Idéologies de l'opéra

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L'opéra irrite, l'opéra enthousiasme. L'indifférence n'est pas de mise. Cet en- semble d'analyses courtes et diverses vou- drait donner de meilleures raisons de le détester et de l'aimer.

Jusqu'à présent le domaine de musico- logues adroits, mais peu avertis des sciences humaines, l'opéra est resté en dehors du champ sociologique, dans une sorte de « noli me tangere » d'autant plus passionnant que les sciences humaines ont de nos jours une tendance à faire flèche de tout bois. Même certains cri- tiques férus de psychanalyse se font les porte-parole d'une étrange idéologie réac- tionnaire à son sujet : l'opéra serait un genre à part, immuable dans ses représen- tations, se développant au mépris des évolutions de société, coupé des autres activités humaines. On oublie qu'il est le seul art mort, qu'on en sait la naissance et la défaite (Turandot) et que toute son histoire est comme le miroir-sorcière de la société occidentale depuis le seizième siècle. On oublie qu'il est l'art le plus eu- ropéen qui soit et le seul qui ait été l'écho constant de nos valeurs depuis la Renais- sance. Qu'il soit mort maintenant voudrait dire que nos valeurs le sont aussi. Bref, l'art le plus frivole et le plus vain que l'Europe moderne ait produit serait son critique et son témoin le plus virulent et le plus sagace. Nietzsche ne le conseillait- il pas aux « Européens de demain » ?

C'est ce jeu de renvois entre l'Europe et l'opéra que cet ouvrage analyse, au risque de choquer les spécialistes des différentes disciplines, et peut-être même les « amants de l'opéra »...

Philippe-Joseph Salazar, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, est professeur de langue et littérature françaises à l'Uni- versité de l'Afrique du Sud (Pretoria).

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IDÉOLOGIES DE L'OPÉRA

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S O C I O L O G I E D ' A U J O U R D ' H U I COLLECTION DIRIGÉE PAR GEORGES BALANDIER

IDÉOLOGIES DE L'OPÉRA

PHILIPPE-JOSEPH SALAZAR

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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CET OUVRAGE EST UN HOMMAGE A L'ISOLDE DU SIÈCLE

MADAME GERMAINE LUBIN

ISBN 2 13 036175 7 1 édition : 1 trimestre 1980

© Presses Universitaires de France, 1980 108, Bd Saint-Germain, 76006 Paris

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Introduction générale

L'opéra intimide encore. On le traite comme un être vivant appartenant à une autre sensibilité. Il ennuie, il enthousiasme. Cela fut, cela est. Si l'on passe du public aux critiques on est frappé du langage presque mystique qui entend en rendre compte : ce n'est que voix de velours, ténor à tournure d'infant d'Espagne (lu à propos du jeune ténor lyrique J.-M. Carreras). Le critique d'opéra en est encore à l'incantation... Les sciences humaines, elles, sont encore muettes. C'est tout juste si, ici et là, on commence à regarder l'opéra avec des yeux moins pas- sionnés. Mais demeure le sentiment qu'il est une peur de s'atta- quer à cet univers opaque et brillant. On s'en tient alors à des coups d'œil de biais ; la science s'en remet au roman (Porporino, de Dominique Fernandez) pour lever quelques silences. Car, il est un paradoxe : depuis la naissance de ce premier des arts occidentaux, la musicologie, la théorie du chant, la théorie du décor n'ont pas cessé de s'y intéresser. La Daphné de Péri est, à la fois, le « premier » opéra et sa première théorie. Les histoires d'opéra abondent, les biographies également, sans compter les ouvrages détaillés sur telle ou telle institution opéradique. Bref, on se trouve en face d'un immense savoir de l'opéra, qui va de la phonologie à la philosophie, d'une réserve monumentale de science, dont le caractère commun est de disséminer l'opéra. Pour reprendre un concept hégélien, s'il existe une histoire de l'opéra, il n'en existe pas de phénoménologie. Il semble ici que la connaissance de l'opéra est en décalage très net avec les études de littérature ou de peinture. Tout un pan de l'esthétique est resté sauvage, diffus en des collections de monographies, irré-

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ductible, peut-être, à son incorporation dans le développement même de la civilisation occidentale moderne. L'opéra demeure un opéra : on a le sentiment que chaque représentation de Norma ou de l'Alceste est unique, coupée de son milieu, et qu'à chaque lever de rideau c'est Daphné qui recommence. Bien plus, le théâtre lyrique n'en est pas même venu à cette dénégation qui eût, au moins, donné à ses quatre siècles de vie une finalité. L'opéra semble être un effondrement, sidérant et merveilleux, dans la société européenne, ce dont on parle avec feu mais ce dont on ignore tout. L'opéra serait donc un art en vain. Cepen- dant il suffit de jeter un œil aux saisons des opéras des capitales pour voir qu'il vit. Mieux il se survit, mais avec quel luxe ! Au moment où le théâtre se demande ce qu'il peut inventer (et lie cette innovation à son existence), où le roman échoue lamen- tablement en littérature de critique, où la peinture et la sculp- ture sont à l'impasse, où la musique instrumentale œuvre dans le sens d'une invention continuée, l'opéra se paie le luxe de ne rien créer de neuf ; au contraire, l'opéra déterre des œuvres avortées en leur temps, met à jour des manuscrits demeurés lettre morte ; bref, loin de faire répondre sa perpétuation de son renouvellement, l'opéra vit d'un passé oublié. Et les salles sont pleines, et le public de 1979 écoute, frénétique, des ouvrages qui furent sifflé s au XVII Phénomène fabuleux au sens exact de ce terme. Il faut donc bien admettre qu'il est un problème, et qu'il le fut continûment. L'opéra serait ainsi conjoint à la société occidentale, plus intimement que toute autre production artis- tique. Il serait donc l'art le moins vrai qu'il soit.

Le propos de cet ouvrage est alors de tenter une réinsertion dans le champ sociologique. Car il le fut, au XVIII siècle : bien des analyses de Rousseau sur le langage font intervenir le pro- blème de la voix chantée. Nous y reviendrons dans la seconde partie. Le paradoxe est donc le suivant : l'opéra fut objet de réflexion. Il ne l'est plus ; considéré comme un acquis, un donné superflu, l'opéra nous pose cette question : quand, comment, pourquoi fus-je conjoint à la culture occidentale moderne ? Ce que nous allons tenter relève ainsi de la généalogie, au sens que F. Nietzsche donne à ce terme, à savoir une analyse de l'origine qui fournisse la clef des comportements autant que l'explication des falsifications. Cet ouvrage sur l'opéra se place sous l'égide

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avouée de La naissance de la tragédie. Cependant, là où Nietzsche a mis au point une théorie métaphysique et morale du drame grec, là où il tente d'expliquer de la même façon l'opéra allemand (in Musique et Tragédie, printemps 1871, t. IX, pp. 212-219, des Œuvres complètes, in-8° petit), cet ouvrage va tenter de montrer que l'opéra s'inscrit dans la société, qu'il s'y trouve aux lignes de fracture, qu'il agit comme un miroir merveilleux de sa contemporanéité. L'opéra serait, ainsi, la production artistique occidentale la mieux intégrée à son époque. On peut dire que pour l'opéra la société est à la fois scène et salle. Notre analyse est donc celle de la société européenne, vue à travers le prisme de la tragédie lyrique.

Cependant, rien de plus évident que ceci : les musicologues trouveront nos analyses peu musicologiques, les philosophes resteront sur leur faim et les sociologues seront surpris de la partialité des thèmes abordés. Ce livre est arbitraire, injuste ; il est impossible, en deux cents pages, de couvrir quatre siècles d'opéra. Notre propos est de mettre en valeur des éléments jugés plus pertinents que d'autres, il n'est pas de tout dire. Il nous faut côtoyer l'histoire des formes musicales et drama- tiques ; il nous faut faire appel à des textes de philosophie ou de science exacte ; tour à tour l'architecture, les mathématiques, l'administration, l'esthétique, la littérature, la peinture, la linguistique entreront en ligne de compte. Avec partialité, avec injustice — mais toujours sans in-justesse. Cet ouvrage se veut une œuvre d'archéologie : il s'agit ici de montrer que l'opéra est un objet pour la sociologie, et non pas un objet partiel et éclaté, mais un système dont il faut prendre en regard la totalité. C'est à un travail de défrichement et de creusement, de mise à jour que cet ouvrage convie le sociologue, l'amateur d'art lyrique, l'historien des idées. Ce qui est en jeu, ici, c'est la constitution de l'opéra comme objet de science pour le socio- logue. Nous prendrons nos instruments là où il nous plaira de les inventer. Le projet est de démonter l'opéra, si tant est que la fascination qu'il exerce est une mystification, de le remettre en société, et de permettre que s'ouvre, dans le champ de la sociologie de l'esthétique, un autre lieu de savoir, l'art lyrique. A la limite nous voudrions que l'on lise cette suite d'analyses sociologiques comme un roman de l'opéra, avec une origine,

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des péripéties, des dénouements. Rien de plus triste qu'une sociologie qui ennuie, car on y perd le goût d'aimer ce dont elle traite. Et quelle pire faillite pour un discours scientifique que d'abolir son sujet au lieu de le magnifier. Ainsi, loin de démys- tifier l'opéra, nous voudrions que cette petite sociologie que nous en tentons le rende encore plus fascinant, encore plus opéradique, qu'il soit, la dernière page lue, fabuleux (i.e. digne du discours) pour être devenu transparent.

« Idéologies » de l'opéra, ou bien ce réseau de mille petits faits que nous avons regroupés sous des catégories synthétiques. Pour avérer la transparence de l'opéra, le seul recours, justifiant ipso facto cet arbitraire dont nous nous réclamons, est son ins- cription dans des fragments d'une idéologie générale (celle de la voix et de la société où elle s'exprime), bref son fractionne- ment en « idéologies ». L'évolution de l'opéra se présentera comme une suite articulée de systèmes de pensée conjoints à la société. Nous avons trié ces structures idéologiques, ne gardant que les plus fondamentales, les plus évidentes parfois, pour donner une vision synthétique du phénomène opéra, et nous les avons mises en système les unes par rapport aux autres, en ayant soin de laisser le réseau ouvert, transformable, vivant donc. Nos idéologies de l'opéra ne sont pas les seules qui existent, mais elles rendent compte de l'essentiel : que l'opéra possède une histoire structurée, organique qui a été brisée, éclatée, éparpillée au fil des ouvrages de toute discipline durant quatre cents ans. En constituant l'opéra comme un objet unique de savoir, par le biais de la sociologie, nous lui rendons par là même son historicité. En quelque mesure nous voudrions que cet ouvrage sinon inaugure du moins rejoigne des recherches nouvelles sur la voix et sur le théâtre parlé, qui en est tel qu'un pâle simulacre. Nos « idéologies » ne sont pas polémiques ; cependant il faudrait enfin s'apercevoir que l'utilisation du drame grec pour l'analyse du théâtre est fausse : c'est à l'opéra qu'il le faut rapporter. Il faudrait enfin concevoir que la Querelle des Anciens et des Modernes, dont on nous a toujours dit qu'elle appartenait à la littérature, fut une affaire d'opéra. On nous a parlé de la fête révolutionnaire, mais coupée de l'opéra elle semble un peu fade... cela, de petits exemples a-théoriques, sans prétention, sur l'espèce de mise à l'écart de

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l'opéra dans la tradition culturelle. Comme si l'opéra n'existait qu'entre 20 heures et 24 heures, le jeudi. Nos idéologies veulent rendre la parole à l'opéra et dire que son univers de Traviata mourante et de Siegfried un peu « macho » n'est pas risible, qu'il est poignant, véridique, et qu'il n'avait pas attendu Winifred Wagner, en 1933, pour être en coalescence complète avec son temps. Au travers de ces « idéologies », c'est la société qui reprend valeur, c'est la culture européenne moderne qui donne de la voix. « Idéologies de l'opéra », idéologies de l'Europe qui chante.

Nous formulons une hypothèse de départ, qui n'est qu'un instrument comme un autre : l'opéra appartient à la datation, il est cernable, datable. On peut chiffrer son apparition (1594, Daphné, Peri), on peut signaler sa perdition (1924, Turandot, Puccini) ; entre ces deux créations, des événements. Après cela, de la redondance. Loin de nous d'ignorer Nono, Dallapiccola, Zimmermann ; le propos est que l'opéra a toujours existé de se re-créer soi-même. Ce que l'on nomme aujourd'hui « théâtre chanté » est ou bien quelque chose de très vieux jeu, dont la seule novation est d'ordre musical et instrumental et non pas dramatique ni vocal, ou bien l'absorption de l'opéra dans le théâtre. Des deux faces : la mort. L'opéra offre cette félicité, pour l'analyste des faits de société, qu'il est le seul genre esthé- tique archéologique, historique : on sait sa naissance, on sait sa mort. Plus avant, il apparaît que ce système clos s'inscrit en une filiation de systèmes dramatiques isomorphes, qui ont ainsi subi le même destin. De fait, l'histoire du théâtre chanté occidental est scandée de façon irrémédiable : le drame antique naquit au V ante J.-C. et s'acheva sous les Flaviens ; émergea vers le IX siècle la culture monachique des Laudes qui sombra au XIII Leur succéda le genre des Mystères, avec son réseau de processions, de ballets, dont la catastrophe est chose dite au XV Entre en scène, pour reprendre l'héritage de la Voix dramatique, l'opéra. Si l'on oppose l'opéra aux autres genres esthétiques force est de voir que la poésie, le théâtre, l'éloquence ont des chroniques enchevêtrées qui tissent une histoire continue depuis la haute Antiquité jusqu'à nos jours. Seule la Voix dramatique, qui est la catégorie de subsumption des différents genres lyriques, possède une histoire brisée, successive, dia-

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chronique. Le drame antique, les Laudes, les Mystères, l'Opéra représentent quatre étapes d'incarnation de la société occiden- tale dans la problématique de la Voix dramatique. La sociologie que nous tentons ici vise donc à mettre en lumière la dernière scansion de ce mythe de la voix qui parcourt, d'avatar en avatar, la culture ouest-européenne. Il resterait à opérer de même pour les trois étapes précédentes... Or, il est caractéristique de l'opéra de préférer la diachronie, prise ici en opposition à la chronique : la structure générale se retrouve au rang particulier. La datation va de pair avec une rythmique interne à l'opéra, comme si la Voix dramatique d'opéra répètait ici sa propre bri- sure au rang général. De fait, on verra que la petite chronologie d'opéra se scande en moments distincts les uns des autres. Nous ne voulons pas dire que l'opéra, à chaque fois, change complè- tement ; simplement, en chacune de ses étapes, les problèmes de société qu'il assimile et qu'il réinterprète ne sont pas les mêmes. L'opéra donne l'impression à la fois de sédimenter, en une immense mémoire, tout ce qui s'est fait avant une date donnée, et de ne s'en pas soucier. L'opéra est, tout ensemble, une esthétique de l'amnésie et de la mémoire, dans la mesure où il est un phénomène de réinterprétation de la société : l'opéra traduit le monde, conserve ses archives et n'en utilise que ce qui lui sert à produire une nouvelle interprétation. L'opéra est à proprement parler de l'histoire des idées. Il y a fort à parier que nous vivons la mort de l'opéra. Condition, qui sait, nécessaire pour en dresser la sociologie, c'est-à-dire pour y écouter le discours qu'y chante la société.

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CHAPITRE PREMIER

L'opéra des perfections mondaines

XVI et XVII siècles

INTRODUCTION

L'opéra, au XVII siècle, se constitue comme la figure d'un monde clos. L'utopie archétypique du drame grec et romain, agissant à titre d'une origine idéologique, se voit lentement vidée de tout son sens logique : le XVII n'ira pas à la recherche du consensus dramatique grec tel que Hegel l'a analysé dans la Phénoménologie de l'esprit. Le XVII siècle lentement œuvre une clôture du monde autour de son esthétique primordiale : l'opéra. Le mystère de la nature et l'organisation du politique y trouvent leur achèvement. Commentant les Entretiens de Fontenelle, Pierre Bayle n'écrit-il pas ? :

« [...] il n'est pas jusques à la comparaison de la Nature avec l'Opéra qui ne soit d'un très grand sens. Du lieu ou l'on est à l'Opéra on ne voit pas les Théâtres tout-à-fait comme ils sont ; ils ont été disposés pour faire de loin un effet agréable ; les roues & et les contrepoids qui font tous les mouvemens, ont été cachez à notre vüe. Aussi ne s'embarasse-t-on guère de deviner comment se fait tout ce jeu. Il n'a peut-être que quelque Machiniste caché dans le parterre qui s'inquiète d'un vol qui lui aura paru extraordinaire, & qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Ce Machiniste-là est assez fait

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comme les philosophes, gens qui passent leur vie à ne point croire ce qu'ils voient, & à tâcher de deviner ce qu'ils ne voient point. Cette idée est assurément fort juste, depuis que les Car- tésiens ont prouvé que Dieu remüe seul toute la matiere selon des lois mécaniques, en quoi ils n'ont fait que mieux expliquer l'axiome des anciens Sages qui ont dit, que la Nature étoit l'Art de Dieu sur la Matière, ars Dei in materia ».

L'opéra du XVII tisse un réseau de significations qui visent toutes à démontrer que chaque sphère de la société civile est agie par un même principe : le centrage du monde autour du principe étatique et de décryptage de la nature en nombres et en figures. L'expression, appartenant à la fois au milieu esthé- tique et au milieu civil, se trouve centrée par la prégnance d'un mythe, celui de la perfection de la cité, de l'Etat, de la nature monarchiques. L'opéra, entre la Daphné de Peri et les premières œuvres de Lulli (Cadmus et Hermione), devient la métaphore d'une société refermée sur elle-même où le temps n'entre pas en ligne de compte. Le nouveau genre esthétique fut tel parce que naquit la nécessité d'un art mimétique du politique : cela explique l'oblitération rapide de l'origine antique de l'opéra et sa récupération dans l'utopie d'une époque où le mot était idéalement l'idée : l'expression de l'Etat est le point essentiel. Dès lors, le XVII passe sous silence le problème de l'origine du langage : les théories de l'opéra sont, entre 1600 et 1650, le meilleur garant que l'on ne posera pas à l'Etat la question essen- tielle, porteuse de toute subversion : qu'est-ce qu'un langage vrai ? L'air d'opéra est la mimétique d'une nature achevée de l'expression. A la clôture du langage correspond la clôture de l'institution : le genre esthétique garant de cette immutabilité du monde, l'opéra, se voit alors, à la différence du théâtre, intégré aux images nobiliaires. L'univers idéologique de la voix avère, au XVII siècle, l'impossibilité radicale de transformer l'Etat. Dès lors cet opéra des perfections mondaines ira jusqu'à s'assimiler le fuyant, l'imaginaire, le fantasme, à savoir le travesti. Celui-ci, réduit à l'argumentation instrumentaliste, introduit cependant le ferment naturaliste et sensualiste. L'opéra est au XVII la tentative de susciter, à côté de l'Etat

1. P. BAYLE, Œuvres diverses, Nouvelles de la République des Lettres, mois de mai 1686, article I, La Haye, P. Husson, 1727.

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monarchique, à côté de la nature mécaniste cartésienne une esthétique de la totalité qui les étaye. L'opéra, au XVII siècle, est le moment de la perfection du monde.

I | COSMOLOGIE DE L'OPÉRA

1 — Nature cartésienne

La théorie de l'espace d'opéra se trouve réalisée dans un texte de Descartes. Il est frappant qu'au moment où l'opéra se dote de son milieu, se détachant par là du système palladien, apparaisse en métaphysique sa mise au propre. La physique cartésienne, en effet, en éliminant la notion de secret dans la Nature, et posant que celle-ci peut se voir cernée au moyen des trois Lois (Principes II, 37, 49, 40) introduisit une vision méca- niciste du monde. Pour Descartes le monde naturel est déchif- frable ; on peut le réduire à des mécanismes ; à la limite on peut refaire un monde. L'arbre de la connaissance cartésienne a pour première branche la mécanique. Ce projet cartésien de transparence du monde répond, point par point, au projet informulé des metteurs en scène baroques.

« Or, à mesure que ces esprits entrent ainsi dans les concauitez du cerueau, ils passent de là dans les pores de la substance, & de ces pores dans les nerfs ; ou selon qu'ils entrent, ou mesme seulement qu'ils tendent à entrer, plus ou moins dans les vns que dans les autres, ils ont la force de changer la figure des muscles en qui ces nerfs sont insérez, & par ce moyen de faire mouvoir tous les membres. Ainsi que vous pouuez auoir veu, dans les grottes & les fontaines qui sont aux jardins de nos Roys, que la seule force dont l'eau se meut en sortant de la source, est suffisante pour y mouvoir diuerses machines, & mesme pour les y faire iouer de quelques instruments, ou prononcer quelques paroles, selon la diuerse disposition des tuyaux qui la conduisent. Et véritablement l'on peut fort bien comparer les nerfs de la machine que ie vous décrits, aux tuyaux des machines de ces fontaines ; ses muscles & ses tendons, aux autres diuers engins & ressorts qui seruent à les mouvoir ; ses esprits animaux, à l'eau qui les remue, dont le cœur est la force, & les concauitez du cerueau font les regars. De plus, la

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respiration, & autres telles actions qui luy sont naturelles & ordinaires, & qui dépendent du cours des esprits, sont comme les mouuements d'vne horloge, ou d'vn moulin, que le cours ordinaire de l'eau peut rendre continus. Les objets extérieurs, qui par leur seule présence agissent contre les organes de ses sens, & qui par ce moyen la déterminent à se mouuoir en plu- sieurs diuerses façons, selon les parties de son cerueau sont dis- posées, sont comme des Estrangers qui, entrans dans quelques- vnes des grottes de ces fontaines, causent eux-mesmes sans y penser les mouuements qui s'y font en leur présence : car ils n'y peuuent entrer qu'en marchant sur certains quarreaux tellement disposez, que, par exemple, s'ils approchent d'une Diane qui se baigne, ils la feront cacher dans les rozeaux ; & s'ils passent plus outre pour la poursuiure, ils feront venir vers eux vn Neptune qui les menacera de son trident ; ou s'ils vont de quelqu'autre coste, ils en feront sortir vn monstre marin qui leur vomira de l'eau contre la face ; ou choses semblables, selon le caprice des Ingénieurs qui les ont faites »

Descartes rêvait à une Nature reconstructible, d'un monde baroque dont l'homme serait l'ingénieur. Cette métaphore du jardin merveilleux n'est que la reprise des machineries d'opéra. De même que l'opéra, héritier des artificieux parcs italiens, métaphorise une nature close et maîtrisée, de même le monde cartésien est vu fermé, discernable. A ce titre un texte d'un contemporain éclaire ce jeu de renvois, où l'accent est directe- ment mis sur l'aspect opéradique du parc de Fontainebleau :

« [...] Je passe encore [...] la mouche & l'aigle qu'on a veu de nostre siècle voler par artifice dans Norimberg, dont l'ouurier auoit faict aussi des hidrauliques merueilleuses, & vn arc-en-ciel perpétuel, au rapport d'Antonius Posseuinus. » [...] « Je passe enfin l'inuention de diuerses hidrauliques de nostre temps, dont la merueille est pareillement si grande, qu'il n'y a rien au monde qu'elles n'imittent : comme ces slatues d'hommes & de femmes qui parlent, quoy que sans articulation, qui se meuuent, & qui sonnent de diuers instruments : des oyseaux qui volent & chan- tent ; des lions qui hurlent, des chiens qui aboyent ; d'autres qui s'entrebattent auec des chats en pareilles postures que les vivans ; & mille autres merueilles de l'inuention des hommes, qui estonnent nos gens »

1. Le Monde, Descartes, Œuvres, Cerf, 1908. 2. J. GAFFAREL, Curiositez inouyes, p. 364 et ibid., p. 367.

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Bref les recherches des Barberini, de Cavalli, dont l'Egisto en 1643 triomphe et marque le couronnement de l'opéra à machines, dont l'Ercole Amante (1662) fit figure de définitive consécration du genre, la somme fabuleuse des tentatives vénitiennes du San Cassiano et du Theatro Novissimo trouvent ici leurs justifications. L'opéra est avant tout affaire de reconsti- tution du monde : il est frappant que dans les comptes rendus les publicistes et les critiques ne parlent que des décors, et oublient le chant ; un sonnet de Voiture, très célèbre, semble ici faire le point de l'obsession des contemporains pour la machi- nerie baroque.

« Quelle docte Circe, quelle nouvelle Armide Fait paroistre a nos yeux ces miracles divers, Et depuis quand les corps par le vague des airs Sçavent-ils s'eslever d'un mouvement rapide ? Ou l'on voioit l'azur de la campagne humide, Naissent des fleurs sans nombre et des ombrages vers, Des globes estoillez les palais sont ouvers Et les gouffres profonds de l'empire liquide. Dedans un mesme temps nous voions mille lieux, Des ports, des ponts, des tours, des jardins spacieux, Et dans un mesme lieu, cent scenes differentes [...] »

Ce sonnet, écrit à l'occasion de l'Orfeo de Rossi (3 mars 1647), célèbre donc la suprématie de Torelli, le machiniste de Mazarin et du prince de Parme : le compositeur et les chanteurs sont simplement passés sous silence. On peut dire, ainsi, que se constitua, entre 1630 (date à laquelle les Barberini à Rome fusionnent, grâce au Bernin, le système décoratif d'intermede et le style récitatif de Monteverdi) et 1666, lorsque la troupe italienne fut renvoyée de France sous des prétextes musicaux, cette seconde nature maîtrisable et mécanique de l'opéra. Même, ainsi, après le départ des Italiens, la tragédie française garde l'empreinte de cette nouvelle organisation de l'espace musical. Jusqu'à Rameau le milieu opéra sera un système de métaphorisation de la nature qui convoque tous les éléments cosmologiques (cf. le finale de Castor et Pollux de Rameau) et mythologiques (cf. la fête navale de l'Alceste de Lulli) suscep-

1. VOITURE, Œuvres, Paris, Courbé, 1650, p. 115.

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tibles de reproduire l'enfermement de la société monarchique. La conception mécaniciste cartésienne, concevant la nature parfaite comme un décor à la Torelli, imprime en l'idéologie d'opéra le sentiment que la machinerie est l'expression de la société louis-quatorzienne. On peut dire que ce qui était déjà chiffré dans le Ballet comique de la reine trouve enfin une justi- fication dans le baroque : l'opéra célèbre l'enclos du monde sur un principe d'organisation serré et finalisé autour du roi, qui est à l'Etat ce que le metteur en scène (Torelli fut baptisé le grand sorcier) est à cette nature parfaite de l'opéra. Car le monde mécanisé de la représentation s'ouvre sur la salle, conçue comme une duplication de la scène : l'amorce du Ballet comique s'achève ici. Il est patent que la Salle des Tuileries, bâtie en 1662 par Vigarani, met un point final à l'intégration de la cour à la scène. Quand Monsieur ou le roi participeront à des ballets cela ne sera qu'une pâle prolongation de cette conception close du bâtiment d'opéra. De l'espace clos cartésien à l'espace clos de la scène jusqu'à l'espace intégré du lieu d'opéra, la chaîne est tenue : bâtir une société autonome et monarchique. Michel de Pure, dans son Idée des spectacles, décrit ainsi le théâtre de Vigarani :

« Le corps de la Salle est partagé en deux parties inégales. La premiere comprend le théâtre et ses accompagnements. La seconde contient le parterre, les corridors et loges, qui font face au théâtre et qui occupent le reste du Salon de trois côtez, l'un regarde la Court, l'autre le jardin et le troisième le corps du Palais des Thuileries. » Le théâtre « a de profondeur 22 toises. Son ouverture est de 32 pieds sur la largeur ou entre les corridors et chassis qui règnent des deux côtez. La hauteur ou celle des chassis est de 24 pieds jusques aux nuages. Par-dessus les nuages, jusqu'au tiran du comble, pour la retraite ou pour le mouvement des machines, il y a 37 pieds. Sous le plancher ou parquet du théâtre, pour les Enfers ou pour les changements des Mers, il y a quinze pieds de profond. » « [...] La seconde partie ou celle du Parterre qui est du costé de l'apartement des Thui- leries a de largeur entre les deux murs 63 pieds, entre les cor- ridors 49. Sa profondeur [...] est de 93 pieds. Chaque corridor est de 6 pieds et la hauteur du parterre jusqu'au plafond est de 49 pieds. »

1. Idée des spectacles anciens et nouveaux, Paris, 1668, in-12 (B. nat. J1 416), p. 31.

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Ce plafond, nous apprend de Pure, est en carton « mais composé et pétry d'une manière si particulière qu'il est rendu aussi dur que la pierre ». « Le reste de la hauteur jusqu'au comble ou sont les rouages et les mouvements, est de 62 pieds. » « [...] galeries secrètes par ou le Roy, apres avoir dansé, peut se retirer dans sa loge pratiquée au fond de la salle et au point de veue du Theatre »

et la reine peut passer directement des Tuileries dans sa loge grillée.

« [...] de grandes salles, de belles chambres avec les escaliers dégagez, ou le Roy, les Princes et les Dames peuvent s'habiller et se coeffer séparément. »

La musique n'a pas d'intérêt : c'est la cour qui se voit sur scène. L'ambassadeur de Venise note, lors de l'Ercole Amante (1662) :

« Sua Maestà, vevendo la lunghezza con che si procedeva nell allestire il gran Baletto et opera musicale dell' Ercole ha, con risoluto comando voluto Lunedi si rappresentasse per la prima volta, et si repplicherà questo Carnevale moite altre, in questa quadragesima non inclinando la Regina si rappresenti. Dopo Pasqua forse potrebbe ancora farsi, tuttavia la spesa non piace. La richezza e la magnificenza non può esser maggiore, oltre tutte l'altre cose il Re e la Regina, Monsiu, duca d'Anghien, Madamisella, le Prencipesse sue sorelle, e altri della corte compa- rendo in una machina con quella pompa et Maestà, che rappre- sentano al naturale e una leggiadria la più bella, con la quale danzano poi nella scena medesima. Non astenendosi la Regina dal ballare, benchè si creda certamente gravida, ma essendo così sana e mentre havendo patito l'altra volta, non vuole osservare moite riserve »

Bref la nature est machinerie de cour, belle image d'une société monarchique close. De la nature humanisée de Descartes au bâtiment d'opéra c'est un propos continu de mettre, pour quelques heures, le roi politique et le magicien machiniste face à face dans un ensemble architectural total. Le divertis-

1. Copie, B. nat., Ms , Ital. 1851,14 février 1662, cité in H. PRUNIÈRES, L'opéra... Lulli, p. 299 (n. 1).

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sous-développement culturel Cicourel A. V. La sociologie cognitive De Coster M. L'analogie en sciences hu-

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Sociologie du théâtre (2e éd.) Evans-Pritchard E. E. Les anthropologues

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