l’urgence (1).

1. La loi du 30 juin 2000 ou le palliatif d’un système de l’urgence obsolète.

Le droit des procédures d’urgence en vigueur avant la loi du 30 juin 2000 s’était

illustré par son caractère profondément lacunaire. Censé pallier le caractère non suspensif des

voies de recours régnant au sein de notre droit public402, ces procédures d’urgence devaient

permettre au juge de prendre des mesures conservatoires plus rapidement, afin de remédier à

la durée souvent excessive du traitement des affaires au fond. Pourtant, les procédures

d’urgence autrefois en place, et dont le sursis à exécution constituait le principal représentant

chargé d’assurer la suspension de l’exécution de l’acte à l’origine de l’illégalité causant un

préjudice difficilement réparable, n’ont pu décemment satisfaire les exigences des

administrés. L’usage « parcimonieux »403 du sursis à exécution a ainsi contribué à

l’insuffisance de ce droit de l’urgence justifiant une réformation profonde.

Le sursis à exécution requérait deux exigences très rigoureuses afin d’être accordé. En

effet, l’administré sollicitant la suspension d’une décision litigieuse devait faire état d’un

« moyen de nature à justifier l’annulation de cet acte ». Une telle condition s’entend en réalité

des moyens qui se révèlent de nature à justifier l’annulation de la décision relativement à

laquelle le sursis est requis. Ces moyens doivent donc s’avérer fondés, et il faut l’admettre, cet

impératif équivaut, finalement, à une espèce de pré jugement de l’affaire au fond, de sorte que

lorsque le sursis à exécution était octroyé, il était pratiquement certain que l’annulation de la

décision allait également être prononcée au fond.

Mais le sursis ne pouvait être accordé sans qu’une seconde exigence soit remplie.

L’administré devait, en outre, faire état d’un « préjudice difficilement réparable ». Un tel

préjudice s’entendait de conséquences difficilement réversibles dans les faits (…) qu’il serait

très difficile de faire disparaître « en fait » ou « en pratique » les conséquences de l’exécution

402 C.E., 2 juillet 1982, Huglo, Rec. p. 253. 403 Rapport Colcombet, Assemblée Nationale, Doc n° 2002, p. 9.

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de la décision404. Les conditions d’octroi du sursis à exécution s’avéraient donc très strictes.

Mais plus contestable encore était l’attitude du Conseil d’Etat quant à ces exigences puisqu’il

avait adopté une conception restrictive de ces impératifs qui valut, sans doute, l’échec de cette

procédure. Le Professeur CHAPUS remarque, d’ailleurs, à juste titre que « les conditions

d’octroi du sursis sont (…) déterminées avec beaucoup de rigueur405.

Dans un contexte aussi peu propice à introduire l’urgence dans le contentieux

administratif, la nécessité d’une réforme intense des procédures d’urgence se fit ressentir

notamment au sein des membres du Palais Royal.

2. Une réforme dont il faut rendre hommage au Conseil d’Etat.

Conscient de l’insuffisance des procédures d’urgence alors en vigueur, le Vice

Président du Conseil d’Etat, le Président LABETOULLE a jugé indispensable de constituer,

au sein même du Palais Royal, un groupe de travail chargé de réfléchir à une réforme censée

améliorer ces procédures.

Un groupe de travail a donc été institué par arrêté du 9 novembre 1997 et composé essentiellement de membres des juridictions administratives, des tribunaux administratifs, des Cours administratives d’appel et du Conseil d’Etat. Ce groupe de travail était ainsi présidé par le vice-président du Conseil d’Etat. L’idée d’une telle réforme s’avérait, en réalité, très attendue des juges, de la doctrine, mais aussi et peut être même surtout, des justiciables lésés dans leurs droits du fait de l’insuffisance des procédures d’urgence alors en place. Le projet de réforme élaboré par ce groupe de travail dès le 31 août 1997 a ainsi largement

inspiré le projet de loi déposé au Sénat en 1999, puis à l’Assemblée nationale, et aboutissant à

la loi du 30 juin 2000 enrichissant précieusement le droit des procédures d’urgence devant

notre juge administratif.

Le Palais Royal s’élève donc tel l’inspirateur de la profonde réforme intervenue il y a

maintenant presque cinq années. Organe central de cette matière, il faudra en outre admettre

que cette juridiction fixera de manière quasi-exclusive les grandes lignes de ce droit à travers

une jurisprudence de plus en plus abondante et novatrice406. Car, dans un contexte où une loi

apporte de profonds aménagements aux mesures d’urgence par la création d’un référé-

suspension ainsi que du référé-liberté, les lumières du Haut juge administratif devaient en

toute logique être conviées afin de définir de manière précise les conditions relatives à

l’organisation et à l’exercice de ces nouveaux référés.

404 R. CHAPUS, Droit administratif général, op. cit., p. 1273. 405 R. CHAPUS, Traité du contentieux administratif, Précis, 8ème édition, Domat, 1999, n° 1612, p. 1244. 406 Voir Paragraphe 2, Section I, Chapitre 2, Titre II, Partie I.

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B. Les profonds et attendus apports de réforme du 30 juin 2000.

Si le législateur s’est illustré en ce qu’il a remodelé le sursis à exécution en le

substituant par un « référé-suspension » aux exigences particulièrement assouplies (1), la

principale nouveauté de ce texte législatif réside en l’instauration d’un « référé-liberté »,

inédit en droit administratif (2).

1. La naissance du référé-suspension.

La première grande nouveauté de la réforme réside en l’instauration d’un référé-

suspension407 prenant la place du sursis à exécution. Certes, le pouvoir de suspension est de

longue date accordé au juge administratif, puisque ce pouvoir avait été alloué au Conseil

d’Etat par un décret en date du 22 juillet 1806408. Cette prérogative avait ensuite été étendue

aux tribunaux administratifs dès 1953. Mais cette faculté de suspendre ces actes était à

l’origine permise par le sursis à exécution dont les lacunes ont déjà préalablement été

démontrées.

Le référé-suspension vient donc remplacer l’ancienne procédure du sursis à exécution

et connaît des conditions de recevabilité profondément assouplies par le législateur409.

D’une part, l’exigence relative au moyen sérieux et de nature à justifier l’annulation de l’acte

se voit substituée par la simple prétention d’un « moyen propre à créer en l’état de

l’instruction un doute sérieux quant à la légalité de la décision », ce qui constitue un réel

assouplissement. En effet, alors qu’autrefois la nécessité du moyen sérieux aboutissait au pré-

jugement de l’affaire au fond, il est clair que, dorénavant, la réforme permet d’accorder plus

aisément le référé-suspension dans la mesure où il n’est plus requis qu’un simple « doute »

quant à la légalité de l’acte, certes, sérieux, mais qui, en aucun cas n’a pour effet de

présupposer de l’issue de l’acte au fond. Quant à la seconde condition posée au référé-

suspension par la loi du 30 juin 2000, l’urgence, celle-ci s’avère particulièrement édifiante

407 art. L. 521-1 du Code de Justice Administrative : « Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ». 408 G. ECKERT, « Du sursis à exécution au référé-suspension », Le nouveau juge administratif des référés. Réflexions sur la réforme opérée par la loi du 30 juin 2000, Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, sous la direction de P. WACHSMANN, Presses Universitaires de Strasbourg, n° 5, 2002, p. 111 et s. 409 Ainsi que, nous ne l’oublions pas, par la jurisprudence du Conseil d’Etat.

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puisqu’elle illustre tout à fait cette nouvelle « culture de l’urgence » qui doit, désormais,

imprégner l’esprit, l’attitude même du juge administratif. Venant remplacer l’ancienne

exigence du « préjudice difficilement réparable » qui conditionnait l’octroi du sursis à

exécution, l’urgence semble promettre elle aussi un sérieux adoucissement des critères

d’octroi de cette suspension. D’autant que l’absence sans doute délibérée de toute définition

de cette « urgence » de la part du législateur accordera une marge de manœuvre considérable

au Conseil d’Etat dans la détermination de cette exigence410.

L’assouplissement des conditions relatives à l’exercice et à l’obtention du référé-

suspension s’avère donc notable et surtout profitable dans la mesure où il permettra

assurément un traitement optimal de ce contentieux par le juge des référés. Mais à cet apport

considérable de la réforme des procédures d’urgence s’ajoute la principale nouveauté :

l’instauration d’un « référé-liberté ».

2. La création d’un « référé-liberté ».

Seconde grande nouveauté de la loi du 30 juin 2000, la naissance du référé-liberté

constitue un apport essentiel de la réforme. Le groupe de travail institué au sein du Conseil

d’Etat avait, là encore, constaté l’absence du pouvoir d’injonction du juge administratif à

l’égard de l’Administration qui représentait « une grave lacune dans la protection

juridictionnelle que la juridiction administrative apporte aux justiciables »411. Il a donc été

proposé la création d’un « référé-injonction ». L’adjonction du terme « injonction » au référé

est loin d’être naïve. Au contraire, le groupe de travail emploie ce terme en raison de

l’accroissement des prérogatives du juge administratif grâce à ce nouveau référé qui offre, de

manière inédite, au juge la possibilité d’intervenir efficacement dans le but de faire cesser

toute violation éventuellement portée à une liberté fondamentale.

Cette faculté résonne comme un apport essentiel de la réforme puisqu’elle permet, en

pratique, une réelle efficacité du juge administratif dans l’hypothèse d’un trouble causé à une

410 Voir infra pour de plus amples développements. 411 F. MODERNE, « Le référé-liberté devant le juge administratif », in Le nouveau juge administratif des référés, op. cit., p. 131 et spéc. p. 133.

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liberté fondamentale, alors que, autrefois, le juge faisait preuve d’une impuissance notoire

face à ces situations d’urgence qui plus est, lorsqu’une liberté fondamentale était touchée.

Ce nouveau « référé-liberté » vise donc à accorder au juge administratif le pouvoir de mettre

fin à toute atteinte occasionnée à une liberté essentielle, et lui reconnaît ainsi le droit de mettre

en œuvre à ce titre un véritable pouvoir d’injonction412. Certes, le législateur avait,

préalablement, eu l’occasion d’allouer, après pourtant une réticence caractérisée et longue, un

pouvoir d’injonction au juge administratif par la loi du 8 février 1995 appliquant cette

prérogative à toutes les juridictions administratives de droit commun. La réforme du 30 juin

2000 étend donc ce pouvoir d’injonction susceptible de s’exercer à titre conservatoire alors

que le jugement au fond n’est pas encore intervenu413. Dorénavant, le juge se voit reconnaître

un pouvoir d’injonction en matière de référé. Ainsi, en cas d’atteinte grave et manifestement

illégale portée à une liberté fondamentale par l’Administration, le juge administratif des

référés est autorisé à intervenir afin de faire cesser cette violation, et ce dans les quarante huit

heures414. Concrètement, le juge administratif est habilité à enjoindre à l’Administration de

mettre un terme à un agissement qui attenterait à une liberté, ou même de remédier à une

abstention qui méconnaîtrait une telle liberté. Cette nouveauté provoque une réelle révolution

au sein même des attributions du juge administratif puisqu’il s’élève alors en un organe de

défense immédiate des libertés fondamentales doté de pouvoirs particulièrement accrus dans

le sens de la protection de telles libertés.

La réforme ainsi réalisée du droit des procédures d’urgence se révèle réellement

précieuse en ce qu’elle bonifie les conditions d’exercice des principaux référés et

essentiellement en ce qu’elle banalise l’urgence au sein des juridictions administratives. Cette

réforme, censée introniser une « culture de l’urgence » au sein de ces instances

juridictionnelles apporte une véritable « révolution » au sein du paysage contentieux

français415. L’esprit tout entier de notre contentieux administratif se trouve ainsi remodelé et

articulé autour de la prise en compte de l’urgence. Néanmoins, si l’apport de la loi est

fondamental, il ne faut pas occulter le rôle du Conseil d’Etat en la matière. Car si les termes

de la loi semblent limpides, le Palais Royal a dû intervenir par sa fonction jurisprudentielle

afin d’expliciter les conditions d’organisation et d’exercice de ces nouveaux référés. 412 I. MONTEILLET, « La réforme des pouvoirs du juge administratif face à l’urgence », G.P., sept-oct. 2000, p. 1517. 413 P. WACHSMANN, « Une révolution dans les rapports entre le Juge et l’Administration », in Le nouveau juge administratif des référés, op. cit., p. 95 et spéc. p. 102. 414 art. L. 521-2 du Code de Justice Administrative. 415 E. GUIGOU, Intervention au Sénat, séance du 8 juin 1999, J.O. Débats, p. 3739. Ou encore, voir : P. GARREC, Intervention au Sénat, séance du 8 juin 1999, J.O Débats, p. 3740 : « Sous une apparence technique,[Le législateur] introduit une authentique novation, pour ne pas dire une révolution ».

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Paragraphe 2 : Le Conseil d’Etat explicitant les dispositions de la loi du 30 juin 2000.

Tant à l’égard du référé-suspension (A) que du référé-liberté (B), la jurisprudence

établie par le Conseil d’Etat s’avère capitale dans la mesure où elle détermine les principes

fondamentaux régissant cette matière. Ainsi, à travers une activité jurisprudentielle de plus en

plus abondante et novatrice, le Conseil s’érige tel l’organe habilité à définir les contours de la

loi du 30 juin 2000. Nul n’en disconviendra, il s’agit d’une mission particulièrement

glorieuse. En effet, le Haut juge effectue dans ces conditions, un usage efficace et notoire de

sa fonction normative, sans que les Cours ne soient autorisées, quant à elles, à s’introduire

dans ce ministère. En d’autres termes, le Conseil use, relativement au droit de l’urgence, d’un

pouvoir de création souverain qui ne souffre d’aucune concurrence émanant des instances

d’appel.

A. Le référé-suspension.

L’activité normative du Conseil d’Etat est, ainsi, dès les premières années

d’application de la réforme, apparue précieuse. Chargé de déterminer plus précisément les

conditions d’octroi du référé-suspension, le Conseil a, par sa jurisprudence, véritablement

explicité le texte du 30 juin 2000. Plus exactement, la jurisprudence du Palais Royal était très

attendue s’agissant des conditions posées par le législateur à l’octroi du référé-suspension. Les

décisions du Haut juge se sont avérées considérables et même indispensables essentiellement

quant à la condition relative à l’urgence. En effet, intrinsèquement, cette notion ne brille pas

par sa clarté. Certains416 soulignent d’ailleurs son ambiguïté. Le législateur n’a, en effet, pas

précisé ce qu’il fallait entendre par « urgence » et ce, sans doute délibérément, laissant cette

416 M. FOULETIER, « Le nouveau référé administratif », R.F.D.A., 2000, p. 963 et spéc. p. 969 : « L’exigence nouvelle de l’urgence est ambiguë. Le législateur n’en donne aucune définition. Sa reconnaissance est donc soumise à l’appréciation subjective de la juridiction».

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ambitieuse tâche au Conseil d’Etat. Et, chose édifiante, alors qu’à l’époque du sursis à

exécution le Conseil se montrait relativement sévère quant à l’octroi de ce sursis qui, de fait,

était assez peu accordé, le Haut juge, après la réforme, reconsidère sa position et adopte une

attitude de tolérance accrue à l’égard du référé-suspension.

C’est ainsi que la décision Confédération nationale des radios libres417 fournit la

première définition de l’urgence telle qu’elle est posée par la loi du 30 juin 2000. Le juge

suprême décide que cette condition doit être considérée comme remplie « lorsque la décision

administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt

public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre. » En cela, l’urgence

paraît relativement proche de l’ancienne condition liée au préjudice difficilement réparable.

Toutefois, le Conseil d’Etat apporte quelques nuances qui retracent tout à fait la volonté de la

réforme. En exigeant que le préjudice soit immédiat afin de prononcer la suspension, le Haut

juge insiste sur l’urgence qui doit, finalement, être omniprésente dans les esprits en matière de

référés. Autrement dit, le Conseil « ancre le référé dans l’urgence au sens commun du

terme »418. Mais surtout, le juge suprême abandonne l’exigence du préjudice difficilement

réparable afin d’accorder le référé ; et ceci doit assurément en faciliter l’octroi. Il semble,

ainsi, que la Haute Assemblée suive la position du juge civil des référés exigeant un préjudice

imminent mais non nécessairement irréparable.

La décision délivrée le 19 janvier 2001 précise donc parfaitement cette urgence. Plus

encore, le juge préconise à cette occasion une appréciation in concreto de l’urgence compte

tenu des particularités de l’espèce. Et, dans une nouvelle décision rendue le 28 février de la

même année419, la Haute instance souligne que l’urgence doit être appréciée « concrètement,

compte tenu des justifications fournies par le requérant », c’est à dire, « objectivement et

compte tenu de l’ensemble des circonstances de chaque espèce ». L’appréciation de cette

exigence s’effectue donc, dans les premières années d’application de la loi, de manière

concrète. Mais la jurisprudence du Conseil opérera une évolution quant à l’appréciation de

cette condition. De la même manière que P. DEBOUY estime que « le juge opère un bilan de

l’urgence au regard de l’intérêt qu’il peut y avoir à ce que l’acte s’applique et de l’intérêt à ce

417 C.E., Sect., 19 janvier 2001, Confédération Nationale des Radios Libres, A.J.D.A., 2001 p. 150, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN. 418 M. GUYOMAR et P. COLLIN, Chron. sous Confédération Nationale des Radios Libres, A.J.D.A. 2001, p. 150. 419 C.E., 28 février 2001, Préfet des Alpes Maritimes c/ Sté Sud-Est assainissement req. n° 229562 ; A.J.D.A., 2001, p. 461, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN ; D.A., 2001, Comm. 99.

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qu’il ne s’applique pas »420, le Haut juge consacre une nouvelle lecture de l’urgence421. Dans

ces décisions, la Haute Assemblée précise de manière limpide que l’urgence s’analyse « au

regard des justifications apportées par le requérant [et] de l’argumentation présentée en

défense ». En réalité, dans cette nouvelle détermination de l’urgence, le juge met en balance

l’intérêt de la suspension. Mais le cap semble vraiment franchi lorsque le juge intègre l’intérêt

général dans le cadre de l’étude de l’urgence. Dans une telle hypothèse, il ne fera pas de doute

que l’intérêt général en cause primera sur l’intérêt purement privé422.

Le constat le plus remarquable dans ce domaine réside en la précieuse contribution du

Conseil d’Etat à la détermination des exigences encadrant l’octroi du référé-suspension. Le

juge explicite ainsi les notions employées par le législateur mais dont aucune définition

précise n’avait été fournie. Dans ce contexte il est évident que la jurisprudence du Haut

Conseil s’avère fondamentale et véritablement constructive puisqu’elle détermine les contours

de la loi ! Or, de nouveau, l’on s’aperçoit de manière flagrante que les Cours administratives

d’appel n’ont apporté aucune règle particulière applicable en matière de référés. Le Palais

Royal est intervenu seul, il a exercé, dans ce domaine, pleinement sa mission d’élaboration

d’une jurisprudence porteuse de règles fondamentales régissant les nouveaux référés

administratifs. Et force est d’admettre qu’un constat en tous points analogues est de rigueur

s’agissant du référé-liberté.

B. Le référé-liberté.

Le référé-liberté s’inscrit parfaitement dans la tendance novatrice du juge administratif

suprême à améliorer le sort des procédures d’urgence devant les juridictions administratives

dans un sens essentiellement protecteur des droits des administrés et précisément des libertés

420 P. DEBOUY, « La suspension des décisions en matière d’urbanisme par la procédure du référé administratif », C.J.E.G., 2002, n° 584, Chron. p. 65 et spéc. p. 72. 421 C.E., 10 décembre 2001, Ministre de l’intérieur c/ Pérignon, n° 234896, confirmé par C.E., 25 avril 2001, Association des Habitants du littoral du Morbihan, D.A., 2001, n° 154 Concl. F. LAMY. 422 Voir en ce sens : C.E., 12 octobre 2001, Sté produits Roche, n° 337376 ; L.P.A., 2001, n° 249, p. 16, note J.-M. FEVRIER ou encore, C.E., 5 novembre 2001, Commune du Cannet des Maures, n° 234396 ; R.F.D.A., 2002, p. 177, où l’intérêt public qui s’attache à l’exécution immédiate d’une délibération approuvant un plan d’occupation des sols prévaut sur l’intérêt d’une société à réaliser un projet industriel ; C.E., 2 avril 2001, Communauté d’agglomération de Laval, n° 231874 ; C.E., 30 novembre 2001, S.A. Kerry, n° 233327 ; A.J.D.A., 2002, p. 232, note R. HOSTIOU, où l’urgence n’est pas remplie lorsqu’ est en cause un intérêt de santé publique ; C.E., ord., 12 avril 2002, Sté Brasil Tropical, n° 242979 où l’urgence est récusée lorsqu’un intérêt propre à l’ordre public est en cause ; C.E., 10 décembre 2001, Ministre de l’Intérieur c/ Pérignon, précité où un intérêt lié à la sécurité routière prime ; enfin : C.E., 21 février 2001, Préfet des Alpes maritimes c/ Sté Sud-Est assainissement, précité, où l’intérêt lié à l’environnement prévaut.

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fondamentales. Là encore, l’attitude du Conseil d’Etat se révèle relativement souple, ou

plutôt, nettement assouplie.

Ainsi, si la notion de « liberté fondamentale » n’est pas nouvelle, elle a pu susciter quelques

interrogations quant à sa délimitation. Le législateur n’a pas délivré de définition précise, et

ce, sans doute afin de laisser le champ libre au Conseil d’Etat et lui abandonner une certaine

marge de manœuvre dont il usera parfaitement.

La principale et première difficulté réside en ce que cette notion se révèle susceptible de

diverses acceptions. Si l’on a pu présenter la « liberté fondamentale » comme comprenant des

« libertés publiques » au sens de l’article 34 de la constitution de 1958423 ainsi que les autres

libertés dites « primordiales » et bénéficiant d’une garantie constitutionnelle424, il est

également possible de présenter ces libertés fondamentales telles que les grandes libertés

faisant l’objet d’une protection juridictionnelle.

Mais, il semble également loisible de reprendre la définition proposée par Bernard STIRN425

classant ces libertés en plusieurs et diverses catégories, dont les libertés de premier rang qu’il

juge « fondamentales » et comprenant la liberté de communication, d’association ainsi que le

droit d’asile426. Pourtant, plus édifiant demeure le raisonnement de notre Haut juge

administratif quant à la notion même de liberté fondamentale car, si dans un premier temps il

semble confirmer les positions doctrinales établies, il ne tarde pas, chose remarquable, à

assouplir de manière intense la définition de ces libertés fondamentales. Ainsi, en érigeant au

rang de liberté fondamentale la libre administration des collectivités locales posée par l’article

72 de notre Constitution427, le juge suprême se comporte réellement tel un organe favorable au

développement et à l’admission de ce référé. Cette décision atteste, ainsi, de la volonté du

Palais Royal de ne pas limiter le champ d’application du référé-liberté aux libertés

traditionnelles. La libre administration des collectivités locales ne faisant l’objet d’aucune

protection juridictionnelle particulière n’entrait pas intrinsèquement dans la catégorie des

libertés fondamentales entendues au sens de l’article L.521-2 du Code de justice

administrative. Néanmoins, cette réalité n’a pas empêché le Conseil d’y apercevoir une liberté

423 Comprenant notamment : la liberté d’aller et venir ; la liberté de pensée ; la liberté de religion ; la liberté d’association ; la liberté d’enseignement ; la liberté du commerce et de l’industrie ; la liberté syndicale. 424 Telles que : le droit à l’intégrité physique ; le droit au respect de sa vie privée et familiale ; la liberté de communication et de l’audiovisuel. 425 B. STIRN, Les libertés en question, 3ème édition, Montchrestien, 2000, p. 63. 426 Notons que la jurisprudence du Conseil d’Etat a confirmé cette position puisqu’il a élevé au rang de liberté fondamentale, la liberté d’aller et venir dans une décision en date du 9 janvier 2001, Deperthes, n° 228928 ; ou encore dans la décision rendue le 12 janvier 2001, Mme Hyacinthe, n° 229039 où le Conseil élève le droit d’asile au rang de liberté fondamentale. 427 C.E., Sect., 18 et 19 janvier 2001, Commune de Venelles, R.F.D.A., 2001, p. 378, Concl. L. TOUVET.

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fondamentale. En d’autres termes, le juge administratif suprême manifeste un comportement

docile prompt à un usage facilité et élargi de ce référé-liberté. Et force est de relever que

l’exemple ici analysé est loin d’apparaître isolé. La jurisprudence du Conseil d’Etat s’avère de

plus en plus abondante428.

La seconde condition relative au référé-liberté et tendant à faire état de « l’urgence » a,

elle-aussi, suscité quelques interrogations. Là encore, le Palais Royal est intervenu par sa

fonction de jurisprudence, afin de préciser le contenu de cette notion. Plus exactement, et ce

relativement récemment429. Il est vrai que jusqu’à l’adoption de cette décision, le juge des

référés semblait apprécier de manière analogue l’urgence dans le cadre des référés. L’arrêt

intervenu en 2003 ne remet nullement en cause l’analyse concrète de l’urgence comme elle

s’opère au sein du référé-suspension. Mais il apporte un nouvel élément afin de juger de

l’existence ou non de l’ urgence. Ainsi, il semble fixé que cette exigence doit être analysée au

regard de la finalité de l’article L521-2 du Code de justice administrative qui consiste à

« faire cesser très rapidement les situations attentatoires aux libertés fondamentales »430. Cette

décision met donc parfaitement en relief la différence existant entre le référé-suspension et le

référé-liberté. En réalité, il faut comprendre que la procédure de l’article L521-2 du Code de

justice administrative est guidée par la rapidité, et un délai de traitement spécifique réduit à

quarante huit heures. Ce délai très bref conditionne donc une appréciation particulière, c’est-

à-dire plus sévère, de l’urgence s’écartant de celle s’appliquant dans le cadre de l’article

L521-1 du code de justice administrative .

Nul n’en disconviendra, l’activité jurisprudentielle du Conseil d’Etat se veut

essentielle dans la détermination des principes régissant le nouveau droit des procédures

d’urgence institué par la loi du 30 juin 2000. Ce texte, particulièrement important, au

demeurant, se voit explicité par le Palais Royal qui, au gré de diverses décisions, comble les

silences de cette loi. Le droit des référés offre donc l’occasion au Conseil d’Etat de réaffirmer

son rôle normatif très efficace dans la détermination des règles entourant l’exercice de ces

référés. Dans ce contexte, les Cours administratives d’appel apparaissent telles les principales

« oubliées » de la grande réforme des procédures d’urgence.

428 Voir notamment, élevant au sens de « liberté fondamentale », les décisions du Conseil d’Etat suivantes : C.E., 9 janvier 2001, Deperthes, précité, pour la liberté d’aller et venir ; C.E., 12 janvier 2001, Mme Hyacinthe, précité, pour le droit d’asile ; C.E., 7 février 2001, Commune de Pointe à Pitre, n° 229921/22 pour la liberté d’expression des suffrages ; C.E., 28 février 2001, Casanova, A.J.D.A., 2001, p. 971, obs. I. LEGRAND et L. JANICOT pour le droit à l’emploi ; C.E., 12 novembre 2001, Ministre de l’intérieur c/ Farrhoud, pour le refus de délivrance d’un récépissé de demande d’asile territorial. 429 C.E., Réf., 28 février 2003, Commune de Pertuis, n° 254411 ; A.J.D.A., 2003, p. 1171, obs. P. CASSIA et A. BEAL. 430 Rapport du Sénat, n° 380, 26 mai 1999, p. 49.

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Section II : Les Cours administratives d’appel, les « oubliées » de la réforme du 30 juin

2000.

La réforme des procédures d’urgence s’est illustrée par la puissance du Conseil d’Etat

qui a, par ses décisions, véritablement explicité les termes de la loi du 30 juin. Mais l’autorité

du Conseil ne se limite pas à ses apports jurisprudentiels. L’influence de cette Haute

juridiction se manifeste essentiellement à travers l’exercice de son contrôle de cassation. Car,

si la loi du 30 juin 2000 s’est vue, pour l’essentiel, inspirée des travaux du groupe de travail

formé parmi les Conseillers d’Etat, ce texte a entendu clairement promouvoir les attributs du

Palais Royal. En effet, en limitant ces ordonnances de référé à une voie de recours ouverte

uniquement auprès du Conseil d’Etat (Paragraphe 1) le législateur exclut les Cours de manière

notable. Et il convient d’insister sur le fait que le contrôle de cassation qu’effectuera en ce

domaine le Palais Royal s’avèrera très rigoureux et assurera réellement à cette instance la

garantie de perpétuer son activité principale, la juris dictio (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : La compétence exclusive du Conseil d’Etat pour statuer sur les

ordonnances de référé-suspension.

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La seule faculté de former un pourvoi en cassation à l’encontre des ordonnances de

référé-suspension, tout comme la seule possibilité d’intenter un appel devant le Président du

Conseil d’Etat à l’encontre d’une ordonnance de référé-liberté emporte pour conséquence

regrettable d’évincer les Cours créées en 1987 du contentieux relatif aux mesures d’urgence

(A). Dans ce climat, le Conseil d’Etat exerce un contrôle de cassation très rigoureux dans la

mesure où, notamment, les exigences procédurales quant à la motivation se trouvent

renforcées relativement à ces ordonnances de référé (B).

A. Un facteur d’éviction des Cours.

Si les principales innovations promues par la loi du 30 juin 2000 résidaient en

l’instauration d’un référé-suspension et d’un référé-liberté, la reconnaissance par ce

législateur de la compétence exclusive du Conseil d'état pour statuer en cassation sur les

ordonnances de référé-suspension, ou encore pour se prononcer en appel sur les ordonnances

délivrées au titre de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative431 mérite tout notre

intérêt. Car, dans un tel contexte, les Cours administratives d’appel se révèlent totalement

évincées de la réforme. Elles ne sont nullement habilitées à exercer le double degré de

juridiction. Il serait plus juste de considérer d’ailleurs qu’elles n’interviennent pas réellement

en matière de référé, du moins, elles ne possèdent pas la faculté, dans ce domaine, de se

prononcer en faveur des principes applicables ou non dans le droit des procédures d’urgence.

Leur compétence d’appel proprement dite se trouve totalement annihilée, et force est

d’admettre que ces instances se trouvent exclues de ce contentieux pourtant abondant et

évidemment considérable étant donné la nouveauté des concepts à définir. Cette exclusion des

Cours du domaine de l’urgence paraît d’autant plus surprenante que ces organes ont fait leurs

preuves dans de nombreux contentieux à tel point, d’ailleurs que peu de matières sont écartées

de leur compétence d’appel432. Il faut, en réalité, interpréter la réforme excluant la

compétence d’appel des Cours en matière de référés comme la manifestation de la volonté

d’évincer ces juridictions d’un contentieux particulièrement remarquable. Bien évidemment,

431 Et plus exactement la compétence du Président du Conseil d’Etat. 432 Seuls le contentieux des élections municipales et cantonales, ainsi que l’appréciation de légalité relèvent en appel du Conseil d’Etat.

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l’exercice direct par le Haut juge d’un contrôle de cassation sur les ordonnances de référé-

suspension lui permettra assurément d’élaborer les grandes lignes du droit des procédures

d’urgence.

Car, finalement, il ne faut pas occulter que l’enjeu du contrôle de cassation pour le Conseil

d’Etat est, certes, de pouvoir continuer d’assumer sa mission de régulation, mais surtout, de

poursuivre pleinement sa mission d’élaboration de la jurisprudence !

Cette réalité rappelée, il est alors plus aisé de comprendre les raisons conduisant à mettre les

Cours à l’écart de ce contentieux. D’autant que l’examen en cassation des ordonnances de

référé-suspension ne cesse de croître433 et devient de plus en plus édifiant du point de vue de

l’élaboration des principes régissant ce droit. La suppression de l’appel s’agissant de la

procédure issue de l’article L.521-1 du Code de justice administrative ne suscite pas de réelle

controverse lorsque l’on a conscience que cela est nécessaire afin de respecter l’urgence, la

célérité conditionnant l’exercice de ces référés. Mais en réalité, il convient avant tout d’y

apercevoir un moyen pour le Conseil d’écarter les Cours de ce contentieux de plus en plus

valorisant. Car, en évinçant les Cours de cette matière, le Palais Royal sera assuré qu’elles

n’exerceront aucune concurrence du point de vue de l’activité normative.

En ne retenant que la compétence exclusive du Conseil d’Etat pour se prononcer sur les

recours exercés contre les ordonnances de référé-suspension ou même de référé-liberté, les

Cours ne peuvent s’immiscer dans le processus jurisprudentiel qui foisonne dans le cadre des

procédures d’urgence.

L’enjeu précis de l’exercice d’un contrôle de cassation par le Palais Royal sur les

ordonnances de référé-suspension se situe donc dans la nécessité de retirer de la compétence

des Cours un contentieux novateur et donc valorisant. L’objectif principal de la Haute

Assemblée, en effectuant cet examen, est exclusivement de maintenir sa fonction principale, à

savoir, dicter le droit dans un contexte nouveau où tout est à construire. D’ailleurs, afin de

réaliser un contrôle de cassation optimal, le Conseil a renforcé considérablement les exigences

procédurales relatives à la motivation de ces ordonnances.

B. Le renforcement des exigences quant à la motivation des ordonnances de référé-

suspension.

433 P. CASSIA, « Le contrôle de cassation sur les référés administratifs. Bilan de jurisprudence (1er janv-11 juillet 2001) », D.A., oct. 2001, p. 11.

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Le contrôle de cassation exercé par le Conseil d’Etat quant à la régularité externe des

décisions du juge des référés porte notamment sur leur motivation. Et il faut remarquer que

les exigences relatives à la motivation des ordonnances de référés ont été renforcées afin de

permettre au juge de cassation d’exercer un contrôle effectif de la légalité interne en le

mettant en mesure d’effectuer son contrôle de l’erreur de droit.

Ainsi, le Conseil requiert une motivation précise afin de pouvoir, en qualité de juge de

cassation, réaliser un examen complet et optimal de la légalité interne des ordonnances de

référé-suspension. L’on retrouve en l’occurrence la nécessité fondamentale pour le Conseil

d’exercer un contrôle de cassation complet en matière de référé-suspension afin de conserver

son rôle régulateur et surtout, afin de maintenir son rôle jurisprudentiel. Car, l’exercice d’un

contrôle de cassation entier permet en réalité au Haut juge de préserver son monopole

prétorien en la matière et de fixer les principales règles régissant le nouveau droit des référés.

Ainsi, le Conseil exige du juge du référé-suspension une motivation suffisante quant à

l’urgence, estimant qu’il appartient au juge des référés, afin notamment, de mettre le juge de

cassation en mesure d’exercer son contrôle, de faire apparaître les raisons de droit et de fait

pour lesquelles soit il considère que l’urgence justifie la suspension de l’acte attaqué, soit il

estime qu’elle ne la justifie pas434.

Le Conseil censure donc toute ordonnance accordant la suspension d’un acte pourvue d’une

motivation jugée trop sommaire435. En revanche, lorsque le juge rejette le moyen tiré de

l’urgence, la motivation peut être moins développée que lorsqu’il l’accueille. Mais une

motivation doit néanmoins apparaître dans l’ordonnance de rejet de ce référé-suspension.

Quant à l’exigence du doute sérieux quant à la légalité de l’acte, l’étendue du contrôle

de cassation est similaire à celui que le Conseil réalise pour l’urgence. Si le juge des référés

prononce la suspension, il doit indiquer avec précision le moyen regardé comme suscitant un

doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée »436. De nouveau, le juge de cassation

ne tolère pas une motivation trop générique lorsque la suspension est accordée. En effet, le

doute quant à la légalité de l’acte procède d’un véritable raisonnement juridique tenu par le

434 C.E., Sect, 25 avril 2001, Association des habitants du littoral Morbihan, précité. 435 C.E., 23 mai 2001, Ministre de l’Intérieur c/ Garosi, n° 232309 : est jugée insuffisante la motivation de l’ordonnance par laquelle le juge des référés « s’est borné à relever, sans préciser les considérations sur lesquelles il se fondait, que compte tenu de la profession du requérant, il y avait urgence à ordonner la suspension de la décision ministérielle retirant six points au permis de conduire de l’arrêté préfectoral constatant la perte de validité du permis du demandeur qui était pianiste de profession ; ou encore, voir : C.E., Sect., 28 février 2001, Préfet des Alpes Maritimes, précité, R.F.D.A., 2001, p. 408 pour un exemple d’ordonnance de référé-suspension insuffisamment motivée. 436 C.E., Sect., 20 décembre 2000, Ouatah, R.F.D.A., 2001, p. 371, Concl. F. LAMY ; A.J.D.A., 2001, p. 146, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN.

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juge des référés et doit donc à ce titre donner lieu à un véritable examen de cassation de la

part du Conseil afin qu’il contrôle la rectitude de ce raisonnement. Ceci constitue une

véritable aubaine pour notre Palais Royal puisque cela le conduit, en cassation, à décider s’il y

avait ou non lieu de prononcer la suspension dans l’espèce considérée. Le juge de cassation

prend ainsi part au débat juridique relatif à l’octroi ou non de la suspension requise. Et il faut

noter que cette participation du Conseil au choix de suspendre ou non ne lui est permise que

par l’exercice rigoureux de son contrôle de cassation. L’on assimile donc mieux les raisons

qui ont poussé le Conseil à évincer les Cours de ce débat : l’exercice d’un contrôle direct en

cassation assure au Palais Royal l’occasion d’imposer toute son autorité normative dans le

cadre de la procédure du référé-suspension.

D’ailleurs, il reste encore difficile de systématiser les exigences du Haut juge quant à la

motivation des ordonnances de suspension. Car, tantôt l’on s’aperçoit que les motivations trop

sommaires sont sanctionnées, tantôt l’on constate que le Conseil tolère une motivation « assez

sommaire ». Pour exemple, dans l’affaire rendue par la Section du contentieux du Conseil

d’Etat, Trans-Ethylène du 11 juillet 2001, le juge des référés se fonde sur la proximité

d’habitations pour ordonner la suspension de l’exécution de l’arrêté préfectoral approuvant le

tracé de canalisations de transports de produits chimiques. Le Conseil d’Etat, juge de

cassation, considère, de manière surprenante, que la motivation s’avère suffisante alors que le

juge se contente d’indiquer le moyen sur lequel il se fonde. Il s’agit, certes, d’une tendance

propice à l’octroi du référé-suspension. Mais, surtout, cet exemple atteste de ce que le juge de

Cassation décide en toute souveraineté de l’opportunité de la suspension ou non. Le Conseil

semble donc prendre en compte des considérations liées à l’opportunité de prononcer ou non

la suspension au gré des espèces. Et force est d’admettre que c’est par son contrôle de

cassation que la Haute Assemblée se permet de vérifier la rectitude du raisonnement

aboutissant à la suspension ou à son rejet. Le contrôle de la motivation se veut donc très

efficace. Lorsque le juge rejette, en revanche, la demande de référé437, l’ordonnance n’aura

pas à indiquer le moyen créant le doute sérieux requis traditionnellement438. Malgré tout, le

Conseil décide que, dans une telle hypothèse, le juge des référés soit tenu de viser « les

mémoires produits, analyser l’ensemble des moyens invoqués devant lui et citer les

dispositions en application desquelles il statue »439.

437 Voir : J.P. MARKUS, « La motivation des ordonnances refusant la suspension », A.J.D.A., 2003, p. 734. 438 C.E., 14 mars 2001, Aalilouch, n° 230268. 439 C.E., 14 mars 2001, Aalilouch, précité ; et, C.E., 15 juin 2001, Sté Robert Nioche et fils S.A., n° 230637.

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Cette série d’exigences relativement strictes quant à la motivation des ordonnances de

référé-suspension se justifie, en réalité, par la volonté du Palais Royal de s’octroyer un

contrôle optimal de la régularité interne des ordonnances. Le renforcement de ces exigences

relatives à la régularité externe s’explique en ce que la présence d’une motivation complète et

détaillée offre la possibilité pour le Conseil, juge de cassation d’analyser précisément la

régularité interne de l’ordonnance de suspension, et notamment de sa légalité.

La volonté du Conseil de contrôler de manière pointilleuse cette motivation au titre de la

régularité externe en cassation constitue les prémisses d’un contrôle de cassation très complet

effectué par notre Conseil sur ces ordonnances de référé, élément indispensable à la pérennité

de sa fonction de jurisprudence dans un cadre nouveau, l’urgence.

Paragraphe 2 : L’exercice par le Conseil d’un contrôle de cassation rigoureux, facteur

de sauvegarde de son pouvoir de dire le droit.

Le maintien par le Conseil d’Etat d’un contrôle de l’erreur de droit sur les ordonnances

de référé-suspension (A) ainsi que la faculté dont il fait de plus en plus usage de régler le

litige au titre de la procédure de référé (B) constituent des instruments efficaces du contrôle de

cassation. Ces éléments favorisent un exercice optimal du contrôle de cassation par le Palais

Royal et surtout lui assurent de conserver sa principale mission : élaborer la jurisprudence.

A. Le contrôle de l’erreur de droit.

Il est acquis que le juge des référés qui se prononce sur les conditions substantielles

d’octroi du référé-suspension procède à une appréciation souveraine qui ne donne de la part

du Conseil d’Etat lieu qu’à un contrôle de l’erreur de droit ou de la dénaturation. Déjà dans le

cadre du sursis à exécution, le Conseil avait posé l’appréciation souveraine des premiers juges

et non de la qualification juridique exercée par le juge de cassation440.

Le constat semble similaire dans le cadre de la réforme entreprise en 2000. En effet, le

Conseil refuse d’exercer un contrôle de la qualification juridique sur la condition de

l’urgence441. Il se limite donc à un contrôle de l’erreur de droit sur cette notion442. Il a pu

440 C.E., 5 novembre 1993, 2 espèces, S.A. Immobilière de construction La Gauloise et ville de Strasbourg, A.J.D.A., 1993, p. 844, Chron. C. MAUGUE et L. TOUVET. 441 C.E., Sect., 25 avril 2001, Association des Habitants du Littoral Morbihan, précité.

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notamment être avancé que le concept d’urgence faisait partie des « normes formulées en

termes d’échelles de valeurs de sens commun » telles qu’entendue par Messieurs MASSOT,

FOUQUET, STAHL et GUYOMAR443 et qui sont traditionnellement laissées à l’appréciation

souveraine des juges du fond444. A ce sujet, le Conseil rejoint donc la position de la Cour de

cassation qui, elle aussi, abandonne l’urgence à l’appréciation des juges du fond445. Dans ces

conditions, le Conseil n’effectue qu’un contrôle de l’erreur de droit quant à l’urgence requise

dans le référé-suspension446.

La seconde condition liée au doute sérieux induit elle-aussi un contrôle similaire à

celui qu’effectue le Conseil sur l’urgence. Le contrôle de ce doute sérieux relevant de

l’appréciation souveraine du juge des référés, le juge de cassation n’exerce qu’un examen de

l’erreur de droit447. D’autant que le rejet d’une demande de suspension donne lieu à un

examen semblable448. A ce stade, l’étendue du contrôle de l’erreur de droit suscite tout notre

intérêt. En effet, la volonté constante du Palais Royal de conserver sa fonction régulatrice et

d’élaboration du droit a conduit le juge de cassation à préconiser un contrôle étendu de

l’erreur de droit s’agissant du doute sérieux quant à la légalité de l’acte449. A l’occasion de

cette décision, le Conseil d’Etat accorde au contrôle de l’erreur de droit des décisions

prononçant la suspension la même étendue que le contrôle de l’erreur de droit exercé dans le

cadre de la cassation en excès de pouvoir vis à vis des décisions rendues au principal. Ainsi, et

alors que le commissaire SCHWARTZ proposait de retenir un contrôle minimal de l’erreur de

droit dans le cadre du référé-suspension, limitant cette erreur à une « erreur grossière de

l’Administration450, le Palais Royal s’écarte de la volonté de son commissaire pour

promouvoir l'exercice d'un contrôle étendu de l’erreur de droit. La principale critique suscitée

par une telle position résidait notamment en ce qu’en effectuant un contrôle approfondi de

l’erreur de droit, le Conseil d’Etat amenait le juge des référés à se conduire tel un juge du 442 C.E., 14 mars 2001, Ministre de l’Intérieur c/ Ameur, D.A., 2001, Com. n° 124 ; R.F.D.A., 2001, p. 673, Concl. DE SYLVA. 443 J. MASSOT, O. FOUQUET, J.-H. STAHL, et M. GUYOMAR, Le Conseil d’Etat juge de cassation, op. cit. 444 Voir : M. GUYOMAR et P. COLLIN, « L’urgence doit-elle, pour l’application des nouvelles procédures de référé, être appréciée de manière objective ou subjective ? », Note sur : C.E., Sect, 28 février 2001, Préfet des Alpes Maritimes et Sté sud-est assainissement, A.J.D.A., 2001, p. 461 et Spéc. p. 467. 445 Cass. Soc., 25 mars 1965, Bull. Cass., V, n° 68. 446 C.E., 14 mars 2001, Commune Goutrens ; C.E., Sect., 11 juillet 2001, Sté Trans-Ethylène et Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, Rec. p. 374. 447 C.E., 6 avril 2001, France Télécom, n° 230338. 448 C.E., 16 février 2001, Breucq, n° 229246. 449 C.E., Sect., 16 mai 2001, Ministre de l’Economie et des Finances c/ Rival, n° 230980 450 Rappelons les termes mêmes du Commissaire SCHWARTZ : « Ce n’est pas tant l’erreur éventuellement commise par le juge dans l’interprétation de telle ou telle règle de droit que vous devez sanctionner que l’erreur commise par le juge en appliquant une règle inapplicable ou en se trompant dans la règle applicable. Le juge du référé-suspension peut se tromper dans l’interprétation de la norme au cas d’espèce mais vous ne serez pas nécessairement conduit à le censurer si la norme mise en œuvre n’est pas inapplicable ou inadaptée ».

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fond, juge de la légalité de la décision. Or, une telle attitude était tout à fait inconciliable avec

l’esprit même de la loi du 30 juin guidée par l’urgence et ne saurait permettre, ainsi, au juge

statuant en référé, c’est à dire en urgence, d’exercer un examen de la légalité de la décision

aussi approfondi que celui que réalise le juge statuant au fond. Ainsi, le contrôle étroit exercé

par le Conseil sur le raisonnement suivi par le juge des référés était incompatible avec

l’objectif même de la réforme : l’urgence. Et au lieu de limiter l’erreur de droit à la

désignation comme moyen sérieux de la violation d’un texte inapplicable, le Conseil a opté en

faveur d’un contrôle portant sur la rectitude du raisonnement juridique qui a amené le juge des

référés à estimer que le doute, sérieux était vérifié. Autrement dit, par un contrôle étendu de

l’erreur de droit, le Conseil se réserve le droit de juger du bien fondé ou non du doute

sérieux451 ! Une analyse aussi approfondie de l’erreur de droit semble dans ce domaine mal

venue étant donné l’office du juge des référés qui doit statuer en urgence et ne peut donc

exercer un contrôle du doute sérieux aussi intense que celui qu’effectue un juge de la légalité

statuant au principal.

Dans ce contexte, une évolution jurisprudentielle quant à l’étendue de l’examen de

cette erreur de droit semblait nécessaire. La décision de Section du 29 novembre 2002,

Communauté d’Agglomération Saint-Etienne Métropole452 marque un assouplissement de

l’étendue de l’erreur de droit dans le cadre du référé-suspension. Plus exactement, le Conseil

préconise un contrôle retenu de cette erreur de droit qui doit désormais « tenir compte de

l’office du juge des référés ». Ainsi, lorsque le Conseil apprécie le raisonnement suivi par le

juge des référés, il prend acte des pouvoirs limités que détient ce juge du fait de l’article

L521-1 du Code de justice administrative. L’examen se limite désormais aux « erreurs

grossières » telles que le proposait le commissaire SCHWARTZ, ou encore à « l’erreur de

droit manifeste » ou « l’erreur de droit mixte »453. Il faut ainsi entendre cette erreur comme

réalisée dans l'hypothèse ou le juge des référés se serait lourdement trompé. Cette approche

s’avère beaucoup plus juste dans la mesure où le juge de l’urgence est un juge de l’évidence

451 Notons que dans la décision Rival, le Conseil d’Etat annule l’ordonnance accordant le référé-suspension au motif que « le juge des référés du Tribunal administratif de Montpellier a commis une erreur de droit dans l’interprétation et la combinaison des dispositions législatives et réglementaires applicables à l’accès au corps des inspecteurs de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes », ce qui atteste de l’analyse très poussée du Conseil sur le raisonnement suivi par le juge des référés, alors qu’il s’agit d’un juge censé statuer en urgence. 452 C.E., Sect., 29 novembre 2002, Communauté d’Agglomération Saint-Etienne Métropole, A.J.D.A., 2003, p. 278, obs. F. DONNAT et D. CASAS. 453 L. VALLEE, Concl. Sur C.E., Sect., 29 novembre 2002, Communauté d’agglomération de Saint Etienne Métropole, précité.

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ce qui justifie que l’on ne peut exiger de cet organe un examen de la légalité aussi intense que

celui du juge statuant au fond454.

Toutefois, il est de rigueur de souligner que le contrôle réalisé par le Haut juge

demeure un contrôle de l’erreur de droit. Il est vrai que, dans l’esprit de la réforme motivée

par l’urgence l’on aurait pu concevoir un simple contrôle de cassation limité à la dénaturation.

Or, ce n’est pas la voie qu’a choisie le Palais Royal. Même s’il assouplit l’analyse de l’erreur

de droit, le Conseil conserve l’exercice de ce contrôle. Et précisément, il n’est pas inutile de

rappeler que la censure de l’erreur de droit assure au juge suprême la pérennité de sa mission

de régulation et d’élaboration de la jurisprudence inhérente à l’office d’une juge de cassation.

Il semble alors manifeste que le Conseil ait souhaité, en conservant l’examen de l’erreur de

droit, poursuivre son contrôle du raisonnement juridique suivi par le juge des référés. De la

sorte, le Conseil préserve son contrôle de la rectitude du raisonnement mis en œuvre par le

juge accordant la suspension, ce qui lui permet concrètement d’exercer pleinement son office

de régulateur du droit. Mais surtout l’usage accru de la faculté offerte par l’article L821-2 du

Code de justice administrative habilitant le juge à régler l’affaire au fond « si l’intérêt d’une

bonne administration de la justice le justifie », et appliquée au contentieux du référé garantit

réellement au Conseil d’Etat la conservation de sa principale mission : élaborer la

jurisprudence.

B. L’évocation au titre de la procédure du référé.

A l’instar de la faculté qui lui est ouverte en qualité de juge de cassation des décisions

rendues en dernier ressort au principal par l’article L821-2 du Code de justice

administrative455, le Conseil évoque de plus en plus après cassation d’une ordonnance de

référé-suspension, l’affaire au titre de la procédure de référé. Autrement dit, comme lui est

ouverte la possibilité, lorsqu’il statue au principal, de régler l’affaire au fond après avoir

censuré la décision d’appel quand il s’agit d’un second pourvoi, ou lorsque « l’intérêt d’une

454 Pour une illustration de la décision Communauté d’agglomération Saint Etienne Métropole, voir : C.E., 30 décembre 2002, Carminati, A.J.D.A., 2003, p. 1065, note O. LE BOT. 455 Art. L.821-2 du Code de justice administrative. « S’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort, le Conseil d’Etat peut soit renvoyer l’affaire devant la même juridiction statuant, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation, soit renvoyer l’affaire devant une autre juridiction de même nature, soit régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie. Lorsque l’affaire fait l’objet d’un second pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat statue définitivement sur cette affaire ».

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bonne administration de la justice le justifie »456, le Palais Royal, juge de cassation des

ordonnances accordant une suspension, est autorisé, après cassation, à se transformer en juge

des référés et à régler le litige au titre de la procédure de l’article L821-1 du Code. L’usage de

ce droit, par analogie au mécanisme existant au principal devient de plus en plus fréquent, le

Conseil mentionnant nettement dans ses décisions, statuer en vertu de l’article L821-2 du

Code. Et, constat remarquable, agissant initialement en qualité de juge de cassation, le Haut

Juge se mue en véritable juge des référés du fait de la mise en œuvre de cette évocation. Une

telle faculté s’avère ainsi particulièrement salutaire dans la mesure où, grâce à cette pratique,

le Conseil est apte à adopter des décisions de principe en matière de procédure de référés,

c’est à dire d’être à l’origine des grandes règles régissant l’exercice du référé-suspension.

Ainsi, par exemple, dans une affaire jugée le 23 février 2001457, le Conseil règle

l’affaire au titre de la procédure de référé-suspension engagée et précise la notion de « doute

sérieux », avant de l’exclure du cas d’espèce.

De même, l’évocation a permis à notre juge suprême d’apporter des précisions considérables

quant à la manière d’examiner le doute sérieux et l’urgence en matière d’urbanisme. A

l’occasion de deux espèces jugées en 2002458, le Palais Royal a usé de la procédure de l’article

L821-2 par analogie pour finalement décider d’une part que la protection des paysages peut

conduire à différer la construction d’une éolienne projetée par un particulier459. D’autre part, il

a précisé que la protection de l’environnement ne saurait être utilement invoquée à l’encontre

de l’autorisation d’ouverture de la seule décharge de déchets ménagers des Alpes Maritimes

alors même que la seule inertie des pouvoirs publics justifie l’absence d’alternative460. Nul

doute que ces décisions fournissent des précisions conséquentes en matière d’urbanisme et

que l’évocation au titre de la procédure de l’article L521-1 du Code a véritablement permis au

Conseil d’Etat de statuer en juge des référés fixant des principes importants au sein de cette

matière. A ce propos, et à juste titre d’ailleurs, il a pu être avancé : « Soit en creux quand il

confirme une décision du juge ordinaire, soit directement lorsqu’il décide souverainement

d’évoquer après cassation l’affaire au fond, le Conseil d’Etat exerce sa magistrature en

456 Voir, pour plus de développements quant à ce standard : Paragraphe 1, Section II, Chapitre 2, Titre I, Partie II. 457 C.E., 23 février 2001, Ministre de l’Intérieur c/ Traïka, A.J.D.A., 2001, p. 468, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN. 458 C.E., 25 novembre 2002, Ministre de l’équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer c/ Astoul, n° 248423, et C.E., 29 novembre 2002, Commune de Lirac c/ S.A.R.L Chaux et ciments, n° 244873, A.J.D.A., 2003, p. 1290, note P.-P. DANNA. 459 1ère espèce. 460 2ème espèce.

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encadrant l’interprétation des nouvelles dispositions »461 . Cette faculté d’évocation offre donc

de grandes perspectives de fixation du droit dans le cadre du référé-suspension462 . Mais cette

évocation n’est pas limitée au référé-suspension. Elle peut s’exercer également dans le cadre

de la procédure de tri de l’article L. 522-3 du Code de justice administrative463. Ainsi, dans

l’hypothèse d’une ordonnance de rejet adoptée en vertu de cette disposition, seul un recours

en cassation sera ouvert à son encontre devant le Palais Royal. C’est pourquoi, le Conseil,

saisi d’un appel formé contre une telle ordonnance a dû reformuler le recours en un pourvoi

en cassation464. Et, après avoir censuré cette ordonnance, le Conseil usa de l’évocation pour

considérer, en qualité de juge des référés, que le refus de titularisation ne portait pas, en

l’espèce, atteinte à une liberté fondamentale. De nouveau, en réglant le litige en qualité

d’organe compétent en matière de référé, le Palais Royal intervient dans un domaine qui, en

principe, relève de manière souveraine du juge de l’urgence.

L’usage de l’évocation en matière de référés par analogie à l’évocation au fond

constitue en réalité le principal instrument à la disposition du Conseil d’Etat afin d’intervenir

dans le cadre de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative, et ce en qualité de juge

des référés, lui assurant ainsi le pouvoir de fixer les jurisprudences de base. Cette faculté

s’avère donc parfaitement efficace pour le Conseil d’Etat en ce qu’elle lui permet de

poursuivre pleinement l’exercice de sa fonction de jurisprudence, mission essentielle,

d’ailleurs, dans les premières années d’application de la loi du 30 juin 2000. Il est vrai que par

cette pratique, l’on assiste à un Conseil d’Etat qui exerce des offices proches de ceux d’un

juge d’appel, mais, en contrepartie, cela garantit aux justiciables une résolution rapide des

litiges, et surtout, assure au Palais Royal le pouvoir de conserver sa mission si chère

d’élaboration de la jurisprudence. Il faut comprendre que c’est cette faculté d’évocation qui

permet au juge de cassation de fixer les critères d’application des nouveaux référés

administratifs et donc d’être à l’origine des principales règles relatives au droit des procédures

d’urgence.

461 P.-P. DANNA, note précitée, A.J.D.A, 2003, p. 1290 et spéc. p. 1293. 462 On peut également citer l’arrêt du C.E., 30 décembre 2002, Carminati, précité par lequel, usant de l’évocation, le Conseil se transforme en juge des référés et considère que le moyen tiré de l’inconventionnalité des dispositions du Code rural issues de la loi du 26 juillet 2000 avec les stipulations de la C.E.S.D.H. et de l’article 1er de son protocole additionnel n’est pas de nature à faire naître un doute sérieux. Appliquant la décision Communauté d’agglomération Saint Etienne Métropole précitée, le Conseil considère que l’inconventionnalité n’était pas flagrante, elle ne pouvait donc être relevée par le juge des référés. 463 art. L.522-3 du Code de justice administrative : « Lorsque la demande ne présente pas un caractère d’urgence ou lorsqu’il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée, le juge des référés peut la rejeter par une ordonnance motivée sans qu’il y ait lieu d’appliquer les deux premiers alinéas de l’article L522-1 ». 464 C.E., Sect, 28 février 2001, Casanova, A.J.D.A., 2001, p. 971, obs. I. LEGRAND et L. JANICOT.

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Le contentieux de l’urgence fournit donc l’occasion au juge administratif suprême de

revivifier sa fonction de jurisprudence, son rôle normatif en se posant comme l’artisan et

l’acteur principal de la réforme des procédures des référés. Il se révèle à l’origine des

nouvelles et essentielles règles régissant l’exercice et l’octroi de ces référés. Un constat

semble certain, la réforme concède bien peu de place aux Cours. Elles se sont vues retirer leur

compétence d’appel en matière de référés, et force est d’admettre qu’elles ne participent

nullement à la construction de ce droit. La tâche de façonnage de cette matière s’avérait

ambitieuse pour le Conseil d’Etat, mais surtout valorisante puisqu’il était amené à décider de

manière prétorienne et souveraine des principes fondamentaux encadrant ces procédures.

Autrement dit, dans une entreprise aussi valorisante, les Cours se sont vues évincer, elles ne

détiennent aucune voix active dans le processus décisionnel entièrement dirigé par le Conseil.

Et il est notable de souligner que c’est par sa fonction de cassation que le Conseil d’Etat

préserve son rôle normatif en ce domaine. La compétence exclusive du Conseil en cassation

sur ces ordonnances de référé-suspension favorise, en effet, l’exercice optimal de la mission

de régulation qui incombe à un juge de cassation puisque le contrôle réalisé directement par le

Palais Royal résorbe de manière rapide les errements de jurisprudence des premiers juges.

D’autant que, en intervenant en cassation sans passer par la phase de l’appel, la jurisprudence

de principe relative au contentieux de l’urgence est prestement fixée. Tout est réuni afin que

le Conseil assure au mieux son rôle de régulateur veillant à l’unité du droit. Mais surtout, en

s’octroyant la faculté de statuer sur ces affaires en qualité de juge des référés et en évoquant le

litige à ce titre, le Conseil s’est accordé le moyen de poursuivre son activité première : fixer le

droit. Dans ce cadre, l’éviction des Cours ne se révèle nullement innocente. Dans un domaine

où tout reste à bâtir, où l’édifice jurisprudentiel n’est pas encore construit, le Conseil a

souhaité clairement s’en réserver la maîtrise de manière souveraine. Et s’il est le principal

inspirateur de la réforme des procédures d’urgence, il en est aussi et surtout le principal

artisan puisqu’il définit les règles d’octroi et d’exercice de ces nouvelles pratiques. Sans

omettre que, outre le rôle foncièrement dynamique du Palais Royal dans la détermination des

principes relatifs à ce droit des référés, le Haut juge est devenu un véritable juge régulateur de

l’action administrative, dans la mesure où il est désormais autorisé à paralyser les effets des

actes administratifs465.

465 S. OVERNEY, « Le référé-suspension et le pouvoir de régulation du juge », A.J.D.A., 2001, p. 174.

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Les relations Conseil d’Etat - Cours administratives d’appel se placent donc dans une logique de dépendance des secondes au premier. Cette domination hiérarchique du Palais Royal lui assure, ainsi, une domination jurisprudentielle. Et même si la résistance des Cours peut parfois permettre au Haut juge de repenser sa propre jurisprudence, nul doute que les Cours ne disposent guère de latitude pour s’immiscer et participer au processus normatif. Elles se voient confiner dans un rôle de réception des décisions issues du Conseil et d’exécutantes donc de sa jurisprudence sans avoir de place dans l’initiative jurisprudentielle. La censure des Cours par le Haut juge s’avère ainsi très, voire trop, fréquente et la crainte d’une telle censure dissuade tout à fait les juges d’appel d’opérer une tentative de dissidence ! Le constat le plus regrettable dans cette réalité réside en ce que, finalement, il n’existe pas de

réel dialogue entre ces instances, dialogue qui, sans doute, susciterait des avancées juridiques

notables.

Et il faut noter que la censure ne constitue pas l’unique arme à la disposition de la Haute

Assemblée pour conserver le monopole de l’initiative du Droit ! Cette juridiction parvient

également à retirer de la compétence des Cours les contentieux nouveaux où tout le droit reste

à bâtir. Le droit des procédures d’urgence revisité par la réforme du 30 juin 2000 atteste tout à

fait de ce que le Conseil ne saurait tolérer que les Cours, organes inférieurs, soient admises à

fixer les jurisprudences à l’origine des principes fondamentaux régissant cette matière. Le

Conseil a, ainsi, supplanté les Cours dans ce contentieux ! La compétence exclusive du

Conseil en cassation des ordonnances de référé-suspension permet, en effet, de retirer ce

domaine du rôle des Cours.

Le Palais Royal se révèle donc tel un organe supérieur tant structurellement que dans

le cadre de l’exercice du pouvoir normatif. Son rôle jurisprudentiel quasi-souverain n’est

nullement entamé par la présence des Cours qu’il a su cantonner dans une mission subalterne

de réception et d’application du droit qu’il dicte. Et la mission de cassation qui lui est dévolue

depuis 1987, loin d’anéantir sa propension à créer du droit, s’avère en réalité porteuse de

divers instruments lui assurant la pérennité de sa fonction de jurisprudence. De la sorte, le

Haut juge français a su se réserver la maîtrise d’un contentieux supérieur. Car, cet organe,

inventeur du droit administratif, n’a pu décemment admettre de perdre, de déléguer sa

principale mission de juris dictio à des instances nouvellement créées et qui plus est

subordonnées. La mission de cassation n’a nullement retiré au Conseil une telle compétence.

Au contraire, son intervention demeure, de nos jours, prioritaire dans le cadre de contentieux

sensibles et nouveaux ; le Conseil d’Etat continuant de fixer les principales jurisprudences !

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PARTIE II : UN CONSEIL D’ETAT SE RESERVANT LA MAITR ISE D’UN CONTENTIEUX « SUPERIEUR ».

Il est de rigueur de faire cesser toute affirmation selon laquelle la mission de cassation

dévolue au Palais Royal lui ferait perdre l’une de ses compétences essentielles : fixer la

jurisprudence de principe régissant la matière administrative.

Certes, si le Conseil a fondamentalement forgé ce droit, il faut en trouver les raisons dans

l’approche particulièrement factuelle qu’il effectuait et qui lui assurait, au gré des espèces, de

fixer diverses de nombreuses règles organisant cette matière. La fonction de cassation lui

retirant l’approche factuelle, il était logique que l’on envisageât une éventuelle perte de son

pouvoir de dire le droit, et de sculpter le droit administratif.

Pourtant, le bilan qu’il est possible de dresser, après quelques vingt années d’activité

du Conseil en qualité de juge de cassation, se révèle plutôt positif. Loin de s’en remettre à la

« merci normative » des Cours, le Palais Royal, au contraire, s’octroie les moyens de

conserver ce monopole décisionnel. Autrement dit, le pouvoir normatif demeure encore

l’apanage du Conseil d’Etat, juge de cassation, sans que la présence des Cours, dont le poids

des arrêts ne cesse malgré tout de croître, ne concurrence nullement la fonction de

jurisprudence du Conseil au sens où par cette fonction, le Palais Royal, définit toujours les

grandes lignes du droit administratif.

Mais si le Conseil intervient encore de manière dynamique sur la scène

jurisprudentielle (Titre second), il faut savoir que c’est cet organe même qui s’est arrogé

divers moyens lui garantissant la sauvegarde de sa fonction première : maîtriser l’évolution du

droit administratif jurisprudentiel (Titre premier).

- Titre premier : Les moyens usités par le Conseil afin de retenir les affaires

« sensibles ».

- Titre second : Un Conseil d’Etat toujours à l’origine des jurisprudences de

principe du droit administratif français.

TITRE I : Les moyens usités par le Conseil afin de retenir les affaires sensibles.

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Si la fonction de cassation n’est attribuée au Palais Royal à l’égard des Cours

administratives d’appel qu’en 1987, une telle compétence n’est pas inédite puisque le Haut

juge exerçait déjà ce rôle à l’égard des juridictions spécialisées Et, le principal enjeu étant,

lors de l’avènement de cette instance au rang de juge de cassation, de conserver son pouvoir

normatif, le Conseil a mis certains instruments inhérents à la mission de cassation au service

de sa volonté normative. Plus précisément, les moyens naturels que propose la mission de

cassation ne subissent pas de réelle mutation après 1987, si ce n’est qu’ils seront reconsidérés

dans leurs objectifs dans la mesure où ces procédés poursuivront pour principale finalité la

sauvegarde de la fonction créatrice du Conseil d’Etat, autrement dit, la conservation de la

maîtrise de l’évolution du droit administratif jurisprudentiel (Chapitre 1). Mais, plus édifiant,

la réforme intervenue en 1987 contient elle aussi divers instruments assurant au juge

administratif suprême de préserver sa mission prétorienne. Ainsi, la réforme de 1987 se révèle

éclatante en ce que, élevant le Palais Royal au rang de juge de cassation, elle a prévu tous les

moyens de permettre à cet organe de ne pas être, sur le plan normatif, distancé par les Cours

compétentes en appel (Chapitre 2).

Chapitre 1 : Les moyens offerts par la mission de cassation.

Devenu juge de cassation, il était évident que le Conseil d’Etat se réserveât la faculté

de contrôler les raisonnements mis en œuvre par les Cours. Un premier moyen assure au juge

suprême la possibilité de contrôler les opérations juridiques effectuées par les Cours, il s’agit

du contrôle des qualifications juridiques. Opposant traditionnellement qualification juridique

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et appréciation souveraine des faits, le Conseil réalise une interprétation souveraine de ce

qu’il envisage comme constitutif d’une opération de qualification ou de simple appréciation.

La délimitation discrétionnaire de la frontière entre ces deux opérations effectuées par le juge

suprême constitue le principal instrument au service du pouvoir normatif du Conseil juge de

cassation (Section I). De cette manière, il parvient à contrôler certaines notions, ou certains

concepts en s’en réservant le pouvoir d’en apporter la définition, ou d’en tracer les contours

de leur application. Et même dans l’hypothèse où le Conseil reconnaît une opération comme

relevant de l’appréciation souveraine des faits, il se réserve là encore un moyen de contrôle

indispensable à l’unité du droit : le contrôle de l’erreur de droit ainsi que la dénaturation des

faits (Section II) de sorte que la traditionnelle distinction juge du fond -juge des faits et que le

juge de cassation - juge du droit devient erronée.

La Haute Assemblée ne daigne donc pas s’exclure du processus de production

jurisprudentielle. Afin de conserver son droit de contrôle sur certaines notions essentielles du

point de vue juridique, le Conseil s’est octroyé divers instruments d’intervention lui offrant la

sérénité quant à la conservation du pouvoir de juguler, et de décider des principales évolutions

du droit administratif.

Section I : La délimitation souveraine par le Conseil d’Etat de la frontière qualification

juridique - appréciation souveraine des faits.

Avant de rechercher la principale motivation guidant le juge suprême de l’ordre

administratif lorsqu’il retient, afin de la contrôler, une opération de qualification juridique des

faits (Paragraphe 2), il convient essentiellement de se pencher sur la qualification en elle-

même (Paragraphe 1).

Paragraphe 1 : L’opération de qualification juridiq ue des faits

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Les opérations que sont l’appréciation souveraine et la qualification juridique des faits

se distinguent radicalement même si la frontière semble complexe à expliciter. La

qualification juridique induit des enjeux tout à fait honorables (A) dans la mesure où elle

consiste à rapprocher les faits du droit et fera l’objet d’un contrôle du Conseil d’Etat. Mais

très enrichissante reste, afin de tenter de déterminer les opérations relevant de la qualification

juridique, l’attitude jurisprudentielle du Conseil d’Etat. Car ce n’est, finalement, que par une

analyse de ce que le Haut juge considère comme une qualification juridique ou non que nous

sommes en mesure d’apporter un éclairage au raisonnement mis en œuvre par le Conseil

d’Etat afin de fixer cette frontière entre ce qu’il contrôle et ce qu’il abandonne à l’appréciation

souveraine des juges du fond (B).

A. Les enjeux de la qualification juridique des faits.

Avant de démontrer que l’opération de qualification juridique des faits doit permettre

au Haut juge de conserver la mainmise sur les évolutions essentielles du droit administratif

jurisprudentiel, en maintenant notamment la définition des principales notions de cette

matière (2), il nous faut définir cette qualification juridique (1).

1. La définition.

Instrument de modulation du contrôle de cassation524, le contrôle de la qualification

juridique des faits relève des principales activités du Conseil d’Etat. Cette technique ne

constitue nullement une innovation de la réforme entreprise en 1987 puisque, au contraire, ce

contrôle existe bien avant cette date. Apparu d’abord dans le cadre du recours pour excès de

pouvoir525, ce contrôle est né en matire de cassation avec la décision Moineau526 rendue en

524 Expression empruntée à J.-P. MARKUS, « Qualification juridique des faits et cassation administrative fiscale », A.J.D.A., 1985, p. 78. 525 C.E., 14 janvier 1914, Gomel, Rec. p.488 ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., Com. n° 31. 526 C.E., Sect., 2 février 1945, Moineau, Rec. p. 27 ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., Com. n°62.

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1945. Un tel examen s’écarte de l’attitude de la Cour de Cassation française qui, pour sa part,

a très tôt admis de procéder à un tel contrôle527.

La qualification juridique se révèle en effet essentielle dans le travail du Conseil d’Etat

juge de cassation en ce qu’elle lui permet d’exercer un contrôle effectif sur le raisonnement

juridique mis en œuvre par les Cours administratives d’appel528. Cette notion s’oppose donc à

« l’appréciation souveraine des faits » qui, elle, ne suscitera pas de contrôle de la part du juge

de cassation. Et l’intérêt de la distinction semble ici essentiel puisque en délimitant la

frontière existant entre les opérations de qualification et celles relevant de l’appréciation

souveraine des juges de fond, le Conseil répartit les rôles entre les Cours et lui-même. Il est,

alors, une fois cette réalité exposée, possible de s’attendre à une délimitation effectuée

souverainement par le Conseil d’Etat, et surtout subjectivement, voire de manière égoïste ; le

Haut juge se réservant assurément le contrôle des notions qui en valent la peine d’un point de

vue juridique, délaissant au jugement souverain des instances subordonnées les concepts les

moins captivants. Mais avant de parvenir à cette démonstration que la doctrine essaie de

dissimuler529, il nous faut nous attarder sur le concept même de la qualification et analyser ce

qu’il faut entendre par cette opération.

Les auteurs privatistes, et particulièrement Jacques BORE dans son œuvre relative à la

cassation en matière civile530 nous éclairent de manière édifiante quant à cette notion.

L’auteur précise ainsi que « la qualification des faits ou des actes consiste à identifier une

situation de fait à une notion légale, à déterminer dans quelle catégorie légale rentre le fait ou

l’acte dont l’existence est constatée, et par suite, à apprécier quelle règle juridique lui est

applicable »531 . La définition ainsi apportée par Jacques BORE semble tout à fait éclairante

puisqu’elle met réellement en relief le fait que qualifier consiste à rapprocher une donnée de

fait d’une donnée de droit. Citant en outre des auteurs tels que DABIN532, l’auteur conclut en

usant une terminologie allemande, décidant que cette opération constitue finalement une

« subsumption » de la situation de fait sous une règle déterminée533. Et d’autres auteurs

n’hésiteront pas non plus à poser une définition similaire de cette opération de qualification.

527 Cass. Civ., 22 octobre 1890, pour la notion de faute, ou encore Cass. Civ., 16 novembre 1892, pour la notion de force majeure. 528 Nous nous pencherons bien sûr sur le contrôle des qualifications juridiques depuis la réforme de 1987. 529 Nous verrons dans le Paragraphe 2 de cette section que les auteurs recherchent des critères juridiques justifiant la délimitation opérée par le Conseil d’Etat de sorte que l’on ne saurait, à première vue, le taxer de mettre le contrôle de la qualification exclusivement au profit de sa fonction jurisprudentielle. 530 J. BORE, La Cassation en matière civile, 1987, DALLOZ, 1987. 531 Ibid, point 1330, p. 318. 532 DABIN, Préface à l’ouvrage de RIGAUX, p. XIII, cité par J. BORE, op. cit., point 1330, p. 318 : « La qualification du fait, c’est l’espèce en quête de sa norme ». 533 Ibid.

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F. TERRE, par exemple, use d’une image tout à fait évocatrice puisqu’il considère cette

opération telle « un pont entre le fait et le droit »534 ; ou encore MOTULSKY considérant

cette qualification comme « la traduction de concepts de fait par des concepts de droit »535.

Force est d’admettre que la doctrine publiciste retiendra une définition semblable à

celle délivrée par les privatistes. Ainsi, le Président LABETOULLE, envisageant cette

qualification comme « le maillon essentiel du passage du fait au droit »536 définit cette notion

comme la démarche consistant à approcher une donnée factuelle d’une notion juridique pré

existante »537. Le Président ODENT précise également de manière édifiante cette notion en

posant fermement « qu’il appartient au Conseil d’Etat juge de cassation de rechercher si les

faits matériellement exacts retenus par les juges du fond, compte tenu de l’appréciation

souveraine à laquelle ces juges se sont livrés, étaient de nature à motiver légalement la

décision prise »538. Il faut donc relever diverses étapes dans le raisonnement des juges du

fond. La première consistant en une constatation de l’exactitude des faits, puis la deuxième,

l’appréciation des ces faits, et enfin le choix de leur qualification juridique de ces faits, c’est à

dire l’entrée de ces données purement factuelles dans une catégorie juridique afin de

déterminer le régime juridique applicable. Et le contrôle du juge de cassation portera

notamment sur cette qualification qui reste une opération juridique primordiale dans la mesure

où le classement d’une situation de fait dans une catégorie juridique, par exemple la faute,

entraînera la mise en œuvre d’un régime juridique particulier539. Le contrôle de la

qualification permet donc au juge suprême de veiller à ce que les juges du fond aient appliqué

un régime juridique à une espèce concrète et ce dans le respect du droit540.

Mais, partant de ces précisions terminologiques basiques, il est intéressant et novateur

de penser ce contrôle de la qualification tel un instrument au service du Conseil d’Etat juge de

cassation afin de favoriser, voire renforcer son autorité jurisprudentielle. L’enjeu de ce

contrôle pour le juge suprême est donc loin d’être naïf. Au contraire, derrière l’examen de

cette qualification se révèle la volonté du Conseil de conserver et d’exercer pleinement sa

mission de juris dictio.

534 F. TERRE, L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, n° 685. 535 MOTULSKY, « La cause de la demande dans la délimitation de l’office du juge », D., 1964, Chron., p. 235. 536 D. LABETOULLE, « La qualification juridique et le juge administratif, quelques remarques », in Revue Droits, La qualification, n° 18, P.U.F., 1994, p. 31. 537 Ibid. 538 R. ODENT, Contentieux administratif, 1970-1971, p. 1642. 539 Le régime de responsabilité pour faute s’agissant de notre exemple. 540 M. MANDIN, Le recours en cassation devant le Conseil d’Etat, Thèse, Metz, 2004, p. 298.

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2. Les enjeux du contrôle de la qualification juridique des faits : la création du

droit.

La volonté souvent intense du Haut juge de contrôler les qualifications opérées par les

juges du fond se justifie le plus souvent par la nécessité d’assurer l’unité du droit. Les auteurs

privatistes s’accordent pour reconnaître que ce contrôle est en réalité essentiel pour l’unité du

droit541. Et la doctrine publiciste représentée par D. JACQUEMART estime que « le contrôle

de la qualification juridique des faits est la manifestation d’une démarche volontaire et d’une

véritable politique jurisprudentielle de la Haute Assemblée soucieuse d’assurer pleinement sa

mission de gardienne de l’unité et de la cohérence du droit à l’égard des juges du fond »542.

Autrement dit, le contrôle de la qualification se place au service de la mission de régulation

qui incombe au Palais Royal. Mais plus que la sauvegarde de l’unité du droit, il semble assez

manifeste que le Conseil use de cet examen afin de conserver la maîtrise des définitions

jurisprudentielles les plus importantes car intervenant, par exemple, dans des domaines

nouveaux ou sensibles543. Il s’agirait alors d’envisager ce contrôle de la qualification non

seulement comme permettant de veiller à l’unité du droit, mais essentiellement comme un

instrument de conservation par le Palais Royal de sa fonction de jurisprudence quasi-

monopolistique, guidant ensuite les Cours. Cet examen assurerait, ainsi, au Haut juge la

pérennité de sa mission normative et cette affirmation prend tout son relief dans le contexte de

l’après réforme de 1987 où l’on craignait la concurrence des Cours dans cette noble tâche de

juris dictio. D’ailleurs, les propos du Président LABETOULLLE confortent tout à fait cette

idée. Affirmant que « qualifier revient à créer du droit en donnant à tel terme ou à telle règle

un sens et une portée qu’ils n’avaient pas auparavant »544, l’on comprend d’autant mieux les

enjeux de ce contrôle qu’entend exercer le Haut juge. Si le Conseil n’effectue pas le contrôle

de qualification de certaines notions, il risque de voir lui échapper son pouvoir sans doute le

plus glorifiant : dire le droit. Le principal but de ce contrôle réside donc, non seulement dans

la préservation de l’unité du droit, mais aussi voire surtout dans la conservation de sa fonction

jurisprudentielle, de création du droit en définissant, par exemple, certaines notions inédites

541 Voir en ce sens X BACHELLIER, « La Cour de cassation gardienne du droit », in L’image doctrinale de la Cour de Cassation, Actes du colloque des 10 et 11 décembre 1993 organisé par la Cour de cassation et le laboratoire d’Epistémologie juridique de la Faculté de Droit et de Science politique d’Aix- Marseille, La documentation française, p. 101 : « Le contrôle des qualifications est donc un facteur d’unification du droit ». J. BORE, op. cit., point n° 1405, p. 336 : La Cour de cassation limite ses interventions « à ce qui lui paraît essentiel pour la sauvegarde de l’unité du droit ». 542 D. JACQUEMART, Le Conseil d’Etat, juge de cassation, Thèse précitée. 543 Pour des exemples, voir B, Paragraphe 2, de cette section. 544 D. LABETOULLE, « La qualification et le juge administratif, quelques remarques », op. cit., p. 34.

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ou en retenant un contentieux délicat. Antoine BOURREL a lui aussi exposé cette réalité,

maintenant que la fonction créatrice et normative de cette Haute instance dépend de la réussite

de sa fonction de régulation et notamment de la distinction établie entre l’appréciation

souveraine des faits et la qualification juridique545. Ainsi, il semble opportun d’envisager le

contrôle de la qualification juridique des faits tel un moyen au profit de « la fonction

juridique » du Conseil d’Etat546. Et cette fonction juridique constituerait, selon nos propos, la

mission par laquelle le juge fixe les grandes lignes du droit, et est à l’origine des décisions de

principe définissant les nouveaux et importants concepts juridiques. A ce titre, la doctrine

privatiste semble rejoindre notre démonstration. Jacques BORE expose, en effet, que « le

contrôle de la qualification juridique des faits et des actes est le principal moment du contrôle

de l’interprétation. Ce perpétuel va et vient du fait au droit (…) permet d’enrichir la notion

légale (…) et de compléter l’œuvre souvent imparfaite du législateur »547. Ce constat devient

d’autant plus avéré que le droit administratif est d’essence jurisprudentielle. Dans ce cadre,

l’intervention du Palais Royal sur les qualifications effectuées s’avère essentielle pour la

construction, et l’évolution de cette matière ! D’autant plus que, après la réforme de 1987, le

principal enjeu résidait, pour le Conseil, dans la maîtrise des futures évolutions

jurisprudentielles de ce droit. Le contrôle de la qualification devient donc, après cette réforme,

un instrument capital du Conseil d’Etat afin de conserver la mainmise sur les notions

essentielles du droit administratif.

Toutefois, il ne nous a été possible de tenir ce raisonnement qu’après l’étude de la

jurisprudence du Conseil d’Etat relative tantôt aux qualifications contrôlées par cette instance,

tantôt à ce qu’elle délègue aux juges du fond.

B. La jurisprudence du Conseil d’Etat.

La réforme intervenue en 1987 et élevant le Conseil d’Etat au rang de juge de

cassation marque un tournant dans le phénomène du contrôle de la qualification juridique.

Cette réforme devait en effet susciter une diminution du nombre des qualifications contrôlées

par le Conseil d’Etat afin de concilier divers impératifs contradictoires. Plus exactement, la

545 A. BOURREL, Le Conseil d’Etat juge de cassation face au pouvoir d’appréciation des juges du fond, Thèse précitée, p. 10. 546 Expression empruntée au Doyen MARTY, La distinction du fait et du droit, 1929, SIREY, où il distingue la fonction « disciplinaire » de la juridiction suprême, la Cour de cassation, par laquelle elle doit veiller à ce que les juridictions n’adoptent pas de solution contraire au bon sens, et la fonction « juridique » qui vise l’égalité et la certitude du droit. 547 J. BORE, La cassation en matière civile, op. cit., point n° 1403, p. 335.

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nécessité de ne pas encombrer son prétoire conjuguée à l’interdiction de devenir un troisième

degré de juridiction devaient conduire le Palais Royal à réduire, après 1987, le nombre des

qualifications qu’il entendait contrôler. Car un constat premier s’impose, le Conseil ne

contrôle pas toutes les qualifications, il instaure un contrôle dit « sélectif »548 qui nous permet

de tirer les conclusions précédemment exposées549. Toutefois, si la frontière entre

qualification et appréciation souveraine semblait relativement claire avant la réforme de 1987

(1), la délimitation devient beaucoup plus complexe à la suite de cette réforme (2), le Conseil

opérant des choix jurisprudentiels parfois étonnants.

1. Avant la réforme de 1987, une distinction claire.

Le Conseil d’Etat n’exerçant un contrôle de cassation qu’à l’égard des juridictions

spécialisées, la frontière existant entre les qualifications et les appréciations souveraines

relevant des juges du fond s’avérait assez logique. Ainsi, dès lors que la notion en cause avait

un lien étroit avec les faits, il s’agissait d’une appréciation relevant des juges du fond sans

contrôle de la part du Conseil d’Etat.

C’est ainsi que l’on a pu constater que l’appréciation de la valeur des éléments de

preuve ne donnait pas lieu à un contrôle du juge suprême. La décision des juges du fond selon

laquelle la comptabilité ne peut pas être tenue pour « sincère » ou « probante »550 ou

l’appréciation de la valeur des témoignages produits551 ; l’appréciation de la « valeur

probante » des conclusions d’un médecin expert552 ou encore la décision par laquelle la

Commission juridictionnelle des objecteurs de conscience estime que la lettre dont elle est

saisie ne précise pas la nature et les raisons de la conviction de son auteur et ne contient aucun

argument personnel553 ne faisaient pas l’objet d’un contrôle du Conseil d’Etat et constituaient

des appréciations souveraines laissées aux juges du fond. De même, n’étaient pas susceptibles

de contrôle devant le Conseil d’Etat, le montant de l’amende infligée par la Cour des Comptes

à un comptable de fait554 ; ou par la Cour de discipline budgétaire et financière à un

ordonnateur555 ; ni le degré de sévérité d’une sanction disciplinaire prononcée par la

548 M. MANDIN, Le recours en cassation devant le Conseil d’Etat, Thèse précitée. 549 C’est à dire que le contrôle des qualifications sert le pouvoir normatif du Conseil d’Etat. 550 C.E., 5 juillet 1946, X ; J.C.P., 1947, n° 3412, note CHRETIEN ; C.E., 1er mars 1948, X, Rec. p. 107. 551 C.E., 7 mars 1962, Jaffre, Rec. p. 1086. 552 C.E., 9 mai 1969, Dlle Lachenaud, Rec. p. 246. 553 C.E., 25 juillet 1980, Dollet, Rec. p. 323 ; R.F.D.A., 1980, p. 363. 554 C.E., 14 décembre 1977, Jacquet, Rec. p. 941. 555 C.E., 28 mars 1980, Deleau, Rec. p. 175.

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Commission Nationale Interprofessionnelle d’Epuration556 ; par le Conseil supérieur de

l’ordre des experts comptables557 ; par le Conseil supérieur de l’Education nationale558 ; ou

enfin par la Section disciplinaire du Conseil National de l’Ordre des médecins559.

En revanche, dès lors qu’il convenait de qualifier juridiquement un comportement et que

de cette qualification découlait l’application d’un régime juridique particulier, le Haut juge

procédait à un contrôle. Ainsi, il examinait si les faits constituaient un manquement à la

déontologie professionnelle concernant le fait pour un médecin de ne pas avoir porté secours à

une personne blessée sur la voie publique560 ; tout comme le fait pour un médecin d’avoir

diffusé une circulaire critiquant en des termes violents et injurieux une thérapeutique

pratiquée par la plupart de ses confrères561 ; le fait d’avoir contribué à la rédaction et à la

distribution aux portes d’un lycée de tracts incitant à se livrer aux « passions de l’amour »562

ou encore le fait d’avoir réclamé des honoraires plus élevés que les honoraires

conventionnels563. Cette énumération ne s’avère pas exhaustive564, mais nous ne tenons pas à

dresser une liste de toutes les qualifications contrôlées à cette période. Néanmoins, il est

intéressant de souligner que dans l’ensemble, la frontière dressée par le Conseil semble

logique et compréhensible. L’état de la jurisprudence connaîtra, néanmoins, une forte

complexification du fait de la réforme du 31 décembre 1987 et des nouvelles fonctions du

Conseil d’Etat.

2. Après la réforme : une distinction plus ténue.

Dans un contexte contentieux réformé, où le Conseil est devenu juge de cassation, où

l’enjeu réside en ce que cette juridiction parvienne à conserver la maîtrise du droit, la

délimitation entre appréciation et qualification devient plus problématique. Il convient même

de préciser qu’un nouveau travail de tri devra être réalisé par le juge de cassation entre les

556 C.E., Sect., 21 mars 1947, Baudinière, D. 1948, p. 556, note P.-L. J. 557 C.E., 19 mars 1958, Commissaire du gouvernement prés le Conseil supérieur, Rec. p. 1003. 558 C.E., 16 mai 1975, Perrocheau, R.D.P., 1975, p. 1454 559 C.E., 9 juin 1978, Bladou, Rec. p. 246 ; R.D.P., 1979, p. 574 560 C.E., Sect., 12 mars 1976, Raynal, Rec. p. 154 ; R.D.P., 1976, p. 1090. 561 C.E., 9 novembre 1951, Fischer, Rec. p. 523, Concl. J. GUIONIN. 562 C.E., 13 mai 1974, Carpentier, Rec. p. 284. 563 C.E., 18 février 1977, Hervoüet, Rec. p. 98. 564 Exemples : C.E., 2 février 1949, Fécan, Rec. p. 44 ; C.E., 4 décembre 1985, D, A.J.D.A., 1986, p. 464, Chron. M. AZIBERT, M. DE BOISDEFFRE où le Conseil contrôle si un fait qui a donné lieu à une sanction peut être qualifié de « manquement à la probité ». Dans le même sens, s’agissant du « manquement à l’honneur, C.E., Sect., 12 juillet 1955, Grunberg, Rec. p. 407 ; ou pour des faits contraires aux « bonnes mœurs », voir C.E., Sect., 12 juillet 1955, Grunberg, précité ; C.E., 18 décembre 1957, Monod, Rec. p. 687 ; C.E., 4 octobre 1985, B, A.J.D.A., 1986, p. 463 et 424, Chron. M. AZIBERT et M. de BOISDEFFRE.

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qualifications contrôlées et celles qu’il ne contrôle pas. Car le Conseil ne retient pas la

totalité des qualifications, il effectue un contrôle « sélectif » des qualifications

Surtout, devenu juge de cassation, le Conseil assume des impératifs différents.

Particulièrement, le contrôle de la qualification sera guidé par la nécessité de ne pas se

comporter en troisième degré de juridiction, ni encombrer son prétoire. Ces obligations

nouvelles incombant au Palais Royal justifient donc une réduction du nombre des

qualifications contrôlées après 1987. Ce mouvement de réduction a débuté avec l'arrêt Mugica

Garmendia565 dans lequel le Haut juge fixe la frontière entre l’appréciation souveraine et la

qualification juridique dans le cadre du contentieux des réfugiés. La Commission du recours

des réfugiés venait de décider que les faits reprochés à l’individu n’étaient pas de nature à

justifier l’octroi du Statut de réfugié au sens de la Convention de Genève. Alors que le

commissaire du gouvernement VAN RUYMBECKE566 préconisait au Conseil d’Etat

d’effectuer un contrôle sur cette opération constituant une qualification juridique, la Section

du contentieux retint une solution opposée. Elle considéra qu’il s’agissait « d’une appréciation

qui n’est dès lors pas susceptible d’être discutée devant le juge de cassation ». La voie retenue

par le Conseil se révèle ici tout à fait surprenante et témoigne de ce que la frontière

appréciation – qualification a été repensée à la suite de la réforme du contentieux car la

décision de la Commission avait pour but de relever si la situation personnelle du requérant

était de nature à justifier ou non le statut de réfugié. Il existait apparemment une sorte de

qualification puisqu’il s’agissait d’intégrer un comportement factuel dans une catégorie

légale567 qui était censée déterminer l’application d’un régime juridique spécifique. Pourtant,

le Conseil ne suivit pas ce raisonnement somme toute logique. La preuve semble ainsi

apportée de ce que le Conseil distingue entre les qualifications qu’il contrôle et celles qu’il ne

contrôle pas ! Il est vrai que l’on a pu arguer de la circonstance selon laquelle la décision

émanant d’un organe unique, il n’existait aucun risque de divergence ce qui excluait le

contrôle de la qualification. Mais, en réalité, il convient de retenir une autre raison : la crainte

du Palais Royal d’encombrer son prétoire. Car, face à un contentieux abondant, retenir un

examen de cette qualification aurait sans doute engorgé le Conseil d’ Etat568. Dans le même

sens, cette crainte d’encombrer sa barre a conduit le Haut juge à ne pas contrôler une

565 C.E., Sect., 27 mai 1988, Mugica Garmendia, Rec. p. 219 ; A.J.D.A. 1988, p. 440, Chron. M. AZIBERT, DE BOISDEFFRE. 566 O. VAN RUYMBECKE, Concl., R.F.D.A. 1989, p. 46. 567 La notion de « réfugié » au sens de la Convention de Genève. 568 La Commission du recours des réfugiés était saisie en 1990 de plus de 50000 affaires !

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opération qui, objectivement, s’apparentait réellement à une qualification juridique.

S’interdisant de contrôler la qualification du « défaut d’entretien normal de l’ouvrage

public »569, le Conseil s’écartait de la proposition de son Commissaire du gouvernement qui

estimait qu’était en cause une opération de qualification dans la mesure où le caractère du

défaut d’entretien normal de l’ouvrage public conditionnait l’application d’un régime

juridique particulier. De nouveau, l’opération s’apparente en tous points à une qualification, et

pourtant, la crainte « d’alourdir son travail de juge de cassation en multipliant les pourvois

contre les jugements portant sur des affaires de dommages de travaux publics »570 pousse le

Conseil à reconnaître l’existence d’une opération relevant de l’appréciation souveraine des

juges du fond. La peur d’être de nouveau débordé par le contentieux le guide et l’incite donc

dans cette espèce à ne pas contrôler cette notion. Malgré tout, il s’agit sans doute d’une vision

naïve, à laquelle nous ajouterons par la suite des considérations pragmatiques.

Enfin, le contentieux fiscal nous fournit lui aussi l’occasion de rejeter au titre des

qualifications contrôlées la notion de « réponse suffisante » à une demande de justification au

sens de l’article L 16 du Livre des procédures fiscales571. Là encore, confronté à une notion

provoquant un abondant contentieux, et redoutant d’encombrer son prétoire, le Conseil évinça

ce concept des qualifications contrôlées.

Nul doute que l’intervention d’une réforme censée décharger le Conseil d’Etat a

nécessairement modifié la conception qui prévalait en son sein quant au contrôle de la

qualification. Plus concrètement, la réforme provoque une réduction des qualifications

contrôlées afin de ne pas assister de nouveau à un Conseil d’Etat surchargé. Mais

l’intervention de cette réforme entraîne également une stricte sélection des qualifications

examinées dans le cadre de l’excès de pouvoir.

La réforme de 1987 élevant le Palais Royal au rang de juge de cassation, c’est à dire

juge du droit en principe, a très certainement provoqué un mouvement de réduction des

qualifications juridiques contrôlées. En effet, la crainte de devenir un troisième degré de

juridiction motive sans doute cette tendance. Et force est de relever que la frontière tracée

entre l’opération de qualification et cette d’appréciation se révèle encore plus ténue dans le

cadre du contentieux de l’excès de pouvoir. Alors que l’on aurait pu légitimement craindre

que le Conseil se réserve systématiquement le contrôle de la qualification en matière d’excès

569 C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt c/ Consort Barbier, R.F.D.A., 1993, p. 71, Concl. G. LE CHATELIER ; A.J.D.A., 1992, p. 650, Chron. C. MAUGÜE et R. SCHWARTZ. 570 C. MAUGÜE, R. SCHWARTZ, A.J.D.A., 1992, p. 652, Chron. précitée. 571 C.E., Sect., 10 juillet 1992, Normand, Rec. T. p. 889.

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de pouvoir, le constat est tout autre ! Il est vrai qu’en ce domaine, il existe peu de différence

entre le contrôle de qualification exercé par les juges du fond sur l’action de l’administration

et celui réalisé par le juge de cassation sur le jugement rendu par les juges du fond. Et il ne

faut pas omettre que les finalités poursuivies par le pourvoi en cassation et par le recours pour

excès de pouvoir sont divergentes ; le premier se prononçant sur la régularité des jugements,

le second jugeant l’administration572. Ainsi, le spectre de se comporter en troisième degré de

juridiction - rôle bien sûr prohibé au juge de cassation -, s’avère d’autant plus intense lorsque

est en cause un litige relevant de l’excès de pouvoir. Cette raison permet sans doute de

justifier la faiblesse, du point de vue quantitatif, des qualifications contrôlées par le Conseil

dans un tel contentieux. De la sorte, le Haut juge a pu estimer que relevait de l’appréciation

souveraine des juges du fond l’examen de l’erreur manifeste d’appréciation573. En effet, ce

concept suscitant une appréciation de faits ne requérant pas l’utilisation d’outils juridiques, le

Conseil suivait la proposition formulée par le Commissaire du gouvernement qui, à juste titre,

soulignait que la cassation en excès de pouvoir opérait une mutation du contrôle de cassation.

Il invoquait ainsi : « Si vous ne voulez pas vous ériger en « juge d’appel de l’appel », en

troisième degré de juridiction, vous êtes alors invité à pénétrer plus avant dans le domaine de

l’abstraction »574. En revanche, en présence d’un contrôle normal exercé sur les actes de

l’administration, le Haut juge décide alors parfois de contrôler la qualification juridique ou de

laisser la notion en cause à l’appréciation souveraine des juges du fond. Aussi, si la notion

appliquée par les juges du fond comporte un aspect juridique important, le juge de cassation

opérera un examen de la qualification. De la sorte, il contrôle la notion d’abandon de

poste575 ; d’utilité publique justifiant l’expropriation576 d’immeuble par nature ou destination

au sens du Code civil et de la Loi sur les Monuments historiques577 ; d’existence d’une qualité

suffisante pour demander un permis de construire578 ; de licenciement économique justifié par

la situation financière de l’entreprise579 ; de faute d’une gravité suffisante pour justifier le

licenciement d’un salarié protégé580 ; de l’atteinte justifiée à la vie familiale protégée par

572 D. JACQUEMART, Le Conseil d’Etat, juge de cassation, Thèse précitée. 573 C.E., Sect., 18 novembre 1995, Sté Clichy Dépannage, R.F.D.A., 1995, p. 679, Concl. B. du MARAIS. 574 Concl. précitées, p. 685. 575 C.E., 4 juillet 1997, Mme Boucetta, Rec. T. p.1041. 576 C.E., Sect., 3 juillet 1998, Mme Salva Couderc, Rec. p. 297 ; C.E., 15 mars 1999, Mme Canonne, n° 162036 ; C.E., 2 juillet 1999, Commune de Volvic, n° 178013. 577 C.E., 24 février 1999, Sté Transurba, n° 191 317. 578 C.E., 5 mai 1999, Ville de Bayonne, n° 161153. 579 C.E., Sect., 11 juin 1999, Prouvost, n° 189144. 580 C.E., Sect., 11 juin 1999, Les grands moulins de Strasbourg, précité.

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l’article 8 de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme581 ; de sanction

déguisée582 ; de la faute disciplinaire583 ; de la faute grave susceptible de justifier la

suspension d’un fonctionnaire584 ; de la faute susceptible de justifier le retrait d’un agrément

d’un policier municipal585 ; ou de l’activité agricole justifiant l’octroi d’une autorisation

d’urbanisme dans une zone réservée à l’activité agricole586. En revanche, lorsque le concept

litigieux induit de fortes appréciations factuelles, le Conseil abandonnera la notion aux juges

du fond. Relèvent donc de l’appréciation souveraine des juges du fond l’opération par laquelle

ces juges doivent apprécier les contours des parties urbanisées des Communes au sens de

l’article L-111-1-2 du Code de l’urbanisme587 ; l’appréciation d’une construction comme

constituant une maison bourgeoise au sens d’un règlement de lotissement588 ; l’appréciation

de travaux de construction constituant une extension limitée de l’urbanisation au sens de la

Loi Littoral589 ; l’appréciation d’une entorse à une règle d’urbanisme comme constituant une

adaptation mineure590 ; ou encore l’analyse que les travaux qu’un permis de construire

autorisé équivalent à une reconstruction de l’immeuble591 ; ou l’atteinte au caractère ou à

l’intérêt du paysage environnant592 ou encore l’atteinte à la conservation d’un espace boisé

classé593. Ces appréciations ne se limitent pas au contentieux de l’urbanisme, puisque

notamment, le Conseil abandonne également au pouvoir d’appréciation souverain des juges

du fond la notion de détournement du pouvoir594, raisonnement motivé par le fait que cette

notion soit conditionnée par des considérations factuelles. Le Commissaire HUBERT

précisait d’ailleurs que « seules des considérations de fait sont en jeu »595. Enfin, on remarque

que ne relèvent pas du contrôle du juge de cassation des concepts plus secondaires tels que le

caractère sincère de l’estimation sommaire des acquisitions qui doit être jointe au dossier

d’enquête publique dans le cadre d’une expropriation596 ; ou encore le caractère suffisamment

581 C.E., Sect., 11 juin 1999, El Mouharden et Cheurfa, A.J.D.A., 1999, p. 789, Chron. P. FOMBEUR, M. GUYOMAR. 582 C.E., 10 novembre 1999, Milhau, n° 196136. 583 C.E., 3 novembre 1999 , Marajo, n° 185474. 584 C.E. 10 novembre 1999, Sako, n° 179962. 585 C.E., 6 mars 2000, Siess, n° 187844. 586 C.E., 6 mars 2000, Commune de Thone, n° 199228. 587 C.E., 26 juillet 1996, Mlle Pruvost, Rec. p. 314. 588 C.E., 22 septembre 1997, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec. T. p. 1042. 589 C.E., Sect., 26 mars 1999, Sté d’aménagement de Port-Léman, n° 185841. 590 C.E., 30 juin 1999, Epoux Guttierez, n°194720. 591 C.E., 7 juillet 1999, SCI Rentlex, n° 184759. 592 C.E., 27 septembre 1999, Sté Abil et Charbonneau, n° 180322. 593 C.E., 29 déc embre 1999, SNC du Capon, n° 198021. 594 C.E., Sect., 3 juillet 1998, Mme Salva-Couderc, Rec. p. 112 , Concl. HUBERT. 595 Conclusions précitées, Rec. p. 118. 596 C.E., 7 juin 1999, Ville de Neuilly sur seine, n° 163949.

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motivé au sens de la loi du 11 juillet 1979 d’une décision administrative597 ; ou enfin, le

caractère visible depuis la voie publique des mentions figurant sur le panneau d’affichage sur

le terrain du permis de construire598.

Le Conseil n’exerce donc pas un contrôle généralisé des qualifications juridiques. La

délimitation devient alors très délicate à justifier. Malgré tout, l’on peut remarquer que

certaines notions s’avèrent systématiquement contrôlées. Le contentieux de la responsabilité

se révèle, ainsi, un domaine d’élection du contrôle de la qualification juridique. Plus

exactement, la détermination de faits ou de comportements comme « fautifs » ou constitutifs

d’une « faute » trouve de manière générale, matière à un contrôle de la part du Haut juge. La

décision SARL Bau Rouge599 fixe ainsi cette solution de principe. Dans le même sens, le

Conseil analysera si les agissements de la Puissance Publique se révèlent à l’origine ou non

d’une faute mettant en jeu la responsabilité de l’administration600. Et dans le prolongement, la

détermination d’une faute « simple »601 ou « lourde »602 constitue une opération de

qualification examinée par le Conseil d’Etat. Ces solutions s’avèrent tout à fait justifiées

lorsque l’on a à l’esprit que de telles qualifications découlera l’application d’un régime

juridique de responsabilité déterminé603. En revanche, le contentieux de la responsabilité

laisse tout de même à la compétence des juges du fond, sans contrôle de la part du Conseil

d’Etat l’existence du lien de causalité604. Une telle tendance s’apparente à celle suivie par la

Cour de Cassation française. Toutefois, le caractère direct de ce lien de causalité s’élève en

597 C.E., 23 octobre 1998, Min. de l’Equipement, des Transports, et du Logement c/ Mme Chermet Carroy, Rec. p. 361. 598 C.E., 30 juin 1999, Fondation Asturion, n° 190250. 599 C.E., 28 juillet 1998, SARL Bau Rouge, Rec. p. 249 ; A.J.D.A., 1993, p. 685, Chron. C. MAUGÜE et L. TOUVET ; D., 1994, SC, p. 365, obs. P. BON et P. TERNEYRE. 600 C.E., 18 mars 1994, C.N.A.M. c/ Cohen, Rec. p. 149. 601 C.E., Sect. 25 novembre 1994, Ville de Nanterre, Rec. T. p. 1151 ; C.E., 22 février 1995, Commune de Glaire, Rec. p. 100 ; C.E., 5 mai 1995, C.H.R. d’Amiens, n° 133237 ; C.E., 16 juin 1995, Amarelis, n° 143741 ; C.E., 16 novembre 1998, Melle Reynier, p. 420 ; C.E., 30 juin 1999, C.H. général d’Aix les Bains, T. ; C.E., 10 janvier 2001, Mme Zembsch-Schreve, n° 210141. 602 C.E., 18 novembre 1994, Epoux Sauvi, Rec. p. 503 ; A.J.D.A., 1995, p. 253, obs. X. PRETOT ; D., 1996, SC, p. 47, obs. P. BON et P. TERNEYRE ; R.F.D.A., 1995, p. 228 ; C.E., 27 septembre 1995, Mr et Mme Corré, n° 148704 ; C.E., 29 décembre 1999, Communauté Urbaine de Lille, Rec. p. 436 ; C.E., 18 octobre 2000, Hernandez. 603 Et on peut prolonger ces exemples par la notion de « crimes et délits commis par des attroupements » comme relevant du contrôle du juge de cassation, C.E., 10 mai 1996, Sté des Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, Rec. p. 172 ; C.E., 16 juin 1997, Caisse centrale de réassurance, Rec. p. 241 ; C.E., 29 décembre 2000, A.G.F. 604 C.E., Sect., 28 Juillet 1993, Dubouloz, Rec. p. 250 ; A.J.D.A., 1993, p. 685, Chron. C. MAUGÜE et L. TOUVET ; D., 1994, SC, p. 364, obs. précitée ; D., 1995, SC, p. 237, obs. H. FABRE ; R.F.D.A., 1994, p. 36, Concl. BONICHOT, confirmé par C.E., 23 février 1994, Kurylak, Rec. p. 1184 ; C.E., 16 mai 1994, Sté de transport Orly – Roissy, n° 120889 ; C.E., 1er février 1995, De Bray, Rec. p. 61 ; C.E., 10 février 1995, Min. de l’Education nationale c/ D’Angelo, n° 138871 ; C.E., 12 avril 1995, Reister Fouquet.

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une qualification juridique605 contrôlée. En outre, il n’est guère surprenant d’affirmer que les

appréciations quantitatives relèveront des juges du fond. Ainsi, le contrôle du préjudice et de

son caractère éventuel demeurent des opérations relevant de l’appréciation souveraine des

juges du fond606 ; tout comme l’évaluation du montant de la réparation du préjudice607 ; ainsi

que la détermination du partage de responsabilité608. En revanche la précision du caractère

« anormal et spécial » du préjudice donne lieu, quant à elle, à un contrôle de la part du juge de

cassation609, ce qui semble aisé à comprendre étant donné qu’une telle qualification

conditionne la possibilité de bénéficier du régime de responsabilité sans faute.

Bien entendu, nous ne prétendons nullement dresser à ce stade de l’étude une liste

exhaustive des qualifications contrôlées par le Conseil ou non. L’intérêt de cette énumération,

certes fastidieuse, se situe en réalité en ce qu’elle témoigne d’une sélection opérée

souverainement par la Haute instance entre les qualifications elles-mêmes. De sorte que le

raisonnement du juge se réalise en deux étapes. La première à l’occasion de laquelle, sans

difficulté, et en toute logique juridique, il distingue l’opération de « qualification » de celle

constituant une « appréciation souveraine des juges du fond ». Puis la seconde à l’occasion de

laquelle il sélectionne les qualifications qu’il souhaite contrôler et écarte celles ne présentant,

à ses yeux, guère d’intérêt juridique. Et précisément, c’est cette deuxième étape qui pose le

délicat problème des critères retenus par la juridiction suprême afin de tracer cette frontière.

La liste que nous avons ainsi précédemment tentée de dresser nous fournit une grille

d’analyse qui nous permet en toute objectivité de rechercher la motivation principale du

Conseil lorsqu’il entend contrôler une qualification.

Paragraphe 2 : La recherche de la motivation du Conseil : la pérennité de sa fonction

normative.

605 C.E., 29 juillet 1994, Le Beuf, Rec. p. 1152. 606 C.E., 26 novembre 1993, S.C.I Les Jardins de Bibemus, Rec . p. 328 ; confirmé par C.E., 28 avril 1995, Sté de construction et de Génie civil, n° 124276 ; C.E., 7 juin 1995, Commune de Saint Egrève ; C.E., 27 juin 1997, Sté TV6, D. 99, S.C., p. 54. 607 C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Bethoncourt précité ; confirmé par : C.E., 25 novembre 1994, Ville de Nanterre n° 119553 ; C.E., 22 Mars 1993, CHR de Brest c/ Fraboul, Rec. p. 71, Concl. Le CHATELIER ; C.E., 28 avril 1995, CHR d’Auch, Rec. p. 79. 608 Car intimement liée aux faits de l’espèce ; voir : C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Bethoncourt, précité ; C.E., 9 février 1994, Duault, Rec. p. 1153. 609 C.E., 10 mars 1997, Commune de Lormont c/ Consorts Raynal, D., 1999, S.C., p.54, obs. P. BON et D. de BECHILLON.

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La doctrine tant privatiste que publiciste s’est efforcée de déterminer un critère

permettant de justifier le raisonnement du Palais Royal lorsqu’il décide de contrôler une

qualification juridique. Et le constat principal ressortant de cette entreprise réside en la

complexité d’une telle opération ! En effet, il n’est pas rare de relever des entreprises qui,

s’apparentent à une démarche intellectuelle de qualification juridique, mais qui, de manière

surprenante, relèveront selon le Conseil d’Etat de l’appréciation souveraine des juges du fond.

L’affaire Commune de Béthoncourt610 s’avère particulièrement topique de ce que la

distinction qualification – appréciation souveraine dépend du bon vouloir du Haut Juge qui ne

semble pas, en tout cas du point de vue de la logique juridique, suivre de critère déterminant

et universel quand il décide de contrôler ou non. Ainsi, alors que la détermination du défaut

d’entretien normal d’un ouvrage public paraît constituer, intellectuellement, une opération de

qualification juridique dans la mesure où, de cette qualification dépendra l’application d’un

régime de responsabilité spécifique - en l’occurrence la responsabilité de la collectivité

publique propriétaire de l’ouvrage - , le Haut juge a opté pour une notion relevant de

l’appréciation souveraine des juges du fond échappant au contrôle du juge de cassation. Dans

le même sens, la notion de désordre rendant un immeuble impropre à sa destination

conditionnant l’application de la garantie décennale relève selon le Conseil de l’appréciation

souveraine des juges du fond611. De nouveau, en présence d’une démarche relativement

proche d’une qualification juridique, la Haute Assemblée relève une notion échappant à son

contrôle. Car, il est vrai que, comme l’a fait remarquer à juste titre le Commissaire, « la

délimitation des effets des désordres ouvre le régime juridique de la garantie décennale »612

alors que le Conseil a opté pour une appréciation souveraine.

Dans ce contexte, nul doute que le raisonnement du Palais Royal paraît guidé par des

considérations dépassant la stricte logique juridique. Plus précisément, si la majorité des

auteurs s’est attelée à fournir un critère de répartition entre les concepts que le juge de

cassation retient et ceux qu’il délaisse aux premiers juges (A), il est en réalité notoire de

retenir que la recherche d’un critère est vouée à l’échec dans la mesure où il n’existe pas un

« critère » mais plutôt une « motivation » constante guidant notre Conseil d’Etat : mettre la

distinction qualification - appréciation souveraine, qu’il décide librement, au service de sa

fonction normative (B). De sorte que la principale et unique raison susceptible, à nos yeux, de

fonder la logique du Conseil d’Etat lorsqu’il entend contrôler une qualification se situe dans

610 C.E. Sect., 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt c/ Consorts Barbier, précité. 611 C.E., 10 juin 1994, S.A. Les grands travaux de Franche-Comté c/ O.P.H.L.M. de Besançon, R.F.D.A., 1995, p. 671, Concl. B. du MARAIS ; D. 1995 ; S.C., p. 125 obs. P. TERNEYRE. 612 Conclusions précitées, p. 672.

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sa volonté de fixer de manière exclusive la jurisprudence de principe dans un contentieux le

plus souvent notable.

A. La doctrine à la recherche d’un « critère » de délimitation appréciation souveraine

– qualification juridique.

Partant d’un constat unanime selon lequel la majorité des auteurs fait état non pas d’un

critère unique, mais d’une pluralité de critères (1), nous sommes en mesure d’avancer sans

trop d’hésitation qu’il n’existe pas de critère justifiant le raisonnement du Conseil qui décide

de contrôler ou non (2). En revanche, la recherche d’une « motivation » à laquelle nous

procéderons par la suite semble, pour sa part, fournir le fondement essentiel de cette

distinction réalisée par le Haut Conseil, à savoir, assurer la pérennité de son pouvoir normatif

par un contrôle de la qualification réfléchi et non pas arbitraire.

1. La découverte d’une pluralité de critères.

La distinction entreprise entre la qualification juridique et l’appréciation souveraine

des juges du fond est essentiellement le fait des auteurs privatistes et notamment le Doyen

MARTY qui a consacré sa thèse à la distinction du fait et du droit613 et qui constitue une

référence de taille dans le processus de distinction appréciation souveraine – qualification

juridique614.

Deux courants de pensée régnaient au sein de la doctrine privatiste, articulés autour de ceux

qui restreignaient le champ du contrôle de la qualification et ceux qui préconisaient au

contraire un contrôle général de ces qualifications. La réalité semble pourtant rejoindre le

second courant, tant au sein de la Cour de cassation que de notre Conseil d’Etat puisque c’est

à un contrôle dit « sélectif » des qualifications que nous assistons.

L’exposé des diverses théories privatistes paraît s’imposer, même s’il ne nous permet pas de

fournir l’explication à l’attitude poursuivie par notre juge administratif suprême.

Ainsi, fut soutenue la théorie selon laquelle la Cour de cassation ne devait contrôler que les notions juridiques définies par le législateur, théorie exposée par BARRIS.

613 G. MARTY, La distinction du fait et du Droit, 1929, SIREY. 614 Nous pensons à ce sujet que la distinction juge de cassation - juge du droit et juge du fond - juge du fait n’est pas tout à fait révélatrice de la réalité. Car, notre Conseil d’Etat juge de cassation tend de plus en plus à s’immiscer dans les faits par le contrôle de la dénaturation ; l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987. Nous y consacrerons de plus amples développements dans la suite de notre étude.

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Une autre thèse présentée par le Procureur général DUPIN et le Conseiller DE BROE615

distinguait entre les qualifications « juridiques » et celles dites « morales » ou « matérielles »,

thèse reprise par DESCHENEAU616 en Suisse et différenciant la qualification juridique de

celle matérielle. Cette opinion fut également proposée en France par Olivier

DUPEYROUX617 faisant état quant à lui de qualification juridique et « technique ».

Mais une autre distinction fut soulevée entre les qualifications « générales » et celles jugées

« spécifiques »618. Cette théorie était fondée sur l’idée que les premières trouvaient à

s’appliquer lorsque le juge apportait une précision, un sens à un terme qu’une loi employait

sans définition, elles relevaient donc du contrôle de cassation, tandis que les secondes

apparaissaient lorsque le juge « se [bornait] à décider que des faits concrets [qu’il avait]

constatés et décrits dans leur matérialité concrète [tombaient] ou ne [tombaient] pas dans telle

catégorie juridique ». De telles qualifications échappaient au contrôle du juge de cassation.

A l’opposé, l’on retrouve les tenants du contrôle général des qualifications représentés

par le Président Désiré DALLOZ619, ou encore MOTULSKY620, MARTY621. Ces diverses

pensées s’avèrent essentielles, mais elles n’apportent pas d’explication à la distinction entre

les qualifications contrôlées et celles exclues de cet examen. Certains auteurs ont tout de

même tenté de justifier un tel contrôle en cassation par la nécessité de préserver l’unité du

droit. Jacques BORE622 démontre que la Cour de cassation semble délimiter ses interventions

« à ce qui lui paraît essentiel pour la sauvegarde de l’unité du droit ». L’auteur précise

d’ailleurs que le contrôle limitatif exercé par cette instance reste subordonné à l’unité du droit

et à la préservation de tout encombrement de son prétoire. Xavier BACHELLIER prône lui

aussi comme critère l’unité de droit623. Mais, plus réaliste, il ajoute une autre considération

guidant le juge de cassation à contrôler. En effet, il expose clairement que le juge opérera un

tel examen « si le contrôle de la qualification peut permettre d’affirmer la définition du 615 DUPIN et DE BROE , Réquisitoire et rapport dans l’affaire de la Gazette du Languedoc, Cass. Crim., 22 février et 23 mai 1834, S., 1834, 1, 385, cités par J. BORE, La cassation en matière civile, op. cit., p. 321, point 1344. 616 DESCHENEAUX, La distinction du fait et du droit dans la procédure de recours au Tribunal Fédéral, Fribourg, 1948, p.22, note 2, cité par J. BORE, op. cit., p. 322, point 1347. 617 O. DUPEYROUX, « Sécurité sociale et médecine expéditive », D 1960, Chron., p. 43 cité par J. BORE, p. cit., p. 322, point n° 1347. 618 BAYART, Le fait et le droit, 1961, p. 101 et 102 cité par J. BORE, La cassation en matière civile, op. cité, p. 322, point 1349. 619 DALLOZ, Répertoire de 1847, cité par J. BORE, La cassation en matière civile, op. cit., p. 323, point 1351. 620 MOTULSKY, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, Thèse, Lyon, 1948, p. 154, cité par J. BORE, La cassation en matière civile, op. cit., point n° 1352, p. 323, soutenant que toute qualification légale est juridique mais qui s’écarte de la réalité. La Cour de cassation a, en effet, opté pour un système sélectif des qualifications (Boré, op. cit., p. 331, pt 1385 et s.). 621 MARTY op. cit., p. 204 (…) cité par J. BORE, La cassation en matière civile, op. cit. p. 323, point 1352. 622 J. BORE, La cassation en matière civile, op. cit., p. 336. 623 X. BACHELLIER, « La Cour de cassation, gardienne de l’unité des droits », op. cit., p. 101.

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présupposé de la règle de droit »624. Un tel raisonnement paraît davantage approprié en ce que

ces auteurs mettent en relief un critère de délimitation. Pourtant cet indice ne semble pas tout

à fait suffisant et l’on constate d’ailleurs que la doctrine publiciste s’est afférée à envisager

d’autres critères, ne se contentant pas de cette référence à l’unité du droit, élément pourtant

assez convaincant.

La doctrine publiciste s’est donc efforcée de fournir une explication à la frontière

délimitée par le Conseil entre ce qu’il contrôle et ce qu’il abandonne aux juges du fond. Car

un constat semble récurrent : la frontière entre la qualification et l’appréciation souveraine

s’avère ténue et difficilement justifiable d’un point de vue strictement juridique. Et si la vérité

semble se situer dans la simple affirmation que le Conseil contrôle ce qu’il entend

contrôler625, les auteurs ont souhaité ne pas s’en remettre à cette évidence pour, finalement,

tenter d’expliciter et rendre cohérente la démarche du Palais Royal, somme toute très

subjective et purement souveraine ! Pourtant, la majorité de ces auteurs a fait état d’une

pluralité de critères. La distinction entre les qualifications contrôlées et celles y échappant n’a

donc été rendue possible que par une combinaison de critères, certains626 allant même jusqu’à

souligner que ce raisonnement ne reposait pas sur des uniques considérations juridiques, mais

aussi sur des considérations de politique jurisprudentielle. Nul doute dans ce cadre que les

raisons suivies par le Conseil dans ce contrôle sélectif des qualifications seront nombreuses

même si, en réalité, une seule motivation le guide essentiellement depuis 1987, la

conservation de la maîtrise des évolutions du droit administratif jurisprudentiel. Néanmoins,

la plupart des théories avancées n’osent pas afficher clairement cette unique finalité.

Ainsi, une première théorie peut être relatée : celle soutenue par P. FOMBEUR et M.

GUYOMAR627 articulant leur réflexion autour de trois critères. Le premier relatif à l’unité du

droit, le contrôle de la qualification intervenant afin d’éviter des contradictions

jurisprudentielles. Le second critère réside dans le caractère plus ou moins balisé de la

jurisprudence dans le contentieux en cause. Autrement dit, dans le cadre d’une matière balisée

par une jurisprudence abondante, et établie de longue date, la qualification effectuée par les

juges du fond est susceptible d’être laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond. Cet

624 Ibid, p. 103. 625 Affirmation constituant certes une lapalissade mais qui s’avère tout à fait vérifiée en réalité ! 626 H. TOURARD, « Quelques observations sur le Conseil d’Etat juge de cassation », R.D.P. 2000, p. 487, et spéc. p. 506 : « La doctrine (…) aboutit le plus souvent à une combinaison de critères, les uns relevant d’une technique juridique tandis que les autres illustrent une politique jurisprudentielle du Conseil d’Etat ». 627P. FOMBEUR et M. GUYOMAR, A.J.D.A., 1999, p. 789, Chron. sur C.E., Sect., 11 juin 1999, Ministre de l’intérieur c/ El Mouhaden, Cheurfa, Prouvost, Sté les grands moulins de Strasbourg (4 espèces).

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élément s’avère tout à fait cohérent et usité en jurisprudence628, et semble en fait recouvrir

l’idée d’un Conseil d’Etat qui retiendrait ces qualifications juridiques lorsque est en jeu son

pouvoir normatif. Pourtant, la doctrine n’a pas clairement affiché cette réalité, sans doute afin

de masquer la réelle volonté du juge suprême.

Un troisième critère se situe lui dans la « densité juridique » de la notion. Il s’agit, selon

Hélène TOURARD de l’hypothèse où le juge du fond doit déterminer « si certains éléments

de fait correspondent à une notion juridique laquelle commande l’application d’un régime

juridique »629. Ainsi, lorsqu’une notion ne peut se détacher des faits, de leur constatation, ou

de leur appréciation, le Conseil retiendra cette qualification. Certains auteurs privatistes

attachent beaucoup d’importance au critère de la densité juridique. Ainsi JOBARD -

BACHELLIER et Xavier BACHELLIER posent comme fondement au contrôle d’une

qualification par le juge de cassation le fait pour cette qualification de mettre en œuvre des

éléments plus abstraits impliquant une approche juridique630. Le régime du Droit public suit

une logique similaire. Lorsque la qualification conditionne l’application d’un régime légal, le

Haut juge considère être en présence d’une qualification qu’il contrôle en cassation631. En

revanche, lorsque le juge ne doit pas comparer les faits avec une notion juridique, cette

opération échappe au contrôle de cassation, le Conseil s’en remettant à l’appréciation des

juges du fond. De la sorte, en présence d’une norme formulée en termes d’échelle de valeur

de sens commun632 à laquelle sont confrontés les faits, ou encore dans le cadre d’une

628 Notons que le commissaire BONICHOT a fait état de ce critère lors de ses conclusions sur l’affaire rendue par le Conseil le 28 juillet 1993, Consorts Dubouloz, R.F.D.A., 1994, p. 36, Concl. et spéc. p. 38, il qualifie ce critère tel un « choix de politique jurisprudentielle ». 629 H. TOURARD, « Quelques observations sur le Conseil d’Etat juge de cassation », art. préc., p. 506. 630 Lorsqu’il s’agit d’apprécier un état psychologique, ou de procéder à des appréciations d’ordre technique ou quantitatif, la Cour de cassation refuse de contrôler la qualification. Ainsi, les notions telles que la bonne foi, l’intention libérale, la détermination du caractère volontaire ou conscient du suicide etc… relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond. 631 On peut à titre d’exemples citer comme notions constituant une qualification contrôlée : la qualité de tiers par rapport aux travaux publics incriminés (C.E., 22 juin 1998, Ville de Saint Etienne, n° 149881) ; la notion de caractère anormal et spécial du préjudice (C.E., 10 mars 1997, Commune de Lormont c/ Consorts Raynal, Rec. p. 74 ; D. 1999, n° 7, février, S.C., p. 54, obs . P. BON et D. de BECHILLON) ou encore la notion de personne ayant qualité à demander un permis de construire (C.E., 5 mai 1999, Ville de Bayonne, B.J.D.U., 1999/3, p. 221. 632 Telles le caractère apparent des désordres (C.E., Sect., 19 avril 1991, SARL Cartigny, Rec. p. 163, 5 mars 1993, Ventura, Rec. T., p. 884 . 10 juin 1994, S.A. les grands travaux de Franche Comté, précité) ; la notion de crainte « raisonnable » de persécution pour l’octroi du statut de réfugié (C.E., Sect., 27 mai 1988, Mugica Garmendia, Rec. p. 219) ; de partie « urbanisée » d’une Commune (C.E., 26 juillet 1996, Mlle Pruvost, Rec. p. 314) ; de l’extension « limitée » de l’urbanisation (C.E., Sect. 26 mars 1999, Sté d’aménagement de Port-Léman, Rec. p. 111) ou encore, du caractère « substantiel » des insuffisances d’une étude d’impact (C.E., 22 octobre 1999, Sté Arrow, n° 189214) ; le point de savoir si une construction porte atteinte au caractère et à l’intérêt d’un paysage environnant (C.E., 27 septembre 1999, Sté Abil et Charbonneau, n° 180322 ; ou le caractère actuel et certain du préjudice (C.E., 28 avril 1995, Sté de Construction et de Génie civil, n° 124276) ou son caractère éventuel (C.E., 27 juin 1997, Sté TVG, T. p. 1042).

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appréciation purement technique633 ou quantitative634, ou d’un raisonnement impliquant la

recherche de l’intention des parties le juge de cassation n’exercera aucun contrôle.

Ces critères s’avèrent, certes, logiques et fondés d’un point de vue juridique.

Toutefois, en l’absence d’un critère unique, la systématisation du raisonnement du Conseil

d’Etat devient plus que complexe.

Et il faut remarquer que d’autres auteurs font également état d’une pluralité de critères censés

justifier cette démarche. Ainsi, Antoine BOURREL a, pour sa part, consacré trois indices

participant de la thèse recherchant une explication à la pratique d’un contrôle de la

qualification par le Haut juge en certaines hypothèses635. Il retient d’abord la nature du

contentieux comme fondement au contrôle du Conseil d’Etat et distinguant notamment entre

l’excès de pouvoir et le contentieux fiscal. En effet, ce dernier revêtant un caractère répressif,

et comportant des enjeux financiers indéniables susceptibles de mettre en cause l’égalité des

citoyens devant les charges publiques, le juge de cassation se devait d’en retenir le plus

souvent un examen des qualifications effectuées. De son côté, l’excès de pouvoir suscitera

une certaine prudence de la part du Conseil d’Etat afin de ne pas être taxé de s’élever en

troisième degré de juridiction. D’où la place prépondérante accordée à l’appréciation

souveraine dans ce domaine.

Puis l’auteur fait état, lui aussi, de la « densité juridique de la notion », estimant que rien ne

s’oppose à ce que le Juge de cassation exerce un contrôle de la qualification juridique sur une

notion bien ancrée dans les faits. En effet, le seul obstacle à cette faculté réside en

l’interdiction, dans une telle hypothèse, de devenir un troisième degré de juridiction et de ne

pas encombrer sa barre636. Malgré tout, cet élément doit être nuancé. Car il apparaît de

manière limpide que la densité juridique demeure une notion ardue à appréhender en ce

qu’elle découle de l’appréciation entièrement souveraine du Conseil. Autrement dit, cet

élément appartenant à la thèse d’Antoine BOURREL s’avère très insuffisant puisque le juge

633 Voir en ce sens : C.E., Sect, 19 avril 1991, SARL Cartigny précité où le Conseil ne contrôle pas la compétence technique d’un entrepreneur ; ou C.E., 10 mai 1995, Régie immobilière de la Ville de Paris, Rec. p. 27 pour le choix de retenir les conclusions d’un expert ; ou, C.E., 10 juin 1994, S.A. Les Grands travaux de Franche-Comté, précité, pour la notion du désordre de nature à rendre un ouvrage impropre à sa destination ; ou encore : C.E., 17 mai 1995, M. Barreau, n° 125673, pour l’utilité d’un acte médical. 634 Telles que la notion de réponse suffisante à une demande de justification au sens de l’article L. 16 du livre des procédures fiscales (C.E., Sect., 10 juillet 1992, Normand, Rec. p. 889) ; le caractère difficilement réparable des conséquences d’une décision en matière de sursis à exécution (C.E., Sect. 5 juillet 1991, Sté de fait Couderc, Rec. p. 273 ; C.E., Sect., 5 novembre 1993, S.A. Immobilière de construction « La Gauloise », Rec., p. 305) ; le caractère excessif d’une rémunération (C.E., 27 avril 1994, Sté comptable fiduciaire de l’Europe, n° 128889) ; le caractère, pour des travaux, de complément indissociable d’une opération d’aménagement (C.E., 30 juillet 1997, Ville d’Angers c/ Dubois). 635 A. BOURREL, Le Conseil d’Etat juge de cassation face au pouvoir d’appréciation des juges du fond, Thèse précitée, p. 113 et s. 636 Ibid, p. 128.

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de cassation détermine librement si une notion est ancrée dans les faits ou non ! Ce qui

équivaut à un indice loin d’être satisfaisant pour comprendre ce qui conduit le Conseil à

contrôler certaines qualifications plutôt que d’autres.

Enfin, un dernier critère a été apporté : l’utilité du contrôle637. Ce critère, ne constitue pas une

réelle nouveauté puisqu’il a été posé par le Commissaire du gouvernement HUBERT sur

l’affaire Mme Salva Couderc638. Sa théorie consistait à considérer que le contrôle devait

s’exercer dans la mesure où il s’avérait utile. Et précisément, il estime ce contrôle utile

« lorsque malgré l’unité d’interprétation de la norme (…), il existe encore un risque

appréciable de divergence quant à l’utilisation de la norme par les juges du fond »639. Antoine

BOURREL estime quant à lui que ce critère recouvre en réalité deux éléments : la recherche

de l’unité des notions en uniformisant la jurisprudence ; ainsi que la protection juridictionnelle

effective des justiciables dans la mesure où, en présence d’un contentieux mettant en cause

des droits et libertés fondamentaux, le contrôle du juge de cassation devra avoir lieu afin de

garantir et protéger les droits des administrés640. De nouveau, les considérations présentées

par Antoine BOURREL semblent légitimes et fondées. Mais force est d'admettre qu’il lui est

également impossible de poser un unique critère justifiant à lui seul le contrôle sélectif des

qualifications.

Messieurs J. MASSOT, O. FOUQUET, J.-H. STAHL et M. GUYOMAR, dans leur

remarquable ouvrage consacré au Conseil d’Etat juge de cassation641 déploient eux aussi une

multitude de critères afin de systématiser le raisonnement du Haut juge. Ils arguent ainsi du

critère relatif à la fonction du juge du fond qui, en réalité, reprend la traditionnelle distinction

entre l’excès de pouvoir, le plein contentieux et le contentieux disciplinaire. Ainsi, en fonction

de la nature du domaine litigieux, le contrôle de cassation sera plus ou moins étendu. Mais

entre également en compte dans leur analyse la liberté des juges du fond. Ainsi, en présence

d’une norme formulée en terme d’échelle de valeur de sens commun642, l’appréciation

souveraine des juges du fond primera. De même, lorsqu’il s’agit pour les premiers juges de

procéder à une appréciation quantitative non réglementée643, le Conseil d’Etat ne contrôlera

637 Ibid, p. 132. 638 C.E., Sect., 3 juillet 1998, Mme Salva - Couderc, R.F.D.A., 1999, p. 112, Concl. HUBERT. 639 Ibid., p. 116. 640 Nous reprendrons un peu plus tard dans l’étude ce critère de l’utilité du contrôle. 641 J. MASSOT ; O. FOUQUET, J.-H. STAHL, M. GUYOMAR, Le Conseil d’Etat juge de cassation, op. cit. 642 Voir sur ce point la jurisprudence citée précédemment. 643 J. BORE usant de ce critère pour justifier, en droit privé, l’absence de contrôle de cassation sur les appréciations de quantum de responsabilité, de détermination des taux d’invalidité, du montant des indemnités.

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pas cette qualification644. De même, la recherche subjective des intentions645 n’impliquera

aucun contrôle de la qualification de la part du Haut juge, tout comme l’appréciation de la

valeur des preuves646 qui relèveront donc de l’appréciation souveraine des juges du fond. Au

contraire, et de manière logique, le juge de cassation contrôlera la qualification à laquelle

procéderont les juges du fond qui doivent estimer si certains faits entrent ou non dans une

catégorie juridique déterminée.

Mais, constat plus édifiant, les auteurs arguent en outre de considérations de « politique

jurisprudentielle » parmi lesquelles il est possible de relever la volonté de préserver l’unité du

droit ; d’éviter l’encombrement de la juridiction et le souci d’assurer l’égalité des citoyens

devant les charges publiques. Ces éléments semblent tout à fait appropriés à notre analyse.

Cette théorie a le mérite de présenter des critères de technique juridique, sans omettre des

considérations davantage pragmatiques qui, à notre sens, guident réellement concrètement le

Palais Royal dans son raisonnement distinguant les qualifications qu’il analyse de celles pour

lesquelles il ne souhaite pas exercer de contrôle.

Il semble après cette énumération des diverses théories doctrinales consacrées à la

recherche d’un critère de délimitation entre les qualifications juridiques contrôlées et celles

relevant souverainement des juges du fond, qu’il est concrètement impossible d’élever un

véritable critère. Si ces démonstrations reposent sur une combinaison de critères, il faut bien

admettre que toute tentative de systématisation en ce domaine demeure très ardue, voire

irréalisable. De sorte que la recherche d’un « critère » s’avoue vaine, et doit, en fait, laisser

place à une approche différente, consacrée cette fois à la finalité poursuivie par le Haut Juge

644 Ainsi, sont laissées à l’appréciation souveraine des juges du fond : l’aptitude physique appréciée par un conseil de révision (C.E., 27 octobre 1922, Salze, Rec. p. 758 ; 21 décembre 1960, de Picciotto, Rec. p. 722) ; la gravité d’un handicap (C.E., 9 octobre 1987, Marabala, n° 65509) ; le degré d’invalidité d’une personne l’empêchant de subvenir à ses besoins et lui offrant donc une exonération de la redevance de télévision ( C.E., 15 janvier 1992, Ministère de l’Economie c/ Guilloteau, n° 111619) ; la gravité des sanctions disciplinaires (C.E., 29 avril 1988, Cuaz, A.J.D.A., 1988, p. 200, Concl. S. DAEL) ; le partage de responsabilité entre une collectivité publique et la victime d’un préjudice (C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt, Rec. p. 268, précité) ; le montant des indemnités allouées à une victime (C.E., 22 mars 1993, CHR de Brest c/ Fraboul, Rec. p. 79 ; 25 novembre 1994, Ville de Nanterre, n° 119553 ; 28 avril 1995, Centre hospitalier général d’Auch, n° 121004 ; 14 décembre 1998, La Poste c/ Gaz de France, n° 154203 ; 5 mai 1999, Sté Groupe maritime et commercial du Pacifique, n° 178879 ; Sect., 29 mars 2000, A.P.H.P. C/ Jacquié, n° 195662) ; le caractère distinct des chefs de préjudice (C.E, 17 février 1993, Département du Puy de Dome c/ Epoux Guyon, n° 121808). 645 C’est sur ce fondement que le Conseil refuse de contrôler l’interprétation des contrats (C.E., 5 janvier 1945, Erb., Rec. p. 7 ; et plus récemment : C.E., 25 novembre 1994, Sté Aticam, Rec. p. 514 ; 31 juillet 1996, Sté des téléphériques du massif du Mont Blanc, Rec. p. 334 ; 28 juillet 1999, Commune de Chalon-Moulineux, n° 194385. 646 Relève de l’appréciation souveraine le fait qu’une commune n’apporte pas la preuve qui lui incombe de l’entretien normal d’un ouvrage public (C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt c/ Csts Barbier, précité).

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lorsqu’il entend contrôler certaines qualifications. Car un constat s’impose : la vocation de ce

contrôle de la qualification est toujours identique. Il s’agit pour le juge suprême de conserver

la maîtrise de sa fonction normative.

2. La recherche vaine d’un « critère ».

La doctrine s’accorde donc pour énumérer divers critères de distinction entre la

qualification et l’ appréciation souveraine. Ce constat nous permet finalement de considérer

qu’il n’existe pas de critère nous éclairant à lui seul sur les motifs de la sélection opérée par

le juge de cassation au sein des qualifications. Or, il est vrai que la détermination d’un

élément motivant ce raisonnement est capitale dans la mesure où l’état de fait est très

complexe. En effet, comment expliquer que des notions en apparence très proches ne fassent

pas l’objet d’une approche similaire de la part du Palais Royal ? Il n’est pas rare de

rencontrer une analyse divergente du Conseil sur des concepts pourtant semblables. Par

exemple, alors que la notion d’ouvrage exceptionnellement dangereux donne lieu à un

contrôle de la qualification par le juge de cassation647, le défaut d’entretien normal d’un

ouvrage public suscite lui une appréciation souveraine des juges du fond648. Ainsi, alors que

de ces deux notions découle l’application d’un régime juridique de responsabilité spécifique

et, s’apparentent donc à deux opérations analogues de qualification, le Conseil retient une

conception divergente et difficilement justifiable649. En outre, nous pouvons ajouter comme

exemple la décision selon laquelle un texte est suffisamment motivé relève de l’appréciation

souveraine des juges du fond quand il s’agit pour ces juges de se prononcer sur la motivation

d’une décision administrative650, mais constitue une qualification juridique contrôlée

lorsqu’ils se prononcent comme juge d’appel sur la motivation d’un jugement de première

instance651. De même, il a été décidé que lorsque ces juges doivent se prononcer sur le

caractère malhonnête d’un comportement, l’opération relève de l’appréciation souveraine des

647 C.E., Sect., 5 juin 1992, Ministère de l’Equipement, du Logement, des Transports et de la Mer c/ Cala, R.F.D.A., 1993, p. 68, Concl. Le CHATELIER, A.J.D.A., 1992, p. 650, Chron. C. MAUGÜE et R. SCHWARTZ. 648 C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt c/ Csts Barbier, précité. 649 Nous reprendrons plus tard les raisons apportées à cette différence d’approche. 650 C.E., 13 décembre 1995, Beaume, Rec. T., p. 987. 651 C.E., 13 mars 1996, Gamba, Rec. p. 76.

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juges du fond quand il s’agit de reconnaître une intention dolosive652, mais relève de la

qualification contrôlée par le Conseil lorsqu’il faut se prononcer sur la mauvaise foi653. Dans

le même sens, la détermination du caractère sérieux du moyen ne donne pas lieu à un

contrôle du juge de cassation en matière de sursis à exécution654 mais en présence de la

détermination d’une obligation sérieusement contestable, le Conseil opérera un examen de la

qualification juridique des faits655. Enfin, l’appréciation de l’inactivité est abandonnée aux

juges du fond lorsque ces juges doivent déterminer si un travailleur est privé de son

emploi656, mais relève de la qualification juridique lorsqu’il convient de vérifier si un

fonctionnaire a abandonné son poste657. Certes, nous ne prétendons pas dresser un catalogue

de toutes ces solutions surprenantes. Mais il est nécessaire de constater que la logique du

Palais Royal est complexe. Deux opérations intellectuelles en apparences identiques sont

tantôt jugées comme relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond, tantôt suscitant

un contrôle de la qualification par le juge de cassation. Partant de cette affirmation, la

détermination d’un critère s’avère complexe.

Certes, une théorie doctrinale semble tout de même davantage appropriée. La thèse

défendue par le Commissaire HUBERT soutenant l’utilité du contrôle comme fondant la

distinction entre les notions retenues ou non par le juge de cassation paraît assez

opportune658. Estimant que l’utilité du contrôle est le « déterminant rationnel qui pousse les

juges du Palais Royal à contrôler la qualification juridique »659, il émet l’hypothèse selon

laquelle le Conseil contrôle la qualification quand il estime utile de la contrôler. Mais afin de

rendre cette thèse plus juridique, il précise que cette utilité recouvre deux constatations

essentielles. La première consiste à établir si la situation de fait se rencontre dans de

nombreuses hypothèses. Dans l’affirmative, le Conseil interviendra par le contrôle de la

qualification afin de fixer une jurisprudence « lisible et utilisable », c’est à dire, conforme à

l’unité du droit. Le second élément à envisager consiste à déterminer si la jurisprudence est

bien établie dans le contentieux en question. L’on retrouve alors le caractère plus ou moins

balisé de la jurisprudence rendant nécessaire ou non l’intervention du Haut juge. L’utilité du

contrôle paraît louable en ce qu’en l’occurrence le Commissaire s’attache à élaborer un

critère unique, légitimant l’intervention de notre Conseil d’Etat et faisant finalement tomber 652 C.E., 10 juillet 1996, Commune de Boissy - Saint - Léger, Rec. p. 288. 653 C.E., 3 mars 1993, Cohen, Rec. p. 145. 654 C.E., Sect., 5 novembre 1993, Epoux Péan, Rec. p. 308. 655 C.E., Sect, 10 avril 1992, CHR d’Hyères, Rec. p. 165. 656 C.E., 3 octobre 1997, Maerten, Rec. T. p. 1041 – 1112. 657 C.E., 4 juillet 1997, Boucetta, Rec. T. p. 1041. 658 HUBERT, Concl. Sur C.E., Sect., 3 juillet 1998, Mme Salva - Couderc, précité, R.F.D.A., 1999, p. 112. 659 Ibid., p. 114.

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tout reproche tendant à affirmer que la délimitation appréciation souveraine, qualification

juridique s’avère discrétionnaire, voire arbitraire. Car, conformément à la pensée de

HUBERT, le contrôle du Conseil sur certaines qualifications est limité aux hypothèses

extrêmes où son apport est indispensable à l’unité du droit et afin de fixer une jurisprudence

de principe660. Cette théorie correspond ainsi aux attributions naturelles du Conseil d’Etat,

c’est à dire à ses missions de régulation et de création du droit administratif. Toutefois, ce

critère n’a pas été unanimement admis en doctrine. Les auteurs considèrent ainsi que

« l’utilité du contrôle, au lieu de constituer l’un des critères utilisés par le juge de cassation,

est en réalité la conclusion à laquelle il parvient à l’issue de [son] raisonnement »661. D’autant

plus que l’on a pu louer ce critère d’être cette fois unique ; mais en réalité il faut admettre que

cet élément englobe différentes constatations. En effet, c’est à partir de la nature du

contentieux, si la situation factuelle est vouée à se généraliser, et si le contentieux est

suffisamment balisé par la jurisprudence que le Conseil contrôle la qualification ou non. Ce

constat équivaut à avancer, en réalité, que le Conseil d’Etat contrôle une qualification quand

il estime qu’il est utile de l’examiner ! Il s’agit d’un véritable truisme ! D’autant plus qu’il est

loisible de douter que cette utilité constitue un vrai « critère ». Car à partir du moment où le

Haut juge contrôle une opération quand il l’estime opportun, l’on ne dévoile alors aucun

élément justifiant raisonnablement et surtout juridiquement sa démarche. Cette thèse repose

sur un constat trop subjectif qui, encore une fois, dépend entièrement et fondamentalement de

l’appréciation souveraine du juge suprême, voire de son bon vouloir et rendant impossible

toute tentative de systématisation.

Il semble donc plus adéquat de reprendre la théorie développée par Maël MANDIN662

selon laquelle il n’est aucun critère de systématisation en la matière. Comme l’a affirmé

nettement le Président LABETOULLE, « D’un point de vue technique, la recherche d’un

critère en insoluble »663. Il apparaît donc impossible de fixer un critère de distinction entre

l’appréciation souveraine et la qualification juridique. Reposant sur des éléments

essentiellement pragmatiques, la frontière tracée par le Haut juge entre ces concepts est ténue

et complexe à justifier. De sorte que certains ont pu arguer de ce que, pour tracer cette

660 Notons que le Commissaire envisage que « dans d’autres matières plus neuves, la jurisprudence reste à bâtir, il est utile d’exercer un contrôle de la qualification notamment si celui-ci permet d’enrichir non pas l’interprétation mais la portée d’une notion », Ibid p. 117. 661 P. FOMBEUR et M. GUYOMAR A.J.D.A., 1999, p. 795, Chron. sur C.E., Sect., 11 juin 1999, Ministre de l’intérieur c/ El Mouhaden, Cheurfa, Pruvost, Sté les grands moulins de Strasbourg, précité. 662 M. MANDIN, Le recours en cassation devant le Conseil d’Etat, Thèse précitée. 663 D. LABETOULLE, « La qualification juridique et le juge administratif ; quelques remarques », op. cit.

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frontière, il faille « attendre que le Conseil d’Etat ait déterminé pour un contentieux donné ce

qu’il entend contrôler et ce qu’il laisse à l’appréciation souveraine »664 .

Si les diverses théories consacrées à la recherche d’un critère de sélection des

qualifications retenues par le Conseil restent fondamentales, elles ne permettent pas

réellement d’apporter une explication générale à cette démarche. Elles rendent impossible la

systématisation de l’attitude du Conseil d’Etat. Sans doute ce constat provient-il de ce que la

quête d’un « critère » s’avère impossible car elle équivaudrait à une vision trop statique du

raisonnement du Haut juge en la matière. Or, adopter une logique statique rend la

systématisation irréalisable dans la mesure où le Palais Royal ne retient pas nécessairement

les mêmes éléments le conduisant à contrôler une notion ou non. Il faut donc adopter une

vision dynamique de l’attitude du juge. Dans cette logique, il semble plus adéquat de mettre

en exergue non pas un « critère » mais plutôt la « motivation » du Conseil lorsqu’il contrôle

une qualification. Car le critère s’entend du « principe qui permet de distinguer une chose

d’une autre, d’émettre un jugement, une estimation »665, alors que la « motivation » concerne

« l’ensemble des motifs qui expliquent un acte »666. Et si le critère de distinction varie d’une

espèce à une autre, la motivation semble quant à elle constante et réside en « l’utilité

jurisprudentielle » de la qualification. Plus précisément, le Palais Royal use du contrôle de la

qualification afin d’assurer la pérennité de son pouvoir normatif.

B. La qualification juridique, un instrument du pouvoir normatif du Conseil d’Etat.

La délimitation opérée entre la qualification juridique et la notion relevant de

l’appréciation souveraine des juges du fond est souvent présentée comme arbitraire. Nous

pensons, pour notre part, que cette distinction est loin de s’avouer arbitraire. S’il est vrai

qu’elle relève exclusivement du Palais Royal entièrement souverain dans cette opération,

cette séparation entre les concepts contrôlés en cassation et ceux abandonnés aux juges du

fond demeure particulièrement réfléchie, et mûrie de la part du juge suprême. En aucun cas la

sélection ainsi réalisée ne saurait s’avérer anarchique ; elle dépend en réalité d’éléments

objectifs pris en compte par le Haut juge. Aussi, s’il semble impossible de poser un critère

664 J.-H. STAHL, « Recours en cassation », in Répertoire du contentieux administratif, DALLOZ, cité par P. HUBERT, Concl. sur C.E., Sect., 3 juillet 1998, Mme Salva-Couderc, précité, p. 113. 665V. « critère », Le Petit Larousse illustré, 100ème édition, 2005, p. 314. 666 Ibid.

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universel susceptible de s’appliquer à l’ensemble des contentieux concernés, nous sommes

tout de même aptes à relever certains « indices » motivant cette délimitation. La nature du

contentieux est ainsi retenue par le Haut juge afin de contrôler ou non une qualification. Plus

exactement, lorsque sera en cause un contentieux que l’on peut juger « supérieur » en ce qu’il

met en jeu des intérêts essentiels tels que les droits et libertés fondamentaux, le Conseil sera

d’autant plus enclin à retenir et à intervenir dans ce domaine (1). Mais, il apparaît assez

nettement que le contrôle du juge de cassation reste conditionné par le fait que la décision

qu’il adopterait en analysant une qualification réalisée par les juges du fond serait vouée à

« faire jurisprudence ». La vocation d’une telle qualification à dépasser le cas d’espèce pour

être généralisée et donc être à l’origine d’une jurisprudence de principe s’avère primordiale

dans la démarche du Conseil d’Etat (2). Il s’agirait, alors, de faire état d’un nouvel indice

motivant la sélection du Conseil : l’utilité cette fois « jurisprudentielle ». Ces remarques

paraissent tout à fait opportunes afin de justifier le contrôle sélectif réalisé par le Palais Royal

sur les qualifications juridiques. Certes elles constituent des « indices » mais elles permettent

vraiment d’attester de ce que le Haut juge entende privilégier sa fonction normative en usant

du contrôle des qualifications, plus encore que limiter le pouvoir d’appréciation des juges du

fond667. Et ces indices semblent plus adéquats que les critères précédemment exposés en ce

qu’ils paraissent pouvoir s’appliquer dans divers contentieux et rendent donc possible une

systématisation des hypothèses où le juge entend contrôler. Mais, de plus, ces indices rendent

compte de la motivation quasi-exclusive et constante poursuivie par cette instance lorsqu’elle

se prononce sur certaines qualifications, à savoir, assurer la pérennité de sa mission

normative, en conservant la maîtrise des principales évolutions jurisprudentielles du droit

administratif.

1. La prise en compte de la nature du contentieux.

Il apparaît assez clairement en jurisprudence que la sélection qu’opère le Conseil entre

les qualifications dépende de la nature du contentieux en cause. Face à un domaine impliquant

les droits et libertés fondamentaux de l’homme668, il y aura plus de chance d’assister à un

Conseil qui retiendra pour contrôler une telle qualification. Autrement dit le champ

d’application de la « qualification juridique » sera plus étendu dans les matières où des

667 Comme le démontrait Antoine BOURREL dans sa thèse précitée. 668 Contentieux que l’on qualifie de « supérieur ».

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intérêts fondamentaux sont en cause ; le Palais Royal usant de cette classification afin de

retenir le contentieux.

Il n’est pas rare ainsi de relever que dans la majorité des hypothèses donnant lieu à un examen

de la qualification juridique, le Conseil entende contrôler en raison des intérêts en cause. Un

premier exemple tiré du domaine de l’expropriation atteste tout à fait de ce fondement. En

effet, en décidant que le caractère d’utilité publique d’une opération d’expropriation relevait

de la qualification juridique contrôlée en cassation669, le Haut juge a pris en considération la

nature de ce contentieux, ainsi que les intérêts ici en jeu. L’expropriation porte atteinte à un

droit fondamental posé par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789670, le

droit de propriété. Ainsi, dans une matière touchant un droit aussi important, il n’est guère

surprenant de noter qu’elle retient l’attention du Haut juge qui exerce un contrôle sur le

caractère d’utilité publique de cette opération.

Le Conseil ne réserve donc pas son contrôle à des notions subalternes ! L’utilité publique de

l’opération d’expropriation se devait d’être analysée par le juge suprême en ce qu’elle risquait

d’attenter de manière rédhibitoire à un droit essentiel de l’homme. La nature du contentieux

constitue donc un élément à retenir afin de motiver le contrôle ou non du juge suprême.

Le contentieux de l’expulsion, par sa nature même impliquant des droits et libertés

fondamentaux de l’Homme démontre également de ce que le contrôle de cassation dépend du

domaine envisagé. Le Conseil a ainsi pu décider que relevait de la qualification contrôlée par

le juge de cassation l’examen de la proportionnalité opéré par le juge du fond sur l’application

de l’article 8 de la Convention Européenne et de sauvegarde des Droits de l’Homme. Il entend

donc se prononcer sur le caractère disproportionné aux nécessités de la sûreté publique de

l’atteinte qu’une décision d’expulsion porte au droit d’un étranger au respect de sa vie privée

et familiale671. Dans cette espèce, le Conseil s’écarte des conclusions de son Commissaire qui

préconisait de relever une opération relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond

étant donné le caractère essentiellement factuel du travail des juges du fond pour apprécier si

la nécessité de la sûreté publique justifiait une atteinte à la vie privée et familiale. Au

contraire, la section du Contentieux considère être en présence d’une opération de

qualification juridique et contrôle ainsi le bilan de la proportionnalité. De nouveau, la solution

du juge suprême trouve son fondement dans la nature du contentieux en cause, matière

669 C.E., Sect., 3 juillet 1998, Mme Salva - Couderc, précité 670 art. 17 de ladite déclaration : « La propriété est un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » 671 C.E., Sect., 11 juin 1999, Ministère de l’Intérieur c/ El Mouhaden, A.J.D.A, 1999, p. 789, Chron. P. FOMBEUR et M. GUYOMAR.

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susceptible de porter une atteinte considérable à un droit consacré à l’échelle européenne ;

toute discordance entre les Cours étant bien entendue intolérable. Le Conseil se doit alors de

contrôler cette démarche au titre de la qualification juridique, et se réserve ainsi, la

compétence exclusive en la matière.

La situation des salariés protégés donne lieu également à une jurisprudence notable du

Conseil d’Etat qui exerce en l’espèce un contrôle de la qualification. Relève donc du contrôle

de cassation la qualification de « faute grave justifiant le licenciement d’un salarié

protégé »672 ; le caractère justifié du licenciement pour motif économique d’un salarié protégé

au regard de la situation de l’entreprise673 ; ainsi que la qualification donnée par les juges du

fond aux faits qui leur sont soumis afin d’estimer qu’un salarié exerce au sein de son

entreprise des responsabilités de nature à justifier son licenciement pour perte de confiance de

la part de son employeur674. Là encore, l’importance de la matière concernée semble justifier

la réaction du Conseil retenant un contrôle de ces différentes qualifications. Car,

indéniablement, le domaine envisagé est délicat et touche des intérêts supérieurs. D’ailleurs,

le Commissaire BACHELIER675 ne dissimule nullement les véritables raisons pour lesquelles

le Conseil se doit de contrôler ces qualifications. Et il avance clairement le moyen lié à la

nature de ce contentieux. Ainsi, il affirme que « le contrôle garantira l’unité de la

jurisprudence dans un contentieux très sensible dont l’issue sera déterminante pour les

parties »676. Et, faisant état du nombre élevé de salariés protégés en France ayant fait l’objet

de demande de licenciement677 il ajoute de manière limpide qu’une divergence de traitement

de ces salariés est inadmissible d’une Cour administrative d’appel à une autre : nous sommes

là encore dans une hypothèse où l’importance de la matière fonde le contrôle de la part du

juge de cassation sur les qualifications réalisées par les juges du fond.

L’exposé serait incomplet si nous ne faisions pas état du contentieux fiscal qui lui

aussi attire de manière intense l’intérêt de notre juge de cassation. Présentant le contentieux

fiscal comme faisant partie des domaines où le Conseil d’Etat entend « garder la haute main

sur l’attitude du juge du fond »678, Jean-Paul MARKUS relate le « grand interventionnisme »

672 C.E., Sect., 11 juin 1999, Min. de l’intérieur c/ Chicard, A.J.D.A., 1999, p. 789, Chron. P. FOMBEUR et M. GUYOMAR. 673 C.E., Sect., 11 juin 1999, Min. de l’intérieur c/ Prouvost, précité. 674 C.E., Sect., 11 juin 1999, Min. de l’intérieur c/ Sté Les Grands Moulins de Strasbourg, précité. 675 BACHELIER, Concl., R.F.D.A., 2000, p. 1330 et s. 676 Ibid. 677 15921 demandes de licenciement de salariés protégés en 1997. 678 J.- P. MARKUS, « Qualification juridique des faits et cassation administrative fiscale », A.J.D.A., 1995, p. 75, et spéc. p.78.

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du Conseil en la matière679. En effet, un nombre élevé de notions constitue des opérations de

qualification contrôlées. Ainsi, le Conseil contrôle la notion d’abus de droit680 ; d’imposition

primitive ou de redressement681, d’acte anormal de gestion682 ; de décision de gestion

opposable au contribuable683 ; de mauvaise foi valant fixation de pénalité684 . Ce domaine

laisse donc peu de place à l’appréciation souveraine des juges du fond.

Mais l’intérêt de cet exposé ne réside pas, encore une fois, dans l’énumération des

qualifications contrôlées. Au contraire, sont édifiantes les raisons qui conduisent le Conseil à

accroître considérablement le champ des qualifications contrôlées dans ce domaine. Le

contentieux fiscal revêt un aspect répressif et touche des intérêts fondamentaux. Plus

précisément, ce contentieux emporte de lourds enjeux économiques et met en cause les droits

des contribuables, et notamment un principe essentiel : l’égalité des citoyens devant l’impôt.

L’enjeu de cette matière s’avère de nouveau notable et pousse donc le juge de cassation à s’en

réserver la maîtrise. Jean-Paul MARKUS semble conscient de cette réalité puisqu’il avance de

manière non équivoque : « De manière générale, la Haute Assemblée exercera un contrôle de

la qualification juridique chaque fois que les droits du contribuable seront en cause »685. C’est

pour cette raison que lorsque de la qualification délivrée par les juges du fond dépend

l’application d’un régime fiscal, le juge de cassation entendra contrôler. De la sorte, le

contrôle de la qualification permet au juge suprême de retenir et de conserver la maîtrise de

notions fondamentales686.

La prise en considération de la nature du domaine dont est saisi le Haut juge ne fait

donc pas de doute. L’intervention d’intérêts supérieurs nécessite que la Haute Assemblée se

réserve la compétence dans de telles matières. De par sa forte résonance sur les droits des

679 Ibid., p. 79. 680 C.E., 17 janvier 1994, Chollet, Droit Fisc. 1994 / 15, Comm. 746, Concl. BACHELIER. 681 C.E., 22 juillet 1994, Blot, n° 118988. 682 C.E., 10 juillet 1992, Sté Musel SPB et Brunner, Rec. T., p. 924. 683 C.E., 11 février 1994, Sté Ets Dupeux, Droit Fisc. 1994/ 19, Comm. 886, Concl. BACHELIER. 684 C.E., 3 mai 1993, Cohen, Rec. p. 145. D’autant que l’on peut ajouter que sont contrôlées les notions d’inexactitude dans la comptabilité au sens de l’art. 8 du Livre des procédures fiscales (C.E., 18 octobre 1993, Landes, Dr. Fisc. 1993/ 52, Comm. 2512) ; d’opposition à un contrôle fiscal (C.E., 10 avril 1991, Di Fazio, Rec. p. 131) ; d’activité sans but lucratif (C.E., 30 novembre 1973, Asso. Saint Luc, Dr. Fisc. 1974 (17-18, Comm. 531, Concl. J. DELMAS-MARSALET) ; de revenu foncier au sens de l’art. 14 du Code Général des Impots (C.E., 11 mai 1994, Desheulles, RIF 1994/ 7, n° 797) ; de la domiciliation au sens de l’art. 4 B du Code Général des Impôts (C.E., 10 novembre 1993, Granat Rutter, Dr Fisc. 1994/7, Comm. 291) ; d’agent artistique ou de profession médicale (C.E., 28 avril 11993, Escrivant, Rec. p. 718) ; d’activité agricole (C.E., 2 mars 1994, Min. du Budget c/ SA maïs angevin et Min. du Budget c/ SA Griffaton, Dr. Fisc. 1994/ 21-22, Comm. 1019, Concl. F. LOLOUM). 685 Ibid. p. 80. 686 Pour exemple : C.E., 23 novembre 1992, Salvano, Dr Fisc. 1993/ 9, Comm. 43, Concl. FOUQUET qui illustre la volonté du Conseil de maîtriser la définition de la notion de dépendance immédiate et indispensable et d’en définir les critères de détermination dans la mesure où de cette notion dépend l’application d’une faveur fiscale considérable.

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contribuables, le contentieux fiscal suppose un interventionnisme du Conseil afin d’encadrer

au maximum l’action des juges du fond et maîtriser les notions principales afin,

essentiellement, de protéger les droits des contribuables.

Le contentieux de la responsabilité, constitue enfin l’un des domaines d’élection du

contrôle de la qualification par le juge de cassation, et une telle attitude peut elle aussi trouver

son fondement dans l’importance des droits que cette matière est susceptible d’affecter. En

effet, le contrôle de la qualification d’un comportement comme « fautif »687, ou du caractère

de la faute, à savoir lourde ou simple688, peut encore être justifié par la nature des droits

touchés. Car ces qualifications conditionnent l’application d’un régime de responsabilité, et

mettent donc en cause les droits et libertés fondamentaux de ces individus. De nouveau,

l’ampleur des enjeux de ces qualifications motive le contrôle du Conseil d’Etat.

Nul doute que l’examen en cassation de la qualification est largement tributaire de la nature

du contentieux envisagé. Plus le domaine appréhendé sera important car touchant les droits et

libertés fondamentaux, c’est à dire affectant les intérêts principaux des administrés, plus le

Conseil sera enclin à considérer être en présence de qualifications devant être contrôlées.

Certes, les renseignements ici apportés restent empiriques. Mais il semble que cet indice

relatif à la nature de la matière en cause puisse être convaincant en ce qu’il permet de

systématiser le raisonnement tenu par le Haut juge et ce, pourtant, dans diverses hypothèses.

D’autant qu’un tel indice paraît bienvenu en ce qu’il légitime le contrôle effectué par le juge

de cassation, il le rend même presque plus louable, puisqu’il se limite au contentieux

« supérieur » ; le Haut juge n’entendant pas retenir les questions subalternes. Néanmoins, cet

élément ne permet pas à lui seul de rendre compte de la démarche du Conseil lorsqu’il entend

contrôler ou non certaines qualifications. La nature du contentieux fournit un indice sérieux,

mais non exclusif à la sélection décidée par le juge. L’examen en cassation de la qualification

juridique dépend aussi de la vocation de la décision adoptée par le Conseil d’Etat contrôlant

une telle qualification à « faire jurisprudence », c’est à dire à se détacher de l’espèce pour être

généralisée et fixer certains principes jurisprudentiels essentiels. Il s’agit ici de démontrer que

le Conseil d’Etat retient l’utilité de la qualification strictement du point de vue jurisprudentiel.

2. La prise en compte de l’utilité jurisprudentielle.

687 Jurisprudence précitée. 688 Ibid.

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Le contrôle de la qualification juridique ne doit pas seulement être envisagé comme un

moyen de limiter le pouvoir d’appréciation des juges du fond689. Cet instrument assure surtout

au Conseil d’Etat la maîtrise de son pouvoir de fixer la jurisprudence de principe forgeant

notre droit administratif. La doctrine semble tout à fait consciente de cette réalité. En effet,

certains appréhendent le contrôle de qualification comme relevant de la « mission

juridique »690 du Conseil dans la mesure où elle lui permet de garder la maîtrise de la

définition des principales notions juridiques691. De même Hélène TOURARD a pu avancer

que « le Conseil d’Etat utilise également le contrôle de la qualification juridique pour

maîtriser la définition des notions juridiques »692 . Il ne fait donc pas de doute que l’examen

sélectif des qualifications poursuit une finalité purement normative ; cet instrument

garantissant au juge suprême la rétention des concepts nouveaux, des domaines sensibles qu’il

ne saurait abandonner aux juges du fond étant donné la portée du contentieux en question. Là

encore nous retrouvons un Palais Royal avide de création juridique, et qui ne peut tolérer un

quelconque empiétement de la part des instances subordonnées sur son pouvoir de dire le

droit ! D’ailleurs, les propos tenus par le Commissaire LE CHATELIER sur l’affaire

Commune de Béthoncourt693 révèlent parfaitement l’état d’esprit qui domine relativement à ce

contrôle. Rappelant la fonction juridique incombant au Conseil d’Etat exposée par le Doyen

MARTY, le Commissaire reprend l’argument au terme duquel le contrôle de la qualification

doit servir le pouvoir normatif du Haut juge. Mais surtout, suggérant à la section du

contentieux de contrôler la qualification du défaut d’entretien normal d’un ouvrage public, il

justifie ces propos par la portée de la notion en cause qui doit en principe susciter une

intervention du Palais Royal. Le Commissaire avance en effet : « que cette notion paraît

suffisamment importante compte tenu notamment de l’étendue de la théorie des dommages de

travaux publics pour, qu’en estimant qu’il s’agit d’une opération de qualification juridique,

vous continuiez d’en assurer le contrôle »694. Et même si le Conseil n’a pas suivi de telles

conclusions, l’on remarque immédiatement ce qui, selon ce Commissaire, doit conduire le

Palais Royal à examiner ou non une qualification : la volonté de maîtriser cette notion en ce

qu’elle est dotée d’un certain poids juridique.

Dans ce contexte, il nous est possible d’avancer que l’élément déterminant de l’exercice par le

juge de cassation du contrôle de certaines qualifications réside en la vocation de l’intervention

689 Tel que le pensait Antoine BOURREL, Thèse précitée. 690 Expression employée par le Doyen MARTY, Thèse précitée. 691 F. RAYNAUD et P. FOMBEUR, Chron., A.J.D.A. 1998, p. 796. 692 H. TOURARD, « Quelques observations sur le Conseil d’Etat juge de cassation » , op. cit. 693LE CHATELIER, Concl. sur C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt c/ Csts Barbier, précité. 694 Concl. précitées, p. 75.

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du Haut juge à « faire jurisprudence », c’est à dire à fixer une règle de principe dont la portée

s’étendra au-delà du cas d’espèce. En d’autres termes, le Conseil considérera être en présence

d’une qualification à contrôler dans les hypothèses où, par son intervention, il sera à l’origine

d’une jurisprudence de principe, parce que, par exemple, sa décision fournira une définition à

une notion inédite, ou parce qu’elle explicitera un concept délicat. L’enjeu de l’intervention

du juge suprême d’un point de vue jurisprudentiel motive donc la décision de contrôler ou

non. Ainsi, lorsque l’immixtion du Conseil n’apportera aucune nouveauté, n’aura pas de

« portée normative », le Conseil sera enclin à abandonner la notion à l’appréciation

souveraine des juges du fond.

Nous sommes donc en présence d’un nouvel indice permettant d’expliquer la distinction

effectuée par le Conseil entre ce qu’il contrôle et ce qu’il ne retient pas : « l’utilité

jurisprudentielle » du contrôle de la qualification. C’est la vocation de la décision rendue par

le juge de cassation, se prononçant sur une qualification juridique, à poser une règle de droit

s’appliquant au-delà de l’espèce proposée qui entre en jeu dans la sélection des qualifications

que le Conseil contrôle. F. RAYNAUD et P. FOMBEUR ont d’ailleurs, pour leur part, fait

état du « critère de généralisation possible de la solution dégagée par les décisions en cause

qui [justifie] le contrôle de qualification »695 . En ce sens, l’on rencontre diverses notions pour

lesquelles le concours du Palais Royal semblait bénéfique du point de vue purement prétorien-

sont ainsi contrôlées les notions de collaborateur occasionnel du service public696, de travaux

ayant pour effet de changer la destination de constructions existantes697 le caractère

d’immeuble par nature ou par destination698 ; l’existence d’un titre habilitant une personne à

construire sur un terrain, nécessaire à la formulation d’une demande de permis de

construire699 ; la détermination de la résidence administrative d’un fonctionnaire700 ; la notion

d’Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial701 ; d’entreprise au sens de

l’article 90 du Traité de Rome702 ; de dépendance du domaine public703. Mais encore, le

Conseil retient d’autres notions fondamentales telles que l’ouvrage exceptionnellement

dangereux704, ou la notion de personnes « qui n’ont pas demandé à bénéficier de la loi du 15

695 F. RAYNAUD et P. FOMBEUR, A.J.D.A. 1999, p. 797, Chron. précitée. 696 C.E., 31 mars 1999, Hospices civils de lyon, n° 187649. 697 C.E., 25 mars 1998, Mme Rauffie, Rec. T. p. 1137. 698 C.E., 24 février 1999, Sté Transurba, Rec. T. p. 33. 699 C.E. 5 mai 1999, Ville de Bayonne, Rec. T. p. 1075. 700 C.E., 16 juin 1999, Allgayer, n° 185031. 701 C.E., 29 décembre 1993, Sté Saumon Pierre Chevance, Rec. p. 379. 702 C.E. 1er juin 1994, Letierce, Rec. p. 278. 703 C.E., 7 juin 1999, OPHLM d’Argenteuil Gentilly, n° 181605. 704 C.E., Sect., 5 juin 1992, Epoux Cala, précité.

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juillet 1970 dans les délais prévus par son article 32 et qui peuvent de ce fait bénéficier du

relevé de forclusion institué par la loi du 16 juillet 1987 »705. Ces qualifications ne soulèvent

pas de doute, elles impliquent la mise en œuvre de régimes juridiques particuliers. Mais l’on

constate également que l’intervention du Conseil d’Etat semble enrichissante au regard de

l’apport juridique. Il précise ainsi ces diverses notions, et est en mesure, alors, d’exercer

pleinement sa mission normative. Un élément paraît donc constant dans la distinction

appréciation souveraine – qualification juridique : la propension de la décision du juge de

cassation à faire œuvre créatrice d’un point de vue jurisprudentiel, c’est à dire à être source

d’enrichissement au niveau purement juridique706. Une telle argumentation paraît, de surcroît,

conforme à la pensée du Doyen MARTY lorsqu’il expose que « l’intervention de la Cour

suprême est nécessaire toutes les fois que la décision frappée de pourvoi a été rendue dans des

conditions telles, et se trouve rédigée de telle façon, que sa portée dépasse les limites du litige

particulier qui, en a fourni l’occasion et que la solution adoptée est susceptible de prendre une

valeur générale, en servant de précédent pour trancher à l’avenir des difficultés

semblables »707 .

Dans ces conditions, le critère précédemment cité relatif au caractère balisé de la

jurisprudence semble intéressant en ce qu’il rejoint finalement l’idée d’un Conseil d’Etat qui

examinerait la qualification uniquement dans l’intérêt de son pouvoir normatif afin de rester à

l’origine des jurisprudences de base sculptant le droit administratif. Le défaut d’entretien

normal de l’ouvrage public relève, par exemple, de cette condition ; le contentieux étant

suffisamment établi, la jurisprudence708 du Conseil d’Etat ne sera plus susceptible de faire

œuvre créatrice. Cette opération qui s’apparente intellectuellement à une qualification devient

secondaire puisqu’il n’y a plus lieu pour le Haut juge de poser de nouvelles règles. Dans le

même sens, la notion de « désordre rendant l’immeuble impropre à sa destination » et ouvrant

droit au régime de la garantie décennale relève, selon le Conseil, de l’appréciation souveraine

des juges du fond dans la mesure où il s’agit d’un contentieux où la jurisprudence est bien

705 C.E., Sect, 24 janvier 1992, ANIFOM C/ Scotto d’Abusco et ANIFOM c/ Aknin, Rec. p. 36 – 37 ; d’autant que d’autres notions relevant de la qualification peuvent être ajoutées, et notamment la notion de « faute », faute lourde, ou simple. 706 D’ailleurs, J.H. STAHL cité par F. RAYNAUD et P. FOMBEUR, A.J.D.A., 1999, p. 795, Chron. précitée, précisait clairement : « Plus la qualification est liée aux caractéristiques de l’espèce, plus elle sera laissée au pouvoir souverain des juges du fond ; plus elle présente un caractère de généralité, plus elle fera l’objet d’un contrôle de qualification ». 707 MARTY, Thèse précitée, Conclusion. 708 C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt c/ Csts Barbier, précité.

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établie et où l’on n’a donc plus besoin de l’intervention de la juridiction suprême ; les

principales règles étant fixées709.

Finalement, la thèse soutenue par le Président LABETOULLE distinguant entre les

qualifications fondatrices « pour lesquelles l’application à un cas d’espèce implique que le

juge prenne position sur le sens à donner à un texte »710 et les qualifications d’application qui

ne constituent que l’illustration d’une qualification déjà explicitée par le Conseil d’Etat,

semble tout à fait louable. Cette théorie s’avère cohérente en ce qu’elle témoigne de la réalité

du contrôle du Conseil d’Etat. En effet, nul ne le contestera, le juge suprême exerce un

contrôle de la qualification lorsque sa décision fixera une règle s’étendant au-delà de

l’espèce ; mais il abandonnera cette qualification lorsque de son intervention ne découlera pas

la détermination d’une règle de droit. Cette approche se révèle très réaliste, et l’on doit

souligner les deux étapes du raisonnement du Palais Royal. Dans un premier temps, il

distingue logiquement ce qui relève du fait, et ce qui met en jeu le droit, ce qui revient à

distinguer l’appréciation souveraine de la qualification juridique . Puis, dans un second temps,

le Conseil sélectionne au sein des opérations constituant une « qualification », celles qu’il

entend contrôler et celles qu’il délaisse. De sorte que l’on peut critiquer aisément la

terminologie usitée. Car le juge n’hésite pas à faire état des notions relevant de

« l’appréciation souveraine des juges du fond » lorsqu’il ne souhaite pas se prononcer, et ce,

même si indéniablement il est en présence d’un raisonnement débouchant sur une opération

de qualification711 ! La terminologie ne semble donc pas adéquate. J. ARRIGHI de

CASANOVA a pu, ainsi, remarquer : « S’il estime opportun devoir contrôler, il reconnaîtra

qu’il est en présence d’une qualification juridique (…). S’il ne juge pas opportun de le faire, il

baptisera au besoin d’appréciation souveraine ce qui était en théorie justiciable du contrôle de

la qualification juridique »712. L’on peut même faire état d’une « incertitude de langage », une

seule distinction devant être prise en compte, la sélection entre les questions échappant au

contrôle du juge de cassation et celles qui lui sont soumises.

709 C.E., 10 juin 1994, S.A. Les grandes travaux de Franche-Comté, D. 1995, S.C., p. 124, obs. P. TERNEYRE ; R.F.D.A., 1994, p. 671, Concl. B. MARAIS. 710 D. LABETOULLE, « La qualification juridique et le juge administratif. Quelques remarques. », art. préc., p. 35. 711 Voir en ce sens les exemples précités ; C.E., Sect., 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt et C.E., 10 juin 1994, SA Les Grands travaux de Franche Comté, précités. 712A. de CASANOVA, R.F.D.A., 1994, p. 92. D’autant que l’on peut encore citer la décision du C.E., 22 février 1995, Commune de Glaire, Rec. p. 100, laissant à l’appréciation souveraine des juges du fond le caractère convenable du logement des instituteurs en raison d’une jurisprudence déjà bien établie en ce domaine.

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En réalité, il faut retenir que le Palais Royal demeure entièrement souverain dans

l’entreprise de sélection des qualifications qu’il contrôle. Cette distinction est totalement

tributaire du « bon vouloir » du Haut juge, ce qui induit des considérations d’opportunité dans

la recherche d’un critère de systématisation de la démarche du juge. Ainsi, aucun critère ne

permet à lui seul de fonder le raisonnement du Haut juge, de sorte que la proposition

développée par COMBARNOUS et GALABERT semble toujours adéquate. Ces auteurs

estiment en effet : « plutôt qu’ils n’expriment la distinction nette de deux opérations

intellectuelles successives que l’on pourrait retrouver par l’analyse de toute décision

juridictionnelle, les termes d’appréciation et de qualification servent à classer les hypothèses

où le juge de cassation désire s’en remettre entièrement aux juges du fond, et celles où il

désire au contraire se réserver un contrôle »713. Il ne faut pas omettre la pensée du Professeur

CHAPUS qui, se penchant sur l’appréciation souveraine, en fait une notion « fonctionnelle » -

reprenant ainsi la terminologie du Doyen VEDEL714, ajoutant « qu’elle est ce que le juge veut

qu’elle soit »715. Une telle position met parfaitement en relief des éléments de politique

jurisprudentielle pris en considération par le Conseil d’Etat dans cette distinction.

Il semble donc pratiquement impossible de dresser un critère permettant de justifier en toute

hypothèse le choix opéré par le Haut juge. Toutefois, il est de rigueur de reconnaître qu’un

élément entre toujours en compte lorsque le Conseil contrôle une qualification : son utilité

jurisprudentielle ! C’est dire que l’examen sélectif de la qualification s’érige tel un moyen à la

disposition de la Haute instance pour parvenir à conserver la maîtrise des principales notions,

et donc d’assurer la pérennité de sa fonction normative. D’autant que, après la réforme de

1987, l’attitude du Conseil s’est caractérisée par une réduction quantitative des opérations

constituant une qualification juridique. Ainsi, le Conseil a opéré une rétrécissement des

qualifications qu’il contrôle716 après 1987 afin de ne pas devenir un troisième degré de

juridiction et ne pas encombrer sa barre. Ce choix s’avère en réalité bénéfique dans la mesure

où, en limitant ses interventions à certaines qualifications juridiques, le Palais Royal renforce

le poids des décisions qu’il adopte au contraire lorsqu’il décide, résiduellement de se

prononcer sur ces qualifications !

En restreignant le nombre des notions relevant de la qualification retenues par le juge de cassation, le Conseil n’intervient plus que ponctuellement, c’est à dire à propos des concepts les plus séduisants du point de vue de la création jurisprudentielle, attitude favorisant véritablement la pérennité de la fonction normative de la Haute Instance. Car, l’on assiste, en

713 COMBARNOUS et GALABERT, A.J.D.A., 1960, p. 342, Chron. 714 G. VEDEL, J.C.P. 1950, I, 851. 715 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, op. cit. 716 Mouvement débuté par l’arrêt C.E., Sect., 27 mai 1988, Mugica Garmendia, précité.

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définitive, à un juge de cassation qui ne contrôle une opération de qualification juridique que lorsque cette qualification revêt un enjeu normatif évident, c’est à dire lorsque sa décision sera riche d’enseignements jurisprudentiels car novatrice, ou explicitant une notion nouvelle, ou délicate et susceptible de s’étendre au-delà de l’espèce proposée. Ainsi, outil de modulation du pouvoir de cassation, le contrôle de la qualification

juridique s’érige en réalité comme un instrument fondamental à la disposition souveraine du

Haut juge afin de légitimer ses interventions et la rétention de certaines notions en cassation.

Fruit d’une approche essentiellement guidée par des considérations de politique

jurisprudentielle, le choix opéré par la Haute instance entre les concepts sur lesquels elle se

penche et ce qu’elle abandonne aux juges inférieurs se trouve constamment gouverné par la

nécessité de conserver la maîtrise des évolutions principales du droit administratif

jurisprudentiel. Autrement dit, s’il nous est impossible de dresser un « critère » universel mis

en œuvre par le juge afin de tracer cette frontière717, nous sommes tout de même en mesure de

relever la motivation constante du Haut juge lorsqu’il contrôle une qualification : sauvegarder

sa principale fonction : la « juris dictio » .

La délimitation souveraine par le Haut juge de la frontière entre la qualification

juridique et l’appréciation souveraine des faits offre un bel exemple des stratégies usitées par

le Conseil afin de conserver la maîtrise de l’évolution de la jurisprudence administrative.

Néanmoins il est d’autres techniques à la disposition du Conseil afin de perfectionner son

autorité et apparaître tel l’instigateur des récentes évolutions juridiques. Ainsi, nous ne faisons

pas fausse route en avançant que le Haut juge dispose de divers procédés qu’il manie avec

beaucoup de subtilité afin de répondre à ses propres souhaits. La censure de la dénaturation ou

encore de l’erreur de droit se posent de cette manière tels des instruments encore une fois

puissants renforçant l’autorité du Conseil d’Etat660 et lui assurant de maintenir le pouvoir de

décider des principales jurisprudences661.

717 Etant donné qu’en réalité divers critères sont susceptibles de justifier le contrôle de la qualification comme l’unité du droit, le caractère balisé du contentieux par une jurisprudence constante ; la densité juridique de la notion, l’utilité du contrôle. 660 C’est essentiellement le cas du contrôle de la dénaturation. 661 La censure de l’erreur de droit s’avère à ce titre exemplaire.

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Section II : La dénaturation et l’erreur de droit

Animé d’un désir constant d’accroître son autorité et d’imposer sa propre

volonté normative, le Conseil d’Etat n’a de cesse d’employer des stratagèmes exclusivement

prévus afin de promouvoir sa fonction juridique. Le contrôle de la dénaturation des faits et des

actes (Paragraphe 1) s’impose tel un usage judicieux limitant en une certaine mesure le

pouvoir des juges du fond et renforçant, surtout, la mainmise du Conseil d’Etat sur les

décisions des juges inférieurs. La censure effrénée de l’erreur de droit quant à elle

(Paragraphe 2), permet au Haut juge de sanctionner une position qu’il désapprouve et

d’imposer sa propre orientation. Et le grief de l’erreur de droit se révèle très souvent à

l’origine d’une jurisprudence de taille. Autant dire que le Palais Royal sait manier les

instruments que lui offre la fonction de cassation dans l’optique essentielle de conserver

pleinement la maîtrise de l’évolution jurisprudentielle du droit administratif.

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Paragraphe 1 : Le contrôle de la dénaturation : la soupape de sécurité du Conseil d’Etat.

S’il a déjà été à maintes reprises démontré que le contrôle de la dénaturation s’élève tel

un moyen privilégié de limitation du pouvoir des juges du fond662, il n’est pas superflu de

préciser que la censure de toute dénaturation constitue un réel outil assurant l’omniprésence

du Conseil (A). En effet, l’appréciation souveraine des juges du fond n’est en revanche jamais

illimitée et demeure en toute hypothèse nuancée par la réserve de la dénaturation assurant

ainsi au Conseil le pouvoir de s’immiscer dans un domaine en principe réservé aux juges du

fond. Mais plus encore, la censure de la dénaturation des actes dérive le plus souvent vers un

contrôle direct de l’interprétation délivrée par les juges subordonnés. Ainsi, sous couvert

d’une dénaturation, le Conseil juge la qualité de l’interprétation émanant des premiers juges

pour finalement la censurer et imposer sa propre conception. Dans ce contexte, il semble

assez net que le contrôle de la dénaturation constitue un instrument d’omnipotence du Conseil

d’Etat (B), puisque, appréciant le sens que les juges du fond accordent à un acte, le Conseil se

permet de sanctionner une interprétation qui divergerait de la sienne, et fait primer sa propre

position. Nul doute que la dénaturation offre au Conseil de réelles perspectives de renforcer

son autorité à la fois disciplinaire et juridique.

A. Le contrôle de la dénaturation : outil d’omniprésence du Conseil d’Etat.

Avant de constater que la dénaturation constitue un moyen efficace de tempérer le

pouvoir d’appréciation souverain des juges du fond (2), il faut définir les contours de ce

contrôle de la dénaturation tel qu’il s’exerce au sein de la juridiction administrative (1).

1. La dénaturation ou la censure d’une erreur grossière des juges du fond.

Le contrôle de la dénaturation est commun au juge suprême de l’ordre administratif et à la

juridiction supérieure de l’ordre judiciaire. Ces deux institutions exercent un examen de la

dénaturation. Toutefois une différence majeure s’élève entre ces deux instances. La Cour de

Cassation ne censure que la dénaturation des actes, tandis que le Conseil d’Etat contrôle, outre

662 Voir en ce sens, la thèse de A. BOURREL, Le Conseil d’Etat juge de cassation, face au pouvoir d’appréciation des juges du fond, précitée ; M. MANDIN, Le recours en cassation devant le Conseil d’Etat, Thèse précitée.

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la dénaturation des actes, la dénaturation des faits. Cet examen de la dénaturation des faits

constitue donc la spécificité de l’ordre administratif, et est consacré de longue date en

jurisprudence. L’arrêt Simon du 4 janvier 1952663 a en effet pour la première fois admis un tel

contrôle. La dénaturation des actes trouve aisément une définition parmi la doctrine privatiste.

Elle s’entend, ainsi, de la « méconnaissance du sens clair et précis d’un texte »664, ou encore

de « l’erreur des juges du fond qui ont donné à un document de la cause, cependant clair et

précis, un sens qu’il n’avait pas »665. La dénaturation d’un acte se trouve donc constituée

lorsque, en présence d’un acte doté d’un sens parfaitement limpide, les juges du fond

procèdent à une interprétation intrinsèquement inutile et même abusive. La dénaturation

sanctionne donc un abus d’interprétation et en aucun cas une interprétation erronée.

D’ailleurs, la dénaturation des actes trouve souvent à s’appliquer en matière contractuelle afin

« d’empêcher que les juges du fond, sous couvert d’interprétation souveraine de la volonté des

parties, n’en viennent à modifier les stipulations claires et précises de leurs contrats »666 et ce,

afin de veiller au respect de la « loi des parties ».

La dénaturation des faits, originalité de l’ordre administratif, s’entend quant à elle, de

l’hypothèse où les juges du fond « donnent des faits matériellement exacts une interprétation

fausse ou tendancieuse »667. D’autres auteurs ont pu expliciter cette dénaturation comme une

présentation des faits contraire à la vérité668. Un constat s’impose : le contrôle de la

dénaturation des faits atteste tout à fait de ce que le Conseil d’Etat s’immisce dans

l’appréciation des faits en principe réservée aux juges du fond. Mais l’on comprend aisément

cette ingérence du Palais Royal dans le domaine factuel lorsque l’on a à l’esprit l’histoire de

cette institution qui a fondamentalement forgé la matière à partir de la résolution de divers et

nombreux cas d’espèce opérant une investigation remarquable dans les faits. La censure de la

dénaturation des faits, marque d’immixtion de cette juridiction dans le domaine de

l’appréciation factuelle relevant exclusivement des juges du fond, ne paraît donc pas vraiment

choquante. Elle témoigne de nouveau de la toute puissance du Conseil d’Etat, et surtout de ce

qu’il demeure constamment présent et assure un contrôle permanent des premiers juges y

compris dans les hypothèses où il avait choisi de ne pas juger la qualification juridique et

663 C.E., Ass., 4 janvier 1952, Simon, Rec. p. 13, Concl. M. LETOURNEUR. 664 J. BORE, La cassation en matière civile, op. cit., p. 506 ; et affirmé par la jurisprudence : Cassation civile, 28 février 1962, Bull Civ., I, n° 128. 665 J. VOULET, « Le grief de la dénaturation devant la Cour de cassation », J.C.P., 1971, I, 2410. 666 J. BORE, La cassation en matière civile, op. cit., p. 506. 667 R. ODENT, Cours de contentieux administratif, 1970-1971, p. 1646. 668 MALEVILLE, cité par D. JACQUEMART, Le Conseil d’Etat Juge de cassation, Thèse précitée, p. 237.

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avait abandonné la notion à l’appréciation souveraine des juges du fond. Dans ce contexte,

l’appréciation des faits par les juges inférieurs ne peut plus décemment être qualifiée de

« souveraine » dans la mesure où elle est toujours limitée par le contrôle de la dénaturation

réalisé par le Conseil d’Etat. De la même manière que le contrôle de la qualification juridique

était un outil de modulation du contrôle de cassation, la dénaturation constitue un

tempérament de taille à la prétendue appréciation souveraine des faits par les juges du fond.

2. La dénaturation, instrument de limitation du pouvoir d’appréciation

souverain des juges du fond.

Que l’on s’attache à la dénaturation des faits ou des actes, l’on ne peut manquer de

constater que ce contrôle constitue une « brèche ouverte dans le rempart de la souveraineté

des juges du fond »669. En effet, le grief de dénaturation s’avère particulièrement nécessaire et

efficace lorsque le Haut juge estime être en présence d’une notion relevant de l’appréciation

souveraine des juges du fond, échappant donc à son contrôle de cassation670. Car dans une

telle hypothèse, le Conseil ne pourrait contrôler une telle notion et pourrait se voir imposer

une appréciation grossièrement erronée des faits de l’espèce par les juges du fond ! Aussi, la

dénaturation des faits s’impose afin de limiter l’appréciation souveraine et de sanctionner une

erreur grossière inacceptable de la part des juges subordonnés. La dénaturation des faits prend

donc la forme d’une menace efficace afin d’éviter tout arbitraire des premiers juges et de

limiter finalement leur pouvoir souverain d’appréciation. Ce contrôle constitue donc une

réserve importante et s’élève telle une garantie pour le Haut juge de ne pas se voir imposer

« des appréciations de fait qui lui paraissent gravement et manifestement erronées »671.

L’affaire Simon consacrant de manière inédite la censure de cette dénaturation illustre tout à

fait la nécessité de cet examen. Elle témoigne d’une réelle déformation des faits de l’espèce

qui avaient valu une sanction disciplinaire à un médecin, sanction au demeurant injustifiée

selon le Conseil d’Etat eu égard à la dénaturation dont étaient coupables les juges du fond qui

avaient estimé les propos tenus par ce médecin lors d’une allocution télévisée comme

« injurieux », taxant les médecins français usant de certaines méthodes d’être animés d’un

« esprit de lucre » alors qu’il ne ressortait nullement des pièces du dossier que le Sieur Simon

669 MARAUD, La notion de dénaturation en droit privé français, Presses universitaires de Grenoble, 1974, p. 25. 670 Voir paragraphe 1. 671 J.H. STAHL, « Recours en cassation », R.D.C.A., 1997, p. 16, n°143.

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avait entendu viser les confrères français ni les blâmer de tels ignominies672. Mais un tel

exemple peut être compété673. Il faut en réalité saisir que la dénaturation des faits constitue

une vraie limite au pouvoir souverain des juges du fond. Elle assure au Palais Royal le moyen

de demeurer constamment présent, c’est à dire de pouvoir en toute occasion contrôler

l’appréciation réalisée par les juges du fond y compris, et voire essentiellement, lorsqu’il

n’exerce pas son contrôle de cassation. L’arrêt Sanchez et Tome674 atteste notamment de cette

réalité. Car s’agissant de l’appréciation du lien de causalité existant entre une transfusion et

une contamination, censée relever en principe de l’appréciation souveraine des juges du

fond675, le Conseil s’est réservé l’opportunité d’intervenir au moyen de la dénaturation.

Relevant dans cette espèce un tel grief, le Haut juge censure une erreur flagrante des juges du

fond qui refusaient d’admettre le lien de causalité alors que tous les éléments du dossier

prouvaient que le lien de causalité était évident.

Il semble alors clair que le contrôle de la dénaturation s’impose tel un tempérament au

pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. Il permet un contrôle s’immisçant dans

« la sphère du non-contrôle »676. C’est dire que l’appréciation factuelle que le juge de

cassation abandonne aux juges du fond lorsqu’il choisit de ne pas la contrôler ne saurait

rigoureusement être jugée « souveraine ». Comment affirmer que le pouvoir d’appréciation

est « souverain » sous réserve de dénaturation ? Il semble assez net que cette terminologie,

« l’appréciation souveraine des juges du fond », s’avère hypocrite ! Elle ne témoigne pas, en

tout cas, strictement, de la réalité. Et l’on pourrait même affirmer que les juges du fond ne se

révèlent jamais souverains dans leur appréciation. Il existe toujours une possibilité pour le

Conseil de contrôler cette appréciation et de la censurer à travers la dénaturation. Cette

« soupape de sécurité » assure au Haut juge un moyen de contrôler les premiers juges en toute

hypothèse, elle lui permet d’être omniprésent dans le travail des juges du fond. Cela ne fait

aucun doute : l’autorité disciplinaire du Palais Royal sur les juges du fond ne s’en trouve que

renforcée !

Cette affirmation est d’autant plus vraie que la censure de la dénaturation des actes, très usitée

également, offre elle aussi l’occasion au juge suprême de s’immiscer dans un domaine en

672 C.E., Ass., 4 janvier 1952, Simon, Rec. p. 13. 673 Exemples de jurisprudences censurant une dénaturation des faits : C.E., 17 janvier 1996, SARL Les jardins des Pyrénées, Rec. T. p. 1014, p. 1085 et p. 1133 ; C.E., 14 mars 1997, Communes de Tournes, Rec. T. p. 913 et p. 1043 ; C.E., 17 mars 1997, office des Migrations Internationales, Rec. p.86 ; C.E., 4 avril 1997, Kaandorp, Rec. T. p. 1043, p. 1072 ; C.E., 4 avril 1997, M. et Mme Maudet, n° 149264 ; C.E., 2 décembre 1998, Vindes n° 178752 ; C.E.S, 5 juillet 1991, Sté de fait Couderc, R.F.D.A., 1991, p. 947. 674 C.E., 24 février 1995, Sanchez et Tome, n° 141 134. 675 C.E., 28 Juillet 1993, Consorts Dubouloz, précité. 676 A. BOURREL, Le Conseil d’Etat face au pouvoir d’appréciation des juges du fond, Thèse précitée.

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principe réservé aux premiers juges : l’interprétation des actes. Et c’est précisément la

dénaturation des actes et notamment dans le domaine contractuel que l’étude est édifiante. Car

partant d’un examen de la dénaturation, le Conseil module ce contrôle pour aboutir à un

contrôle déguisé de l’interprétation, parvenant ainsi à imposer en toute hypothèse sa propre

orientation quant aux actes étudiés. Dans ce cadre, l’analyse de la dénaturation des actes

accroît sans conteste l’autorité juridique du Conseil d’Etat et lui garantit une suprématie

inégalée.

B. Le contrôle de la dénaturation : outil d’omnipotence du Conseil d’Etat.

Le contrôle et la censure de la dénaturation des actes, à l’instar de la Cour de

cassation, nous permet vraiment de constater et d’avancer que ce contrôle de la dénaturation

constitue un outil efficace à la disposition du Palais Royal afin d’accroître son autorité cette

fois juridique. En effet, la dénaturation des actes aboutit à ce que le Conseil analyse d’abord

de manière déguisée (1), puis directement l’interprétation des actes telle qu’elle découle des

décisions des premiers juges afin, le cas échéant de la censurer et d’y substituer sa propre

conception (2).

1. Le contrôle déguisé de l’interprétation.

Le contrôle de la dénaturation des actes renforce l’autorité juridique du Conseil d’Etat.

En effet, sous couvert de la dénaturation, le Haut juge procède à l’examen de l’interprétation

que les juges inférieurs ont accordée à l’acte en cause.

Or, il ne fait pas de doute que l’interprétation des actes relève des domaines réservés en

principe aux juges du fond. La Cour de Cassation suit, à ce sujet, une position identique, cette

juridiction refusant clairement d’exercer un contrôle sur l’interprétation des actes

juridiques677. Néanmoins, une réserve existe puisque la dénaturation assurera, devant la

juridiction administrative, un examen détourné de cette interprétation dans un premier temps.

L’exemple de l’interprétation réalisée par les premiers juges des jugements judiciaires

mérite à ce titre d’être cité. Dans deux décisions édifiantes678, le Conseil expose clairement

que l’interprétation réalisée par les juges du fond d’un jugement judiciaire n’est pas contrôlée

677 Cass. Civ., 2 février 1808, S. 1808, 1, p.183. 678 C.E., 26 novembre 1993, S.C.I. Les Jardins de Bibemus, Rec. p. 327 ; et C.E., 25 novembre 1994, Commune de Colombes, Rec. p. 513 ; A.J.D.A., 1995, p.109, Chron. L. TOUVET et J.H. STAHL ; D. 1996, S.C., p.52, obs. P. BON et P. TERNEYRE.

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en cassation, elle relève de l’appréciation souveraine des juges du fond sauf s’il s’avère que la

Cour a dénaturé le jugement. Et la réserve de la dénaturation s’avère en l’espèce fondamentale

car elle offre un pouvoir important au juge de cassation. Car, sous couvert d’un examen de la

dénaturation, ce juge confronte en réalité l’interprétation délivrée par les juges du fond à sa

propre conception du jugement judiciaire. Et si le sens alloué à cette décision par les juges

inférieurs s’écarte même légèrement de celui que lui attribue le Haut juge, la décision sera

cassée pour dénaturation de l’acte. Il faut reconnaître que la cassation pour dénaturation reste

critiquable. Car, en réalité, le Conseil procède de manière indirecte à un examen de

l’interprétation réalisée par les juges du fond quant au jugement judiciaire. Nul ne le

contestera, la censure de la dénaturation de ces actes fournit la latitude au Conseil d’Etat de

jauger la qualité de l’interprétation effectuée par les juges du fond et de la censurer lorsqu’il la

désapprouve, de sorte que, finalement, la dénaturation lui permet d’imposer sa propre volonté

et de faire prévaloir ses positions juridiques. En outre, il est de rigueur de remarquer que le

contrôle de la dénaturation des actes s’avère plus approfondi que celui relatif aux faits679. Car,

dans le cadre des faits, le juge de cassation sanctionne les erreurs « grossières » tandis que

dans le cadre des actes, le Conseil censurera toute appréciation s’écartant de l’interprétation

qu’il a accordée à l’acte. Certains auteurs exposent d’ailleurs à ce sujet que le contrôle de la

dénaturation confinerait à un contrôle de la qualification juridique680. En tout état de cause, la

prétendue dénaturation permet au juge suprême de faire primer sa propre interprétation de

sorte qu’il y aurait « dénaturation » dès lors que la volonté du juge de cassation serait biaisée

par les juges du fond. C’est dire que ces derniers ne possèdent pas d’autonomie dans la tache

d’interprétation. L’analyse de la dénaturation des actes constitue donc un moyen détourné

pour le Conseil de juger la qualité de l’interprétation délivrée par les juges du fond et au final

de faire prévaloir sa propre position. Assurément, ce moyen favorise un renforcement de la

fonction juridique du Conseil d’Etat.

Une réflexion similaire peut être développée en matière contractuelle. S’il est vrai que

dans ce domaine domine le refus traditionnel du Conseil d’Etat de contrôler l’interprétation

des stipulations contractuelles dans la mesure où un tel examen équivaudrait à s’immiscer

dans « la commune intention des parties », relevant en principe de l’appréciation souveraine

679 Notons d’ailleurs que les commentateurs de l’arrêt C.E., 18 novembre 1994, Epoux Sauvi, précité, expriment clairement l’idée que le contrôle de la dénaturation n’est pas « le tempérament d’une appréciation souveraine, mais bien l’expression d’un contrôle approfondi du juge de cassation sur une question qui touche à la régularité de l’arrêt qui lui est déféré » 680 D., 1996, p. 53, obs. P. BON et P. TERNEYRE.

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des juges du fond681, le juge de cassation se réserve néanmoins le droit d’intervenir et de

sanctionner une éventuelle dénaturation des clauses claires et précises de ces contrats682. Et il

est à noter un contrôle de plus en plus vigilant de la part du juge de cassation de la

dénaturation des clauses claires de ces contrats683. Là encore un constat s’impose : le contrôle

de la dénaturation aboutit à un contrôle déguisé de l’interprétation réalisée par les juges du

fond. En effet, le juge de cassation ne doit sanctionner au moyen du grief de la dénaturation

qu’un abus d’interprétation. En d’autres termes, le Conseil censure un juge du fond qui, en

présence d’une stipulation claire procède à une interprétation. Car dans une telle situation,

l’interprétation n’a pas lieu d’être ; le sens de cette clause étant parfaitement limpide.

Néanmoins, cette dénaturation de clauses « claires » se voit parfois détournée de son but

premier. Une telle dénaturation est relevée en présence de clauses « claires ». Or la clarté de

ces dispositions dépend entièrement du Palais Royal. Il décide de manière souveraine du

caractère clair ou non des stipulations contractuelles. La clarté constitue donc une notion

subjective qui, finalement, devient un outil manié par le Conseil afin de moduler son contrôle

de la dénaturation. C’est dire qu’en fonction de la clarté de ces dispositions, l’analyse de la

dénaturation est plus ou moins poussée et oscille entre un contrôle léger et un contrôle

approfondi qui déviera vers un examen indirect de l’interprétation de ces clauses délivrée par

les autorités inférieures. Et à l’instar de l’attitude de la Cour de Cassation qui use de la

dénaturation pour faire prévaloir son interprétation sur celle des juges du fond684, il semblerait

que la clarté soit un bon « alibi » pour s’emparer de l’interprétation de la stipulation dont la

Cour veut assurer l’unification685. Le Conseil d’Etat userait donc lui aussi de cette

dénaturation686 afin de parvenir à un contrôle de l’interprétation et enfin faire primer sa propre

conception sur ladite stipulation. La clarté de ces clauses dépendrait donc en réalité de la

volonté du Haut juge de porter son appréciation sur l’interprétation des premiers juges et si

nécessaire y substituer la sienne. Car, n’oublions pas que ce qui est « clair » pour le Conseil

ne l’est peut-être pas pour les premiers juges. La subjectivité de la « clarté », condition pour

681 C.E., Sect. , 5 janvier 1945, Erb, Rec. p. 7. 682 C.E., 8 octobre 1965, Commissaire du Gouvernement près la commission régionale des dommages de guerre de Dijon c/ Renard, Rec. p.499 ; confirmé par : C.E., 10 avril 1992, SNCF c/ Ville de Paris, Rec. p. 168 ; ou encore : C.E, 24 avril 1992, Syndicat mixte pour la géothermie de la Courneuve, D., 1992, S.C., p. 415, obs. P. TERNEYRE. 683 Voir : C.E., 21 octobre 1992, Sté SETEC Travaux Publics, Rec. T. p. 1262 ; C.E., 18 mars 1994, Berger, Rec. T. p. 1041 ; C.E., 30 janvier 1995, Mme Capazza, Rec. T. p. 1008 ; C.E., 10 mai 1995, Centre Hospitalier de Faucigny, Rec. T. p. 902 et 1008 ; C.E., 5 mai 1999, M et Mme Alaoui, n° 15882. 684 Voir l’étude de C. MARRAUD, op. cit., p. 267 et s. 685 A. BOURREL, Note sur C.E., Sect., 27 mars 1998, Sté d’assurances La Nantaise et l’Angevine réunies, R.F.D.A., 1998, p. 742 et spéc. p. 750. 686 En invoquant que la clause en question est « claire ».

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qu’il y ait dénaturation, est donc de loin naïve. Elle permet au contraire au juge de cassation

de moduler son propre contrôle. L’on comprend alors aisément que la dénaturation ainsi

étudiée constitue une notion fonctionnelle en ce qu’elle sert les intérêts propres du juge de

cassation. En effet, pourquoi moduler le contrôle de la dénaturation et aboutir à un contrôle

déguisé de l’interprétation si ce n’est pour accroître l’autorité juridique du Palais Royal ? Plus

que la simple volonté de limiter le pouvoir souverain des juges du fond, la dénaturation

renforce le poids de l’autorité juridique du Conseil d’Etat qui s’immisce dans un domaine

réservé aux juges du fond, l’interprétation, pour la désapprouver et imposer la sienne. La

dénaturation s’érige alors en un véritable outil de modulation du contrôle exercé par le juge de

cassation sur les juges du fond et répondant à la quête continuelle du Haut juge : ne pas être

distancé par les juges inférieurs et conserver son autorité juridique. D’ailleurs, cette volonté

de jauger la qualité de l’interprétation pour la censurer s’est affirmée de manière encore plus

nette en 1998, le juge consacrant un contrôle direct de l’interprétation de certaines clauses

contractuelles.

2. Un contrôle direct de l’interprétation.

L’analyse de la dénaturation des clauses claires des contrats aboutit de manière

détournée à un véritable contrôle par le juge de cassation de l’interprétation, en théorie

réservée aux juges du fond. Cette stratégie usitée par le Conseil afin de désapprouver

l’interprétation de certaines clauses et de la remplacer par sa propre orientation témoigne de la

réelle volonté du Conseil d’accroître son autorité et de renforcer sa fonction juridique.

Plus révélatrice de cette quête, l’avènement d’un examen direct de ces interprétations en 1998

doit retenir notre attention. Dans la décision Société d’Assurances La Nantaise et l’Angevine

réunies687, le Conseil consacre la possibilité de juger l’interprétation délivrée par les juges

inférieurs des stipulations des cahiers des clauses administratives générales. Une telle décision

marque un revirement de jurisprudence notable en ce que le juge de cassation excluait

toujours l’hypothèse d’un contrôle direct de l’interprétation, se contentant de la dénaturation ;

même si, de manière détournée il parvenait à analyser cette interprétation. Ce revirement était

pourtant attendu, et une décision de 1993688 marquait déjà les prémisses de l’arrêt de 1998. En

effet, le juge avait reconnu la possibilité de contrôler en cassation l’interprétation des clauses

687 C.E., Sect., 27 mars 1998, Sté d’assurance la Nantaise et l’Angevine réunies, R.F.D.A., 1998, p. 742, note A. BOURREL. 688 C.E., Sect., 10 avril 1992, S.N.C.F. c/ Ville de Paris, Rec. p. 168.

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de ces cahiers dans la mesure où elles constituaient des actes réglementaires avant leur

insertion dans le contrat. Toutefois, la solution n’était pas encore aussi nette que celle dégagée

en 1998. La consécration du contrôle de l’interprétation des clauses du Cahier des Clauses

Administratives Générales assure donc une réelle extension du contrôle de cassation. Et le

souhait de promouvoir un examen de l’interprétation par le juge de cassation n’est pas

nouveau. Déjà dans ses conclusions prononcées sur l’arrêt SNCF c/ Ville de Paris689, Hubert

LEGAL avait suggéré de consacrer un tel contrôle, proposition rejetée par la Haute

juridiction.

Il est essentiel de s’attarder sur les raisons motivant la décision du Conseil en 1998 : la

nature particulière de ces cahiers des clauses administratives générales. Il s’agit, en effet, d’un

contrat type émanant de l’Administration, doté d’une portée certaine et d’une application telle

que « rappelant l’acte réglementaire, le risque d’interprétations divergentes implique

nécessairement l’intervention du juge de cassation »690 . Ces cahiers constituant le cadre de

référence de nombreux marchés, une interprétation uniforme de ces clauses devait être assurée

par le juge de cassation afin de prévenir un contentieux abondant.

L’on retrouve alors une motivation propre à la mission du juge de cassation : assurer l’unité

du Droit. Ainsi, la nécessaire unité d’interprétation des clauses des cahiers des clauses

administratives générales motive le Conseil d’Etat à se réserver un contrôle direct du sens

accordé par les premiers juges pour les censurer le cas échéant, mais surtout afin de

promouvoir sa propre conception. Et si la portée de cette décision semble limitée aux cahiers

des clauses administratives générales, certains691 envisagent la possibilité de l’étendre aux

stipulations des cahiers des clauses administratives particulières des Marchés Publics de

travaux dans la mesure où ces clauses sont issues de textes réglementaires et font l’objet d’une

application généralisée dans la plupart des collectivités publiques.

Quelle que soit la portée de cette décision, il faut comprendre que c’est la nature

particulière des stipulations des cahiers des clauses administratives générales qui conduit le

Palais Royal à entendre en préserver l’unité d’interprétation sur l’ensemble du territoire

national. De la sorte, le Conseil d’Etat affirme sa « toute puissance ». Car, juge suprême, il

parvient à imposer sa propre interprétation, celle-là même qui s’appliquera aux divers

marchés publics. La volonté du Conseil prime une nouvelle fois, ce qui sans conteste

témoigne du poids de cette juridiction.

689 C.E., Sect., 10 avril 1992, S.N.C.F. c/ Ville de Paris, R.F.D.A. 1993, p. 79, Concl. D. TABUTEAU. 690 A. BOURREL, note précitée, p.753. 691 Ibid.

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La décision rendue en 1998 s’avère donc tout à fait conforme à la mission du juge de

cassation, à savoir, assurer l’unité du droit, mais elle répond également voire surtout à un

souhait majeur du Palais Royal depuis 1987, continuer de s’imposer aux juridictions

inférieures. Le contrôle de la dénaturation permettait, certes, un examen déguisé de

l’interprétation et aboutissait à un résultat équivalent, le Conseil imposant au final sa position

juridique. Mais assurément, le contrôle seulement indirect ne semble pas suffisant pour un

Conseil en quête de prestige et qui entend renforcer son autorité disciplinaire et surtout

juridique. Un contrôle direct de l’interprétation lui assure très certainement un pouvoir

substantiel puisqu’il lui permet directement de juger la qualité de l’interprétation et non plus

seulement de censurer une interprétation abusive d’une clause « claire » et « précise ». Et,

bien évidemment, l’on retrouve un Conseil qui, afin de jauger la qualité du sens accordé à une

clause, confronte l’interprétation des juges subordonnés à sa propre acception de la

stipulation. Cette attitude est finalement similaire à ce que la Haute instance pratiquait sous

couvert de dénaturation, mais là, le constat est réaliste. Car en revendiquant l’exercice direct

de ce contrôle de l’interprétation, le Conseil fait preuve d’honnêteté et de rigueur et ne

déforme plus la réalité telle qu’il la présentait avant 1998692.

La dénaturation méritait donc d’être analysée en ce qu’elle accroît l’autorité tant

disciplinaire que juridique du Conseil d’Etat. Elle constitue un excellent moyen pour le

Conseil, en toute occasion, de censurer les juges du fond et d’imposer au final son opinion.

C’est dire qu’au moyen de la dénaturation, le Palais Royal a trouvé la voie pour se faire

entendre et continuer d’apparaître tel le détenteur unique de la « vérité jurisprudentielle ». A

ce titre, une autre technique de cassation lui offre davantage de garanties de succès : la

censure de l’erreur de droit.

Paragraphe 2 : Le contrôle de l’erreur de droit, principal outil de la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat.

692 Car n’oublions pas que le contrôle de dénaturation prétendument réalisé équivalait à exercer un contrôle déguisé de l’interprétation.

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« Noyau dur du contrôle de cassation »693, la censure de l’erreur de droit a souvent

fourni l’occasion au juge administratif suprême d’adopter de grands arrêts, souvent à l’origine

d’une mouvance jurisprudentielle (A). Une étude détaillée de ce grief qu’est l’erreur de droit

nous permettra d’avancer sans trop d’hésitation que cet instrument offert au Conseil du fait de

sa fonction de cassation constitue le principal outil assurant pleinement la pérennité de sa

fonction de jurisprudence (B).

A. Le contrôle de l’erreur de droit à l’origine de grandes décisions du Conseil d’Etat.

Il ne nous semble pas très ardu de démontrer que le contrôle par le juge de cassation de

l’éventuelle erreur de droit commise par les juges du fond lui a, à plusieurs reprises, permis de

rendre des décisions d’une portée certaine eu égard à leur apport strictement juridique (1). De

surcroît, l’avènement de revirements de jurisprudence par le Haut juge censurant les juges

inférieurs pour erreur de droit et occasionnant ainsi de vraies « révolutions » au sein du droit

administratif jurisprudentiel (2) nous permet d’avancer sans réserve que l’erreur de droit

s’érige tel un outil particulièrement efficace et à l’entière discrétion du juge de cassation lui

assurant de poursuivre pleinement sa mission normative.

1. L’erreur de droit ou la consécration d’arrêts de principe.

L’examen de diverses décisions rendues par le Haut juge sous couvert du contrôle de

l’erreur de droit permet concrètement d’attester de ce que le Conseil use de cet instrument

pour adopter des décisions revêtant une réelle importance au sein du droit administratif.

Particulièrement révélatrices sont les décisions intervenant en matière de responsabilité. En

effet, il faut noter que de fameuses décisions bouleversant le droit de la responsabilité ont été

rendues sur le fondement de l’erreur de droit. Ainsi, censurant la Cour de Paris pour avoir

réalisé une « inexacte application des règles qui régissent la responsabilité des collectivités

publiques », le Conseil d’Etat a prononcé un arrêt remarquable en matière de responsabilité

médicale relativement à la responsabilité des centres de transfusion sanguine du fait de leur

mission de fourniture de produits sanguins694. Cette décision fournit une hypothèse

693 J. GAEREMYNCK, Concl. sur C.E., Sect., 5 juillet 1991, Sté « Mondial auto », R.F.D.A., 1991, p. 952 et spéc. p. 953. 694 C.E., Ass., 26 mai 1995, Csts N’Guyen, Jouan, Pavan, Concl. S. DAEL, R.F.D.A., 1995, p. 748, Concl., A.J.D.A., 1995, p. 508, Chron. J.-H. STAHL et D. CHAUVAUX, ; R.D.P., 1995, p. 1609, note A. de LAJARTRE.

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supplémentaire et inédite de responsabilité sans faute de ces centres de transfusion eu égard à

la mission qui leur est confiée par la loi et aux risques que présente la fourniture de produits

sanguins. Sans conteste, cet arrêt à l’occasion duquel le Haut juge contrôle et sanctionne une

erreur de droit de la Cour compétente en appel marque une étape importante du droit de la

responsabilité et aboutit finalement à faire peser sur ces centres une obligation de résultat.

Ainsi, la Cour qui avait retenu que la responsabilité de l’Administration générale ne pouvait

être engagée dés lors qu’aucune faute prouvée ou révélée par l’accident n’était établie a

manifestement méconnu la règle de la responsabilité sans faute dégagée par la Haute instance.

Une autre décision peut encore être citée à ce stade illustrant de nouveau l’édiction

d’une règle jurisprudentielle fameuse au moyen d’un examen de l’erreur de droit par le

Conseil. La décision Hôpital Joseph-Imbert d’Arles695 intervenant encore dans le cadre de la

responsabilité médicale se trouve à l’origine d’une solution enrichissante au regard de ce droit

notamment en ce qu’elle étend la solution dégagée par l’arrêt Bianchi696 consacrant une

hypothèse de responsabilité sans faute fondée sur le risque à l’hypothèse d’un accident

d’anesthésie survenu à l’occasion d’une intervention chirurgicale dépourvue de toute fin

thérapeutique. En effet, un accident d’anesthésie avait eu lieu, à l’occasion d’une opération de

circoncision réalisée par des motifs purement religieux. Ainsi, et de manière remarquable, le

Conseil étend la solution dégagée en 1993 à cette hypothèse qui, pourtant, ne correspondait

pas rigoureusement aux conditions fixées par l’arrêt Bianchi pour retenir la responsabilité

sans faute fondée sur le risque697. Ainsi, le Conseil acceptera d’appliquer le régime de la

responsabilité fondée sur le risque à cette hypothèse en reconnaissant que l’anesthésie

constitue un acte médical nécessaire au traitement, et surtout que la solution Bianchi pouvait

être usitée dans une situation où l’intervention chirurgicale ne poursuivait nullement un but

thérapeutique, puisqu’il s’agissait d’une circoncision pour motifs religieux. Nous sommes de

nouveau bien en présence d’une solution fondamentale car novatrice en matière de

responsabilité, qui plus est, encore une fois rendue par un juge de cassation vérifiant que les

juges du fond n’aient commis aucune erreur de droit. De la sorte, et de manière tout à fait

limpide, le Conseil dégage une règle jurisprudentielle enrichissant la matière en considérant

que la Cour n’avait commis aucune erreur de droit en estimant que les conditions posées par

695 C.E., Sect., 3 novembre 1997, Hôpital Joseph-Imbert d’Arles, R.F.D.A., 1998, p. 90, Concl. V. PECRESSE ; A.J.D.A., 1997, p. 959, Chron. T.-X. GIRARDOT et F. RAYNAUD ; J.CP., 1998, II, 10016, note J. MOREAU ; R.D.P., 1998, p. 891, note J.-M. AUBY. 696 C.E., Ass., 9 avril 1993, Bianchi, précité. 697 C.E., Ass., 9 avril 1993, Bianchi, R.F.D.A. 1993, p. 573, Concl. S. DAËL ; A.J.D.A. 1993, p. 344, Chron. C. MAÜGUE et L. TOUVET ; J.C.P. 1993, II, 22061, Note J. MOREAU.

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la jurisprudence Bianchi étaient remplies, et ce « alors même que l’acte médical a été pratiqué

lors d’une intervention dépourvue de toute fin thérapeutique ».

L’on peut encore compléter cette liste d’exemples par un arrêt novateur intervenu en

1997698 et consacrant la responsabilité sans faute de l’Etat fondée sur le risque du fait des

dommages causés aux tiers par les mineurs délinquants placés auprès d’une association non

habilitée à recevoir des jeunes délinquants et ce alors même que ces mineurs n’étaient pas

encore condamnés. La mise en œuvre à l’encontre des mineurs délinquants de mesures

libérales telles la liberté surveillée ou la « prison sans barreaux » rendues possibles par

l’ordonnance du 2 février 1945 a déjà suscité un arrêt important et nécessaire du Palais Royal

posant un régime de responsabilité sans faute de l’Etat fondé sur le risque causé aux tiers du

fait de ces mesures libérales699. L’intérêt de la décision rendue en 1997 réside en ce qu’elle

présente une nouvelle hypothèse non couverte par l’arrêt de principe de 1976. En effet, dans

cette espèce les jeunes délinquants étaient placés dans une association non habilitée à recevoir

des mineurs délinquants, et ce d’autant que ces mineurs n’étaient pas encore condamnés, mais

seulement poursuivis. De manière relativement profitable aux victimes de tels dommages

engendrés par ces mineurs, le Conseil a étendu la solution délivrée par l’arrêt Thouzellier à

cette nouvelle hypothèse. C’est ainsi qu’il retient la responsabilité sans faute de l’Etat en

l’espèce du fait des dommages occasionnés aux tiers par ce jeune public, dommages trouvant

leur cause dans ces mesures libérales. De nouveau, cette décision particulièrement

enrichissante au regard de notre droit jurisprudentiel est rendue par un juge de cassation

s’assurant de ce que la Cour n’ait commis aucune erreur de droit. Par un considérant très

pédagogique, le Haut juge édicte une règle de droit tout à fait novatrice décidant que la Cour,

en estimant que le placement de mineurs réalisé auprès de l’association s’inscrivait dans un

projet de rééducation fondée sur les méthodes de liberté surveillée et que cette méthode avait

fait courir aux tiers un risque spécial susceptible d’engager la responsabilité sans faute de

l’Etat, n’avait pas commis d’erreur de droit. L’examen de cette éventuelle violation de la loi

permet ainsi clairement de rendre un arrêt porteur d’une règle jurisprudentielle inédite et

enrichissant le droit de la responsabilité.

Un dernier exemple peut encore être apporté à cette étude. Car, c’est encore en

censurant la Cour compétente en appel pour erreur de droit que le Palais Royal impose aux

698 C.E., Sect., 5 décembre 1997, Garde des Sceaux, Min. de justice c/ Pelle, Rec. p. 481 ; R.F.D.A. 1998, p. 569, Concl. J.-C. BONICHOT ; p. 574, Note DIETSCHI ; p. 575, Note C. GUETTIER ; D. 1999, S.C., p. 51, Obs. BON et D. DE BECHILLON. 699 C.E., Sect., 3 février 1956, Min. de la justice c/ Thouzellier, Rec. p. 49 ; A.J.D.A. 1956, II, p. 96, Chron. F. GAZIER ; D. 1956, p. 597, Note J.-M. AUBY ; J.C.P. 1956, II, 9608, Note LEVY ; R.D.P. 1956, p. 854, Note M. WALINE.

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juges du fond de réaliser une appréciation rigoureuse du lien de causalité dans le cadre de la

responsabilité de l’Etat du fait des préjudices corporels subis par les appelés du contingent700.

Nul ne le contestera, l’examen de l’erreur de droit et éventuellement sa censure a donc

permis au juge suprême de prononcer des arrêts que l’on peut qualifier « d’arrêts de principe »

en ce qu’ils fixent concrètement une règle nouvelle et enrichissent ainsi le droit administratif

jurisprudentiel. Les quelques décisions ici sélectionnées témoignent vraiment de la propension

créatrice du Conseil d’Etat, propension conservée et mise en œuvre au moyen de ce contrôle

de l’erreur de droit. Cet outil s’avère donc particulièrement efficace pour assurer la pérennité

de la fonction de jurisprudence de notre Haute Instance. D’ailleurs certains auteurs ont pu de

manière similaire arguer de ce que « par le biais de l’erreur de droit, le Conseil d’Etat pourra

continuer à maîtriser l’évolution de la jurisprudence »701. De même, Antoine BOURREL a pu

ajouter : « C’est par cette technique [l’erreur de droit] que la Haute juridiction parvient

notamment à préserver le rôle créateur qui était le sien avant la réforme de 1987 »702. L’erreur

de droit s’érige donc tel un instrument incontournable à la disposition du Palais Royal afin de

conserver son pouvoir de juris dictio. D’ailleurs, plus remarquable encore, le Palais Royal n’a

pas hésité à procéder à de sérieux remaniements jurisprudentiels sous couvert d’une censure

des juges du fond pour erreur de droit. Là se trouve d’autant plus caractérisée la volonté du

Haut juge de manier le grief de l’erreur de droit avec beaucoup de subtilité dans l’optique de

renforcer sa fonction normative.

2. Des revirements de jurisprudence sous couvert d’erreur de droit.

La censure des Cours administratives d’appel pour erreur de droit donne parfois

l’occasion au Conseil d’Etat d’opérer un bouleversement jurisprudentiel opportun. C’est ainsi,

en condamnant une Cour sur le fondement de cette erreur de droit que le Haut juge a réalisé

un changement substantiel de l’état du droit en matière de responsabilité du service d’aide

médicale d’urgence (le SAMU). Sanctionnant la Cour pour avoir écarté toute responsabilité

de ce service de secours au motif qu’aucune faute lourde n’était constituée, le Conseil réalise

un revirement de jurisprudence notable puisqu’il abandonne la classique exigence de la faute

lourde pour engager la responsabilité de ce service de secours, se contentant finalement d’une

simple faute. Cette décision se place dans la lignée jurisprudentielle du recul de la faute

700 C.E., 28 juillet 1993, Stefani, Rec. p. 231. 701 H. TOURARD, « Quelques observations sur le Conseil d’Etat juge de cassation », op. cit. 702 A. BOURREL, Le Conseil d’Etat juge de cassation face au pouvoir d’appréciation des juges du fond, Thèse précitée.

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lourde et franchit donc une étape capitale dans le droit de la responsabilité administrative. Et

ce revirement a été rendu possible par la censure d’une erreur de droit.

Dans le même sens, le Conseil réalise un renversement de jurisprudence remarquable

en matière de responsabilité encore, et ce de nouveau au moyen du grief de l’erreur de droit.

En effet, dans le cadre de la responsabilité de l’Etat à l’égard des hémophiles contaminés par

le virus de l’immunodéficience humaine, le Conseil a décidé en 1993 que celle-ci pouvait être

mise en cause même en l’absence de faute de la part de l’Etat703. Se trouve ainsi consacrée la

responsabilité sans faute de l’Etat en raison de l’exercice de ses pouvoirs dans l’organisation

générale de la transfusion sanguine, le contrôle de ces centres et la réglementation des

produits sanguins. Là encore, constat édifiant, le Conseil opère un revirement puisqu’il

abandonne les solutions antérieures requérant pour ce faire une faute lourde « eu égard aux

difficultés inhérentes » à l’exercice de ces attributions704. Mais plus important, le revirement

est occasionné par la censure de l’erreur de droit commise par la Cour de Paris qui en l’espèce

avait considéré que la responsabilité de l’Etat ne pouvait dans ce cadre n’être engagée qu’en

cas de faute lourde.

Enfin, un dernier exemple mérite d’être cité. La censure de l’erreur de droit a ainsi

permis au Conseil d’Etat de procéder à une avancée jurisprudentielle notable quant au droit

des malades à être informés. Sanctionnant de nouveau une Cour sur le fondement de l’erreur

de droit en ce qu’elle s’était fondée sur le caractère exceptionnel de l’accident médical qui

s’était produit pour considérer qu’il n’y avait pas lieu pour le médecin d’informer le patient

des risques inhérents à cette intervention, le Conseil d’Etat adopte une décision novatrice

bouleversant cet état du droit705. Il pose ainsi une solution inédite au terme de laquelle le

médecin doit informer le patient de tout risque que comporte une intervention chirurgicale

quelconque, qu’il s’agisse de risques prévisibles ou exceptionnels. Cette décision réaménage

les règles relatives au droit à l’information des malades dans la mesure où, antérieurement à

cet arrêt, le médecin n’avait pour obligation de n’informer les patients que des risques

prévisibles706. Le Conseil, en sanctionnant la Cour pour erreur de droit, opère un revirement

703 C.E., Ass., 9 avril 1993, M.G., M.D., M.B., Rec. p. 110 ; Concl. H. LEGAL ; A.J.D.A., 1993, p. 344, Chron. C. MAUGUE et L. TOUVET ; R.F.D.A., 1993, p. 583, Concl., J.C.P.G., 1993, II, n° 22110, note C. DEBOUY ; J.C.P., ed. G, 1993, IV, 1537, obs. M.C. ROUAULT ; D., 1994, S.C., p. 63, obs. P.BON et P. TERNEYRE. 704 Voir en ce sens C.A.A. Paris, 16 juin 1992, A.J.D.A., 1992, p. 678, note L. RICHER ; ou encore C.A.A. Paris, 29 décembre 1992, R.F.D.A. 1993, p. 145, obs. P. BON. 705 C.E., Sect., 5 janvier 2000, Consorts Telle ; A.J.D.A., 2000, p. 180 et p. 137, chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN. 706 C.E., 16 décembre 1964, Dlle Le Bré, Rec. T. p. 1008.

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notable unifiant finalement le régime des risques tant exceptionnels que prévisibles, mais

harmonisant de surcroît les droits administratif et judiciaire707.

Affirmer que le grief de l’erreur de droit permet au Palais Royal d’opérer des

revirements de jurisprudence semble tout à fait opportun dans le cadre de notre

démonstration. Le Conseil poursuit sa mission créatrice par le biais de l’erreur de droit.

Néanmoins, il faut constater que l’usage de l’erreur de droit dans le cadre de ces

renversements jurisprudentiels paraît bien discutable ! Comment considérer que la Cour a

méconnu la règle de droit applicable à l’espèce lorsqu’elle se contente d’appliquer la règle en

vigueur au moment où elle statue ? En effet, lorsque la Cour considère que le médecin ne doit

informer le patient des seuls risques prévisibles, elle se conforme à la règle en vigueur à ce

stade708, et pourtant le Conseil la censure pour erreur de droit ! Et un constat analogue

s’impose pour les deux premières affaires citées. Il faut se rendre à l’évidence, le Conseil

opère un détournement de l’erreur de droit ! Car, finalement, si l’on se tient rigoureusement à

la définition de l’erreur de droit, les Cours ne se sont nullement rendues coupables dans ces

espèces d’une méconnaissance de la règle de droit puisque, au contraire, on leur reproche en

réalité d’avoir appliqué le droit en vigueur à cet instant précis. Autrement dit, l’erreur de droit

se trouve en l’occurrence constituée par l’application de la jurisprudence alors en place que le

Conseil juge obsolète et souhaite remplacer de manière rétroactive. Il semble donc malvenu

de faire état d’une « erreur de droit », pourtant il s’agit d’un procédé efficace pour le Conseil

afin de réaliser un renversement du droit. C’est dire que, finalement, le Conseil d’Etat sait

manipuler les outils que la fonction de cassation met à sa disposition afin de servir ses

principaux intérêts, c’est à dire, précisément, de maintenir sa fonction normative. Or, il n’est

guère utile de rappeler que la mission créatrice du Conseil s’exerce essentiellement par la

réalisation de ces revirements de jurisprudence .

L’analyse et la censure de l’erreur de droit offrent donc au Palais Royal de sérieuses

perspectives d’assurer la pérennité de sa fonction normative ! Sa mission principale

d’élaboration du droit semble préservée grâce au grief de l’erreur de droit, outil véritablement

efficace pour relancer la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat.

B. La faveur accordée à l’erreur de droit comme outil de préservation de la fonction

normative du Conseil d’Etat.

707 La Cour de Cassation ayant adopté une solution identique dès 1998, dans la décision : Cass. 1ère civ., 7 octobre 1998, Mme C. c/ Clinique du Parc et aes, J.C.P., 1998, II, 10179, Concl. J. SAINTE ROSE ; note P. SARGOS. 708 La décision C.E., 16 décembre 1964, Dlle Le Bré, précitée.

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La jurisprudence du Conseil d’Etat présente parfois quelques anomalies de rédaction.

En effet, il n’est pas exceptionnel de recenser des hypothèses dans lesquelles le juge relève

une qualification juridique erronée en lieu et place d’une erreur de droit709. Une telle réalité

soulève bien entendu une interrogation principale : quelle différence existe-t-il entre le

contrôle de l’erreur de droit et celui relatif à la qualification juridique des faits ? Mais plus

exactement, notre étude nous impose de rechercher, au regard de la fonction normative du

Conseil d’Etat, lequel de ces deux instruments s’avère le plus efficace. Car ces outils à la

disposition du Haut juge recouvrent des réalités tout à fait différentes (1) de sorte qu’il n’est

guère ardu d’en donner une définition. Toutefois un constat s’impose : le contrôle de l’erreur

de droit prime sur la qualification juridique s’agissant de la fonction de jurisprudence du

Conseil d'Etat (2).

1. La distinction erreur de droit - qualification juridique des faits.

De prime abord, les notions d’erreur de droit et de qualification juridique s’entendent

sans équivoque de deux opérations bien distinctes. L’erreur de droit vise à censurer

l’application d’un texte non applicable à l’espèce ou à sanctionner une interprétation erronée

de cette règle de droit. La qualification juridique s’entend, elle, de l’opération consistant pour

le juge à faire entrer une situation de fait dans une situation légale710. Le contrôle exercé par le

juge de cassation sur la qualification juridique soulève certaines difficultés incontournables et

prioritairement liées à la délicate et fragile distinction opérée discrétionnairement par le

Conseil entre la qualification juridique et l’appréciation souveraine des faits. Le contrôle de

l’erreur de droit, au contraire, se tient totalement à l’écart de tels écueils. Cet examen peut

s’exercer en toute circonstance par le Haut juge, sans que ce dernier n’ait à réaliser,

préalablement, la distinction entre ce qu’il retient et ce qu’il abandonne aux juges du fond.

Autrement dit, l’erreur de droit présente l’avantage d’être contrôlée en tout état de cause par

le juge de cassation711, elle n’entre pas dans la logique de la distinction du droit et du fait qui

709 Voir par exemple : C.E., Sect., 10 juillet 1992, Sté Musel SBP, Rec. T., p. 924 ; R.J.F., 1992, n° 1249, Concl. O. FOUQUET, p. 673 où la Cour est censurée pour avoir méconnu une règle de portée générale (erreur de droit) alors qu’elle est censurée au titre de la qualification juridique. Et inversement, le Conseil peut retenir une erreur de droit alors qu’il est en présence d’une qualification juridique : voir : C.E., Sect., 13 janvier 1993, Congrégation chrétienne des témoins de Jéhovah du Puy, Rec. p. 110 ; A.J.D.A., 1993, p. 307, Concl. J. ARRIGHI de CASANOVA ; C.E., 6 novembre 1991, Garçon, Rec. T., p. 894 ; C.E., 15 janvier 1992, Sté KTI, R.J.F., 199, n° 403. 710 Pour plus de détails quant à la qualification, voir supra. 711 J. GAEREMYNCK, Concl. sur C.E., Sect., 5 juillet 1991, Sté « Mondial auto » précité, Rec. p. 953.

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motive la frontière entre qualification juridique et appréciation souveraine, frontière dont il

faut tout de même rappeler le caractère hésitant et énigmatique.

La censure de l’erreur de droit ne pose donc guère de controverses ; elle a lieu en toute

circonstance et constitue ainsi une réserve efficace au pouvoir souverain des juges du fond, à

l’instar de ce que l’on a pu avancer à propos de la dénaturation712. Il serait d’ailleurs assez

juste de préciser que le pouvoir d’appréciation des juges du fond est prétendument

« souverain », mais en tout cas jamais illimité ; la dénaturation tout comme l’erreur de droit

en constituent une réserve impressionnante. Néanmoins, si l’erreur de droit se distingue bien

de la qualification juridique, il nous a semblé judicieux d’en opérer un examen comparé dans

la mesure où ces instruments de la cassation semblent poursuivre une finalité identique :

assurer la pérennité de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat713. Pourtant, dans le

cadre de cette étude comparative, il faut se rendre à l’évidence : l’erreur de droit s’érige

comme l’outil de prédilection du Haut juge pour préserver sa fonction créatrice.

2. L’erreur de droit : principal outil de réalisation de la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat.

Il est vrai que la rétention en cassation par le Palais Royal de certaines notions au titre

de l’examen de la qualification juridique s’est avérée très efficace voire nécessaire afin que le

Haut juge préserve sa principale mission, être à l’origine des évolutions du droit administratif

jurisprudentiel714. L’on a pu constater que la Haute Assemblée considérait être en présence

d’une opération relevant de la qualification juridique afin d’en exercer le contrôle et de définir

les contours de cette notion lorsqu’elle revêtait une certaine « utilité jurisprudentielle », c’est à

dire lorsqu’elle présentait un impact sur le système juridique. Malgré tout, le contrôle de la

qualification juridique se révèle moins efficace que l’erreur de droit s’agissant de l’exercice

par le Conseil de sa fonction normative. En effet, l’erreur de droit peut être analysée et usitée

en toute hypothèse et permet principalement d’évincer tout problème relatif au tracé de la

frontière entre qualification et appréciation souveraine. Cet examen permet ainsi de se placer

en dehors de ce débat insoluble. C’est d’ailleurs à ce titre que certains préconisent un contrôle

exclusif de l’erreur de droit715. Il faut en réalité comprendre que l’erreur de droit se situe à un

712 Supra. 713 Pour la qualification, voir Paragraphe 1, Section I, Chapitre 1, Titre I, Partie II. 714 Voir Paragraphe 1, Section I, Chapitre 1, Titre I, Partie II. 715 En ce sens : J. GAEREMYNCK, Concl. précitées, arguant notamment que la distinction qualification juridique des faits / appréciation souveraine est une fausse distinction.

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degré supérieur par rapport à la qualification juridique dans l’échelle de normativité. Car la

qualification reste étroitement attachée à la situation factuelle, tandis que la majorité des

grands arrêts rendus sur le fondement de l’erreur de droit dévoilent un considérant très

pédagogique et surtout rédigé de manière générale et abstraite716. Cette profonde divergence

se justifie il est vrai par la finalité poursuivie par ces instruments. Alors qu’à travers la

qualification juridique le Conseil veille à ce que les juges du fond aient correctement appliqué

la règle de droit, par l’erreur de droit, le Haut juge s’assure que les juges du fond ont

correctement interprété la règle de droit. Et il faut ajouter que le contrôle de l’erreur de droit

s’exerce quels que soient les faits de l’espèce.

Dans ce contexte, l’on comprend aisément les vocations divergentes de ces deux outils.

L’erreur de droit s’érige tel un moyen pour le Conseil de préciser de manière générale et

abstraite la règle de droit à appliquer et le sens à lui allouer ; la qualification juridique permet

au Conseil de veiller à ce que la règle de droit soit correctement appliquée à l’espèce.

D’ailleurs, les mots de Jacques-Henri STAHL illustrent parfaitement cette idée. Il présente en

effet le contrôle de l’erreur de droit comme assurant « l’unité d’interprétation »717, et le

contrôle de la qualification juridique comme garantissant « l’application uniforme de la règle

de droit »718 . Or il est de rigueur de considérer la mission d’interprétation comme la

principale manière de dire le droit. Interpréter permet au Conseil de conférer un sens à une

règle de droit, et c’est précisément à cette occasion qu’il déploie sa fonction créatrice dans

toute sa splendeur719. Le contrôle de l’erreur de droit s’élève donc tel l’outil privilégié de

préservation et d’exercice par le Conseil de sa fonction normative. Par cet examen, le Haut

juge se pose vraiment en « sentinelle du droit » détenteur du pouvoir exclusif de clarifier,

716 Pour quelques exemples de considérants pédagogiques et instructifs sur le fondement de l’erreur de droit : C.E., Sect., 5 janvier 2000, Consorts Telle précité : « En se fondant sur le caractère exceptionnel d’un tel accident pour juger qu’il n’y avait pas lieu d’informer le patient des risques de l’opération, la Cour administrative d’Appel de Lyon a commis une erreur de droit justifiant l’annulation de son arrêt. » -C.E., 20 juin 1997, Theux, R.F.D.A. 1998, p. 82, Concl. J.-H. STAHL, « Considérant que la responsabilité d’un établissement hospitalier peut être engagée pour toute faute commise dans l’organisation et le fonctionnement du service d’aide médicale d’urgence ; qu’il suit de là qu’en se fondant, pour rejeter la demande de M. Theux, sur le fait qu’aucune faute lourde n’avait été commise par le Centre Hospitalier, la Cour administrative d’appel a méconnu les règles qui régissent, en la matière, l’engagement de la responsabilité des personnes publiques ». 717 J.-H. STAHL, « La cassation », Rev. Administrative, Numéro spécial, 1999, p. 83, et spéc. p. 86. 718 Ibid. 719 L’arrêt C.E., Ass., 26 mai 1995, N’Guyen, précité peut, par exemple attester de la vocation de l’erreur de droit à créer du droit. En effet, le Conseil censure l’erreur de droit commise par la Cour jugeant que la responsabilité de l’Administration générale de l’Assistance Publique à Paris ne peut être engagée dès lors qu’aucune faute prouvée ou révélée n’est établie. Mais surtout, le Conseil apporte une règle tout à fait inédite et bouleversant le droit de la responsabilité puisque, dans un considérant pédagogique, il décide : « Considérant (…) qu’eu égard aux risques que présente la fourniture de produits sanguins, les Centres de transfusion sont responsables même en l’absence de faute des conséquences dommageables de la mauvaise qualité des produits fournis. »

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d’expliciter et surtout de poser la règle de droit. D’autant que comme l’avancent J. MASSOT,

O. FOUQUET, J.-H. STAHL et M. GUYOMAR720 il arrive au Conseil d’Etat, dans l’exercice

de ce contrôle de l’erreur de droit, de « se livrer à une interprétation des textes si constructive

qu’elle apparaît comme une règle prétorienne plutôt que comme une véritable interprétation ».

C’est ainsi qu’il a pu dégager la règle selon laquelle les commerçants sont libres de choisir la

date à laquelle ils font leur inventaire annuel721 ; ou la théorie prétorienne de la présomption

des prêts familiaux722 ; ou la règle du double723. Il ne fait donc guère de doute que l’erreur de

droit constitue un moyen privilégié pour le Haut juge de préserver et maintenir sa mission

normative ; même si la qualification juridique s’avère elle aussi un outil usité par le juge

suprême pour préserver cette fonction, mais avec un degré d’efficacité inférieur. Il ne faut

pourtant pas omettre que ces deux instruments se révèlent en réalité complémentaires. Comme

l’a fait remarquer le Commissaire HUBERT, « Tantôt celle-ci [l’erreur de droit] pourra jouer

un grand rôle et suffire à produire une jurisprudence utile724, tantôt au contraire,

l’interprétation unique de la norme assurée par le juge de cassation restera trop abstraite pour

prévenir une utilisation divergente de cette norme par les juges du fond »725 . Dans cette

hypothèse, le contrôle de la qualification juridique reprend alors tout son sens726.

Pour conclure sur l’erreur de droit, il est essentiel de comprendre que l’erreur de droit

et la qualification juridique sont tous deux des outils au service de la fonction juridique du

Conseil d’Etat et notamment de sa fonction de jurisprudence. Malgré tout, l’erreur de droit

constitue le procédé le plus efficace pour redynamiser la mission créatrice du Palais Royal.

C’est par cet outil, qu’il manipule à souhait, qu’il parvient à maintenir son rôle directif dans la

maîtrise de l’évolution du droit administratif jurisprudentiel. Il est assez juste d’avancer que

c’est par cet instrument qu’est principalement assurée la pérennité de la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat. Toutefois, la réforme du contentieux intervenue en 1987

contient en elle-même des instruments à la disposition du Conseil d’Etat lui assurant la

sauvegarde de son monopole normatif.

720 J. MASSOT, O. FOUQUET, J.H STAHL, M. GUYOMAR, Le Conseil d’Etat juge de cassation, op. cit., p. 221. 721 C.E., 26 juillet 1991, Galeries Lafayette, Rec. p. 305. 722 C.E., 16 septembre 1998, Marchand, n° 156349. 723 C.E., 10 novembre 1999, Galvain, n° 180415. 724 Voir en ce sens le 1) de cette étude consacrée à l’erreur de droit. 725 P. HUBERT, Concl. sur C.E., Sect., 3 juillet 1998, Mme Salva Couderc, R.F.D.A., 1999, p. 112, et spéc. p. 117. 726 Voir pour exemple, l’arrêt C.E., Sect., 5 juin 1992, Epoux Cala, précité où le Conseil contrôle la notion d’ouvrage exceptionnellement dangereux et enrichit ainsi la jurisprudence administrative en précisant la notion « d’ouvrage exceptionnellement dangereux » comme l’ouvrage présentant une « gravité exceptionnelle des risques du fait de sa conception même ».

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Chapitre 2 : Les moyens offerts par la réforme de 1987.

La vaste réforme du contentieux entreprise en 1987 avait pour objectif principal de

bonifier l’exercice de la justice administrative. S’il nous a déjà été loisible de faire état des

difficultés rencontrées par la juridiction suprême dans sa mission première de dire le droit727,

nous avons également pu préalablement présenter la réforme intervenue par la loi du 31

décembre 1987 comme particulièrement favorable à la relance de la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat728. Plus exactement, il faut comprendre que si la réforme

avait pour principal but de décharger le Palais Royal en instaurant un échelon juridictionnel

supplémentaire, les Cours administratives d’appel, ce texte ne devait pas pour autant

délaisser le Conseil d’Etat. Et face à la crainte d’une envisageable concurrence normative

entre ces instances, les auteurs de la réforme ont mis en place divers mécanismes aptes à

relancer la mission normative du Palais Royal. Autant dire que si la loi du 31 décembre 1987

portait essentiellement sur la création des Cours, la juridiction suprême n’allait certainement

pas être oubliée de la réforme. Au contraire, deux procédures inédites devaient être adoptées

afin de ranimer la fonction de jurisprudence de la Haute Assemblée. D’abord, le mécanisme

du renvoi pour avis mis en place par l’article 12 de ladite loi constitue le mécanisme sans

doute le plus adapté au plein exercice par le Conseil de sa mission normative (Section I). Une

seconde procédure a pu également être pensée comme favorisant la fonction de jurisprudence

du Conseil, la procédure du règlement de l’affaire au fond après cassation instituée par

l’article 11 de la loi. Néanmoins, la mise en œuvre de ce mécanisme ne nous offre qu’un bilan

mitigé au regard de l’exercice par ce biais de la mission de dire le droit (Section II).

Section I : L’avis contentieux, ou la manière moderne de dire le droit.

L’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 instaure un mécanisme de renvoi pour avis

auprès du Conseil d’Etat tout à fait inédit. Proche de la question préjudicielle, cette

727 Notamment le stock des affaires en attente de jugement. 728 Voir Titre I, Partie I.

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procédure fait l’objet d’une appréciation considérablement libérale de la part de notre Palais

Royal. C’est ainsi que l’on constate une admission quasi systématique de ces demandes d’avis

émanant des juridictions inférieures (Paragraphe 1). Et si ce processus s’inscrit

fondamentalement dans une logique de recherche de l’unité de la jurisprudence, - l’avis

accordé par la Haute Assemblée permettant d’éviter toute disparité de jurisprudence entre les

juges inférieurs, il est essentiel dans le cadre de notre étude de relever que cet avis

contentieux est progressivement devenu un instrument capital de la fonction de jurisprudence

du Conseil d’Etat qui s’en trouve de la sorte totalement ranimée729(Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Un Conseil d’Etat favorable à une mise en œuvre de la procédure de renvoi

pour avis.

Le législateur de 1987 devait soumettre la procédure de renvoi pour avis à diverses

conditions. Toutefois, l’on a très vite décelé le libéralisme du Conseil d’Etat dans la mise en

œuvre de cette procédure, de sorte que ce sont quasiment toutes les demandes d’avis qui sont

étudiées par le Conseil, répondant favorablement à leur sollicitation (A). Mais la souplesse

du Palais Royal quant à cette technique ne s’arrête pas là. En effet, la Haute Instance se

réserve également une marge de manœuvre assez importante dans la mise en œuvre de cette

procédure (B).

A. Le libéralisme du Conseil d’Etat

Les termes de l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 ne font aucun doute : « Le

tribunal administratif ou la Cour administrative d’appel peut, avant de statuer sur une

question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux

litiges, transmettre par un jugement qui n’est susceptible d’aucun recours le dossier au

Conseil d’Etat qui examine dans un délai de trois mois la question soulevée. Il est sursis à

toute décision sur le fond de l’affaire jusqu’à l’avis du Conseil d’Etat ou, à défaut, jusqu’à

l’expiration du délai »730. Pourtant, si ce mécanisme semble subordonné à des exigences bien

précises, le Haut juge administratif s’est illustré par sa grande indulgence quant à la

recevabilité de ces demandes d’avis.

729 N’oublions pas les constats relatifs à cette époque au déclin de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat. 730 Article 12 de la loi n° 87-1127 du 31 décembre 87 entrée en vigueur le 1er janvier 1989, repris par l’article L 113-1 du Code de justice administrative.

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Le renvoi pour avis a été introduit à la demande de la Direction Générale des Impôts

soucieuse de la lenteur des procédures du fait de la création d’une juridiction

supplémentaire. Craignant de ne pas obtenir suffisamment rapidement l’interprétation par le

Conseil des textes fiscaux, la Direction Générale des Impôts revendiqua une procédure

proche de la question préjudicielle autorisant les juridictions inférieures à saisir le juge

suprême d’une demande d’avis afin de les aider à résoudre le litige. Considérée comme une

« monstruosité juridique »731, cette procédure s’avère tout à fait remarquable puisqu’elle

permet aux juges subordonnés d’attendre l’avis du Palais Royal sur une difficulté juridique

afin de se prononcer ensuite au fond. Cet avis contentieux a pu également être présenté

comme l’héritier du rescrit romain732, qui permettait à un magistrat ou à un particulier

d’interroger sur une question de droit l’Empereur qui exerçait en son conseil une mission de

consultation sur un point de droit.

En tout état de cause, l’avis contentieux ne peut être sollicité que si trois conditions

sont réunies. Il doit porter sur « question de droit nouvelle », présentant une « difficulté

sérieuse » et se posant dans « de nombreux litiges ». Pourtant la jurisprudence du Palais

Royal démontre un grand libéralisme de la part de cette instance de sorte que la plupart des

demandes d’avis est accueillie par cette juridiction733 .

S’agissant de la première exigence liée à la « question de droit nouvelle », il faut

admettre qu’elle a suscité de nombreuses interrogations ! Le Conseil d’Etat ne se limite

nullement à l’interprétation de textes nouveaux, et admet que sont « nouvelles » les questions

portant sur des textes pourtant anciens mais suscitant des questions juridiques non encore

résolues734. Le libéralisme du Palais Royal s’avère d’autant plus flagrant qu’il reconnaît

comme constitutive d’une « question de droit nouvelle » une question pourtant déjà tranchée !

Ainsi, l’existence d’une décision juridictionnelle ayant préalablement vidé la question de

droit ne suffit pas à rendre irrecevable la demande d’avis portant sur cette même question735.

L’une des premières affaires donnant naissance à un avis contentieux, l’avis Cofiroute736

731 Intervention de M. DREYFUS-SCHMIDT, J.O., Déb. Sénat, séance du 10 nov. 1987, p. 3780. 732 B. OPPETIT, « La résurgence du rescrit », D., 1991, p. X. 733 A la différence de la Cour de Cassation qui semble plus stricte quant à la procédure semblable instituée par la loi n° 91-491 du 15 mai 1991. 734 Voir pour exemple : C.E., Avis, 8 septembre 1995, Noyau, n° 169379 où le Conseil répond à une question relative aux retenues faites pour faits de grève sur les salaires des agents publics alors que le problème existait depuis 1961 ! 735 Voir pour exemple : C.E., Avis, 31 mars 1995, SA Sté expertise comptable du Languedoc, R.J.F., 1995, Rec. p. 326. 736 C.E., Ass., Avis, 7 juillet 1989, Sté Cofiroute, R.F.D.A., 1989, p. 909, Concl. P. MARTIN ; A.J.D.A., 1989, p. 606, Chron. E. HONORAT et E. BAPTISTE.

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témoigne tout à fait de cette réalité. Appelé à se prononcer sur le caractère interprétatif de

l’article 17 de la loi de finances rectificative pour 1985, le Conseil d’Etat a jugé la demande

d’avis recevable alors que ladite difficulté trouvait une réponse dans des décisions du Conseil

qui reconnaissait la portée rétroactive de ce texte737. Et le Conseil a ici totalement passé

outre les conclusions du Commissaire qui, lui, l’invitait à déclarer la demande irrecevable

car déjà tranchée. Dans ce contexte, l’on peut aisément douter du caractère « nouveau » de

la difficulté en cause dans la mesure où elle a déjà été solutionnée par la Haute Assemblée.

Dans le même esprit, l’affaire Ministre du Budget contre SARL Auto industrie Méric738

présente elle aussi une telle originalité, le Conseil répondant à une demande d’avis pour

laquelle le Commissaire du gouvernement avait pris soin d’exposer qu’elle avait déjà été

tranchée par le Conseil dans une décision d’ailleurs publiée au Recueil Lebon. Là encore,

l’on se sent autorisé à douter de la nouveauté d’une telle difficulté, et pourtant le Palais

Royal a, de nouveau, répondu favorablement à cette demande. De surcroît, il arrive parfois

au Conseil d’accéder à un renvoi pour avis en rappelant tout simplement l’arrêt qu’il a pu

rendre sur une question identique739 ou en réitérant l’avis qu’il a préalablement délivré sur la

question740. Il n’est, dès lors, guère utile de citer d’autres exemples de ce libéralisme. Car en

présence d’une question de droit déjà tranchée par la juridiction suprême, la difficulté n’est

plus « nouvelle » ! Malgré tout, le Conseil répond favorablement à de telles demandes d’avis.

Il est alors possible d’en déduire un certain enthousiasme du Conseil quant à cette procédure

qu’il souhaite sans aucun doute encourager. Car, et nous le démontrerons plus amplement un

peu plus tard dans cette étude, cet avis contentieux constitue un outil efficace dans l’exercice

par le Conseil de sa fonction de jurisprudence. L’on comprend de ce fait la grande tolérance

du Palais Royal qui ne refuse que très exceptionnellement de délivrer un tel avis741.

737C.E., 6 janvier 1988, Min. de l’Economie, des Finances et du Budget c/ Sté concessionnaire des autoroutes de la Côte Basque, n° 52150, et C.E., 13 mai 1988, n° 52146 et 52147. 738 C.E., avis, 31 mars 1995, Min. du Budget c/ SARL Auto-Industrie Méric, A.J.D.A, 1995, p. 739, note M. DREIFUSS. 739 C.E., Avis, 5 octobre 1998, Le Hir, J.O., 29 octobre 1988, p. 16366. 740 C.E., Avis, 13 octobre 2000, Procarione, J.O., 9 novembre 2000, p. 17752 : « Ainsi que l’a jugé le Conseil d’Etat statuant au contentieux par son avis n° 178426 du 6 mai 1996, SARL Hill Immobilier… » 741 L’on peut relever un premier refus de délivrance d’un avis dans l’avis C.E., Sect., avis, 6 octobre 1995, Chevillon, A.J.D.A, 1995, p. 882, Chron. J.-H. STAHL et D. CHAUVAUX, mais si le Conseil refuse en l’espèce de rendre un avis c’est parce que la demande d’avis ne correspond pas à l’esprit de l’article 12 dans la mesure où la question avait déjà fait l’objet et de plusieurs arrêts de la CAA de Paris dans le même sens. Surtout, le Conseil d’Etat récuse la demande d’avis dans la mesure où il refuse d’intervenir dans un litige entre un Tribunal et une Cour administrative d’appel. Pour un autre exemple de refus de délivrance d’un avis voir C.E., Ass, avis, 27 octobre 1989, Préfet de l’Essonne C/ Commune de Marcoussis, Rec. p. 220, où de nouveau le refus est logique : le Conseil était appelé à se prononcer sur la légalité d’une disposition réglementaire alors que le même jour, il avait par une décision contentieuse annulé cette disposition pour excès de pouvoir !

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La deuxième condition liée à l’existence d’une « difficulté sérieuse » témoigne elle

aussi de la grande tolérance du Palais Royal. S’il fallait entendre cette difficulté comme

commandant l’issue du litige, là encore le Haut juge a fait preuve d’une profonde souplesse à

un point tel qu’il a la plupart du temps considéré comme sérieuses les questions qui lui

étaient posées. Et l’on comprend d’autant mieux le libéralisme du Conseil que cette notion de

difficulté « sérieuse » reste fondamentalement empreinte de subjectivité !742. De cette

manière, le Conseil considère être en présence d’une difficulté sérieuse alors que les travaux

préparatoires laissaient peu de doute sur l’interprétation du texte de loi743. En réalité, la

condition liée à la difficulté « sérieuse » n’a pas vraiment été arrêtée par le Conseil d’Etat744.

La plus belle illustration de la souplesse du Palais Royal quant à cette condition réside,

apparemment, en ce qu’il a quasiment toujours répondu favorablement à une demande

d’avis745.

Enfin, la dernière condition requise pour la mise en œuvre de cette procédure demeure

la survenance de cette question dans « de nombreux litiges ». Là encore il ne sera guère ardu

de démontrer le libéralisme du Conseil d’Etat. Car il est certaines occasions où le Conseil

répond à ces demandes d’avis sans qu’il soit avéré que cette difficulté se rencontre dans

énormément d’hypothèses ! Certains746 affirment sans hésiter que le Conseil d’Etat semble

admettre rendre un avis lorsque la question paraît seulement susceptible de se poser dans de

nombreux litiges, alors même que le nombre d’instances déjà engagées n’est pas encore

significatif. D’autres insistent encore sur la subjectivité de la notion « nombreux litiges »747.

Il faut en réalité comprendre que le Conseil estime recevables les demandes d’avis seulement

« susceptibles » de se poser dans de nombreux litiges. Cette exigence était censée permettre

d’éviter les « contentieux de série » et paraissait tout à fait justifiée par l’esprit de la réforme

de 1987 : assurer la prévention du contentieux. Et pourtant, très vite le Haut juge a fait

preuve d’une ouverture inégalée quant à cette condition748.

742 A. ASHWORTTH, « Singularité et tradition : l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 », R.D.P., 1990, p. 1439 et spéc. p. 1448. 743 C.E., Ass, avis 7 juillet 1989, Sté Cofiroute, précité. 744 Voir en ce sens : M-D HALGELSTEEN, Concl. sur C.E., avis, 29 novembre 1991, Syndicat des commerçants non sédentaires de la Savoie, R.F.D.A., 1992, p. 234 et spéc. p. 235. 745 Pour une illustration de la souplesse du Conseil d’Etat quant à cette difficulté « sérieuse », voir : C.E., avis, 4 février 2000, Mouflin A.J.D.A., 2000, p. 554, Concl. GOULARD où le Conseil ne juge pas irrecevable une demande lui étant adressée alors qu’elle ne ressortait pas de sa compétence mais de celle de la C.J.C.E. ! 746J. H. STAHL, et D. CHAUVAUX, A.J.D.A., 1995, p.885, chron. précitée. 747 A. ASHWORTH, « Singularité et tradition : l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 », art. préc., p. 1449. 748 Voir pour exemple C.E., Ass., avis 7 juillet 1989, Mlle Calé, Rec. p. 159 et C.E., avis 22 janvier 1992, SA Brûlerie Corsica, Rec. p. 34 ; C.E., avis, 25 février 1994, Mme Peters, Rec. p. 97.

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Finalement, l’on se doit de souligner la franche tolérance du juge suprême à l’égard

de cette procédure. Il se révèle totalement favorable à la mise en œuvre du renvoi pour avis.

Le libéralisme se justifie d’ailleurs tout à fait dans la mesure où il est de l’intérêt même du

Conseil d’Etat qu’un maximum de demandes d’avis lui soit porté. En effet, plus grand sera le

nombre d’avis sollicités auprès de la Haute instance, et plus cette procédure gagnera en

crédibilité. Mais surtout, c’est la place du Conseil d’Etat donneur d’avis guidant les juges

inférieurs qui en sort renforcée, et de fait, c’est sa mission normative qui s’en trouve

relancée !

Cette ouverture du Palais Royal à l’égard de ce mécanisme du renvoi pour avis a

d’autant plus permis une extension du domaine concerné par cet article 12. Car si à l’origine

seul le contentieux fiscal était censé être visé par cette technique, aujourd’hui, tous les

domaines du droit administratif peuvent faire l’objet d’un renvoi pour avis749 ! D’autant que

témoigne également du succès de cette procédure l’élargissement des textes sur lesquels est

amené à se prononcer le Conseil d’Etat. Si il se limitait originellement à l’interprétation des

textes nationaux et internationaux ainsi qu’à la comptabilité des textes nationaux et

internationaux, le Haut Conseil examine aujourd’hui la légalité de réglements750ou le

conventionnalisme des lois751.

Mais la souplesse du Conseil d’Etat quant à ce mécanisme ne se limite pas à la large

acceptation des sollicitations pour avis. Car le Conseil d’Etat s’illustre également par la

marge de manœuvre dont il dispose à l’occasion de ces renvois pour avis.

B. Un Conseil d’Etat doté d’une large marge de manœuvre.

Si le Palais Royal a déployé une jurisprudence très accueillante à l’égard des renvois

pour avis au titre de cet article 12, la souplesse de cette juridiction ne se limite pas à

l’examen de la recevabilité de telles sollicitations. En effet, l’on relève une grande latitude de

cette instance à l’égard des questions qui lui sont adressées. Plus exactement, le Haut juge

dispose d’une certaine liberté dans l’examen de ces questions, de sorte qu’il s’arroge la

faculté de reformuler les demandes inadaptées, ou encore, il prend la liberté de se prononcer

au-delà de ce qui lui est sollicité !

749 Sont ainsi touchés : le droit de l’urbanisme ; le droit des étrangers, les contraventions de grande voirie, la responsabilité administrative, la fonction publique … 750C.E., avis, 15 janvier 1997, Gouzien, J.O. 5 mars 1997. 751 184 C.E., avis, 31 mars 1995, SARL Auto-industrie Méric précité.

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Ainsi, le Conseil n’a pas tardé à manifester sa marge de manœuvre quant à la consistance de

l’avis requis puisque dès 1989 il opère certains « ajustements » pour que la question objet du

renvoi ait un lien avec le litige. Ainsi dans l’avis Demoiselle Calé752, le Conseil saisi d’une

demande relative à l’interprétation de l’alinéa 2 du décret du 2 mai 1983 relatif à l’obligation

des communes de loger les instituteurs ou de leur verser une indemnité compensatrice,

requalifie la question ainsi posée dans la mesure où l’alinéa 2 exposé n’avait aucun lien avec

le litige.

Le Haut juge dispose donc d’une marge de manœuvre remarquable. Il peut tout à fait

manipuler la procédure de l’article 12. Autrement dit, le Conseil use de ses larges pouvoirs

afin d’en faire un outil de sa fonction normative. Dans le même esprit, le Conseil d’Etat

n’hésite pas à se prononcer au-delà de ce qui lui est demandé par les juridictions inférieures.

Il prend ainsi la liberté de dépasser les limites dans lesquelles la juridiction de renvoi avait

enfermé sa requête. Cette attitude s’avère parfaitement révélatrice de la volonté du Conseil

d’Etat d’assurer la pérennité de sa fonction jurisprudentielle au moyen de cet article 12.

Ainsi, saisi de la question de savoir si le principe de la liberté du Commerce et de l’Industrie

découlant de l’ordonnance du 1er décembre 1986 faisait obstacle à ce qu’un marché public

soit attribué à un établissement public administratif qui, du fait des ses statuts, n’est pas

soumis aux mêmes obligations fiscales et sociales que ses concurrents753, le Haut juge a pris

la liberté d’aller au-delà de ce que la juridiction subordonnée lui soumettait. Il ressort ainsi

de son avis que le statut fiscal particulier de ces établissements ne les empêche pas de se

porter candidats à l’attribution d’un marché public. Mais contre toute attente, il prend en

compte d’autres éléments qui ne lui étaient pas soumis dans la demande d’avis. Ainsi, il

s’assure que la présence d’agents publics dans ces établissements n’est pas incompatible

avec les autres règles de concurrence754. Il exige, en outre, que l’établissement public « n’ait

pas bénéficié pour déterminer le prix qu’il a proposé d’un avantage découlant des ressources

ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public ». Nul doute que

le Conseil possède une marge de liberté certaine à l’égard des demandes, avis qui lui sont

adressées.

Mais les conclusions du Commissaire BONICHOT sur l’avis Association Soisy Etiolles

Environnement755 s’avèrent davantage révélatrices de la volonté patente du Conseil d’Etat de

752 C.E., Ass., Avis, 7 juillet 1989, Dlle Calé, précité 753 C.E., avis, 8 novembre 2000, Jean-Louis Bernard-Consultants, R.F.D.A., 2001, p. 112, Concl. BERGEAL. 754 La présence d’agents publics ne doit pas placer ces établissements dans une situation plus avantageuse. 755 C.E., avis, 1er mars 1996, Association Soisy Etiolles Environnement, R.F.D.A., 1996, p. 1022, Concl J.-C. BONICHOT.

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déborder du cadre qui lui est fixé par la demande d’avis, afin d’aborder des difficultés

annexes non révélées par la juridiction opérant le renvoi au titre de l’article 12. La Haute

Assemblée était ici appelée à se prononcer sur les conditions d’application de l’article L.

600-3 du Code de l’urbanisme issu de la loi du 9 février 1994. Plus précisément, elle devait

répondre à deux questions précisément formulées. La première amenait à se demander si, à

l’occasion de la contestation du permis de construire délivré par le Préfet à une société par la

réalisation de bâtiments de logements, l’association devait-elle notifier le recours

contentieux ? La seconde était relative à la nature de la sanction emportée par l’absence de

notification à la société de recours administratif. Et les conclusions du Commissaire se

révèlent en l’espèce totalement édifiantes. Car s’il reste convaincu que le Conseil ne peut

aller plus loin que ce que le tribunal lui demande756, il ne se prive pourtant pas pour

envisager des difficultés annexes non mentionnées dans la requête pour avis718 ; l’intention du

Commissaire semblant être de préparer le Conseil « à ces quelques questions qui ne vont pas

manquer de se poser »719. Le Commissaire excède donc le cadre défini par les premiers juges

sollicitant l’avis du Conseil d’Etat et envisage d’autres difficultés. Il demande ainsi si la

notification est obligatoire pour toute décision relative à l’occupation ou à l’utilisation du

sol, ou seulement à l’encontre des autorisations ; il s’interroge également sur les pouvoirs du

préfet. Nul ne le contestera, le Haut juge administratif dispose d’une réelle liberté à l’égard

des demandes d’avis, liberté lui offrant la possibilité de dépasser les limites fixées par la

juridiction sollicitant cet avis. Cette latitude fournit finalement au Conseil d’Etat la garantie

de ce que la procédure instaurée par l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 s’élèvera en

un outil fondamental de l’exercice et surtout de la relance de sa fonction de jurisprudence qui

déclinait quelque peu.

Paragraphe 2 : L’avis contentieux, instrument de la fonction de jurisprudence du Conseil

d’Etat.

S’il était établi dès l’origine de la loi de 1987 que ces avis contentieux ne devaient

nullement traduire la résurgence des arrêts de règlement720, il faut tout de même reconnaître

que ces actes « hybrides »721 sont dotés d’une portée normative effective (A). Par leurs

756J.-C. BONICHOT, Concl. précitées, p. 1023 718 J.-C. BONICHOT, Concl précitées p. 1024 « Cela pose toutefois quelques questions qu’il faut rapidement aborder même si vous n’êtes pas obligé dans la réponse proprement dite que vous ferez au tribunal administratif ». 719 Ibid, p. 1025. 720 Intervention de MAZEAUD, J.O. Débats, Ass. Nationale, 1ère séance du 20 décembre 1987, p. 7911. 721 A. ASHWORTH, « Singularité et tradition : l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 », art. préc., , p. 1460.

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apports juridiques, ces avis deviennent finalement un outil fondamental de la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat qui s’en trouve parfaitement ranimée (B).

A. L’avis, un acte doté d’une portée normative effective.

Il ne faut pas se méprendre sur la portée des avis contentieux délivrés par la

juridiction suprême sur sollicitation des juges inférieurs. En effet, si ces avis émanent d’un

processus juridictionnel, ils n’en possèdent pourtant pas l’autorité juridique attachée à de

tels actes. En réalité, ces avis s’avèrent dépourvus de toute autorité de droit ; la juridiction

requérant cet avis restant libre de ne pas suivre la position ainsi délivrée par le Conseil.

Néanmoins, l’analyse de ce phénomène laisse transparaître une certaine autorité

« morale »722, ou une autorité qui s’imposerait dans les faits. Car il demeure très

exceptionnel qu’une juridiction opérant ce renvoi ne se rallie pas à l’avis émanant du juge

suprême723. Et de toute évidence le respect des avis ainsi alloués semble logique et

compréhensible. L’on ne voit pas ce qui conduirait une juridiction à solliciter un avis du

Conseil d’Etat pour, finalement, ne pas s’y conformer. D’autant que l’avis délivré au titre de

l’article 12 préfigure tout à fait la position que tiendrait le Haut juge éventuellement en

cassation, c’est à dire dans le cadre de l’instance contentieuse724. Dans ces conditions,

s’écarter de l’avis rendu par la Haute Assemblée aboutirait sans aucun doute à une censure

possible en cassation. Aussi, il est de rigueur de retenir que ces avis contentieux s’imposent

dans les faits aux juges subordonnés. Une véritable autorité de fait leur est reconnue.

D’autant que ces avis contiennent des apports souvent remarquables pour le système

juridique. S’il arrive que ces avis se contentent de réaffirmer une jurisprudence existante (1),

il faut essentiellement saluer ces avis qui sont capables de compléter le droit en vigueur (2) et

surtout ceux qui véritablement « créent du droit » (3).

1. Les avis confirmatifs.

L’on a déjà pu évoquer l’idée selon laquelle le Conseil d’Etat admettait de manière

très libérale la recevabilité des demandes d’avis, acceptant parfois d’intervenir sur une

722 F. BRENET et A. CLAEYS, « La procédure de saisine pour avis du Conseil d’Etat : pratique contentieuse et influence en Droit positif », R.F.D.A. , 2002, p. 525 et spéc. p. 533. 723 Il existe quand même un exemple : C.A.A. Lyon, 5 avril 1993, SA Lorenzy Palanca, n° 90LY00810. 724 C.E., Sect., 3 décembre 1999, Didier, Leriche, A.J.D.A., 2000, p. 126, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN confirmant : C.E., avis, 31 mars 1995, Min. du budget c/ S.A.R.L. Auto Industrie Méric., précité.

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difficulté déjà préalablement résolue au contentieux. Dans ce contexte, la portée de l’avis

reste moindre puisque le juge réitère alors un principe juridique déjà posé en jurisprudence.

Néanmoins, si ces avis ne semblent que confirmer le droit pré existant, il n’en demeure pas

moins qu’ils recevront une certaine réception dans le système juridique et une réelle

reconnaissance au niveau doctrinal. L’avis Doukouré, pour citer un exemple725, reprend de

cette manière un principe important exposé antérieurement par la jurisprudence, et

notamment par la décision Arrighi726, selon lequel il n’appartient pas au juge administratif de

contrôler la constitutionnalité des lois. Et même si cet avis n’innove pas, il reste doté d’une

autorité certaine et s’avère souvent cité comme référence de l’état du droit relatif au contrôle

de conventionnalité, et aux relations lois-traités. Il s’agit même de la réaffirmation

solennelle727 d’un principe fondamental. De manière analogue, le Conseil a pu réitérer le

principe selon lequel contrevenait au principe d’égalité le fait pour une université d’accorder

la priorité aux étudiants s’étant inscrits par voie télématique728. Les avis ici rapportés ne font

pourtant pas réellement œuvre créatrice même si leur mention reste essentielle. Il est au

contraire d’autres occasions où ces avis viennent compléter le droit en vigueur. Là, de tels

actes s’avèrent dotés d’un intérêt certain au regard de la fonction normative du Conseil

d’Etat.

2. Des avis ampliatifs

Les avis délivrés par le Conseil d’Etat ne sont pas dotés d’une portée

systématiquement égale ! Si certains avis ne sont que l’occasion pour le Haut juge de réitérer

un principe auquel il est particulièrement attaché, d’autres avis peuvent également permettre

au juge suprême de compléter, de préciser le droit en vigueur. Nous envisageons ici

l’hypothèse où l’avis complète un arrêt rendu au contentieux. C’est ainsi que le Conseil a pu

préciser les règles applicables en matière de droit de timbre en fixant notamment la dispense

de ce droit de timbre s’agissant des arrêtés de reconduite à la frontière729. A également été

clarifiée la règle relative à la clôture de l’instruction, le Conseil avisant que celle-ci, en cas

725 C.E., Ass, avis, 15 avril 1996, Mme Doukouré, A.J.D.A, 1996, p. 507, Chron. D. CHAUVAUX et T.-X. GIRARDOT. 726 C.E., Sect., 6 novembre 1936, Arrighi, Rec. p. 966. 727 Notons que cet avis émane de l’ Assemblée du contentieux. 728 C.E., Avis, 15 janvier 1997, Gouzien, précité, ou encore : C.E., Avis, 21 décembre 2001, SCI « Thierry Sabine », n° 230526. 729 C.E., Sect., avis, 18 février 1994, Mme Chatbi, R.F.D.A., 1994, p. 925, concl. R. ABRAHAM.

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d’absence d’ordonnance de clôture, est close trois jours avant l’audience730. De même, c’est

par un avis contentieux que le juge suprême a parachevé le régime de responsabilité de l’Etat

en matière de rassemblements ou d’attroupements731. Par cet avis, le Conseil lève les

incertitudes susceptibles d’affecter l’application de la loi du 7 janvier 1983 (article 92) fixant

la responsabilité de l’Etat du fait des dégâts et dommages résultant des crimes et délits

commis par des attroupements ou des rassemblements armés ou non, soit contre les

personnes, soit contre les biens. En estimant que « lorsque le dommage entre dans le champ

d’application [de la loi du 7 janvier 1983], il n’est pas nécessaire qu’il ait le caractère d’un

préjudice anormal et spécial dès lors que les termes de cette loi ne prescrivent ni n’impliquent

une telle condition », le Conseil, par son avis, dissout les incertitudes relatives à ce régime de

responsabilité, et met un terme aux interrogations suscitées par l’application de ce régime

légal. Autrement dit, par un avis contentieux, le Haut juge complète et clarifie le droit en

vigueur. Nul ne le contestera : l’avis contentieux se révèle parfaitement doté d’une portée

juridique. Il est porteur d’une véritable règle de droit qui s’ajoute au système juridique

applicable. Et ce constat ne se limite pas à ces trois avis. Il est possible d’en citer quelques

autres. Ainsi, c’est par un avis que le Conseil a explicité les règles permettant de retenir la

qualification d’association cultuelle732 ; les règles relatives à l’injonction733 ; les conditions

dans lesquelles un établissement public administratif peut se porter candidat à l’attribution

d’un marché public734. Il est certes fastidieux de dresser la liste complète des avis qui

précisent le droit en place. Et si nous n’avons reporté que quelques exemples, il faut être

conscient que ces illustrations convergent vers un constat essentiel pour notre étude : le

Conseil exerce sa juris dictio au travers de ces avis. Car clarifier, expliciter ou encore

préciser constituent des étapes fondamentales dans l’élaboration du droit. C’est dire que le

Palais Royal fait œuvre normative grâce aux avis contentieux. La quête d’un avis par les

juges inférieurs lui fournit l’occasion d’exercer pleinement et de manière légitime sa

principale mission qui est de dicter le droit. D’ailleurs, à ce sujet, d’autres avis peuvent

encore être cités afin de parachever notre démonstration. Car si nous nous sommes attardés

730 C.E., avis, 9 avril 1999, Creton, D. 1999, IR, p. 125, D.A., 1999, n° 259, obs. G.G. ; R.F.D.A., 1999, p. 687. 731 C.E., Ass, avis, 20 février 1998, Sté Etudes et constructions de sièges pour l’automobiles et aes, A.J.D.A., 1998, p. 1029, note I. POIROT-MAZERES. 732 C.E., Ass., avis, 24 octobre 1997, Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Riom, Rec. p. 372 ; R.F.D.A. 1997, p. 61, Concl. J. ARRIGHI de CASANOVA. 733 C.E., Sect., avis, 30 novembre 1998, Berrad, R.F.D.A., 1999, p. 511, Concl. F. LAMY ; note C. GUETTIER : Le juge peut enjoindre à l’administration de délivrer un titre de séjour en cas d’annulation du refus de délivrance d ce titre. 734 C.E., 8 novembre 2000, Sté Jean-Louis Bernard Consultants, précité.

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sur des avis qui « complètent » le droit en place, il existe également des avis qui,

indépendamment de toute décision contentieuse préalable, « créent du droit ».

3. Des avis normatifs !

Une fois encore, il ne nous est possible de poser une telle affirmation qu’à partir de

certains avis par lesquels le Haut juge a dégagé une règle de droit à part entière, c’est à dire,

une règle ne se trouvant absolument pas dictée préalablement par voie d’arrêts !

Ainsi, par un avis rendu le 3 mai 2000, le Conseil a fixé les contours du principe de la

liberté de conscience des agents du service public735. Par cet avis, le Haut Juge pose de

manière inédite une interdiction adressée aux agents publics de manifester leurs croyances

religieuses, et opère ainsi la conciliation entre la liberté de conscience et la nécessaire

neutralité dans le cadre du service public. Ne se ralliant absolument pas à la règle dégagée à

l’égard des usagers du service public736, le Conseil, par cet avis, considère que la nécessaire

neutralité religieuse de l’école interdit par principe la manifestation dans le cadre du service

de croyances religieuses et, partant, le port de tout signe d’appartenance religieuse. L’apport

normatif de cet avis est incontestable, il expose une règle de droit fondamentale et nouvelle.

De surcroît, il convient de relever que cet avis contentieux rejoint la position préalablement

adoptée par le Haut juge dans un avis consultatif737 .

De même, c’est par un avis contentieux que le Palais Royal a imposé à l’autorité de

police administrative de prendre en compte les règles de concurrence issues de l’ordonnance

du 1er décembre 1986738. Plus précisément, le juge décide que lorsque le maire réglemente

l’affichage en zone de publicité restreinte, il est tenu de prendre en considération la liberté du

commerce et de l’industrie ainsi que les règles de concurrence. En effet, cette réglementation

peut avoir pour effet de créer une position dominante sur un marché du fait de la limitation

du nombre d’emplacements pour l’affichage. L’apport juridique de cet avis réside en ce qu’il

indique que les règles de concurrence doivent être prises en compte dès lors qu’une mesure

de police est susceptible « d’affecter » des activités de production, de distribution et de

service, ce qui s’écarte de la règle antérieure considérant que l’ordonnance de 1986 ne 735 C.E., Avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, R.F.D.A., 2001, p. 146, Concl. R. SCHWARTZ ; A.J.D.A, 2000, p. 602, Chron. M. GUYOLMAR et P. COLLIN. 736 C.E., 2 novembre 1992, Kherroua, Rec. p. 389, précité. 737 Avis du 21 septembre 1972 de la Section de l’Intérieur sur la laïcité des corps enseignants : « Les dispositions constitutionnelles qui ont établi la laïcité de l’Etat et celle de l’enseignement imposent la neutralité de l’ensemble des services publics ». 738 C.E., Avis, 22 novembre 2000, Sté L et P publicité A.J.D.A., 2001, p. 198, note M-C. ROUAULT, R.F.D.A., 2001, p.872, Concl. S. AUSTRY.

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s’applique aux personnes publiques dès lors qu’elles se livrent à des activités de production,

de distribution et de service739. Ainsi, à l’occasion d’un problème d’affichage, le Conseil pose

une règle importante dans cet avis dans la mesure où il expose l’obligation pour l’autorité de

police de respecter la liberté du commerce et de l’industrie740 et surtout les règles de

concurrence.

En outre, l’évolution remarquable du droit administratif prenant en compte le respect

de l’article 6 de la C.E.S.D.H. a elle aussi été initiée par un avis contentieux. En admettant

que les pénalités fiscales constituent des « accusations en matière pénale » soumises au

respect de l’article 6 de la C.E.S.D.H., le Conseil marque le commencement d’une évolution

indéniable du droit administratif741. Ainsi, en reconnaissant que les pénalités fiscales pour

manœuvre frauduleuse constituent des « accusations en matière pénale », le Conseil d’Etat

décide de soumettre ces majorations d’impôt au respect de l’article 6 de la Convention

européenne des Droits de l’Homme. Mais surtout, il faut insister sur le fait que cet avis ouvre

la voie à une ère nouvelle d’alignement du droit administratif français sur le droit de la Cour

européenne des Droits de l’Homme. Sans omettre que cet avis, porteur d’une règle juridique

considérable, sera confirmé au contentieux742. L’on ne peut donc guère douter de l’apport

normatif des avis contentieux. Ces quelques exemples attestent encore de ce que par ces avis,

le Palais Royal continue de fixer le droit et surtout, continue de « créer du droit ». Par

l’énoncé de nouveaux principes du droit administratif jurisprudentiel, le Conseil dégage des

règles juridiques qui ne sont pas sans conséquence sur l’évolution du droit administratif.

Certains743 affirment d’ailleurs que le Conseil adopte des « avis aux accents normatifs

évidents ». Il est vrai que la Haute instance tire profit de la procédure instituée par la loi de

1987. Et si l’on a pu avancer que ces avis constituaient une « véritable chance du droit

administratif »744, il serait peut être aujourd’hui possible d’ajouter qu’ils s’élèvent également

voire essentiellement en une véritable chance pour la fonction de jurisprudence du Conseil

d’Etat.

739 T.C., 6 juin 1989, Ville de Pamiers, Rec. p. 293 . R.F.D.A., 1989, p. 459, Concl. B. STIRN ; A.J.D.A., 1989, p. 431, Chron. E. HONORAT et E. BAPTISTE ; et p. 467, note BAZEX ; J.C.P., 1990, II, n°21395 , note P. TERNEYRE ; R.D.P., 1989, p. 1780, note Y. GAUDEMET. 740 C.E., Ass., 22 juin 1951, Daudignac, Rec. p. 362. 741 C.E., Sect., 31 mars 1995, Min. du Budget c/ SARL Auto Industrie Méric, précité. 742 C.E., Sect., 3 décembre 1999, M. Didier ; M. Leriche c/ Conseil National de l’ordre des médecins ; Caisse de crédit mutuel de Bain-Tresboeuf et G.I.E Fédéral service , précité. 743 F. BRENET et A. CLAEYS, art. préc., p. 536. 744 Expression empruntée à B. PACTEAU, « La jurisprudence, une chance du droit administratif ? », Revue administrative, 1999, n° spécial, p. 70.

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B. Des avis faisant œuvre jurisprudentielle.

Si le choix de la terminologie « avis » a suscité dès l’origine un vaste débat, il est

aujourd’hui acquis que le Conseil d’Etat saisi par la voie de l’article 12 délivre des « avis

contentieux », qui, néanmoins, s’apparentent fortement à une décision juridictionnelle745. Au

regard de l’autorité qu’acquièrent ces actes, il ne serait pas surprenant d’adopter une

qualification plus significative. L’on pourrait, en effet, envisager ces actes tels des « avis

décisoires » (1). Et la controverse relative à la qualification qui leur est attribuée n’est

nullement dépourvue d’intérêt. Au contraire, le sort de la fonction de jurisprudence du Palais

Royal s’avère tributaire de la portée normative de ces avis contentieux. Car, en réalité,

constater que le Haut juge dit le droit, crée de nouveaux principes, au travers de ces avis

équivaut à reconnaître que la procédure de l’article 12 constitue une nouvelle méthode de

faire de la jurisprudence. C’est dire, purement et simplement que l’on assiste à une relance de

la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat qui déclinait, mais à travers une mutation de

cette fonction de jurisprudence ; le Conseil fabriquant désormais le droit par voie d’avis et

non plus d’arrêts (2).

1. Des avis décisoires.

L’une des principales interrogations suscitées par l’article 12 de la loi de réforme du

Contentieux de 1987 était liée à la terminologie employée afin de désigner l’acte émanant du

Conseil d’Etat sur renvoi d’une juridiction inférieure. Certains ont envisagé de faire de ces

actes des « décisions » du Conseil d’Etat dans la mesure où elles sont issues d’une formation

juridictionnelle746. D’autres, et ils seront d’ailleurs suivis, optent pour la forme de « l’avis »,

étant donné qu’ils ne se substituent en aucun cas au jugement et ne s’imposent pas de

manière obligatoire et systématique aux Cours747. Et le choix de la qualification était loin

d’être naïf. En effet, la crainte première opposée à la procédure du renvoi pour avis résidait

en la résurgence des prohibés arrêts de règlement748. Or, afin d’éviter cette accusation, le

terme « avis » semblait préférable dans la mesure où il ne semblait connoter aucune 745 Voir A ASCHWORTH, « Singularité et tradition : l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 », op. cit., p. 1460 qui qualifie cet acte d’acte « hybride », c’est à dire avis par la forme et par son absence d’autorité juridique ; mais décision juridictionnelle par la procédure. 746 Intervention de MAZEAUD, J.O., débats Ass. Nationale, séance du 4 décembre 1987, p. 6818. 747 Intervention de M. SAPIN, J.O. débats Ass. Nationale, séance du 20 décembre 1987, p. 7911, ainsi que p. 7912 : « Il est très important, M. le Ministre, de qualifier « d’avis » ce qui « sortira » du Conseil d’Etat après saisie par les Cours administratives et non de « décisions ». 748 Voir sur ce point les développements précédents.

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obligation pour les juges opérant ce renvoi de se rallier à cet acte. L’avis s’avère

intrinsèquement moins directif que la « décision ». L’avis, dans son sens général, s’entend de

ce que l’on pense d’un sujet, ce que l’on exprime dans une discussion ou à la demande de

quelqu’un. Il peut s’agir d’une opinion, d’un point de vue, d’un sentiment749. A l’opposé, la

« décision » constitue l’acte par lequel quelqu’un décide, c’est à dire choisit comme objectif,

décrète, détermine ou encore fixe une règle750. Autrement dit, l’autorité allouée aux avis

contentieux devait dépendre du qualificatif que leur accordait le législateur de 1987. Le choix

de la « décision » faisait courir le risque d’être blâmé de rétablir les arrêts de règlement,

tandis que « l’avis » permettait de ne pas subir cette critique, tout en étant conscient que

l’avis ici envisagé détient malgré tout une portée supérieure à un avis traditionnel. Et c’est

justement toute la particularité et l’originalité de ce mécanisme de production du droit. Le

Président LABETOULLE a ainsi avancé : « L’avis n’est ni une décision, ni une norme, mais

c’est plus qu’un avis »751. En effet, l’avis contentieux est doté d’une autorité de fait. Certes,

s’il n’était pas à l’origine conçu comme pourvu d’une autorité juridique obligatoire, la

pratique contentieuse nous permet de reconnaître une autorité de fait à ces avis. Une telle

portée peut d’ailleurs se démontrer à travers les rarissimes hypothèses dans lesquelles les

juridictions inférieures s’écartent de ces avis ! Autant dire que la terminologie choisie

originellement ne paraît ainsi pas plus adaptée à la réalité. Car le Conseil ne rend pas des

avis au sens classique où l’on peut l’entendre, ce Conseil délivre en réalité une position

juridique, une leçon de droit sous forme d’un avis censé rester facultatif ! Mais étant donné la

solennité dans laquelle sont rendus le plus souvent ces avis752, ainsi que la précision avec

laquelle le Conseil répond à la demande de la juridiction subordonnée, tout comme la

pratique possible par le Conseil de l’obiter dictum , l’on peut aisément considérer que l’acte

délivré s’apparente davantage à un avis, certes, mais pas n’importe quel avis : il s’agirait

d’un « avis décisoire » aussi paradoxal soit-il ! Car l’on ne saurait nier « l’esprit de

directive » transparaissant derrière cet avis753. D’autant que l’institution même de cette

pratique au sein d’une réforme chargée d’améliorer l’administration de la justice en créant

de nouvelles juridictions compétentes en appel et déchargeant le juge suprême prête en

réalité à confusion. Car l’instauration d’un mécanisme particulier réservant au Conseil

d’Etat le privilège de résoudre les difficultés juridiques de taille laisse sous-entendre que ces

749 V. « Avis », Dictionnaire Le Petit Larousse Illustré, 100ème édition, 2005. 750 Ibid. 751 D. LABETOULLE, « Ni monstre, ni appendice : « le renvoi » de « l’article 12 », R.F.D.A., 1988, p. 213. 752 Ils émanent souvent de l’Assemblée ou de la Section du contentieux. 753 R. PERROT, Institutions judiciaires, p. 178 et 179.

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nouvelles instances que sont les Cours n’étaient pas aptes à exercer une telle fonction. Les

propos de J.C. MAZEAUD754 confortent tout à fait cette idée. Remarquant que les Cours

devaient être composées de personnels très compétents, la procédure de l’article 12 le

surprend fortement, en ce qu’elle aboutit à traiter les juges inférieurs tels des « incapables

majeurs dès lors qu’il s’agit de statuer sur une requête qui soulève une question de droit

nouvelle »755. Et il est vrai que l’argument principalement opposé à une telle critique reste la

nécessité de réaliser l’unité de la jurisprudence. Pourtant, il faut bien l’admettre, si le

mécanisme de l’article 12 est d’abord présenté comme un outil de prévention du contentieux,

d’unité du droit et donc du bon fonctionnement de la justice, il nous est aujourd’hui possible

de considérer que par ce mécanisme les Conseillers d’Etat recherchaient avant tout un moyen

de conserver pleinement et exclusivement le pouvoir de dire le droit. Le renvoi pour avis doit

donc être appréhendé comme une technique assurant au Palais Royal le privilège de régler

les problèmes juridiques épineux, et donc de poursuivre sa mission normative. Ainsi, le Haut

juge continue d’élaborer la jurisprudence administrative, mais il faut reconnaître que cette

jurisprudence prend une nouvelle forme. L’on assiste à une véritable « mutation » de la

fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat.

2. La mutation de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat.

La création du droit administratif jurisprudentiel était présentée dans les années

antérieures à la loi de 1987 sur le déclin. Les heures de gloire du Droit Administratif

révolues, la fonction jurisprudentielle du Conseil semblait s’essouffler. La procédure de l’avis

contentieux devait pourtant permettre de relancer ce pouvoir. Ainsi, conscient de la portée

normative certaine de tels avis, Frédéric ZENATI a pu augurer, à propos de la procédure en

place devant la Cour de Cassation756 qu’une telle technique modifierait, à terme, « le mode

d’élaboration de la jurisprudence officielle »757. En effet, forts d’une autorité et d’une portée

juridique réelle, les avis contentieux constituent un outil essentiel de l’exercice par le Haut

juge de sa fonction de jurisprudence. D’ailleurs divers auteurs se sont déjà attachés à

soutenir une telle théorie. A.-M. MORGAN de RIVERY- GUILLAUD envisage ces avis tel un

« nouvel instrument d’élaboration de la jurisprudence »758, de la même façon que F. BRENET

754 Intervention de MAZEAUD J.O., débats Ass. Nationale, séance du 4 décembre 1987, p. 6818. 755 Ibid. 756 Loi du 15 mai 1991, n° 91-491. 757 F. ZENATI, « La saisine pour avis de la Cour de Cassation. (Loi n° 91-491 du 15 mai 1991 et décret n° 92-228 du 12 mars 1992) », D., 1992, Chron., p. 247 et spéc. p. 254. 758 A.-M. MORGAN de RIVERY-GUILLAUD, « La saisie pour avis de la Cour de Cassation (loi n°91-491 du 15 mai 1991 et décret n°92-228 du 12 mars 1992) », J.C.P., G., I, 3576, p.177.

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et A. CLAEYS font état d’une « bonification de la fonction jurisprudentielle du Conseil d’Etat

par le biais de l’article 12 »759. En effet, nul ne contestera la participation de ces avis à la

fonction de jurisprudence ou, d’abord, à la mission normative du Haut juge. L’on a déjà

évoqué les divers arguments témoignant de ce que ces avis sont porteurs de droit760. Et il faut

reconnaître que le mécanisme de l’article 12 a pour effet de parfaire la principale mission du

Conseil de dire le droit. Car par l’avis, le juge se prononce de manière générale et abstraite,

détaché de l’espèce761 et édicte vraiment une règle de droit qui sera appliquée à d’autres

hypothèses. L’on est même tenté d’affirmer que le Conseil d’Etat retrouve sa pleine mission

de dire le droit grâce à la procédure de l’article 12. L’avis conduit ainsi le Conseil à exercer

un rôle exclusivement normatif puisqu’il l’amène, finalement, à dire le droit en restant

détaché du litige. C’est dire que l’avis contentieux ranime la fonction créatrice du Conseil

d’Etat qui a fait sa renommée, même s’il faut l’admettre, l’on assiste aujourd’hui à un droit

administratif qui découle aussi d’avis et non plus exclusivement d’arrêts, contrariant ainsi la

formule usitée par le Secrétaire Général de la première présidence de la Cour de Cassation,

« les arrêts passent devant les avis »762. L’on pourrait même avancer que les avis prennent le

pas sur les arrêts, ils se substituent du point de vue de leur enseignement normatif aux arrêts.

La fonction de jurisprudence du Palais Royal se trouve donc loin d’être anéantie, elle se voit

au contraire relancée, et revalorisée grâce à l’article 12. La généralité et l’abstraction qui

caractérisent cet avis, d’autant que la lisibilité et la clarté avec laquelle le Conseil rédige ces

avis763 bonifient la fonction de jurisprudence du Conseil.

Il semble tout de même encore nécessaire de mettre un terme à un ultime débat. Est-il

véritablement légitime d’avancer que le juge suprême exerce désormais une partie de sa

fonction de « jurisprudence » par voie « d’avis » ? Si l’on envisage la jurisprudence comme

l’ensemble des décisions de justice rendues pendant une certaine période764 alors l’avis ne

peut être présenté comme concourrant à la formation de la jurisprudence. Mais nous ne

retenons aucunement cette acception de la « jurisprudence » et de la « fonction de

jurisprudence » dans notre étude. Celle-ci doit être entendue comme constituée par

l’interprétation délivrée par les juridictions des questions juridiques qui leur sont soumises,

759 F. BRENET et A. CLAEYS, art. préc., p. 534. 760 Voir Paragraphe 2, Section I, Chapitre 2, Titre I, Partie II. 761 Même s’il se prononce au vu du dossier. 762 Communication publiée au Rapport Public de la Cour de Cassation, 1993, p. 53 ; que l’on peut reprendre concernant le Droit administratif dans la mesure où ce droit a été de toutes pièces forgé par les arrêts des juridictions administratives. 763 Contrairement à la traditionnelle Imperatoria Brevitas des grands arrêts du Conseil d’Etat. 764 Vocabulaire juridique, Association H. CAPITANT, Sous la direction de G. CORNU, 6ème édition, Paris, P.U.F., 1994.

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avec l’idée de la jurisprudence comprenant l’ensemble des décisions les plus importantes et

faisant autorité765.

Dans ce contexte, le mécanisme du renvoi pour avis s’avère tout à fait bénéfique à la

relance de la fonction de jurisprudence, c’est à dire à l’exercice de la mission normative du

Palais Royal. Si certains constatent que la « saisine pour avis a pour effet indéniable de

concentrer encore davantage la création de normes au sommet de la hiérarchie

judiciaire »766, un constat analogue peut être élaboré à propos du Conseil d’Etat. Par l’avis

contentieux cette instance exerce pleinement sa mission normative ; elle dicte le droit cette

fois en amont, et non plus en aval une fois que les juridictions inférieures se sont prononcées.

Ce constat ravive le pouvoir normatif de cette juridiction qui s’élève quasiment en un organe

législatif. En effet, le Conseil dicte des véritables leçons de droit adressées aux juges

subordonnés, leçons détachées des faits de l’espèce, sans occulter l’idée selon laquelle, par

sa généralité, l’avis présente un caractère législatif . L’on assiste donc à une mutation de la

fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat, entraînant une transformation de la juridiction

elle-même devenant un organe quasi-législateur en ce qu’il dicte les règles de droit

indépendamment du fond de l’espèce.

La réforme du contentieux intervenue en 1987, poursuivant pour principal objectif de

perfectionner le déroulement de la justice administrative se révèle très profitable pour la

Haute Assemblée. Si sa raison d’être était la création des Cours afin de décharger le Conseil,

elle tendait sans doute indirectement mais avant tout à relancer la mission essentielle du Haut

juge, dire le droit. L’article 12 se place dans cette optique et parvient à ranimer et raviver la

fonction créatrice du Conseil. Mais comme toute procédure qui connaît un certain succès,

celle-ci devait connaître des avatars. L’autorité des avis est si avérée que le Conseil d’Etat,

en certaines occasions, refuse de délivrer un tel avis afin de s’éclipser de débats de société

parfois épineux. L’exemple de l’avis rendu à la demande du Tribunal et relatif à la

qualification d’association cultuelle s’agissant de la communauté des Témoins de Jéhovah en

est une belle illustration767. Alors que la question qui se posait était de déterminer si

l’Association locale des Témoins de Jéhovah de Riom pouvait recevoir la qualification d’

« association cultuelle », le Conseil refusa d’accéder à cette demande, se contentant de

765Voir en ce sens : P. JESTAZ, « La jurisprudence ombre portée du contentieux », D, 1989, p. 151 : « Il n’y a de jurisprudence que si elle fait événement ». 766 A.-M. MORGAN de RIVERY-GUILLAUD, « La saisie pour avis de la Cour de Cassation (loi n° 91-491 du 15 mai 1991 et décret n° 92-228 du 12 mars 1992 », op. cit., p. 177. 767 C.E., Ass., Avis, 24 octobre 1997, Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Riom, R.F.D.A., 1998, p. 61, Concl. J. ARRIGHI de CASANOVA.

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définir les critères de reconnaissance de ces associations cultuelles. Considérant que ladite

difficulté n’était pas susceptible de se poser dans de nombreux litiges puisqu’elle se limitait à

l’association de Riom, le Palais Royal usa d’un prétexte afin de ne pas s’engouffrer dans ce

débat épineux. Car, la Haute juridiction était parfaitement consciente que répondre à cet avis

l’aurait amené à poser un principe inédit et sujet à un fort débat de société dans la mesure où

l’avis l’aurait conduit à qualifier la communauté en question d’association cultuelle. En effet,

même limité à l’association locale de Riom, l’avis aurait provoqué une règle de droit

dépassant, par son abstraction et sa généralité l’espèce, aboutissant finalement à ce que ce

soit la Communauté des Témoins de Jéhovah toute entière qui soit regardée comme une

association cultuelle. Le refus du Conseil de répondre à cette demande atteste donc de ce que

la forte autorité normative des avis est sans doute bénéfique à la fonction de jurisprudence du

Conseil d’Etat, même si, de manière regrettable, il reste certains domaines épineux pour

lesquels cette procédure semble délicate à employer tant ses retombées sont puissantes.

L’avis contentieux bonifie et ravive la mission essentielle du Conseil d’Etat, dire le

droit. Cette procédure garantit l’unité de la jurisprudence ; la prévention du contentieux, et

offre également une meilleure accessibilité aux administrés. Et malgré ces divers constats, la

relance de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat constitue le principal apport de ce

mécanisme. L’avis contentieux confère au Palais Royal une nouvelle crédibilité dans

l’exercice de son pouvoir normatif. D’ailleurs, l’usage par les juridictions inférieures de ce

renvoi s’agissant de toute question juridique nébuleuse ne constitue-t-il pas la meilleure

illustration de ce que le Conseil d’Etat s’érige telle la juridiction apte à traiter et résoudre les

problèmes les plus délicats ? C’est dire que la pratique du renvoi pour avis révèle tout à fait

l’adhésion des Cours et des Tribunaux au droit dicté par le Conseil, organe exclusivement

détenteur du pouvoir de dire le droit.

Il est toutefois une autre procédure instituée par la réforme de 1987 qui suscite elle

aussi certaines interrogations quant à sa raison d’être : la procédure du règlement par le

Conseil d’Etat directement au fond après cassation dans l’intérêt d’une bonne administration

de la justice.

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Section II : Le règlement au fond, bilan mitigé de sa capacité à relancer la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat

La réforme du contentieux poursuivait pour principal objectif de décharger le Conseil

d’Etat, mais elle était également destinée à relancer sa fonction de jurisprudence qui

déclinait. La procédure du règlement au fond instituée par l’article 11 de la loi du 31

décembre 1987 se situait à l’origine parmi les mécanismes mis en place afin de préserver la

mission normative du Palais Royal (Paragraphe 1). Toutefois, un tel constat semble

aujourd’hui amplement dépassé, la pratique laissant apparaître un usage quasi-systématique

du règlement au fond (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Le règlement au fond dans l’intérêt d’une bonne administration de la

justice, instrument de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat.

Mécanisme original de la réforme du contentieux, le règlement au fond institué par

l’article 11 de la loi constitue une étape fondamentale dans l’histoire de la cassation

administrative tout autant que dans celle du Conseil d’Etat (A). Prévoyant la possibilité par

le Haut juge de régler l’affaire au fond lorsque l’intérêt d’une bonne administration de la

justice le justifie, cette disposition soulève tout de même diverses incertitudes. Précisément,

l’analyse des différentes hypothèses dans lesquelles s’impose ce règlement au fond s’avère

nécessaire afin de systématiser l’utilisation de ce mécanisme et ainsi définir la notion

particulière de « bonne administration de la justice » (B).

A. La faculté de régler au fond.

Si la réforme de 1987 ôte au Palais Royal la faculté de connaître du fond des affaires,

le législateur a tout de même prévu certaines « soupapes de sécurité » lui permettant de

prendre acte des faits de l’espèce. En ce sens, l’article 11, mécanisme original de la réforme

se pose telle la faculté offerte au juge de régler directement l’affaire au fond lorsque l’intérêt

d’une bonne administration de la justice le justifie, ou telle une obligation lorsque le Conseil

procède à une seconde cassation.

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Cette procédure doit retenir notre attention dans la mesure où elle engendre une véritable

« métamorphose » du juge de cassation768 qui retrouve son rang de juge d’appel connaissant

du droit et du fait lorsqu’il met en œuvre cet article 11. Cette procédure constitue donc

l’originalité de cette cassation administrative puisque l’on se trouve en présence d’un juge de

cassation connaissant à la fois des faits et du droit de l’affaire. Une telle procédure

contrevient alors à l’interdiction d’antan adressée au Conseil de se substituer aux juges du

fond. En effet, dès la loi du 27 novembre 1790 portant création du tribunal de cassation769, il

était clairement posé que « sous aucun prétexte et en aucun cas le tribunal ne pourra

connaître du fond des affaires. Après avoir cassé les procédures au jugement, il renverra le

fond des affaires aux tribunaux qui devront en connaître (…) »770. La prohibition pour le juge

de cassation de se substituer aux juges du fond était ainsi proclamée sans aucune équivoque.

Et il est manifeste que la faculté ouverte au Conseil par cet article 11 et lui permettant de

connaître du fond s’écarte de la présentation classique de la juridiction de cassation. D.

JACQUEMART estimait à ce propos : « Trop éloignée [des faits], elle serait mal placée pour

en connaître »771. De surcroît, il était inenvisageable à l’origine, que l’organe de cassation

apporte la solution du litige, une telle instance « se bornant à casser la décision et à renvoyer

l’examen de l’affaire à un autre tribunal »772. Dans ce contexte, l’article 11 et l’évocation au

fond heurte sans aucun doute ces principes relativement anciens. Pourtant, la pratique de la

cassation sans renvoi ne s’avère pas totalement inédite. L’article L.131-5 du Code de

l’organisation judiciaire dont l’article 627 du Nouveau Code de procédure civile rappelle les

termes, prévoit déjà deux hypothèses de cassation sans renvoi : lorsque « la cassation

n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond et quand les faits tels qu’ils ont été

souverainement constatés et appréciés par les juges du fond permettent à la Cour de

cassation d’appliquer la règle de droit appropriée ». Surtout, dans le cadre même de la

pratique administrative l’on pouvait déjà, il y a quelques années, relever des hypothèses,

résiduelles certes, de cassation sans renvoi. Il en était ainsi, lorsque le recours initial

s’avérait manifestement irrecevable ; ou lorsque le juge du fond s’était prononcé sur une

question de droit qui en commandait l’ensemble ; ou encore en matière disciplinaire alors

que l’amnistie avait mis fin au litige. L’on a, d’ailleurs, pu relever quelques exemples, bien

avant 1987, dans lesquels le Conseil pratiquait le règlement au fond. Ainsi, dans l’hypothèse

768 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1466, p. 1132. 769 Qui à l’époque faisait partie intégrante du corps législatif et dont la mission n’était pas encore d’assurer l’unité de la jurisprudence dans la mesure où à cette époque il n’existait pas encore de jurisprudence. 770 Art. 3 de la loi de 1790. 771 D. JACQUEMART, Le Conseil d’Etat juge de cassation, Thèse précitée, p. 12. 772 Ibid, p. 13.

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où aucune question de droit ne demeurait en suspens, le Conseil a opté pour un règlement

direct au fond sans renvoi773. De même, dans une autre situation à l’occasion de laquelle

aucune question de fait ne restait à trancher après cassation, le Conseil a, là encore, procédé

à une cassation sans renvoi774.

La pratique de l’évocation au fond instaurée en 1987 ne paraît donc pas entièrement

inédite. Toutefois, elle ne s’exerçait avant 1987 que pour des raisons juridiques légitimes. La

pratique de l’article 11 révèle, quant à elle, d’autres circonstances justifiant sa mise en

œuvre, circonstances exclusivement tirées de la logique juridique. Et il y avait fort à parier

qu’une procédure restituant le Conseil, juge de cassation en organe chargé de trancher le

fond ne pouvait que susciter les débats. Anéantissant quasiment la distinction juge de

cassation - juge du droit et juge du fond - juge du fait, le règlement au fond constitue

également la résurgence du Conseil du Roi qui ne « se cantonnait pas dans son rôle strict de

juge de cassation : il retenait l’examen au fond de l’affaire au lieu de la renvoyer à une autre

juridiction »775. Il reste malgré tout indispensable d’analyser en quoi cette faculté de régler

l’affaire au fond s’imposait dans le cadre de la réforme de 1987. Faut-il y percevoir, à

l’instar de l’article 12, un instrument au service de la fonction de jurisprudence du Conseil

d’Etat ? L’usage de l’article 11 dans les premières années de la réforme témoigne de ce que

ce mécanisme prétendait essentiellement à préserver la fonction de jurisprudence du Conseil

d’Etat, le Haut juge invoquant l’intérêt d’une bonne administration de la justice tel un

prétexte lui assurant la faculté de fixer le droit dans les domaines les plus controversés, ou

sensibles. Autrement dit, l’article 11 devait, dans un premier temps, servir la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat.

B. Le règlement au fond, outil de la fonction de jurisprudence du Palais Royal.

Après avoir présenté les diverses situations dans lesquelles le Conseil a pu faire usage

de l’article 11 (1), il faudra admettre que la notion de bonne administration de la justice,

cautionnant la procédure du règlement au fond, constitue un standard à la disposition entière

du Conseil afin de sauvegarder, fondamentalement, sa mission normative (2).

1. Les différentes hypothèses de règlement au fond.

773 C.E., 29 mars 1948, A l’héritière, Rec. p. 135. 774 C.E., 1er juin 1949, Sieur Le Bris, Rec. p. 259. 775 D. JACQUEMART, Le Conseil d’Etat, juge de cassation, Thèse précitée, p. 7.

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La loi de 1987 prévoit en son article 11 une obligation de règlement au fond en cas de

second pourvoi. Cette règle ne pose guère de difficulté reprenant une formule précisée par la

loi du 30 juillet 1828 décidant que lorsque la juridiction ne s’incline pas devant l’arrêt de

cassation, un second pourvoi peut être porté devant les chambres réunies, après quoi, la

seconde juridiction de renvoi rendait une décision définitive.

Pourtant la principale difficulté générée par cet article 11 se situe ailleurs. Elle concerne la

notion même de « bonne administration de la justice » employée par le législateur de 1987

afin de motiver le règlement au fond après cassation.

Cette notion, fluide, vague, n’a en effet pas été définie par le législateur qui laisse ainsi à

l’entière discrétion du Conseil d’Etat la détermination de ce concept. Et, le Conseil se

contentant le plus souvent de considérer que « dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu

de régler au fond », il est très ardu de définir précisément la bonne administration de la

justice. Il est vrai que le laconisme du législateur à ce sujet n’était pas naïf. Il s’agissait, au

contraire, de ne pas définir ce concept pour ne pas créer d’automatisme776 et accorder au

Palais Royal toute la liberté requise afin de manier la notion et ainsi la faculté de régler au

fond. Il reste toutefois possible de systématiser les différents usages de l’article 11 à partir de

deux séries de considérations. La première fait appel à des raisons d’ordre tout à fait

juridique. Ainsi, lorsque le raisonnement de droit substitué par le Conseil à celui des juges du

fond commande la solution du litige à partir des faits souverainement constatés et appréciés

par ces juges du fond, le Conseil règle au fond777. De même lorsque, après censure en

cassation il ne reste plus qu’à tirer les conséquences procéduralement obligatoires sur les

décisions des premiers juges, l’article 11 trouve également à s’appliquer778. Il en est de même

lorsque après une censure pour motif de forme, le maintien de la solution des juges du fond

paraît certain, dans cette hypothèse, le Conseil casse sans renvoi779.

La seconde série de considérations relève des considérations de pure opportunité, ou

de politique jurisprudentielle. Elles sont liées essentiellement à la fonction régulatrice et

surtout créatrice du Conseil d’Etat. Ainsi, des raisons « humanitaires » peuvent guider le

776 H. TOURARD, « Quelques observations sur le Conseil d’Etat, juge de cassation », op. cit., R.D.P., 2000, p. 518. 777 C.E., 25 mars 1991, SA Construrama Bati-service Promotion, Rec. p. 106 ; C.E., 15 janvier 1992, SA Kineticks Technology International, Rec. p. 18 ; C.E., Sect., 10 juillet 1992, Sté Musel SBT, Rec. T. p. 921. 778 C.E., 10 avril 1991, Epoux Goiot, Rec. p. 132 ; C.E., 7 octobre 1992 Serafini, Rec. p. 361 ; C.E., 30 mars 1994, Brasse, n° 122087. La liste n’est pas exhaustive. 779 C.E., 3 décembre 1993, Commissaire du gouvernement près le Conseil supérieur de l’ordre des experts comptables et des comptables agréés, Rec. T. p. 984.

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Conseil dans l’application de l’article 11, le Conseil désirant alors mettre fin rapidement à

un contentieux qui n’a que trop duré. Cette justification semble fréquente en matière fiscale.

Mais surtout, l’usage du règlement au fond nous intéresse lorsqu’il s’agit pour le Haut

juge de fixer une jurisprudence dans un domaine controversé ou nouveau. Car dans cette

hypothèse, l’article 11 est conçu comme un outil de la fonction de jurisprudence, c’est à dire

que le Palais Royal fait usage de cette faculté essentiellement afin de préserver son monopole

de juris dictio. Et à ce titre, les conclusions des commissaires rendues à l’occasion de

quelques affaires attestent véritablement de cette finalité. Ainsi, l’affaire relative au scandale

du sang contaminé780 a fourni l’occasion au Conseil de régler l’affaire directement au fond. Il

a ainsi retenu un régime de responsabilité de l’Etat pour toute faute et a procédé en réglant

au fond à la fixation du point de départ de l’engagement de la responsabilité de l’Etat.

Nul n’en disconviendra, la principale raison conduisant le Conseil à régler au fond se situe

sans aucun doute dans la nécessité de fixer lui-même la jurisprudence dans un contexte

particulièrement délicat et sensible qu’est le scandale des transfusions contaminantes. Le

commissaire LEGAL rappelait ainsi de manière limpide : « L’importance de son rôle

jurisprudentiel est une spécificité de la justice administrative dont la mission n’est pas, loin

de là, que de trancher des litiges. Il est des occasions où cette particularité justifie une

interprétation extensive de la faculté offerte par l’article 11 : nous pensons avoir affaire à

l’une de ces occasions »781. Et le Commissaire d’ajouter très distinctement que « tout en

veillant à ne pas en faire un principe, vous conservez après cassation la faculté de redevenir

juge du fait soit pour orienter une jurisprudence qui paraît s’égarer, ou se contredire, soit

pour régler rapidement une affaire se présentant dans des conditions délicates »782. La pensée

du Commissaire LEGAL semble donc limpide : l’article 11 doit servir la fonction de

jurisprudence du Palais Royal. Et cette opinion n’est nullement isolée. T.TUOT783 envisage

quant à lui : « On peut donc penser que toutes les fois qu’il s’agira de prendre une position

de principe sur un contentieux de masse afin d’annihiler in nucleo et dans tous les cas où

après cassation il ne reste plus rien à juger, le Conseil d’Etat pourra recourir à l’article 11 ».

D’autant que l’auteur propose de recourir à cette faculté considérant que cette disposition

confère à la décision « une valeur exemplaire ». Autrement dit, l’article 11 et le règlement au

fond étaient ainsi conçus comme un remède au déclin de la fonction de jurisprudence du

780 C.E., Ass., 9 avril 1993, M.G., M.B., M.D., Rec. p. 110 ; A.J.D.A., 1993, p. 344 chron. C. MAUGUE et L. TOUVET. 781 Concl. H. LEGAL précitées. 782 Ibid. 783 T. TUOT, Note sur C.E., Sect., 28 juillet 1989, Département des Hauts de Seine, R.F.D.A., 1989, p. 918 qui constitue le premier cas d’utilisation de cet article 11.

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Conseil d’Etat. En effet, dans un contexte où la cassation retirait au Conseil le traitement du

fond des affaires qui jusque là lui avait permis de forger le droit administratif jurisprudentiel,

le règlement au fond était censé pallier le déclin de fonction normative du Conseil. C’est dire

que l’article 11 s’élève à l’origine tel l’instrument assurant la pérennité de la mission de juris

dictio du Conseil d’Etat. Et il est vrai que la plupart des recours à l’article 11 a, dans un

premier temps, généré l’adoption d’arrêts de principe par la Haute Assemblée784. Partant de

ce constat, c’est la notion même d’intérêt de la bonne administration de la justice qui doit être

analysée. Car, forts de ces considérations, nous pouvons aisément affirmer que ce concept

constitue un véritable standard manipulé par le Haut juge dans le sens de la préservation de

sa fonction de jurisprudence.

2. Un standard : la bonne administration de la justice.

Nul ne contestera que la bonne administration de la justice constitue « une notion

floue », ou, à tout le moins, une notion à contenu variable. En effet, le Conseil d’Etat apprécie

librement et souverainement si la bonne administration de la justice justifie un règlement au

fond ou non. C’est pourquoi il demeure très complexe de définir le contenu de cette notion. Il

faut en réalité admettre que le concept de bonne administration de la justice ne possède pas

de contenu fixe. Tantôt le Conseil considère qu’il est de bonne administration de la justice de

régler au fond car la solution de cassation épuise le litige, ou parce qu’il n’existe plus rien à

juger…, tantôt le Haut juge estime devoir user de l’article 11 dans l’hypothèse où il désire

être à l’origine d’un arrêt de principe, ce qui, finalement, équivaut à considérer qu’il est de

bonne administration de la justice que le Conseil détienne le monopole de la juris dictio785…

Le contenu de la bonne administration de la justice ne demeure nullement fixe. Il est dès lors

possible de qualifier ce concept de notion floue786, c’est à dire de notion dont le contenu n’est

pas précisé et qui confère à son interprète un large pouvoir d’interprétation, d’appréciation,

accroissant ainsi tout pouvoir créateur787.

784 Pour d’autres exemples : C.E., Sect . 14 février 1997, CHR de Nice c/ Quarez, Rec. p. 44, R.F.D.A., 1997, p. 374, Concl. V. PECRESSE ; note B. MATHIEU ; A.J.D.A., 1997, p. 430, chron. D. CHAUVAUX et T.-X. GIRARDOT ; J.C.P., 1997, I, n° 4025, obs. G. VINEY ; J.C.P., 1997, n° 22928, note J. MOREAU. L.P.A., 1997, n° 64, note S. ALLOITEAU ou encore : C.E., Sect., 29 juillet 1994, Département de l’Indre, Rec. p. 363 ; ou C.E., 16 février 1994, Francelet, R.J.F., 1994, n° 374, Concl. J. ARRIGHI de CASANOVA ; C.E., 11 juin 1999, Min. de l’Intérieur c/ El MOUHADEN, Rec. p. 175 ; A.J.D.A 1999, p. 789 chron. P. FOMBEUR et M. GUYOMAR. 785 A notre sens. 786 Voir l’étude de V. FORTIER, « La fonction normative des notions floues », R.R.J., 1991- 3, p. 755. 787 Ibid, p. 767.

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Le législateur de 1987 a donc inséré volontairement dans le texte de la loi une notion floue,

ce qui génère une véritable délégation de pouvoir du législateur au Conseil d’Etat juge de

cassation afin d’apprécier souverainement et déterminer les contours de cette notion de

bonne administration de la justice. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant d’en

déduire une intensification du pouvoir normatif du juge suprême. Il est même possible de

pousser notre raisonnement à l’extrême et de considérer que cette notion s’érige en un

standard. Selon la définition délivrée par RIALS788, le standard constitue « un concept

indéterminé ayant trait aux valeurs fondamentales de la société et ayant pour objet l’analyse

des comportements des activités juridiques par référence à un type moyen de conduite ».

La bonne administration de la justice a, en effet, été qualifiée de standard par Nathalie

LAVAL789. Et il semble que plusieurs indices paraissent réunis nous permettant d’aboutir à

cette conclusion. Les deux éléments indispensables à l’existence du standard s’avèrent, ainsi,

tout à fait réunis. L’indétermination de la notion, tout d’abord, ne semble guère contestable ;

et la référence à la normalité, d’autre part, avec la référence à un idéal de justice paraît

remplie. De surcroît, il n’est pas inutile de préciser que l’emploi d’adjectifs qualificatifs

constitue le plus souvent un indice remarquable à la reconnaissance d’un standard790. En

outre, la bonne administration de la justice peut tout à fait compléter la liste des standards en

ce qu’elle n’est pas exclusivement employée par le législateur de 1987. Le Conseil

constitutionnel a pu exploiter ce concept afin de justifier une dérogation aux règles

traditionnelles de répartition des compétences entre les deux ordres juridictionnels791. Et il

est vrai que l’usage de cette notion par le Conseil constitutionnel, puis par le législateur de

1987 légitimant lui aussi une dérogation aux règles classiques de la compétence du juge de

cassation confortent la thèse du standard. D’autant que l’emploi de cette notion par le

Conseil d’Etat lui a très vite permis de préserver sa principale mission : dire le droit. Nul

doute donc que la bonne administration de la justice s’élève en un standard juridique, statut

lui conférant une élasticité, une malléabilité tout à fait considérable et favorisant de la sorte

788 S. RIALS, Le juge administratif et la technique du standard, LGDJ, 1980, p. 147. 789 N. LAVAL, « La bonne administration de la justice », L.P.A., Août 1999, n° 160, p. 12. 790 Quelques exemples de standards : le bon père de famille, la bonne foi, les bonnes mœurs, le risque anormal, le défaut d’entretien normal… 791 C.C., 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence, Rec. p. 8 ; A.J.D.A., 1987, p. 345, note J. CHEVALLIER ; D., 1988, p.117, note F. LUCHAIRE ; J.C.P., 1987, I, n° 3200, Chron. DRAGO ; R.D.P., 1987, p. 1341, note Y GAUDEMET ; R.F.D.A., 1987, p. 287 et 301, B. GENEVOIS et L. FAVOREU. : « Considérant cependant que, dans la mise en œuvre de ce principe, lorsque l’application d’une législation ou d’une réglementation spécifique pourrait engendrer des contestations contentieuses diverses qui se répartiraient selon les règles habituelles de compétence, entre la juridiction administrative et judiciaire, il est loisible au législateur dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice d’unifier les règles de compétences juridictionnelles au sein de l’ordre juridictionnel/ principalement intéressé… ».

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la fonction de jurisprudence du Palais Royal. En effet, la notion floue a de remarquable

d’être intrinsèquement porteuse d’une normativité certaine dans la mesure où, dotée d’un flou

sémantique, la notion suppose un large pouvoir d’interprétation de la part du juge. Et le

législateur de 1987 avait manifestement émis la volonté que le Conseil d’Etat détermine

librement le contenu de ce concept afin de le manier en toute discrétion et ce dans son propre

intérêt ! Si le pouvoir d’appréciation des juges du fond s’en trouve considérablement

réduit792, le pouvoir d’interprétation du Haut juge en ressort grandi, et son pouvoir créateur

magnifié. Cette constatation ne se révèle pas vraiment inédite. Antoine BOURREL a pu ainsi

envisager le mécanisme de l’article 11 comme lui assurant la préservation du « rôle prétorien

et créateur qu’il tenait avant la réforme de 1987 »793. De même, Sabine BOUSSARD a pu

avancer : « L’application de l’article 11 alinéa 2 a permis au Conseil d’Etat d’exercer sa

fonction jurisprudentielle »794. Et il n’est pas, là encore, inutile de reprendre quelques

illustrations de l’usage du règlement au fond au service de la fonction normative du Haut

juge. La décision M. G., M. B., M. D.795 a ainsi permis au Conseil de prendre la parole et de

fixer l’état du droit, toujours en vigueur d’ailleurs, à propos de la responsabilité de la

Puissance Publique du fait des transfusions contaminantes. La solution CHR de

Nice/Quarrez796 a fourni l’occasion à la Haute instance de reconnaître l’existence du lien de

causalité direct entre la faute commise par l’hôpital lors de l’amniocentèse et le préjudice

résultant pour l’enfant né de la trisomie dont il est atteint. Le Conseil précise que les parents

doivent être indemnisés du préjudice résultant de la naissance de cet enfant atteint d’un

handicap ; la faute lors de l’examen médical les ayant privés de la possibilité d’envisager un

avortement thérapeutique. Il est essentiel de remarquer que le litige nécessitait une

appréciation purement factuelle afin de déterminer la faute de l’hôpital, ce qui supposait un

renvoi. Et pourtant, le Conseil a opté pour un règlement au fond, s’immisçant profondément

dans le domaine des faits, et ce dans le but d’être à l’origine de ce qui allait devenir un arrêt

de principe. La solution juridique ainsi dégagée revêtait une importance telle que le Conseil a

usé de l’article 11 sur le fondement de la bonne administration de la justice, prétexte à ce

qu’il puisse retenir le litige pour exercer sa juris dictio !

D’autant que dans la lignée jurisprudentielle tendant au large recul de la faute lourde au

profit de la « faute de nature à » profondément entamée en jurisprudence, le Conseil d’Etat a,

792 A. BOURREL, Le Conseil d’Etat juge de cassation face au pouvoir d’appréciation des juges du fond, Thèse précitée, p. 322. 793 Ibid, p. 305. 794 S. BOUSSARD, L’étendue du contrôle de cassation devant le Conseil d’Etat, Thèse précitée, p. 365. 795 C.E., Ass., 9 avril 1193, M.G., M.B., M.D., Rec. p. 110, précité. 796 Décision précitée.

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le plus souvent, usé de ce pouvoir de règlement au fond afin de fixer les principales

hypothèses où la faute lourde devait être abandonnée. Là encore l’on a assisté à un juge de

cassation qui a posé des nouvelles règles de droit d’importance réelle au moyen de la faculté

d’évoquer le fond797. Dans ces situations, le Conseil d’Etat dicte la voie à suivre et exerce

ainsi, pleinement grâce à l’article 11, sa juris dictio.

Aussi faut-il en déduire que la « bonne administration de la justice » s’érige telle une

notion floue, et volontairement floue dans l’optique de servir finalement la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat ? Il semble plus pertinent car plus provocateur de qualifier

ce concept de « standard » en ce qu’il réunit les divers éléments constitutifs de ce standard et

bénéficie de la plasticité du standard variant en fonction des circonstances de temps, de lieux.

Aussi, dans le contexte de l’adoption de la loi de 1987, où la crainte principale résidait dans

le déclin de la fonction normative du Conseil, il semble que le législateur ait souhaité insérer

un vrai standard dans le texte de l’article 11 afin de permettre à la Haute instance de retenir

et de trancher les litiges lorsqu’il lui semblait opportun de fixer elle-même le droit dans un

domaine nouveau, nébuleux ou sensible. L’indétermination volontaire de la notion de bonne

administration de la justice devait, en tout état de cause, être un prétexte à l’exercice par le

Conseil de son pouvoir normatif. Et il était évident que l’accroissement de la fonction

prétorienne du Palais Royal n’était réalisable que par l’insertion dans la règle de droit de ce

standard car tel que le remarque ROUBIER798 , « le standard aboutit évidemment à donner

un rôle plus considérable au juge qui ne se bornera plus à appliquer d’une manière

mécanique une règle… ». En définitive, l’imprécision de la bonne administration de la justice

et son aptitude, donc, à recevoir du juge diverses acceptions, offre la faculté au Palais Royal

de régler au fond lorsque bon lui semble, et donc essentiellement afin de conserver et

d’assurer la pérennité de sa juris dictio. Toutefois, le standard se caractérisant par sa

tendance évolutive, il est évident qu’à partir du moment où l’on prend conscience que la

réforme de 1987 ne musèle pas le Palais Royal, l’on assistera à un nouvel emploi de l’article

11 quasi-systématique mais toujours lié à cette « bonne administration de la justice » qui

connaît alors une acception elle aussi renouvelée.

Paragraphe 2 : Bilan mitigé de l’article 11 comme instrument de la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat.

797 Pour des exemples : C.E., 26 juin 1997, Theux, précité ; C.E. 29 avril 1998, Commune de Hannapes, précité ; C.E., 29 décembre 1999, Communauté urbaine de Lille, précité. 798 Cité par J.-L. BERGEL, Les standards dans les divers systèmes juridiques, R.R.J. 1988-4, p. 808.

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Si les auteurs relevaient un usage discontinu du règlement au fond par le Haut juge

« lorsque son rôle régulateur et créateur l’imposait »799 l’on recense au contraire depuis

quelques années un emploi quasi-systématique de ce mécanisme (A) qui, bien évidemment,

nous amène à reconsidérer la notion de « bonne administration de la justice » (B).

A. La banalisation actuelle du règlement au fond.

L’usage d’abord prudent de l’article 11 par un Conseil d’Etat qui, fondamentalement,

redoutait d’être accusé de s’ériger en troisième degré de juridiction a, aujourd’hui, laissé

place à un recours quasiment systématique à cette procédure. Comme l’annonce le

Professeur CHAPUS800 environ quatre vingt pour cent des litiges seront tranchés par la

Haute Assemblée. C’est à partir de 1998 que l’on relève cet emploi plus que banal du

règlement au fond. Aussi, désormais, n’est-il pas rare de recenser des décisions donnant lieu

à un règlement direct au fond par le Haut juge, et il faut reconnaître que dans ces

circonstances, l’usage de l’article 11 n’a plus exclusivement lieu afin de servir la fonction de

jurisprudence du Conseil. Au contraire, la banalisation du recours à cet article de la loi de

1987 nous conduit à avancer que cette procédure aussi originale fut-elle à l’origine de la

réforme, est aujourd’hui monnaie courante et ne prête plus vraiment à controverse. Le plus

remarquable dans cette nouvelle utilisation de l’évocation au fond depuis 1998 réside

pourtant en ce que le Conseil tranchant le litige en cassation n’adopte plus, à cette occasion,

uniquement des arrêts de principe. En fait, le recours à l’article 11 se trouvant démocratisé, il

ne dessert plus exclusivement l’érection d’arrêts de principe. Au contraire, la majorité des

décisions donnant lieu à ce mécanisme, il faut admettre que cette procédure permet, pour

l’essentiel, l’adoption de simples arrêts d’espèce. Et il n’est guère ardu d’illustrer ce constat.

Il serait, certes, bien fastidieux de relever l’entièreté des décisions occasionnant l’usage de

l’article 11 tant de nos jours cette pratique s’est généralisée ; l’ensemble des litiges suscitant

aujourd’hui l’emploi de ce mécanisme. Mais quelques exemples ciblés nous permettent de

démontrer que le règlement au fond par la Haute Assemblée ne lui offre plus vraiment

l’opportunité de provoquer et d’être à l’origine de décisions fondamentales. Ainsi, l’affaire

799 J. MASSOT, O. FOUQUET, J.-H. STAHL et M. GUYOMAR, Le Conseil d’Etat juge de cassation, op. cit., p. 330. 800 R. CHAPUS, Droit du Contentieux Administratif, op. cit., p. 1134.

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Doutone Laurent801 relative au transfert d’une officine de pharmacie du centre ville au

centre commercial s’est vue tranchée directement par le juge suprême après cassation. Après

avoir censuré la Cour pour erreur de droit en ce qu’elle s’est bornée à relever que le quartier

d’accueil était moins bien desservi que le quartier d’origine, le Haut juge a réglé au fond. Et

s’immisçant intensément dans le domaine factuel, il a validé l’arrêté du préfet de la

Martinique qui avait autorisé le transfert. Ce qu’il est essentiel de mentionner demeure la

profonde appréciation des faits de l’espèce à laquelle a procédé le juge. Car il prend en

compte le nombre élevé de pharmacies dans le centre ville de Fort de France, ainsi que

l’importance de la population résidant dans l’ensemble de ce secteur ; la distance séparant

l’emplacement de l’officine des deux officines déjà installées dans ce secteur, pour en déduire

que « le transfert répondait aux besoins réels de la population en cause ». Cette décision ne

constitue nullement un arrêt de principe, il ne s’agit que d’un arrêt d’espèce qui a pourtant

suscité l’utilisation de l’article 11. Dans une autre hypothèse, l’affaire Tchouente802 a elle

aussi provoqué un règlement au fond par le Conseil appelé à se prononcer sur la réparation

des conséquences dommageables d’une intervention chirurgicale. Et, après avoir pris en

compte l’âge de l’intéressé, et le taux d’incapacité professionnelle permanente dont elle était

atteinte, le juge en a déduit qu’il lui paraissait « équitable de procéder à l’indemnisation des

pertes de revenus issues de son incapacité au moyen d’un capital et non d’une rente ». Là

encore, nul ne contestera l’appréciation essentiellement factuelle réalisée par le Conseil et

qui, en aucun cas, ne génère un arrêt de principe, mais une décision d’espèce !

Un dernier exemple attestant de cette large immixtion dans le domaine des faits par le juge de

cassation peut encore être cité. Dans l’arrêt Commune de Saint-Bon-Tarentaise803 relatif au

calcul de la limite parcellaire, le Conseil a de nouveau usé de l’article 11 pour considérer

que « s’agissant de la façade du nouveau bâtiment litigieux, la distance, comptée

horizontalement entre le point le plus élevé de cette façade et le point le plus proche de la

limite séparative est inférieur à la moitié de la différence d’attitude entre ces deux points ».

Ce Haut juge apprécie concrètement les faits, et adopte de nouveau un pur arrêt d’espèce !804

801C.E., 15 mars 1999, Doutone Laurent, n° 191523. 802 C.E., 15 mars 1999, Tchouente, n° 181065. 803 C.E., 28 septembre 1998, Commune de Saint-Bon-Tarentaise, n° 172656. 804 Et l’on peut évidemment compléter cette liste. Voir dans le même sens : C.E., 18 mai 1998, Erding, C.E., 28 juillet 1999, Association Fourras environnement écologie; C.E., 16 novembre 1998, Melle Reynier, R.F.D.A. 1989, p. 268. Et pour le domaine fiscal où l’usage de l’article 11 est là aussi quasi-systématique, voir entre autres C.E., 1eroctobre 1999, Association pour la vérification du christianisme Mondial, n° 170598 ; C.E.,, 1er octobre 1999, Min. de l’Economie et des finances, n° 177809 ; C.E., 1er octobre 1999, Miquelard, n° 143633 ; C.E. , 1er octobre 1999, Association Jeune France, n° 170 289 ; C.E., 27 mars 2000, Agopoff et Hanimyan n° 188273.

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Il paraît donc dépassé d’affirmer, actuellement, que la procédure du règlement au fond est

censée desservir la mission prétorienne du Conseil d’Etat. Il est vrai, toutefois qu’il demeure

certains grands arrêts de principe adoptés ces dernières années par le Haut juge au moyen de

l’article 11. Ainsi, l’arrêt Senanayake805 relative à la conciliation entre le devoir du médecin

de sauver des vies et celui de respecter la volonté du malade fut rendue par un Conseil d’Etat

tranchant le litige au fond. Ou encore, l’arrêt Ternon806 qui a opéré un bouleversement du

régime du retrait des actes administratifs créateurs de droit en posant un délai de retrait de

quatre mois à compter de la signature de l’acte, dissociant par là le délai du retrait de celui

du recours contentieux, a lui aussi été rendu sur le fondement de l’article 11 de la loi de

1987.

Néanmoins, ces décisions de principe rendues par un Conseil d’Etat réglant au fond

demeurent aujourd’hui résiduelles. La majorité des litiges se trouvent, en effet, tranchés par

le juge de cassation qui, par là, n’use plus de la faculté d’évoquer le fond pour préserver sa

fonction de jurisprudence, mais dans le souci de se conformer à l’intérêt d’une « bonne

administration de la justice », concept qui connaît une acception alors renouvelée.

B. La bonne administration de la Justice entendue au sens de notion fonctionnelle.

Le nouvel usage banalisé de la faculté de régler l’affaire au fond depuis 1998 nous

conduit à nous pencher sur la notion de « bonne administration de la justice » qui demeure le

fondement à cette évocation au fond. S’il nous a été permis d’envisager ce concept tel un

standard manié par le Haut juge afin de servir sa fonction créatrice, il faut constater que

l’usage de l’article 11 est aujourd’hui motivé par d’autres considérations, toujours liées à

l’intérêt d’une bonne administration de la justice, mais dans un sens renouvelé. Le Président

LABETOULLE a pu avancer en ce sens : « Il est exact que depuis un ou deux ans, pour des

raisons de bonne administration de la justice tenant à l’encombrement des Cours

administratives d’appel, au souci que peut avoir le Conseil d’Etat de ne pas différer indûment

l’aboutissement, l’achèvement d’un litige, nous utilisons l’article 11 plus largement. Mais

uniquement pour des considérations, des raisons de « bonne administration de la justice »807.

Il faut, en vérité, reconnaître que la bonne administration de la justice ici évoquée ne connaît

plus le même sens que celui qui lui avait été attribué au début de cette analyse. Le Président

805 C.E., Sect., 26 octobre 2001, Senanayake, précité. 806 C.E., Sect., 26 octobre 2001, Ternon, précité. 807 D. DABETOULLE, « Le juge administratif et la jurisprudence », art. préc., p. 59.

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LABETOULLE insiste, en effet, sur le fait que cette bonne justice tient à la volonté de

décharger les Cours et surtout de réduire les délais de traitement des litiges. Autrement dit,

l’article 11 désormais généralisé poursuit une finalité liée à une saine administration de la

justice entendue dans son sens le plus concret, le plus littéral c’est à dire afin de promouvoir

une justice rapide, efficace, sereine, compréhensible et accessible808. En réalité, la bonne

administration de la justice censée motiver le recours au règlement au fond perdrait son

statut de standard dans le cadre de l’usage qu’en fait le Conseil dans l’application de la loi

de 1987 dans la mesure où elle ne serait plus dotée d’un contenu flou, mais au contraire d’un

contenu désormais précis. L’on entend « bonne administration de la justice » dans le sens

large que le Professeur ROBERT lui avait accordé dans son étude809 et englobant

« l’ensemble des critères et conditions que doit remplir toute justice pour être bien

administrée »810. Dans ce contexte, nul doute que la nécessité de produire une justice rapide,

qui doit donc éviter les renvois aux Cours après cassation et promouvoir les règlements au

fond, fait partie intégrante de cette bonne justice !

Le concept ici envisagé de bonne administration de la justice au sens de la loi du 31

décembre 1987 aurait en quelque sorte aliéné son statut de « standard » au sens de concept

indéterminé manipulé par le Haut juge dans le but de préserver sa fonction normative811 afin

de retrouver son acception la plus concrète l’élevant d’ailleurs au rang des notions

« fonctionnelles »812, c’est à dire des notions se définissant par leur fonction. Là, il faut

déterminer la bonne administration de la justice comme supposant une justice efficace,

rapide, sereine ce qui justifie, ainsi, parfaitement l’usage invétéré du règlement direct au fond

afin de ne pas retarder le cours de la justice.

Il reste cependant à se demander quelles sont les raisons ayant pu motiver le Conseil

à reconsidérer l’utilité, la finalité de la procédure du règlement au fond. En réalité, partant

d’un standard, la bonne administration de la justice, le législateur redoutait l’anéantissement

de la fonction créatrice du Palais Royal du fait de la cassation. L’emploi de ce concept flou

tel un standard permettait donc au Conseil de bénéficier de la latitude nécessaire pour

exploiter ce mécanisme à bon escient c’est à dire afin d’assurer avant tout la pérennité de sa

juris dictio. Mais à une époque où l’on a pris conscience que la réforme du contentieux

n’avait nullement annihilé la mission normative du Palais Royal, c’est à dire quelques dix

808 J. ROBERT, « La bonne administration de la justice », A.J.D.A., 1995, n° spécial, p. 117 et spéc. p. 118. 809 Ibid. 810 Ibid., p. 125 811 Sens que nous lui avons attribué auparavant. 812 R. CHAPUS, « Georges VEDEL et l’actualité d’une « notion fonctionnelle » : l’intérêt et « d’une bonne administration de la justice », R.D.P., 2003, n° 1, p. 3.

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années après la réforme, l’usage de la faculté d’évoquer le fond pouvait recevoir un sens

différent. Il ne s’est alors plus agi de préserver la juris dictio du Haut juge, mais tout

simplement d’user de ce mécanisme dans un but tout autre, assurer une justice administrative

optimale.

Issu d’une volonté originelle de servir la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat,

le règlement au fond a donc évolué vers une finalité désormais strictement matérielle,

concrète, à savoir favoriser une justice effective et efficace.

Aussi, si la mission prétorienne n’a pas été anéantie par la réforme de 1987, et encore

moins par la consécration du Conseil en juge de cassation, c’est en raison des mécanismes

prévus par les auteurs de la réforme, et en particulier la procédure des avis contentieux de

l’article 12, et à un niveau moindre, le règlement au fond, étant entendu qu’aujourd’hui cette

faculté ne poursuit plus la quête de la sauvegarde de la fonction normative de la Haute

juridiction, même si cela constituait sa vocation première à l’origine de la réforme. Et forts

de ces dispositifs très efficaces, l’on assiste à un Conseil encore parfaitement dynamique et

présent sur la scène jurisprudentielle, ne subissant nullement une quelconque concurrence de

la part des juges inférieurs…

TITRE II : Un conseil d’Etat toujours à l’origine d es jurisprudences de principe du droit administratif français.

Loin d’anéantir la mission normative du Conseil d’Etat, mission principalement

exercée par sa jurisprudence, la fonction de cassation a doté cette instance de prérogatives

considérables dans l’édiction du droit. Néanmoins, un constat semble aujourd’hui s’imposer.

Alors que l’on présentait autrefois le droit administratif tel un droit dépourvu de code et issu

fondamentalement des décisions de justice, c’est à dire de la jurisprudence du Conseil d’Etat,

le bilan qu’il est aujourd’hui possible de dresser s’écarte profondément de cette affirmation.

Le droit administratif n’est plus « un droit majoritairement jurisprudentiel »813. La

prolifération de textes, lois ou décrets, concourt à un vaste élan de mutation de ce droit

d’essence jurisprudentielle en une matière désormais régie par divers textes et codes, en

d’autres termes en un droit écrit. Ce constat n’est certes pas nouveau. Il est de longue date

déjà admis que « la source écrite, les textes jouent désormais un rôle de premier plan dans le

droit administratif aujourd’hui »814. Il est évident que la quête de sources écrites se substituant

à la jurisprudence devait permettre d’abréger les réserves émises à l’encontre de notre droit

813 Y. GAUDEMET, Traité de Droit Administratif, 16ème édition, Tome 1, L.G.D.J., 2001, n°8, p. 7. 814 D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel en droit administratif », A.J.D.A., 1980, p. 632 et spéc. p. 634.

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administratif et principalement celles fondées sur son caractère jurisprudentiel. En effet, face

à un tel droit, ne puisant ses fondements dans aucun texte les craintes résidaient

essentiellement en l’absence de sécurité juridique régnant dans cette matière au détriment des

intérêts des administrés. La « codification » ou l’évolution de ce droit prétorien en un droit

écrit était alors censée favoriser l’accessibilité ainsi que la lisibilité du droit, et promouvoir

ainsi une certaine sécurité juridique.

Pourtant il semble nécessaire dans le cadre de notre étude de s’interroger sur les

conséquences de ce mouvement de codification du droit administratif sur la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat. Une telle immixtion des textes écrits devait-elle anéantir la

mission normative du Haut juge ? (Chapitre 1). Après avoir constaté que malgré la

prolifération de textes le droit administratif reste « un droit fondamentalement

jurisprudentiel »815, il reste à formuler une seconde observation. Le Conseil d’Etat conserve

un fort pouvoir normatif qu’il exerce au moyen de sa jurisprudence. Si dans le cadre de la

codification de ce droit, le rôle jurisprudentiel du Conseil d’Etat s’en trouve quelque peu

modifié, sans pour autant être annihilé, il faut également relever que le Haut juge réoriente sa

propre juris dictio. Développant une jurisprudence reflétant de plus en plus l’opinion

dominante, l’on assiste à un Palais Royal faisant de plus en plus fréquemment office de

« pédagogue », ne se contentant plus d’annuler les décisions litigieuses, mais dictant en outre

les suites de ces annulations (Chapitre 2). Autrement dit, le Conseil d’Etat évolue dans la

réalisation de sa mission créatrice. S’il n’est plus attendu aujourd’hui afin de sculpter le droit

administratif, il reste l’organe le plus apte à réaliser les interprétations et à préciser

l’applicabilité des nouveaux textes. Il conserve ainsi un rôle prétorien puissant, dynamique et

aucun cas obsolète. Au contraire, cette instance s’élève encore au sein de l’ordre juridictionnel

s’emparant de nouveaux pouvoirs qui ne lui étaient autrefois nullement alloués.

815 Y. GAUDEMET, Traité de droit administratif, op. cit., p. 7 citant R. CHAPUS, Droit administratif général, Tome 1, op. cit, p.11.

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Chapitre 1 : La mutation du droit administratif jur isprudentiel est un droit écrit,

l’anéantissement de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat ?

La codification s’est progressivement imposée en droit administratif. S’il n’a pas

encore été possible d’édicter un code unique regroupant les diverses règles du droit

administratif dans son entier, divers codes ont pu voir le jour. L’apparition de ce mouvement

de codification en droit administratif se doit donc d’être analysée de manière détaillée

(Section I) avant de s’interroger sur ses éventuelles retombées sur la conservation par le Palais

Royal de son monopole jurisprudentiel (Section II).

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Section I : La codification et le droit administratif.

Un rappel de l’historique et de l’apparition de cette codification au sein du droit

administratif s’impose (Paragraphe 1). Mais, envisageant la « codification » du droit

administratif telle la substitution de la loi à la jurisprudence, il nous apparaît opportun

d’analyser les rapports entretenus entre notre Conseil d’Etat et le législateur. Plus exactement,

l’association de cette Haute instance au processus législatif doit attirer notre attention. Car

cette juridiction se trouve en réalité associée plus ou moins directement au processus

d'élaboration des lois. De sorte que, finalement, l’on pourrait en déduire une participation

active du Conseil à la procédure de « codification » du droit administratif (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : La fin d’un droit administratif prio ritairement jurisprudentiel.

La « codification » recouvre différentes acceptions. Aussi, avant de revenir sur

l’histoire de la codification en France, ainsi que sur le déroulement de ce processus s’agissant

du droit administratif (B), il convient de tenter de déterminer, d’expliciter l’action de codifier

(A).

A. La codification ou la quête de la rationalisation du droit.

Forte de diverses acceptions et techniques, la notion de « codification » suppose d’en

définir d’abord les diverses significations possibles, ainsi que les différentes modalités (1),

pour finalement rechercher la motivation principale poursuivie par cette entreprise de

codification (2).

1. Définition de la codification.

La notion même de codification se révèle susceptible de diverses acceptions. Il semble

alors assez ardu de retenir une définition universelle à l’entreprise de codification.

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La « codification » peut d’abord s’entendre de l’action par laquelle l’on fait prévaloir un droit

écrit sur des coutumes diverses, ou encore du fait d’ériger en règle législative ou

réglementaire des règles purement jurisprudentielles, ou enfin de la substitution à une masse

de lois et de règlements d’un instrument juridique unique en facilitant l’accès sans en modifier

la portée816. D’autres définitions ont cependant été apportées. Ainsi, le Doyen GENY

considérait la codification comme un « arrangement systématique tendant à ordonner le droit

écrit suivant un plan d’ensemble, en vue de le débarrasser des obscurités, des incertitudes et

des inconsistances, de le purger des détails oiseux et des répétitions inutiles, d’en déduire les

dimensions, d’en populariser l’étude et d’en faciliter l’application »817. Cette définition

semble assez juste en ce qu’elle expose l’une des finalités premières de l’œuvre de

codification : favoriser l’accès au droit, et accroître la sécurité juridique. Toutefois, elle

présente malgré tout un inconvénient, dans la mesure où cette définition ne paraît envisager

que la codification du droit écrit. Or, justement l’intérêt de notre analyse est d’insister sur

l’élan de mutation du droit administratif prétorien en un droit écrit grâce, essentiellement, à ce

que nous dénommons « codification ». Il faut alors dans ce contexte opter pour une toute autre

signification du terme « codification », et notamment reprendre la juste définition délivrée par

le Professeur DRAGO818, selon qui « codifier, c’est donner une présentation harmonieuse et

ordonnée à des lois, des coutumes, à des jurisprudences concernant une branche du droit dans

une matière déterminée ou dans un ensemble de matières »819. Car, finalement, notre étude

reposant sur la codification du droit administratif évoque en réalité davantage la

« métamorphose du droit jurisprudentiel en droit écrit »820 que le regroupement de textes

multiples et épars en un code général du droit administratif.

L’entreprise de codification peut s’exercer de diverses manières. Il peut s’agir,

d’abord, d’une compilation, c’est à dire du regroupement de textes présents et futurs sans

aucune modification ni ordonnancement, cette technique se réalisant au travers des différents

codes ou recueils de textes juxtaposés. Mais la codification peut également poursuivre un but

de consolidation, en consacrant législativement des solutions prétoriennes par exemple. Mais

ce processus peut aussi avoir pour finalité l’unification du droit ; la codification constituant

alors le regroupement de différents textes refondus en un texte unique. Elle peut également 816 Y. ROBINEAU, « Droit Administratif et codification », A.J.D.A., 1995, n° spécial., p.110. 817 F. GENY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, T.1., n° 52, cité par J. MOREAU, in « Les incidences juridictionnelles de la codification en droit public français (ou de l’existence d’un contentieux administratif de la codification) », A.J.D.A., 1973, p. 395 et spéc. p. 396. 818 R. DRAGO, « La codification en droit administratif français et comparé », Revue Droits, La codification (1), P.U.F, 1996, p. 95. 819 Ibid., p. 96. 820 G. TEBOUL, Usages et coutumes dans la jurisprudence administrative, L.G.D.J, 1989, p. 203.

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tenter de systématiser le droit, en créant un nouveau droit ; l’exemple du Code Civil étant le

plus topique. Enfin, ultime technique, la codification à droit constant consistant en la mise en

ordre du droit existant, avec la répartition des matières entre les codes. La caractéristique

principale de cette « codification à droit constant » réside en ce que l’organe qui en a la

charge doit rassembler et ordonner ces normes existantes sans créer de règles nouvelles, se

substituant aux lois antérieures821. Si cette présentation s’avère fastidieuse du fait de ces

différentes définitions ainsi que des différentes modalités de codification, la finalité

poursuivie par cette entreprise semble, quant à elle, plus aisée à démontrer. Car, quelle que

soit la signification accordée à cette codification, il semble que cette technique poursuive en

tout état de cause un but unique et universel : rationaliser le droit.

2. La rationalisation du droit.

Les auteurs s’entendent relativement aisément quant à l’objectif poursuivi par l’œuvre

de codification. Les principales motivations guidant cette technique demeurent admises de

manière uniforme. Le but de toute codification est de favoriser l’accessibilité, la lisibilité du

droit, afin de promouvoir la sécurité juridique faisant défaut à un droit jurisprudentiel.

En effet, la clarté du droit semble favorisée grâce à la codification dans la mesure où elle

permet de disposer d’un droit dont les règles se trouvent rassemblées dans un code. Les textes

ne sont donc plus épars. Mais outre la clarté, le droit gagne également en cohérence dans la

mesure où les différents textes se trouvent rapprochés et régissent une même matière.

Mais surtout la codification offre une sécurité juridique optimale. Le droit se trouve

rationalisé dans un code, accessible et permet aux citoyens de connaître précisément les règles

applicables anéantissant ainsi les incertitudes qui pouvaient surgir en présence d’un droit aux

règles éparses et non reprises dans un ensemble ordonné. Il faut donc saluer cette clarté, cette

cohérence mais aussi l’accessibilité au droit rendue possible grâce à la codification822.

Philippe MALAURIE met lui aussi l’accent sur le but de toute codification, à savoir la

rationalisation du droit823, ou à la simplification du droit. Une logique analogue est adoptée

d’ailleurs par Céline WIENER afin de promouvoir la codification de la procédure

821 B. OPPETIT, « De la codification », in La codification, sous la direction de B. BEIGNIER, Dalloz, 1996, p. 7 et spéc. p. 15. 822 Voir en ce sens : G. BRAIBANT, « Utilité et difficultés de la codification », in Revue Droits, op. cit., p. 61 et spéc. p. 62 : « le fondement commun de toutes ces codifications, c’est la volonté d’avoir un droit rationnel et accessible. » 823 P. MALAURIE, « Peut-on définir la codification ? Eléments communs et éléments divers », R.F.A.P. 1997, Faut-il codifier le droit ? Expériences comparées, n° 82, p. 177 et spéc. p. 181.

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administrative contentieuse824. L’auteur envisage en effet la codification telle la procédure

permettant l’établissement d’une règle écrite, insusceptible d’être donc enfreinte par

ignorance, règle d’autant plus stable et donc « garante de continuité »825. Un tel processus

favorise ainsi sans conteste la sécurité juridique mais accroît également la protection des

administrés.

Dans ce contexte, l’on comprend mieux la logique poursuivie par cette « codification » du

droit administratif envisagée sous l’angle de la mutation du droit prétorien en droit écrit. Il

s’agit avant tout d’ordonner la matière, de promouvoir un droit écrit donc lisible, accessible et

clair. A ce sujet, les mots de Henri CAPITANT semblent renforcer cette théorie. L’auteur

affirme en effet : « Le droit doit être écrit parce qu’il doit être publié. Il doit être non le secret

des puissants, mais la règle publique et commune, car la règle est tyrannique tant qu’elle est

imprévisible, et la codification est bien la condition d’un droit juste et d’une obéissance

librement consentie »826. Ainsi, facteur d’unification et de connaissance du droit827, le

processus de codification garantit une meilleure stabilité du droit ainsi qu’une réelle sécurité

juridique. C’est précisément cette quête qui a guidé le mouvement de codification que la

France connaît tant au travers de la « codification administrative » entreprise dès 1948 qu’à

travers la codification du droit administratif entendue comme la prolifération de textes,

notamment des lois, se substituant à la jurisprudence.

B. Histoire de la codification en France.

L’entreprise de codification a vu le jour très tôt dans l’histoire. Que l’on cite le Code

de Hammourabi, ou le Code Justinien, cette œuvre s’avère relativement ancienne. En France,

les Codes Napoléoniens marquèrent l’avènement d’une ère codificatrice. Pourtant, si la

rationalisation du droit privé s’est opérée assez tôt et de manière aisée, il faut constater que le

droit administratif n’a connu cet élan codificateur qu’assez tardivement, et de manière

ponctuelle, certains pans seulement de ce droit se trouvant aujourd’hui codifiés (2). Pourtant

la France a rencontré un mouvement de codification administrative dès 1948, mouvement

relancé en 1989 (1).

1. La codification administrative.

824 C. WIENER, Vers une codification de la procédure administrative, P.U.F., 1975, p. 37. 825 Ibid., p. 39. 826 H. CAPITANT, « La coutume constitutionnelle », R.D.P., 1979, p. 959 et spéc. p. 960. 827 B. OPPETIT, « De la codification », in La codification, op. cit., p. 7 et spéc. p. 17.

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L’histoire de la codification diffère selon que l’on s’attache au droit public ou au droit

privé. En effet, ce dernier a connu ses cinq grands codes sous l’ère Napoléonienne828. Le droit

administratif quant à lui, s’est révélé dès son origine profondément hostile à toute idée de

codification829. Il est vrai qu’aujourd’hui il paraît encore plus paradoxal d’associer le droit

administratif à une quelconque codification dans la mesure où cette matière a forgé sa

renommée sur sa jurisprudence, laquelle se trouvait à son apogée en l’absence justement de

tout code, de tout texte réglementant cette matière. Autrement dit, l’absence de code

administratif a accru les pouvoirs du juge et notamment renforcé sa fonction de jurisprudence.

Dans ce contexte, l’on imagine alors assez mal la conciliation entre ce droit purement

prétorien et l’entreprise de codification qui, pour sa part, induit un fondement textuel à la

matière. Pourtant, l’idée d’un Code Administratif a très tôt vu le jour. DUCROCQ830 a ainsi

annoncé clairement, par exemple, son attachement à l’adoption d’un tel code831 qu’il

envisageait comme indispensable à la connaissance du droit administratif. Par ailleurs,

diverses initiatives parlementaires ont pu émettre assez tôt la volonté de codifier cette

matière. La loi du 15 Prairial An II ordonnait ainsi la rédaction d’un code administratif ; une

ordonnance royale du 20 août 1824 institue une Commission de codification ; tandis que deux

rapports du Sénat de 1858 et 1864 concluaient à la nécessité de codifier le droit administratif.

Finalement le droit administratif ne fait pas encore aujourd’hui état d’un code

regroupant l’ensemble de ces règles, même si des textes de plus en plus nombreux

interviennent. Malgré tout, l’on doit souligner la « codification administrative » que connaît la

France depuis 1948. Ce processus trouve son fondement dans la réforme des services publics

et consiste en un classement méthodique des textes sans aucune modification au fond. Cette

codification s’élève en réalité telle une mise en ordre du droit existant, s’étendant à tous les

domaines ayant été l’objets d’une réglementation publique832. Surtout, la France connaît une

véritable relance de la codification dès 1989. Sous la Cinquième République, les différents

premiers ministres ont ainsi réaffirmé la nécessité d’une codification. Face à un Conseil d’Etat

déplorant un droit proliférant, opaque et instable - bilan essentiellement dû à l’inflation

828 Code civil (1804) ; Code de procédure Civile (1807) ; Code de commerce (1808) ; Code d’instruction criminelle (1808) ; Code Pénal (1810). 829 Y. GAUDEMET, « La codification de la procédure administrative non contentieuse en France », D., 1986, Chron., p. 107. 830 DUCROCQ, Cours de Droit Administratif, 7ème édition, 1897-1905. 831 Ibid, p. XXVI : « Toutes les causes historiques qui ont retardé son avènement ayant disparu…, les mêmes raisons qui ont déterminé la codification des autres parties de notre droit national justifient aujourd’hui la rédaction d’un code administratif ». 832 Sur ce point, voir : C. ETTORI, « Les codifications administratives », E.D.C.E, 1956, p. 41, et spéc. p. 42.

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normative -, la codification présente un nouvel élan. L’accumulation des textes s’empilant

sans cohérence rend en effet un ordonnancement nécessaire, ce que la codification est censée

procurer. Ainsi, une deuxième vague de codification a lieu en 1989, réalisée « à droit

constant, » c’est à dire sans modification des normes au fond. Et, constat essentiel, la

codification devient un objectif prioritaire du gouvernement de la Cinquième République. M.

le Premier Ministre Michel ROCARD affirme ainsi de manière limpide : « La codification

offre un cadre privilégié pour rassembler un corps de règles jusque là éclatées tout en

allégeant en modernisant et en simplifiant le fond du droit »833. Le Premier Ministre nous

éclaire également sur les raisons de cette codification, le but étant que les usagers du droit

« puissent trouver chacun dans un cadre l’ensemble d’une matière, sous une forme aussi

simple que possible »834. L’on retrouve aisément les attributs principaux de cette entreprise de

rationalisation du droit, à savoir la clarté, la cohérence et l’accessibilité du droit. De manière

analogue, le Premier Ministre Edouard BALLADUR allait lui aussi promouvoir cette œuvre.

Cette codification du droit, se révélant urgente fut instituée la Commission supérieure de

codification dès 1989, présidée par le Premier Ministre835 et « chargée d’œuvrer à la

simplification et à la clarification du droit »836. Cette commission a alors entrepris la refonte

de codes existants837 mais elle a également établi de nouveaux codes838. Le Président

CHIRAC donne lui aussi un nouvel élan à la codification. Constatant que « l’inflation

législative est devenue paralysante », « une remise en ordre s’impose, par un exercice général

de codification et de simplification des textes, afin qu’ils soient rendus accessibles et que,

dans leur partie législative, ils se bornent à régler l’essentiel »839. Il est évident que la

prolifération de textes en droit administratif rende nécessaire cette œuvre d’ordonnancement,

de rationalisation indispensable à la clarté et à la cohérence du droit. Lors de l’allocution

précitée du Premier Ministre Michel Rocard, l’on déplore alors trois cent soixante mille

textes. Et si un Code administratif n’a pas encore vu le jour, l’on assiste malgré tout à une

codification partielle de la matière, par la présence de certains codes régissant des domaines

spécifiques, de sorte qu’il est tout simplement impossible de nier que cette matière est

aujourd’hui de plus en plus codifiée.

833 M. ROCARD, Allocution, « La relance de la codification », R.F.D.A., 1990, p. 303. 834 Ibid., p. 305. 835 Commission instituée par le Décret n°89-647 du 12 septembre 1989. 836 Article 1er, Décret n°89-647 du 12 septembre 1989 relatif à la composition et au fonctionnement de la Commission supérieure de codification. 837 Exemple : Code rural ; Code des Marchés Publics. 838 Exemple : Code de la Propriété intellectuelle. 839 Message du 19 mai 1995, Doc. Assemblée Nationale., 1994-1995, n° 283, Doc. Sénat, 1994-1995, n° 2064.

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2. Le droit administratif et la codification.

Si l’on ne recense pas encore de nos jours un unique « Code administratif », l’on

relève tout de même différents codes organisant certains domaines de ce droit public840. La

codification s’est donc opérée partiellement en droit administratif. Mais l’intérêt de notre

analyse se penchera essentiellement sur un mouvement spécifique à ce droit : la survenance

de plus en plus fréquente de textes. Autrement dit, il faut entendre par « codification du Droit

administratif », l’intervention de textes se subsistant à la jurisprudence. Marcel WALINE

annonce, en effet : « la Loi et le règlement ont pris à la jurisprudence la première place qu’elle

occupait traditionnellement dans l’innovation en matière de droit administratif »841. Nul ne

contestera désormais le rôle essentiel tenu par les textes, lois ou règlements, au sein de cette

matière, bilan d’ailleurs remarquable et remarqué en ce qu’il met en relief un processus de

métamorphose du droit prétorien en un véritable droit écrit. Si ce constat semble aujourd’hui

admis par la majorité de la doctrine, le Doyen VEDEL a déjà eu l’occasion de s’interroger sur

l’avenir d’un tel droit jurisprudentiel. Par une interrogation plus qu’explicite, de Doyen se

demandait en effet si le droit administratif pouvait rester indéfiniment jurisprudentiel842.

Prônant les mérites d’un droit prétorien, l’auteur constate ainsi que l’on aurait sans doute

assisté à un droit administratif « moins réfléchi, moins cohérent, moins complet, à la fois

moins continu et moins progressif, et au total moins favorable par son contenu à la réalisation

de son double objectif : le bon fonctionnement de l’Administration, les droits, libertés et

intérêts des administrés »843 si cette matière s’était bâtie à, l’instar du Droit Civil, c’est à dire

sur le fondement d’un Code. Ce constat reprend en réalité une crainte ancienne

traditionnellement formulée à l’encontre d’un droit codifié, à savoir la rigidité ; l’immutabilité

de la matière enfermée dans un code. La codification aurait ôté ainsi au droit administratif son

caractère évolutif et la souplesse que son essence prétorienne lui a octroyés…844 . Conscient

que l’œuvre du juge semble plus apte à promouvoir les innovations nécessaires et louant les

qualités des arrêts, le Doyen VEDEL préconise néanmoins une collaboration entre le juge et 840 Code des Marchés Publics ; Code général des Collectivités Territoriales ; Code de la santé publique ; Code de Justice Administrative … 841 M. WALINE cité par D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel en droit administratif », art. précit., p. 634. 842 G. VEDEL, « Le Droit Administratif peut-il être indéfiniment jurisprudentiel ? », E.D.C.E., 1970, p. 31. 843 Ibid., p. 34. 844 Ibid : « Si notre droit administratif, par opposition à notre droit constitutionnel, a réalisé une évolution progressive et continue, c’est grâce à son caractère jurisprudentiel ».

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le législateur, envisageant alors la codification telle la consécration de la jurisprudence par la

loi lui procurant ainsi l’accessibilité et la cohérence nécessaires845. C’est ainsi qu’il aboutit à

la conclusion selon laquelle, dans certains domaines de ce droit, « la formulation en langage

législatif de l’acquis jurisprudentiel semble utile »846. L’utilité et les avantages d’une

codification, entendue au sens de la substitution de la loi à la jurisprudence semblent donc

compris depuis quelques temps. Céline WIENER qui a, quant à elle, consacré une étude à la

codification de la procédure contentieuse a également prôné l’intervention du législateur afin

de parfaire l’œuvre jurisprudentielle847 dans la mesure où, essentiellement, la jurisprudence du

Conseil d’Etat en la matière, aussi excellente soit-elle, présente un inconvénient majeur : sa

confidentialité. La substitution de la loi à la jurisprudence se pose donc comme le remède

principal à l’insécurité juridique découlant d’un droit prétorien inaccessible aux administrés.

Mais si les écrits se sont multipliés quant à cette œuvre de codification, et notamment

quant à ses avantages et ses inconvénients, notre analyse ne tendra nullement à poser un

énième bilan quant aux qualités et aux avatars d’une telle procédure. L’intérêt de cette étude

ne consiste pas à démontrer l’intérêt de cette codification, mais il s’agira principalement, de

s’intéresser aux retombées de ce mouvement de codification848 sur la fonction normative que

le Conseil d’Etat exerce par sa jurisprudence. La codification anéantit-elle la fonction de

jurisprudence de notre Palais Royal ? Une précision s’impose, la codification s’entend de

deux hypothèses. La première, « la codification formelle » concerne l’organisation des textes

ou jurisprudences dans un code. La seconde, « la codification informelle »849 s’entend, quant à

elle, de la substitution de lois ou de décrets à la jurisprudence du Conseil d’Etat. C’est

précisément à ce mouvement que notre analyse s’intéressera, le but étant de rechercher si la

prolifération de lois intervenant dans divers domaines du droit administratif850 et se

substituant à la source prétorienne anéantit la fonction de jurisprudence de la Haute instance.

En tout état de cause, il nous sera assez aisé de démontrer que le Palais Royal se

trouve de différentes manières associé au processus législatif et donc, plus ou moins

845 Ibid. p. 41. 846 Ibid. 847 C. WIENER, Vers une codification de la procédure administrative, op. cit., p.34. 848 Entendu comme la prolifération de textes, essentiellement de lois, se substituant à la jurisprudence. 849 Selon la distinction établie par Monsieur le Professeur Manuel GROS, « La codification au service du juge administratif ». 850 Exemples de lois : Loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés ; Loi du 17 juillet 1978 sur la liberté d’accès aux documents administratifs ; la Loi du 3 janvier 1979 sur les archives ; la Loi du 11 juillet 1979 sur la motivation des actes administratifs ; la Loi du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l’administration et les usagers ; la Loi du 12 avril 2000. La Loi du 30 juin 2000 sur la réforme des procédures d’urgence ; la Loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et la qualité du système de santé.

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directement, au mouvement de codification, sans pour autant aliéner ou encore être dépossédé

de sa fonction de jurisprudence.

Paragraphe 2 : Un conseil d’Etat indéniablement associé au processus législatif.

Présenté et analysé jusqu’à présent tel un organe juridictionnel, le Conseil d’Etat

exerce également des attributions consultatives exemplaires. Une telle mission lui octroie

ainsi le rang fondamental de Conseiller du Gouvernement, et l’associe indirectement au

processus législatif. De sorte que, dans le mouvement de substitution de la loi à la

jurisprudence, le Palais Royal reste, en amont, l’initiateur de cette codification informelle. En

effet, consulté par le pouvoir exécutif sur les différents projets de loi, appelé à rendre des avis

censés guider le Gouvernement dans la résolution de certains débats de société

particulièrement sensibles, le Conseil s’érige alors tel l’organe à l’origine, du moins

indirectement, de nouveaux textes, notamment de nouvelles lois (A). Mais l’association du

Conseil d’Etat ou processus d’élaboration des textes participant à la mutation de notre droit

d’origine prétorienne en un droit écrit ne se limite pas à l’exercice de sa mission consultative.

Il est d’autres prérogatives accordées à cette instance qui lui permettent de participer

activement à la codification du droit administratif (B), que ce soit en intervenant dans le cadre

de l’activité de la Commission supérieure de codification, ou encore en préparant directement

certains projets de réforme.

A. La fonction consultative du Conseil d’Etat.

Le Conseil d’Etat s’élève tel un organe consultatif de très grande importance. Cette

attribution s’exerce en priorité par la consultation de la Haute juridiction s’agissant de

nombreux textes laquelle se prononcera par voie d’avis (1). Mais la mission impartie à la

section du Rapport et des Etudes lui permet en outre une participation active dans la prise en

charge des problèmes de société (2), lui assurant ainsi le privilège de s’associer à l’adoption

de quelques grandes lois.

1. La consultation pour avis.

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Il est traditionnel de présenter le Conseil d’Etat tel un organe participant à la fonction

législative851. Toutefois il ne faut pas s’y méprendre. Il est clair que la Constitution de 1958

n’a pas attribué une fonction législative directe au Palais Royal ; le principe de la séparation

des pouvoirs s’opposant nettement à ce qu’un organe de l’exécutif prenne part aux missions

législatives. Aussi, le Conseil ne peut absolument pas être appréhendé comme un concurrent

direct du Parlement. Pourtant, par sa fonction consultative, l’on ne peut occulter qu’il soit

associé de manière assez étroite au processus gouvernemental d’initiative législative.

Au dix-neuvième siècle, la participation du Conseil d’Etat à la rédaction de textes

constituait sa principale mission. C’est sous l’ère Napoléonienne, que la fonction législative

du Conseil a connu son apogée, cette instance concourant à la rédaction des cinq grands

codes. Mais l’histoire de la fonction législative du Palais Royal s’avère assez tumultueuse. La

Restauration comme la Monarchie de Juillet, marquant l’avènement d’un régime

parlementaire, ont vu disparaître la mission législative de notre Conseil d’Etat. Cette mission

réapparut pourtant, les dix premières années du règne de Napoléon III renforçant

progressivement son rôle législatif. Le régime autoritaire de Vichy, assistant à une absence de

Parlement a, lui aussi, favorisé un accroissement du pouvoir législatif du Conseil, ce dernier

se voyant consulté sur tous les projets de loi, consultation d’ailleurs obligatoire.

La Cinquième République dévoile un Palais Royal associé au processus législatif, tant en

amont, par sa fonction consultative, qu’en aval, par sa fonction de jurisprudence852.

La mission consultative du Conseil d’Etat lui permet de se joindre à l’adoption de

textes relativement importants. Cette fonction lui confère, en effet, le statut de « Conseiller

exclusif du gouvernement »853. Ce rôle consultatif se révèle assez ancien mais prend une place

impressionnante, connaissant un renouveau sous la cinquième république854. Une telle

attribution se traduit, ainsi, par la saisine obligatoire de la Haute Juridiction sur différents

projets de texte. Ainsi, l’article 37 de la Constitution de 1958 impose la consultation

obligatoire du Conseil, en tant qu’organe administratif, s’agissant des projets de loi. Et ce sont

tous les projets de loi qui doivent être préalablement soumis au Conseil, quel que soit leur

851 En ce sens, voir : C. LECOEUVRE, Le Conseil d’Etat législateur, Thèse précitée ; Y. GAUDEMET, « La constitution et la fonction législative du Conseil d’Etat », in Ecrits en hommage à Jean FOYER, Jean FOYER auteur et législateur, P.U.F., 1997, p.61 ; A. JEANNOT-GASNIER, « La contribution du Conseil d’Etat à la fonction législative », R.D.P., 1998, p. 1131. 852 C’est ce que nous allons tenter de démontrer dans cette section. 853 A. JEANNOT-GASNIER, « La contribution du Conseil d’Etat à la fonction législative », art. préc. 854M. BERNARD, « Le renouveau de la fonction consultative du Conseil d’Etat sous la Cinquième République », E.D.C.E. 1994, n° 46, p. 439.

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objet855, et quelle que soit leur procédure d’adoption856. Mais cette consultation s’impose

également quant aux projets d’ordonnance des articles 92 et 38 de la Constitution. Les projets

de décret modifiant des textes de forme législative adoptés avant l’entrée en vigueur de la

Constitution doivent, eux aussi, être préalablement soumis pour avis au Conseil857. Mais il ne

faut pas non plus occulter la consultation obligatoire du Conseil d’Etat relativement aux textes

réglementaires. Les « décrets en Conseil d’Etat » supposent en effet la saisine pour avis du

Palais Royal ; à défaut, le décret se verra entaché d’illégalité pour incompétence. Enfin, il

faut savoir que le gouvernement peut toujours consulter le Conseil d’Etat, et ce, y compris

lorsque cette saisine n’est nullement imposée par les textes.

Pourtant, la consultation du Haut juge ne s’arrête pas là ! Il est remarquable de relever

que le gouvernement est tout à fait autorisé à requérir l’avis de cet organe sur n’importe quelle

question, l’avis sollicité portant, cependant, le plus souvent, sur des questions de nature

technique, et surtout, plus notable, sur des questions de droit délicates, d’actualité. Là, la

saisine du Conseil s’apparente à une véritable « consultation juridique ».

Ainsi, le débat particulièrement épineux relatif au port du foulard islamique dans les

établissements d’enseignement scolaire a suscité une sollicitation, par le Gouvernement de la

Haute Assemblée appelée à prendre une position sur cette délicate affaire, position censée

guider le Gouvernement. Le Conseil devait alors répondre à la question suivante : « Compte

tenu des principes posés par la Constitution et les Lois de la République à l’égard des règles

d’organisation dans les écoles publiques, le port de signes d’appartenance à une communauté

religieuse est-il ou non compatible avec le principe de laïcité ? » Par un avis remarqué du 27

novembre 1989, le Haut juge est venu clore le débat. Cet avis précise alors : « L’école doit

inculquer aux élèves le respect de l’individu, de ses origines, de ses différences. (…). » La

laïcité impose donc que « l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part, de cette

neutralité par les programmes et par les enseignants, et, d’autre part, de la liberté de

conscience des élèves… La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte, pour eux, le droit

d’exprimer, de manifester leur croyance religieuse à l’intérieur des établissements scolaires, le

port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une

religion n’est pas, par lui-même, incompatible avec le principe de laïcité et de manifestation

de croyance religieuse, mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des

855 C’est à dire : projet de révision constitutionnelle ; projet de loi organique ; projet de loi de finances ; projet de loi autorisant la ratification ou l’approbation des traités ; projet de loi ordinaire. 856 Loi votée par le Parlement ou loi référendaire. 857 Le Conseil d’Etat est donc associé au processus d’adoption des lois en amont.

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signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils

seraient portés, individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou

revendicatif, ils constitueraient un acte de pression, de provocation, de proxénétisme, ou de

propagande, portant atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la

Communauté éducative ou compromettrait leur santé ou leur sécurité, perturberaient le

déroulement de l’activité de l’enseignement, enfin troubleraient l’ordre dans

l’établissement».

Par cet avis, le Conseil d’Etat adopte une position fondamentale en la matière et épaule

vraiment le Gouvernement appelé à faire face à un tel problème. Le Gouvernement a aussitôt

publié le texte de l’avis et a préparé une circulaire858 qui s’en inspirait. Le Palais Royal guide

donc le gouvernement ; par sa mission consultative, il se pose réellement en conseiller du

pouvoir exécutif.

Et cet exemple est loin d’être isolé. L’on recense une autre hypothèse où une loi a pu

entériner des avis délivrés par le Conseil au terme de cette phase consultative. En effet, la loi

du 10 décembre 2001 relative à la définition de la délégation de service public confirme

certaines jurisprudences du Palais Royal, mais entérine surtout divers avis rendus par cette

instance859. C’est dire que la mission purement consultative de ce Conseil, exercée par voie

d’avis, lui offre le privilège de prendre part indirectement au processus d’élaboration de

certains grands textes. Cette instance occupe une place considérable dans le mécanisme

décisionnel. Conseiller du gouvernement, elle prend position sur des sujets délicats sensibles,

position qui guide le plus souvent le gouvernement, car, si ces avis sont rarement

contraignants, ils sont le plus souvent suivis par les autorités exécutives et législatives860.

Mais le Haut juge administratif prend également part de manière active à d’autres débats de

société houleux grâce au travail efficace réalisé par la Section du rapport et des études.

2. La Section du Rapport et des Etudes.

La mission confiée à la Section du rapport et des études offre également au Conseil

une place importante dans l’initiative législative gouvernementale. 858 Circulaire Jospin du 12 décembre 1989, J.O., 15 décembre 1989, p. 15577. 859 Un avis du 14 octobre 1980 où le Conseil fait implicitement référence au critère de rémunération retenu en 2001 pour distinguer le Marché public de la délégation de service public ; et un avis du 7 octobre 1986 où le Conseil considère qu’il n’y a pas d’obstacle de principe à ce que les services publics administratifs puissent être délégués, et d’autre part, que le contrat de délégation portant sur l’exécution même du service ne peut être un marché. Voir J. D. DREYFUS, « La définition légale des délégations de service public », A.J.D.A. 2002, p. 38. 860 L’avis du 27 novembre 1989 a influencé divers textes gouvernementaux ; les avis des 14 octobre 1980 et 7 octobre 1986 ont été les pionniers de la Loi du 10 décembre 2001 relative aux délégations de Service public.

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Cette Section est l’héritière de la Commission du rapport instituée en 1963 qui confiait une

nouvelle charge au Conseil d’Etat par un décret en date du 30 juillet 1963 lui faisant

obligation de présenter au Président de la République ainsi qu’au Gouvernement un rapport

annuel sur l’activité des formations administratives et contentieuses, et énonçant les réformes

législatives et réglementaires ou administratives sur lesquelles le Conseil souhaitait attirer

l’attention du Gouvernement861. Se situe au sein de cette Section une nouvelle fonction

essentielle de notre Conseil d’Etat, la mission « d’études ». Ces études seront, en effet,

réalisées à la demande du Premier ministre ou à l’initiative du Vice-Président du Conseil.

Cette prérogative incombant au Conseil d’Etat lui a, ainsi, permis de s’intéresser et d’œuvrer

sur des problèmes relativement importants. Au cours des années 1980, ces études sont

consacrées à des problèmes de société de taille, et depuis le début des années 1990, elles font

l’objet d’une publication régulière dans une collection spéciale de la documentation

française862. Ces études sont donc consacrées à des sujets divers, tels que le statut de l’enfant ;

le fonctionnement de l’Administration ; le droit de l’urbanisme… Mais elles ont pu également

donner lieu à des rapports particulièrement notables tels que celui intitulé « De l’éthique au

droit »863 dans lequel le Conseil réfléchit aux difficultés inhérentes aux progrès de la

médecine et notamment au problème de la procréation médicalement assistée. Un tel rapport a

ainsi indéniablement inspiré les trois projets de loi adoptés au printemps 1994 sur le respect

des droits de la personne, l’utilisation des éléments et produits du corps humain. Les lois

bioéthiques des 1er et 29 juillet 1994 se sont en effet amplement inspirées de ces travaux

réalisés par le Palais Royal. Autant dire que le Haut juge se révèle assez étroitement associé

au processus d’initiative législative exercé par le gouvernement !864. Dans ce contexte, l’on

peut aisément reprendre les mots de Anne JEANNOT-GASNIER865 selon laquelle « il

apparaît clairement qu’en matière législative le Conseil d’Etat joue un rôle régulateur mais

également un rôle moteur ». Il est incontestablement associé à l’initiative législative exercée

par l’autorité gouvernementale et inspire aussi très souvent le législateur. L’on comprend

alors d’autant mieux les diverses études louant la fonction consultative du Conseil d’Etat866 ;

861 Cette Commission du Rapport est devenue la Commission du Rapport et des Etudes par décret du 26 août 1975 ; puis la section du Rapport et des Etudes par décret du 24 janvier 1985. 862 La collection Etudes et Documents du Conseil d’Etat. 863 Publié en 1988. 864 Un autre rapport remarqué du Conseil d’Etat : celui relatif à la laïcité de 2004. 865A. JEANNOT-GASNIER, « La contribution du Conseil d’Etat à la fonction législative », art. préc. 866 M. LONG, « Le Conseil d’Etat et la fonction consultative : de la consultation à la décision », R.F.D.A., 1992, p. 786.

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Marceau LONG concluant nettement : « Par ses avis, le Conseil d’Etat est très proche de la

décision »867.

La décision consultative de cette instance se révèle donc essentielle, elle lui permet de

devenir un organe principal associé en amont au processus décisionnel. Une telle mission

l’élève en fait au rang de « rouage du processus de décision au sein du pouvoir exécutif »868.

Nul ne le contestera, le Conseil d’Etat est très attendu dans le cadre de ses formations

administratives afin d’épauler le Gouvernement dans l’initiative des lois. Mais la Haute

juridiction se trouve également étroitement associée au processus d’élaboration des lois aussi

paradoxal que cela puisse paraître !869

B. Un Conseil d’Etat étroitement associé au processus de codification.

Organe de l’Administration, le Palais Royal intervient à différents moments de la

phase de codification. A ce stade de l’étude, il faut relever que cette instance joue un rôle actif

dans l’œuvre de codification par sa présence notamment au sein de la Commission

supérieure de codification (1). Mais il ne faut occulter, en outre, que la Haute Assemblée

s’élève, en certaines occasions, tel l’instigatrice de certains projets de réforme (2).

1. Le rôle actif du Conseil d’Etat dans l’œuvre de codification formelle.

Le Conseil d’Etat a joué un rôle important dans l’œuvre de codification entreprise dès

1948870. Et il faut constater que dans la codification actuelle, il continue d’intervenir

activement, s’immisçant dans la charge allouée à la Commission supérieure de codification.

Plus exactement le concours du Conseil d’Etat à la codification formelle se traduit par la

présence de conseillers d’Etat au sein de la Commission instituée en 1989. En effet, l’un de

ses présidents de Section occupe le rang de Vice-Président de la Commission dont le

Président est d’ailleurs depuis 1999 le Premier Ministre.

Mais d’autres membres du Conseil siègent également à cette Commission ; d’autant que le

Rapporteur général de cette instance ainsi que la plupart de ses rapporteurs particuliers sont en

867 Ibid., p. 789. 868 Ibid. 869 Le Conseil d’Etat, organe de l’Administration ne devrait en principe, au regard de la séparation des pouvoirs, pas participer au processus législatif. Pourtant, l’association du Conseil à cette procédure ne nous semble pas si choquante étant donné l’importance de cette instance ! 870 G. BRAIBANT, « Le rôle du Conseil d’Etat dans l’élaboration du droit », in Mélanges R. CHAPUS, Droit Administratif, Montchrestien, 1992, p. 91 et spéc. p. 94.

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vérité choisis au sein de notre Palais Royal. C’est dire la place de choix qu’occupe le Conseil

dans le travail de codification incombant à la Commission. De surcroît, il faut encore préciser

que dans l’hypothèse où est examiné à la commission un code relevant de la compétence des

différentes sections administratives, ces dernières se trouvent représentées au sein de cet

organe. La participation du Conseil d’Etat à l’œuvre de rationalisation du droit, bien

qu’indirecte, s’avère néanmoins réelle et effective.

Mais l’influence de cette Haute juridiction se révèle d’autant plus directe et manifeste

dans le cadre de la codification informelle, dans la mesure où cet organe se pose vraiment en

pionnier de certaines lois opérant des réformes essentielles au sein du droit administratif.

2. Un Conseil d’Etat initiateur de réformes dans le cadre de la codification

informelle.

La prolifération de textes et notamment de lois en droit administratif depuis des

décennies ne fait plus de doute. De nombreuses et diverses lois sont en effet apparues afin de

systématiser la matière en différents domaines. Le Conseil d’Etat, s’il intervient en amont par

la procédure d’avis sollicité par le gouvernement sur les divers projets de lois, exerce

également un rôle fondamental dans l’inspiration de certaines lois. Plus précisément, il

convient de démontrer que la Haute instance se pose, en certaines occasions, tel l’initiatrice de

réformes entérinées ensuite par le législateur.

Il est vrai que la présence de membres du Conseil d’Etat au sein des cabinets

ministériels permet d’associer cet organe à l’œuvre législative. Surtout, la constitution au sein

du Palais Royal de groupes de travail aboutit finalement à ce que certaines réformes de taille,

consacrées par le législateur, aient été en réalité préparées directement par les membres du

Conseil d’Etat ! La loi portant réforme du contentieux intervenue le 31 décembre 1987

constitue une belle illustration de cette affirmation. Après différentes tentatives avortées de

réforme du contentieux administratif, le Premier Ministre Jacques Chirac invitait le Vice-

Président du Conseil d’Etat, Marceau LONG, à lui soumettre diverses propositions dans le

sens d’une réforme du contentieux administratif dont le principal objectif était de décharger le

juge suprême et de résorber le stock d’affaires en attente. Dans ce contexte, la réforme

d’ampleur validée par la loi avait en réalité été préparée et donc inspirée par des Conseillers

d’Etat. Dans le même sens, la loi adoptée le 30 juin 2000 opérant la réforme des procédures

d’urgence fut elle aussi initiée, préparée par les membres du Conseil d’Etat. En effet, ce sont

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les travaux du Président LABETOULLE, principal pionnier de cette réforme, qui ont guidé

les rédacteurs de la loi.

Nul n’en disconviendra, le Palais Royal détient un arsenal de moyens pour intervenir plus ou

moins directement dans le processus législatif. Une telle intervention pourrait surprendre dans

la mesure où elle semble bafouer la traditionnelle séparation des pouvoirs prohibant à

l’exécutif de prendre part à l’œuvre législative. Cependant, l’histoire du Conseil d’Etat,

héritier du Conseil du Roi, et organe fondamental de l’Administration semble justifier cette

association à l’œuvre de codification. Pourtant, tel n’est pas vraiment le débat qui nous anime

à ce stade de l’analyse. Il s’agit, en réalité, de centrer notre étude sur la principale

interrogation suscitée par le constat de la prolifération de textes en droit administratif.

Face à ce mouvement de « codification » législative ou réglementaire871, quel est l’avenir du

pouvoir normatif que le Palais Royal exerçait à travers une jurisprudence exceptionnelle ? Cet

élan de substitution du droit écrit à un droit à l’origine prétorien anéantit-il la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat ?

Section II : La mutation du droit administratif jurisprudentiel en un droit écrit : l’anéantissement de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat ?

Nul doute que le processus de codification s’opérant en droit administratif et marquant

l’avènement d’un droit dorénavant écrit, entretient de fortes relations avec la jurisprudence.

Entendue comme la substitution de la loi à la jurisprudence, cette codification nous intéresse

essentiellement en ce qu’elle opère finalement une rationalisation, une systématisation de la

jurisprudence. Pourtant, quelle est la latitude du législateur face à la fameuse jurisprudence du

Conseil d’Etat ? Il convient, dans un premier temps, de se consacrer aux rapports entretenus

justement entre la loi et la jurisprudence (Paragraphe 1), pour, dans un second temps,

s’attacher à rechercher la marge de manœuvre restant au Palais Royal après l’intervention de

textes régissant la matière. Autrement dit, il s’agira de se demander si cette inflation

normative devait réduire à néant la fonction de jurisprudence du juge suprême (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Les rapports loi - jurisprudence.

La question des rapports entretenus entre la loi et la jurisprudence source du droit n’est

pas nouvelle. Elle a longtemps été envisagée par la doctrine recherchant dans la loi un

fondement à la jurisprudence conçue comme source officielle du droit (A). De manière 871 Il faut préciser que nous envisageons essentiellement la « codification » ici comme la substitution de lois ou de règlements à la jurisprudence.

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pratique, les relations se tissant entre le législateur et l’ensemble du droit élaboré par le

Conseil d’Etat se placent sous un signe de dépendance réciproque, la loi se posant le plus

souvent comme correctif de la jurisprudence (B).

A. L’analyse doctrinale des relations loi - jurisprudence.

Notre analyse tend essentiellement à rechercher si la prolifération de textes régissant

divers pans de notre droit administratif annihile la fonction de jurisprudence du Palais Royal.

Plus exactement, la loi retire-t-elle, par son intervention de plus en plus fréquente, toute marge

de création jurisprudentielle au juge suprême ?

A l’origine, les rapports loi jurisprudence ont surtout été appréhendés dans le cadre

d’une recherche bien spécifique : la quête d’un fondement juridique au pouvoir normatif du

juge et à la jurisprudence érigée en source du droit. S’il est tenu de longue date pour acquis

que le droit administratif découle de la jurisprudence du Palais Royal872, les auteurs ont

néanmoins tenté d’établir un fondement à ce pouvoir normatif et l’ont essentiellement trouvé

à travers la loi. Edouard LAFERRIERE873 a, ainsi, exposé, l’intention présumée du législateur

de déléguer au juge administratif le pouvoir de créer du droit. Il affirme en effet : « Le

législateur a voulu qu’il en fut ainsi ; il a déclaré à plusieurs reprises, et non sans raison, que

le contentieux administratif ne pouvait pas être enfermé dans les formules rigides de textes

législatifs. Aussi a-t-il donné au Conseil d’Etat une délégation très large pour définir, par sa

jurisprudence, les règles du droit applicables aux litiges administratifs »874. Cécile JANURA a

pu ainsi déduire très clairement de cette thèse le constat selon lequel « les lois sont maîtresses

des décisions des juges »875. Néanmoins, la théorie d’ Edouard LAFERRIERE devait être

abandonnée dans la seconde édition de son ouvrage, ce que P. GONOD considère logique car

conforme à l’esprit de son projet consistant à dégager « les principes traditionnels, écrits ou

non écrits, qui sont en quelque sorte inhérents à notre droit public et administratif »876

garantissant l’administré face à l’Administration.

872 Voir en ce sens : G. VEDEL, Droit Administratif, Collection Thémis, 5ème édition, 1973, p. 2888 : « Même dans le droit civil il est évident que, en fait, une partie importante des règles de droit est posée par le juge ; ceci est encore plus évident en droit administratif où les règles les plus importantes n’ont le plus souvent pas d’autre origine ». 873 P. GONOD, Edouard LAFERRIERE, Un juriste au service de la République, Paris, Thèse, L.G.D.J., T. 190, 1997, p. 47. 874E. LAFERRIERE, Introduction à la première édition de son traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 1ère édition, T.1, p. VI, cité par P. GONOD, thèse précitée. 875 C. JANURA, Le droit administratif de Marcel Waline : un essai sur la contribution d’un juriste au droit administratif français, Thèse, Université d’Artois, 1999, p. 170. 876 P. GONOD, Edouard LAFERRIERE, Un juriste au service de la République, op. cit., p.47.

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Marcel WALINE, quant à lui, dégage une toute autre théorie, celle de la réception implicite

de la règle jurisprudentielle par le législateur877. Ne se dégageant pas du dogme de la loi,

l’auteur avance : « L’absence complète de réaction de ceux qui avaient l’initiative des lois

signifie que l’interprétation du droit objectif donnée par la jurisprudence ne leur a pas paru

choquante, ou si l’on veut, suffisamment choquante, pour justifier une réaction. N’est-ce pas

une approbation tacite de la jurisprudence ? (…) Le législateur ne donne-t-il pas sa sanction à

l’exercice que celle-ci a fait de son pouvoir normatif ? (…) Ne peut-on pas dire qu’il y a eu

réception implicite de la règle jurisprudentielle par le législateur ? »878. Autrement dit, l’auteur

fonde la jurisprudence source du droit dans le silence du législateur valant finalement une

sorte d’agrément tacite. Le lien loi -jurisprudence s’avère donc évident pour l’auteur, la

jurisprudence dépendant de la loi. Cette thèse est d’ailleurs confortée en ce qu’il envisage le

pouvoir normatif du juge comme s’exerçant par l’interprétation des lois879. Une véritable

« tutelle du législateur sur le juge »880 se trouve en fait révélée à travers la pensée de l’auteur,

le juge ne détenant son pouvoir normatif que de l’aval, de l’assentiment du législateur.

En tout état de cause, la loi se pose à travers ces deux théories, comme légitimant l’exercice

par le juge d’un pouvoir créateur se concrétisant par sa jurisprudence.

D’autres analyses ont pu, en revanche, écarter, la jurisprudence en tant que source du

droit, justement en raison de ce que « les juges sont chargés d’appliquer la loi, ou plus

généralement, de mettre en œuvre le droit, soit exprès, soit latent »881. Enfin, une autre thèse

tend à démontrer que la jurisprudence crée du droit dans l’application de la loi en adaptant au

cas d’espèce la loi parfois trop générale ; en complétant la loi parfois incomplète, ou en posant

une règle inédite dans un contexte d’absence totale de loi882. En d’autres termes, les auteurs se

sont efforcés de trouver un quelconque fondement à ce pouvoir créateur du juge administratif,

et ont pour ce faire érigé la loi en tutrice du juge, de sorte que la jurisprudence dépendrait de

la loi.

877 M. WALINE, « Le pouvoir normatif de la jurisprudence », in La technique et les principes du Droit public, Etudes en l’honneur de Georges SCELLE, Paris, L.G.D.J., 1950, p. 613. 878 Ibid., p. 627. 879 Le Professeur affirmant : « Il n’y a rien dans la jurisprudence qui ne fut déjà dans la loi (…), qui ne fut virtuellement, qui ne fut en puissance, en germe dans la loi », Ibid, p. 622. 880 C. JANURA, Le droit administratif de Marcel Waline : essai sur la contribution d’un positiviste au droit administratif français, Thèse précitée, p. 165. 881 F. GENY, Méthodes d’interprétations et sources en droit privé positif, 2ème édition, 1919, T. 2, n° 146, p. 35, cité par O. DUPEYROUX, « La doctrine française et le problème de la jurisprudence source de droit », in Mélanges dédiés à G. MARTY, Université des Sciences sociales de Toulouse, p. 463 et spéc. p. 466. 882 G. MARTY et P. RAYNAUD, Droit civil, T. 1, 2ème édition, p. 220 cité par O. DUPEYROUX, art. préc., p. 4569.

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Pourtant, il est difficile, aujourd’hui, de maintenir cette affirmation. Dans un contexte

d’inflation normative, la loi se substituant à la jurisprudence depuis quelques années déjà, il

semble en réalité que la loi ne soit, le plus souvent, que la reprise de la jurisprudence du

Conseil d’Etat. La perfection des textes ne pouvant absolument pas être constatée, il faut

remarquer que le juge intervient d’avantage aujourd’hui pour parfaire le droit écrit, la tutelle

s’inversant alors…

Le Professeur RIVERO annonce à ce sujet : « La loi mouvante, particulière, décevante, mal

faite des années que nous vivons, ne suffit plus à créer la stabilité et la certitude que la vie

sociale attend du droit ». Il constate alors qu’il revient au juge de faire un effort afin

« d’assurer la relève de la loi », pour endiguer le déclin du droit883. Stéphane RIALS constate

lui aussi la déchéance de ces textes écrits, remarquant : « Les lois prolifèrent anarchiquement.

Elles s’attachent à des objets de plus en plus étroits. Elles sont de plus en plus mal

rédigées »884. Dans ce contexte, l’on peut alors comprendre que le juge devra suppléer les

lacunes de la loi ; la mutation du droit prétorien en droit écrit ne muselant alors nullement

notre Conseil d’Etat. HARDY a ainsi pu annoncer en ce sens de manière limpide : « Entre ses

lacunes et ses imperfections, la codification laisse des espaces importants que la jurisprudence

peut combler »885. En tout état de cause, avant de démontrer que la jurisprudence du Palais

Royal continue de s’exercer et de jouer un rôle fondamental en droit administratif886, il faut

relever que la loi s’élève souvent comme le correctif des éventuelles imperfections de la

jurisprudence du Palais Royal.

B. La loi, correctif de la jurisprudence du Conseil d’Etat.

Marcel WALINE exposait diverses facultés à la disposition du législateur en présence

de la règle jurisprudentielle. Avançant que « cette hardiesse du juge ne laisse cependant pas le

législateur désarmé »887, l’auteur considérait que le législateur peut alors adopter quatre

attitudes différentes : « Les confirmer en légiférant, les condamner par la même voie, rejeter

un projet ou une proposition allant dans ce sens, et enfin ne rien faire du tout »888. Or, il est

nécessaire de noter que la réaction du législateur face à la jurisprudence recouvre aujourd’hui, 883 J. RIVERO, « Le conseil d’Etat un juge qui gouverne », D., 1951, chron., p. 21. 884 S. RIALS, « Ouverture : quelles crises ? Quel droit ? », Revue Droits, n° 4, Crises dans le droit, P.U.F., 1986, p. 3. 885 J. HARDY, « Le statut doctrinal de la jurisprudence en droit administratif français », R.D.P., 1990, p. 453 et spéc. p. 455. 886 Voir Chapitre 2, Titre II, Partie II. 887 M. WALINE, « Le pouvoir normatif de la jurisprudence, art. préc.., p. 613. 888 Ibid.

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le plus souvent, ces diverses hypothèses. Cette théorie doctrinale reflète en fait parfaitement la

réalité. La loi s’élève ainsi assez fréquemment telle la reprise de la jurisprudence du Palais

Royal, confirmation s’effectuant dans un souci de simplification du droit (1). Mais la loi peut

tout à fait se délier de la jurisprudence pour poser des règles plus souples (2). Enfin, la loi est

apte à fixer des solutions, des règles inédites (3).

1. La reprise par la loi de la jurisprudence du Conseil d’Etat ; un souci de

simplification.

Il n’est absolument pas rare de relever que les règles prétoriennes issues des décisions

de principe du Conseil d’Etat sont assez souvent entérinées, validées par le législateur. Ainsi,

la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail constitue la simple confirmation de la

jurisprudence Cames du Conseil d’Etat889 qui, pour la première fois, avait posé un régime de

responsabilité sans faute fondée sur le risque s’agissant des accidents professionnels890. De

même, la motivation obligatoire imposée par le législateur dans la loi en date du 27 décembre

1973 pour les décisions des commissions départementales d’urbanisme reprend tout à fait

l’esprit d’une décision du Conseil d’Etat rendue en 1970891. Mais des exemples plus récents

s’imposent. La loi du 4 mars 2002 relative au droit des malades et à la qualité du système de

santé semble tout à fait entériner certaines solutions adoptées préalablement par le juge. De

sorte que ce texte s’élèverait, sur certains points, en une validation législative d’acquis

jurisprudentiels. En effet, dans un premier temps, il faut relever que cette loi paraît reprendre

la solution célèbre tenue par l’arrêt Bianchi892 instituant une hypothèse de responsabilité sans

faute fondée sur le risque. Le texte de 2002 considère ainsi que les accidents médicaux, les

affections iatrogènes et les infections nosocomiales doivent être imputables à des actes de

prévention, de diagnostic ou de soins et qu’ils aient pour le patient des « conséquences

anormales au regard de son état de santé comme de l’évolution prévisible de celui-ci ». L’on

retrouve en quelque sorte la formulation usitée par le Conseil dans cette décision de 1993.

Dans un deuxième temps, la loi du 4 mars 2002 confirme sur une autre question la

jurisprudence tant judiciaire qu’administrative. Le sort des infections nosocomiales ou des

affections iatrogènes réglé par le texte à travers un régime de responsabilité sans faute suit, en

889 C.E., 21 Juin 1895, Cames, Rec. p. 509 ; Concl. ROMIEU ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., Com. N° 6 ; D. , 1896, 3, p. 65, Concl. ; S., 1897, 3, p. 33, Concl., et note HAURIOU. 890 Loi remplacée par la loi du 30 octobre 1946, puis remplacée par le Code de la Sécurité Sociale. 891 C.E, 27 novembre 1970, Agence Maritime Marseille-Frêt, Rec. p. 704. 892 C.E. Ass., 9 avril 1993, Bianchi, R.F.D.A., 1993, p. 573, Concl. S. DAEL.

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réalité, la position tenue tant par la Cour de Cassation que par notre Conseil d’Etat. En effet,

la juridiction suprême de l’ordre privé avait posé une obligation de sécurité de résultat des

établissements de santé privés893, ce qui équivalait à une responsabilité sans faute. De la

même manière, le Conseil d’Etat avait progressivement fixé une présomption de faute

irréfragable dans cette hypothèse, aboutissant, encore, à une responsabilité sans faute894. La

jurisprudence du Palais Royal ne semble donc aucunement étrangère aux diverses orientations

législatives. D’ailleurs, cette loi du 4 mars 2002 confirme en outre, sur d’autres points, le droit

dicté par le Haut juge à travers ses décisions. Elle entérine ainsi, de surcroît, la décision

N’GUYEN895 par laquelle le Conseil avait établi un régime de responsabilité sans faute des

centres de transfusion sanguine dans l’hypothèse d’une transfusion contaminante ; la loi

retenant elle aussi une responsabilité sans faute en raison d’un défaut de produit de santé.

La loi du 4 mars 2002 codifie donc les grandes lignes de la jurisprudence administrative en

matière de responsabilité médicale. Elle poursuit indéniablement un objectif lié à

l’harmonisation, la clarification du droit existant, en uniformisant notamment les solutions

applicables tant en droit privé qu’en droit public. Ce texte offre donc une nouvelle garantie

aux administrés, et surtout une lisibilité améliorée du droit relatif à la responsabilité médicale.

Dans le même sens, d’autres textes de loi sont eux aussi intervenus afin de parfaire

l’état du droit en le simplifiant notamment. La loi du 31 décembre 1957 instituant un bloc de

compétence judiciaire en matière d’accidents causés par les véhicules administratifs met ainsi

fin à une divergence jurisprudentielle antérieure896. De même, la loi intervenue le 2 juillet

1990 et relative à la Poste et aux Télécommunications permet encore de simplifier l’état du

droit jurisprudentiel relatif au statut des personnels de la Poste et de France Télécom. En effet,

en soumettant l’ensemble de ce personnel au droit public, ladite loi supprime la distinction

que la jurisprudence Jalenques de Labeau897 opérait entre le directeur et le comptable public,

relevant du droit public, et les autres agents, soumis quant à eux au droit privé.

Nul doute que l’intervention du législateur confirmant une jurisprudence antérieure

poursuit le plus souvent un objectif tenant à la simplification du droit existant ; la loi

suppléant, en ce cas, les carences, les imperfections de la jurisprudence. D’ailleurs, cette

893 Cass. Civ., I, 21 mai 1996, Bonnici c/ Clinique Bouchard et ae, V ; R.T.D. Civ., 1996, p. 913, obs. P. JOURDAIN. 894 C.E., Sect., 5 décembre 2000, Castanet, R.F.D.A., 2001, p. 283. 895 C.E., Ass., 26 mai 1995, N’Guyen, Jouan, Pavan, A.J.D.A., 1995, p. .577, Chron. J.-H. STAHL et D. CHAUVAUX. 896 Voir sur ce point : S. THERON, « La substitution de la loi à la jurisprudence administrative. La jurisprudence codifiée ou remise en cause par la loi », R.F.D.A. 2004, p. 230. 897 C.E., Sect., 8 mars 1957, Jalenques de Labeau, Rec. p. 158.

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volonté de parfaire le droit existant conduit parfois le législateur à se délier tout simplement

de la position dictée par le juge.

2. L’éloignement par la loi de la jurisprudence, œuvre d’amélioration du droit.

Si l’on a pu constater que la loi entérine assez souvent la jurisprudence en droit

administratif, elle peut également se détacher parfaitement de la solution prétorienne pour

poser une règle nouvelle.

En effet, le législateur n’est nullement désarmé face à la jurisprudence et peut dépasser la

volonté même du juge. La loi du 12 avril 2000, garantissant aux citoyens un meilleur accès au

droit, valide ainsi une solution antérieurement établie par le Conseil d’Etat898, mais elle va au-

delà de cette jurisprudence. En effet, l’article 2 du dit texte étend le champ d’application de la

règle posée par le juge administratif en 1997 à l’ensemble des autorités administratives. En

outre, cette loi étend l’application de ses règles à des situations non envisagées par la

jurisprudence antérieure. Ainsi, l’article 18 du texte considère que doivent être soumises au

régime de la loi tant les demandes et réclamations initiales que les demandes formulées à

l’occasion d’un recours gracieux ou hiérarchique. Une telle position s’écarte alors de la

jurisprudence du Palais Royal selon que la demande adressée à l’administration ne pouvait

concerner un recours gracieux ou hiérarchique899. Dans ce contexte, le législateur dépassant la

volonté de la jurisprudence, les garanties offertes aux administrés sont accrues,

l’administration devant, pour davantage d’hypothèses, respecter les règles de la loi900. Enfin,

cette loi du 12 avril 2000 s’est encore particulièrement illustrée en ce que son article 23

contrarie de manière évidente la solution dictée par le Conseil dans son arrêt Eve901. Par cette

décision, le Haut juge prohibait le retrait des décisions implicites d’acceptation non portées à

la connaissance des tiers. L’article 23 de la nouvelle loi s’oppose à cette règle, dans la mesure

où il prévoit la possibilité de retirer désormais de telles décisions dans le délai de deux mois

de la naissance de cet acte. C'est dire que le législateur peut s’opposer à la règle prétorienne.

Le législateur n’est pas tenu par la jurisprudence du Conseil d’Etat et est en réalité autorisé à y

apporter les corrections nécessaires. 898 C.E., 17 décembre 1997, Ordre des avocats à la Cour de Paris, Rec. p. 362, Concl. COMBREXELLE. 899 C.E., Sect., 29 mars 1991, S.A. Laboratoire L. Lafon, A.J.D.A. 2000, p.479-480, note P. FERRARI, « Les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations. Commentaire général de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 ». 900 S. THERON, « La substitution de la loi à la jurisprudence administrative : la jurisprudence codifiée ou remise en cause par la loi », art. préc. p. 234. 901 C.E, Sect ; 14 novembre 1969, Eve, Rec. p. 498 ; Concl. BERTRAND ; R.D.P 1970, p. 784, note M. WALINE ; AJDA 1969, p. 683, chron. DENOIX de SAINT MARC et LABETOULLE.

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Un autre exemple de cette latitude du législateur à l’égard de la jurisprudence du

Conseil d’Etat réside en la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes

administratifs. Si dans un premier temps, le juge estimait que les actes administratifs n’avaient

pas à être motivés902, le Haut juge avait assoupli sa position en considérant notamment que les

décisions des organismes collégiaux devaient être motivés903. Mais la loi intervenant le 11

juillet 1979 élargit le champ d’application de cette obligation de motivation que la

jurisprudence restreignait ; la loi imposant la motivation des actes individuels dérogatoires ou

défavorables.

La loi MURCEF du 11 décembre 2001 remet elle aussi en cause la jurisprudence

classique. L’article 2 de ce texte prévoit, en effet, que tous les marchés passés en application

du Code des Marchés Publics sont des contrats relevant du droit public. Là encore, le

législateur bat en brèche la solution classique adoptée par le juge qui considérait qu’un contrat

même soumis au code des Marchés publics pouvait être régi par le Droit privé904. La remise

en cause de cette position jurisprudentielle intervient, certes, dans un souci de clarification du

droit dans la mesure où le régime imprimé à de telles conventions semble tout à fait

harmonisé, le droit public s’appliquant dès qu’il y a référence au Code des Marchés Publics.

Cette loi s’élève donc comme un énième exemple de ce que l’autorité législative n’est

nullement tenue par la jurisprudence et est habilitée à s’en détacher afin de parfaire l’état du

droit alors en vigueur.

Une dernière illustration de la liberté du législateur par rapport à la jurisprudence du

Palais Royal peut encore être rapportée. Elle concerne la loi du 4 mars 2002 et est relative au

devoir d’information des malades pesant sur le médecin. Alors que le Conseil d’Etat, suivant

la position de la Cour de Cassation905 avait imposé au médecin l’obligation d’informer le

patient des risques inhérents à l’acte médical, risques tant exceptionnels que prévisibles906, le

législateur de 2002 limite l’obligation d’information aux « risques fréquents ou graves

902 C.E., 5 juillet 1919, Fighiera 903 C.E., 27 novembre 1970, Agence Maritime Marseille Frêt, Rec. p. 704, précité. 904 T.C., 5 juillet 1999, Commune de Sauve c/ Gestetner, n° 03142. 905 Cass., 7 octobre 1998, Mme C. c/ Clinique du Parc, et aes, J.C.P., 1998, II, n° 10179, Concl. J. SAINTE-ROSE. 906 C.E., Sect., 5 janvier 2000, Consorts Telle, Précité, A.J.D.A., 2000, p. 180, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN.

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normalement prévisibles », semblant ainsi exclure les risques exceptionnels. La loi paraît

donc assouplir ce devoir d’information, niant alors la jurisprudence du Palais Royal.

Principal instrument de rationalisation et de clarification du droit en vigueur, la substitution de la loi à la jurisprudence favorise incontestablement une amélioration du système juridique en ce qu’elle le rend parfaitement accessible et lisible. Confirmant les règles prétoriennes issues de la Haute Assemblée, ou se détachant de la solution jurisprudentielle, le législateur dispose d’une grande marge d’action. Cette liberté se trouve en outre accentuée par la faculté qui lui est ouverte de poser des règles tout à fait inédites.

3. L’innovation de la loi, marque d’évolution du droit.

La loi ne constitue pas systématiquement la reprise de la jurisprudence. Elle est tout à

fait habilitée, en effet, à innover. Dans cette hypothèse, la loi se démet du joug de la

jurisprudence de la Haute Assemblée et fixe de manière autonome des règles inédites. La loi

relative au droit des malades et à la qualité du système de santé reprend certes, en certains

points, le droit dicté par le Conseil, mais elle fixe également certaines notions non contenues

dans la jurisprudence. La solidarité nationale, par exemple, constituant le système de

réparation des dommages dus à l’aléa médical découlant du texte de 2002, s’élève telle une

nouveauté établie de toutes pièces par le législateur !

De même, la loi du 30 juin 2000 relative à la réforme des procédures d’urgence met en place

un référé tout nouveau : le référé-liberté. Cette création se révèle parfaitement originale et ne

trouve nullement son origine dans l’ensemble du droit élaboré par la Haute Assemblée.

La loi du 8 février 1995 se place elle aussi parmi ces textes contribuant à l’enrichissement du

droit administratif. Elle n’anéantit pas l’interdiction adressée au juge administratif d’enjoindre

à l’Administration, mais elle innove totalement en admettant ce pouvoir d’injonction en

certaines occasions. Elle tolère ainsi que le juge édicte des injonctions préventives, c’est à dire

imposées afin de parvenir à l’exécution de la chose jugée907.

Les rapports entretenus entre la loi et la jurisprudence, tout ambigus fussent-ils à

l’origine, à l’époque où l’on recherchait un fondement au pouvoir de création juridique

imparti au juge administratif, se placent aujourd’hui dans une optique de réciprocité. La loi

découle souvent de la jurisprudence en droit administratif, certains avançant que « la

jurisprudence joue souvent le rôle du pionnier du législateur qui s’approprie ensuite la pensée

907 Il est évident que la liste d’exemples sommaires ici réalisée peut tout à fait être prolongée.

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des juges »908 mais la loi peut aussi distancer la volonté du juge et aller au-delà, contrarier,

nier la règle prétorienne ; voire s’en passer totalement afin de fixer en certaines hypothèses

une règle tout à fait inédite. Pourtant, il n’est guère besoin de s’alarmer devant cette possible

contradiction de la jurisprudence par la loi. Les rapports entretenus entre ces deux sources ne

sont en aucun cas placés sous le signe de la concurrence. La remise en cause, par la loi, de la

jurisprudence du Palais Royal n’intervient pas dans le but d’abolir le pouvoir normatif

reconnu au juge administratif. Au contraire, après avoir assisté à une jurisprudence intervenue

afin de combler les lacunes, ou plutôt l’absence complète de la loi, nous assistons à une loi

qui, désormais, survient afin de suppléer les imperfections du droit purement prétorien, en se

substituant notamment à une jurisprudence obsolète, ou équivoque. Le Professeur

LACHAUME remarque au sujet de la jurisprudence qu’il présente comme mise à l’épreuve

du fait de la loi en matière de service public909 que « lorsque la loi remet en cause [la

jurisprudence], c’est souvent parce que la règle formulée par le juge atteint sa limite d’âge ou

n’a pas résisté à l’usure du temps »910. Tout en admettant que la solution dégagée par le juge

reste la « matière première » du législateur911, il présente donc l’anéantissement par la loi de

la jurisprudence comme un phénomène tout à fait normal du processus de formation et

d’évolution du droit. En aucun cas la loi n’interviendrait afin de sonner le glas du pouvoir

normatif du juge, mais afin de perfectionner le système juridique. C’est en ce sens qu’il

avance alors : « la bonne codification n’est pas nécessairement celle qui recopie la solution du

juge, mais celle qui les réécrit à la lumière des mutations qui s'imposent au droit administratif

comme aux autres branches du droit »912.

La substitution de la loi à la jurisprudence assure donc une rationalisation, une

simplification et une accessibilité des administrés au droit, tout autant qu’un enrichissement

du système juridique. Il faut saluer aujourd’hui cette prolifération de textes codifiant les

divers pans de la matière. Pourtant, une question fondamentale demeure. L’apparition de

textes, de lois réglementant divers domaines du droit public anéantit-elle le pouvoir normatif

du Haut juge en le cantonnant alors à une tâche de pure application de la règle écrite, sans

aucune latitude par conséquent pour dégager de nouvelles normes ?

Il convient de s’intéresser à cette interrogation et de remarquer que cet élan de codification

laisse tout de même une certaine marge de manœuvre créatrice au juge suprême.

908 STASSINOPOULOS, R.D.P. 1970, p. 824. 909 J.-F. LACHAUME, « La jurisprudence à l’épreuve de la loi dans le droit des services publics », in Etudes en hommage à G. CORNU, P.U.F, p. 233. 910 Ibid. p. 248. 911 Ibid., p. 249. 912 Ibid.

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Paragraphe 2 : Quid de la fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat dans cet élan de

codification du droit administratif ?

C. HEUMANN a pu avancer : « L’époque des grandes constructions jurisprudentielles

était révolue depuis de nombreuses années et la prolifération de textes ayant réduit le domaine

du pouvoir créateur du juge, celui-ci, mis à part les principes généraux du droit dont la

consécration dans la jurisprudence se situe surtout entre 1950 et 1965, est désormais confronté

à des missions moins exaltantes, la première étant d'interpréter et d’appliquer de multiples

textes souvent obscurs et dérangeants, la seconde étant de perfectionner les mécanismes de

contrôle juridictionnel »913. Peut-on vraiment, de nos jours, adopter un tel constat ? Le

pouvoir créateur du Conseil d’Etat se trouve-t-il absolument anéanti du fait de cette

substitution de la loi à la jurisprudence ? L’auteur estime l’interprétation comme une mission

« moins exaltante ». Doit-on réellement y voir une attribution secondaire, moins glorieuse

pour notre juge administratif suprême ? Si la tâche lui incombant à la suite de la survenance

d’un texte reste de l’interpréter pour l’appliquer, il y a fort à parier que cette mission se place

de loin comme un travail plutôt stimulant… Le Conseil d’Etat conserve alors un rôle

important dans la production du droit en explicitant désormais les textes et en continuant d’y

apporter les corrections nécessaires ; la perfection du droit écrit constituant toujours une pure

fiction (A). Le Haut juge entretient alors des relations assez étroites avec le législateur, une

dépendance réciproque s’installant en lieu et place de toute rivalité (B).

A. La fonction de jurisprudence du Conseil d’Etat loin d’être anéantie.

Lorsque le législateur entérine une solution dictée par le Conseil d’Etat, il se place en

autorité consacrant finalement une règle prétorienne pour l’ériger au rang supérieur de « loi ».

Nul doute qu’une telle reprise par le législateur constitue la consécration suprême (1).

Pourtant, la fonction du juge n’en ressort pas pour autant abandonnée. Car, par l’interprétation

qu’il devra délivrer à ces règles écrites souvent obscures ou imprécises, le Palais Royal

poursuivra sa juris dictio sans que la transformation du droit prétorien en droit écrit ne lui ôte

donc cette prestigieuse mission (2), ce qu’il nous sera, sans grande difficulté, possible

913 C. HEUMANN, « Dix ans de jurisprudence 1967-1976 », E.D.C.E., 1976, n°28, p. 35.

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d’illustrer à travers divers textes intervenus en la matière mais laissant fréquemment le dernier

mot au Conseil d’Etat (3).

1. La consécration suprême de la jurisprudence par la loi.

Il n’est guère nouveau que d’affirmer qu’en droit administratif, la loi constitue assez

souvent la reprise de la jurisprudence. Le Professeur LACHAUME a ainsi pu présenter le

droit prétorien comme la matière première du législateur dans son œuvre de codification914. A

ce sujet, le Professeur LINOTTE a fait état d’une « codification textuelle de la

jurisprudence »915 entendue au sens de la « reprise réglementaire ou législative des solutions

jurisprudentielles »916. Dans ce contexte, le mouvement de substitution de la loi à la

jurisprudence peut s’analyser comme la reconnaissance de l’autorité juridique, du poids des

arrêts du Conseil d’Etat. C’est la consécration suprême dans la mesure où l’autorité législative

élève à l’échelon législatif une règle inspirée, initiée en amont par le Palais Royal ! En ce

sens, Sophie THERON reconnaît : « L’ascension de la jurisprudence au rang de la loi dans la

hiérarchie des normes traduit incontestablement la pertinence de la solution dégagée par le

juge »917. De même, le Professeur LINOTTE avance : « On pourrait faire valoir que c’est la

jurisprudence qui constitue la norme décisive, que le texte ne vient que consacrer, reconnaître

le rôle premier de celle-ci et non le diminuer »918. Il ne faut donc apparemment pas s’alarmer

devant cette codification informelle intervenant en droit administratif. Au plus, il faut en

retenir la consécration à un échelon supérieur -la loi- d’une solution à l’origine prétorienne.

Pourtant, une crainte s’élève malgré tout dans ce mouvement. L’on a, à maintes reprises, loué

les qualités d’un droit jurisprudentiel dont notamment sa souplesse, son adaptabilité aux

évolutions sociales ou politiques. Le droit écrit pêche, quant à lui, par sa rigidité, même si son

accessibilité et sa lisibilité en sont grandement favorisées. Dès lors, les premières craintes

suscitées par ce mouvement de codification du droit administratif restent que ce droit perde

l’un de ses principaux atouts : sa mutabilité. STASSINOPOULOS constate en effet : « Le

principe général qui se dégage de la jurisprudence jouit d’une liberté et d’une qualité

914 J.-F. LACHAUME, « La jurisprudence à l’épreuve de la Loi dans le droit des services publics », art. préc., p. 249. 915 D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel en droit administratif, art. préc., p. 635. 916 Ibid. 917 S. THERON, « La substitution de la Loi à la jurisprudence administrative : la jurisprudence codifiée ou remise en cause par la loi, » , art. préc., p. 236. 918 D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel en droit administratif, art. préc., p. 635.

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d’adaptation qui est sa caractéristique principale. En se transformant en texte de loi, il revêt

une autorité plus grande et plus solennelle, mais en revanche, il perd ses ailes, c’est à dire

cette liberté d’évolution qui constituait sa valeur et en fin de compte sa beauté »919.

Néanmoins, cette inquiétude ne doit pas emporter notre conviction. Un texte de loi est

toujours apte à évoluer si la volonté du législateur s’avère de l’adapter, de le perfectionner.

Rien n’empêche, en effet, le législateur de reconsidérer, de réorienter son texte. L’on peut à ce

propos citer pour exemple la première réforme du contentieux administratif opérée par le

décret loi de 1953 portant création des tribunaux administratifs. Ce texte s’est révélé obsolète,

insuffisant à la fin des années 1980, et a suscité l’adoption d’un second texte, la loi du 31

décembre 1987 marquant la seconde réforme des contentieux920. Autrement dit, le

remplacement de la jurisprudence par la loi ne retirera nullement la faculté d’adaptation et

d’évolution de ce droit même écrit.

Une deuxième crainte s’est également manifestée face à cet élan de codification, et

c’est ce doute qui nous anime au sein de cette étude. La mutation du droit prétorien en droit

écrit fait naître la peur d’assister à un Conseil d’Etat abdiquant tout simplement la fonction de

jurisprudence qui lui a permis de forger cette matière. Certains921 se montrent réalistes,

affirmant : « Dès que la règle jurisprudentielle a été transposée dans la loi ou le règlement, le

juge n’en est plus le maître. Pour autant que les textes soient légaux, ils s’imposent aux

juridictions, la compétence de revirement ne leur appartient plus ». Ce constat se révèle lucide

et réel. Mais, justement, il faut noter que le Haut juge n’en abdiquera pas pour autant sa juris

dictio. Car, confronté à des règles désormais écrites, le Conseil d’Etat reste attendu dans le

cadre d’une mission autre que la pure création, à savoir, l’interprétation, l’application des

textes. Et alors que l’on s’attendait à une invasion du droit écrit en droit administratif

anéantissant toute propension normative de notre Palais Royal, l’on aperçoit assez aisément

que la Haute Instance conserve un pouvoir important dans la mise en œuvre du droit écrit. Par

l’œuvre d’interprétation inhérente à l’application de tout texte, le Conseil poursuit et maintient

une fonction de jurisprudence puissante.

2. La parole reste au prétoire !

919 STASSINOPOULOS, op. cit., p. 824. 920 L’on peut rencontrer de tels exemples dans le cadre de la décentralisation 921 D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel en droit administratif, » art. préc.

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La métamorphose de notre droit jurisprudentiel en un droit écrit s’est accompagnée

d’une mutation du rôle de notre Conseil d’Etat.

Si la substitution de la loi à la jurisprudence permet de renforcer la sécurité juridique, la

lisibilité de notre droit, nous ne pouvons en déduire que le Conseil soit désormais cantonné

dans une mission de pure application littérale des textes sans détenir la faculté de faire

entendre sa voix.

La présentation de la mission de l’interprète telle une mission « moins exaltante »

mérite d’être nuancée. N’est-ce pas l’interprétation même qui confère à la norme tout son

sens ? L’interprétation ne constitue-t-elle pas une étape fondamentale dans le processus de

création du droit ?

L’interprétation consiste à « donner une certaine signification à des données »922, et est censée

dissiper les obscurités de certains textes « en tranchant entre les différentes lectures possibles,

en « fixant » le sens du texte, en « arrêtant » la dérive des significations923. L’interprétation

s’érige donc en une mission inhérente à la fonction juridictionnelle, mais cette prérogative

participe également, voire surtout, à l’entreprise jurisprudentielle. KELSEN, dont la pensée se

trouve retranscrite par le Professeur Jacques CHEVALLIER924, présente ainsi, l’interprétation

délivrée par les organes d’application du droit, les juges, comme « indissociable du processus

de création du droit ». Certes, les diverses juridictions sont habilitées à interpréter les textes,

mais l’interprétation réalisée par la juridiction suprême assure, quant à elle, l’unité dans la

signification à allouer aux différentes normes.

Dans ce contexte, il est essentiel de relever que la mission du Conseil d’Etat réduite à

l’interprétation des textes de loi afin de les mettre en application est loin de constituer une

tâche subalterne. Car, justement, face à un texte, le Palais Royal ne se trouve aucunement

désarmé ; son travail d’application du droit écrit ne lui ôte nullement son potentiel normatif.

En réalité, la fonction créatrice du Conseil, sa juris dictio, se mue en une tâche consistant,

désormais, face à un texte de loi par exemple, à interpréter, c’est à dire expliciter, préciser,

octroyer un sens à une norme. N’est-ce pas, en quelque sorte, créer du droit que de décider de

la signification qu’il est bon d’apporter à une règle écrite ? Sans omettre que par la phase

d’interprétation le Conseil se permet d’apporter le sens qu’il souhaite à la norme écrite, et en

comble les éventuels, mais fréquents en pratique, silences.

922 J. CHEVALLIER, « Les interprètes du droit », in Interprétation et droit, Sous la direction de P. AMSELEK, Bruylant-Bruxelles, 1995, p. 115. 923 Ibid. 924 Ibid, p. 116.

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Michel TROPER avance à ce sujet de manière limpide : « C’est l’interprète qui est le

véritable auteur de la loi »925. Cette thèse ne s’avère, par ailleurs, en aucun cas isolée. Marcel

WALINE développe lui aussi une théorie consistant à reconnaître le pouvoir normatif à

travers l’œuvre d’interprétation de la loi926.

Il avance, ainsi : « La jurisprudence, si elle peut s’analyser dans l’interprétation d’expressions

légales telles que « faute » ou « ordre public » développe tellement ces notions, qu’elle y

ajoute des éléments nouveaux qui sont son œuvre propre et non celle du législateur »927.

Constatant qu’il n’est rien dans la jurisprudence « qui ne fut déjà dans la loi »928 ; l’auteur

conclut à l’enrichissement par l’interprétation que réalise justement la jurisprudence des

concepts législatifs. La pensée du Professeur René CHAPUS conforte en outre cette théorie

en ce qu’il estime que l’apport de l’interprétation est parfois si important que « les auteurs du

texte auront quelques difficultés à reconnaître le fruit de leurs travaux »929.

Force est d’admettre qu’une grande partie de la doctrine tend à attribuer un véritable pouvoir

normatif au juge par ce travail consistant à interpréter un texte afin de l’appliquer. Henri

CAPITANT, insistant sur la rigidité d’une droit écrit, en vient lui aussi à admettre que la

conquête du pouvoir d’interpréter la loi a permis au Haut juge de déformer par là le texte des

lois, mais également de suppléer à leur silence, ce qu’il présente finalement comme

l’appropriation d’un « pouvoir subordonné mais réel de création du droit »930. Se trouve ainsi

bafouée la thèse développée par Montesquieu consistant à voir dans le juge « la bouche de la

loi »931. Notre Haut juge participe en réalité toujours au processus de création du droit par sa

mission d’interprétation du droit écrit qui se développe de plus en plus. Cette œuvre créatrice

se situe dans la lignée de ce qui se pratiquait autrefois déjà amplement au sein du Palais

Royal, à l’époque du droit exclusivement prétorien. Désormais, si le Conseil conserve sa

fonction normative, il l’exerce dans un cadre renouvelé de droit écrit. Autrement dit, il s’agira

de démontrer que dans ce nouveau contexte, le Palais Royal continue d’assurer sa juris dictio

à travers les interprétations qu’il alloue aux textes, et surtout en explicitant, en levant le voile

sur leurs obscurités et en suppléant les possibles carences. C’est dire qu’il est dès lors

inévitable de se placer dans l’optique selon laquelle le droit écrit ne peut jamais être parfait, et

925 M. TROPER, « Hans Kelsen et la jurisprudence », in A.P.D., Tome 30, La jurisprudence, Sirey, 1985, p. 83 et spéc. p. 93. 926 M. WALINE, « Le pouvoir normatif de la jurisprudence », art. préc., p. 622. 927 Ibid. 928 Ibid. 929 R. CHAPUS, Droit Administratif général, op. cit., p. 92, point n° 114. 930 H. CAPITANT, « La coutume constitutionnelle », R.D.P., 1979, p. 959 et spéc. p. 961. 931MONTESQUIEU, L’esprit des lois, op. cit.

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que la principale tâche du juge est alors de le purifier afin de le rendre précis932. L’œuvre

créatrice du Haut juge se réalise donc, confronté à une mutation du droit prétorien en droit

écrit, par la phase d’explicitation des normes écrites dans la mesure où, il sera aisé de

constater que le juge ajoutera toujours sa « patte » au texte ! Il est clair que, par cette latitude

qui lui est octroyée au travers sa tâche d’interprète, le Palais Royal fera acte de création et

procurera, par une jurisprudence interprétative constructive, la signification des normes et leur

champ d’application. Il couvrira les doutes pouvant surgir lors de l’intervention d’un texte et

de son application à diverses espèces. Cette thèse équivaut alors à celle soutenue par Jean-

Jacques BIENVENU qui considère en effet que « l’interprétation se définirait alors selon un

critère formel : le raisonnement au terme duquel une norme déjà élaborée est recréée par le

juge933. La mission de l’interprète procure en réalité au Conseil une marge de manœuvre

considérable dans l’application des textes de loi par exemple. Car, finalement, le juge n’est

jamais tenu à une application littérale et stricte du texte, la tâche consistant à l’interpréter lui

octroie une liberté inégalée dans l’attribution du sens de la règle engendrée. Autrement dit,

face à une loi, le Conseil d’Etat n’en demeure pas moins le juge apte à dicter le droit et à

conférer à ces lois la signification qui lui semble la plus légitime, même si, parfois,

l’interprétation équivaut à une « interprétation déformante » ! L’hypothèse de la signification

apportée par le Haut juge s’écartant entièrement de celle que lui accordait l’esprit du

législateur est loin de constituer une hypothèse d’école. Et c’est justement à travers la

déformation de la volonté du législateur que l’on devient apte à avancer que l’entreprise

d’interprétation assure au Palais Royal la liberté nécessaire pour continuer de dire le droit,

pour faire œuvre prétorienne y compris en présence d’un droit non plus exclusivement régi

par la jurisprudence mais de plus en plus fréquemment par le législateur. Jean-Jacques

BIENVENU nous présente ainsi divers exemples attestant de la liberté détenue par le Haut

juge dans la manipulation des textes.

La question du droit à avancement des salariés en congé de longue durée a ainsi été

soulevée par l’auteur934. Alors qu’aucun article de la loi du 19 octobre 1946 ne permettait de

répondre affirmativement au problème consistant à déterminer si ces salariés en congé de

longue durée conservaient ce droit à avancement, le Conseil d’Etat est venu régler ce souci en

posant clairement que le défaut de présence effective de l’agent ne pouvait priver l’intéressé

932 Selon la thèse développée par BOBBIO, citée par E. PATTARO, « Interprétation, systématisation et science juridique », in Interprétation et droit, sous la direction de P. AMSELEK, Bruylant-Bruxelles, 1995, p. 103 et spéc. p. 104. 933 J.-J. BIENVENU, L’interprétation juridictionnelle des actes administratifs et des lois : sa nature et sa fonction dans l’élaboration du droit administratif, Thèse précitée, introduction, p. XVII. 934 Ibid. p. 208.

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de l’avancement au choix auquel il pouvait prétendre935. Nul ne le niera, le Haut juge est

intervenu afin de créer de toutes pièces une règle inédite jusque là en droit administratif. Et

même si un texte de loi était censé régir la matière et résoudre cette question, l’on constate

que c’est le juge suprême qui a dicté la voie à suivre à ce sujet sans s’en remettre à la volonté

du législateur. L’interprétation ici réalisée se révèle relativement audacieuse936.

L’hypothèse de la législation relative à la réparation des dommages de guerre présente un intérêt analogue. L’octroi de l’indemnité de reconstitution d’un bien détruit pose la délicate question de l’appréciation de l’utilité de ce bien sinistré, une telle utilité devant-elle être envisagée à la date de fixation des droits à réparation ou alors au moment du dommage ? Là encore une nouvelle difficulté d’interprétation apparaît. Selon l’esprit de la loi de 1946, loi

d’indemnisation des pertes subies, il semble que l’on doive apprécier l’intérêt de ce bien à la

date du dommage. Pourtant, s’écartant de l’intention du législateur, le Palais Royal a opté

pour une solution opposée. Il considère, en effet, que les projets de reconstitution devant se

conformer aux plans économiques, l’attribution de l’indemnité de reconstitution doit être dans

tous les cas subordonnée à la condition que le bien sinistré présente une utilité effective au

jour de cette reconstitution937. L’auteur n’hésite d’ailleurs pas à avancer que l’interprétation

ici délivrée par le Conseil d’Etat « modifie très sensiblement la protection organisée par le

législateur »938. Et il est vrai que la liberté du Palais Royal dans son travail d’interprétation,

d’explicitation du droit écrit est indéniable ! Une règle est en cette occasion élaborée

souverainement par le Haut juge administratif qui n’hésite pas à faire abstraction de la volonté

du législateur pour imposer sa propre position juridique.

Une dernière illustration de la latitude du Conseil d’Etat par rapport à l’intention du

législateur peut être fournie à travers le sort des arrêtés d’immatriculation des pupilles de

l’Etat. L’examen de la légalité de ces actes est en fait soumis à l’intérêt de l’enfant. Le Code

Civil instaure une vocation de principe des grands parents survivants à l’exercice de la tutelle

sur leurs petits enfants. Ce n’est qu’en aucun cas de vacance de cette tutelle que la tutelle de

l’Etat est établie939. Ainsi, l’intervention d’un arrêté d’immatriculation comme pupille de

l’Etat malgré la présence de grands-parents ne peut avoir lieu que dans l’hypothèse d’une

interprétation déformante de ces dispositions.

935 C.E., 31 janvier 1964, Ville de Lyon, D. 1964, p. 250, Concl. NICOLAY. 936 J.-J. BIENVENU, L’interprétation juridictionnelle des actes administratifs et des lois : sa nature et sa fonction dans l’élaboration du droit administratif, Thèse précitée, p. 208. 937 C.E., 2 juin 1967, Cie du Chemin de fer de Calais à Sangatte, A.J.D.A., 1967, p. 675, Concl. M. FOURNIER. 938 J.-J. BIENVENU, L’interprétation juridictionnelle des actes administratifs et des lois : sa nature et sa fonction dans l’élaboration du droit administratif, Thèse précitée, p. 217. 939 Art. 433 du Code civil.

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Lorsque le législateur fait état d’un « ascendant auquel on peut recourir »940, il entend sans

aucun doute privilégier la famille naturelle. Pourtant, là encore notre Palais Royal développe

une acception élargie de ce concept, s’éloignant quelque peut de l’intention des auteurs de ce

texte. Ainsi, dans la décision Bender941, le Haut juge use du concept « d’ascendant auquel on

peut recourir » dans un sens large, en subordonnant l’efficacité à l’intérêt manifesté par cet

ascendant à l’égard de l’enfant. Peu importe donc, désormais la survivance d’un ascendant,

« encore faut-il que ce dernier soit digne de confiance »942. Le Conseil d’Etat innove donc, il

apporte une règle nouvelle puisqu’il subordonne la légalité de l’arrêté d’immatriculation à une

condition entièrement inédite : l’appréciation préalable de la qualité des ascendants au regard

de l’intérêts des enfants. En tout état de cause, il est remarquable de noter la marge de

manœuvre que l’interprétation fournit au Haut juge. En procédant, de nouveau à une

interprétation audacieuse de la loi, le juge dote alors l’autorité administrative d’un pouvoir

d’appréciation que les textes ne prévoient pas formellement. C’est dire l’impact que

représente l’activité interprétative dans l’œuvre jurisprudentielle et juridique de notre Palais

Royal. Ce dernier est tout à fait apte à s’écarter de la volonté législative et imposer sa propre

opinion ! Autrement dit, cette juridiction continue d’exercer sa pleine juris dictio y compris en

présence d’un droit écrit.

Le mouvement de codification du droit administratif conduit donc à repenser le rôle du

Conseil d’Etat qui intervient essentiellement aujourd’hui, pour préciser, expliciter les textes

existants. L’on ne saurait avancer que cette codification de la matière administrative retire au

Palais Royal tout pouvoir créateur ! Car, s’il est vrai qu’en présence d’un texte, il ne se pose

plus tel l’inventeur exclusif du droit administratif, il n’en demeure pas moins que l’on attend

encore beaucoup de notre Conseil d’Etat !

Ce Haut juge conserve toujours, finalement, le dernier mot, et c’est par sa propre

jurisprudence qu’il interprète les textes et perpétue donc sa juris dictio. Car, l’on constatera

notamment que l’interprétation délivrée par cette Haute Assemblée ajoute énormément au

droit écrit943. De sorte que l’élan de codification ne « musèle » en aucune manière notre

Conseil qui conserve sa place privilégiée d’organe suprême apte à dire le droit. D’autant que

l’idée selon laquelle le droit écrit serait parfait constitue une véritable fiction, et que, partant

940 art 50-5° Code de la famille. 941 C.E., Ass., 8 novembre 1974, Epoux Bender, A.J.D.A, 1975, p. 85, note M. DURUPTY. 942 Ibid. 943 cf. infra.

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de ce constat, l’activité jurisprudentielle du Palais Royal continue de s’exercer à plein temps

afin de parfaire les textes, d’en combler les lacunes944.

L’interprétation prend donc tout son intérêt en ce qu’elle constitue « un acte de volonté »,

l’interprète conférant au texte le sens qu’il lui semble préférable de lui attribuer945. Autrement

dit, par son activité d’interprète, le Palais Royal manie les textes avec beaucoup de subtilité, et

poursuit ainsi sa mission créatrice. Mais une telle affirmation ne vaut rien sans illustration. Il

convient donc de relever diverses hypothèses attestant que le juge crée du droit en complétant

la loi.

3. Une jurisprudence qui ajoute à la loi.

Il ne sera guère ardu de démontrer que le Conseil d’Etat perpétue sa mission

traditionnelle qui est de dire le droit y compris en présence de dispositions écrites régissant

certains domaines. La loi intervenue le 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux

administratif s’élève tel un texte fondamental de la procédure administrative contentieuse dont

on a déjà pu antérieurement analyser les différents apports. Pourtant, l’emploi de notions

floues telles que l’intérêt d’une bonne administration de la justice946 favorise l’exercice par le

Conseil de sa fonction jurisprudentielle. En effet, confronté à un concept indéterminé, cette

instance retrouve pleinement son rôle normatif en ce qu’elle se trouve, en réalité, en l’absence

de toute précision laissée par le législateur, chargée d’expliciter une telle notion. C’est donc

par une jurisprudence créative, porteuse de règles nouvelles que le Conseil est venu,

progressivement, définir les contours de cette notion de « bonne administration de la justice ».

Il a ainsi pu considérer que ce souci tenait à des considérations soit juridiques, soit à des

considérations de pure opportunité, tel que le souci de maintenir le monopole de fixer le droit,

ou encore de résoudre rapidement le litige947. Par conséquent, l’on assiste à un Conseil d’Etat

qui dicte le droit par sa jurisprudence et définit ainsi la notion vague de « bonne

administration de la justice ». Malgré l’intervention de ce texte de loi, l’activité normative du

Palais Royal est restée essentielle et a permis de compléter ce texte.

944 Voir en ce sens la position développée par Bruno GENEVOIS qui considère que l’activité la plus courante du Conseil d’Etat reste l’interprétation de la loi, « le Conseil d’Etat et l’interprétation de la loi », R.F.D.A., 2002, p. 877. 945 M. TROPER, « Hans Kelsen et la jurisprudence », art. préc., p. 87. 946 Article 11 de la loi. 947 Voir Section II, Chapitre 2 , Titre I, Partie II.

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Dans le même sens, la loi du 30 juin 2000 sur la réforme des procédures d’urgence

laisse, elle aussi, le champ libre au Conseil pour déployer sa mission prétorienne et définir

certaines notions fixées par le législateur. C’est ainsi que, alors que l’institution du référé-

suspension se substituant à l’ancien sursis à exécution, implique deux conditions, l’une tenant

à l’urgence, l’autre, au doute sérieux quant à la légalité de la décision, l’on retrouve de

nouveau l’apport indéniable de la jurisprudence du Palais Royal quant à ces deux notions. Et

notamment, l’urgence requise pour obtenir ce référé reçoit en réalité une définition du Conseil

d’Etat. Là encore, face à un concept employé par le législateur sans aucune définition précise,

le Palais Royal continue de créer du droit à travers une jurisprudence constructive qui vient

expliciter ces notions. La Haute instance prend donc part grâce à ses décisions au droit des

procédures d’urgence pourtant régi par la loi. Cet organe n’a donc en rien perdu sa mission

normative. D’autant que l’urgence requise par le législateur se posant comme un concept

profondément subjectif, il accroît en réalité le pouvoir d’appréciation du juge et par là même,

sa fonction de jurisprudence. Autrement dit, la présence de textes régissant certains pans de

notre droit public ne parvient pas à annihiler totalement la mission créatrice de notre Conseil

d’Etat. Au contraire, le constat est d’ailleurs paradoxal, alors que le mouvement de

substitution de la loi à la jurisprudence se développe, l’on attend encore beaucoup de la

fonction jurisprudentielle du Conseil qui seule peut expliciter ou combler les lacunes des

textes adoptés. Toutefois, les deux exemples que nous venons de répertorier ne nous semblent

finalement pas les plus révélateurs de cette tendance. Car la loi du 31 décembre 1987, comme

celle du 30 juin 2000 ont largement été préparées et initiées par des Conseillers d’Etat qui,

sans doute, ne sont pas étrangers au choix de notions indéterminées, laissant de la sorte,

volontairement plus de latitude au Palais Royal, ce dernier conservant ainsi sa juris dictio !

Un autre exemple nous semble donc plus fondamental afin de démontrer la pérennité

de la fonction prétorienne du Conseil d’Etat au moyen d’une jurisprudence chargée

aujourd’hui, de plus en plus, de compléter les textes. La loi du 4 mars 2002 régissant le droit

de la responsabilité médicale nous paraît fondamentalement révélatrice de ce que la parole

reste en dernier au Conseil d’Etat !

Ainsi, l’usage par ce texte de la « faute caractérisée »948 a, bien entendu, suscité une

jurisprudence constructive du Conseil à ce sujet. En effet, de nouveau en présence d’un

concept indéterminé, l’on ne peut faire autrement qu’attendre la voie dictée par le juge

suprême dans une décision. Et l’on assiste tout à fait en la matière à une attente impatiente des

948 Article 1er de la loi.

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juristes après l’intervention de cette loi comme si seul le Haut juge était apte à dire le droit, à

suppléer les incertitudes des textes ! Cette « faute caractérisée » a donc nécessité et provoqué

un arrêt remarqué du Conseil d’Etat949. Appelé à se prononcer sur l’existence en l’espèce

d’une faute « caractérisée » conformément à la terminologie usitée par le législateur, le

Conseil considère que l’erreur de diagnostic prénatal du fait de l’inversion des résultats

d’analyse de deux patientes constitue tout à fait une faute caractérisée au sens de l’article 1er

de cette loi. La difficulté posée au juge réside en l’absence de toute définition, dans la loi, de

cette faute « caractérisée ». Maryse DEGUERGUE a pu alors en déduire : « La faute

caractérisée sera celle que le juge appréciera au fil des espèces, en se gardant bien de se lier

les mains pour l’avenir »950. Il est évident que cette nouvelle typologie de faute, démunie de

toute signification délivrée par l’autorité législative, devait susciter une jurisprudence

constructive du Conseil. Et à l’instar de ce que préconisait le commissaire ROMIEU dans ses

conclusions sur l’affaire Tomaso Grecco951 prévoyant « qu’il appartiendra au juge de

déterminer dans chaque cas d’espèce s’il y a faute caractérisée du service de nature à engager

sa responsabilité », le juge adopte une méthode similaire dans l’arrêt de 2003. C’est en toute

clarté qu’il considère que l’erreur de diagnostic due à une interversion des résultats entre deux

patientes constitue une faute caractérisée. Là encore, en présence d’une loi spécialement

intervenue afin de régir et perfectionner le droit de la responsabilité médicale, le Palais Royal

poursuit avec dynamisme sa fonction normative. Il continue d’intervenir activement dans le

système juridique par une jurisprudence enrichissant le droit mis en place par la loi. Ainsi,

cette décision témoigne de l’exercice indispensable par le juge suprême de son activité

jurisprudentielle qui, ici, permet d’expliciter la notion de « faute caractérisée ». Et force est de

constater que le juge attribue une certaine signification à cette faute qui n’est en aucun cas une

faute anodine. Au contraire, le juge insiste en l’espèce sur l’intensité d’une telle faute, mais

également sur son évidence, de sorte que l’on serait habilité à la qualifier de « faute

d’évidence »952. Il est notoire de relever que, même en présence d’une matière réglementée

par une loi, l’intervention du Conseil d’Etat s’avère particulièrement attendue, pour apprécier,

en l’espèce, l’existence ou non de cette faute caractérisée.

Mais le Haut juge ne s’est pas limité à cette difficulté. Il est également intervenu à

propos d’autres interrogations. Ainsi, par un avis rendu le 19 mars 2004, il devait répondre à

949 C.E., 19 février 2003, A.P.H.P. c/ Maurice, A.J.D.A., 2003, p. 854, note M. DEGUERGUE. 950 M. DEGUERGUE, note précitée, p. 856. 951 C.E., 10 février 1905, Tomaso Grecco, Rec. p. 139, Concl. ROMIEU, D. 1906, 3, p. 81, Concl. 952 L’interversion des résultats provoque une erreur de diagnostic privant la patiente de la faculté de recourir à un avortement thérapeutique.

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la question suivante : la loi du 4 mars 2002 institue-t-elle un délai de forclusion se substituant

à la prescription quadriennale avec un point de départ spécifique ? Par l’avis Haddad953, le

juge considère que l’article L. 1142-26 du Code de la Santé Publique issu de la section 6 du

chapitre 2 du titre 4 du livre 1er de la loi de 2002 prévoit une prescription de dix ans, et il

précise ainsi que le législateur a entendu porter à dix ans le délai de prescription des créances

en matière de responsabilité médicale qui n’étaient pas déjà prescrites à la date d’entrée en

vigueur de la loi, et qui n’avaient pas donné lieu, dans le cas où une action en responsabilité

avait été engagée, à une décision irrévocable. Mais il ajoute en outre que l’article 101 de la loi

n’a cependant pas pour effet, en l’absence de dispositions le prévoyant expressément, de

relever de la prescription celles des créances qui étaient prescrites en application de la loi du

31 décembre 1968 à la date d’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002.

Une autre intervention du Palais Royal a pu, de surcroît, être remarquée. Elle concerne

le devoir d’information du patient pesant sur le médecin, après la loi du 4 mars 2002. L’on a

déjà évoqué cette question, la nouvelle loi limitant ce devoir aux « risques fréquents ou graves

normalement prévisibles », et s’écartant donc, par là, de la position soutenue tant par le

Conseil d’Etat que par la Cour de Cassation954. L’attitude adoptée par le Conseil d’Etat à la

suite de cette loi s’avère tout à fait remarquable. Dans un arrêt rendu le 19 mai 2004, le juge

n’a pas suivi la volonté du législateur. Il a, en effet, repris sa propre jurisprudence antérieure à

la loi955. Autrement dit, le texte de loi n’est pas à l’abri d’une interprétation déformante de la

part du Haut juge. Ce dernier n’est nullement tenu au respect rigoureux de la loi, il est habilité

à conférer au texte ce qu’il souhaite entendre ! C’est dire que, par sa mission interprétative le

Conseil exerce sa juris dictio en octroyant aux textes le sens qui lui paraît le plus opportun.

Dans notre exemple, la décision du Conseil nous permet de comprendre ce qu’il faut entendre

par « risques fréquents ou graves normalement prévisibles ». Il faut, en réalité, au vu de la

solution préconisée par le Conseil, considérer que le législateur n’a pas entendu exclure de ce

devoir d’information les risques prévisibles mais ne se réalisant qu’exceptionnellement. Si

cette règle n’était pas fixée clairement dans le texte de la loi, encore une fois, le Conseil d’Etat

permet, par sa jurisprudence, d’éclaire, et de préciser cette règle. Dans le même esprit, c’est

encore une décision du Palais Royal956 qui est venue préciser la portée de l’article 102 de la

loi. Cette disposition pose une présomption de causalité entre une transfusion et une

953 C.E., Avis, 19 mars 2004, Haddad et aes, n° 251980. 954Voir Supra. 955 C.E., Sect., 5 juin 2000, Consorts Telle, précité. 956 C.E., 10 octobre 2003, Tato, A.J.D.A., 2004, p. 228, Concl. D. CHAUVAUX.

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contamination par le virus de l’hépatite C957, cette présomption étant simple, le demandeur

doit démontrer une forte probabilité. Cette affaire fournit donc de nouveau l’occasion au

Conseil de se prononcer et d’expliciter cette disposition. Il en déduit que le demandeur devra

apporter un faisceau d’éléments présentant un degré suffisamment élevé de vraisemblance

afin que la charge de la preuve soit renversée, c’est à dire qu’une simple éventualité ne suffira

pas. Cet arrêt précise une fois encore la loi.

La loi du 4 mars 2002, aussi éclatante et enrichissante soit-elle, n’a donc pas réduit à

néant la participation du Conseil d’Etat dans la mission normative en matière de

responsabilité médicale. Au contraire, malgré l’intervention d’un législateur enclin à régir la

matière, le juge conserve sa propension à créer du droit. Notamment par sa jurisprudence qui

comble les lacunes de la loi, ou apporte les éclaircissements nécessaires, le Conseil continue

de dicter la ligne de conduite à suivre. L’on peut même considérer que la loi n’obtient de

crédibilité et n’emporte l’adhésion des administrés qu’à travers la jurisprudence du juge

suprême ! C’est dire que si, par exemple, la loi de 2002 est fondamentale en matière médicale,

elle n’aurait pas reçu pleine efficacité sans la jurisprudence du Conseil qui lui apporte les

éclairages indispensables à son application. D’ailleurs il est tout de même surprenant de

relever que, à la suite de l’intervention de ce grand texte, l’on prône haut et fort que l’on se

doit d’attendre la réaction du Haut juge afin d’appréhender véritablement cette réforme ! En

effet, le Président DAEL, lors d’une conférence a pu affirmer sans équivoque : « La parole est

au prétoire »958. De la même manière, Maryse DEGUERGUE avance : « le lecteur n’arrivera

pas à croire que l’intervention du législateur ait été de se passer des juges ! »959

La codification, ou la substitution de la loi à la jurisprudence ne retire en rien le pouvoir

normatif du Conseil. L’on est même autorisé à penser que l’intervention d’un texte relancerait

en quelque sorte le processus de création du Haut juge dans la mesure où ce dernier doit

intervenir dans un contexte renouvelé où tout reste à bâtir… La jurisprudence du Haut juge

tendant à interpréter les textes se pose donc en une jurisprudence enrichissante et constructive.

Il est donc nécessaire de comprendre que la substitution de la loi à la jurisprudence et la

957 Article 102 : « En cas de contestation relative à l’imputabilité d’une contamination par le virus de l’hépatite C antérieur à la date d’entrée en vigueur de la présente loi, le demandeur apporte des éléments qui permettent de présumer que cette contamination a pour origine une transfusion de produits sanguins labiles ou une injection de médicaments dérivés du sang. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que cette transfusion ou cette injonction n’est pas à l’origine de la contamination. Le Juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. Le doute profite au demandeur ». 958 L’évolution de la responsabilité médicale et hospitalière, Conférence Faculté libre de Droit, 28 mai 2004. 959 M. DEGUERGUE, « Droits des malades et qualité du système de santé », A.J.D.A., 2002, p. 508 et spéc. p. 516.

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mutation du droit prétorien en droit écrit ne tarissent nullement la fonction de jurisprudence

de notre Conseil d’Etat. Chargé d’appliquer les textes, cet organe saisira fréquemment

l’occasion que lui offre sa mission d’interprète afin de compléter la loi, de la préciser, voire

d’en combler les lacunes. Et l’on note encore le dynamisme de la jurisprudence de cette Haute

instance qui, finalement, intervient toujours de plein droit sur les sujets brûlants du droit

administratif. Son activité normative ne connaît pas de déchéance.

Toutefois, un doute subsiste. L’on craint d’assister à une véritable rivalité entre le Conseil et

le législateur, chacun désireux de voir sa volonté primer… Pourtant, si la concurrence se

vérifie parfois, la tendance reste malgré tout une dépendance réciproque de ces deux organes.

B. Les rapports ambivalents entretenus entre le Conseil d’Etat et le législateur.

Les relations Conseil d’Etat - législateur s’avèrent particulièrement intéressantes à

analyser. Alors que l’on a pu constater que le législateur s’inspire souvent, en droit

administratif, de la jurisprudence, l’on remarque aussi que le législateur peut distancer la

volonté du juge.

Mais surtout, le mouvement de codification informelle se réalisant par la loi prenant la place

des décisions de justice ne réduit pas vraiment la juris dictio de notre juge suprême. Certes, si

le but du Palais Royal n’est plus fondamentalement de créer de toutes pièces ce droit

administratif de plus en plus régi par des textes, la finalité poursuivie par l’activité prétorienne

de la Haute instance sera d’ajouter au droit existant en le précisant, en l’explicitant, c’est à

dire en le bonifiant.

Et s’il est vrai que l’apparition de lois a pu, sans doute, laisser penser que cet organe

juridictionnel sera cantonné à une application littérale de cette source supérieure, qui s’impose

donc en principe à lui, l’on se doit de constater que le Conseil n’hésite pas à prendre une

certaine liberté par rapport à ces lois (1). La résultante d’une telle attitude est, bien entendu,

un Palais Royal conservant au final un droit de regard ou plutôt le dernier mot dans l’usage de

ces normes écrites ; cette juridiction dictant la voie à suivre, de sorte qu’une concurrence se

présente en certaines occasions entre ces autorités normatives. Pourtant, un constat

relativement surprenant mérite d’être précisé à ce stade de l’étude. Le Conseil d’Etat, aussi

importante fut sa capacité à dire le droit, détenant un quasi-monopole dans cette tâche

glorieuse, voit sa compétence créatrice devenir de plus en plus ardue, et s’en remet parfois au

bon vouloir du législateur (2).

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1. La loi tributaire de la volonté normative du Conseil d’Etat.

Si l’on a pu croire que la prolifération de lois soumettrait le Palais Royal au respect

rigoureux de ces normes hiérarchiquement supérieures, il n’est pas rare de relever des

hypothèses dans lesquelles le Haut juge excède la volonté du législateur. Ainsi, si la loi du 8

février 1995 accorde la possibilité au juge d’adresser des injonctions à l’Administration, le

Conseil n’hésite pas à adopter une interprétation extensive des pouvoirs qu’il détient du fait

de cette législation. Ainsi, il satisfait des demandes variées, pas toujours envisagées par ce

texte. Il a pu enjoindre au gouvernement de prendre des décrets d’application d’une loi960, tout

comme il a pu juger recevable une demande d’injonction effectuée pour la première fois en

appel961.

Mis à part cet exemple, il est surtout notable de remarquer que l’autorité législative ne

dispose pas d’une liberté absolue pour dire le Droit. Il faut comprendre par là que si les textes

de loi foisonnent, le Palais Royal conserve une marge de manœuvre considérable dans

l’application de ces nouvelles normes ; la loi nécessitant l’intervention du Conseil pour être

mise en application. De nombreuses lois usent, en effet, de notions que le Palais Royal

interprétera de manière souveraine, de sorte que, finalement, le Haut juge ne se trouve jamais

enfermé dans les carcans employés par les textes législatifs ! Il dispose presque toujours d’une

marge de manœuvre dans l’application de ces sources, de manière à ce qu’il détienne le plus

souvent possible la faculté de faire prévaloir son opinion.

Autrement dit, y compris dans les hypothèses où il doit appliquer un texte s’imposant à lui, le

Haut juge conserve un marge de manœuvre. La loi intervenue le 31 décembre 1957 par

exemple, créant le bloc de compétence judiciaire en matière de dommages causés par des

« véhicules » atteste tout à fait de ce constat. Car, en apparence très simple, ce texte imposant

la compétence judiciaire en présence d’un dommage occasionné par un « véhicule », la

mission du Conseil d’Etat restera néanmoins de déterminer ce qu’il faut entendre par

« véhicule » ! Et alors que cette norme semblait simple d’application, l’on s’aperçoit que le

Conseil s’octroie une marge d’interprétation, et prend donc part à l’emploi de cette loi. Il lui

revient, ainsi, de préciser si tel ou tel engin constitue ou non un « véhicule » supposant la

compétence du juge judiciaire. Et force est d’admettre que cette marge de manœuvre offerte

au Palais Royal lui a permis sans doute de s’exonérer de son incompétence en n’incluant pas,

par exemple, dans la qualification de « véhicules » certains appareils pouvant pourtant y

960 C.E., Sect., 26 juillet 1996, Association Lyonnaise de protection des locataires, Rec. p. 293. 961 C.E., 15 mars 1999, Mme Devic, Rec. p. 65.

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figurer en toute objectivité962. C’est dire que le Conseil dispose encore d’une certaine autorité

dans l’application des textes.

Dans le même sens, la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, « clef

de voûte du contrôle du respect des préoccupations d’environnement par l’administration » a

malgré tout suscité une profonde intervention de la part du Palais Royal. C’est, en effet, le

Haut juge qui a imposé l’exigence du caractère sérieux de l’étude d’impact nécessitée dans le

cadre de cette loi963. La loi du 3 janvier 1986 sur la protection du littoral suppose elle aussi le

concours du Conseil d’Etat afin de la mettre en application. Ce texte prohibe en effet la

concession d’endigage, avec néanmoins certaines exceptions. Notamment, ces concessions se

trouvent proscrites « sauf pour des ouvrages ou installations liées à l’exercice d’un service

public ou l’exécution d’un travail public dont la localisation au bord de la mer s’impose pour

des raisons topographiques ». Là encore, les notions mêmes de « service public » et de

« travail public » concèdent au juge suprême une marge d’appréciation considérable, de sorte

que cette instance possède toujours son mot dans l’usage des normes pourtant écrites. Sans

occulter que cette juridiction s’accorde parfois même le privilège de rectifier certaines

qualifications effectuées par le législateur. Si, par exemple, la loi avait élevé les Monts de

piété en « établissement d’utilité publique »964, le Conseil en a fait des établissements

publics965, niant la volonté légale !

Ces illustrations attestent donc de la profonde latitude dont dispose encore le Palais Royal

dans ce mouvement de codification. Il ne se trouve nullement évincé de la scène

jurisprudentielle du fait de l’intervention fréquente du législateur. Au contraire, le législateur

semble avoir besoin de la jurisprudence du Palais Royal.

D’ailleurs, le Haut juge, fort de cette remarquable influence normative, n’hésite pas,

en certaines occasions, à faire acte de concurrence à l’égard de l’autorité législative. Un

exemple topique peut être fourni en matière de retrait des actes créateurs de droit. La loi du 12

avril 2000 qui est venue abolir la décision Eve du Conseil d’Etat966 a entendu prendre en

charge le sort du retrait des actes administratifs. Elle se limite, certes, dans un premier temps

du moins, aux décisions implicites d’acceptation pour lesquelles elle pose une possibilité de

retrait dans les deux mois suivant la naissance de cet acte. Malgré tout, le texte n’envisage pas 962 Exemple : si la tondeuse à gazon ne constitue pas un « véhicule » (C.E., 14 mars 1963, ville de Perpignan, Rec. p. 156.) ; une charrette à bras s’érige quant à elle en un « véhicule » supposant la compétence du juge judiciaire (C.E., 25 juin 1986, Mme Curtol, D.A., 1986, n°420). 963 C.E., 9 juillet 1982, Min. de l’intérieur c/ Comité départemental de défense contre les couloirs de lignes à haute tension, Rec. p. 277. 964 Loi du 24 juin 1851. 965 C.E., 20 juin 1919, Consorts Brincat, Rec. p. 535. 966 C.E., 14 novembre 1969, Eve, précité.

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l’hypothèse des décisions explicites. Ces dernières se trouvent alors réglementées par une

décision fameuse du Conseil d'Etat intervenue le 26 octobre 2001967 fixant le droit de retrait

des décisions explicites individuelles créatrices de droit dans les quatre mois à compter de la

signature de l’acte. De prime abord, l’on assiste à un juge qui reprend la logique adoptée par

le législateur pour la transposer à une nouvelle catégorie de décisions. Mais cet arrêt

manifeste surtout la survivance incontestable du pouvoir normatif du Conseil d’Etat dans la

mesure où il pose une règle inédite applicable à des situations non encore régies par le

législateur ! Il est même possible d’avoir le sentiment que l’intervention d’une loi s’opposant

à la jurisprudence classique du Palais Royal a permis à ce dernier de relancer sa fonction

normative en complétant, en suppléant les silences de ce législateur !

Nul doute que cet exemple témoigne également de la concurrence s’installant entre ces deux

autorités. En effet, le Conseil est intervenu dans un domaine que le législateur souhaitait

apparemment régir968. C’est en ce sens d’ailleurs que le Professeur GAUDEMET avance que

« l’exercice est législatif, même si le support est celui d’un arrêt »969. Nul toute que le Conseil

ait souhaité reprendre à son compte ce qui apparaissait comme une révolution au sein du droit

administratif jurisprudentiel, en devançant donc le législateur.

Là semble apportée la preuve que le Haut juge a bien du mal à abandonner l’initiative des

grandes réformes à l’autorité législative ! Il est évident que l’initiative des réformes constitue

une étape fondamentale et suscite donc parfois une vraie rivalité entre le Conseil et le

législateur. Tant que ce dernier se contentait d’entériner la jurisprudence, aucun problème ne

se posait, mais à partir du moment où le juge prend conscience que la loi peut contrarier sa

propre position, la concurrence s’installe, le Conseil tentant alors de devancer le législateur.

Pourtant, il ne faut pas généraliser ce constat. Car, si l’intervention de la loi peut effrayer le

juge suprême, l’on assiste parfois à un Conseil d’Etat qui refuse de prendre position sur

certains problèmes épineux pour les transférer à l’autorité législative.

2. L’appel du Conseil d’Etat au législateur.

Il nous a déjà été possible de démontrer que le Conseil d’Etat s’élève souvent tel le

pionnier de la loi. Et si le législateur a besoin du Palais Royal en amont, par sa fonction

consultative, le législateur a également besoin du Haut juge administratif en aval. L’on a déjà

évoqué le constat au terme duquel cette juridiction complète les textes. L’exemple de la

967 C.E., 26 octobre 2001, Ternon, précité. 968 En ce sens, voir : Y GAUDEMET, « Faut-il retirer l’arrêt Ternon ? », A.J.D.A., 2002, p. 739. 969 Ibid.

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procédure administrative contentieuse mérite malgré tout d’être cité à ce propos. L’ouvrage de

Céline WIENER consacré à cette question970 expose clairement la dépendance de la loi à la

jurisprudence même du juge administratif. L’auteur avance sans équivoque : « La codification

ne prétend pas supplanter la jurisprudence : bien au contraire, elle a besoin de son concours

pour parvenir au but escompté »971. Se trouve ainsi clairement posée la dépendance de Loi à

l’activité normative du Haut juge. Comme l’expose nettement Céline WIENER, « La relative

rigidité de la loi et la souplesse des solutions jurisprudentielles sont ici complémentaires et se

prêtent un appui réciproque : à l’une doit revenir le soin de fonder les principes, aux autres

celui d’en préciser les modalités d’application »972.

Et l’on ne saurait nier la prolifération de textes en matière de procédure

contentieuse973. En effet, chaque chapitre, chaque section, chaque paragraphe, voire chaque

alinéa du régime de la procédure administrative contentieuse continuent à porter la marque du

juge qui a toujours fixé la portée et donc a orienté la mise en œuvre des textes existants974. Le

Haut juge a en réalité concrètement participé à cette codification du contentieux administratif,

que ce soit par sa mission consultative, en conseillant le Gouvernement dans l’initiative

législative, mais également par sa jurisprudence ainsi que par ses avis contentieux975. Le

Conseil d’Etat ne semble donc pas étranger au phénomène de mutation du droit prétorien en

droit écrit. Il semblerait même que l'initiative de cette instance se trouve d’ailleurs à l’origine

de la plupart des grands textes intervenant concernant la procédure contentieuse976. De cette

manière, l’œuvre jurisprudentielle ne constituerait plus l’instrument de prédilection du

Conseil d’Etat afin de fixer les différentes règles régissant le contentieux administratif.

Pourtant, « si les techniques changent, l’expression du nouveau droit du contentieux

administratif passe toujours, pour l’essentiel, de son débit par le Conseil d’Etat »977. Le Palais

Royal aurait donc, en quelque sorte, provoqué ce mouvement de codification informelle en

droit administratif. Le Professeur LINOTTE avait déjà pu envisager cette théorie. Ses mots

méritent d’être rapportés. Il avance en effet, « Le juge administratif lui-même a sans doute

970 C. WIENER, Vers une codification de la procédure administrative, op. cit. 971 Ibid, p. 55. 972 Ibid. 973 Voir la loi du 8 février 1995 sur le pouvoir d’injonction ; loi du 25 juin 1990 sur les ordonnances des Présidents des Tribunaux Administratifs ; loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridictionnelle ; loi du 9 février 1994 portant diverses dispositions en matière d’urbanisme et de construction ; loi du 4 janvier 1992 créant le référé pré contractuel ; loi du 30 juin 2000 portant réforme des procédures d’urgence qui découle outre de la propre volonté du Conseil d’Etat. 974 B. PACTEAU, « Procédure administrative contentieuse, retour à la loi, et après ? », R.F.D.A., 1996, p. 5. 975 On pense aux avis sur le droit de timbre. 976 Y. GAUDEMET, « Remarques sur l’évolution des sources du droit du contentieux administratif », in Mélanges offerts à P. DRAI, Le juge entre deux millénaires, DALLOZ, 2000, p. 329 et spéc. p. 340. 977 Ibid.

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contribué à cette évolution par son attitude. Peut-être même l’a-t-il souhaité ? Par son

autolimitation, son refus de franchir certains pas et de poser de nouvelles règles souhaitées par

la doctrine et les administrés, - accès aux documents administratifs, motivation, meilleure

exécution des décisions de justice -, le Conseil d’Etat a fait clairement comprendre au

législateur quel chemin il convenait de prendre »978. Et l’intérêt de cet argument à ce stade de

l’étude est de démontrer que le Conseil d’Etat a lui aussi grandement besoin de l’activité

légale, que ce soit pour le décharger d’une tâche énorme comme ce fut le cas pour la

procédure administrative contentieuse, mais également lorsque la difficulté qui lui est soumise

s’avère épineuse.

Un exemple de cette dernière affirmation s’impose. L’affaire Mme Senanayake déjà citée

antérieurement979 illustre parfaitement cette nouvelle tendance du juge à s’en remettre au bon

vouloir du législateur. Dans cet arrêt, le Conseil est amené à se prononcer sur la complexe

conciliation entre l’obligation déontologique du médecin de sauver la vie et son devoir de

respecter la volonté du malade. La difficulté tient donc à l’hypothèse du refus de soin d’un

patient appartenant à la communauté des Témoins de Jéhovah du fait de ses convictions

religieuses. Après avoir censuré la Cour administrative d’appel pour erreur de droit en ce

qu’elle prônait une solution trop générale980, le Conseil opte quant à lui en faveur d’une

position pragmatique, préconisant au contraire une appréciation au cas par cas.

La Haute juridiction n’a, finalement pas pris position sur la question. Elle n’apporte aucune

réelle issue à cette difficulté relevant presque du débat de société de sorte que les

commentateurs de cette décision ont pu constaté « ce cas d’espèce (…) n’emporte pas de règle

généralisable à d’autres »981.

Le juge a, sans doute, préféré abandonner cette délicate question au législateur, convaincu que

seule cette autorité mériterait d’apporter un dénouement à ce débat982. Ainsi, alors que durant

des décennies le droit administratif était caractérisé par un Conseil d’Etat soucieux de bâtir à

tout prix une cathédrale jurisprudentielle en adoptant des solutions générales et abstraites

s'appliquant au-delà de l’espèce envisagée, l’on constate que dans cette affaire délicate, le

juge ne souhaite pas réellement prendre position. Un tel renversement de son attitude peut

s’expliquer en pratique par les controverses que peut susciter un tel débat de société qui le 978 D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel », art. préc., p. 636. 979 C.E., 26 octobre 2001, Senanayaké, précité. 980 La Cour faisait primer l’obligation de sauver la vie de manière générale et absolue sur le devoir du médecin de respecter la volonté du malade. 981 M. DEGUERGUE, Note sur C.E., Sect., 26 octobre 2001, Mme X, A.J.D.A. 2002, p. 260 et spéc. p. 263 982 Même si l’on constate à regret que l’appel lancé au législateur n’a pas vraiment été réceptionné, la loi du 4 mars 2002 n’ayant prévu aucune disposition particulière à ce sujet. Le Conseil d’Etat semble alors maintenir la solution adoptée en 2001 aussi insatisfaisante soit-elle

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placent, de manière évidente, quelle que soit sa position, dans une posture délicate subissant

alors les vives et virulentes critiques doctrinales983. Nul n’en disconviendra, le Conseil semble

privilégier en l’occurrence la voie législative et s’éclipser de cette controverse. L’on assiste à

une véritable « leçon d’humilité » de la part du Conseil984 qui se retire volontairement d’une

telle discussion, reconnaissant l’aptitude du pouvoir législatif à ce titre.

Il semble donc fondamental de noter que le Haut juge a également besoin du législateur. La prolifération de lois ne lui pèse nullement, au contraire, il l’a, en certaines occasions, favorisée, tout comme il peut inciter ponctuellement l’intervention d’une loi. D’ailleurs, sur ce point, la décision Ternon, présentée comme le « premier grand arrêt

du 21ème siècle »985 paraît elle aussi nécessiter une intervention législative ultérieure. Si par cet

arrêt, le Conseil a cru améliorer le régime du retrait des actes administratifs, il faut, en réalité,

constater que cette jurisprudence a, au contraire, complexifié cet état du droit. En effet, cette

décision n’a nullement envisagé l’ensemble des hypothèses possibles laissant un flou

artistique en la matière. Mais également, les exceptions au nouveau délai de retrait de quatre

mois prévues par cet arrêt ne se trouvant nullement détaillées986, le droit en découlant n’en

ressort alors aucunement simplifié. Ainsi, malgré cette décision jugée à première vue

« révolutionnaire », l’on espère avec impatience l’intervention d’une loi censée, cette fois,

harmoniser, clarifier le régime du retrait. C’est d’ailleurs en ce sens que le Professeur

GAUDEMET envisage cet arrêt comme « une incitation, un peu outrancière, au législateur de

compléter et d’achever, dans la cohérence, sa réforme du droit au retrait des actes

administratifs »987 ; et annonce en outre : « L’arrêt Ternon, pour échapper au retrait, devra être

dépassé… par la loi »988. Là encore l’œuvre législative bonifiera la solution jurisprudentielle.

Un dernier exemple de cet appel du Conseil d’Etat à la compétence du législateur peut

encore être apporté à travers la question de la laïcité et de son application au sein des

établissements publics d’enseignement. Après un avis remarqué989, le Conseil a pris position

au niveau contentieux par divers arrêts. La principale décision méritant notre attention

demeure l’arrêt Kherroua990. Dans cette affaire, le juge considère, conformément à son avis,

que la laïcité ne fait pas obstacle au port de signes religieux au sein de ces établissements à

condition que ce port de signes religieux n’ait pour but une quelconque provocation, ne

983 Comme tel fut le cas lors de l’adoption de la solution Bianchi. 984 M. DEGUERGUE, Note sur C.E., Sect., 26 octobre 2001, Mme X, précitée, p. 263. 985 J.-Y. CHEROT, J.-C. RICCI, J. TREMEAU, Chron., A.J.D.A. 2002, p. 462. 986 Le Conseil se contente de préciser « sauf dispositions législative ou réglementaire contraires ». 987 Y GAUDEMET, « Faut-il retirer l’arrêt Ternon ? », op. cit., p. 739. 988 Ibid p. 739. 989 Avis du C.E., 27 novembre 1989, précité. 990 C.E., 2 novembre 1992, Kherroua, R.F.D.A., 1993, p. 112, Concl. D. KESSELER.

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constitue pas un obstacle au bon déroulement des enseignements, et ne soit pas un danger

pour la sécurité des élèves.

De nouveau la voie suivie par le Haut juge reste pragmatique, le Conseil optant pour un

raisonnement au cas par cas. Autrement dit, le juge a fait de cette difficulté une affaire

d’espèce, et s’est encore éclipsé du débat, ne souhaitant pas régler la question de manière

générale. Et au lieu de poursuivre l’édification de cet édifice jurisprudentiel, le Conseil a,

encore, préconisé une voie équitable, au cas par cas. Il est tentant d’y percevoir de nouveau un

appel au législateur plus apte à solutionner ce genre de difficulté.

Certes, une loi est intervenue assez tard, le 15 mars 2004. Elle semble résoudre, enfin, ce

débat de société en ce qu’elle précise : « Le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves

manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit »991. Ce texte sonne donc

le glas de l’avis ainsi que de la jurisprudence traditionnelle du juge suprême en la matière.

D’ailleurs, ce dernier semble s’aligner sur l’esprit de ce texte ; une décision rendue le 8

octobre 2004992 suivant la lettre de la loi. Il est tout de même permis de douter quelque peu de

la capacité d’une loi qui a suscité tant de controverses à anéantir totalement une jurisprudence

ainsi qu’un avis aussi fondamentaux du Palais Royal. En réalité, il est possible de comprendre

que si le juge reconsidère sa propre position il s’agit en fait davantage de la réception par le

Haut juge d’une solution imposée par la voie européenne993 plus qu’un alignement pur et

simple du juge sur la loi… Autrement dit, c’est sans doute l’intervention d’une décision de la

C.E.D.H. qui conduit le Conseil à remanier sa propre jurisprudence plus que l’adoption de la

loi… En tout état de cause, quelle que soit l’influence de la loi sur le revirement de

jurisprudence opéré par la Palais Royal, une fois encore ce dernier semble avoir délégué la

résolution définitive de ce débat houleux de société à la compétence du législateur.

Cette série d’exemples témoigne de ce que, aussi capitale que soit l’œuvre normative

du juge administratif suprême, ce dernier n’hésite pas à s’en remettre à la volonté du

législateur. L’on assiste à un Conseil d’Etat sans aucun doute plus enclin aujourd’hui

qu’autrefois à l’intervention du législateur sur certaines difficultés difficilement solubles. Ce

renvoi au législateur ne nous surprend d’ailleurs guère dès lors que l’on a pu comprendre que

la codification du droit n’a en aucun cas muselé le Conseil d’Etat, et ne lui a nullement retiré

sa propre capacité de dire le droit. Aussi, cette substitution de la loi à la jurisprudence n’ôte

991 Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant en application du principe de laïcité le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Texte valant pour les établissements publics d’enseignement et conduisant à l’insertion d’une nouvelle disposition dans le cadre de l’éducation. 992 C.E., 8 octobre 2004, Union française pour la cohésion nationale, n° 269077. 993 Un arrêt de la C.E.D.H., 29 juin 2004, Leyla Sakin c/ Turquie ayant adopté une position similaire.

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pas au Conseil sa fonction de jurisprudence qui lui permet de forger le droit administratif. Et

si cette matière n’est plus exclusivement prétorienne, elle demeure néanmoins

fondamentalement jurisprudentielle. Car comment justifier l’usage dans cette étude des

nombreuses décisions récentes et constructives du Haut juge si ce n’est par sa propension

effective à poursuivre sa mission de juris dictio…

A travers une mission normative renouvelée, tendant essentiellement à interpréter les textes,

le Conseil perpétue sa fonction normative. L’on peut alors aisément conclure, à l’instar du

Professeur Manuel GROS, que la codification n’est pas nécessairement un moyen de museler

le juge, elle peut même le servir994.

Chapitre 2 : Un Conseil d’Etat toujours présent sur la scène jurisprudentielle.

Il est de coutume de présenter le droit administratif telle une matière entièrement

forgée où il ne reste quasiment plus rien à construire. Qu’il nous soit, pourtant, permis de

douter de cette affirmation. Face à une société où les mentalités évoluent, de nouvelles

difficultés se posent.

La matière, et spécialement le Conseil d’Etat, se doit de faire face à un certain nombre de

besoins inédits. La Haute Assemblée demeure alors présente et efficace dans l’œuvre

d’évolution et de perfection du droit administratif jurisprudentiel. C’est ainsi que réglant des

problèmes de société épineux ou se contentant de reconsidérer certains arrêts insuffisants, le

Haut juge est intervenu par une jurisprudence remarquable et remarquée, répondant aux

attentes des administrés (Section I).

Mais la « résistance normative » du Conseil d’Etat ne se limite pas à la rénovation de l’édifice

jurisprudentiel, puisque cette juridiction s’est, de manière surprenante, octroyée de nouvelles

prérogatives juridictionnelles, renouvelant, en l’étendant, son propre office, en s’accordant

notamment la faculté de dicter les suites des annulations qu’elle prononce, mais également de

moduler les effets dans le temps de ses propres annulations (Section II).

994 M. GROS, « La codification au service du droit administratif ».

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Section I : Une jurisprudence renouvelant le droit administratif classique.

L’intervention du Conseil d’Etat est particulièrement remarquable et remarquée

s’agissant de certains problèmes de société, le Haut juge faisant évoluer considérablement sa

position (Paragraphe 1). Mais cette instance ne se limite pas aux débats houleux de société,

elle a également su intervenir en matière de droit administratif général, remaniant alors sa

jurisprudence parfois très ancienne (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Les problèmes de société.

Il n’est pas rare d’obtenir du Palais Royal une réponse juridique aux problèmes

éthiques ou moraux mis en évidence par notre société contemporaine. Que l’on pense aux

difficultés liées à la responsabilité administrative et notamment à certaines affaires comme le

scandale du sang contaminé995, ou encore les interrogations et débats suscités par des

pratiques comme l’avortement996 , le Palais Royal sait agir afin de mettre un terme à des

querelles sociétales et, ainsi, apaiser les ardentes controverses ravivées de plus par un contexte

souvent passionné. Notre étude semble témoigner d’une pratique encore efficace et

dynamique par le Conseil d’Etat de la résolution des problèmes de société. C’est ainsi que,

récemment, le scandale provoqué par la catastrophe sanitaire issue des conséquences

désastreuses de l’amiante (A) a suscité une intervention du Conseil particulièrement attendue

afin d’établir les responsabilités. De la même manière, mais dans un tout autre domaine, la

question de la responsabilité de l’Etat français du fait des exactions commises sous le régime

995 C.E., Ass., 10 avril 1993, M. G., M. B., M. D., Rec. p. 110, précité. 996 C.E., Ass., 30 juin 2000, Asso. Choisir la vie et aes, A.J.D.A., 2000, p. 729 , Concl. S. BOISSARD.

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de Vichy a, elle-aussi, requis une position jurisprudentielle du Haut conseil tout à fait

exemplaire (B).

A. La catastrophe sanitaire de l’amiante.

Adoptant une logique semblable à celle qu’il avait suivie lors du scandale du sang

contaminé, reconnaissant la responsabilité pour faute simple de l’Etat du fait de sa mission de

contrôle et de réglementation de l’activité de transfusion sanguine997, le Conseil d’Etat s’est

employé à prendre une position très ferme quant au problème de l’amiante reconnaissant la

responsabilité de l’Etat pour carence fautive en ce domaine (1) ; solution audacieuse qui

témoigne véritablement de la volonté du Haut juge de dénoncer les fautes de l’Etat et surtout

de les condamner (2).

1. La responsabilité de l’Etat pour carence fautive.

La principale controverse liée à l’amiante tient à son caractère très nocif. Plus

exactement, ce sont les fibres d’amiante qui se trouvent à l’origine de la catastrophe sanitaire

révélée en réalité dans quatre espèces soumises au Palais Royal998 lui offrant l’occasion, après

avoir confirmé les arrêts d’appel, d’opter pour une position ferme et rigoureuse dans cette

affaire intervenue dans un contexte passionné, ému par un tel scandale.

Ces fibres d’amiante constituent, en effet, un matériau aux propriétés physiques et chimiques

exceptionnelles. Elles ne brûlent pas jusque 180 degrés et possèdent de grandes propriétés

isolantes. La France pratiqua un usage important de ce matériau à partir de la deuxième guerre

mondiale notamment dans l’industrie textile, mais aussi comme moyen d’isolation, ou encore

pour du matériel anodin tel que les plaquettes de frein, les grille pain, les tables à repasser…

997 C.E., Ass. , 10 avril 1993, M. G., M. B., M. D., précité. 998 C.E., Ass., 3 mars 2004, Min. de l’emploi et de la solidarité c/ Bourdignon, n° 241150 ; Min. de l’emploi et de la solidarité c/ Botella, n° 241151, A.J.D.A., 2004, p. 974, chron. ; Min. de l’emploi et de la solidarité c/ Xueref, n° 241153 ; Min. de l’emploi et de la solidarité c/ Thomas, n° 241152, R.F.D.A., 2004, p. 612, Concl. E. PRADA-BORDENAVE.

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Pourtant, les propriétés foncièrement nocives de ce matériau ne faisaient guère de doute dès le

début du vingtième siècle999. Dès 1906, en effet, un inspecteur du travail, Auribault, rédigeait

un article au Bulletin de l’inspection du travail1000 dénonçant la dangerosité des fibres

d’amiante, cause de mortalité d’une cinquantaine d’ouvriers d’une usine normande1001.

Suivait en 1930 une étude statistique sur la nocivité de l’amiante publiée par un médecin

lyonnais.

A l’étranger, et notamment en Grande Bretagne, un professeur de pneumologie établissait en

1950 un rapport relevant l’existence certaine d’un lien entre la fabrication de l’amiante textile

et le cancer du poumon. La même année, une conférence de l’Académie des Sciences de New

York concluait à la responsabilité de l’exposition professionnelle à l’amiante. Consciente de

toutes ces études scientifiques, le Commissaire PRADA-BORDENAVE tirait la conclusion

suivante : « Les effets nocifs de l’amiante sur la santé des ouvriers sont suffisamment connus

en France pour que soient inscrits au tableau des maladies professionnelles un certain nombre

de silicoses et leurs complications cardio-vasculaires causés par les travaux de forage et

d’extraction de l’amiante ainsi que les travaux de broyage, de concassage, de tamisage et de

manipulation à sec de minerai ou de roche amiantifère »1002 .

Pourtant, jusque 1976, aucune mesure n’était prise en France afin de réglementer le sort des

travailleurs de l’amiante. Des conséquences gravissimes en découlaient, puisque de nombreux

cas de cancer furent révélés et développés par ces travailleurs. Le scandale de l’amiante

touche aujourd’hui deux mille victimes par an, et la mortalité due à l’amiante devrait

augmenter de vingt cinq pour cent tous les trois ans pendant au moins deux décennies, selon

les estimations des experts de l’INSERM1003.

Se pose donc une situation choquante : l’Etat, au fait de la nocivité de ce matériau est

demeuré inactif, il n’a pris aucune mesure adéquate prévenant une telle catastrophe sanitaire.

Cette abstention de l’Etat semble d’autant plus condamnable que l’amiante était bon marché,

ce qui conduit inévitablement à penser que l’Etat français aurait fait primer l’intérêt

économique sur la santé publique.

999 Sur ce point, voir les conclusions de E. PRADA-BORDENAVE, précitées, p. 623 et s. 1000 Intitulé : « L’hygiène et la sécurité des ouvriers dans les filatures et les tissages d’amiante ». 1001 « L’atmosphère des filatures et tissages d’amiante tient constamment en suspension un nombre infini de cristaux de silice exerçant leur action dangereuse sur les organes respiratoires des ouvriers ; ils viennent éroder et déchirer le tissu pulmonaire provoquant par leur action pernicieuse une phtisie spéciale. ». 1002 Conclusions précitées. 1003 C. DURAND, « Droit de la santé publique et protection des travailleurs : le cas de l’amiante. », Comm. sur C.A.A. Marseille, 18 octobre 2001, Min. de l’emploi et de la solidarité c/ Bourdignon, Thomas, Xueref , Botella, D.E., Mars 2002, n° 96, p. 54 et spéc. p. 58.

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Les affaires portées en 2004 au Conseil d’Etat révèlent la volonté d’agir non

seulement en réparation mais essentiellement afin de dénoncer les fautes de l’Etat et de le voir

condamné.

La voie suivie par la Haute instance s’avère tout à fait louable car ferme et équitable. Elle

retient la responsabilité de l’Etat pour carence fautive dans l’exercice de sa mission de

prévention de la santé publique sur l’ensemble du territoire national. Et force est de constater

que sa position est vraiment sévère. Elle établit deux périodes dans la gestion de l’affaire de

l’amiante : avant 1977, où aucune mesure n’était adoptée ; puis, après 1977, année à laquelle

les réglementations voient le jour1004 mais se révélerons vite insuffisantes. De la sorte, le

Conseil retient d’une part la responsabilité de l’Etat pour carence fautive avant 1977, aucune

mesure de protection des travailleurs de l’amiante n’étant entreprise. Face à des risques

connus et avérés de cancers dus à la fibre d’amiante, l’Etat est resté passif, constat

immanquablement honteux ; les auteurs avançant sans équivoque : « Pendant les années 1960,

les travailleurs étaient laissés dans l’ignorance de la dangerosité du produit, alors que depuis

dix ans on savait qu’il était potentiellement cancérigène. »1005.

Mais cette absence de toute politique de prévention instituée par l’Etat est aggravée par

l’insuffisance des diverses mesures intervenues à partir de 1977. Le premier décret fixait en

effet un seuil d’inhalation de poussières d’amiante bien trop élevé par rapport aux seuils

établis par les directives communautaires. Le décret de 1977 imposait que la concentration

moyenne en fibres d’amiante dans l’atmosphère inhalée par un salarié pendant sa journée de

travail ne soit pas supérieure à deux fibres par millilitre. Or, après ce décret, les cancers

continuent de se développer et des directives communautaires fixent alors un seuil inférieur

réduisant de moitié le seuil fixé en 19771006.

Face à une réglementation insuffisante, l’Etat est donc encore condamné pour faute,

notamment en ce que, après l’intervention des textes communautaires, il ne pouvait plus se

prévaloir de son ignorance quant au caractère excessif du seuil fixé en 1977. L’Etat n’ayant

pas adopté les mesures utiles et efficaces pour protéger la santé publique d’un danger pouvant

entraîner la mort voit donc sa responsabilité engagée. Une telle solution, aussi juste soit-elle

pour les victimes, reste audacieuse, le Conseil n’hésitant pas à dénoncer les fautes de l’Etat !

1004 Premier décret : décret n° 77-949, du 17 août 1977. 1005 M.-F. DELHOSTE, « Les risques liés à l’amiante : une gestion étatique défaillante (Comm. de la décision du Conseil d’Etat, 2 mars 2004, Min. de l’emploi et de la solidarité) », R.D.P., 2004, p. 16-17. 1006 Directive n° 83-477 du 19 septembre 1983, transposée par décret du 27 mars 1987 ; puis une seconde directive du 25 juin 1991, transposée par décret n° 92-634 du 6 juillet 1992 abaissant encore les seuils à 0,6 fibres par millilitre en moyenne sur huit heures pour l’amiante blanc, et 0,3 fibres par millilitre pour les autres variétés d’amiante.

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2. Une solution audacieuse.

Par ses décisions rendues en Assemblée le 3 mars 2004, le Conseil d’Etat a apporté la

pierre finale à l’édifice jurisprudentiel du régime de responsabilité de l’Etat dans la gestion de

ce scandale sanitaire.

En retenant la responsabilité de l’Etat pour fautes, le Conseil prend une voie audacieuse, mais

nécessaire, marquant une étape fondamentale dans l’histoire de la jurisprudence

administrative. L’on ne doute pas de la difficulté pour le juge administratif de dénoncer et

condamner l’action publique, le juge optant en certains domaines pour une responsabilité sans

faute afin de ne pas à avoir de porter de jugement de valeur sur le comportement de la

Puissance Publique. Pourtant, le contexte ici étudié s’avère différent et essentiellement

délicat, faisant intervenir des victimes nombreuses, et des conséquences gravissimes dues à

l’exposition prolongée à l’amiante.

En prononçant une condamnation de l’Etat dans cette catastrophe, le Conseil d’Etat adopte

une décision retentissante, rappelant ainsi à l’Etat les obligations lui incombant en matière de

lutte contre les fléaux sociaux et l’hygiène, la sécurité des travailleurs ; certains allant jusqu’à

saluer la « vertu pédagogique »1007 de cette décision.

Néanmoins, il convient de souligner le caractère audacieux d’une telle jurisprudence. La

responsabilité de l’Etat est engagée en raison de sa carence fautive c’est à dire de son

abstention d’abord dans la prévention de la santé publique, puis de l’inadaptation des mesures

édictées face à l’ampleur du danger représenté par l’amiante. Et concernant la responsabilité

de l’Etat pour la période post-1977, le Conseil aurait pu ne pas retenir la faute de l’Etat pour

adopter un raisonnement analogue à celui tenu dans l’affaire N’Guyen où la Haute Assemblée

avait retenu la responsabilité sans faute du centre de transfusion sanguine en raison de la

dangerosité des produits transfusés. Qu’il nous soit permis de remarquer que le Conseil aurait

pu opter pour cette responsabilité sans faute fondée sur le risque en raison du caractère

dangereux et nocif de l’amiante, pour la période postérieure à 1977, c’est à dire une fois les

mesures de protection édictées. Toutefois, il faut reconnaître que la responsabilité ici évoquée,

c’est à dire une responsabilité pour faute de l’Etat, est tout à fait révélatrice. Elle atteste de

l’effort du juge administratif afin de responsabiliser l’Etat et le condamner. Utiliser la voie de

la responsabilité fondée sur le risque ne semblait pas ici suffisant dans la mesure où le

1007F. DONNAT et D. CASAS, Chron., A.J.D.A., 2004, p. 974.

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scandale sanitaire dévoilait des fautes manifestes de l’Etat et requérait alors une

condamnation exemplaire.

Il est évident que la volonté du Conseil était de délivrer une décision retentissante et a, pour

ce faire, préféré la voie de la responsabilité pour faute en lieu et place de la responsabilité sans

faute de l’Etat fondée sur le risque professionnel1008 ou du fait du caractère dangereux de

l’amiante, qui n’aurait pas permis de dénoncer ouvertement les fautes de l’Etat ! Par ailleurs,

il faut noter que l’action intentée par les différentes victimes tendait à condamner l’Etat plus

qu’à obtenir une compensation financière1009. Nul n’en disconviendra, le Palais Royal sait

répondre parfaitement aux attentes des administrés. Sa jurisprudence s’adapte aux besoins de

la société. Son intervention se veut en l’occurrence réellement efficace, et ce genre de position

jurisprudentielle fait, assurément, taire les partisans de la doctrine soutenant que « l’époque

des grandes constructions jurisprudentielle [est] révolue depuis de nombreuses années »1010. Il

est vrai que les grandes règles sculptant le droit administratif sont posées depuis longtemps,

mais il n’en demeure pas moins que l’office du Conseil reste attendu sur d’autres problèmes.

Ainsi, le Haut juge continue d’exercer pleinement et efficacement sa mission prétorienne. Et

par sa jurisprudence toujours dynamique, cette juridiction poursuit la fondation de la matière,

en en dictant les évolutions nécessaires et en se montrant soucieuse des intérêts des

administrés. L’art de création du Palais Royal est loin de disparaître1011, cette instance se

trouvant en tout état de cause appelée à régler certaines questions pour le moins houleuses. La

responsabilité de l’Etat du fait des exactions vichyssoises permet, elle-aussi, de témoigner

d’un Conseil d’Etat aux prises avec une société où les esprits évoluent ; le juge se trouvant

alors tenu d’adapter sa jurisprudence à cette évolution sociale.

B. La responsabilité de l’Etat du fait des exactions vichystes..

L’objet de cette analyse n’est pas de porter un jugement sur le comportement de la

Haute Assemblée sous le régime de Vichy, nous renvoyons à ce sujet à divers ouvrages bien

1008 C.E., 21 juin 1995, Cames, Rec. p. 509, Concl. ROMIEU ; D., 1896, 3, p. 65, Concl. ; S., 1897, 3, p. 33, Concl., note HAURIOU. 1009 Notons que ces victimes ont refusé l’indemnité proposée par le fonds d’indemnisation de l’amiante mis en place par la loi du 23 décembre 2000 afin d’obtenir une décision de justice dénonçant et condamnant l’Etat pour ses fautes. 1010 Ch. HEUMANN, « Dix ans de jurisprudence du Conseil d’Etat », E.D.C.E., 1976, n° 28, p. 35. 1011 Contrairement au Professeur LINOTTE qui faisait état d’un déclin du pouvoir jurisprudentiel, A.J.D.A., 1980, p. 632, article précité.

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plus complets que ne pourrait l’être une infime partie d’une thèse1012. Certes, un constat

s’impose tout de même. Philippe FABRE présente en effet un Conseil d’Etat oscillant entre

sévérité et libéralisme sous cette période troublée1013, concluant : « Toute intentionnalité, les

responsabilités qui en découlent ne sauraient se voir appréciées qu’à l’aune des

personnes »1014. Il est vrai que le rôle du Conseil sous ce régime s’avérait fort complexe ; son

œuvre jurisprudentielle attestant des efforts soit pour appliquer strictement la législation de

Vichy, soit pour introduire des principes libéraux au sein de ce régime autoritaire (1). Il est

toutefois remarquable de noter qu’après une période pendant laquelle le Conseil a eu tendance

à magnifier son rôle sous Vichy, la Haute juridiction a, aujourd’hui, revu sa copie pour,

finalement, reconsidérer par sa jurisprudence la responsabilité de l’Etat républicain dans les

exactions de Vichy. Opérant ainsi un véritable « travail de mémoire », le Conseil poursuit

activement sa mission normative et demeure encore à l’origine des jurisprudences faisant date

dans l’histoire du droit administratif plus précisément, mais aussi, plus largement, dans

l’histoire de l’Etat français (2).

1. Le rôle du Conseil d’Etat sous Vichy.

L’attitude adoptée par le Conseil d’Etat sous l’ère Pétainiste s’est révélée empreinte de complexité. Placée dans une atmosphère profondément autoritaire, la Haute juridiction s’est trouvée partagée entre le devoir d’application d’un « anti-droit », la législation antisémite, et son respect jusque là permanent des principes fondamentaux tels qu’issus de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cette conciliation plus qu’ardue se révèle tout à fait dans l’analyse de la jurisprudence du Conseil sous cette période. En effet, si le Conseil déploie une série de décisions dans lesquelles il applique à la lettre les lois de Vichy, cette juridiction prend également soin, en certaines circonstances, de développer certains principes libéraux antinomiques à la politique autoritaire du régime de Vichy. Une partie de la doctrine1015 s’est attachée à magnifier le rôle tenu par le Conseil dans cette

période. Tony BOUFFANDEAU avance ainsi : « Sous le régime de Vichy et l’occupation

ennemie, le Conseil d’Etat a continué à exercer son rôle de juge en pleine indépendance et

qu’en assurant, dans toute la mesure de ses moyens, le maintien de principes de notre droit

public, la protection des libertés individuelles, des garanties des fonctionnaires et des droits de

la défense, il est demeuré fidèle à ses traditions et à la mission qu’il avait remplie sous le

régime républicain ». Il est vrai que la principale illustration ce cet attachement tout de même

1012 P. FABRE, Le Conseil d’Etat et Vichy : le contentieux de l’antisémitisme , Publications de la Sorbonne, 2001 ; J. MARCOU, Le Conseil d’Etat sous Vichy, Thèse, Grenoble II, 1984. 1013 P. FABRE, Le Conseil d’Etat et Vichy : Le contentieux de l’antisémitisme, op. cit. 1014 Ibid. p. 365. 1015 T. BOUFFANDEAU, « La continuité et la sauvegarde des principes du droit public français entre le 16 juin 1940 et l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution », E.D.C.E., 1947, p. 23.

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manifeste du Conseil aux valeurs républicaines malgré un contexte autoritaire réside en la

consécration de principes généraux du droit. Benoît JEANNEAU estime ainsi : « C’est à la

faveur de ces années de trouble que naquit la théorie des principes généraux du droit,

construite de toutes pièces par le juge administratif pour pallier les bouleversements

consécutifs à l’instauration du régime de Vichy »1016.

De manière analogue, François GAZIER, Michel GENTOT et Bruno GENEVOIS

reconnaissent que cette théorie s’est trouvée mise en pleine lumière à partir de 19401017. L’on

n’oublie pas, en effet, la consécration des droits de la défense dès 1944 à l’occasion de la

décision Dame Veuve Trompier-Gravier1018, principe élevé expressément au rang de principe

général du droit un an plus tard avec l’arrêt Aramu1019. De même, il semble encore plus

remarquable de relever le rappel par le Conseil de véritables principes issus de la conception

libérale de 1789, et ce, à l’occasion des décisions visant les personnes faisant l’objet de la

législation anti-juive. Ainsi, l’on constate que, selon le Conseil d’Etat, le principe d’égalité de

tous les français devant la loi quelle que soit la race ou la religion continue de s’appliquer

même pendant le régime pétainiste, et doit être respecté par l’Administration entière dès lors

qu’aucune loi de Vichy n’y a apporté d’atteinte particulière. La décision Darmon, Siboun et

Bensoussan1020 atteste du maintien de ce principe d’égalité au sein de la jurisprudence du

Palais Royal qui a, en l’espèce, annulé la décision du gouverneur d’Algérie qui avait fixé un

quota d’élèves juifs admis dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire.

Considérant qu’aucune loi « ne restreignait l’admission d’élèves juifs dans les établissements

primaires et secondaires, ni ne conférait aux autorités publiques le pouvoir de limiter ladite

admission », le Haut juge annule ladite décision et affirme par là même la survivance du

principe d’égalité dans ce régime, constat quelque peu paradoxal mais tout à l’honneur du

Palais Royal.

Dans une autre décision, l’on relève une fois encore l’attachement, certes implicite, mais réel

du Conseil à la défense d’une autre valeur tout aussi fondamentale et issue de l’ère

républicaine : la liberté de conscience. Dans cet arrêt rendu en juillet 19431021, le juge estime

1016 B. JEANNEAU, Les principes généraux du droit dans la jurisprudence administrative, Thèse, Sirey, 1954, p. 155 ; 1017 F. GAZIER, M. GENTOT, B. GENEVOIS, « La marque des idées et des principes de 1789 dans la jurisprudence du Conseil d’Etat et du Conseil Constitutionnel », E.D.C.E., 1989, n° 40, p. 157-158. 1018 C.E., Sect., 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier, Rec. p. 133 ; D., 1945, p. 110, Concl. CHENOT, note DE SOTO ; R.D.P., 1944, p. 246, Concl. , note G. JEZE. 1019 C.E., Ass., 26 octobre 1945, Aramu, Rec. p. 213 ; S., 1946, 3, p. 1, Concl. R. ODENT ; D., 1946, p. 158, note G. MORANGE ; E.D.C.E., 1947, p. 48, Concl. R. ODENT. 1020 C.E., 21 janvier 1944, Darmon, Siboun, Bensoussan, Rec. p. 22. 1021 C.E., 9 juillet 1943, Ferrand, Rec. p. 176.

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qu’ « aucun motif tiré du bon ordre et de la sûreté publique ne justifie la disposition de

l’arrêté préfectoral imposant aux voyageurs l’obligation de répondre à une question générale

touchant leur religion ; une telle prescription est entachée d’excès de pouvoir ». Assurément,

le Conseil entend, de manière tacite, promouvoir la liberté de conscience, même si, confronté

à l’hostilité d’un régime autoritaire l’on comprend qu’il n’ait pu affirmer ouvertement

entendre faire régner la liberté de conscience. L’essentiel reste néanmoins l’esprit de cette

décision préservant indirectement l’opinion et la conscience des individus. Cette résurgence

de principes issus de la tradition républicaine se heurte malgré tout à l’obligation pour cette

instance d’appliquer également la loi de Vichy. Autrement dit, l’on se doit tout de même de

constater que l’attitude de ce Haut juge ne s’est pas toujours révélée favorable aux individus

victimes de la politique antisémite. Ainsi, en matière d’aryanisation économique, le Conseil

s’est, la plupart du temps, borné à appliquer les textes, prenant acte notamment de la finalité

de la loi du 22 juillet 1941 tendant à « éliminer toute influence juive dans l’économie

nationale ». Il applique alors strictement cette loi1022 ; même si, par la suite, l’on notera un

assouplissement de sa jurisprudence. Dans l’arrêt Bickert1023, le Conseil rappelle que le

processus d’aryanisation économique n’est pas applicable « sauf exception motivée aux

immeubles ou locaux servant à l’habitation personnelle des intéressés, de leurs ascendants ou

descendants, ni aux meubles meublant qui garnissent lesdits immeubles ou locaux »1024.

Mais la position du Conseil d’Etat a pu également s’avérer très sévère à l’égard de la preuve

de la non judéité. Cette question a suscité une jurisprudence stricte, admettant notamment que

de simples présomptions avancées par l’Administration pouvaient valablement établir la

judéité d’une personne ; cette dernière devant apporter la preuve ou un commencement de

preuve contraire. Et le Conseil s’est avéré relativement exigeant quant au commencement de

preuve1025.

La question des internements administratifs a, elle-aussi, engendré une position pour le moins

rigoureuse du Palais Royal. Dans l’arrêt Monossohn1026, le juge considère la détention à

environ quatre cents kilomètres de Clermont où l’intéressé devait tenter de faire valoir ses

droits n’a pas affecté la préparation de sa défense. Jean-Pierre DUBOIS analysant cette

décision constate qu’aucune loi de Vichy « ne faisait obstacle à ce qu’au moins le choix d’un

1022 C.E., 30 juin 1942, Dame Dalem, Rec. p. 114. 1023 C .E., 16 juillet 1943, Bickert, Rec. p. 192. 1024 Et pour d’autres exemples de cet assouplissement, voir : C.E., 31 décembre 1943, Epoux Auerbach, Rec. T., p. 343. 1025 Voir en ce sens : C.E., avril 1943, Dame Veuve Maxudian ; C.E., 12 janvier 1944, Rosengart, Rec. p. 10 ; avec un assouplissement : C.E., 13 décembre 1943, Michelson, Rec. p. 311. 1026 C.E., février 1942, Monossohn, Rec. p. 66.

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lieu de détention aussi éloigné du lieu d’instruction du procès fut censuré par le juge

administratif », concluant que ce choix est donc prétorien et révèle une « mauvaise foi

juridictionnelle »1027. Le Conseil d’Etat a donc tantôt fait preuve de sévérité, tantôt introduit

les valeurs républicaines au sein de ce régime autoritaire.

Et l’exposé serait incomplet si l’on ne rappelait pas les arrêts Monpeurt1028 et Bouguen1029 par

lesquels le Conseil a réintroduit une sorte de néolibéralisme en matière économique.

Considérant que les comités d’organisation sont chargés de participer à l’exécution d’un

service public, et que leurs décisions relèvent donc de la compétence du juge administratif, le

Conseil s’en est tenu à sa position classique1030. Par cette voie, il a soumis ces organismes

qu’il n’entendait pas qualifier d’établissement public à la légalité. Là encore, le Conseil

développe une jurisprudence à contre-courant du régime Vichyssois.

Le Conseil d’Etat se pose donc en Cour « régulatrice » de l’antisémitisme, appliquant,

au cas par cas, le dispositif légal anti-juif de manière littérale et stricte le plus souvent, mais

aussi parfois plus souplement, atténuant ainsi les effets nocifs de cette législation, ou, a

contrario, de manière particulièrement sévère, accroissant alors la rigueur des textes1031. Le

but de ce bref exposé n’est certainement pas, rappelons-le, de porter un jugement de valeur

sur le comportement du Conseil, et encore moins de rechercher s’il a servi ou non Vichy1032.

Mais un constat principal s’impose néanmoins. Le Conseil est resté en place pendant cette

période douloureuse de l’histoire ; il a résisté à cette phase politique troublée. Cette instance a,

de plus, su déployer des principes libéraux, certaines valeurs issues de 1789 dans ce système

pourtant autoritaire. Ce bilan a conduit certains à conclure : « C’est le droit commun de la

république que la Section du contentieux du Conseil d’Etat a continué d’appliquer dans le

régime de Vichy chaque fois qu’une décision écrite impérative de l’autorité de fait ne l’y

contraignait pas. C’est lui qui a servi d’inspiration et de guide aux hommes qui, à côté du

Général de Gaulle ont dû, à Londres ou à Algers, improviser une organisation des pouvoirs

publics pour la guerre ainsi qu’une législation dans les territoires français non occupés

d’Outre-Mer et à préparer le rétablissement de la légalité républicaine de la France

1027 J.-P. DUBOIS, « La jurisprudence administrative », in Le genre humain, n° 30/31, Le droit antisémite de Vichy, 1996, p. 352. 1028 C.E., Ass., 31 juillet 1942, Montpeurt, Rec. p. 239. 1029 C.E., Ass., 2 avril 1943, Bouguen, Rec. p. 86. 1030 C.E., 20 décembre 1935, Etablissements Vézia, Rec. p. 1212 ; R.D.P., 1936, p. 119, Concl. R. LATOURNERIE ; et C.E., Ass., 13 mai 1938, Caisse Primaire Aide et Protection, Rec. p. 417 ; D., 1939, 3, p. 65 , Concl. R. LATOURNERIE, note PEPY ; R.D.P., 1938, p. 830, Concl. ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., n° 57. 1031 P. FABRE, Le Conseil d’Etat et Vichy : le contentieux de l’antisémitisme, op. cit., p. 363. 1032 Nous renvoyons à ce sujet à une série d’ouvrages bien plus précis sur la question cités note n°1051.

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libérée »1033. L’on comprend assez aisément les raisons pour lesquelles le Conseil n’a pu se

montrer aussi bienveillant qu’il l’aurait sans doute souhaité à l’égard des victimes des

spoliations et des exactions de Vichy. Pourtant, ce rôle mitigé du Conseil sous Pétain a eu du

mal à être reconnu ouvertement par les membres du Conseil ; certains développant alors une

doctrine tendant à magnifier quelque peu ce rôle1034. Pourtant, le Conseil adoptera en 2002

une décision faisant date dans l’histoire du droit administratif, et dans l’histoire de la France

républicaine. La Haute juridiction se décide enfin à prendre position et à reconnaître la

responsabilité de l’Etat républicain du fait des actes commis sous Vichy.

2. La jurisprudence Papon, la repentance du Conseil d’Etat.

L’affaire Papon a ravivé récemment l’opinion publique s’agissant de la responsabilité

des officiers servant le Gouvernement de Pétain. Par décision rendue le 2 avril 1998, la Cour

d’Assises de Bordeaux a condamné Maurice Papon pour complicité de crime contre

l’humanité en raison du concours qu’il avait apporté en sa qualité de secrétaire de préfecture

de Gironde à l’arrestation et à la déportation de personnes d’origine juive de juillet 1942 à

janvier 1944. Cette affaire jugée au pénal a alors relancé le problème de la responsabilité de

ces agents et de l’Etat français et ce dans un contexte social passionné, ému par les horreurs

de l’Occupation.

Se pose plus précisément devant la juridiction administrative le problème du partage

des responsabilités entre l’Etat et le fonctionnaire, ce dernier appelant l’Etat en garantie,

invoquant à ce titre le devoir d’obéissance qui lui incombait dans ce système. La position

adoptée par le Conseil dans sa décision rendue le 12 avril 20021035se veut particulièrement

efficace et symbolique. Il condamne, en effet, l’Etat à prendre à sa charge la moitié des

condamnations civiles prononcées à l’égard de Maurice Papon par la Cour d’Assises de

Gironde. Plus exactement, le Conseil reconnaîtra la faute personnelle du fonctionnaire

conjuguée à une faute de service de l’Etat français apportant un concours consciencieux à

l’occupant.

1033 R. CASSIN, E.D.C.E., 1947, Introduction, p. 10. 1034 La doctrine Bouffandeau. 1035 C.E., 12 avril 2002, Papon, L.P.A. 28 mai 2002, p. 12, Concl. S. BOISSARD ; et p. 27, note E. AUBIN ; A.J.D.A. 2002, p. 423, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN ; R.F.D.A. 2002, p. 582, Concl. ; D. 2002, p. 1492, Interview de M. ZAOUI.

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Cette décision se situe donc dans une tendance favorable aux victimes juives, tendance

débutée en 2001 avec l’arrêt Pelletier1036. Lors de cette décision, le Haut juge a reconnu légal

un décret instaurant une mesure de réparation ne s’appliquant qu’aux orphelins de parents

juifs déportés sous Vichy. Le Conseil estime à ce sujet que les orphelins ici concernés se

trouvent dans une situation différente de ceux des victimes d’autres déportations. Cette

solution s’avère tout à fait soucieuse des intérêts des victimes juives, même si juridiquement

elle n’est pas vraiment convaincante. L’on ne voit pas très bien en quoi les orphelins de ces

victimes de déportations se trouvent dans des situations différentes. Il s’est assurément agi

pour la Haute Assemblée de faire acte de repentance ici. Pourtant, la décision Papon marque

réellement un tournant dans l’histoire de la jurisprudence administrative, car le juge met en

relief la faute du fonctionnaire détachable du service et la faute du service, c’est à dire la

responsabilité de l’Etat français du fait des horreurs commises sous Vichy.

Concernant la faute personnelle, le Conseil estime qu’elle constitue une faute détachable du service du fait de son caractère inexcusable et de sa particulière gravité. Il est, en effet, difficile de nier la faute de ce fonctionnaire condamné au pénal pour l’incrimination maximale. L’on ne doute alors pas de l’extrême gravité de la faute. Toutefois, son caractère inexcusable doit susciter notre intérêt. Si Maurice Papon s’est retranché derrière son devoir d’obéissance aux ordres de ses supérieurs, le Conseil, quant à lui, semble consacrer implicitement un devoir de désobéissance. Le juge sanctionne en réalité un excès de zèle de ce fonctionnaire qui ne s’est pas contenté d’appliquer strictement les ordres. En effet, il a accepté que le problème des questions juives relèvent de sa compétence alors qu’il n’était pas à l’origine de son ressort ; il a veillé de sa propre initiative et en devançant les instructions de ses supérieurs à mettre en œuvre avec le maximum d’efficacité et de rapidité les opérations nécessaires à la recherche, l’arrestation et l’internement des personnes en cause ; il s’est attaché « personnellement » à donner l’ampleur la plus grande possible à quatre convois sur les onze partis entre 1942 et 1944 en veillant notamment à ce que les enfants n’en soient pas exclus.

Le Conseil a déduit de ces éléments l’existence d’une faute personnelle qu’il doit

assumer. Et si cette faute s’est réalisée pendant le service et a été rendue possible par le

service, elle n’en demeure pas moins une faute personnelle détachable de ce service en raison

de son extrême gravité et de son caractère inexcusable1037. La voie empruntée par le Palais

Royal s’avère donc favorable aux victimes juives. Il applique la théorie du cumul de fautes

inaugurée par la décision Anguet et offrant l’avantage de dénoncer à la fois les agissements

1036 C.E., Ass., 6 avril 2001, Pelletier, R.F.D.A., 2001, p. 712, Concl. AUSTRY. 1037 En ce sens : la position du Professeur GAUDEMET, Traité de droit administratif , op. cit. : « Ce n’est que dans des cas exceptionnels d’agissements très graves que la faute commise sera considérée comme une faute personnelle ».

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fautifs du fonctionnaire ainsi que ceux de l’Etat français1038. Il ne fait guère de doute que le

but poursuivi par la Haute Instance dans cette décision est d’établir les responsabilités des

agents et de l’Etat. Et précisément, concernant la responsabilité de ce dernier, la voie optée

par le Conseil s’avoue inédite. Alors que la Haute Instance s’est toujours refusée à engager la

responsabilité de l’Etat républicain pour les horreurs de Vichy1039, elle admet, enfin, en 2002,

la responsabilité de l’Etat français. Le refus de reconnaître la culpabilité de l’Etat reposait sur

une fiction découlant de l’ordonnance du 9 août 1944 disposant : « Les actes du régime de

Vichy sont nuls et de nul effet ». Considérant que Vichy constituait une « autorité de fait se

disant Gouvernement de l’Etat français », le Conseil estimait que la République n’avait pas à

répondre de ses faits. Pourtant l’arrêt Papon dévoile une faute de service d’une Administration

trop consciencieuse et qui a permis et facilité des opérations « prélude à la déportation ».

La reconnaissance de cette faute de service constitue un revirement de jurisprudence attendu.

La responsabilité de l’Etat français est enfin admise.

La décision Papon témoigne donc de la faculté d’adaptation du Conseil d’Etat dans sa

fonction jurisprudentielle. La Haute juridiction répond en effet aux attentes des administrés.

Sa jurisprudence est le reflet de l’opinion publique dominante. Cette révolution juridique est

en réalité le fruit d’une évolution sociale et d’un tournant dans la politique française.

L’ordonnance de 1944 reflétait en effet la doctrine gaulliste reprise par le Président Mitterrand

avançant : « La République n’a jamais cessé d’exister. Vichy est nul et non avenu ». Selon

cette doctrine, Vichy n’a jamais existé et la France n’a pas à en assumer les faits douloureux.

Mais le discours du Président Chirac lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv a

opéré une rupture dans l’opinion publique. Il affirme à cette date « reconnaître les fautes du

passé, reconnaître les fautes commises par l’Etat »1040 ;

Le Conseil d’Etat met donc en relief la responsabilité de l’Etat qui assume désormais

son rôle joué pendant Vichy. La décision Papon se veut fondamentalement symbolique, elle

permet d’assurer un travail de mémoire et marque un revirement dans la jurisprudence

administrative. Il s’agit d’une décision remarquable élaborée par le Haut juge qui, sans

occulter la faute du fonctionnaire zélé, établit la responsabilité de l’Etat français pour les

crimes commis pendant cette période noire. Nul doute que le Conseil continue d’œuvrer de

1038 La théorie du cumul de responsabilité posée par l’arrêt Epoux Lemonnier (C.E., 26 juillet 1918, Rec. p. 761, Concl. BLUM, M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., Com. n° 35) aurait sans doute abouti à déresponsabiliser le fonctionnaire. 1039 C.E., Sect., 25 juillet 1952, Dlle Remise, Rec. p. 401. 1040 Le Monde, 22 juillet 1997, p. 8, « La France, patrie des Lumières, patrie des Droits de l’Homme, terre d’accueil, terre d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable ».

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manière retentissante en matière jurisprudentielle. Il conserve la maîtrise, l’initiative des

grandes décisions opérant une « révolution juridique ». L’arrêt Papon se place parmi ces

récentes « grandes décisions » qui, si elles sont moins nombreuses, du point de vue

quantitatif, restent fondamentales du point de vue qualitatif. Cet arrêt « réconcilie le droit,

l’histoire et le politique »1041 et ouvre la voie à une lignée jurisprudentielle engageant la

responsabilité de l’Etat du fait des crimes et délits commis sous Vichy au profit des

associations de victimes1042.

La Haute instance a donc su parfaitement intervenir afin de mettre un terme à ces problèmes de société. Ses décisions se révèlent conformes aux aspirations de la société française. Il semble donc bien difficile de nier la présence et le dynamisme de cette juridiction sur la scène jurisprudentielle. D’autant que ce constat se révèle également s’agissant du droit administratif général. En effet, le Palais Royal n’hésite pas, aujourd’hui, à reconsidérer certaines de ses plus anciennes positions ; ce mouvement participant de la mutabilité de cette matière toujours en proie aux évolutions.

Paragraphe 2 : Les évolutions jurisprudentielles au sein du droit administratif général.

Là encore, il nous serait très ardu de répertorier toutes les décisions émanant du Palais

Royal et traduisant une évolution dans le système juridique. L’exemple de la responsabilité

médicale, entre autres, permettrait assurément de témoigner de la pérennité de la mission

normative du Conseil. Mais cet exemple ayant déjà été, à maintes reprises, développé, nous

nous pencherons cette fois sur deux arrêts récents qui ont marqué l’histoire de la

jurisprudence administrative.

L’abandon de la traditionnelle distinction entre circulaire réglementaire et circulaire

interprétative au profit d’une nouvelle catégorie, les circulaires impératives1043, a ainsi suscité

notre intérêt en ce qu’elle opère une évolution notable de cette matière (A). Mais une autre

décision mérite aussi toute notre attention. L’arrêt rendu le 26 octobre 2001, Ternon,

reconsidérant le délai de retrait des actes administratifs individuels créateurs de droits posé

1041 F. MELLERAY, « Après les arrêts Pelletier et Papon : brèves réflexions sur une repentance », A.J.D.A., 2002, p. 837 et spéc. p. 842. 1042 En ce sens : T.A. Paris, 27 juin 2002, Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes, n° 000297615, le tribunal condamnant l’Etat à verser un euro symbolique à une association de déportés dans la mesure où « en raison du principe de continuité de l’Etat, la nature et de son régime institutionnel et de ses fluctuations au cours de l’histoire ne saurait interrompre sa permanence ou sa pérennité […]. L’Etat Républicain instauré par la Constitution du 4 octobre 1958 doit assumer la totalité de ses prédécesseurs ». 1043 C.E., Sect., 18 décembre 2002, Mme Duvignières, A.J.D.A., 2003, p. 486, Chron. F. DONNAT et D. CASAS ; R.F.D.A., 2003, p. 280, Concl. P. FOMBEUR ; X. PRETOT, « Le régime des circulaires et instructions est-il réductible à la recevabilité du recours pour excès de pouvoir ? Quelques réflexions à la lumière de la décision Mme Duvignières », in Mélanges en l’honneur de Franck MODERNE, Mouvement de droit public, Dalloz, 2004, p. 357.

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pourtant depuis 1922 (B) atteste également de la propension de la Haute Assemblée à

conserver la maîtrise des principales évolutions - ou révolutions ? - du droit administratif

jurisprudentiel.

A. La décision Duvignières.

Le régime des circulaires a été réglé par la célèbre décision Institution Notre Dame du

Kreisker rendue en 19541044 opérant une distinction assez simple entre les circulaires

réglementaires et les circulaires interprétatives. Toutefois, au vu des inconvénients que cette

voie pose en pratique - la majorité des circulaires ne pouvant faire l’objet d’un recours en

annulation - le Conseil d’Etat entreprend de faire évoluer sa propre jurisprudence afin

d’accroître la faculté d’annuler au contentieux de tels actes, principalement en présence de

circulaires de toute évidence entachées d’illégalité. Conscient de l’inadaptation de sa position

sur le sujet (1), le Palais Royal opère ainsi une évolution notable s’agissant du sort de ces

circulaires. La décision intervenue en 2002, Mme Duvignières1045 atteste en effet d’un juge

manifestant la volonté de reconsidérer sa jurisprudence afin de la parfaire, et ce,

essentiellement, en trouvant une voie lui assurant un élargissement de la faculté de se pourvoir

au contentieux contre de tels actes (2).

1. Une jurisprudence à l’origine inadaptée.

La circulaire a posé de profondes difficultés au juge administratif tentant d’en fixer le

régime juridique. Comme l’a affirmé le Professeur GAUDEMET1046, « Le juriste n’a pas

inventé la circulaire. Tout au contraire, c’est elle qui l’a mis au défi, introduisant la confusion

au sens de constructions savamment échafaudées, rebelle à toute définition, peu soucieuses de

s’accommoder d’un régime juridique uniforme ». Et l’analyse jurisprudentielle du sort des

circulaires témoigne tout à fait une évolution dans la conception du juge administratif sans

doute embarrassé face à ces actes1047.

1044 C.E., Ass., 29 janvier 1954, Institution Notre Dame du Kreisker, Rec. p. 64 ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Com. N° 80, Concl. TRICOT ; A.J.D.A. 1954, II bis, p. 5, Chron. F. GAZIER et M. LONG. 1045 C.E., Sect., 18 décembre 2002, Mme Duvignières, précité. 1046 Y. GAUDEMET, « Remarques à propos des circulaires administratives », in Mélanges M. STASSINOPOULOS, L.G.D.J., 1974, p. 561. 1047 X. PRETOT, Le régime des circulaires et instruction est-il réductible à la recevabilité du recours pour excès de pouvoir ? », art. préc., p. 358.

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L’exposé de cette évolution mérite d’être brièvement effectué dans la mesure où l’on ressent,

étape après étape, la volonté du Conseil d’améliorer sa conception, d’adapter sa jurisprudence

à des besoins ici concrets : éviter que des circulaires intrinsèquement illégales n’entrent en

vigueur du fait d’une absence de contrôle juridictionnel découlant d’une classification de ces

actes quelque peu obsolète.

Dans un premier temps, la circulaire a reçu la qualification d’acte administration intérieure,

insusceptible de tout recours en annulation1048. Puis, décision faisant date, l’arrêt Institution

Notre Dame du Kreisker1049a établi la distinction, qui s’est régulièrement appliquée d’ailleurs,

entre circulaire réglementaire et interprétative. Respectivement, la première vise celle qui

pose une règle nouvelle, c’est à dire qui crée du droit, et qui, faisant grief, est donc susceptible

de recours en excès de pouvoir. La seconde, comme son nom l’indique, interprète, c’est à dire

selon le Conseil à ce stade, ne crée pas de droit car elle ne modifie pas l’ordonnancement

juridique, et ne peut donc faire l’objet d’un recours contentieux. Pourtant, si cette position a

reçu une large application en droit administratif, elle a néanmoins suscité des difficultés en

pratique. En effet, la circulaire est adoptée la plupart du temps par les ministres qui ne

détiennent pas le pouvoir réglementaire1050. Dans ce contexte et dans l’hypothèse où un

recours contentieux était possible contre de tels actes, il se serait bien souvent soldé par une

annulation de la circulaire illégale en raison de l’incompétence de son auteur. Aussi, afin

d’éviter de trop fréquentes annulations1051, le Conseil a opté pour une conception restrictive

de la circulaire dite réglementaire. Finalement, cette pratique a abouti à ce que le Haut juge

développe une jurisprudence par laquelle les autorités publiques adoptant des circulaires se

voient dotées d’un pouvoir d’interprétation des lois ou règlements échappant à tout contrôle

juridictionnel, pouvant ainsi même imposer des interprétations illégales !

Conscient de cet écueil, le Conseil a fait évoluer cette position. Il a alors d’abord contrôlé la

légalité de l’interprétation délivrée par la circulaire et, dans l’hypothèse où elle différait de la

sienne, il considérait être en présence d’une circulaire réglementaire. Le fondement de cette

théorie consiste à estimer que l’interprétation erronée crée du droit en ce qu’elle innove ; elle

modifie l’ordonnancement juridique, le juge devant alors la contrôler1052. Cette pratique ,

1048 C.E., 22 février 1908, Cochet d’Hattecourt, S., 1921, 3, p. 9, note M. HAURIOU. 1049 C.E., Ass., 29 janvier 1954, Institution Notre Dame du Kreisker, Rec. p. 64 ; G.A.J.A., n° 80 ; Concl. TRICOT ; A.J.D.A., 1954, II bis, p. 5, Chron. GAZIER et LONG. 1050 Excepté le pouvoir réglementaire d’organisation du service posé par l’arrêt : C.E., Sect., 7 février 1936, Jamart, Rec. p. 172 ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., Com. n° 54. 1051 Qui paralyserait l’Administration. 1052 Raisonnement débuté dans la décision : C.E., 24 novembre 1961, Angles d’Auriac, Rec. p. 657 ou, C.E., Sect., 26 avril 1978, Minjoz, Rec. p. 186.

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aussi contestable soit-elle1053, s’est systématisée à partir de 1987, avec la décision Ordres des

avocats à la Cour de Paris1054, le Commissaire FOMBEUR remarquant à ce sujet dans ses

conclusions sur l’arrêt Mme Duvignières1055, que le Conseil pratique « une vérification

approfondie qui conduit à considérer comme réglementaire une circulaire qui interprète mal

les textes qu’elle commente, parce que, de ce fait, elle prescrit l’application de règles

différentes de celles qui résultent des normes existantes ». L’évolution de la jurisprudence se

veut cependant encore plus ferme et univoque à l’occasion des décisions IFOP1056 et

Villemain1057 mettant l’accent sur l’évolution préconisée par le Conseil et aboutie de manière

univoque par l’arrêt Mme Duvignières.

2. L’arrêt Duvignières, la clarification du régime des circulaires.

L’arrêt rendu le 18 décembre 2002, Mme Duvignières s’élève telle la décision censée mettre un terme aux difficultés posées par la jurisprudence Notre Dame du Kreisker. Mais il atteste surtout de la volonté du Palais Royal de reconsidérer sa jurisprudence de manière à accroître la faculté de se pourvoir au contentieux contre des circulaires, et encore, d’éradiquer en amont les illégalités possibles contenues dans ces actes. Alors que la traditionnelle distinction circulaire réglementaire ou interprétative aboutissait à ce que peu de circulaires se voient annulées tout en étant illégales1058, la position prônée en 2002 par le Palais Royal se veut retentissante. Il préconise, en effet, une solution permettant une annulation contentieuse directe de la

circulaire proposant une interprétation erronée des lois ou règlements, et ce, sans avoir à

1053 Notamment en ce que le régime de la circulaire dépend de son illégalité au fond. 1054 C.E., 15 mai 1987, Ordres des avocats à la Cour de Paris, Rec. p. 175. 1055 Conclusions précitées, p. 284. 1056 C.E., 18 juin 1993, IFOP, Rec. p. 178 : « L’interprétation que l’autorité administrative donne au moyen de dispositions à caractère général des lois et règlements qu’elle a pour mission de mettre en œuvre n’est susceptible d’être directement déférée au juge de l’excès de pouvoir que si et dans la mesure où cette interprétation méconnaît le sens et la portée des prescriptions législatives ou réglementaires qu’elle se propose d’expliciter ou contrevient aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes juridiques. ». 1057 C.E., Ass., 28 juin 2002, Villemain, A.J.D.A., 2002, p. 586, Chron. F. DONNAT et D. CASAS ; D.A., 2002, Comm. n° 162 ; R.F.D.A., 2002, p. 723, Concl. S. BOISSARD : l’interprétation de lois et règlements par l’Administration « au moyen de dispositions impératives à caractère général » est susceptible de recours contentieux dès lors « qu’elle méconnaît le sens et la portée des prescriptions législatives ou réglementaires qu’elle se propose d’expliciter », ou « contrevient aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes juridiques. ». 1058 La possibilité d’invoquer l’illégalité de la circulaire par la voie de l’exception d’illégalité à l’occasion du recours contre les actes pris en vertu de la circulaire était censée compenser cette absence de contrôle juridictionnel direct de la circulaire.

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attendre la censure par la voie de l’exception de l’illégalité1059. Cette décision, empreinte d’un

souci de réalisme et d’efficacité1060, tendant à mieux endiguer les illégalités en amont, marque

l’abandon de la classique distinction binaire posée en 19541061, même si certains adoptent une

position plus nuancée, considérant cet arrêt non pas comme un revirement de jurisprudence

mais comme une simple « recomposition de l’analyse de la circulaire administrative »1062 ou

encore tel un « correctif jurisprudentiel »1063 ; d’autres estimant plus clairement que l’arrêt

Duvignières « n’est pas en rupture avec le droit antérieur »1064.

Une chose reste certaine : cette décision remodèle le régime des circulaires sans pour autant

anéantir la catégorie des circulaires réglementaires. La nouveauté se situe en fait au niveau de

la recevabilité du recours pour excès de pouvoir à l’encontre de ces actes. Plus exactement,

l’arrêt de 2002 abandonne sur cette question la distinction circulaire réglementaire ou

interprétative au bénéfice d’un nouveau critère de recevabilité de ce recours : l’impérativité de

la circulaire. De la sorte, la nouvelle théorie issue de cette décision est de considérer que la

circulaire, qu’elle pose une règle nouvelle, ou qu’elle interprète, fait grief dès lors qu’elle est

impérative. Le juge sera alors en mesure d’exercer son contrôle sur des circulaires posant une

règle nouvelle, pouvoir classique, mais surtout, constat inédit, il contrôlera les circulaires qui

ne font qu’interpréter, mais de manière impérative !

Et, partant de ce nouveau critère, le recours en annulation se verra accueilli si cet acte pose

une règle nouvelle entachée d’incompétence ou d’illégalité pour d’autres motifs1065. De la

même manière, la circulaire qui interprète de manière impérative sera annulée si elle

méconnaît le sens et la portée des textes qu’elle explicite, ou si elle réitère une « règle

contraire à une norme juridique supérieure ».

L’on assiste donc à un renouveau dans le sort des circulaires, et ce, à l’initiative du Conseil

d’Etat. Désormais, la circulaire qui interprète de manière impérative mais erronée sera

1059 X. PRETOT, « Le régime des circulaire est-il réductible à la recevabilité du recours pour excès de pouvoir ? »,, art. préc., p. 365. 1060 F. DONNAT et D. CASAS, Chron. précitée, p. 489. 1061 En ce sens, voir les positions de : X. PRETOT, Le régime des circulaires…, précité ; J. PETIT, « Les circulaires administratives sont des actes faisant grief », R.F.D.A., 2003, p. 510 ; J.-M. PONTIER, « L’interprétation par l’Administration de l’article 2 de la loi du 4 août 1994 », note sous : C.E., 30 juillet 2003, Association Avenir de la langue française, A.J.D.A., 2003, p. 2157. 1062 G. KOUBI, « Distinguer l’ « impératif » du « réglementaire » au sein des circulaires interprétatives », R.D.P., 2004, n° 2, p. 499. 1063 B. TABAKA, « Quelles circulaires administratives peuvent être qualifiées d’impératives au regard de la jurisprudence Duvignières ? », J.C.P., Administration, 2003, n° 26, Thèm. N° 1607, note sous : C.E., 19 février 2003, Sté Auberge Ferme des Genêts, n° 235697, et C.E., 30 avril 2003, Association pour la défense des libertés et éleveurs et des acteurs des filières de l’élevage, n° 242637. 1064 J. MOREAU, « Sur l’interprétation du mot « interprétation » à propos des circulaires réglementaires et interprétatives », J.C.P., Administration, 2003, n° 5, Sav. 1064. 1065 Vice de procédure par exemple.

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annulée. De plus, la circulaire réitérant une règle illégale sera elle-aussi annulée. Le nouveau

régime ainsi posé se révèle plutôt soucieux de la légalité même si l’on est en droit de se

demander en quoi un acte qui réitère une règle fait grief… En effet, en réitérant, la circulaire

n’innove pas, ni ne modifie l’ordonnancement juridique… Il nous semble permis de saisir

cette solution comme découlant de considérations de pure opportunité conformément à un

principe classique au terme duquel l’Administration n’est pas tenue d’appliquer un texte

illégal même définitif1066.

Il nous faut donc saluer cette évolution juridique notable initiée par un Conseil d’Etat

soucieux de parfaire le sort de ces actes. Il fait vraiment œuvre novatrice en consacrant, en

outre, la dimension créatrice de l’interprétation, dimension totalement niée par la décision de

1954. Or, il ne fait guère de doute que « l’interprétation qu’elle retient des textes en vigueur

vient ajouter nécessairement à l’ordre juridique dès lors qu’elle est impérative et s’impose

ainsi tant aux agents qu’aux usagers »1067.

Il est vrai que le critère du caractère impératif reste tout de même délicat à appréhender,

malgré les indications fournies par le commissaire FOMBEUR1068 invitant à prendre en

considération l’intention de l’auteur, ou encore de la doctrine tendant à apporter quelques

éclairages1069 et constatant notamment une tendance du Conseil à admettre largement ce

caractère impératif1070.

L’arrêt Mme Duvignières témoigne donc de ce que la jurisprudence administrative

poursuit encore son évolution. Il traduit l’effort d’un Conseil d’Etat sensible aux

désagréments de sa propre politique jurisprudentielle. Cette instance sait reconnaître les

faiblesses de son œuvre normative et conserve l’initiative des évolutions qui s’imposent. Cette

1066 C.E., Sect., 14 novembre 1958, Sieur Ponard, Rec. p. 554 ; 1067 X. PRETOT, « Le régime des circulaires est-il réductible à la recevabilité du recours pour excès de pouvoir ? », op. cit., p. 363 ; et également en ce sens : J. PETIT, note précitée, p. 512. 1068 Conclusions précitées : « Par disposition impérative à caractère général, il nous semble qu’il faut entendre toutes les dispositions au moyen desquels une autorité administrative vise soit à créer des droits ou des obligations, soit à imposer une interprétation du droit applicable en vue de l’édiction de décisions. ». 1069 J. PETIT, note précitée : « Il faut considérer comme impérative l’interprétation que son auteur entend imposer en vue de l’édiction de la décision ». 1070 Pour des exemples jurisprudentiels : C.E., 6 juin 2003, M. Auby, req. N° 231698 et n° 239978 ; C.E., 3 février 2003, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital et aes, req. N° 235066 ; C.E., 12 février 2003, Syndicat lutte pénitentiaire, req. n° 218869 ; C.E., 30 avril 2003, Association pour la défense des libertés des éleveurs et des acteurs des filières de l’élevage, J.C.P., Administration, 2003, 1607, note B. TABAKA. Mais ce caractère est refusé dans quelques hypothèses : C.E., 19 février 2003, Sté Auberge Ferme des Genêts, J.C.P., Administration, 2003, 1607, note B. TABAKA ; ou C.E., 3 octobre 2003, M. Boonen, A.J.D.A., 2003, p. 1847, obs. M. BRILLIE.

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décision s’avoue remarquable au regard de sa qualité, même si les auteurs se plaisent à

avancer que tout n’est pourtant pas réglé par cette décision1071.

En tout état de cause, le Conseil demeure l’instigateur des principales décisions « faisant

jurisprudence », et n’entend en aucun cas abandonner ce rôle prestigieux à des instances

subalternes. Et si l’arrêt Duvignières devait encore évoluer, l’on ne doute pas de ce que le

Haut juge en recevrait de nouveau les honneurs…

Mais la pérennité de la mission normative du Conseil d’Etat se traduit également avec force

dans le cadre du régime du retrait des actes administratifs créateurs de droits.

B. La décision Ternon.

Si le régime du retrait des actes créateurs de droits semblait fixé de longue date par la

décision Dame Cachet1072, l’on constate qu’une décision retentissante est intervenue en 2001

opérant une révolution dans ce domaine. L’arrêt rendu le 26 octobre 2001, Ternon1073 a , en

effet, posé un nouveau délai de retrait (1). Nul doute que cette décision, aussi critiquée soit-

elle, traduit l’attitude d’un Conseil d’Etat faisant office de « jurislateur »1074 (2).

1. La fixation d’un nouveau délai de retrait.

La décision Dame Cachet réglementait depuis 1922 le retrait des actes administratifs

individuels créateurs de droit prévoyant qu’un tel retrait n’était possible que pendant le délai

de recours contentieux, ou pendant toute la durée de l’instance. Cet arrêt imposait donc un

alignement du délai de retrait sur celui du recours contentieux. Cette jurisprudence devait, en

outre, être complétée par l’arrêt Ville de Bagneux1075 considérant qu’en présence d’un acte

non porté à l’information des tiers, cet acte n’étant pas définitif, le retrait pouvait intervenir à

tout moment, voire indéfiniment.

1071 X. PRETOT, « Le régime des circulaires est-il réductible à la recevabilité du recours pour excès de pouvoir ? », art. préc., p. 376 : « La décision Mme Duvignières ne levant pas, loin s’en faut, l’ensemble des ambiguités nées de l’application Institution Notre Dame du Kreisker ». 1072 C.E., 3 novembre 1922, Dame Cachet, Rec. p. 790 ; M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE, B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., p. 241. 1073 C.E., Ass., 26 octobre 2001, Ternon, A.J.D.A., 2001, p. 1034, chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN ; R.F.D.A., 2002, p. 77, Concl. F. SENERS ; p. 88, note P. DELVOLVE. 1074 P. DELVOLVE, note précitée, p. 90 . 1075 C.E., Ass., 6 mai 1966, Ville de Bagneux, Rec. p . 303 ; A.J.D.A., 1966, p. 485 , Chron. J.-P. PUISSOCHET et J.-P. LECAT.

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Ainsi, le retrait de ces actes longtemps régi par le couple Cachet-Bagneux était possible tant

que l’acte n’était pas devenu définitif tant à l’égard du destinataire que des tiers. Pourtant,

cette théorie devait provoquer des difficultés d’application pratique. Car, en présence de

décisions non publiées, non portées à l’information des tiers, comme les décisions implicites

d’acceptation, ces actes étaient susceptibles de faire l’objet d’un retrait de manière infinie. Ce

constat, inenvisageable par le Conseil au regard de la nécessaire sécurité juridique, a conduit

le Haut juge à prohiber tout retrait de telles décisions non publiées1076.

Dans une autre mesure, l’instauration par le décret du 28 novembre 1983 de l’obligation de

mentionner dans la notification les délais et voies de recours afin que le délai de recours

contentieux commence à courir, a suscité un autre type de difficulté. En effet, en cas

d’absence de telles mentions, le délai de recours contentieux ne courant pas, le retrait se

trouvait alors illimité dans la mesure où l’acte n’était pas définitif. L’application de l’arrêt

Ville de Bagneux conduisait donc à l’avènement d’un droit de retrait possible ad vitam

eternam… Cette faculté devait alors provoquer certaines manœuvres de la part de

l’Administration qui omettait délibérément de mentionner ces délais et voies de recours afin

de s’arroger un délai de retrait illimité.

Mais pour faire face à ces vicissitudes, le Conseil a débuté une évolution jurisprudentielle en

estimant que « l’Administration ne saurait invoquer le bénéfice de ces dispositions pour

retirer, de sa propre initiative, une décision individuelle créatrice de droit au-delà d’un délai

de deux mois après sa notification alors même que cette décision serait illégale »1077. Cet arrêt

constitue le prélude à une évolution, à un revirement même, opéré par la décision Ternon. En

effet, avec la décision De Laubier, le Conseil démarre un mouvement de découplage du délai

de retrait et de celui du recours contentieux, mouvement tendant à améliorer le respect de la

stabilité des relations juridiques.

Et cette amorce de revirement se trouvera consacrée par l’arrêt rendu le 26 octobre 2001. Le

commissaire SENERS faisant état dans ses conclusions des écueils de la solution Cachet-

Bagneux1078 préconise ainsi l’abandon de cet alignement1079. Dénonçant en effet la « curieuse

incitation faite par [la jurisprudence du Conseil d’Etat] à ce que l’Administration n’informe

pas les tiers des décisions créatrices de droits puisqu’en prenant des mesures de publicité

1076 C.E., Sect., 14 novembre 1969, Eve, précitée. 1077 C.E., 24 octobre 1997, Mme De Laubier, Rec. p. 371 ; A.J.D.A., 1997, p. 936, chron. T. GIRARDOT et F. RAYNAUD. 1078 F. SENERS, Conclusions précitées, R.F.D.A., 2002, p. 77 et spéc. p. 81. 1079 Ibid., p. 83 : « C’est pour l’ensemble de ces motifs, sur le terrain du découplage entre le délai de retrait administratif et le délai de recours juridictionnel des tiers que nous vous invitons à rompre avec la solution Ville de Bagneux ».

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l’auteur de l’acte réduit sa marge de manœuvre en matière de retrait »1080 , le commissaire

invite le Conseil à abandonner la solution Cachet-Bagneux au profit d’un délai de retrait plus

strict. Cette voie sera alors suivie par le Haut juge qui décide alors que le retrait ne peut plus

s’exercer au-delà d’un délai de quatre mois courant à compter de la signature de l’acte. Cette

décision s’avère remarquable en ce qu’elle met fin à l’exercice d’un droit de retrait illimité,

mais également en ce qu’elle traduit l’œuvre normative du Palais Royal faisant office de

« jurislateur ».

2. Un Conseil d’Etat faisant office de « jurislateur ».

Il est vrai que certains auteurs relativisent la portée de l’arrêt Ternon. Le Professeur

GAUDEMET, notamment, avance clairement que cette décision « n’est pas un grand

arrêt »1081 émettant le désir qu’elle soit complétée voire remplacée par une loi1082 dans la

mesure où le Professeur est convaincu que cet arrêt « complique très fortement la question du

retrait des actes administratifs »1083. Et cette position ne semble pas isolée1084.

Cette critique semble assez justifiée dans la mesure où des exceptions se trouvent posées à ce

délai de retrait de quatre mois. Ainsi, lorsque la demande de retrait émane du bénéficiaire de

l’acte, ce droit n’est pas enfermé dans ce délai strict. De même, lorsqu’une loi ou un

règlement organise les conditions du retrait, la solution dégagée en 2001 ne s’applique pas.

Autrement dit, le Conseil décide que le délai de retrait sera de quatre mois strict « sauf

dispositions législatives ou réglementaires contraires ». Et il semblerait de plus que cette

solution limitée aux décisions individuelles explicites créatrices de droits exclut un bon

nombre d’actes1085. Autrement dit, l’on comprend assez aisément en quoi cette décision

complique davantage le régime du retrait. En réalité, l’arrêt Ternon n’est pas définitif et devra

sans doute être complété ou substitué par une autre décision du Conseil ou par un texte

législatif.

Pourtant , au-delà de ces considérations, l’on ne peut nier que cet arrêt constitue la

manifestation la plus flagrante peut-être de la pérennité de la fonction normative du Conseil

1080 Ibid. 1081 Y. GAUDEMET, « Faut-il retirer l’arrêt Ternon ? », A.J.D.A., 2002, p. 738 et spéc. p. 739. 1082 Ibid., « L’arrêt Ternon, pour échapper au retrait devra être dépassé par une loi ». 1083 Ibid. 1084 En ce sens : P. DELVOLVE, note précitée : « Il n’est sûr ni que l’affaire Ternon soit terminée, ni que la jurisprudence Ternon soit achevée ». 1085 Les actes réglementaires, les décisions implicites, les décisions individuelles non créatrices de droits.

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d’Etat. Tantôt élevé au rang de « premier grand arrêt du vingt et unième siècle »1086, tantôt

appréhendé comme contenant une affirmation purement prétorienne, illustrant le rôle créateur

du juge faisant œuvre de « jurislateur, voire de quasi-législateur »1087, cet arrêt témoigne de la

préservation et du dynamisme de la mission prétorienne du Palais Royal.

Le Conseil continue la noble tâche de dire le droit. Et c’est à cette fin qu’il adopte en l’espèce

un considérant digne d’un texte de loi, c’est-à-dire formulé en termes généraux et abstraits,

valables au-delà de l’espèce. Cette méthode s’apparente d’ailleurs grandement à l’arrêt de

règlement.

En tout état de cause, et quelles que soient les suites de cette décision, l’on doit saluer cette innovation purement prétorienne dissociant le délai de retrait de celui du recours contentieux dans un souci de favoriser la stabilité des relations juridiques, le Haut juge souhaitant essentiellement mettre un terme à la faculté de s’arroger un droit de retrait illimité.

L’encadrement du retrait dans un délai strict de quatre mois permet donc d’assurer la sécurité

juridique tout en veillant au respect de la légalité. Le commissaire SENERS avance en effet :

« Il nous semble que la fixation d’une limite précise au délai de retrait ne pourrait qu’inciter

l’Administration à examiner plus attentivement et plus rapidement le bien fondé juridique de

ses actes »1088.

L’on se doit donc de louer cet effort réalisé par le Haut juge afin de concilier légalité et sécurité juridique. Cette décision atteste donc de la pérennité du pouvoir normatif du Conseil d’Etat. Même si l’on émet certaines critiques aux termes desquelles l’on espère une nouvelle intervention du Haut juge afin d’harmoniser véritablement le régime du retrait - les exceptions prévues par la décision Ternon compliquant encore trop ce régime -, l’on ne peut que remarquer l’œuvre prétorienne accomplie par ce Conseil qui innove. D’ailleurs, nul ne contestera la volonté manifeste du juge suprême d’être à l’origine de cette

jurisprudence de poids au sein du droit administratif. En effet, consciente que tout revirement

doit relever de sa propre initiative pour perpétuer sa juris dictio, la Haute assemblée s’est

immiscée dans le régime du retrait alors que le législateur tendait de toute évidence à fixer le

sort de ces actes. La loi du 12 avril 2000 avait posé le régime du retrait des décisions

implicites créatrices de droits. L’on pouvait penser que le législateur allait poursuivre cette

œuvre concernant les décisions explicites. Toutefois, l’intervention du Palais Royal qualifiée

d’ « irruption du juge (…) dans la détermination du droit du retrait que la loi a marqué sa

volonté de faire évoluer »1089, traduit de manière univoque le désir de cette instance de dicter

1086J.-Y. CHEROT, J.-C. RICCI et J. TREMEAU, Chron., A.J.D.A., 2002, p. 462. 1087 P. DELVOLVE, note précitée, p. 89-90. 1088 F. SENERS, Conclusions précitées, p. 83. 1089 Y. GAUDEMET, « Faut-il retirer l’arrêt Ternon ? », art. préc., p. 739.

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le droit dans ce domaine et de rester à l’origine des décisions opérant les principales

réorientations, les profondes évolutions de la matière.

Le Palais Royal n’a donc nullement abdiqué sa mission jurisprudentielle. Son œuvre

prétorienne reste exemplaire, il conserve la maîtrise des principales décisions, adoptant de

plus une lignée jurisprudentielle de qualité. L’on est loin d’assister à un juge se contentant de

son œuvre passée ! Au contraire, la Haute Assemblée perpétue sa tâche de juris dictio dans un

souci de perfection de la matière.

Mais il est encore notable de relever que cette instance exerce en certaines occasions sa

mission prétorienne dans un sens servant ses propres intérêts. Plus exactement, le Conseil

adopte une tendance jurisprudentielle novatrice, récente, par laquelle il s’octroie des pouvoirs

juridictionnels inédits et plus étendus. Autrement dit, si la jurisprudence évolue à l’initiative

du Palais Royal dans le sens des intérêts des administrés le plus souvent, elle évolue

également au profit du Conseil d’Etat et notamment des attributions juridictionnelles de ce

Haut juge, renouvelant ainsi son office.

Section II : Une jurisprudence novatrice au service de nouveaux pouvoirs

juridictionnels.

L’étude des récents arrêts rendus par la Haute Assemblée révèle une tendance tout à

fait nouvelle. Il s’avère, en effet, que cette juridiction adopte une méthode juridictionnelle

plutôt inédite et remarquée. L’on note ainsi une certaine audace de la Haute juridiction qui,

usant d’une motivation exceptionnellement longue - rompant alors avec la traditionnelle

imperatoria brevitas d’autant plus usitée en matière d’excès de pouvoir -, prend soin de dicter

les suites des annulations qu’elle prononce, et ce, à destination de l’Administration. L’on

assiste en réalité à un Conseil qui, de manière purement prétorienne, étend son propre office

en qualité de juge de l’excès de pouvoir. Les annulations prononcées par le Conseil se voient

alors de manière inédite assorties du mode d’emploi de leur exécution. Certains estiment à ce

sujet que les arrêts Titran, Vassilikiotis et Société à objet sportif Toulouse Football Club

« participent ainsi à une évolution globale du droit et de la jurisprudence allant dans le sens

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d’une plus grande lisibilité et effectivité des décisions de justice »1090 ; le juge étant animé par

un souci de pédagogie. Mais il faut également noter la « petite évolution » marquée par l’arrêt

AC !1091

Ce grand arrêt doit attirer notre attention en ce que le Conseil s’y arroge le pouvoir de

moduler les effets dans le temps des annulations (Paragraphe 2). La Haute Assemblée étend,

de manière purement prétorienne, ses propres pouvoirs juridictionnels (Paragraphe 1).

Paragraphe 1 : Le Conseil d’Etat, un juge pédagogue1092.

Il se développe, sur l’initiative du Conseil d’Etat, une lignée jurisprudentielle nouvelle

par laquelle le Haut juge tend à dépasser son office classique en matière d’excès de pouvoir.

Abandonnant la logique binaire selon laquelle en excès de pouvoir est possible soit une

annulation, soit un rejet, le Conseil franchira un cap supplémentaire en s’octroyant le droit de

dicter les suites d’une annulation (A). L’on assiste alors à une véritable mutation de l’office

du juge compétent en excès de pouvoir (B).

A. Un Conseil d’Etat dictant les suites d’une annulation contentieuse.

La loi du 8 février 1995 accordant le pouvoir au juge administratif d’adresser des

injonctions à l’Administration a dans un premier temps amené ce juge à développer une

pratique tendant à expliciter le contenu de ses propres décisions. Cette pratique de l’injonction

préventive permettait déjà au juge de guider l’Administration dans l’exécution de ses

décisions.

La jurisprudence récente du Palais Royal déploie elle aussi dans le même esprit une tendance

par laquelle le juge, en dehors de toute requête tendant au prononcé d’une injonction,

s’attache à montrer la voie à suivre à l’Administration dans un sens favorable à l’exécution

1090 F. BLANCO, « Le Conseil d’Etat, juge pédagogue. A propos des arrêts Société à objet sportif Toulouse Football Club (C.E., Sect., 25 juin 2001) ; Vassilikiotis (C.E., Ass., 29 juin 2001) et Titran (C.E., 27 juillet 2001), R.R.J., 2003-2, p. 1512 et spéc. p. 1091 C.E., 11 mai 2004, Asso. AC ! et aes, D.A., 2004, étude 15, O. DUBOS et F. MELLERAY ; A.J.D.A., 2004, p. 1183, Chron. C. LANDAIS et F. LENICA ; R.F.D.A., 2004, p. 454, Concl. Ch. DEVYS ; A.J.D.A., 2004, p. 1048, BONICHOT. 1092 Expression employée par F. BLANCO, « Le Conseil d’Etat, juge pédagogue », article précité.

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des décisions. Ce mouvement novateur a débuté avec un arrêt rendu par le Conseil le 25 juin

2001, Société à objet sportif Toulouse Football Club1093 par lequel le Conseil, après avoir

annulé la décision de la Commission d’organisation des compétitions de la ligue nationale du

football prend soin d’en préciser les suites. Toutefois, cette attitude se développera

essentiellement à travers deux arrêts, le premier intervenu le 29 juin 2001, Vassilikiotis1094

(1) ; le second, rendu le 27 juillet 2001, Titran1095 (2).

1. L’arrêt Vassilikiotis.

M. Vassilikiotis, ressortissant grec exerçant la profession de guide touristique, s’est vu

refuser l’exercice de sa profession en France au motif qu’il ne détenait pas la carte

professionnelle nécessaire à son exercice.

La difficulté concerne spécifiquement un arrêté du 15 avril 1999 réglementant les conditions

de délivrance de cette carte et qui ne prévoyait pas cette attribution aux personnes titulaires de

titres et de diplômes d’autres Etats membres de l’Union Européenne.

Le Haut juge décide en l’espèce d’annuler cet arrêté pour ce motif d’illégalité. Pourtant

l’intérêt de cet arrêt ne s’arrête pas là. En effet, le Conseil précise en outre : « Cette annulation

comporte pour l’Etat les obligations énoncées aux motifs de la présente décision ». De la

sorte, le Conseil d’Etat ne se contente pas de prononcer une annulation. Il dépasse ce stade

pour dicter les suites de cette annulation en délivrant un véritable « mode d’emploi » à

destination de l’Administration afin de procéder à une exécution efficace de ses décisions.

Cette annulation se trouve donc assortie d’obligations à la charge de l’Etat. Ainsi, le juge

expose clairement que l’annulation de cette omission implique soit que l’autorité compétente

complète la réglementation défaillante par un système d’équivalence ou détermine les

conditions permettant de s’assurer que les titres et diplômes délivrés dans les autres états de

l’Union Européenne présentent des garanties équivalentes à celles exigées par le droit

français. Mais le Conseil se distingue d’autant plus qu’il se charge en l’occurrence de fixer en

outre le régime transitoire dans l’attente de cette réglementation complémentaire. Il précise

donc que cette annulation a pour effet d’interdire aux autorités nationales d’empêcher

1093 C.E., Sect., 25 juin 2001, Société à objet sportif Toulouse Football Club, Concl. I. de SILVA ; L.P.A., 28 septembre 2001, n° 194, p. 4. 1094 C.E., 29 juin 2001, Vassilikiotis, L.P.A., 24 octobre 2001, n° 212, p. 12, « De l’annulation partielle à l’annulation conditionnelle : nouvelles perspectives contentieuses » ; S. DAMAREY, A.J.D.A., 2001, p. 1046, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN. 1095 C.E., 27 juillet 2001, Titran, A.J.D.A., 2001, p. 1046, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN ; Concl. F. LAMY ; L.P.A., 2001, n° 212, p. 12, note S. DAMAREY.

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l’exercice par un ressortissant communautaire de la profession de guide au motif qu’il ne

posséderait pas les titres et diplômes requis par l’arrêté du 15 avril 1999. Il appartient alors

aux autorités compétentes de délivrer aux ressortissants communautaires en faisant la

demande une carte professionnelle en décidant au cas par cas si ces titres et diplômes peuvent

être considérés comme offrant des garanties équivalentes à celles résultant de la possession

des titres français.

Dans cette affaire, le Palais Royal innove en divers points. Il prononce, d’abord, une

annulation « en tant que ne pas »1096. Toutefois, cette annulation pose une réelle difficulté

pratique : le prononcé de l’annulation de cette illégalité laisse subsister cette illégalité ! Le

juge se devait donc de déceler une méthode lui assurant le rétablissement de la légalité.

L’annulation partielle conditionnée par les motifs de cette décision, motifs dictant la voie à

suivre après cette annulation, semble être la meilleure démarche du juge soucieux d’assurer

une exécution efficace de ses décisions. Et par une motivation très détaillée, constat encore

inédit, le Conseil s’élève en véritable « guide » de l’exécution de ses arrêts pour

l’Administration !1097

Un bilan similaire semble pouvoir être réalisé à partir de la décision Titran.

2. L’arrêt Titran.

Cette décision, relative au projet de système de gestion automatisée des procédures, se

place elle aussi dans cette lignée étendant les pouvoirs juridictionnels du juge, et ce, de

nouveau en dehors de toute requête tendant au prononcé d’une injonction.

Dans cette affaire, ledit projet avait reçu un avis favorable de la CNIL qui émettait quand

même quelques réserves et conditions. Pourtant seront adoptés sur la base de ce projet deux

arrêtés ne prenant nullement en compte les conditions posées par la CNIL. Le juge se trouve

alors saisi du refus d’abroger ces arrêtés intrinsèquement illégaux. De nouveau, le Conseil

optera pour une solution audacieuse et nouvelle. Annulant le refus d’abroger, il module l’effet

de cette annulation et prononce une annulation partielle aux effets différés et alternatifs.

Ainsi, le Conseil prononce une annulation en qualité de juge de l’excès de pouvoir mais une

annulation accompagnée d’une formule directive proche de l’injonction. Il diffère l’effet de sa

décision en offrant à l’Administration un choix. Soit le ministre devra, dans un délai de deux

1096 L’arrêté n’ayant pas prévu les conditions d’attribution de la carte professionnelle pour les membres des autres états de l’Union Européenne. 1097 M. GUYOMAR et P. COLLIN, Chron. précitée, p. 1048.

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mois à compter de la notification de la décision, compléter les arrêtés litigieux en prenant acte

des conditions émises par la CNIL ; soit il devra faire adopter un décret sur avis conforme du

Conseil d’Etat afin de contourner ces réserves.

Si en revanche l’autorité compétente reste passive durant ce délai, l’Administration sera tenue

d’abroger ces actes. De nouveau et de manière univoque le Conseil indique clairement à

l’Administration les mesures qu’elle doit adopter ; il s’agit d’ailleurs quasiment d’une

injonction adressée à l’autorité publique afin d’éviter l’annulation. De surcroît, la seconde

décision Titran rendue en 20031098 se révèle d’avantage restrictive puisque, à cette occasion,

le Conseil exigera que le ministre modifie ces arrêtés, ne lui offrant plus vraiment de choix

contrairement à la décision de 20011099.

Nul doute que le Palais Royal adopte une nouvelle démarche favorable à une extension de ses

propres prérogatives juridictionnelles. Les annulations qu’il prononce en excès de pouvoir se

voient désormais assorties des obligations incombant à l’Administration dans l’exécution de

ses décisions.

La Haute instance renouvèle sa manière de juger et décide de ces nouvelles

prérogatives juridictionnelles de manière purement prétorienne et souveraine. Mais pour ce

faire, la juridiction a dû inévitablement renouveler sa manière de dire le droit. En effet, dans

ces deux décisions, elle opère dans le dispositif un renvoi aux motifs qui en constituent « le

soutien nécessaire ». D’autant que ces motifs s’avèrent très développés, très éclairants et

s’érigent quasiment tels une « véritable explication fournie au plaideur »1100. Autrement dit,

cette annulation se voit conditionnée par les motifs de la décision explicitant très précisément

les obligations à la charge de l’Administration. Ce constat novateur justifie ainsi la nouvelle

éloge adressée au Conseil d’Etat se voyant élevé au rang de « juge pédagogue »1101. Car si

cette instance s’est employée durant des décennies à bâtir une cathédrale jurisprudentielle,

désormais, elle s’est dotée de pouvoirs juridictionnels très efficaces et se montre soucieuse de

l’exécution correcte de ses décisions. Sa faculté de dire le droit ne se trouvant nullement

anéantie, mais seulement un peu plus rare sans pour autant perdre de sa qualité, le Conseil, en

1098 C.E., 5 mars 2003, Titran, A.J.D.A., 2003, p. 1008, note S. DAMAREY. 1099 « Considérant que la présente décision a nécessairement pour conséquence que le garde des sceaux, ministre de la justice, est tenu de prendre, dans un délai raisonnable, un arrêté modifiant les arrêtés du 18 juin 1986 et du 13 avril 1993 afin de prévoir les conditions et les limites dans lesquelles les fichiers institués par ces textes devront être mis à jour pour tenir compte des amnisties et réhabilitations ; qu’il lui incombe de prévoir explicitement que cette modification devra consister en l’effacement de toutes les mentions de nature à rappeler l’existence des condamnations, sanctions, interdictions, déchéances ou incapacités et que ne pourra subsister dans le fichier que la référence à la loi d’amnistie ou à la décision de réhabilitation ». 1100 F. BLANCO, article précité, p. 1524. 1101Ibid.

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qualité de juge chargé de trancher les litiges, se veut tout aussi efficace. D’autant que, ne

l’occultons pas, il met sa fonction de jurisprudence au service de ses prérogatives

juridictionnelles. C’est dire qu’il s’arroge tout simplement lui même de nouveaux pouvoirs

plus étendus que ceux découlant de l’office classique du juge de l’excès de pouvoir.

B. La mutation de l’office du Conseil d’Etat juge de l’excès de pouvoir.

Par les deux décisions sus-présentées, le Conseil bouleverse la logique binaire guidant

le recours pour excès de pouvoir. C’est ainsi qu’il prononce une annulation tout en prenant

soin d’en dicter les suites. Il est vrai que dès 1925, avec la décision Rodières1102 le Conseil

avait déjà manifesté la volonté d’indiquer à l’Administration les mesures à prendre.

Finalement, l’innovation découlant de ces décisions s’inscrit dans la logique exposée par le

Doyen HAURIOU qui, en 1908, présentait un Conseil « à l’étroit dans les pouvoirs

d’annulation que lui confère le recours pour excès de pouvoir » et qui « prépare un nouvel

élargissement de sa jurisprudence […], de nouveaux pouvoirs du juge de la sentence, pouvoirs

qui, bien entendu, tendraient à restreindre sinon la liberté, du moins l’arbitraire de

l’Administration active »1103. Cette affirmation semble connaître un regain d’intérêt de nos

jours, le Conseil se révélant soucieux de conférer à son pouvoir d’annulation une portée

pratique. Il modernise donc véritablement sa manière de juger, entendue comme étant sa

manière de trancher les litiges. Cette novation prétorienne contribue alors à octroyer au

Conseil une nouvelle casquette, s’érigeant en instance habilitée à adresser certaines

injonctions à l’Administration1104.

Cette évolution notable des pouvoirs juridictionnels du Palais Royal poursuit en réalité

un objectif tout à fait louable : assurer une meilleure exécution des décisions de justice

prononcées par le Conseil. Conscient, en effet, des difficultés liées à l’exécution de ces

décisions, et ce, grâce, notamment, à l’activité de la Section du rapport et des études, la Haute

Assemblée s’est fixée un objectif de pédagogie en assortissant les annulations qu’elle

prononce de leurs conditions d’annulation1105.

1102 C.E., 26 décembre 1925, Rodières, Rec. p. 1065. 1103 M. HAURIOU, note sur C.E., 26 juin 1908, Daraux, Sirey, 1909, III, p. 129-130, cité par F. BLANCO, op. cit., p. 1550. 1104 Certains allant jusqu’à affirmer qu’il s’élèverait en juge-administrateur, voir en ce sens : F. BLANCO, art. préc., p. 1553. 1105 F. BLANCO, art. précité ; A.J.D.A., 2003, p. 1010, note S. DAMAREY sur C.E., Sect., 5 mars 2003, Titran ; A.J.D.A., 2001, p. 1048, Chron. M. GUYOMAR et P. COLLIN sur C.E., 27 juillet 2001, Titran.

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D’autant qu’ à cet effort de pédagogie s’ajoutent des soucis de lisibilité et d’accessibilité de

ces décisions. Dans ce contexte, cette nouvelle méthode adoptée par le Palais Royal s’aligne

sur les conditions émises par le Président BRAIBANT1106 estimant : « L’utilité du recours

pour excès de pouvoir dépend, en dernière analyse, des conséquences juridiques qui

s’attachent aux annulations contentieuses et de la suite qui leur est donnée en pratique ».

Autrement dit, l’on assiste à une jurisprudence novatrice modernisant, renouvelant l’office du

Conseil, juge de l’excès de pouvoir.

Mais une autre tendance, elle aussi initiée par l’œuvre prétorienne du Conseil d’Etat,

témoigne encore du renouveau des pouvoirs de cette juridiction dans le sens d’un

accroissement de ses compétences juridictionnelles.

Paragraphe 2 : Le pouvoir de modulation dans le temps des effets d’une annulation.

L’on entre désormais dans une ère de renouvellement de l’office du juge de l’excès de

pouvoir. De manière prétorienne, le Conseil d’Etat opère en effet une « petite révolution »1107

en s’arrogeant le droit de moduler dans le temps les effets d’une annulation contentieuse.

L’arrêt AC ! 1108 témoigne donc d’une réelle nouveauté (1) tant dans l’esprit de la

jurisprudence du Conseil d’Etat que des pouvoirs juridictionnels du juge de l’excès de pouvoir

(A) suscitant sans doute à longue échéance des dérives spectaculaires (B).

A. L’œuvre novatrice du Conseil d’Etat.

1106 G. BRAIBANT, « Remarques sur l’efficacité des annulations pour excès de pouvoir », E.D.C.E. 1961, n° 15, p. 53. 1107 B. MATHIEU, « Le juge et la sécurité juridique : vues du Palais Royal et du Quai de l’Horloge », D., 2004, n° 23, p. 1604. 1108 C.E., 11 mai 2004, Asso. AC ! et aes, D.A., 2004, Etude 15, O. DUBOS et F. MELLERAY ; A.J.D.A., 2004, p. 1183, Chron. C. LANDAIS et F. LENICA ; R.F.D.A., 2004, p. 454, Concl. Ch. DEVYS.

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Si les décisions Titran et Vassilikiotis ont attiré notre attention, c’est en raison de la

faculté que s’y offrait le Conseil de dicter les suites des annulations contentieuses prononcées

en excès de pouvoir.

En 2004, toujours dans ce même climat de relance des pouvoirs juridictionnels du juge

administratif, le Conseil adopte une décision remarquable conduisant F. MELLERAY à

avancer que « le temps des grands arrêts n’est pas révolu »1109. Se prononçant par un

considérant de principe, digne des arrêts de règlement1110, le Palais Royal saisit l’occasion qui

lui est fournie par l’arrêt AC !1111 afin de s’octroyer un nouveau pouvoir de moduler dans le

temps les effets d’une annulation contentieuse. Posant donc de manière inédite la première

exception au caractère rétroactif de l’annulation prononcée en excès de pouvoir, le Conseil

d’Etat innove, totalement, franchissant une étape fondamentale dans l’histoire des pouvoirs du

juge de l’annulation.

Le Conseil se trouve ainsi saisi d’une demande tendant à l’annulation pour illégalité d’arrêtés

portant agrément à la Convention d’assurance chômage du 1er janvier 2001 et de celle du 1er

janvier 2004 et de leurs actes annexés. Si l’annulation est alors prononcée de manière

classique, le Palais Royal suit malgré tout une voie audacieuse1112. En effet, le Haut juge

module l’effet temporel de ces annulations. Ainsi, si certaines dispositions sont annulées de

manière traditionnelle, avec effet rétroactif, d’autres se voient annulées « sous réserve des

actions contentieuses engagées à la date de la décision », tandis que, chose plus surprenante,

d’autres sont enfin annulées à compter du 1er juillet 2004. Autrement dit, niant totalement

l’effet rétroactif de l’annulation, le Conseil considère que, au vu de l’intérêt qui s’attache à la

continuité du versement des allocations et du recouvrement des cotisations, l’annulation

devait être prononcée à compter du 1er juillet 2007 afin de laisser le temps au gouvernement

de prendre les mesures propres à assurer la continuité du régime d’assurance-chômage.

L’annulation ici prononcée est donc dépourvue de manière exceptionnelle d’effet rétroactif.

C’est dire la novation apportée par cette décision au sein du droit administratif général

jurisprudentiel !

Il est vrai que cette révolution n’aboutit pas à l’abandon de l’effet rétroactif classique d’une

annulation contentieuse et ce d’autant que le Conseil d’Etat se plaît à rappeler dans l’arrêt

AC ! lui-même l’effet rétroactif qui s’attache à toute annulation. Mais le contexte afférent à la

1109 F. MELLERAY, « Le droit administratif doit-il redevenir jurisprudentiel ?, Remarques sur le déclin paradoxal de son caractère jurisprudentiel », A.J.D.A., 2005, p. 639 et spéc. p. 641. 1110 O. DUBOS et F. MELLERAY, note précitée, p. 8. 1111 C.E., 11 mai 2004, Asso. AC ! et aes, précité. 1112 M. LOMBARD, Comm. Sur l’arrêt AC!, D.A., juillet 2004, p. 26 et spéc. p. 28.

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décision a véritablement contraint le juge à opter pour une solution d’opportunité écartant

exceptionnellement cet effet rétroactif qui aurait sans aucun doute désorganisé le régime

d’assurance-chômage et créé un vide juridique terrible au regard des nombreuses situations

juridiques qui auraient été remises en cause.

Nul doute que le Conseil renouvèle sa jurisprudence afin d’étendre l’office du juge de

l’excès de pouvoir. Ainsi, cette instance est habilitée à moduler les effets temporels de ses

annulations, à l’instar des pouvoirs dont dispose la C.J.C.E.1113.

Il nous faut donc de nouveau saluer l’effort réalisé par le Conseil dans son œuvre

prétorienne afin de relancer, d’accroître l’office du juge de l’annulation. La théorie du bilan

semble de plus être de rigueur dans cette entreprise dans la mesure où le juge administratif

met en balance le principe de sécurité juridique et celui de légalité. Autrement dit, il pèse

d’une part les conséquences d’une annulation rétroactive et d’autre part les inconvénients que

présenterait au regard du principe de légalité et des droits des justiciables à un recours effectif

une limitation dans le temps des effets d’une annulation.

L’on assiste bien à une nouvelle ère des pouvoirs du juge de l’annulation. Et si, lors

des décisions Ttitran et Vassilikiotis, le Conseil d’Etat s’élève quasiment en administrateur,

dictant la conduite que l’Administration devait adopter ; l’on peut constater que par la

décision AC !, le Conseil d’érige cette fois en législateur puisqu’il se substitue à la pratique

des lois de validation.

En effet, les lois de validation, aussi critiquées soient-elles, neutralisent les effets d’une

annulation rétroactive1114. Par cette pratique, le juge administratif se trouve dans l’obligation

d’obéir à la volonté d’un législateur lui enjoignant de considérer tels actes valides. Considérée

comme une ingérence du législateur dans le fonctionnement de la justice administrative1115, la

loi de validation est traditionnellement critiquée pour son atteinte à la séparation des pouvoirs

entre le pouvoir législatif et l’autorité juridictionnelle1116 ; le Conseil Constitutionnel et la

C.E.D.H., émettant ainsi de sérieuses réserves à cette pratique.

1113 Art. 231 du traité C.E qui offre à la C.J.C.E. le pouvoir de décider si l’annulation sera dotée d’un effet ex nunc ou ex tunc. 1114 Pour une définition de la loi de validation : Intervention du législateur en forme de loi destinée, à titre rétroactif ou préventif, à valider de manière expresse, indirecte ou même implicite, un acte administratif annulé ou susceptible de l’être (Vocabulaire juridique, Travaux de l’Association Henri CAPITANT, sous la direction de G. CORNU, 8ème édition, P.U.F., 2000). 1115 D. PERROT, « Validation législative et actes administratifs unilatéraux. Observations à la lumière de la jurisprudence récente », R.D.P., p. 983 et spéc. p. 995. 1116 R. CAPITANT, Intervention à l’Assemblée Nationale le 29 novembre 1967, J.O., n° 105, A.N., p. 5344.

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Ainsi, la faculté de moduler dans le temps les effets d’une annulation semble se substituer à

cette validation législative très contestée. Ce pouvoir de modulation s’avère d’ailleurs

préférable à la loi de validation. En effet, la validation par le législateur est dotée d’un effet

brutal, elle annihile totalement l’effet de la décision juridictionnelle. Au contraire, la

modulation par le juge des effets d’une annulation se veut plus souple, permettant, comme

dans l’arrêt AC ! de conserver l’effet rétroactif de l’annulation de certains arrêtés, tout en

reniant cet effet rétroactif pour d’autres, lorsque des considérations apparentes d’opportunité

s’imposent1117.

Dans ce contexte, la faculté inédite offerte par la décision de 2004 au juge de l’excès de

pouvoir ne peut qu’être saluée en tant qu’elle réduira le champ des lois de validation dont

l’usage se trouvait fortement critiqué1118.

Il semble alors difficile dans ce contexte de nier la pérennité de la fonction de

jurisprudence du Conseil d’Etat qui poursuit sa mission le conduisant à adopter de grands et

nouveaux arrêts. D’autant que cette œuvre novatrice se place dans une optique elle aussi tout

à fait louable : le renouvellement de l’office du juge de l’excès de pouvoir animé par un souci

de pédagogie et d’efficacité des décisions de justice. Toutefois, si « l’état du droit paraissait

mûr pour le changement, pour un relâchement du lien entre annulation et effet rétroactif »1119 ,

diverses interrogations subsistent du fait de la décision AC !

B. Les questions en suspens.

La jurisprudence novatrice du Palais Royal tendant à ce que le juge de l’excès de

pouvoir ne se contente plus d’annuler mais dicte également les suites de cette annulation,

d’autant que la jurisprudence octroyant un pouvoir de moduler dans le temps les effets d’une

annulation contentieuse et de nier l’effet rétroactif classique s’inscrivent certes dans une

optique tout à fait légitime et compréhensible : l’efficacité des décisions de justice et le

respect de la légalité et de la sécurité juridique. Toutefois, l’on ne peut manquer de constater

que « s’intéresser aux conséquences des décisions qu’il rend ne fait pas partie des réflexes

1117 Notons d’ailleurs une première application de la décision AC ! lors de l’arrêt C.E., Sect., 25 février 2005, France Télécom, dans lequel le Conseil reprend mots pour mots le considérant de principe de l’arrêt AC ! et ajoutant une nouvelle motivation à l’emploi de la faculté de moduler dans le temps les effets d’une annulation : « L’atteinte manifestement excessive à l’intérêt qui s’attache au respect du droit communautaire entrainée par la disparition rétroactive des dispositions litigieuses ». 1118 Ch. DEVYS, Concl. Sur C.E., 11 mai 2004, Asso. AC ! et aes, précitées, p. 467. 1119 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, op. cit.,° 1217.

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traditionnels du juge administratif »1120. Cette nouveauté conduira indéniablement à une

remise en cause de la frontière classique entre l’excès de pouvoir et le plein contentieux. Car,

le Conseil d’Etat se comporte en excès de pouvoir comme s’il pénétrait dans la sphère du

plein contentieux, en ne se limitant plus au prononcé de l’annulation mais en guidant ensuite

l’Administration dans l’exécution de cette décision. Toutefois, la principale réserve émise à

l’œuvre créatrice du Conseil d’Etat marquée par l’arrêt AC ! réside dans la portée des

revirements de jurisprudence que le Conseil d’Etat sera peut être amené à moduler.

Il est vrai que les auteurs ont très vite annoncé cette possible déviation de l’arrêt AC !

Claire LANDAIS et Frédéric LENICA avancent à ce sujet : « La seconde question, réservée

car elle n’était pas posée par l’affaire AC !, que l’on voit néanmoins poindre à l’horizon, est

celle de la modulation dans le temps des effets des revirements de jurisprudence, dernier

bastion de la rétroactivité »1121. En effet, les revirements de jurisprudence sont dotés d’un

effet rétroactif1122. Pourtant, la doctrine redoute une remise en cause de ce caractère rétroactif

du fait du renouveau de l’office du juge administratif qui se développe à vive allure1123.

Il est évident que reconnaître la possibilité pour le Palais Royal de nier le caractère

rétroactif des revirements équivaudrait à une refonte, un renouvellement total de la conception

traditionnelle des pouvoirs du juge administratif. Ce caractère rétroactif est admis de longue

date, et ne pourrait être facilement abandonné. D’autant que l’esprit du revirement étant de

doter le système juridique d’une règle de droit plus avantageuse que l’ancienne, l’on peut se

demander quel serait l’intérêt alors pour le juge de décider de ne pas appliquer

immédiatement cette règle nouvelle plus adaptée que l’ancienne.

Mais il est vrai également que, pour le Conseil d’Etat, s’arroger le droit de décider de

la portée temporelle d’un revirement de jurisprudence étendrait davantage son pouvoir

normatif en modulant les effets de ses propres décisions. D’autant qu’un tel pouvoir, existant

en droit communautaire s’agissant des arrêts en interprétation1124 peut tout à fait être

envisageable dans notre ordre interne.

Malgré tout, la jurisprudence récente du Conseil appelée à prendre position sur la

question s’est montrée attachée au principe ancien de la rétroactivité des revirements1125. Dans

cette affaire, le Haut juge a suivi la voie classique décidant de censurer les décisions de retrait

1120 C. LANDAIS et F. LENICA, Chron. précitée, p. 1183. 1121 Ibid. Voir également en ce sens : O. DUBOS et F. MELLERAY, note précitée, p. 15. 1122 J. RIVERO, « Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle », A.J.D.A., 1968, p. 15. 1123 J.-H. STAHL et A. COURREGES, « Note à l’attention de M. le Président de la Section contentieux », R.F.D.A., 2004, p. 438 et spéc. p. 451, envisagent cette hypothèse. 1124 C.J.C.E., 8 avril 1976, aff. C-43/75, Defrenne. 1125 C.E., 14 juin 2004, S.C.I. St Lazare, n° 238199, D.A., novembre 2004, p. 46, Comm. R. NOGUELLOU.

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du permis de construire délivré par le maire de Manosque relevant que « le délai dans lequel

le maire pouvait retirer le permis était limité à quatre mois à compter de la signature de ce

permis » ; appliquant ainsi la décision Ternon de manière rétroactive, c’est à dire à un retrait

intervenu antérieurement à l’arrêt Ternon. C’est dire que si le Conseil est tout à fait enclin à

une modernisation de sa jurisprudence au service des nouveaux pouvoirs juridictionnels du

juge de l’annulation, il n’est pas encore prêt à accepter le principe de modulation des effets

des revirements de jurisprudence.

Cette réticence ne nous paraît pas vraiment surprenante dans la mesure où il s’agirait alors

d’une rupture sans doute trop brutale dans les esprits, dans les mentalités forgeant ce droit

administratif jurisprudentiel.

L’on est tout de même en droit de se demander si le Palais Royal n’aboutira pas, à terme, à un

tel résultat, soucieux d’accroître encore et toujours son pouvoir normatif…

Nul ne le contestera, le Palais Royal a remodelé sa manière de dire le droit. Il poursuit

un objectif assez nouveau : renforcer son imperium en tant qu’autorité juridictionnelle appelée

à trancher les litiges. Ainsi, le Conseil renouvèle sa jurisprudence afin de conférer au juge de

l’annulation un office plus performant et plus adapté au souci d’une bonne exécution des

décisions de justice. Le Conseil déploie une tendance jurisprudentielle tout à fait inédite,

participant donc de l’évolution continue du droit administratif jurisprudentiel, à l’initiative du

Palais Royal et dont l’objet réside en la modernisation des pouvoirs du juge.

Cette instance ne s’avère nullement obsolète dans ce système juridique. Elle conserve un

prestige certain, conservant la maîtrise de la juris dictio, tout en s’octroyant de nouveaux

pouvoirs juridictionnels plus efficaces dans l’intérêt d’une meilleure exécution des décisions.

De cette manière, le Conseil renouvèle sa jurisprudence et s’octroie les moyens d’assurer

lorsqu’il intervient comme juge de l’excès de pouvoir c’est à dire juge de l’annulation chargé

de trancher les litiges, une efficacité réelle de ses décisions.

L’on assiste à une juridiction suprême puissante, dont on ne peut vraiment douter de la

capacité à rester présente et dynamique sur la scène jurisprudentielle.

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L’étude de l’activité prétorienne récente atteste d’une réelle efficacité et d’un

dynamisme loin d’être anéanti de son œuvre normative.

Le déclin annoncé du caractère jurisprudentiel du droit administratif n’annihile pas vraiment

la fonction de jurisprudence du Palais Royal qui continue d’intervenir afin, cette fois, de

clarifier voire de compléter les textes codifiant pourtant la matière.

De même, si le déclin de la fonction jurisprudentielle du Conseil d’Etat était présenté dès

19801126, les auteurs considérant essentiellement que son œuvre prétorienne s’amenuisait du

point de vue qualitatif1127, il semble que, aujourd’hui, cette affirmation puisse être remise en

question. Car, comment nier la qualité des décisions émanant de la Haute instance alors que

l’on recense des décisions réglant des problèmes de société évidents et pour le moins

nébuleux comme le problème des catastrophes sanitaires de l’amiante ou le problème de la

responsabilité de l’Etat du fait des exactions vichystes ? De même, il serait erroné de juger la

part jurisprudentielle du Conseil d’Etat comme une œuvre de moindre qualité dans la mesure

où cette instance reconsidère ses propres positions dans un but d’adaptation du droit et de

perfection d’un droit parfois obsolète. C’est dire que le Conseil n’a pas perdu sa mission

1126 D. LINOTTE, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel », article précité. 1127 S. RIALS, « Sur une distinction contestable et un trop réel déclin. A propos d’un récent article sur le pouvoir normatif », A.J.D.A., 1981, p. 115.

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normative. Il poursuit une œuvre d’excellence, même si l’on note une modernisation dans sa

méthode jurisprudentielle. Il faut constater que le Palais Royal s’est adapté aux nécessités à la

fois sociales et juridiques.

Sa jurisprudence ne poursuit plus comme seule finalité l’édifice, à tout prix, d’une cathédrale

jurisprudentielle, mais s’active à perfectionner le droit administratif prétorien afin de le rendre

accessible et répondant davantage aux attentes des administrés.

Autrement dit, la Haute Assemblée continue de dégager une jurisprudence de qualité et l’on

ne doute pas de ce que cette activité normative ait encore de belles heures de gloire à venir.