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IMAGES D'UNE TRANSITION QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES DESSINS SATIRIQUES EN FRANCE DE 1870 À 1877 Article extrait de la revue Recherches contemporaines, n° spé. "Ima ge sa tirique" , 1998 Jean GARRIGUES Deux ans avant la chute du Second Empire, la loi de libéralisation de la presse, promulguée le 11 mai 1868 par Napoléon III, a permis aux caricaturistes de sortir d'un long silence que leur avait imposé la censure impériale. Parmi les quatre cents périodiques apparus à Paris entre 1868 et 1869, une bonne trentaine se consacrent en effet à la caricature. Après seize ans d'obscurité, l'image satirique reparaît au premier plan de la vie politique, sous la plume d'artistes fameux comme André Gill (La Lune et L'Éclipse), Pillotell ( La Caricature ) ou Alfred Le Petit (La Charge). Jusqu'à la capitulation impériale, leur marge de manœuvre reste néanmoins subordonnée à l'indulgence de l'empereur. La Lune, qui a publié un dessin de Gill représentant le dandy malfrat Rocambole, héros de Ponson du Terrail, sous les traits de Napoléon III (17 novembre 1867), est aussitôt interdite. Rares sont les caricatures qui se risquent à attaquer le régime et le souverain. La tension monte d'un cran en 1870, notamment après l'assassinat du journaliste Victor Noir, qui provoque l'indignation de l'opposition parisienne. Dans L'Éclipse du 16 avril 1870, Job se risque à représenter une "Jeune phrygienne jouant avec un aigle", c’est-à-dire la République face à l'empereur. Sur une feuille volante distribuée en juin, un certain Lavrate montre Napoléon III penché au bord de la Seine, avec cette légende sans ambiguïté :"Voyons, quand le grand jour viendra, comment le foutra-t-on dans la Seine ?" 1 . 1. Voir P. Ducatel, La Naissance de la République, vol. 1 de Histoire de la III e République, Grassin, 1973, p. 13.

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SUR LES DESSINS SATIRIQUESEN FRANCE DE 1870 À 1877

Article extrait de la revue Recherches contemporaines, n° spé. "Image satirique", 1998

Jean GARRIGUES

Deux ans avant la chute du Second Empire, la loi de libéralisation de la presse,promulguée le 11 mai 1868 par Napoléon III, a permis aux caricaturistes desortir d'un long silence que leur avait imposé la censure impériale. Parmi lesquatre cents périodiques apparus à Paris entre 1868 et 1869, une bonne trentainese consacrent en effet à la caricature. Après seize ans d'obscurité, l'imagesatirique reparaît au premier plan de la vie politique, sous la plume d'artistesfameux comme André Gill (La Lune et L'Éclipse), Pillotell (La Caricature) ouAlfred Le Petit (La Charge).

Jusqu'à la capitulation impériale, leur marge de manœuvre restenéanmoins subordonnée à l'indulgence de l'empereur. La Lune, qui a publié undessin de Gill représentant le dandy malfrat Rocambole, héros de Ponson duTerrail, sous les traits de Napoléon III (17 novembre 1867), est aussitôtinterdite. Rares sont les caricatures qui se risquent à attaquer le régime et l esouverain. La tension monte d'un cran en 1870, notamment après l'assassinat dujournaliste Victor Noir, qui provoque l'indignation de l'opposition parisienne.Dans L'Éclipse du 16 avril 1870, Job se risque à représenter une "Jeunephrygienne jouant avec un aigle", c’est-à-dire la République face à l'empereur.Sur une feuille volante distribuée en juin, un certain Lavrate montre NapoléonIII penché au bord de la Seine, avec cette légende sans ambiguïté :"Voyons,quand le grand jour viendra, comment le foutra-t-on dans la Seine ?"1. 1. Voir P. Ducatel, La Naissance de la République, vol. 1 de Histoire de la IIIe République, Grassin, 1973,p. 13.

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Mais ce n'est vraiment qu'à partir de juillet 1870, après le départ deNapoléon III au front, et surtout après sa capitulation à Sedan, le 2 septembre,que les caricaturistes vont laisser libre cours à leur verve. La productionsatirique est-elle bouleversée par ce tournant de l'histoire ? Quels sont lesnouveaux producteurs d'images ? Dans quel camp vont s'engager lescaricaturistes renommés, comme Daumier, Gill ou Le Petit ? Comment vont-ilsraconter la déchéance de l'Empire et la naissance de la IIIe République ?Quelles images vont-ils choisir pour flétrir le régime déchu, qui leur avaitimposé silence, et pour célébrer la résurrection républicaine ? Quels seront leursemblèmees, leurs allégories, leurs sujets de prédilection ? Comment vont-ilsréagir face à la censure ? Vont-ils s'engager au moment de la Commune deParis ? Comment traiteront-ils les nouveaux maîtres du régime, AdolpheThiers, Mac-Mahon puis Gambetta ? Telles sont les questions qui se posent ànous, historien du politique. Tels sont les axes de la réflexion qui va suivre.

Le premier paramètre de notre analyse concerne la censure quasipermanente qui pèse sur la presse satirique pendant ce tournant historique desannées 1870-18751. C'est d'abord une censure "patriotique", imposée par l egouverneur de Paris puis par le ministre de l'Intérieur, à partir du 28 novembre1870. C'est ensuite une censure "conservatrice" établie par la majoritémonarchiste de l'Assemblée nationale, qui, le 15 avril 1871, décide de remettreen vigueur le décret bonapartiste de 1852 (un peu assoupli) puis qui rétablit l ecautionnement (supprimé en octobre 1870) pour les journaux politiques, par la loidu 6 juillet 1871. C'est là une charge très lourde pour les petits journaux, quidoivent payer 12 000 francs s'ils paraissent moins de trois fois par semaine, et l edouble s'ils paraissent plus souvent. En outre, la loi du 16 septembre 1871, quitaxe de 30% le papier journal, représente un rétablissement déguisé du droit detimbre, lui aussi supprimé en octobre 1870.

Face à cette censure conservatrice, la Commune de Paris instaure elleaussi sa propre censure, ce que nous pourrions appeler une censure"démocratique". Malgré la formation, le 14 avril 1871, d'un comité des artistesélu au suffrage universel, et auquel participent notamment les caricaturistesDaumier et Gill, les journaux qui contestent la ligne du conseil de la Communesont frappés. La Carmagnole par exmple, fondée en février 1870, est interdite enavril 1871. Seuls échappent à l'intransigeance des censeurs communards LeCharivari ainsi que Le Grelot, fondé par Arnold Mortier le 9 avril 1871. Cedernier notamment semble maintenir un certain esprit critique par rapport à l aligne de la Commune, comme en témoigne le numéro du 23 avril présentant des

1. Voir R. J. Goldstein, Censorship of polical caricature in 19th-century France, Kent University, 1989.

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portraits-charges des membres de la Commission exécutive, dessinés parBertall.

A contrario, la révolte communarde et le thème repoussoir du périlrouge servent de prétexte à un durcissement de la censure versaillaise. C'estainsi que, le 28 décembre 1871, un décret du gouverneur militaire de Parisinterdit la vente de toute illustration de nature à troubler la paix publique. Surl'ensemble du territoire français, la presse satirique est soumise à la censurepréalable alors que la presse écrite n'est censurée qu'après coup. Avant depublier un dessin, tout journal doit en remettre une esquisse coloriée au sous-chefde la librairie et de l'imprimerie au ministère de l'Intérieur, qui parfois lasoumet au ministre en personne. À partir de 1873, dans l'atmosphère depudibonderie dévote des années d'ordre moral, on se doute que les bornes de l atolérance sont très rapprochées. En outre, jusqu'aux élections générales de mars1876, gagnées par les républicains, les gouvernements d'ordre moral vontinterdire toute nouvelle création de journal dans la capitale. Précisonsd'ailleurs que la censure ne prendra pas fin avec l'ordre moral, en octobre 1877,et que la censure républicaine, la célèbre Anastasie, fera encore des ravagesdans les années 1880.

La production satirique des débuts de la IIIe République est donc uneproduction sous contrôle, qui doit biaiser et contourner les pouvoirs. En outre,l'invasion prussienne et les perturbations économiques liées à la guerre ont fa i tquelques dégâts dans la presse d'opinion illustrée. Pendant l'hiver 1870-1871notamment, la plupart des journaux satiriques sont obligés de suspendre lapublication, faute de moyens et de diffusion. À partir du 17 septembre 1870, parexemple L'Éclipse de Gill doit renoncer à une publication régulière. La Charge ,fondée en janvier 1870 par Alfred Le Petit, ne publie que deux numéros après le 4septembre. Seul réussit à survivre le plus ancien quotidien satirique, L eCharivari, dont la prudence lui a permis de traverser sans trop de dommage l amonarchie de Juillet et le Second Empire, et qui traverse les difficultés du siègeen réduisant son format de moitié.

C'est donc la rue, c'est le peuple parisien qui s'empare de l'imagesatirique en 1870, comme il l'avait fait au moment de la Révolution française. Àdéfaut d'exercer le pouvoir politique, l'extrême-gauche radicale, jacobine etsocialiste s'exprime à travers ses dessins. La multiplication des feuillesvolantes, des publications spontanées, traduit l'effervescence révolutionnaire.Entre la déclaration de guerre de juillet 1870 et la fin de la Commune en mai1871, plus de 5 000 caricatures seront ainsi produites dans la capitale, autour detrois thèmes dominants : la renaissance de la République, la haine du régimedéchu, et l'exaltation du patriotisme.

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Le réveil de la République, c'est "Le réveil du Lion", représenté dansL'Éclipse du 17 septembre 1870, c’est-à-dire la révolte du peuple français, auxcôtés d'une Marianne robuste et combative qui se libère de ses chaînes enécrasant du pied un polichinelle représentant Napoléon III. Dans La Chargedatée du même jour, Alfred Le Petit dessine "La résurrection" de Marianne,femme du peuple coiffée de son bonnet phrygien, surgissant du tombeau de l aRépublique en brandissant un drapeau rouge pour chasser Napoléon III et safamille.

Marianne victorieuse de l'empereur : telle est l'image dominante, quirevient en permanence dans cette profusion d'images libératrices. La tonalitéest grave, sous la plume de Le Petit, qui souligne dans La Charge du 21septembre 1870 la "Grandeur et décadence" de Napoléon III, naguère couronnéde lauriers, bombant le torse, du temps de sa splendeur, mais aujourd'hui entouréde piques et de couteaux, au milieu des poings serrés de la foule en colère. DeFrondas le dessine éclopé, revenant sur des béquilles de sa captivité1. Sur unegravure anonyme, Napoléon-Badinguet se confesse à Marianne, qui croise lesbras en signe d'intransigeance (fig. 1). Et sur sa "Page d'histoire" publiée dansLe Charivari du 16 novembre, Daumier représente l'aigle impériale écraséesous Les Châtiments de Victor Hugo.

Fig. 1. – Anonyme, 1870. 1. Voir P. Ducatel, op. cit., p. 27.

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Plus féroces encore, et surtout plus vulgaires, un déferlement decaricatures anonymes s'en prend à l'empereur et à la famille impériale. Il y estraillé sous toutes les coutures, plus ridicules les unes que les autres, en cochon, ensinge, en saltimbanque, en polichinelle, ou par exemple, sur une feuille volantesignée Faustin, en toge au sommet d'une vespasienne, avec cette légende : "Laseule colonne à laquelle il puisse prétendre." Toujours du même Faustin, undessin montre l'empereur, piètre chef des armées, chevauchant une cocotte enpapier avec cette légende : "Le Sire de Fiche-son-cancan sur son dada favori1. "Tout autant que Napoléon III, c'est toute la famille impériale qui est visée. Lesséries se multiplient sur la "Famille à riquiqui", "M. et Mme Pipelet", "Leursmajestés dégommées" ou "La ménagerie impériale." Dans cette série, la pluscourue, l'impératrice Eugénie est représentée sous les traits d'une grue, l 'a irstupide et poseur. Sur un dessin intitulé La Poule, Faustin va plus loin encore, l amontrant nue sur un billard, entourée des grands de l'Empire. C'est la revanchedu peuple parisien sur une impératrice mal-aimée, qui a incarné à la fin durégime la ligne la plus conservatrice du bonapartisme, le refus des réformes, l arépression contre la révolte.

Mais le Second Empire, c'est aussi et surtout le régime qui a mené l aFrance à la défaite et à la capitulation. Dans La Charge , Alfred Le Petitdessine Napoléon III en "décrotteur", cirant les bottes de Guillaume Ier dePrusse, qui le rudoie : "Allons, Badingue, plus vite que ça, tu sais bien qu'onm'attend à Paris." Et Napoléon III lui répond : "Oui, mon frère, et puissiez-vousréussir à me recaser là-bas2." L'empereur est non seulement un capitulard, c'estaussi un traître aux yeux des caricaturistes. À la capitulation et à la trahisonbonapartistes s'oppose le patriotisme républicain, exalté avant même l edésastre de Sedan. Dans un numéro de La Charge daté du 13 août 1870, Le Petitreprésente une allégorie de La France réclamant sa "vengeance" devant sessoldats morts. Du fait de la censure, Le Petit n'a pas pu se référer explicitementà l'image de la Marianne républicaine, mais tout indique cette référence. Surune feuille volante, un dessin de Taltimon portant le même titre, "Vengeance !",est encore plus direct, puisqu'il représente Marianne, coiffée du bonnet phrygienet portant le drapeau tricolore, faisant griller les Prussiens dans l'incendie deStrasbourg détruite3. Sur une autre feuille volante distribuée en novembre 1870,Talon dessine une Marianne similaire, coiffée du bonnet phrygien des sans-culottes, et appuyée sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen,arrêtant le colosse prussien sur un champ de cadavres : "Tu n'iras pas plus loin."

1. Voir P. Ducatel, op. cit., p 26.2. Voir P. Ducatel, op. cit., p. 28.3. Voir P. Ducatel, op. cit., p. 35.

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De même, l'héritage symbolique des armées de l'an II revient à maintesreprises, comme dans un dessin du Charivari représentant un soldat de 1870salué par un volontaire de 17921. Dans ce même journal, un dessin de Daumier,intitulé "La République nous appelle", montre un volontaire de la gardenationale parisienne embrassant sa femme et sa fille avant de partir au combat,référence explicite au Chant du départ de la Révolution française.

De ce patriotisme républicain, directement issu de l'héritagerévolutionnaire, découle le thème de la Revanche, qui apparaît dès 1871, aulendemain du traité de Francfort, lourd et humiliant pour la France. Est-ce pourcontourner la censure que Gill titre en anglais "Remember" son dessin publiédans L'Éclipse, figurant une Marianne sculpturale, le glaive à la main, et quivient hanter le Kaiser en train de fêter sa victoire ? Dans l'édition du 19 octobre1873 du même journal, après le départ des troupes prussiennes, Gill sera encoreplus explicite, dessinant un soldat allemand en train de badigeonner de bleu dePrusse l'Alsace et la Lorraine, les "provinces perdues", sur une carte de France.

Pour la plupart des caricaturistes, notamment pour la masse desanonymes parisiens, c'est la capitale, dernier bastion de la résistance à l aPrusse, qui incarne le patriotisme républicain. Dans le numéro 781 du PetitJournal pour rire, Grévin montre Marianne combattant, le glaive à la main, pourdéfendre Paris face à la Prusse, représentée par un aigle couvert d'un casque.Paris la patriote est l'ultime refuge de la République en armes, l'héritière del'esprit de l'an II. D'où ce thème, qui va devenir omniprésent dans la pressesatirique parisienne, d'une capitale trahie par l'Assemblée et par l egouvernement de Versailles, qui ont choisi de négocier avec l'ennemi.

Pilotell est le chef de file de ces dessinateurs parisiens qui contestent l apolitique gouvernementale. Le 8 février 1871, c’est-à-dire le jour même desélections générales gagnées par les conservateurs, il fonde un nouvelhebdomadaire illustré, intitulé La Caricature pol it ique . Dans ce premiernuméro, il s'en prend au général Trochu, le chef du gouvernement de défensenationale, discrédité par la passivité de sa politique en tant que gouverneurmilitaire de Paris. Puis, dans le numéro du 25 février, c'est le nouveau chef del'exécutif, Adolphe Thiers, qui devient la cible : Pilotell le représente foulé aupied par un Parisien portant un drapeau rouge, mêlé à "Badingue", c’est-à-direNapoléon III, ainsi qu'aux prétendants monarchistes, le duc d'Aumale et l ecomte de Chambord. Thiers réapparaît dans le numéro du 11 mars, accompagnédu ministre des Affaires étrangères, Jules Favre, et amputant la France d'un brastatoué Alsace-Lorraine, tandis qu'au fond se lève le soleil de la républiquesociale. Sur un dessin de Frondas, intitulé "Les Capitulards", Thiers, Favre etTrochu poussent Marianne vers l'abîme, avec cette légende : "Paris livré"2. 1. Ce sera le thème d'un célèbre tableau d'Édouard Detaille, intitulé Le Rêve, présenté en 1888.2. Voir P. Ducatel, op. cit., p. 63.

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C'est pourquoi les Parisiens se dressent contre le pouvoir versaillais,accusé de trahir doublement la République : d'une part en pactisant avec lesmonarchistes de l'Assemblée, et d'autre part en négociant avec les Prussiens.Rappelons que, huit jours plus tôt, les troupes prussiennes ont défilé dans lesquartiers ouest de la capitale. Dès lors, on ne s'étonnera pas que l'interdiction dece numéro de La Caricature politique et l'interdiction du journal par le généralVinoy, nouveau gouverneur de Paris, aient largement contribué au climat detension extrême conduisant à la révolte parisienne du 18 mars 1871, une semaineplus tard.

Quand La Caricature renaît, le 23 mars, Pilotell proclame que "c'estavec le couteau du peuple qu'elle va tailler son crayon". En fait, Pilotellabandonnera très vite son journal, car il est nommé directeur des Beaux-Arts.Mais plusieurs autres journaux satiriques apparaissent, comme La Flèche, LeLampion, et surtout Le Père Duchesne, inspiré du journal révolutionnaire deHébert, et dont la devise est "La république ou la mort". Le Père Duchesne est l eseul journal satirique communard qui réussit à tenir plus de dix numéros, mais i lest épaulé par une multitude de feuilles volantes, qui traduisent l'effervescencede la satire communarde.

Leurs têtes de turc sont Adolphe Thiers, Jules Favre, le général Vinoy etles chefs du "parti" monarchiste. Le ton est grave, engagé, souvent féroce. LaCommune est identifiée à la République, la légitimité symbolique s'opposantainsi à la légalité électorale du 8 février. La Commune est donc figurée sous lestraits de Marianne, grande jeune femme musclée, souvent dénudée, échevelée,coiffée du bonnet phrygien. C'est ainsi qu'elle apparaît par exemple sur undessin de Mathis, intitulé "La dernière étape", et qui la montre frappant à laporte d'une chambre où l'allégorie de la France est en train de prendre congéd'Adolphe Thiers (fig. 2)1. Un autre dessin, astucieusement titré "Le Jugementde Pâris" (jeu de mots), montre un garde national parisien choisissant l aRépublique, nue, opulente, coiffée du bonnet phrygien, au détriment de l amonarchie, représentée sous les traits d'une vieille femme chauve et décharnée,ainsi que l'empire, sous forme d'un bouc à tête de Napoléon III.

L'adversaire de la Commune, la cible préférée des caricaturistesparisiens, c'est Adolphe Thiers. Présenté comme le complice du chancelierBismarck, on le représente souvent avec un casque prussien. Dans Le Grelot du16 avril 1871, Bertall associe les deux chefs de gouvernement, en train de fairebouillir Paris dans une marmite. Mais Thiers est aussi souvent représenté commele complice des monarchistes. Après son élection par l'Assemblée de Bordeaux,le 13 février 1871, Pilotell le fait porter sur un palanquin par les chefs du parti 1. Voir P. Ducatel, op. cit., p. 104, et J. Rougerie, Paris insurgé. La Commune de 1871, DécouvertesGallimard, n° 263, p. 30.

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orléaniste, dont le duc d'Aumale. Sur un dessin de Brural, il est "L'escamoteur",celui qui escamote la république par un tour de passe-passe, en s'exclamant : "Cen'est pas plus difficile que ça. Il faut voyager, capituler, faire voter les rurauxet le tour est fait."

Fig. 2. – A. Mathis, 1871.

On voit ici les références à l'armistice négocié par Thiers afind'organiser des élections générales contrôlées par les notables conservateurs,confisquant ainsi aux villes républicaines la direction du nouveau régime.Faustin soupçonne la duplicité du chef de l'exécutif, représenté en cordonnier,faisant mine de réparer la chaussure de Marianne en s'exclamant : "J'vais luiarranger cela pour qu'elle ne puisse plus marcher." Sur un autre dessin deFaustin, le même personnage de Thiers cordonnier "change les vieilles bottesdes prétendants monarchistes contre des neuves". Klenck le représente en "petitfoutriquet", bouffon du duc d'Orléans. De Frondas le préfère en nourrice,allaitant le duc d'Aumale et le comte de Paris1. Moloch montre la "tentative deviol" perpétrée par Thiers, surnommé Foutriquet Ier, essayant d'abuser de l aRépublique, tandis que Jules Favre tient la chandelle. C'est ce qui fait titrer àAlfred Le Petit, dans La Charge du 7 mars 1871, "La république en danger" :Thiers, représenté sous la forme d'un éros ailé, sollicite un baiser de Marianne,

1. Voir P. Ducatel, op. cit., p. 77.

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mais celle-ci lui répond : "Non, non, tu es un vieux rusé, je ne me fie pas à tesmalices."

C'est à Paris, c'est à la Commune de résister aux assauts du chef del'exécutif, présenté comme le complice des Prussiens et des monarchistes. DansLe Charivari, Daumier dessine "le char de l'État en 1871" tiré d'un côté par l aCommune et de l'autre par Thiers1. Allard dessine le gouvernement deVersailles, symbolisé par Louis XIV, face à Paris, incarné par une Marianneportant bonnet et baïonnette, et qui se regardent "en chiens de faïence."Gaillard fils représente Thiers en dompteur devant le lion du peuple parisien,coiffé de la casquette de la garde nationale, veillant sur les canons de la ButteMontmarte, avec cette légende : "Mon vieux, tu peux essayer, je suis prêt2." Undessin de Pilotell représente Thiers, ainsi que l'ancien maire de Paris, JulesFerry, et le général de Galliffet, commandant l'armée versaillaise, "troppetits" sous la toise de la Commune, qui les écrase de sa grandeur. "Le peuple tecomprend, vois sa force", fait dire Bar à un robuste homme du peuple quidébarrasse la République de Thiers et des monarchistes. "Approche ! Si tul'oses !!..." lance la Commune à l'hydre de la monarchie, figurée par les visagesde Napoléon III, de Henri V, comte de Chambord, du comte de Paris et de leurslieutenants (fig. 3).

Mais ce ton bravache cède le pas à des dessins plus tragiques et plusdésespérés à partir de la fin avril, au moment où les communards se rendentcompte qu'ils auront bien du mal à résister aux Versaillais. C'est l'affrontementdécisif, représenté par Alfred Le Petit dans Le Grelot , entre la républiqueconservatrice, bourgeoise et paysanne qui s'incarne sous les traits de Thiers, etla république rouge et intransigeante qui s'incarne dans la Commune de Paris(fig. 4)3. Sur un dessin de Rosambeau, diffusé en avril 1871, Thiers devient "Legénéral Boum-Boum", qui commande une armée redoutable. Après la cruellerépression de la Semaine sanglante, il est devenu "l'exécuteur", brandissant unehache près du pilori où il a décapité la Commune. Et Daumier résume tous lesmalheurs du peuple parisien dans un dessin publié dans Le Charivari du1er janvier 1872 sous le titre "La maudite" : la mort y pilote le corbillard del'année 1871.

L'effervescence des feuilles volantes satiriques disparaît avec l aCommune de Paris. Désormais, l'état de siège, en vigueur dans la capitalejusqu'en 1876, et la censure, imposée par Thiers puis par le régime d'ordre moral

1. Ibid., p. 111.2. Ibid., p. 128.3. Voir J. Garrigues, Images de la Révolution. L'imagerie révolutionnaire de 1789 à nos jours, Du May, 1988,p. 75.

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du maréchal de Mac-Mahon, restreignent considérablement l'espace critiqueautorisé dans les premiers mois du régime. Républicain pragmatique, AndréGill choisit alors de soutenir l'action de Thiers, qu'il considère comme le seulsusceptible de mener à bien la République. Ce que résume son dessin, paru dans

Fig. 3. – Orsonval, 16 mars 1871.

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Fig. 4. – Alfred Le Petit, Le Grelot, 1872.

Fig. 5. – André Gill, L’Éclipse, 22 septembre 1872.

L'Éclipse du 22 septembre 1872, titré "Le vin de 1872" avec cette légende : " N itrop de blanc, ni trop de rouge, mélangeons" (fig. 5). C'est l'esprit du Pacte deBordeaux, c'est l'esprit du centre, celui de la "République conservatrice"annoncée par Thiers à l'Assemblée, le 12 novembre suivant.

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Sur un dessin paru un an plus tôt dans Le Charivari du 12 septembre1871, Daumier avait déjà compris la difficulté de Thiers, "Le président deRhodes", colosse politique écartelé entre la droite et la gauche. "Plus fort qu'aucirque", commentait Stop dans Le Charivari du 2 septembre, dessinant Thiers àbicyclette sur un fil avec une perche de funambule.

Dès lors que l'ancien orléaniste Thiers s'engage franchement en faveurdu régime républicain, les caricaturistes de renom s'engagent derrière lui. C'estle cas de Cham, dans Le Charivari du 15 décembre 1871, qui représente le chefde l'exécutif devant une statue de la République à son image. Gill célèbre l e"libérateur du territoire" dans L'Éclipse des 24 juillet et 4 août 1872, où Thiersest représenté en médecin, accouchant Marianne d'un emprunt triomphal delibération (fig. 6 et 7). Dans l'édition du même journal datée du 8 septembre1872, quelques semaines après l'introduction du service militaire obligatoire,Gill dessine Thiers en "premier soldat de France", premier conscrit de l aRépublique. Dans Le Grelot du 16 janvier 1873, Alfred Le Petit célèbre avec unecertaine ironie le "mariage de raison" entre le premier président de l aRépublique, en habit et haut de forme, et une allégorie de la France.

Mais la présidence de Thiers touche déjà sa fin, car la majoritémonarchiste de l'Assemblée nationale a décidé de se débarrasser de lui. DansLe Grelot du 6 avril 1873, Le Petit dessine l'image prémonitoire de Thiers,pédalant sur sa bicyclette de funambule, la France sur la selle, tandis qu'unemain monarchiste s'apprête à couper le fil qui le soutient. La légende estsybilline : "Près du but" (fig. 8). C'est en effet le 24 mai 1873 que le président dela République, mis en minorité à l'Assemblée, décide de démissionner, laissantsa place au monarchiste Mac-Mahon, qui s'empresse d'instaurer un régimed'ordre moral. Près d'arriver à son but, la république conservatrice, l efunambule Adolphe Thiers est écarté par les réactionnaires.

Dès lors, la censure se fait plus sévère, il devient quasiment impossiblede se moquer de l'armée, de l'Église ou du maréchal de Mac-Mahon. Face à cettecensure renforcée, les caricaturistes se défendent, soit en refusant de produire, cequi est le cas de Gilbert-Martin, qui suspend la reprise de ses dessins à l adémission du préfet Tracy, soit en attaquant la censure elle-même, la fameuseAnastasie. Un fameux dessin de Gill, paru dans L'Éclipse le 19 juillet 1874, luidonne un visage, celui d'une mégère à lunettes munie d'un énorme ciseau (fig. 9) .Sur un autre dessin paru dans L'Éclipse du 20 novembre 1873, Gill s'est dessiné encompagnie de François Polo, directeur du journal, suivant l'enterrement de l acaricature. Dans Le Don Quichotte du 19 juin 1875, Gilbert-Martin représenteune main, celle du censeur, en train de poser un éteignoir sur une chandelle poséeelle-même sur un livre intitulé "Éducation."

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Fig.  6. – André Gill, L’Éclipse, 24 juillet 1872.

Fig.  7. – André Gill, L’Éclipse, 4 août 1872.

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Fig. 8. – Alfred Le Petit, Le Grelot, n° 104, 6 avril 1873.

Fig. 9. – André Gill, « Madame Anastasie », L’Éclipse, 19 juillet 1874.

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Mais, en dépit de la censure, l'engagement républicain de la plupart desjournaux satiriques ne se dément pas. Les modèles du genre sont L'Éclipse de Gill,qui a repris en juin 1871 et survivra jusqu'en 1919, Le Grelot, qui se maintiendrajusqu'en 1903, ainsi que des nouveaux journaux comme Le Cri-Cri et Le Si f f let ,lancés en 1872, et Le Don Quichotte, le seul grand journal satirique de provincefondé en 1874 par le bordelais Gilbert-Martin. Les vieux journaux satiriquescomme Le Charivari ou Le Journal amusant, fondé sous le Second Empire,semblent moins percutants, délaissant le terrain politique pour celui, plusfacile, de la caricature de mœurs et du divertissement humoristique. C'est le 28septembre 1872, avant la chute de Thiers, qu'Honoré Daumier a publié sondernier dessin dans Le Charivari  : il représentait un cadavre en décompositionsymbolisant la monarchie avec cette légende : "Et pendant ce temps-là, i lscontinuent à affirmer qu'elle ne s'est jamais mieux portée."

Il appartient désormais à Cham, Le Petit, Gill ou Gilbert-Martin deporter le flambeau de la caricature républicaine, chacun avec sa sensibilité. Lecommunard Pilotell, sans doute le plus engagé de tous, est obligé de publier sesdessins dans le Punch britannique. Les autres, restés en France, distillenthabilement leurs critiques envers l'ordre moral. Dans L'Éclipse du 22 juin 1873,c’est-à-dire au tout début de la présidence Mac-Mahon, Gill se permet dedessiner "Le triomphe de l'ordre", qui montre la France emprisonnée dans lesbras du duc de Broglie, chef du gouvernement, tandis qu'au premier planGambetta, le commis-voyageur de la République, se traîne, boulet aux pieds.Dans l'édition du 21 septembre 1873, le même André Gill ironise sur les tensionsqui déchirent les différentes factions monarchistes, sur un dessin intitulé"L'union fait la force".

Mais ce n'est pas tant dans la satire que se manifeste l'engagementrépublicain des caricaturistes. À défaut de critiquer ouvertement l'ordre moral,ils s'attachent surtout à exalter les deux grandes figures républicaines del'époque : Thiers et Gambetta. C'est ainsi que dans L'Éclipse du 14 juin 1874,quelques semaines après le renversement du deuxième cabinet d'ordre moraldirigé par le duc de Broglie, Gill dessine Thiers portant "la clef de la situation"(fig. 10). Républicain plus avancé, Gilbert-Martin estime dans L e DonQuichotte du 24 avril 1875, après le vote des premières lois constitutionnelles,que la République a simplement "changé de coiffure", troquant le bonnet blancdu 24 mai 1873 pour le blanc bonnet du 25 février 1875. C'est l'analyse que fontles radicaux de la lutte pourtant acharnée que se livrent les républicainsmodérés, partisans de Thiers, et les défenseurs de l'ordre moral, hostiles à unvéritable parlementarisme. Dans Le Char ivar i du 6 novembre 1875, Chammontre au contraire Adolphe Thiers au côté de la République, face à

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l'Assemblée conservatrice : "Je suis votre père, dit-il à Marianne. Faudra bienqu'ils vous

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Fig. 10. – André Gill, L’Éclipse, 14 juin 1874.

Fig. 11. – André Gill, L’Éclipse, 28 juin 1874.

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épousent." Dans Le Grelot du 14 novembre 1875, Pépin présente Thiers etGambetta comme les ramoneurs de l'Assemblée versaillaise, qu'il faut décrasserde ses relents monarchistes. Pour Gilbert-Martin, dans Le Don Quichotte du 22juillet 1876, c'est Gambetta qui figure, pareil à Zeus, en haut de l'Olympe desrépublicains. Mais André Gill, dans son journal La Lune rousse du 11 mars 1877,lui préfère Adolphe Thiers, représenté comme un "vieux soldat", portantbicorne et sabre, toujours sur la brèche pour défendre le régime républicain.

La crise ouverte le 16 mai 1877, qui oblige les républicains à se regroupercontre l'ordre moral, rapproche les partisans de Thiers et ceux de Gambetta,unis face à la censure. Pendant la seule année 1877, décisive pour l'avenir durégime républicain, deux cent quarante-trois illustrations sont ainsi interdites.Le Don Quichotte par exemple est littéralement harcelé par le préfet deBordeaux, Jacques de Tracy. Le 6 juillet, celui-ci fait notamment interdire undessin représentant un vieil athlète essayant de soulever un poids marqué"363", allégorie de l'ordre moral tentant en vain de renverser la majorité destrois cent soixante-trois députés républicains de la Chambre. La censure est sipesante que Le Grelot du 16 septembre 1877 remplace sa caricature d'ouverturepar un texte de protestation contre Anastasie, qui n'"autorise que les choses quilui plaisent"1.

Il n'empêche que Gill consacre à Adolphe Thiers un numéro spécial deLa Lune rousse, le 5 juillet 1877, au beau milieu de la campagne électorale. Cenuméro spécial, sobrement titré "Lui", raconte en images l'œuvre républicainede Thiers, l'historien de la Révolution française, le vainqueur de Paris en mai1871, le numéro un des conscrits, l'organisateur des triomphaux emprunts deguerre. Dans Le Grelot du 8 juillet, Pépin représente Gambetta, l'autre chef dela coalition républicaine, nageant comme un poisson dans les "bains du suffrageuniversel". Dans Le Pétard du 19 août 1877, Le Petit dessine un conservateuressayant en vain de couper la queue du lion Gambetta. Sur un dessin d'AndréGill, paru dans L'Éclipse du 28 juin 1874, Thiers et Gambetta étaient réuniscomme deux médecins au chevet de la France convalescente (fig. 11). Trois ansplus tard, dans un dessin destiné à La Lune rousse du 16 septembre, André Gillles rassemble à nouveau, l'ancien et le nouveau chef du parti républicain, àl'occasion de la disparition du premier. Mais la censure l'oblige à remplacerGambetta, penché sur Thiers, par une allégorie de la France, couronnant l edéfunt de lauriers. L'original suggérait en effet un passage de flambeau entrel'ancien et le nouveau chef républicain, d'ailleurs justifié par l'entrevue desdeux hommes, quelques semaines plus tôt. Pour la censure d'ordre moral, il étaithors de question de laisser annexer la figure de Thiers, le "libérateur duterritoire", par le camp républicain, donc de l'associer à Gambetta.

1. R. J. Goldstein, op. cit., p. 214.

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Peine perdue pour la censure conservatrice, car c'est Gambetta et sestroupes qui remportent les élections décisives d'octobre 1877, qui marquent la findu régime d'ordre moral. Gilbert-Martin, dans Le Don Quichotte du 21décembre, dessine "le rotisseur" Gambetta s'emparant de l'oiseau de la réactionqui vient de tomber. Et dans l'édition du 26 avril 1878, le même Gilbert-Martinmontre La République caressant le buste de Gambetta qu'elle vient de façonner :"Mon sujet de concours."

On peut se demander si l'exaltation des chefs républicains, Thiers etGambetta, correspond bien à la vocation de la satire politique, qui est decritiquer, voire de dénoncer, plutôt que de louanger. Cette fonction critiqueéchoit désormais à la presse des minoritaires, c’est-à-dire aux journauxsatiriques bonapartistes et monarchistes apparus après 1877. Le Triboulet, L eDroit du peuple, Le Monde parisien vont occuper à leur tour l'espaced'irrévérence et d'opposition qui est le propre de la satire politique, bientôtrejoints par les journaux de l'extrême-gauche, relancés après l'amnistie descommunards, en 1880.

Ce qui a caractérisé cette période décisive des années 1870-1877, qui ontvu la République modérée triompher successivement de la guerre, de l aCommune et des monarchistes, c'est l'engagement des journaux satiriques.Engagement patriotique contre les Prussiens, engagement communard contre lesVersaillais, engagement républicain contre l'ordre moral de Mac-Mahon,l'engagement est le maître-mot de ces années de tourmente.

En dépit des censures, quasi permanentes, cet engagement ne s'est jamaisdémenti, en faveur de la République. Pourquoi cet engagement républicain ?D'abord, par anti-bonapartisme, car le Second Empire avait maintenu unechape de plomb sur la presse satirique pendant plus de seize ans, depuis lesdécrets sur la presse de 1852 jusqu'à la loi libérale de 1868. Mais aussi et surtoutparce que la tradition de la caricature politique française s'enracine au 19e

siècle dans l'héritage de la Révolution française et dans les luttes souterrainesde la Restauration et de la monarchie de Juillet. La plupart des grandsdessinateurs satiriques des années 1870 sont imprégnés par cet héritagerépublicain, qui les conduit tout naturellement à s'engager en faveur du régimenaissant.

Faut-il s'étonner que les caricaturistes aient fait preuve d'une révérencecertaine à l'égard des chefs républicains, notamment envers Thiers, l emassacreur de la Commune ? Ce serait méconnaître l'état d'esprit du "parti"républicain dans les années 1870. Pour la grande majorité des Français, AdolpheThiers est l'homme de la situation, le seul dirigeant politique susceptible demettre fin aux difficultés nées de la guerre. La plupart des dirigeantsrépublicains ont condamné la Commune de Paris, qui faisaient peser une menace

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sur la crédibilité du nouveau régime. En outre, la Semaine sanglante met unterme brutal à l'effervescence des feuilles volantes révolutionnaires, férocesenvers le Second Empire déchu comme envers le pouvoir versaillais. La censurethiériste puis celle de l'ordre moral ne laissent plus aucun espace pour la satireradicale ou socialiste, qui doit s'exiler ou se taire.

Il faut toutefois souligner les capacités de résistance manifestées par l apresse satirique, à l'instar de tout le parti républicain. De 1873 à 1877, tout aulong de la période d'ordre moral, l'engagement républicain des grandscaricaturistes ne s'est pas démenti, au risque de l'amende, de l'interdiction,voire de l'exil. Il faut donc souligner cet engagement militant des caricaturistesà l'aube du régime républicain. À leur manière, on peut dire que Daumier, Gill,Pépin ou Gilbert-Martin se sont comportés, eux aussi, comme des "pèresfondateurs" de la République1.

1. Selon la formule de Pierre Barral, Les Fondateurs de la Troisième République, A. Colin, 1968.

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