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L’espace, les sens et l’objectivité * .
in Perception et intermodalité, approches actuelles de la question de Molyneux, ( J. Proust ed. ), Paris,
PUF, 1997, pp. 125-159.
Joëlle Proust
Ecole Polytechnique, CREA
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Le lien entre espace et objectivité est si ancré dans nos
habitudes de pensée que beaucoup de philosophes vont
“d’objectif” à “extérieur” sans même remarquer leur pétition de
principe. (Evans, 1985, 249)
L’un des problèmes classiques de la philosophie et celui de l’objectivité de la connaissance.
Comment distinguer, de manière justifiée, l’existence d’une expérience de l’existence de
l’objet de cette expérience ? Quelles sont les conditions conceptuelles auxquelles nous
pouvons affirmer qu’une représentation porte sur un objet, une propriété ou un événement du
monde objectif plutôt que sur les sensations ou l’expérience d’un sujet ?
Lorsque nous abordons le problème de l’objectivité dans les termes du sens commun, nous
utilisons généralement une métaphore qui mêle le spatial et le fonctionnel : la distinction
entre l’intérieur et l’extérieur de la tête (ou, parfois, de l’organisme ou du “système”) permet
à peu de frais de donner corps à l’opposition du subjectif et de l’objectif. La métaphore
montre ses limites dès que l’on s’intéresse par exemple, à l’anatomie du cerveau, propriété
interne mais objective. Le cas des hallucinations, qui paraissent être des états du monde, mais
sont imputables au seul sujet percevant, constitue une objection symétrique.
De nombreux philosophes, au premier rang desquels Kant, ont essayé de dépasser le sens
commun en recherchant le fondement de l’objectivité. Le philosophe naturaliste
contemporain peut puiser dans cette longue tradition, tout en cherchant de nouveaux thèmes
d’inspiration dans les travaux scientifiques de son temps. Le présent travail toutefois se donne
une contrainte supplémentaire, en s’intéressant à la construction de l’objectivité
préconceptuelle, là où la perception trouve son unité propre indépendamment d’un jugement.
Nous nous efforcerons donc de découvrir s’il existe une relation constitutive entre la capacité
de localiser un objet dans l’espace et celle de l’appréhender comme distinct de l’expérience
qu’on en a. L’espace comme dimension de l’expérience est-il condition nécessaire, est-il
condition suffisante de l’objectivité ? Notre enquête s’effectuera en trois temps. D’abord,
* Je remercie Roberto Casati, Kevin Mulligan et Elisabeth Pacherie pour leurs commentaires
et observations critiques sur une version antérieure du présent chapitre.
nous tenterons de dégager les conditions informationnelles qui doivent être présentes dans le
champ de l’expérience sensorielle d’un sujet pour que puisse s’en dégager les conditions
d’une représentation d’objet indépendant de l’expérience (section I). Ensuite, nous devrons
tenter de découvrir la ou les compétences qui doivent caractériser un sujet capable d’exploiter
ce type d’information. La section II se donne pour objet d’examiner un certain nombre de
candidats potentiels, ce qui fournira l’occasion de recenser les conditions d’adéquation à
retenir dans le choix final. La section III exposera enfin la solution proposée.
I
Peter Strawson suggère que la possession de concepts spatiaux forme la condition
nécessaire et suffisante de la représentation d’objets indépendants de l’expérience. Strawson
cherche à établir ce qui, dans l’espace sonore, détermine la possibilité de la perception d’un
monde objectif ; et il identifie cette condition dans l’existence d’une relation entre des séries
sonores telle que l’apparition d’un signal propre à l’une est contrainte par l’organisation
sérielle de l’autre. Son argument consiste à dire qu’un sujet qui serait plongé dans une
expérience purement auditive, c’est-à-dire à son sens dépourvue d’information spatiale, ne
pourrait identifier des particuliers objectifs - c’est-à-dire des éléments discrets sur lesquels
porte l’expérience auditive - que pour autant que l’expérience auditive en question comporte
des caractéristiques relationnelles quasi-spatiales.
Revenons sur la démonstration de Strawson. Pour que l’expérience de pensée de Strawson
soit efficace, il lui faut disposer d’un mode d’accès perceptif aux objets qui n’implique pas
nécessairement des représentations spatiales. Il considère que l’ouïe remplit cette
condition1[1] : à son avis, les signaux auditifs ne portent une information spatiale que parce
qu’ils ont été durablement associés à l’expérience visuelle des mêmes stimuli. “Un concept
purement auditif de l’espace est une impossibilité” (1973, p. 73). On peut opposer à cela que
la disparité binaurale permet de localiser un événement dans l’espace péripersonnel. Mais cet
argument est dans le présent contexte sans pertinence : il ne s’agit pas pour le moment
d’identifier la nature de l’information qui peut être communiquée par l’ouïe, mais de
supposer que soient remplies les conditions idéales dans lesquelles toute information spatiale
est absente du son entendu. Rappelons que l’objectif d’une expérience de pensée n’est pas de
préparer à une expérimentation de laboratoire, mais de déployer un raisonnement sur un
ensemble de prémisses dont le caractère idéal est explicitement admis. On concèdera à
Strawson qu’un sujet pourrait n’avoir accès qu’à de l’information auditive non spatiale, si le
sujet porte un casque neutralisant la disparité binaurale.
1[1] Il n’exclut pas qu’il y ait d’autres possibilités (1973), p. 73.
Un sujet dont l’expérience serait ainsi limitée pourrait-il avoir la représentation d’objets
indépendants de son expérience ? La première étape de l’analyse commence par montrer que
l’idée d’objectivité suppose l’idée de particuliers réidentifiables ; car réidentifier un
particulier implique que le particulier n’ait pas cessé d’être le même pendant qu’il n’était pas
observé. Peut-on réidentifier des particuliers sonores ? Strawson s’emploie à distinguer à
quelles conditions une telle réidentification peut se produire : il faut que nous puissions nous
représenter des sons non entendus, existant simultanément. Strawson imagine qu’un tel
“agencement systématique en série” est possible si l’expérience auditive a un certain type de
multiciplité.
Pour bien comprendre l’exemple, il faut se représenter un poste de radio à l’ancienne, avec
des stations qu’on peut atteindre en tournant un bouton, produisant ainsi un sifflement de
hauteur variable ; ce sifflement, non voulu par le constructeur, covarie avec la progression
d’une fréquence à l’autre. Cette expérience réduite à son élément sonore comporte deux
variables. D’une part le sujet (que nous appellerons, à la suite d’Evans, “Hero”) entend ce que
Strawson appelle le “maître-son”, soit un sifflement continu dont le timbre et l’intensité sont
constants, mais dont la fréquence varie ; d’autre part, il entend d’autres sons et suites de sons
discrets d’intensité variable - les émissions radiophoniques des différentes stations, que nous
appellerons “sons asservis”. Ces deux séries sonores ont une propriété essentielle : elles
covarient. Par exemple, la suite de sons discrets a une intensité croissante ou décroissante
selon l’évolution du maître-son vers les hautes et les basses fréquences. Le critère qui permet
de déterminer s’il s’agit bien de la même suite particulière de sons, dont on entend
maintenant la suite, par opposition à une suite particulière de même type mais
numériquement distincte, est d’utiliser conjointement la dynamique du signal du maître-son
et celle du son asservi. Voici une condition, qui selon les termes de Strawson, est persuasive
sinon contraignante2[2] : Si un son asservi A se fait entendre chaque fois que le maître-son
repasse en L, alors A est un particulier réidentifiable. Si A est produit quand le maître-son
monte ou descend à des hauteurs variables distinctes de L, alors A ne sera pas un particulier
réidentifiable, mais une collection de particuliers du même type (Strawson, 1973, p. 85). Par
exemple, le même discours du président Coty peut être entendu sur Europe I et sur Radio-
Luxembourg, mais le discours entendu ici et là n’est pas la même occurrence d’événement
sonore ; il s’agit de deux événements sonores de même type. Bien entendu, Hero ne peut
2[2] Un objecteur pourrait en effet contester la valeur de l’analogie entre le monde sonore de
Hero et l’espace coloré, où le rapports entre les éléments peuvent apparaître tous à la fois,
avec leurs relations spatiales particulières. Mais on n’entend pas deux éléments du monde
auditif comme étant à une certaine distance auditive l’un de l’autre. Or l’idée d’existence
simultanée du perçu et du non perçu implique l’idée de la présentation simultanée d’éléments
qui entrent dans un système de relations dépassant les limites del’observation. La défense de
Strawson consiste à revendiquer l’existence d’une analogie formelle entre le spatial
perceptible et l’auditif. Cf. Strawson, (1973), pp. 88-9.
jamais comparer directement deux sons asservis par leurs propriétés sonores présentes,
puisque le fait de suivre la dynamique du maître-son implique que le sujet ne puisse jamais
entendre que les éléments successifs d’une série. La seule manière dont il puisse réidentifier
des séries comme formant un particulier sonore consiste à s’appuyer sur les relations entre les
séries de sons. Il faut et il suffit qu’une des séries domine l’apparition de l’autre pour que le
sujet auditif ait les moyens de dissocier des expériences auditives qualitativement identiques
de particuliers auditifs numériquement différents.
Cette hypothèse peut être généralisée. La capacité de former des représentations objectives
du monde dépend de la capacité de former des perceptions distinctes comme portant sur le
même objet, c’est-à-dire sur une capacité réidentificatrice. Voici comment généraliser
l’hypothèse :ce qui permet la réidentification, c’est que les perceptions du même particulier
obéissent à certaines contraintes : comme la hauteur du maître-son contraint ce qui peut
figurer en un même emplacement, un type donné d’information, “l’information-maître”
(quelle qu’elle soit : modalité dominante, ou dimension informationnelle particulière) peut
garantir que deux perceptions sont d’un seul et même objet ou événement. C’est pour notre
part l’un des enseignements essentiels que nous retiendrons de l’expérience de pensée du
monde sonore de Strawson.
Toutefois, comme l’a montré Evans (1985), l’argumentation de Strawson comporte un
certain nombre de difficultés. Evans conteste le choix-même de l’illustration de l’argument
par le maître-son. Si le sujet peut réidentifier les particuliers de son expérience grâce à
l’association constante entre une fréquence du maître-son et celle d’un son asservi, l’ordre de
présentation des sons devient non pertinent ; mais si l’aspect ordonné, “quasi-spatial”, des
fréquences du maître-son est superflu, Strawson n’a pas démontré que l’espace (ou un
analogue) est une condition nécessaire de la réidentification, et donc de l’objectivité.
En outre, remarque Evans, l’exemple du maître-son présente deux inconvénients majeurs.
D’une part, le système relationnel du maître-son est radicalement différent du système spatial
: revenir au même emplacement du maître-son ne veut pas dire retrouver le même élément
d’expérience - mais revenir à un élément qui est avec un élément précédent dans un rapport
unitaire de plus haut niveau (être dans une même séquence sonore). D’autre part, ce monde
est essentiellement phénoméniste, et loin d’avoir obtenu la discrimination subjectif-objectif,
ou expérience-objet d’expérience, l’illustration paraît compatible avec une interprétation qui
ne conserve qu’une ontologie qualitative (Evans, 1986, p. 253). Alors qu’une ontologie
“objective” consiste en événements ou particuliers numériquement distincts et indépendants
du sujet percevant, une ontologie qualitative est compatible avec un point de vue solipsiste où
le monde se réduit aux seules expériences du sujet. Or dans le monde sonore de Hero, rien
n’oblige à distinguer numériquement les sons qui sont perçus en tel ou tel point du maître-
son, parce que l’accompagnement par un son déterminé du maître-son permet toujours de
distinguer qualitativement les sons asservis, sans nécessiter d’interprétation “objective”,
détachée de ce que le sujet perçoit.
Indépendamment de l’illustration par le maître-son, l’argument de Strawson présente aux
yeux d’Evans d’autres faiblesses. Une première objection consiste à dire que la notion de
réidentification d’un processus auditif (qui se poursuit dans le temps) ne doit pas être
confondue avec celle de la réidentification d’un élément auditif qui persiste dans le temps ;
dans le second cas, mais non dans le premier, on suppose que l’élément est présent tout entier
à chaque occasion. (Evans, 1985, p. 258) Les conditions de réidentification d’un processus ne
livrent pas les conditions de réidentification d’une chose, ce qui est requis par le problème
posé. Mais, en second lieu, l’argument de Strawson ne paraît valide que parce que “l’espace
qu’il a extrait du concept d’objectivité est l’espace qu’il y a mis” (p. 260) : Strawson ne s’est
intéressé qu’aux théories de l’objectivité dans lesquelles un universel peut être instancié
simultanément par des occurrences distinctes. En d’autres termes, une certaine séquence
sonore M pouvait être entendue en divers points du maître son, ce qui occasionnait la
distinction entre identité numérique et identité qualitative. Si l’on envisage un monde dans
lequel une telle existence simultanée ne se produit pas, aucune distinction entre identité
qualitative et identité numérique ne peut se poser. Il faut ainsi montrer pourquoi le monde
appauvri, dans lequel chaque occurrence est seule de son type, et peut ou non continuer à être
produite sans qu’on l’entende, ne peut être objectif parce qu’il y manque les conditions de la
(quasi-)spatialité. Evans propose alors de reformuler la question des conditions de
l’objectivité sans présupposer le spatial : “il faut montrer que l’idée d’espace est
implicitement contenue dans l’idée même d’existence non perçue” (p.261).
Les objections d’Evans que nous venons de rapporter démontrent que Strawson n’est pas
parvenu à établir le caractère nécessaire et suffisant de son système relationnel pour établir la
capacité d’une perception objective du monde. Mais pour évaluer la solution qu’Evans
apporte à son tour au problème de l’objectivité, il convient de rappeler les grandes lignes de
la position phénoméniste. Comme on va le voir, le phénoménisme constitue l’arrière-plan du
problème ; selon qu’on en accepte ou en refuse les règles dans la question qui nous occupe, le
problème peut obtenir une solution difficile et indirecte ou triviale et immédiate.
Le phénoménisme considère que la réalité est une construction logique à partir des
apparences, et qu’il est donc illégitime de dériver d’arguments empiriques quelconques
l’existence d’un domaine d’objets indépendants de l’expérience qui en est faite (Bennett,
1971, p. 68). La doctrine lockienne appelée par Bennett “doctrine du voile de la perception”
souligne qu’on doit distinguer le cas où l’on perçoit un arbre en sa présence d’un cas où on
en a “l’idée visuelle” sans être en face d’un arbre réel. Si comme le maintient Locke, les
choses réelles sont de l’autre côté du voile de la perception, il n’est aucun argument général
tiré des faits de la perception qui, aux yeux du phénoméniste, puisse nous donner un accès
direct à ce qu’il y a de l’autre côté du voile. Le lien causal entre les faits objectifs et
l’expérience ne peut dès lors être établi globalement à l’aide de la distinction qu’il présuppose
lui-même (cf. Bennett 1966, §7). Appelons “interdit phénoméniste” l’interdiction d’utiliser un
lien causal entre la perception et son objet pour établir la possibilité d’une perception
objective. L’interdit phénoméniste mérite d’être pris au sérieux non par les seuls
phénoménistes réductionnistes, mais aussi par ceux qui, comme Strawson, cherchent à
défendre une théorie représentationnelle des perceptions sans se contenter de faire une
pétition de principe objectiviste. Je distinguerai donc dans ce qui suit l’interdit phénoméniste
de la réduction phénoméniste. L’interdit me semble acceptable quand ce dont il s’agit est de
rechercher l’embryon de l’objectivité dans les propriétés qualitatives de l’expérience
perceptive. La réduction consiste à rapporter l’objectivité aux seules conditions du pur
apparaître, ce qui constitue un second pas que le premier ne contraint nullement d’accomplir.
L’interdit phénoméniste a l’intérêt de nous contraindre à observer les conditions de
l’objectivité sans recourir aux concepts de matière et de causalité. Il est important de montrer
comment l’objectivité peut être atteinte dès le niveau de l’expérience perceptive si la question
qui se pose est celle de savoir si un animal peut, sans recourir à des concepts de substance ou
de cause, distinguer ses expériences de l’existence indépendante d’objets ou d’événements.
Mais il ne nous contraint pas à adopter un point de vue qui réduirait l’objectivité à ces
conditions phénoménales. Le matérialiste a la liberté, une fois la tâche accomplie, d’en venir
aux fondements substantiels de l’apparaître. En d’autres termes, on peut à fois admettre que
certains animaux aient la capacité de dissocier le monde de leurs propres perceptions, sans
renoncer à expliquer leur capacité par les propriétés substantielles du monde.
Même si Strawson défend par ailleurs, comme Locke, une conception des particuliers où
ceux-ci sont irréductibles à un simple apparaître, il paraît convaincu de la valeur de l’interdit
phénoméniste, et il se fixe l’obligation de ne pas utiliser dans sa théorie de l’objectivité une
idée qui présuppose l’existence de l’objectivité. Il s’interdit, en particulier, de distinguer
d’emblée une défaillance de l’appareil sensoriel de l’absence de la propriété qui, dans le
monde, cause la qualité sensorielle (p. 82).
C’est parce que Strawson se fixe cette contrainte qu’il ne peut recourir qu’à une théorie
qu’on pourrait dire “généralisante” ou “subjective” de la disposition qui consiste dans le fait
d’avoir une expérience. La théorie en question consiste à dire que Hero a l’expérience de telle
séquence sonore chaque fois qu’il passe à tel emplacement du chemin sonore. Mais cela
constitue-t-il une condition suffisante de l’objectivité ?
Evans considère que non : pour avoir le concept d’un objet indépendant de son expérience,
le sujet doit en outre “avoir les ressources qui lui permettent de donner sens à l’idée de base
catégorielle ou de fondement persistants de cette disposition3[3] dans l’objet, ou à l’endroit,
auquel il est assigné. A la différence de Hero, nous avons le concept de substance, ou de
matière occupant un espace, parce que nous avons le concept de propriétés premières de la
matière”. (1985, p.275) Pour avoir la notion d’un objet qui existe lors même qu’il n’est pas
l’objet de l’expérience, selon Evans, il faut disposer du concept de propriété première, et du
concept de substance. Ce n’est qu’en attribuant à Hero une disposition fondée dans une
théorie - une mécanique innée - que l’on peut lui reconnaître la capacité d’être affecté de
manière réglée par une expérience locale.
Remarquons ici qu’Evans abandonne délibérément le terrain balisé par Strawson. D’une
part, comme le lecteur a pu le remarquer, Evans ne se considère pas lié par la restriction
phénoméniste sur les explications admissibles de l’objectivité : il utilise la notion de
fondement catégorique de la disposition d’une façon globale pour justifier d’un seul coup
l’expérience sensorielle faite à un emplacement donné. D’autre part, Evans fait un pas que
Strawson s’est refusé à faire, en passant du problème de la réalité à celui de la substance, ou
encore du problème de l’objectivité de la perception - à savoir : comment distinguer ce qui est
expérience sensorielle de ce qui est objet de cette expérience ? - à la question ontologique de
savoir d’où procède cette expérience, quelles notions de substance et de propriété peuvent
rendre compte de ce qui est donné par les sens. Il est possible que la matière, perçue ou non,
ait toujours nécessairement une extension spatiale et temporelle ; mais peut-on en appeler à
une théorie de la substance tant qu’on n’a pas mis en place les conditions sensorielles de la
reconnaissance de l’objectivité ?4[4]
Cet élargissement de la question est justifié, aux yeux d’Evans, par le fait qu’une
caractérisation purement sensorielle de l’expérience de Hero doit nécessairement échouer à
lui fournir le concept de son local non entendu. Pour évaluer la validité de cette conclusion, il
convient de revenir encore sur la circonscription phénoméniste de la question de la réalité, et
de voir si elle est aussi désespérément stérile que ne le pense Evans.
Une voie compatible avec le phénoménisme, et trop vite rejetée, consiste à envisager un
monde sensoriel qui ne serait pas limité à de l’auditif. L’expérience de pensée de Strawson
3[3] Strawson et Evans se distinguent ici par l’usage qu’ils font du concept de disposition. La
conception phénoménaliste ou opérationaliste des dispositions - utilisée par Strawson dans ce
passage - consiste à considérer que posséder une propriété dispositionnelle, c’est être
susceptible d’être dans un certain état ou de subir un certain changement quand une certaine
condition est remplie. La conception réaliste adoptée par Evans n’attribue de disposition qu’à
un objet qui est dans un certain état non-dispositionnel : toute disposition a une base
catégorique, qui est causalement responsable du comportement de l’objet quand il manifeste
la disposition.
4[4] Sur une analyse de la confusion entre ces deux questions chez Berkeley, cf. Bennett,
(1971), pp.70 sq.
consistait à tenter de retrouver du quasi-spatial dans l’auditif monaural ; mais on peut objecter
qu’un tel univers sensoriel n’est pas approprié à la construction d’un monde. Le maître-son
livre un équivalent audio-temporel de la localisation spatiale, tel son asservi étant par
exemple situé entre telle et telle progression de fréquence du maître-son. Mais qu’est-ce qui
peut contraindre Hero à reconnaître comme numériquement identiques deux moments
distincts d’une séquence sonore ? C’est la conviction que tel emplacement de la bande doit
normalement fournir des sons asservis d’un type déterminé. Or précisément, nous ne voyons
pas comment Hero pourrait acquérir une telle conviction, son expérience ne lui livrant que
des flux sonores qui peuvent avoir la propriété d’être analogues ou différents qualitativement,
sans que cela implique jamais d’identité numérique.
Quel élément supplémentaire l’expérience de Hero devrait-elle comporter pour donner le
sens requis de l’identité numérique ? Suffirait-il que deux propriétés sensorielles au moins
composent l’expérience de Hero au même point local du maître-son ? Supposons, pour ne pas
compliquer les choses, que Hero reçoive un certain type de signal lumineux distinctif chaque
fois qu’il parvient à un certain point L de la bande des fréquences auquel il entend un son
asservi de type S. Supposons que Hero puisse alors anticiper, à la vue de ce signal, la
présence conjointe de la série maître-son L/son-asservi S. Il effectue de ce fait un couplage
qualitatif entre diverses modalités de l’expérience. Une expérience qualitative devient-elle
dès lors numériquement distinctive ? Non, elle ne le devient pas encore, pour la raison
suivante : rien ne vient encore restreindre les possibles dans l’univers auditif-visuel, parce
que les deux signaux (son asservi-lumière) sont couplés de manière seulement contingente,
par leur simultanéité. On peut imaginer un monde dans lequel un nombre arbitraire de
qualités sensorielles sont ressenties simultanément et régulièrement par un sujet sans
constituer un contenu perceptif objectif.
Pour qu’il y ait identité numérique, il faut que soit présente une propriété qui ait le pouvoir
de souder les qualités sensorielles autrement que par leur coprésence dans une expérience, et
qui offre en même temps des conditions restrictives de repérage dans un système de
référence. Donner des conditions de repérage peut se limiter à fournir un ordre entre des
perceptions, permettant d’établir entre elles des relations plus générales que ce que fournit
chaque perception isolée. Mais donner des conditions restrictives implique que l’on fournisse
en outre des contraintes qui s’ajoutent aux conditions générales de classification du simple
repérage. Ces conditions restrictives présentent ce que nous appellerons plus bas des
“conditions de correction” qui ne sont pas propres au sujet, mais qui s’exercent sur ses
perceptions qualitatives en en limitant le libre jeu.
Supposons, comme y invite Carnap ([1928] 1967), qu’un sujet ait la capacité d’établir une
relation de ressemblance mémorielle entre les éléments de son expérience sensationnelle5[5].
Une relation de ressemblance mémorielle unit deux “vécus” mémorisés (c’est-à-dire deux
images perceptives instantanées que l’on suppose stockées intégralement en mémoire) s’ils
ont un élément sensoriel en commun. Comme les éléments sensoriels concernés ne sont pas
encore distingués à cette étape, la relation de ressemblance mémorielle a précisément la
fonction de discerner des extensions qui détermineront les différentes classes de qualités
(propriétés sensorielles comme le rose, le chaud, l’humide, etc.) Ce que Carnap met en
évidence, c’est qu’un tel sujet pourrait, à l’aide de cette relation de base, construire des
classes de qualités pourvues de propriétés formelles distinctives.
Or la condition restrictive de repérage qui nous permettrait de construire l’objectivité
semble pouvoir être fournie à l‘intérieur de ce cadre, par la relation d’équilocalité, que Carnap
(1928) a définie et utilisée dans son entreprise de construction des classes de qualités.
Supposons avec Carnap que le sujet puisse établir des relations de ressemblance entre les
sensations qui interviennent dans les vécus immédiats successifs composant son expérience :
tel vert du cyprès ressemble à tel vert du thuya, tandis que le parfum de la rose ressemble à
celui du lilas, mais se distingue de l’odeur fétide de l’ellébore. Le sujet, avec ces relations,
constitue des classes de qualités purement phénoménales.
Or ces diverses classes se distinguent non seulement par leurs propriétés qualitatives
communes (le parfum suave des fleurs, la couleur verte) mais par des propriétés formelles.
L’une de ces propriétés caractérise de manière unique et distinctive les emplacements du
champ visuel : les éléments d’une “classe d’équilocalité” ont pour caractère distinctif d’être
seuls à avoir la propriété locale qui est la leur dans un vécu instantané donné : le parfum
suave, la couleur verte peuvent être représentés par plusieurs éléments dans un seul vécu,
tandis qu’être au centre du champ visuel, par exemple, ne vaut que d’un seul élément par
vécu. Cette propriété formelle, appelée “antitypie” par Granger (1983), consiste dans la
relation “exclusif ou identique” appliquée aux classes de qualités sensorielles formées à partir
des vécus instantanés.
S’il est vrai que cette propriété formelle est caractéristique de la composante spatiale de
l’expérience, il résulte que les qualités sensationnelles de l’expérience - celles qui
apparaissent dans la seule phénoménologie subjective des contenus perceptifs - portent une
information spatiale : la condition de l’objectivité, du côté de l’expérience, réside dans la
capacité de discriminer un contenu perceptif complexe localement cohérent. Pour pouvoir
5[5] L’expérience sensationnelle (ou le contenu sensationnel) se compose des diverses
qualités sensorielles qui apparaissent dans les vécus individuels instantanés.
donner lieu à une représentation d’objet, l’expérience doit, selon les termes de Peacocke
(1992) avoir des “conditions de correction”, qui imposent des restrictions sur les formes
d’expérience possibles. On peut supposer que c’est l’existence d’une information spatiale
redondante qui fixe les conditions de l’unicité et de la répétabilité de l’expérience, et constitue
ainsi les dites “conditions de correction”. Par exemple, l’expérience de tel point de l’espace
égocentrique centré en O ne peut pas contenir simultanément les qualités de jaune et de bleu,
de sonore et de silencieux, de parfumé et d’inodore, même si le même point du champ visuel
peut être jaune, puis bleu, quand l’origine de l’espace égocentrique, c’est-à-dire la position du
corps, change dans le référentiel. Une expérience perceptive objective est une expérience qui
obéit aux restrictions imposées sur l’ensemble de ses constituants par l’équilocalité des points
de l’espace égocentrique.
Chaque point de l’espace péripersonnel visuel, tactile, auditif, entretient ainsi avec tous les
autres des relations réglées constantes, comme l’antitypie et les relations topologiques de
voisinage. Appelons événement sensoriel l’expérience complexe simultanée que fait le sujet
en un moment du temps, et contenu sensationnel 6[6] l’ensemble des qualités qui sont
appréhendées au cours de cet événement. Comme nous l’avons vu plus haut, on ne peut sans
commettre de pétition de principe fonder l’unicité de l’expérience sur l’unicité de l’objet de
l’expérience, puisque notre propos est plutôt de comprendre comme un sujet peut
appréhender un contenu perceptif comme indépendant de l’expérience qu’il en a. Mais en
revanche on peut fonder l’unicité de l’expérience sur l’extraction d’une constante équilocale,
présente dans l’information véhiculée par chaque qualité sensorielle de l’expérience : le sujet
voit, touche, sent, entend des qualités qui partagent une même qualité spatiale (celle qu’on
pourrait décrire comme “apparaître au point A”), tandis qu’elles ont un ensemble de
propriétés également stables, mais distinctes, si elles ont la qualité spatiale d’”apparaître au
point B”. Appelons “contenu sensationnel cohérent” un ensemble de qualités partageant ce
type de propriété spatiale exclusive.
Avant de poursuivre plus loin, il faut rendre compte de l’intervention du concept
d’information spatiale au sein d’une analyse du contenu sensationnel. L’idée d’information
renvoie à l’existence de corrélations régulières, voire souvent des liens nomiques7[7], entre
6[6] Comme l’a montré Peacocke (1983), il convient de distinguer le contenu
représentationnel d’une expérience perceptive, exprimé par une proposition indiquant la
manière dont l’expérience représente l’état du monde, du contenu sensationnel, qui est de
caractère non-conceptuel, ou plutôt, “protoconceptuel” (Peacocke, 1992).
7[7] c’est-à-dire des régularités dues à l’application de lois naturelles à certains contextes où
ces événements et propriétés sont présents. Par exemple, l’existence de fumée porte une
information sur l’existence d’un feu. Cf. Dretske, (1981)
des événements ou des propriétés. En soutenant que les qualités sensationnelles portent une
information spatiale, ne suis-je pas en train d’écarter le voile de la perception, et d’enfreindre
les contraintes de l’interdit phénoméniste ? Ce serait le cas si le concept d’information ne
pouvait être exploité qu’à la condition d’expliciter la corrélation causale, ou la régularité
objective, sur laquelle il repose. Mais il faut ici distinguer l’information qui est objectivement
présente au niveau d’un indicateur, de la connaissance que peut avoir le récepteur de ce qui
fonde cette information - la régularité sous-jacente. La thèse défendue ici est que toutes les
qualités sensationnelles ne peuvent former une expérience immédiatement ou médiatement
cohérente qu’à la condition d’être toutes spatialement “étiquetées”.
La limitation à des termes purement phénoménistes que nous nous sommes imposée a ainsi
évidemment une répercussion sur la portée de la réponse que nous pouvons proposer. Nous
ne pouvons pas espérer, sur la base du pur apparaître des qualités, obtenir une caractérisation
complète ni un fondement de l’objectivité. Mais telle n’est pas non plus notre ambition. Il
suffit, pour remplir l’objectif visé, de caractériser dans une première étape la constitution de
l’objectivité dans ses conditions qualitatives, pour atteindre ultérieurement une explication
causale plus substantielle des conditions de la distinction sujet-objet. Nous pouvons donc
proposer de considérer que la condition de l’objectivité réside, du côté de l’expérience, dans
la capacité de discriminer un contenu perceptif complexe cohérent d’une expérience
purement subjective, en admettant que seule une théorie causale peut donner les raisons
catégoriques qui, du côté de l’objet, expliquent cette cohérence. Sur le plan phénoménal, c’est
l’existence d’une information spatiale redondante qui fixe les conditions de l’unicité et de la
répétabilité de l’expérience. Nous allons tenter dans ce qui suit de montrer pourquoi. Il
restera encore une tâche imposante, et qui est de comprendre comment on peut attribuer à un
sujet la capacité d’identifier un point de l’espace comme commun à plusieurs composantes de
l’événement sensoriel. Nous y viendrons pas la suite.
Evans a raison de souligner que le sujet auditif qu’est Hero n’a pas les moyens de fonder
dans une propriété constante l’expérience qu’il fait de l’objet. Mais le diagnostic qu’il fournit
de cette incapacité dépasse les bornes de la théorie de la réalité, en lestant prématurément les
événements sensoriels d’explications causales matérialistes. Les ressources qui manquent à
Hero consistent plutôt dans ce qui lui aurait permis de remarquer qu’il n’est pas au point L
même si une dimension de son expérience peut être telle qu’elle affecte Hero en L. Hero, en
d’autres termes, doit avoir les moyens de découvrir qu’il s’est trompé en croyant qu’il était au
point L. Tant qu’il n’a qu’un seul repère informationnel, qui est la dynamique du maître-son,
il ne peut y avoir de restriction quant aux propriétés conjointes qui forment le contenu
perceptif de l’événement sensoriel. Il n’est pas nécessaire d’en conclure que l’objet, pour
devenir indépendant de la perception qui en est obtenue, doit pouvoir être caractérisé en
termes autres que sensoriels (Evans, 1985, 279). On peut donner à la question de l’objectivité
une forme de réponse acceptable par un phénoméniste, c’est-à-dire une réponse qui ne nous
contraigne pas à écarter le voile de la perception. Il suffit d’examiner la structure des qualités
sensorielles associées localement, et de repérer en leur sein la coexistence de divers types
d’information. Dans le cas d’une expérience locale numériquement une, l’information
spatiale est typiquement redondante en ce sens qu’elle est présente dans chaque signal
sensoriel. Cette expérience présente donc une garantie d’équilocalité qui fournit une
condition nécessaire du caractère objectif de l’expérience.
On peut développer l’idée qui vient d’être présentée en termes empruntés à Christopher
Peacocke (Peacocke, 1992). Pour pouvoir donner lieu à une représentation d’objet,
l’expérience doit avoir des “conditions de correction”, lesquelles imposent des restrictions sur
les formes d’expérience possibles. L’intérêt de ces restrictions, pour une théorie de la réalité,
consiste à marquer la différence entre les contraintes temporelles propres à la succession des
événements sensoriels dans l’expérience, laquelle caractérise les processus perceptifs, et les
contraintes spatiales, qui ne peuvent se réduire à la manière dont le sujet perçoit, mais
caractérisent la manière dont les contenus perceptifs sont intrinsèquement organisés. Les
processus perceptifs mettent en jeu des actions, telles que les saccades de l’oeil, l’orientation
des yeux dans les orbites et de la tête, ou un comportement plus global d’orientation. Le
système perceptif garde en permanence la trace des actions effectuées afin d’extraire
l’information spatiale propre au référentiel objectif, et cela, même dans l’espace dit
égocentrique. Comme on le verra plus bas, le codage de l’action est probablement opéré au
niveau des intentions motrices, et non des comportements proprement dits. Il y a deux aspects
des processus perceptifs qu’il convient de distinguer ; l’aspect temporel d’un processus
l’insère dans une suite ordonnée. L’information spatiale mise en jeu par le processus est une
condition initiale que le système introduit dans ses calculs pour calculer les constances de
direction et de position visuelles. Mais il vaut la peine d’approfondir l’opposition entre
l’espace et le temps. Pourquoi le spatial est-il intrinsèque aux contenus perceptifs, tandis que
le temps ne l’est pas ?
La réponse à cette question suppose que l’on suspende momentanément le point de vue
phénoméniste, et que l’on distingue des types de contraintes de sources distinctes, les
premières liées à l’information prélevée par des processus sensoriels, les secondes liées aux
caractéristiques causales qui enchaînent les événements dans le temps. Kant a apporté à cette
question dans la Seconde Analogie de l’expérience ([1787]-1965, p. 185) une réponse
convaincante : quoique le temps intervienne à la fois dans la “succession subjective” de
l’appréhension et dans la “succession objective” des événements et processus externes, le
temps n’y intervient pas de la même manière ; la succession subjective, dit-il, est “arbitraire”
tandis que la succession objective est “réglée”. Par exemple, je peux balayer du regard cette
maison en allant de la cave au grenier ou du grenier à la cave. Mais je ne peux percevoir le
bateau en aval puis en amont. Ce qu’il y a de proprement spatial dans la perception relève de
la capacité de choisir (“arbitrairement”) la façon de balayer le champ visuel, et en particulier
de le balayer de manière réversible, ce qui montre le caractère contingent, “subjectif” de la
succession. En d’autres termes, l’information spatiale est essentiellement simultanée, même si
elle est prélevée par des processus qui se déroulent dans le temps.
Cette dissymétrie entre les propriétés temporelles et spatiales de l’expérience fournit
l’embryon d’une théorie de la réalité, en permettant de dissocier les contraintes propres à
l’événement (ou au processus) sensoriel de celles qui sont propres à son contenu. Les
premières garantissent l’existence d’un ordre sériel complet entre les événements sensoriels
(compris comme occurrences d’une expérience sensorielle complexe) et interdisent le retour
des mêmes occurrences (temporelles) sensorielles - mais non celui d’occurrences du même
type). Les secondes garantissent l’existence d’une propriété d’équilocalité selon laquelle les
événements sensoriels liés à un même emplacement ne peuvent contenir plus d’une qualité de
chaque classe sensorielle dans une certaine modalité. Par exemple, l’expérience de tel point
de l’espace égocentrique centré en O ne peut pas contenir à la fois les qualités de jaune et de
bleu, de sonore et de silencieux, de parfumé et d’inodore, même si le même point du champ
visuel peut être jaune, puis bleu, quand l’origine de l’espace égocentrique, c’est-à-dire la
position du corps, change dans le référentiel.
La présente contribution à la théorie de la réalité se distingue pourtant de celle de Kant sur
un point essentiel. Kant considérait que seules les contraintes portant sur la succession de
événements selon le principe de causalité élevaient la synthèse subjective de l’appréhension
au niveau de l’objectivité (où le principe de la succession est “mis dans l’objet” au lieu d’être
dans le regard de celui qui appréhende). Toutefois, nous nous efforçons précisément de
montrer ici que les conditions de correction qui portent sur la propriété d’équilocalité
fournissent déjà, dès l’appréhension “subjective”, des conditions suffisantes pour assurer les
prémisses du caractère objectif de ce qui est donné dans le contenu sensationnel.
Revenons à notre programme phénoméniste de construction de l’objectivité. Peacocke
(1992) remarque que les restrictions sur l’environnement requises par la correction d’une
expérience visuelle peuvent recouvrir les restrictions requises par la correction d’une
expérience tactile. Si l’on considère comme le fait Peacocke qu’un “type spatial” a pour
origine un point du sujet percevant, et des axes relatifs à son corps, le sujet doit pouvoir
étendre le bras pour toucher ce qui est à courte distance devant lui. Ce que nous avons élaboré
plus haut nous permet de faire un pas de plus, en considérant que les restrictions requises par
la correction d’une expérience visuelle doivent recouvrir en partie les restrictions requises
par la correction d’une expérience tactile, du point de vue de l’information spatiale que ces
expériences contiennent. Nous sommes limités par l’interdit phénoméniste à ne considérer
que les dimensions de l’expérience perceptive, en nous abstenant pour le moment d’indiquer
le fondement catégorique des dispositions à percevoir telle ou telle qualité dans telle ou telle
propriété de la matière. Mais nous pouvons exploiter le corrélat des restrictions
environnementales dans l’expérience perceptive : une expérience perceptive objective obéit
aux restrictions imposées par l’équilocalité des points de l’espace égocentrique sur
l’ensemble de ses constituants.
II
Ce qui précède donne les conditions formelles qui pèsent sur le type d’information
nécessaire à la constitution de l’objectivité. Reste maintenant à déterminer comment un sujet
va pouvoir exploiter cette information. L’idée que l’on vient de présenter en termes de la
structure informationnelle des espaces de qualités composant l’expérience doit pouvoir être
présentée dans le vocabulaire des capacités qui doivent être attribuées à un sujet pour pouvoir
se représenter un monde indépendant de sa représentation. Comme l’avait observé Peacocke
(1983), on ne peut inférer l’existence de la capacité de se représenter un monde objectif de la
seule existence d’une réponse motrice qui serait en prise avec le monde objectif. De même
qu’un animal peut “comprendre” le sens d’un énoncé sans comprendre la langue auquel
appartient cet énoncé, au sens où il fournit la réponse motrice appropriée à l’énoncé
considéré, un sujet peut manifester une capacité locale à maîtriser une information spatiale
sans que cette capacité puisse s’articuler à d’autres capacités spatiales. Selon le terme de
Peacocke, seule une capacité structurée peut expliquer la compréhension de la langue ou la
compétence spatiale générale requise pour identifier un contenu perceptif “objectif”.
La question qui se pose alors est de savoir comment caractériser la capacité structurée qui
préside à la représentation d’un monde distinct de ma perception, représentation dont on a fait
l’hypothèse qu’elle implique nécessairement une expérience sensorielle comportant une
restriction antitypique sur la répartition spatiale des qualités qui la constituent.
Une difficulté qu’il s’agit de surveiller dans l’établissement de la capacité recherchée8[8]
consiste à discerner principiellement les contraintes sources d’objectivité -- qui viennent
limiter la réunion de composantes qualitatives arbitraires dans une expérience--, de
restrictions liées à des capacités limitées de stockage ou de relevé de l’information propres à
l’organisme qui perçoit l’environnement. Il est clair que la théorie que l’on cherche à élaborer
doit distinguer le cas d’un organisme sévèrement limité dans ses moyens d’accès au monde,
et qui pour cette raison ne peut pas disposer de certains recoupements informationnels et
intermodaux, du cas d’un organisme qui, pourvu de ces moyens, se voit contraint à respecter
régularités générales. Même si les deux types de systèmes sont contraints par les données, le
type de contrainte peut être caractérisé intuitivement de subjectif dans le premier cas, et
d’objectif dans le second. Il faut évidemment justifier cette différence en termes raisonnés et
non circulaires.
8[8] Cette difficulté, non relevée à ma connaissance par Evans et Peacocke, contribuera à
évaluer l’intérêt de la solution proposée plus bas section III.
Evans considère qu’une telle capacité structurée implique l’application de “concepts
spatiaux simultanés”. Un concept spatial sériel est celui qu’obtient un sujet dans une suite
d’expériences, par exemple celle par laquelle l’aveugle touche les diverses parties d’un objet,
ou par laquelle un voyant balaie du regard une scène complexe. Le concept spatial sériel
consiste à prélever une information spatiale de manière dynamique, c’est-à-dire au cours d’un
processus qui enchaîne des expériences subjectives sur la base d’un déplacement, soit de
l’oeil, soit de la tête, soit du corps entier. Un concept spatial simultané s’applique lorsque le
sujet établit une relation entre des objets coprésents dans la scène visuelle, ce qui permet au
sujet d’élaborer une carte cognitive des relations spatiales qu’ont entre eux les éléments du
domaine, indépendamment de la position du sujet dans ce domaine. (Evans, 1985, p.284). Un
animal qui a un concept spatial sériel est capable de se représenter le déplacement dans
l’espace nécessaire pour aller de A en B en termes d’une séquence de déplacements
élémentaires, par exemple de A à C, et de C à B ; mais cette mémorisation procédurale ne
débouche pas nécessairement sur le savoir relationnel qui permet à l’animal d’atteindre B
d’un point différent de A, ou bien de trouver des raccourcis pour atteindre sa cible. “Dans la
mesure où les concepts spatiaux sériels ne nous permettent pas de penser à des objets existant
simultanément, il n’est pas évident qu’ils constituent des concepts de relations entre objets
(existant indépendamment)” (1985, p. 288). En revanche, dans un monde spatial simultané, il
peut y avoir des exemplaires distincts, mais simultanés, du même universel. (p. 259) Ainsi
non seulement le sujet peut-il établir des relations spatiales entre les objets qui ne dépendent
pas de son point de vue local ; il a de plus la capacité de distinguer le caractère
qualitativement identique d’une expérience d’un caractère numériquement identique de
l’objet représenté.
Mais quelle est la capacité structurée qui préside à l’application de concepts spatiaux
simultanés ? Peacocke (1983) propose de voir dans la “sensibilité à la perspective” une telle
capacité. Intuitivement, une telle capacité est ce qui permet à un organisme de recentrer ses
jugements spatiaux en fonction de son propre déplacement dans le monde. Si par exemple un
animal situé en B souhaite atteindre un point de chasse déjà fréquenté P où il se rend
ordinairement à partir de A, il doit corriger son déplacement A-P en déplacement B-P, en
utilisant des indices visuels pour établir des relations spatiales entre les points d’intérêt de son
monde. Comme le remarque Peacocke, la notion de sensibilité à la perspective peut aussi être
caractérisée comme la maîtrise d’une carte cognitive, selon l’expression de Tolman (1948)
qui s’appuie également sur le type de connectivité requis par la maîtrise de concepts spatiaux
simultanés. Une carte cognitive consiste en un ensemble de points d’intérêt et de relations de
distance et de direction entre eux, les relations métriques étant préservées entre ces divers
points. Une carte cognitive possède souvent moins de repères qu’une carte ordinaire, mais
elle préserve pourtant, même chez l’insecte,9[9] une information métrique permettant à
9[9]Cf. Gallistel (1990), p. 106.
l’animal de retrouver les distances linéaires et angulaires entre les points d’intérêt de son
monde. Qu’une carte soit métrique ou simplement affine, projective ou topologique, elle
manifeste les relations spatiales entre tous ses points, ce qui paraît garantir le caractère
structuré de la capacité spatiale qu’elle suppose.
Toutefois, le problème que nous nous posons ici est celui de l’objectivité ; on peut imaginer
un organisme capable de s’orienter dans son univers sans avoir encore la capacité de former
la représentation d’un monde indépendant de ses propres activités et de sa perception.
L’argument qui paraît accréditer l’importance de la sensibilité perspectivale pour l’objectivité
tient au fait que la capacité de recentration nécessaire à l’utilisation d’une telle carte, la prise
en compte de l’erreur éventuelle commise en plongeant l’espace égocentrique dans un
référentiel englobant, fournissent des indices plausibles de la distinction entre soi et non soi.
Les cartes cognitives ont à cet égard une propriété essentielle, qui est d’être généralement
exocentrées. Un jugement spatial est dit égocentrique lorsqu’il est porté en référence à la
position du sujet lui-même. Il est allocentrique ou exocentrique s’il est fait en référence à des
relations ou des points de l’espace indépendants de la position du sujet. On admet
généralement que les cartes cognitives sont élaborées en deux temps : d’abord l’animal
enregistre la position relative des points qu’il perçoit en coordonnées égocentriques ; puis il
calcule à l’estime (dead reckoning) les coordonnées géocentriques de ces points
indépendamment de sa propre position sur la carte. Les données expérimentales permettent de
démontrer que des animaux primitifs tels que les insectes ou les crapauds peuvent régler leur
comportement sur des distances exocentriques (non pas entre l’animal et le stimulus, mais
entre deux objets).10[10] Un animal qui peut ainsi recentrer sa trajectoire sur les relations
constantes entre repères ne possède-t-il pas la capacité structurée recherchée ?
Il est permis d’en douter. L’idée qu’une carte cognitive puisse suffire à démontrer que
l’animal qui l’a formée est capable d’une représentation “objective” du monde, (c’est-à-dire,
comme on l’a vu, capable de faire la distinction entre sujet et objet de l’expérience) soulève
plusieurs objections.
Une première objection, même si elle ne nous concerne pas directement, mérite d’être
mentionnée. Campbell (1993, p. 78) objecte que les repères qui sont pris par l’animal n’ont
pas à porter sur des objets physiques dont les relations spatiales seraient mémorisées ; il est
possible, maintient Campbell, que ce que l’animal organise dans sa carte cognitive soit
composé de traits stables, et non pas d’objets matériels indépendants de lui. Dès lors on n’a
aucune raison de présumer que l’animal s’oriente dans un espace absolu. L’espace
égocentrique suffit en effet à l’animal pour naviguer sur la base de traits stables11[11].
10[10] Gallistel (1990), p. 120 ; voir aussi O’Keefe & Nadel (1978), O’Keefe (1993) et
(1994).
11[11] Voir aussi Campbell (1994) et O’Keefe (1994).
Toutefois l’objection de Campbell ne porte que si l’on recherche avec lui une conception
causale, substantielle, de l’objectivité définie de manière physicaliste. Or nous nous sommes
écartés de cette voie, à titre provisoire, pour rechercher une notion d’objectivité qui serait
présente dans le pur apparaître perceptif. Si nous cherchons à former le concept d’objectivité
à partir du concept de saisie de propriétés spatiales simultanées, nous ne pouvons pas exiger
de ce dernier qu’il relie des objets physiques plutôt que des “traits stables localisés”. Le
problème n’est donc pas tant de savoir si les objets de la carte sont représentés comme des
objets physiques ou par des traits phénoménaux, que celui de déterminer les contraintes
auxquelles obéit le type de représentation qui entre ici en jeu. Ce qui nous importe est que la
compétence structurée qui préside à la pensée spatiale puisse se déployer sur la base de
contraintes, et non que ces contraintes soient issues de la connexion causale des événements
et propriétés physiques.
Or nous voyons en quoi le concept de sensibilité à la perspective est incomplet de ce point
de vue. Il n’indique pas quelles restrictions de l’environnement forment une condition
d’évaluation des états perceptifs. Il se borne à invoquer l’existence de corrélations entre des
actions possibles et des perceptions possibles, sans poser de façon plus précise et
contraignante les conditions de cohérence de la perception, conditions telles qu’elles
influencent la prise d’information et sa mise à jour. Sans de telles conditions, nous ne
pouvons pas raisonnablement considérer que c’est bien la reconnaissance de propriétés et
contraintes spatiales qui sont actives dans le comportement de l’animal, ni conclure que la
représentation perceptive manifestée par l’animal a la propriété recherchée d’objectivité.
Une seconde difficulté est soulignée par Russell (1995) : lorsqu’un sujet doit utiliser sa
carte cognitive dans des circonstances nouvelles, il doit pouvoir faire des inférences de cette
expérience à sa position, c’est-à-dire passer d’un vécu perceptif dont le contenu spatial est
égocentrique à la représentation d’un monde objectif dont le contenu spatial est allocentrique.
Ainsi il semble plausible de dire que l’utilisation d’une carte cognitive dépende de la
capacité antécédente qu’a le sujet de se concevoir comme spatialement localisé dans un
monde objectif.
Un troisième problème de l’approche de l’objectivité par les cartes cognitives tient au fait
qu’elles constituent des systèmes de navigation. Selon les termes de Campbell (1994), “leur
signification s’épuise dans leurs implications pour la navigation”. Or l’action implique
l’engagement dans l’espace. En d’autres termes, il semble qu’une telle représentation
“primitive” de l’espace soit non pas détachée, mais entièrement dépendante des interactions
de l’animal avec son environnement. L’espace représenté est organisé par des aversions et
des appétences, ce qui interdit la formation d’une représentation du monde comme
indépendant de soi.
O’Keefe (1994) a répondu à cette dernière objection en termes psychologiques, en
soulignant qu’un animal qui forme une carte cognitive l’élabore d’une manière désintéressée ;
les besoins qu’elles permettra de satisfaire sont simplement virtuels. “La carte n’est construite
sur la base des besoins ni influencée par eux”. Elle semble au contraire être construite “pour
elle-même” (p.41). Même si O’Keefe a raison de désolidariser la représentation de l’espace
des nécessités immédiates de l’action, le philosophe doit prendre une position sur le probème
fondamental, c’est-à-dire donner les raisons qui permettent soit de disqualifier le rôle de
l’action, soit au contraire de l’élever en condition nécessaire de la représentation objective du
monde.
Beaucoup de philosophes ont soutenu que c’est dans la mesure où le sujet présente certaines
dispositions à orienter son action dans l’espace, en choisissant telle ou telle trajectoire de
déplacement moteur ou en formant tel geste de saisie, qu’il applique ses concepts spatiaux.
Lors même que de tels concepts ne peuvent que malaisément être présentés sous une forme
propositionnelle, il semble que leur élément soit fourni par le comportement lui-même. Selon
les termes d’Evans (1982), “Une entrée perceptive - même si, au sens large, elle contient une
information spatiale (..) - ne peut avoir de signification spatiale pour l’organisme que si elle
joue un rôle dans le réseau complexe des connexions entrée-sortie” (p. 154). Par exemple,
l’orientation gauche-droite, ou avant-arrière paraît déterminée dans l’espace égocentrique en
fonction des dispositions du sujet à agir.
Il y a plusieurs manières de défendre l’importance du mouvement pour l’élaboration de
l’objectivité. Ecartons d’emblée la version la plus directe de l’argument, qui consiste à
soutenir que, dans la mesure où le mouvement a pour corrélat un monde d’objets qui rétribue
“objectivement” le mouvement adapté et pénalise le mouvement inefficace ou maladroit, tout
être qui interagit avec des objets (tend la main vers eux, les enjambe, les fuit, etc.) manifeste
une capacité structurée à la représentation objective du monde12[12]. Cette version de
l’argument n’est pas satisfaisante : il est clair que le schéma moteur qui a permis la réponse
peut lui-même, selon le cas, recevoir une interprétation proximale ou distale. On ne peut
mettre sur le même plan un programme moteur automatiquement déclenché par un trait, à
savoir une manifestation motrice innée (fixed action pattern) - qui correspond à la réception
de l’information proximale - , et une intention motrice planifiée - qui suppose la réception et
le traitement de l’information distale. Le fait que le mouvement soit réussi ne prouve pas
qu’une information distale - en particulier pas le concept d’espace tridimensionnel ou
l’application de “concepts spatiaux simultanés” - ait été causalement efficace dans son
accomplissement. Par exemple, on a des raisons de penser que ce qui permet à la mouche
stationnaire mâle (Hoverfly) de retrouver son territoire (qu’elle quitte lorsqu’elle poursuit une
proie) est la mémorisation d’images rétiniennes fixes comparées avec l’image rétinienne
12[12] Cette théorie de la distalité est défendue entre autres par Bower (1974) et Millikan
(1993). Elle est commentée par Peacocke (1983) et Campbell (1993).
présente13[13]. L’insecte utilise alors une information proximale stockée en certains points
de sa trajectoire. Cette capacité remarquable ne suffit pas à conclure que l’insecte a construit
une carte cognitive de son environnement, ni qu’il a une représentation d’un monde
indépendant.
Comme nous l’avons vu plus haut, une conception objective de l’expérience du monde
suppose une capacité structurée exploitant les contraintes proprement spatiales de
l’information d’entrée. Il s’agit de montrer que l’ensemble des dispositions à agir d’un sujet
remplissent les conditions de cette capacité. C’est l’enjeu de la stratégie argumentative
d’Evans, qu’il développe en trois étapes. Premièrement, il montre que l’identification locale
(c’est-à-dire la procédure qui donne un sens au mot “ici”) ne dépend pas d’une description,
c’est-à-dire d’un mode de présentation particulier. Le sens du mot “ici” est donné non par
“l’endroit que j’occupe”, mais par une disposition à réagir de certaines manières relativement
à cet espace : fuir s’il est dangereux, l’atteindre s’il contient un objet désiré, etc.
Deuxièmement, cette disposition à agir est une compétence structurée, parce qu’”ici”
appartient à un système général de pensées qui peuvent porter sur n’importe quelle position
de l’espace égocentrique. Ainsi avons-nous dès la maîtrise du sens d’“ici” la condition de
généralité qui s’attachent à la représentation objective du monde. Enfin, le fait qu’ “ici” soit
corrélé à des possibilités d’action et de perception au cours desquelles le sujet doit se localiser
lui-même dans un référentiel allocentrique, montre que l’espace égocentrique n’est spatial
que pour autant qu’il plongé dans l’espace objectif. Non seulement le comportement fournit-il
la condition fonctionnelle qui donne sens à l’espace égocentrique, il est le ciment qui garantit
l’unité des espaces égocentriques propres à chaque modalité : s’il y a un seul espace
égocentrique, c’est qu’il n’y a qu’une seul espace comportemental. (Evans, 1982, 160). Or
l’unicité de l’espace égocentrique constitue évidemment un pas dans la direction de la
représentation objective du monde.
Cette argumentation est indubitablement forte et convaincante. Mais elle présente trois
difficultés. D’une part, elle ne peut nous être d’un grand secours, dans le présent projet, parce
qu’elle conserve une approche substantialiste qui s’appuie sur le donné d’un monde vers
lequel l’action est orientée, alors que nous cherchons à établir les conditions sensationnelles,
purement phénoménales, de l’objectivité. D’autre part, si elle admet qu’il existe des
contraintes dans la formation de la compétence structurée - l’impossibilité de l’existence de
deux “ici” simultanés distincts - elle n’imagine pas que la compétence soit telle qu’elle puisse
juger de conflits ou d’erreurs d’une manière réglée. La compétence en question consiste avant
tout chez Evans à garder la trace de sa propre position dans le monde, mais elle ne paraît pas
en mesure d’arbitrer des conflits entre les contenus sensationnels eux-mêmes. Dans la théorie
d’Evans, en d’autres termes, on passe sans rupture ni conflit possible du monde égocentrique
13[13] Cf les travaux de Collett & Land (1975), rapportés dans Gallistel (1990, p. 123)
au monde allocentrique. Mais précisément, on manque peut-être ainsi une dimension capitale
de la capacité qui préside à la construction de l’objectivité. Cette dimension réside dans
l’épreuve des contraintes, qui doivent non seulement être toujours présentes, mais donner lieu
à une dynamique de correction. Comme y insiste Russell (1995) à la suite de Baldwin
(1906), c’est l’expérience du caractère réfractaire du monde qui permet à un agent
d’acquérir la distinction entre la réalité du monde et son expérience.
Enfin, on peut hésiter à accompagner Evans dans le raisonnement selon lequel l’espace
égocentrique implique l’espace allocentrique. Même si l’on admet que les dispositions
comportementales constituent effectivement la source de l’objectivité, il reste à montrer que
c’est bien l’espace allocentrique ou absolu, (par les contraintes particulières qu’il représente
pour l’enchaînement et la coexistence des qualités sensorielles) qui forme le noyau
informationnel qu’exploitent ces dispositions. Une célèbre objection à cette thèse consiste à
dire que le spatial égocentrique se réduit en fait à un groupe de transformations proprement
musculaires. Ainsi, au lieu de conduire à l’espace allocentrique, l’espace égocentrique se
referme sur la dimension proximale du mouvement, c’est-à-dire sur le mouvement coupé de
ses corrélats intentionnels. Telle est la brillante argumentation de Poincaré. Au lieu de
considérer que chaque modalité sensorielle concourt à porter une information spatiale, dont
l’intégration produit les restrictions nécessaires à la formation d’une représentation
exocentrée du monde, Poincaré considère que les modalités sensorielles ne portent pas
d’information commune, n’ont pas de “sensibles communs”14[14]. En d’autres termes, la
théorie s’appuie sur l’hypothèse qu’il convient de donner une réponse négative au problème
de Molyneux. On peut résumer sa position par les trois thèses suivantes.
1) Il n’y a pas de lien direct entre l’espace géométrique et l’espace tel qu’il est représenté
par l’esprit. Le premier est défini par des propriétés d’infinité, de continuité, de
tridimensionalité, d’homogénéité et d’isotropie qui ne se retrouvent à proprement parler dans
aucun des espaces représentés sensoriellement. Par exemple, ce qu’il appelle “espace visuel
pur”, c’est-à-dire l’espace rétinotopique, soit l’espace bidimensionnel de la rétine, ne préserve
qu’imparfaitement les relations entre les points de l’espace externe, n’est pas isotrope
puisqu’il est plus fidèle au centre du champ visuel etc..
2) Les représentations de l’espace obtenues dans chaque modalité sensorielle concernée
(vision, toucher, proprioception) ne communiquent pas entre elles. Les points de vue sur
l’espace sont quasiment incommensurables. Pour communiquer entre eux, ces points de vue
devraient pouvoir s’appuyer sur l’unité de l’espace géométrique. Or les représentations étant
issues de sensations “ne peuvent se ranger que dans le même cadre qu’elles, c’est-à-dire dans
l’espace représentatif”. (1907, p. 74-5) Ce n’est qu’un effet de l’habitude si, par exemple, on
acquiert la notion de la direction du mouvement, qui implique deux modalités. La distance
14[14] Cf. Casati & Dokic (1994).
d’un objet est représentée par les sensations musculaires issues de l’accommodation et de la
convergence oculaire : la distance n’est pas à proprement parler perçue, mais inférée des
sensations musculaires nécessaires à la perception.
3) Le mouvement ne présuppose pas l’espace, mais à l’inverse, l’espace est le produit du
mouvement. Cette troisième thèse est cruciale pour l’argumentation objectiviste : si elle est
vraie, l’espace est dérivé des propriétés du mouvement, et donc n’a aucun rôle constitutif
dans la distinction soi/monde. Ce que Poincaré appelle “espace moteur” dépend non des
propriétés du milieu, mais des sensations musculaires ; Cet “espace” est proprement
égocentrique ; pour prendre le contrepied de ce que disait Evans, il n’est spatial que pour
autant qu’il est moteur : il a “autant de dimensions que nous avons de muscles” (1907, p. 73).
Localiser un objet dans l’espace, c’est se représenter “les mouvements qu’il faut faire pour
atteindre cet objet”.
Comment pourtant distinguer, sans pétition de principe, ce qui est spatial de ce qui est
temporel dans les impressions liées au mouvement ? Poincaré propose de distinguer à cette
fin des classes d’impressions différentes selon les lois de succession qui les régissent.
Lorsque le changement de nos impressions est lié à un changement de position, nous
pouvons retrouver les impressions primitives en effectuant le déplacement qui nous replace à
l’égard de l’objet dans la même situation relative. C’est ce que nous faisons quand nous
suivons de l’oeil un mobile. Les mouvements sont volontaires, et ainsi nous instruisent sur la
mobilité relative réelle de l’objet, sans pour cela qu’on ait à supposer que nous nous
représentions les mouvements dans l’espace géométrique.15[15] Lorsque le changement de
nos impressions est lié à un changement d’état des objets, aucune correction motrice
effectuée par l’observateur ne lui permet de retrouver l’état antérieur de l’objet.
On pourrait reformuler cette analyse en termes de réversibilité : c’est parce que nous avons
la capacité de modifier les entrées perceptives par nos actions, que nous pouvons faire
l’expérience de ce qui est réfractaire à la reproduction de l’expérience perceptive. Mais au
lieu de voir dans cette double expérience (réversibilité-résistance) un effet de l’existence
indépendante de l’espace objectif, Poincaré en conclut à l’inverse que ce sont les
caractéristiques de l’action dans un monde physique qui engendrent le concept de l’espace.
Pour résumer, le sujet a les moyens de reconnaître l’intérieur de l’extérieur s’il peut
distinguer entre un changement d’état et un changement de position, ce qui suppose qu’il
puisse se déplacer ; et s’il peut comparer les positions relatives des objets, c’est-à-dire si son
monde est pourvu de corps solides. Finalement, si ces conditions sont remplies, les conditions
dynamiques du changement observé le renseignent sur le fait que les changements de son
15[15] De même que la durée objective d’un phénomène n’exige pas d’être calculée par un
processus cérébral temporellement isomorphe au phénomène observé(cf. Dennett, 1993,
l’espace objectif n’a pas, selon Poincaré, à être représenté en plongeant les mouvements dans
un référentiel géométrique.
expérience sont inhérents aux objets ou à son déplacement. Selon Poincaré, cette distinction
essentielle pour la distinction soi/monde ne doit rien au concept d’espace. Même si le groupe
des déplacements satisfait par les mouvements physiques d’un sujet forme aussi l’objet de la
géométrie, il n’en résulte pas que le mouvement implique la représentation de l’espace
géométrique.
Ce que Poincaré nous invite à conclure, c’est que l’idée d’espace géométrique ne peut être
acquise que par une espèce mobile dans un monde d’objets solides. La théorie de Poincaré
fait dépendre l’appréhension objective du monde de conditions formelles satisfaites par les
mouvements dont le sujet est capable dans un univers de solides : ils forment les éléments
d’un groupe des déplacements. Cette espèce mobile n’accède toutefois dans le sensible qu’à
une représentation très imparfaite et multiforme de l’espace, même si elle est capable de
dépasser les limitations de sa sensibilité par ses capacités de raisonnement géométrique. Pour
Poincaré, l’unicité de l’espace est un artefact du raisonnement, qui nous fait méconnaître la
pauvreté et l’hétérogénéité des propriétés spatiales représentées.
Notons toutefois la tension qui existe, dans cette interprétation, entre deux thèses. La
première défend l’idéalité de l’espace absolu : sa représentation est entièrement dépendante
de capacités partielles qui présupposent, non l’espace, mais la structure relationnelle propre
au groupe des déplacements. La seconde reconnaît l’existence de corrélations
intersensorielles, tout en considérant que ces corrélations sont purement factuelles. Par
exemple, Poincaré remarque que la profondeur du champ visuel est donnée par l’effort
(musculaire) d’accommodation et par la sensation de convergence des deux yeux. Mais c’est
là ce qu’il appelle un fait d’expérience “externe”, en ce sens qu’il dépend des caractéristiques
du monde : si la réfraction de la lumière obéissait à d’autres lois, la corrélation entre ces
diverses sensations musculaires n’aurait plus lieu.
Mais que vaut cette objection ? Il se pourrait que dans un autre monde, d’autres types de
relations existent entre les diverses dimensions de la capture informationnelle ; l’essentiel
n’est-il pas que chaque monde fournisse l’information nécessaire à la mise en harmonie des
divers récepteurs ? ; cela ne suffit-il pas à garantir l’unicité de l’information locale, et son
indépendance à l’égard des formes possibles de récepteurs, ou de l’association entre les
sensations ? Dire que l’espace représentationnel est différent de l’espace géométrique ne
revient pas à dire que l’espace représentationnel n’exploite pas les caractéristiques spatiales
objectives du monde.
III
Si notre critique de Poincaré est juste, il redevient pertinent de tenter de fonder l’objectivité
dans l’information spatiale (et non l’inverse), et de considérer que c’est parce que les sens
peuvent collaborer dans l’extraction de cette information qu’un système perceptif dispose du
moyen de distinguer son activité percevante de ce qui est perçu. Le problème de l’objectivité
en ce point de la réflexion peut être présenté sous forme de la devinette suivante : existe-t-il
une capacité structurée de localisation dans l’espace qui remplisse les quatre conditions ou
sous-capacités suivantes : 1) exploiter une information proprement sensorielle (condition de
phénoménalité), 2) organiser le champ perceptif en respectant les contraintes de
l’équilocalité, 3) corriger si nécessaire les entrées en cas de conflit pour que ces contraintes
continuent à être respectées et 4) procéder à cette organisation et à ces corrections non pas
aléatoirement, mais de manière fiable et réglée ?
Poincaré nous a mis sur la voie, en remarquant que le sujet découvre la différence entre les
impressions d’origine interne et externe par la réversibilité d’une impression à un
déplacement près16[16]. La source de l’objectivité n’est ainsi pas dans le déplacement
proprement dit, c’est-à-dire dans un exercice musculaire, mais dans l’occasion que celui-ci
fournit pour exercer une capacité particulière capable de satisfaire les quatre conditions
décrites plus haut. Cette capacité est décrite par les spécialistes de l’intermodalité sous le nom
de recalibration. Or notre recherche de la capacité structurée adéquate pour la représentation
d’un monde objectif supposait que le sujet rencontre un ensemble de restrictions dans la
réception des données sensorielles, restrictions qui soient en même temps irréductibles à une
limitation de ses capacités. Ne tenons-nous pas là la capacité structurée recherchée ?
Décrivons tout d’abord la calibration, et son complément dynamique, la recalibration, de
manière psychologique, en analysant les opérations qu’elle effectue sans aborder pour
l’instant l’aspect phénoménal ou sensationnel qui y est pour nous pertinent.
La calibration est l’opération par laquelle le sujet percevant modifie la réception d’un ou
plusieurs types d’informations sensorielles pour atténuer la distortion de l’information
spatiale objective qu’ils transmettent. En d’autres termes, la calibration a pour fonction
d’opérer l’alignement des cartes rétinienne, tactile, auditive, etc., c’est-à-dire d’harmoniser
les informations portant sur la localisation, portées par les diverses modalités sensorielles
mises en jeu dans une expérience sensationnelle donnée. Par exemple, si un événement visuel
EV survient au point O, et si un événement sonore ES se produit simultanément avec EV, le
système perceptif a à determiner si les deux événements co-occurrents forment un seul et
même événement spatio-temporel. Comme l’a bien montré le travail de Monique Radeau (
Radeau, 1994, cf. présent ouvrage, ch. 8), deux événements sensoriels sont perçus comme un
seul événement spatio-temporel si :
a) l’intervalle entre la réception des informations sensorielles ne dépasse pas une limite
pondérable donnée.
16[16] Voir aussi la thèse voisine de Russell, 1995.
b) l’écart apparent entre la position des deux événements ne dépasse pas une limite
pondérable donnée. Il s’agit d’une capacité structurée dans la mesure où s’y applique le
principe de généralité : la calibration spatiale des entrées sensorielles s’effectue en tous points
du champ perceptif et, comme nous le verrons, dispose d’un vaste registre de modulation
d’un type d’information modale (par ex., auditive) par un autre (par ex. visuel). En outre,
cette capacité remplit le voeu d’Evans, en ce qu’elle implique l’application de concepts
spatiaux simultanés : l’information perceptive utilisée pour calibrer ou recalibrer n’est autre
que la coexistence locale de plusieurs événements sensationnels, qui peuvent être des
exemplaires distincts du même type d’événement (comme entendre une sonnerie sur sa droite
et sur sa gauche).
Voyons comment cette capacité remplit les exigences requises pour la construction du
monde objectif.
A - En ce qui concerne les contraintes, la calibration est un mécanisme d’identification des
conditions d’identité spatio-temporelle d’un événement sensoriel multimodal. Ce processus
opère de ce fait sous la contrainte de distinguer des classes d’événements sensationnels
occupant le même emplacement (équilocaux) , et de les considérer comme un seul et même
événement objectif. Ainsi les règles de correction de l’identification locale posent a) qu’il
n’existe pas plus d’un événement objectif par classe d’événements sensoriels équilocaux
simultanés, et b) qu’il existe au moins deux événements objectifs par classe d’événements
sensoriels équilocaux mais non simultanés ou par classe d’événements sensoriels simultanés
mais non équilocaux.
B - En ce qui concerne les capacités correctives, la calibration se prête à une modulation
dynamique des récepteurs sensoriels, appelée recalibration. La recalibration est un processus
qui permet de composer un monde stable, et de repérer les invariants en dépit du déphasage
éventuel d’un récepteur relativement à un autre. La recalibration ne pourrait s’appliquer si le
système perceptif n’avait pas le moyen d’enregistrer des discordances entre ses récepteurs
quant à l’information spatiale qu’ils communiquent. Ces discordances se produisent
naturellement au cours du développement (la croissance modifie l’écartement entre les
récepteurs sensoriels, et donc leur capacité d’extraire la même information spatiale ; des
lésions peuvent modifier la réception des disparités binoculaires, binaurales etc.) Elles sont
étudiées en laboratoire au moyen de déviations prismatiques ou de dispositifs ventriloques.
Ces travaux ont révélé l’existence d’une compétition entre les modalités sensorielles (en
particulier, chez l’homme, entre vision, audition, et proprioception) pour la capture, qui se
traduit par des compromis variables, mais, comme nous le verrons, non aléatoires, entre les
récepteurs sensoriels pertinents.
Le concept combine l’idée maîtresse de Poincaré -- la compensation -- et celle de Strawson
-- l’information-“maître”-- , à savoir qu’un sujet capable d’objectivité doit avoir la capacité
de corriger une impression par une autre, ou plus exactement doit pouvoir organiser une
expérience complexe sur la base d’une source sensorielle qui, informationnellement, domine
les autres.
Le processus de correction qui garantit la cohérence spatiale du contenu sensationnel
suppose ainsi le concours d’au moins deux modalités sensorielles. Maintenant, quelles sont
les caractéristiques de l’information-maître? La modalité qui domine l’autre dépend
apparemment moins des propriétés intrinsèques d’une modalité particulière, que de la qualité
de l’information spatiale qu’elle véhicule. Même si, ordinairement, c’est le signal visuel qui,
chez l’homme, domine le signal auditif, dans certaines circonstances expérimentales, un sujet
peut recalibrer sa vision sur son audition (Radeau, 1995, ce volume ch. 8). Ce fait empirique
illustre une caractéristique philosophiquement essentielle, à savoir que la véridicité de la
perception ne dépend d’aucun trait permanent du monde, tout en dépendant chaque fois
crucialement d’un gradient de fiabilité entre les sources d’information. Que ce gradient de
fiabilité soit ainsi centré sur la localisation dans l’espace ne doit pas surprendre, si, écartant le
voile de la perception, nous pensons aux exigences qui pèsent sur un organisme dont la survie
dépend de ses capacités de localisation, de fuite, d’approche et de capture.
C - Nous voyons donc que la recalibration s’effectue en conformité avec une norme de
fiabilité. A cet égard, la (re)calibration a deux aspects complémentaires essentiels pour notre
théorie de la représentation objective. D’abord, elle constitue une activité du système
considéré, en vertu de laquelle les dimensions sensorielles en jeu sont pondérées relativement
à un objectif de fiabilité. La calibration ne peut donc être mise au compte des restrictions liées
à une limitation de ressources (les contraintes qu’elle respecte ne sont pas des contraintes qui
tiendraient à une incapacité fonctionnelle d’accueillir de l’information pertinente). En outre,
c’est une activité qui se règle sur un objectif de perception véridique. Ainsi, cette activité
constitue pour l’organisme qui s’y livre la capacité de faire la distinction entre perception
véridique et perception trompeuse, c’est-à-dire aussi la distinction entre expérience
sensationnelle et objet de l’expérience.
Certes on peut objecter que l’on ne peut invoquer une condition de fiabilité qui s’applique à
la correction des entrées sensorielles et respecter l’interdit phénoméniste. Il est vrai que la
théorie de la calibration fait l’hypothèse que ce qui permet au système visuel de construire
des images stables du monde, c’est non pas un effet de l’association, ou de l’influence des
données visuelles déjà acquises, mais c’est la conséquence d’une perception correcte des
objets dans l’espace. Décrivant le mécanisme de (re)calibration, nous avons opposé plus haut
événement sensoriel et événement objectif, comme support des aspects équilocaux simultanés
de l’expérience sensationnelle. On peut ainsi être tenté de dire que ces objets dans l’espace,
ces événements objectifs, sont par définition derrière le voile de la perception.
Cependant il est possible de maintenir que, même si la distinction subjectif-objectif ne peut
recevoir d’explication complète qu’au niveau d’une approche causale, elle existe aussi au
niveau de l’information perceptive reçue par un organisme capable de (re)calibration. Le fait
crucial pour nous est en effet qu’il soit toutefois possible de discerner au sein de
l’expérience les marques de la correction de l’expérience. Autrement dit, les caractéristiques
de l’expérience sensationnelle correcte ne se trouvent pas seulement dans une appréciation
conceptuelle des événements perçus, par exemple, dans un jugement causal porté sur eux.
Elles sont déjà présentes en amont de tout jugement, et forment les conditions de la capture
sensorielle proprement dite dans l’organisme pourvu de la capacité de (re)calibration.
C’est à ce détour que nous retrouvons l’idée d’Evans, selon laquelle il n’y a un espace
égocentrique qu’autant que ce dernier est plongé dans un espace allocentrique unique.
Toutefois cet espace allocentrique n’a pas à être représenté par le codage d’ensemble de tous
les éléments spatiaux simultanés, mais par la généralisation de corrections locales.
Par exemple, une expérience visuelle statique correcte est celle d’une image qui reste stable
d’une saccade à l’autre. La théorie de la calibration explique cette stabilité en faisant
l’hypothèse que l’orientation spatiale s’effectue à chaque fixation en calibrant l’information
rétinienne - la carte rétinotopique - et l’information extra-rétinienne17[17]. Ainsi le sujet ne
fabrique-t-il pas, selon toute vraisemblance, une carte spatiotopique constante du monde
extérieur, mais il applique une carte rétinotopique en la calibrant à chaque fixation grâce aux
données extrarétiniennes dont il dispose.18[18]
Les recalibrations perceptivo-motrices intervenant dans le traitement des informations
visuelles ne forment qu’un des multiples types de calibration qui interviennent dans
l’ensemble de l’univers sensoriel. C’est cette compétence structurée qui préside à la
constitution d’un monde objectif. Un être auditif-mobile peut aussi en avoir les moyens,
comme le montre le cas des aveugles, et comme le cas des dispositifs sensoriels de
substitution l’illustrent mieux encore19[19]. La question théorique qui reste encore à élucider
est celle de savoir si le mouvement actif - l’information fournie par la copie d’efférence -
forme une source privilégiée d’information dans la recalibration, ou s’il suffit à un sujet de
pouvoir confronter deux sources d’information spatiale selon une règle pour qu’il puisse
avoir une représentation objective du monde.
17[17] L’information extrarétinienne inclut toute l’information spatiale disponible, hormis
celle qui est portée par la projection rétinienne de la structure du champ visuel ; par exemple
l’information concernant les mouvements volontaires de l’oeil, de la tête, du torse, - codée au
niveau non de la proprioception (Bridgeman et al., 1994), mais de la copie d’efférence -,
l’information concernant la gravité, et tout ce que le sujet sait de la réalité extérieure.
L’information extrarétinienne gagne en importance quand l’information rétinienne est faible,
par exemple dans un champ visuel non structuré.
18[18]Cf Bridgeman et al. (1994), pp. 256 sq.
19[19] Voir, dans le présent volume, les chapitres 3, 7 et 9.
Conclusion
Le présent travail s’est efforcé de rendre compte de la capacité à former des représentations
objectives en des termes acceptables par le phénoménisme, afin de constituer l’objectivité sur
la base des caractéristiques informationnelles des classes de qualité qui caractérisent les
expériences sensorielles. Après avoir dégagé la propriété des classes de qualité qui permet à
des expériences d’acquérir une individualité numérique - l’équilocalité - , on a examiné le
type de compétence qu’un individu capable d’exploiter cette propriété devait posséder. C’est
en termes de recalibration de l’expérience perceptive qu’un individu, ou une espèce,
manifeste sa capacité à individuer ses expériences et à produire une expérience fiable du
monde. Sans doute ce résultat peut-il apparaître modeste si l’on se donne le droit de soulever
le voile de la perception. Mais le projet philosophique dit de la “constitution” se refuse
précisément d’aller directement aux sources causales pour tenter de discerner, au seul niveau
des apparences, ce qui peut rendre compte de l’opposition entre le sujet et son monde. Ce
projet parfaitement respectable quand on le coupe de tout vérificationnisme trouve une
motivation nouvelle dans l’exploration des capacités perceptives et représentationnelles
propres à des espèces non douées de langage. La réponse apportée suggère que la
caractérisation populaire en termes d’espace peut être analysée par l’idée d’antitypie de
classes d’équilocalité, contrainte fondamentale qui soude entre elles les composantes
sensationnelles, et fonde la calibration sur la base des propriétés primaires que manifestent
l’ensemble des qualités sensorielles.
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