L'opéra Expressionniste

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Eric Lecler L’opéra expressionniste 20 aria usicologica Peter Lang

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L'opéra Expressionniste

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Er ic Lecler

L’ o p é r a e x p r e s s i o n n i s t e

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a r i a

u s i c o l o g i c a

Pe t e r L a n g

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a r i a M u s i c o l o g i c a

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Cet ouvrage entend montrer que l’opéra expressionniste, inventé par

Schönberg avec Die glückliche Hand et Erwartung, s’inscrit dans l’his-

toire littéraire et musicale de l’héritage wagnérien, ou plutôt dans la

critique contre Wagner. La critique de l’idéal wagnérien du drame

total a déjà eu lieu dans le symbolisme de Mallarmé et Maeterlinck, et

il s’agira d’y débusquer l’origine de la refondation de la dramaturgie

opératique et, plus généralement, de l’esthétique moderne.

L’objectif est de lire les opéras de Schönberg, Berg, Schreker, Bartók,

Hindemith, comme autant de manifestes, de les réinscrire dans une

esthétique commune dont les enjeux sont philosophiques et politi-

ques. Le postulat est qu’il existe une continuité entre les œuvres d’une

première période néo-symboliste et celles de l’expressionnisme réa-

liste.

La lecture proposée est fidèle aux intuitions fondamentales d’Adorno,

mais s’appuie aussi sur Freud, Rosenzweig ou Benjamin, pour com-

prendre comment cette histoire de l’opéra s’achève sur le silence

éloquent de Schönberg, “inachevant” le dernier opéra, Moses und

Aron.

Ancien élève de l’E.N.S., Eric Lecler est Maître de conférences en

Littérature comparée à l’Université de Provence. Il a été boursier du

Schönberg Center à Vienne. Spécialiste des rapports de la musique et

de la littérature, il a publié L’opéra symboliste (2007) et a participé au

Dictionnaire encyclopédique Wagner (à paraître).

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Varia Musicologica

Herausgegeben vonPeter Maria Krakauer

PETER LANGBern • Berlin • Bruxelles • Frankfurt am Main • New York • Oxford • Wien

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L’opéra expressionniste

Eric Lecler

PETER LANGBern • Berlin • Bruxelles • Frankfurt am Main • New York • Oxford • Wien

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ISSN 1660-8666ISBN 978-3-0351-0038-9

© Peter Lang SA, Editions scientifiques internationales, Bern 2010Hochfeldstrasse 32, CH-3012 [email protected], www.peterlang.com, www.peterlang.net

Tous droits réservés.Réimpression ou reproduction interdite par n’importe quel procédé, notammentpar microfilm, xérographie, microfiche, microcarte, offset, etc.

Imprimé en Allemagne

Information bibliographique publiée par «Die Deutsche Nationalbibliothek»«Die Deutsche Nationalbibliothek» répertorie cette publication dans la «Deutsche Nationalbibliografie»; les données bibliographiques détaillées sontdisponibles sur Internet sous ‹http://dnb.d-nb.de›.

Illustration de couverture: source: iStockphoto © by PockyPocky

Publié avec le soutien du CIELAM, Université de Provence.

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Table des matières

Introduction .................................................................................................. 7

I. L’existence et l’indicible

1. Du symbolisme à l’expressionnisme ................................................... 13 L’école de Vienne et son symbolisme littéraire .............................. 13 Le drame : la recherche de l’inouï ................................................... 18 L’hébéphrène et l’angoissé .............................................................. 24 La voix et sa scène : le monodrame ................................................. 31 2. Du silence au cri : vers une nouvelle visibilité ..................................... 39 L’inquiétante étrangeté du son lointain ........................................... 39 Entre texte et musique : la vision .................................................... 44 La Logique du crime ....................................................................... 54 L’effroi et le Jugement Dernier ....................................................... 58

II. L’indicible : le Nom de Dieu

1. L’opéra de la Rédemption .................................................................... 65 L’existence et la mort ...................................................................... 65 L’enfant silencieux .......................................................................... 67 La Sainte hystérique ........................................................................ 69 L’aveu infini ................................................................................... 72 2. Disjecta nomina Dei ............................................................................. 77 L’assomption de l’idée : Schönberg lecteur de Balzac .................... 77 L’utopie inachevée .......................................................................... 80 L’écriture du paradoxe ................................................................... 83 La scène désertée ............................................................................. 87 Le chœur, voix de l’indicible ........................................................... 91

Conclusion .............................................................................................. 101

Bibliographie ........................................................................................... 107

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Introduction

L’expressionnisme évoque à chacun une esthétique du contraste, un univers visuel ou sonore violent, une ancienne pellicule en noir et blanc montrant des assassins, des fous, dans un décor urbain. Il lui reste de son origine ce caractère daté et restreint géographiquement. Effectivement, le mouvement naît au début du XXe siècle, se cristallise en 1910 dans la revue berlinoise Der Sturm, et fleurit dans les années vingt. En 1934 quand Lukàcs et Bloch en font le procès contradictoire, c’est déjà une avant-garde du passé. Il est doublement enterré, d’une part par le réalisme socialiste qui y voit un mouvement décadent (menant au nazisme d’après Lukàcs), d’autre part par le nazisme montant – qui y voit l’expression même de la décadence.

Si le public a oublié quelque peu les poèmes de Georg Heym, et davantage la poésie et prose d’Albert Ehrenstein, il garde la mémoire en revanche de Georg Trakl, Max Brod, des fauvistes, de Kandinsky, en musique de l’Ecole de Vienne bien sûr, sans parler du cinéma de Murnau ou du premier Fritz Lang. Car cet art daté (comme l’est vite toute avant-garde) est aussi le premier art moderne : un art des temps présents. Les traits de la modernité, que Walter Benjamin décèle déjà chez Baudelaire, sont : la perte des liens de continuité et la vie dans l’instant, la violence des chocs sensoriels subie par un sujet passif, victimaire. L’espace et le temps n’offrent plus aucun repère, ni repaire, pour reprendre l’image kafkaïenne du terrier. Le seul lieu où se terre l’homme moderne est l’intérieur bourgeois, salon de curiosité de son moi autrement menacé de destruction.

Adorno ne lira pas autrement Schönberg que Benjamin avait décrypté Baudelaire, à cette différence près qu’ont disparu chez le musicien viennois les reliquats d’une esthétique du Beau : nul ailleurs ne fait plus signe dans les défroques du présent, les passantes n’exercent qu’un travail lucratif. La mythologie a disparu du quotidien, et avec lui la possibilité d’une allégorie. Schönberg, en une sorte de positivisme désabusé, s’en tiendrait à « l’enregistrement sismique des chocs de la conscience », écrit Adorno à propos du monodrame Erwartung. C’est ce tragique moderne, qu’exprime d’abord l’expressionnisme. Mais il est aussi une formulation, au moins balbutiante, de la question qui s’impose à l’individu traqué de toutes parts : comment s’en sortir ? Walter Benjamin est le seul à garder l’espoir en un retournement de l’aliénation, soit par le comique (de Chaplin), par la distance critique (du théâtre de Brecht), soit par l’apprivoisement esthétique

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de la violence des mouvements par le cinéma. Le bourgeois sortirait ainsi de sa tragique condition.

Bourgeoisie et expressionnisme sont en effet irréductiblement liés (d’où les critiques à son encontre portées par toutes les idéologies de l’action politique immédiate). L’expressionnisme se tient sur le fil de la lame, entre un refus romantique de la réalité, et le plein abandon sacrificiel aux forces sociales et historiques du présent. Son nom même reflète la double fonction de l’art : non seulement enregistrer, refléter l’esprit malin du temps, mais aussi l’exprimer, le faire sortir, sous forme travaillée. L’aliénation de l’homme par l’homme, par le travail et par le rapport fiduciaire abstrait, sont autant de forces brutes, de rapports purement négatifs. Ces marques purement négatives échappent donc à toute maîtrise par une esthétique du beau, L’expression ressortit alors à une esthétique du laid, ou bien elle gomme toute saillie et invente un art de l’inexpressif. Laideur et inexpressivité (défaut de lyrisme), tels sont les deux critiques que déclenchent alors les œuvres de l’avant-garde. C’est ne pas en mesurer la grandeur tragique. Victime du monde objectif, l’homme est confronté ici et maintenant à de l’inexprimable, et c’est ce qui fait le tragique moderne de la poésie de Trakl ou de la musique de Berg.

Je ne puis que mimer ma souffrance, imiter la violence, faire de mon corps la caisse de résonance de ces chocs et la propulser dans le cri : l’expressionnisme est la dernière protestation de l’homme naturel contre la civilisation. Et c’est, comme au temps de Rousseau, à la musique (ou à sa transcription colorée : la peinture), qu’il revient de faire entendre l’expres-sion première, lyrique, du moi blessé. L’œuvre est le point d’articulation douloureusement sensible du moi et d’une totalité dégradante qui l’humilie (sous les trois formes récurrentes de la guerre, de la prolétarisation, de la vie conjugale). La querelle de l’expressionnisme qui oppose Lukàcs à Ernst Bloch et Hans Eisler nous place donc au cœur des enjeux de l’expression-nisme. Pour Lukàcs, alors peu soucieux des nuances1, l’expressionnisme est un mouvement décadent qui mène au fascisme, car le moi ignore la réalité objective et ne se trouve confronté qu’à sa pauvre intériorité vide de contenu (où l’on entend réitérer l’anathème de Hegel contre les roman-tiques et contre Tieck en particulier). L’on ne peut que souscrire à ces 1 L’expressionnisme est « l’expression littéraire de l’idéologie de l’U.S.P. chez

les intellectuels » écrit Lukàcs dans « Grandeur et décadence de l’expres-sionnisme », publié dans Problèmes du réalisme, L’Arche, Paris, 1997, pp. 42-43. Sur ce sujet, voir la synthèse de Fred Fischbach, Lukàcs, Bloch, Eisler. Contribution à l’histoire d’une controverse, Europe/P.U.L., Paris/Villeneuve d’Ascq, 1969.

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termes, et d’abord à la métaphore obsédante chez Lukàcs du vide béant, qui offrent une juste description de cette esthétique dont le contenu est proprement l’absence de contenu. Or, ne pas viser la transcription d’une réalité pleine et collective, c’est être renvoyé, depuis le dix-neuvième siècle, à une bourgeoisie déclassée. Plutôt que de la condamner, Benjamin cherche à la sauver de ce destin dans l’éloge qu’il fait de la Bohême, comme force révolutionnaire. Et Bloch voit dans l’art plus que la simple représentation d’une réalité historique et sociale : il y entend l’appel d’une utopie. L’apparence d’une œuvre d’art n’est pas rabattue sur ses conditions d’apparition ; car il y a dans l’art un art caché. Cet art de l’art, figure dans le tapis, n’est par essence pas de l’ordre du visible – mais de l’audible. Il n’est pas au présent objectif, mais s’annonce dans l’advenir de la phrase, l’advenir perpétué de la phrase musicale qui fascine l’auditeur en le tenant dans l’attente. L’apparence objective d’une œuvre devient de l’art quand la matérialité rétrocède devant le sens qu’elle annonce : elle est, dans les termes de Bloch, « Vor-schein », pré-apparence. Même dans l’esthétique négative d’Adorno la musique sera porteuse d’autre chose que de l’aliéna-tion : en écrivant la vie comme destin.

Le terme « expressionnisme » apparaît en 1914 à propos de la peinture, mais l’idée de l’expressionnisme est d’essence musicale. Kandinsky le reconnaît : la couleur expressionniste (et fauviste) est une imitation du timbre. Le monde réaliste de la description littéraire verse lui aussi dans la subjectivité et le discord lyrique. Ce mouvement est effective-ment, comme le dénonce Lukàcs, un « idéalisme subjectif » : d’abord parce qu’il déploie, à la suite du romantisme et surtout du symbolisme, le monde comme l’écho des affects. Mais sa force moderne tient à une différence fondamentale : la nature est morte, et ce monde est le monde réel de l’individualisme moderne, dont Georg Simmel a fait l’étude sociologique. Loin du mépris dans lequel les symbolistes tenaient le monde du capitalis-me et de la publicité démocratique, les artistes expressionnistes recon-naissent pleinement les conditions objectives, et en font l’objet de l’art.

C’est dans le genre musical et dramatique par excellence, l’opéra, que se manifeste l’essence même de l’expressionnisme, son essence musicale et tragique. Le genre romantique2 redevient actuel, historique même, mais cette fois ce n’est plus le héros qui s’y affronte au monde ; c’est l’individu par lui vaincu. Il n’incombe plus à la musique de transformer le monde, par l’intermédiaire du sujet lyrique – et par la magie du mythe. L’opéra

2 E. Lecler, L’opéra symboliste, L’Harmattan, Paris, 2007.

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expressionniste pose, dès 19093, une question d’après-guerre : que reste-t-il quand tous sont morts – moi compris ? Décadent, ce mouvement l’est et le demeure durablement, qui ne bâtit pas un monde, mais montre la fin du monde4.

3 Si l’on entend Erwartung de Schönberg comme le premier drame expres-

sionniste. 4 « Fin du monde », Weltende, est le titre d’un des premiers poèmes expres-

sionnistes, de Jakob van Hoddis. Sur ce thème et en général pour une étude plus exhaustive de l’histoire du mouvement, voir M. Godé, L’expres-sionnisme, PUF, Paris, 1999.

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I. L’existence et l’indicible

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1. Du symbolisme à l’expressionnisme

L’école de Vienne et son symbolisme littéraire

Quel fut l’héritage des musiciens viennois qui tentèrent d’établir la plus formidable révolution de l’écriture musicale qui eût jamais lieu ? On eût pu s’attendre à ce qu’ils allassent puiser aux plus proches avant-gardes musicales et donc que la musique de Debussy servît de repoussoir contre l’esthétique musicale et dramatique néo-romantique ; qu’il devînt le Nietzsche de la musique immanente. Or si Nietzsche fut bien un phare de l’expressionnisme, Debussy, compositeur révolutionnaire, fut étonnamment peu reconnu par les compositeurs austro-allemands du début du XXe siècle. Cela est dû sans doute à la proximité des conflits franco-allemands et à la puissance de la tradition musicale germanique. Schönberg se réclame de la tradition allemande, et de Brahms en particulier ; il qualifie tantôt avec condescendance Debussy d’« impressionniste » ; tantôt il en fait un suiveur de Wagner : « Debussy qui avait incité avec un plein succès les peuples latins et slaves à se libérer de l’emprise wagnérienne, ne parvint pas à s’en libérer lui-même : ses découvertes les plus intéressantes ne trouvèrent à s’exprimer que dans les formes inventées par Wagner et à la manière de Wagner » (Du nationalisme en musique, 1931)1. Il lie ailleurs les deux caractéristiques : « L’écriture wagnérienne avait amené des changements dans le pouvoir logique et constructif de l’harmonie ; l’une des conséquences en fut ce qu’on a appelé l’impressionnisme de l’harmonie, particulièrement cher à Debussy. Les accords de Debussy, sans signification constructive particulière, lui servirent souvent à exprimer des états d’âme ou des images » (La composition avec douze sons, 1941)2.

Hans-Heinz Stuckenschmidt dresse une liste des musiciens allemands et autrichiens directement influencés par l’écriture debussyste, où figurent, à côté de Paul Graener, Walter Niemann, Sigfrid Karg-Elert et Rudi

1 A. Schönberg, Le style et l’idée, L. Stein (éd.), nouvelle édition présentée par D.

Cohen-Levinas, trad. C. de Lisle, Buchet/Chastel, Paris, 2000, p. 139. Le style et l’idée recueille des textes écrits le plus souvent en allemand, quelquefois en anglais. L’édition en fut assurée directement en anglais par Leonard Stein. Nous utilisons la nouvelle édition française, qui prend soin de signaler les termes originaux, en cas d’imprécision de la traduction des termes allemands.

2 Ibid., p. 163

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Stephan3, deux compositeurs d’opéra : Max Reger4, dans les années vingt, et, auparavant, Franz Schreker, dès 1912 avec Der ferne Klang5. Stuckenschmidt ne peut manquer de signaler Alban Berg, mais comme incidemment : en ce qu’il transcrivit pour piano la partition orchestrale de Der ferne Klang : « dans la partie pour piano de celle-ci [la partition], on peut démontrer à maints égards la bonne connaissance de la technique pianistique de Debussy »6. Enfin, il ajoute Erich Wolfgang Korngold pour l’harmonie et l’orchestration et Paul Hindemith pour son « antipathos »7. Il suit le classement de son maître Schönberg qui fait de Debussy un compositeur impressionniste, et cela n’est pas sans restreindre son jugement. Dès 1920 – et il le signale pourtant – un autre disciple de Schönberg, Egon Wellesz, reconnaît la profonde affinité formelle entre Debussy, Reger, mais aussi Schönberg et Stravinsky dans son article « Wo halten wir ? » (Où nous arrêterons-nous ?) publié dans les Musikblätter des Anbruchs8… La musique de Debussy se fait pourtant entendre : Le prélude à l’après-midi d’un Faune est dirigé à Berlin en 1903 par Busoni, et sera donné à Vienne deux ans plus tard. Pelléas est représenté donné à Francfort en 1907 puis à Vienne en 1911. Mais Schönberg avoue dans son Traité d’harmonie (Harmonielehre) n’avoir découvert la musique de Debussy qu’en 1905 ou 19069. Schönberg n’avait donc pas eu connaissance de l’opéra quand il composa en 1902 son poème symphonique Pelléas et Mélisande, l’année même de la représentation de l’opéra.

Cependant, le choix, commun aux deux compositeurs, de la pièce de Maeterlinck n’est pas anodin. Comme le relève le biographe de Debussy, Edouard Lockpeiser, dans la discussion qui suit l’intervention de Stuckenschmidt au colloque sur « Debussy et l’évolution de la musique au vingtième siècle », l’attrait de Schönberg pour les œuvres de Poe, Maeterlinck, et Richard Dehmel, disciple de Pierre Louÿs, trace une

3 Rudi Stephan (1897-1915) n’est apparemment pas pris en compte ici pour son

opéra Die ersten Menschen (Les premiers hommes), représenté à Francfort en 1920, mais pour sa production instrumentale.

4 H.H. Stuckenschmidt, « L’influence de Debussy : Autriche et Allemagne », Debussy et l’évolution de la musique au XXe siècle, E. Weber (éd.), colloque du C.N.R.S. (oct. 1962), éditions du C.N.R.S., Paris, 1965, pp. 241-249.

5 Ibid., p. 250. 6 Ibid., p. 256. 7 Ibid., p. 259. 8 Ibid., p. 259. 9 A. Schönberg, Traité d’harmonie, trad. G. Gubisch, JC Lattès, Paris, 1983, p.

483.

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parenté qui dépasse la simple technique musicale10. La recension des ouvrages de sa bibliothèque en 1913 permet de mesurer l’importance pour lui du théâtre de Maeterlinck, mais aussi des héritiers de langue allemande du symbolisme francophone : figurent en premier lieu, à côté de vingt-huit ouvrages de Strindberg, dix-huit de Maeterlinck, douze de Balzac, et onze de Stefan George, le traducteur et disciple de Mallarmé, dix de Richard Dehmel, neuf de Rilke (qui devait tant à Maeterlinck, dont il admirait le recueil Le trésor des humbles)… Dans le rayon philosophique, Bergson figure auprès de Kant, Schopenhauer, Nietzsche, et Aristote11. Cet univers intellectuel aboutit à deux projets : en 1911, il met en musique un poème de Serres chaudes : Feuillage du cœur (Herzgewächse) de Maeterlinck, alors que Zemlinsky dans ses Lieder pour chant et orchestre, op. 13 a déjà mis en musique six des Quinze chansons12 de l’auteur flamand. Maeterlinck apparaît comme le véritable passeur du symbolisme francophone vers les pays germanophones – et inversement (puisqu’il traduisit Novalis en français). S’il fournit à Schönberg l’argument d’un poème symphonique et des textes pour de Lieder, il est aussi l’auteur qui inspirera à Webern deux opéras (inachevés) : Alladine et Palomides en 1908 et Les sept princesses en 191013. Le choix de deux des trois « pièces mystiques » est en soi une indication de ce que Webern recherche dans le traducteur de Ruysbroeck (L’Ornement des noces spirituelles et Le livre des XII béguines paraissent en 1891) : une mystique du sans-fond qui est à l’origine de tout langage, musical ou littéraire : « La poésie suprême, écrit Maeterlinck dans Trésor des humbles, n’a d’autre but que de tenir ouvertes les grandes routes de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas »14. Webern rejettera d’ailleurs Maeterlinck à cause du « blasphème » que fut à ses yeux la négation du dogme de la Résurrection dans l’essai « La mort » (lettre à Berg du 23 mai 1913). Le mysticisme bien connu de Webern, faisant des correspondances swedenborgiennes les signes d’une présence du surnaturel garant d’une vie éternelle, continuera à conditionner ses choix poétiques. Il interrompt d’ailleurs son projet d’opéra sur le texte de la pièce de Maeterlinck Sept

10 H.H. Stuckenschmidt, op.cit., p. 260. 11 H.H. Stuckenschmidt, Arnold Schönberg, trad. H. Hildebrand, Fayard, Paris,

1993, p. 197. 12 A. Zemlinsky, Lieder, 2 CD Deutsche Grammophon, 1989. 13 H. Moldenhauer, Anton von Webern, Victor Gollancz LTD, Londres, 1978,

chap. VII « Two opera projects (1908-1910) », pp. 117-131. Webern abandonna le projet pour mettre en musique des poèmes de Rilke.

14 P. Gorceix, préface à Serres chaudes, Quinze chansons, Princesse Ma-leine, Poésie Gallimard, Paris, 1983, p. 13.

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princesses pour mettre en musique Rilke. S’il est une constante de la pensée de Webern, le dramaturge constitue également une source d’inspiration pour Schönberg, de la fin des années 1890 au lendemain de la première guerre mondiale. En 1902 sont publiées les œuvres de Strindberg (que possède intégralement le compositeur) ; Le combat avec l’ange, fragment qui se trouve à la fin de Légendes, est une révélation et Schönberg veut le mettre en musique en le combinant avec la nouvelle de Balzac (que connaissait Strindberg) Séraphîta15. C’est sans doute Schönberg qui en recommanda la lecture à Webern et à Berg vers 191016. Le syncrétisme des croyances se réaliserait dans cet oratorio gigantesque par un syncrétisme littéraire, dont Richard Dehmel aurait dû devenir l’ordonnateur. Dehmel décline la proposition de Schönberg et lui envoie Fête de la création, Oratorium natale... C’est Schönberg lui-même qui met finalement en ordre cette progression de l’homme vers une nouvelle rencontre avec Dieu. Il en publie le texte en 1917, avant même que la composition soit achevée (en 1922), jugeant que son texte possède une valeur littéraire autonome.

Sans la culture décadente, qu’Hermann Bahr appelle le « romantisme des nerfs »17, l’expressionnisme n’aurait pu naître. C’est surtout de Maeterlinck que s’inspirent Jacob van Hoddis (alias Hans Davidson) et les premiers poètes expressionnistes18. Schönberg, lui, se tourne vers Stefan George pour écrire la majeure partie de ses Lieder, et en tout premier lieu Das Buch der hängenden Gärten (Le livre des jardins suspendus, op. 15, 1908). George est entré en contact direct avec les poètes symbolistes en 1889 et surtout avec Mallarmé19. C’est sa traduction de Serres chaudes de Maeterlinck qui est utilisée par Schönberg pour son opus 20, Herzgewächse (Feuillage du cœur). De Mallarmé et de Maeterlinck, George retient une commune mélancolie de la chair, symbole d’une impuissance plus radicale, telle que la dit Feuillage du cœur :

Sous la cloche de cristal bleu De mes lasses mélancolies,

15 H.H. Stuckenschmidt, op.cit., pp. 249-252. 16 H. Moldenhauer, op.cit., p. 140. 17 K. Wais, « German Poets in the Proximity of Baudelaire and the Symbolists »

(Les poètes allemands dans le sillage de Baudelaire et des symbolistes), Expressionism as an International Literary Phenomenon (L’expressionnisme, un phénomène littéraire mondial), Weisstein Ulrich (éd.), Didier-Akadémiai Kiado, Paris-Budapest, 1973, p. 145.

18 Ibid., p. 150. 19 Ibid., pp. 148 et 149.

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Mes vagues douleurs abolies S’immobilisent peu à peu.

Végétations de symboles, Nénuphars mornes des plaisirs, Palmes lentes de mes désirs, Mousse froide, lianes folles.

Seul, un lys érige d’entre eux, Pâle et rigidement débile, Son ascension immobile Sur les feuillages douloureux,

Et dans les lueurs qu’il épanche Comme la lune, peu à peu, Élève vers le cristal bleu Sa mystique prière blanche.20

La luxuriance végétale, caractéristique de l’univers du Livre des jardins suspendus, contraste avec la paralysie du sujet lyrique. Ayant perdu l’énergie de l’Éros, il est renvoyé sans cesse vers son moi vidé, après une jouissance trop courte. Alors que la ballade romantique informe encore les Lieder de Zemlinsky (suivant en cela le modèle poétique des Quinze chansons de Maeterlinck), Schönberg découvre dans cette poésie une loi de discontinuité, la « dyade » (mallarméenne) de l’Eros, qui privilégie un style paratactique de juxtaposition des moments, poétiques et musicaux. La suppression de la ponctuation (et des majuscules, marque grammaticale des substantifs en allemand) par Stefan George est le pendant, chez Schönberg, d’une écriture qui s’affranchit de la contrainte tonale et du retour de la forme Lied (ABA) : « …je vins à être inspiré par des poèmes de l’allemand Stefan George ; je me sentis poussé à mettre en musique certains de ses poèmes, et, à ma grande surprise, sans que j’y misse rien du mien, mes mélodies se révélèrent d’un style complètement différent de ce que j’avais pu écrire auparavant. Ce fut dès lors une nouvelle voie s’ouvrit devant moi […] : c’était le premier pas vers ce style qu’on a appelé depuis « le style atonal » »21. C’est dans la poésie symboliste que s’opère une libération de la tonalité, notamment dans les années 1908 à 191222 et la recherche d’une 20 M. Maeterlinck, op.cit., p. 40. 21 A. Schönberg, « Comment on devient un homme seul » (1937), op.cit., p. 36. 22 On retiendra de cette période Das Buch der hängenden Gärten (Le livre des

jardins suspendus), op. 15, 1908-1909, Herzgewächse (Feuillage du cœur), op. 20 de 1911, Pierrot lunaire, op. 21 de 1912, le monodrame Erwartung

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écriture de timbre (Klangfarbe)23. L’expressionnisme musical, terme en usage au début des années vingt, ne réussit jamais à se définir en totale opposition avec ce qu’on appelait alors « l’impressionnisme » de la musique française24, pas plus qu’il ne se défit des sources littéraires symbo-listes. C’est en quelque sorte par le détour de la poésie (de Maeterlinck), que Schönberg se rapproche le plus de l’inouï de Debussy. C’est encore dans la traduction d’un poète symboliste, Albert Giraud traduit par Otto Erich Hartleben, qu’il révolutionne quatre ans plus tard le rapport du texte et du chant, dans son opus 21, Pierrot lunaire. Schönberg ne marquera une rupture avec le symbolisme qu’à partir de Moïse et Aaron (à partir de 1926) ; Berg sera fidèle à la littérature symboliste, jusqu’à son opéra inachevé Lulu (1935). L’esprit de la terre (1894) et La boîte de Pandore (1913) qui constituent le livret sont d’ailleurs inspirés à Wedekind d’une pantomime (1888) et d’un « roman clownesque » (1901) de Félicien Champsaur.

Le drame : la recherche de l’inouï

Alors que Webern privilégie la mélodie unique sur le cycle, et la pièce brève, séparée par un silence absolu, sur la symphonie, Schönberg conserve l’idéal de la grande forme. Il y demeure fidèle à une conception symboliste et symbolique de l’art. Malgré la portée politique de ses opéras (Die glückliche Hand, et, différemment certes, Moïse et Aaron), il ne cesse jamais de détacher l’art de la représentation des réalités sociales, et d’en affirmer la transcendance. Ses opéras demeurent fidèles à l’utopie d’un théâtre musical non-mimétique ; c’est pourquoi, sans doute, il demeurera à distance de la Gebrauchsmusik (musique utilitaire) d’un Brecht-Weill25 ou d’un Hindemith pédagogue. Dans son discours radiodiffusé de 1925, Gottfried Benn opposera ces deux attitudes en affirmant que « le poète possède essentiellement un autre type d’expérience et aspire à d’autres

(Attente), op. 17, et le drame musical Die glückliche Hand (La main heureuse), op. 18, 1910-1913.

23 La Klangfarbenmelodie est une invention de Schönberg dans les Cinq pièces pour orchestre, op. 16, de 1909. Intitulées Farben, elles contiennent une répétition du même accord avec variation de timbres.

24 J.-M. Palmier, L’expressionnisme et les arts, Payot, Paris, 1979-1980, pp. 129-130, à propos du premier ouvrage de Heinz Tiessen, Zur Geschichte der jüngsten Musik, paru en 1928.

25 Ibid., p. 185 : l’expression est de Weill dans son essai Mutations dans la production musicale [oct. 1927].

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conceptions d’ensemble que celles qui ont une action pratique et servent le soi-disant progrès » (der Dichter prinzipiell eine andere Art von Erfahrung besitzt und andere Zusammenfassungen anstrebt als praktisch wirksame und dem sogennanten Ausstieg dienende). Cette conception symboliste, c’est « l’appel de formes englouties en elles-mêmes, d’images silencieuses et enfouies » (Es ist der Zug in sich versunkener Gestalten, schweigsamer und vertiefter Bilder)26. Les opéras projetés par Webern, comme ceux réalisés par Schönberg et Berg, répondent à cet appel des choses silencieuses, qui nie l’action tant historique que psychologique du drame.

Webern pose comme condition au librettiste pressenti pour son second opéra, Ernst Diez (lettre du 17 juillet 1908) : « pas de procession, pas de combat, rien de ce qui d’une manière ou d’une autre requiert « l’illustration ». Je n’ai besoin que de quelques personnages. D’aucune façon d’une pièce de théâtre. Dans une certaine mesure, Maeterlinck écrit dans cette veine …»27. Webern entend donc suivre la même voix que celle prise par Debussy, qui supprima quelques éléments encore trop factuels ou explicites de la pièce de Maeterlinck : les interventions des serviteurs, réduisant ainsi le nombre des personnages, et quelques rappels du passé. En 1913, le dernier projet pour la scène Tot (Mort) de Webern n’est plus un opéra mais la succession de six tableaux (sechs Bilder für die Bühne). Les quatre personnages (le mari, la femme, un garçon représentant leur enfant mort, un ange) deviennent des entités métaphysiques illustrant l’illumi-nisme de Swedenborg28. Les différentes scènes cherchent à exprimer une consolation de la mort (le projet ayant vu le jour à la suite de la mort du neveu de Webern, Theo Clementschitsch)29. Dès 1910, l’abandon de la composition de l’opéra Sept princesse, en faveur de Lieder avec huit instruments sur des poèmes de Rilke, signifie le renoncement total des attaches terrestres du drame. Webern se détourne de l’expressivité, et fait de son œuvre la quête d’un pur indicible, qui sauverait de la mort. Le premier poème de Rilke est la proposition du renoncement à l’amour, c’est-à-dire au mensonge des mots d’amour. L’amant s’adresse à l’aimée, mais lui fait dans la seconde moitié du poème cette proposition :

26 Ibid., p. 154. 27 H. Moldenhauer, op.cit., p. 217. 28 Emmanuel Swedenborg (1688-1772) est le père des correspondances et des

secrets (Arcana coelestia, 1747-1758) puisqu’il inspire aussi bien Novalis, Nerval, Gautier, Balzac, Baudelaire que le symbolisme ésotérique.

29 H. Moldenhauer, op.cit., pp. 199-202.

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wie, wenn wir diese Pracht ohne zu stillen in uns ertrügen ? Sieh dir die Liebenden an, wenn erst das Bekennen begann wie bald sie lügen

(dis, si nous supportions en nous sans l’apaiser cette splendeur ? Vois les amants, à peine l’aveu commencé se mettent à mentir).30

La seconde partie de ce diptyque se présente comme un ensemble typographiquement plus compact, comme si, à la décomposition des liens, succédait une recomposition vers un noyau. Dans ce poème, la disparition symboliste de l’objet devient le moyen du retournement mystique par lequel, en perdant le monde comme objet, « je » le retrouve totalement dans le sujet lui-même. Comme le montre le jeu des pronoms, il s’agit d’un sujet décentré, partout et nulle part dans le texte. « Je » et un « autre », dans la mesure où le je n’est plus une identité individuelle, et l’autre un objet. Il y a là une sauvegarde de l’objet manquant comme manquant : l’inexprimable dit inexprimablement, disait Wittgenstein, tel est « le Mystique » de l’art, et de la musique en particulier : « Si seulement vous n’essayez pas d’exprimer l’inexprimable, alors rien n’est perdu. Mais l’inexprimable sera – inexprimablement – contenu dans l’exprimé »31. Le pari du tout perdu / tout gagné creuse donc la place de l’objet manquant. Webern perd la femme et la jouissance pour retrouver l’union mystique avec la Mère.

Du machst mich allein. Dich einzig kann ich vertauschen. Eine Weile bist du’s, dann wieder ist es das Rauschen, oder es ist ein Duft ohne Rest. Ach, in den Armen hab ich sie alle verloren, du nur, du wirst immer geboren : weil ich niemals dich anhielt, halt ich dich fest.

30 A. Webern, Zwei Lieder, op. 8 (1910), livret de l’enregistrement Boulez

conducts Webern, dir. P. Boulez, Ensemble Intercontemporain, F. Pollet (soprano), 1 CD Deutsche Grammophon, 1995.

31 C. Chauviré, Ludwig Wittgenstein, Le Seuil, Paris, 1989, p. 68

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(Toi seule tu me crées et te transformes en tout. Un instant, c’est toi, puis à nouveau c’est un murmure, Ou bien c’est un parfum qui s’efface. Entre mes bras, hélas, je les ai toutes perdues, Toi seule renais sans cesse : Comme je ne t’ai pas retenue, je te tiens à jamais).

Ce poème apporte une réponse à la mort de sa mère, survenue brusquement en 1906, une réponse esthétique32. Le dernier vers pourrait se traduire par « parce que je ne t’ai pas tenue, je te retiens prisonnière », car anhalten peut signifier tenir une note, la prolonger dans le temps. En ne tenant pas la note, la musique la saisit enfin, dans sa vérité éternelle : celle d’être pur instant. L’écoute de Webern ne fait pas entendre une ligne brisée, malgré l’usage permanent de la pause. L’instant comme instant échappe à la durée, et est donc moment d’éternité. Dans le paradoxe du temps, le point devenu infini est une ligne, elle-même sans début ni fin, le cercle cusain de La docte ignorance. Le moment de l’angoisse est immédiatement dépassé par le retour au logos (Wort), le fonds originaire de toute musicalité. Cette recherche d’une consolation musicale, qui fait de la musique de Webern la négation la plus absolue du silence, se poursuivra ensuite dans les Lieder, composés soit sur ses propres poèmes (deux des trois Lieder avec orchestre de 1913-1914), soit sur des textes de Hildegard Jone (Das Augenlicht (La lumière des yeux), op. 26, la cantate n°1, opus 29 et n°2, op. 31).33 Cette œuvre ultime (1941-1943) du compositeur s’achève sur ces mots : « Im Friedenschoß gestalten / uns, weil ein Kindlein spricht / der Liebe Urge-walten » (Dans le sein de la paix , parce qu’un petit enfant parle, nous donnent forme les puissances originaires de l’amour).

Si l’influence directe des musiciens symbolistes (désignés outre-Rhin, et d’abord par Schönberg comme « impressionnistes ») n’est pas éclatante à l’œil du musicologue, elle apparaît bien plus profondément, dans la conception de ce qui lie la littérature et la musique dans le drame musical. Certes, seul Berg reconnaît l’opéra de Debussy comme modèle pour la

32 Il serait tentant de recourir à la psychocritique et de mentionner le diagnostic

du Dr Adler avec lequel il entame une analyse en 1913 : la fragilité du moi de Webern serait due à son caractère efféminé. Webern réagit à cette présence de la femme en lui en recherchant des causes objectives au mal-être dans Swedenborg et Strindberg – cf. H. Moldenhauer, op.cit., p. 179.

33 A. Webern, Boulez conducts Webern III, dir. P. Boulez, Berliner Philhar-moniker, 1 CD Deutsche Grammophon, 1996 (traduction de B. Banoun légèrement modifiée).

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composition de Wozzeck34 ; mais même Schönberg peut se reconnaître dans le drame de l’indicible. Car, jusque dans son Pelléas et Mélisande, Schönberg « suit », chronologiquement, le texte de Maeterlinck, comme il en convient en 194935. La musique n’est donc pas détachée du texte de façon absolue. À propos de ce poème symphonique, Hermann Saab écrit, dans son article « Maeterlinck, Schoenberg et Debussy ou la littérature au carrefour de l’histoire musicale » : « C’est la technique du « drame musical » wagnérien mise au service de la pensée symphonique absolue »36. Comme pour Wagner, la primauté accordée par Schönberg à la musique ne nie pas le drame : ce dernier est le tiers élément, où le texte et la musique cherchent leur résolution ; il entend toujours porter l’absolu (abstrait) de la musique à l’expression et à la représentation : dans « Musique nouvelle, ma musique », Schönberg rend à Wagner tout ce que lui doit l’opéra, toute sa modernité : « … La tentative faite par Wagner pour créer un nouveau lien entre la musique et le théâtre était nécessaire »37. Dans une forme intermédiaire entre le poème symphonique et l’opéra, les Gurrelieder (composés à partir de 190038), Schönberg a déjà fait sienne l’esthétique symboliste. L’écriture des parties lyriques est wagnérienne, et l’orchestre fait même retour au poème symphonique de Liszt (cela est particulièrement audible dès le prélude). La quarantaine de leitmotive recensée par Berg pourrait également faire penser à une écriture wagnérienne, de même que la légende nordique mêlant amour et quête de la rédemption. Mais aucun drame ne se joue réellement dans ce faux opéra, puisque les personnages sont des fantômes : Waldemar poursuit une quête nocturne de sa bien-aimée, Tove, mais une quête impossible puisqu’elle est morte. Dans la première partie, le duo d’amour, il n’est pas clair que Tove soit encore vivante, car déjà s’intercale, par le leitmotiv de la chevauchée des spectres, l’annonce la mort future : tous deux sont peut-être déjà morts. 34 « A. Berg a formellement reconnu cette inspiration en caractérisant Pelléas

comme son modèle vis-à-vis d’Ernest Ansermet », H.H. Stuckenschmidt, Debussy et l’évolution de la musique au XXème siècle, p. 258.

35 H. Saabe, « Maeterlinck, Schoenberg et Debussy ou la littérature au carrefour de l’histoire musicale », Pelléas et Mélisande, Actes du colloque de Gand (27 novembre 1992), Fondation M. Maeterlinck, Annales XIX, Gand, 1994, pp. 61-62.

36 Ibid., p. 63. 37 A. Schönberg, « Musique nouvelle : ma musique » (vers 1930), Le style et

l’idée, p. 87. 38 Il est important de donner ici la date de composition, car ils ne seront joués

qu’en 1913 (à Vienne sous la direction de Franz Schreker). Schönberg en achève l’écriture orchestrale en 1911.

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Nulle évolution dramatique n’aurait alors lieu dans ce colloque sentimental nocturne, qui est un long poème, une suite de Lieder, et non une action dramatique. Toute l’histoire s’est déroulée en amont des chants, dans la légende racontée par Jens Peter Jacobsen (1847-1885), qu’il faut lire préalablement pour que les Lieder soient entendus comme un opéra : Tove, la bien-aimée du roi Waldemar, a été assassinée dans sa tour par l’amant de la reine Helvig. Le climat est celui de la légende de Maeterlinck, et en particulier de La princesse Maleine, dont l’héroïne est emmurée vivante dans une tour et empoisonnée par la reine Anne. Schönberg tend, par cette forme intermédiaire entre l’opéra et le cycle de Lieder, à réaliser l’idéal de Maeterlinck d’un théâtre invisible, dans un opéra en version de concert. Il y a encore des personnages, mais qui ne dialoguent pas, et ne font progresser aucune action. Tout se passe à minuit, dans le moment des apparitions qui se dissolvent avec l’aurore. Et contrairement au second acte de Tristan und Isolde, lui aussi nocturne, le chant d’amour ne superpose pas les voix dans un duo. Comme dans l’opéra de Debussy les ensembles vocaux ont disparu, et la juxtaposition des chants est l’indice le plus décisif de la dissolution du drame.

Schönberg a très bien compris que la visée du discours debussyste, le secret qu’elle met au jour, réside dans la nature, comme il l’écrit dans le chapitre du Traité d’harmonie consacré à la gamme par tons entiers39. Et dans le chapitre consacré aux accords par quarte, il définit positivement l’art impressionniste, de Debussy en particulier, comme une attention aux sensations les plus subtiles :

Tout ce qui est doux, à peine audible, nimbé par cela même de mystère, l’attire, excite en lui la curiosité de goûter à ce qui jamais ne fut tenté. Ainsi le désir de révéler l’inouï à celui qui le cherche n’a-t-il d’égal que le désir du chercheur de rencontrer l’inouï. Et dans ce sens, tout véritable grand artiste est impressionniste et, par une réaction subtile de son être aux plus infimes stimuli, lui sont tout à la fois révélés l’inouï et la modernité.40

39 « Je m’étonnais qu’un Debussy […] ne sentît pas que pour aller vers la

nature, il ne faut pas prendre la route à rebours, mais aller de l’avant ! », Traité d’harmonie, note 1, p. 486. Schönberg mêle la critique à l’éloge, en fustigeant le retour à la nature comme un risque de conservatisme.

40 Ibid., p. 494.

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« L’harmonie non fonctionnelle »41 de Debussy est l’exact principe musical d’un drame essentiel, lui aussi non fonctionnel, qui cherche à atteindre l’essence de la singularité et le mystère de l’existence individuelle. Webern nota à ce propos une invention commune à Debussy et Schönberg dans leurs Pelléas et Mélisande respectifs42. Cette naturalité debussyste, qui détruit les conventions du langage, n’est-elle pas l’autre face de cette objectivité que recherche Schönberg dans le matériau sonore, et qu’il découvre dans « la Méthode de composition avec douze sons qui n’ont d’autres parentés que celle de chaque son avec chaque autre »43 : une loi d’organisation purement immanente ? La contradiction apparente de ces deux styles, sensuel d’un côté, et intellectuel de l’autre, se résout dans une même recherche de l’œuvre ouverte : celle qui découvre la loi comme le moteur interne, dynamique, d’une écriture dont la seule justification est de faire naître un inexprimé. Umberto Eco voit se manifester la première reconnaissance de l’œuvre ouverte dans la poétique symboliste, où la musique permet de détruire le « sens unique » des mots ; la seconde se fera dans le sérialisme, qui « applique » à la musique la loi d’organisation interne plurivoque du poème, selon une loi de probabilité44.

L’hébéphrène et l’angoissé

La question du drame musical, défini comme le drame de l’écriture musical et non pas comme action avec musique, subsiste donc parmi les compo-siteurs qui considèrent que la musique est cette recherche constante de l’inouï. Dans la mesure où la musique est recherche de l’inexprimable et

41 A. Schönberg, Le style et l’idée, p. 164. De ce fait, la modulation debussyste

cesse de passer d’une tonalité à une autre, et se rapproche de la variation, telle que la conçoit Schönberg.

42 « La gamme par tons entiers ne comprend que six sons. Encore quelque chose de destructeur pour la tonalité ! Sa première utilisation sous forme d’accords de six sons, on la trouve chez Debussy, dans Pelléas et Mélisande, et dans l’œuvre pour orchestre de Schönberg qui porte le même titre. De tels accords pouvaient être utilisés sans préparation et sans résolution. Leur origine est d’ordre mélodique » (texte du 29 janvier 1932), Webern, Chemins vers la nouvelle musique, trad. A. Servant, D. Alluard et C. Huvé, Paris, JC Lattès, 1980, p. 122.

43 A. Schönberg, « La composition avec douze sons »(1941), op.cit., p. 166. 44 U. Eco, Opera aperta. Forma e indeterminazione nelle poetiche contempo-

ranee (L’œuvre ouverte. Forme et indétermination dans les poétiques contemporaines), Milan, Tascabili Bompiani, 2000, p. 41 et pp. 120-122.

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prétend donc à la signifiance, à l’horizon du sens, le drame musical est une œuvre expérimentale. Au début du siècle renaît la querelle entre musique absolue et musique littéraire, dans des termes semblables à ceux qui opposèrent Wagner à Hanslick, ainsi que le souligne le spécialiste italien, traducteur et éditeur de Schönberg, Luigi Rognoni45. Pour Stravinsky, la musique est purement formelle et est « impuissante à exprimer quoi que ce soit » (Chroniques de ma vie, 1935)46. La musique est donc, objectivement, sa forme historique, et le langage n’évolue pas, n’ayant aucun mystère à découvrir. Stravinsky tend à opérer une réduction à la musique pure, en soustrayant la musique de ses rapports avec la parole. Cette soustraction de l’élément affectif, psychologique, le porte naturellement vers la musique de l’insignifiance : vers la musique de ballet (Petrouchka), plutôt que l’opéra, voire vers la musique de cirque qui accompagne le spectacle sans le justifier, comme l’a fait Satie pour le divertissement conçu avec Cocteau, Parade. La musique elle-même devient une acrobatie sur du vide47 – « Le tour de passe-passe » étant un des titres du ballet Petrouchka. Le clown, le soldat, ou l’enfant (Renard) ne sont jamais les sujets d’un drame possible, mais des marionnettes purement extérieures, voire des remparts de défense contre toute affectation possible. L’analyse menée par Adorno fait de l’Histoire du soldat la schize, exemplaire dans l’art, entre l’expression du moi et l’hébéphrénie, cette froideur indifférente qui peut suivre la crise schizophrénique48. Contrairement à ce qui se passe chez Wagner, l’individu n’est pas nié en vertu d’un élément mythique plus puissant49, mais il est lui-même devenu un objet qui met en valeur l’objet : le fétiche musical. Dès 1926, Schönberg lui-même a perçu cette valeur marchande de la musique de Stravinsky : dans un article intitulé « Le restaurateur », il souligne que le problème n’est pas tant de resservir des plats anciens, que de vouloir écrire « la musique d’aujourd’hui » et de se contenter de servir la mode et son

45 L. Rognoni, La scuola musicale di Vienna. Espressionismo e dodecafonia

(L’école musicale de Vienne. Expressionnisme et dodécaphonisme), Turin, Giulio Einaudi, 1974, pp. 3-5.

46 Ibid., p. 3. 47 T.W. Adorno, « Stravinsky et la restauration », Philosophie de la nouvelle

musique, trad. H. Hildebrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, pp. 149-150.

48 Adorno ne fait pas sans malice ce portrait d’un Stravinsky psychotique, quand on sait combien Schönberg a été taxé de folie, alors que Stravinsky représentait la norme même des goûts bourgeois.

49 Ibid., pp. 172-173 et plus loin « fétichisme des moyens », pp. 178-180 et « Dépersonnalisation », pp 180-181.

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industrie50. Le coq et l’Arlequin (1918) de Cocteau a porté jusqu’à Stravinsky le rejet nietzschéen de l’expression théâtrale wagnérienne, et dans ce sens, « Stravinsky mène à terme le combat de Nietzsche contre Wagner »51. En faisant de « la musique d’après la musique », Stravinsky entre en réaction contre la littérature, qui déstabilise la certitude de l’atonie musicale. Il renonce à tout lien intrinsèque entre musique et livret, et juxtapose moments littéraires et moments musicaux dans L’histoire du soldat (1918). Le texte de Ramuz est dit, à l’exception de quelques martèlements rythmiques du texte, inspirés du cabaret. Mettant en scène une nouvelle version de Faust, dans cette histoire d’un soldat qui vend son âme au diable, Stravinsky abdique devant le mystère de toute écriture, en choisissant comme par défi (anti-faustien) de s’en tenir à l’idiome musical et littéraire le plus pauvre, comme en témoignent les rimes désuètes du texte de Ramuz. Le livret, un conte avec récitant et dialogues, rejoint souvent la langue infantile, dont on peut citer un passage exemplaire, qui est répété : « a marché, a beaucoup marché, se réjouit d’être arrivé parce qu’il a beaucoup marché ». Le pacte faustien (la vente du violon contre un livre contenant les événements futurs), aboutit à une leçon morale : l’argent ne fait pas le bonheur. La seule vérité de ce livret réside peut-être, pour le compositeur qui s’y est arrêté, en cette apologie des bonheurs simples, qu’ignorent toutes les avant-gardes : elles prétendraient, comme le soldat Joseph, anticiper les événements, tirer le succès d’être en avance sur le passé. Stravinsky, lui, s’oppose à toute Histoire, en faisant de la musique un réservoir de formes données de toute éternité, et en préférant des contes de tradition orale (de Russie notamment) à des textes littéraires. Sans conscience du temps, la musique ne saurait engendrer le drame, fût-ce sous la prétention à l’éterniser : elle ne peut qu’être une illustration du texte, comme une vignette du temps passé. Paradoxalement, Stravinsky est à la fois un primitif et un classique absolu. Debussy, qui admirait son intel-ligence de compositeur, ne manque pas de relever cette contradiction et d’épingler Le sacre du printemps dans une lettre à André Caplet (du 29 mai 1913) : « …une chose extrêmement farouche… Si vous voulez, c’est de la musique sauvage avec tout le confort moderne »52. Alors qu’un opéra 50 A. Schönberg, Le style et l’idée, pp. 378-379. 51 Ibid., p. 183. Le coq et l’Arlequin est un manifeste anti-wagnérien et anti-

impressionniste en faveur d’une simplification de la musique. 52 A. Souris, « Debussy et Stravinsky », in Conditions de la musique et autre

écrits, ULB/CRNS, Bruxelles-Paris, 1976, p. 231. Recherchant lui-même les phénomènes originaires du geste musical, A. Souris envisage positivement cette récupération du passé pour le rendre « à son état sauvage ». Il conclut en

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confronte deux idiomes, l’œuvre vocale de Stravinsky, comme celle du Hindemith tardif, préfèrera le langage non-idiomatique : le latin comme langue immuable, anti-littéraire, et inexpressive, sacralisé dans Oedipus Rex (« opéra-oratorio » de 1927), pour lequel le texte de Cocteau fut traduit en latin par le cardinal Jean Daniélou. Stravinsky n’écrit donc proprement aucun opéra, incapable de confronter des personnages à une situation dramatique, dans laquelle des sujets viendraient à se construire – dans un drame classique –, ou à se déconstruire – dans un drame symboliste.

À l’opposé, la question de l’opéra et du drame musical se pose aux auteurs, notamment viennois, qui se tiennent dans le souci de la parole et de la littérature. Dans son article « Hofmannsthal : le règne du silence », Pierre-Yves Pétillon a mis en évidence combien l’Empire décentré, éclaté de l’Autriche-Hongrie était l’espace symbolique d’une perception d’un langage devenu étrange et étranger, justement parce qu’était mort le sentiment de la continuité dans la tradition. Lord Chandos, contrairement à Stravinsky, refuse désormais d’écrire en latin. Dans le théâtre de Hof-mannsthal, comme plus tard dans le roman de Musil, L’homme sans qualité (Der Mann ohne Eigenschaften), le passage du mort au vif dans le corps du monarque n’est plus le lieu d’une certitude symbolique de la continuité : « Ce sentiment d’absolue solitude, dit le roi Cophetua dans un fragment, ce sentiment d’être retranché absolument de la vie, il m’est arrivé de le ressentir très fortement »53. Le désenchantement du langage, dont Hof-mannsthal comme Musil trouve le fondement théorique chez Ernst Mach54, va de pair avec la perte du sentiment d’identité personnelle, la Sprach-losigkeit avec l’Ichlosigkeit. Hermann Bahr indique dans Dialog vom Tragischen (Dialogue sur le tragique, 1904) combien la psychologie de Mauthner et l’empirisme critique d’Ernst Mach ont amené sa génération à perdre la croyance dans le langage et à ressentir la perdition du moi. Il résume ainsi la philosophie de Mach, son oscillation entre l’empirisme économique et un idéalisme schopenhauerien :

faisant du geste de Stravinsky une allégorisation baudelairienne : « Ainsi, la même démarche qui avait conduit Debussy à rompre avec une tradition sécu-laire a conduit Stravinsky à conférer à ces vestiges cette valeur d’étrangeté que prennent toutes choses aux yeux de l’artiste moderne », p. 237.

53 P.Y. Pétillon, « Hofmannsthal : le règne du silence », Critique, août-sept. 1975, n°339-340, p. 897.

54 Hofmannsthal et H. Bahr suivent ses cours ; R. Musil écrit sa Thèse de doctorat de Philosophie sur les leçons de Mach. Le scientifique et philosophe est un modèle pour le protagoniste de L’homme sans qualité.

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Le moi ne peut être sauvé. La raison a renversé les dieux antiques et détrôné notre Terre. Aujourd’hui, c’est nous qu’elle menace d’anéantir. Nous reconnaîtrons alors que l’élément de notre vie n’est pas la vérité mais l’illusion. Ne m’importe pas ce qui est vrai, mais ce dont j’ai besoin, et ainsi le soleil ne se lève pas moins, la terre est réelle et je suis moi »

(Das Ich ist unrettbar. Die Vernunft hat die alten Götter umgestürzt und unsere Erde entthront. Nun droht sie, auch uns zu vernichten. Da werden wir erkennen, daß das Element unseres Lebens nicht die Wahrheit ist, sondern die Illusion. Für mich gilt nicht, was wahr ist, sondern was ich brauche, und so geht die Sonne dennoch auf, die Erde ist wirklich, und ich bin ich)55.

Dans sa lettre à Francis Bacon, le personnage de Hofmannsthal, Lord Chandos se confesse irrémédiablement étranger à la mythologie qui construisait l’unité de son monde passé. Il se sent détaché de l’époque de sa jeunesse, où il voulait écrire une « encyclopédie », qui eût dit la Nature sous le voile du mythe littéraire. Le personnage de la Renaissance (la lettre est datée de 1603) exprime ici un projet qui ressemble moins à celui du Bacon historique qu’à celui de Novalis, et à sa survivance dans l’œuvre d’art totale wagnérienne. Ce qui manque désormais c’est ce qui fait le lien entre les parties, la totalité (der Zusammenhang) : « Mon cas est, brièvement, celui-ci : j’ai totalement perdu la faculté de penser ou de parler de façon cohérent » (Mein Fall ist, in Kürze, dieser: Es ist mir völlig die Fähigkeit abhanden gekommen, über irgend etwas zusammenhängend zu denken oder zu sprechen)56. Manque non seulement l’idée générale, le plan d’ensemble, mais, plus radicalement, le pouvoir même d’abstraction. Le concept (der Begriff en allemand signifierait littéralement « l’emprise ») ne tient plus ensemble la réalité du monde :

Pour moi, tout se délitait en parties, ces parties en d’autres parties, et rien ne se laissait plus cerner par un concept. Les mots flottaient autour de moi ; elles se figeaient en d’autant d’yeux qui me fixaient et qu’à mon tour je suis obligé de fixer : véritables tourbillons, qui me donnent le vertige quand j’y plonge mon regard, qui tournent sans discontinuer et à travers lesquels on atteint le vide.

(Es zerfiel mir alles in Teile, die Teile wieder in Teile und nicht mehr ließ sich mit einem Begriff umspannen. Die einzelnen Worte schwammen um mich; sie gerannen

55 H. Bahr, Dialog vom Tragischen (Dialogue sur le tragique), S. Fischer,

Berlin, 1904, p. 58 (traduction personnelle). 56 Hofmannsthal, Gesammelte Werke II, S. Fischer, Berlin, 1924, p. 179 et

Lettre de Lord Chandos, trad. P. Deshusses, Payot et Rivages, Paris, 2000, pp. 64-65.

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zu Augen, die mich anstarrten und in die ich wieder hineinstarren muß: Wirbel sind sie, in die hinabzusehen mich schwindelt, die sich unaufhaltsam drehen und durch die hindurch man ins Leere kommt).57

Lord Chandos est donc mort comme artiste : impuissant à créer, à construire une œuvre, il connaît alors le sort commun des hommes, fait de mutisme. Mais ce n’est qu’à ce moment qu’apparaît l’indicible, dans l’expérience des choses senties immédiatement, sans concept ni rhétorique : les objets de la vie quotidiennes prennent soudain « un caractère noble et touchant, que tous les mots me semblent trop pauvres à pouvoir exprimer » (ein erhabenes und rührendes Gepräge annehmen, das auszudrücken mir alle Worte zu arm scheinen). Et comme, pour Mallarmé, le chant du grillon est une image de cette beauté fugitive et mortelle de la nature :

Mon sentiment de félicité sans nom jaillira en effet bien davantage d’un feu de pâtre isolé au loin plutôt que de la contemplation du ciel étoilé ; davantage du chant d’un dernier grillon proche de la mort, quand déjà le vent d’automne pousse des nuages d’hiver au-dessus des champs déserts, que du grondement majestueux de l’orgue.

(Denn mein unbenanntes seliges Gefühl wird eher aus einem fernen einsamen Hirten-feuer mir hervorbrechen als aus dem Anblick des gestirnten Himmels; eher aus dem Zirpen einer letzten, dem Tode nahen Grill, wenn schon der Herbstwind winterliche Wolken über die öden Felder hintreibt, als aus dem majestätischen Dröhnen der Orgel).58

Pour exprimer les choses silencieuses, les formes traditionnelles ne suffisent plus, la langue est morte (le latin de Bacon) et Chandos semble appeler de ses vœux un nouvel outil poétique, qui aurait la fluidité de la musique et sa capacité à faire retour à une intériorité sans la fixer :

Et tout cela est une sorte de pensée fébrile, mais une pensée dans un matériau qui est plus immédiat, plus fluide, plus incandescent que les mots. Ce sont bien des tourbillons, mais à la différence des tourbillons de la langue, ils n’ouvrent pas, semble-t-il, sur le néant, mais conduisent d’une certaine façon en moi-même et au cœur de de la paix.

(Und das Ganze ist eine Art fieberisches Denken, aber Denken in einem Material, das unmittelbarer, flüssiger, glühender ist als Worte. Es sind gleichfalls Wirbel, aber

57 Ibid., p. 181 et pp. 70-71. 58 Ibid., p. 186 et pp. 92-93.

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solche, die nicht wie die Worte der Sprache ins Bodenlose zu führen scheinen, sondern irgendwie in mich selber, und in den tiefsten Schoß des Friedens).59

Ces images peuvent être aussi bien d’épouvante, lorsqu’il pense aux rats d’une cave dont il a ordonné l’exécution. La peur est une autre manifestation possible de l’indicible. L’ineffable grillon ou l’innommable rat. Mais Chandos dit finalement son raidissement aphasique, dans une auto-analyse adressée au père. Le sujet, doublement « perdu » pour la rédemption de l’art, s’inscrit en creux dans la lettre, comme voix de la singularité absolue, point aveugle du discours ( Nosce te ipsum devait être le titre de son grand œuvre, du temps où il était un humaniste). Car cette analyse s’arrête au seuil du présent, une fois expliquée la décision de demeurer silencieux.

À l’opposé de l’indifférence de l’hébéphrène stravinskien, l’angoissé viennois reconnaît la nullité du langage idiomatique dans une crise d’aphasie qui débouche sur la reconnaissance d’un innommable. L’aphasie de Mélisande déconstruisait les règles de la communication et produisait un dévoilement du refoulé : la vie immédiate, la loi naturelle de l’amour, la présence insistante de la mort. Mais elle le faisait en laissant entendre la portée métaphorique de l’expression littérale, notamment par la répétition. Schönberg exprime en peinture60, en littérature (il écrit ses livrets, sauf celui d’Erwartung), en musique, et de façon synthétique, dans ses opéras, que l’angoisse est le moment de l’esthétique. Le traumatisme n’est plus préalable à l’action et au discours, mais il en est l’actualité même. En séjournant dans le moment du choc, dont il opère, selon l’expression d’Adorno, « l’enregistrement sismographique »61, Schönberg place la parole au plus proche de la subjectivité, de l’intériorité. Mais cette subjectivité ne se donne à soi-même que dans l’expérience du choc émotionnel, c’est-à-dire dans le moment où je n’est plus qu’une surface crevée que ne protège plus aucun for intérieur. L’expressionnisme naît dans 59 Ibid., p. 187 et pp. 96-97. 60 Les tableaux de Schönberg datent également de cette période néo-symboliste

1908-1912 voire 16, où l’on peut situer la naissance de l’expressionnisme. Le terme est appliqué à la musique pour la première fois en 1910 par Arnold Schering : musique de l’intériorité qui s’improvise et se présente en mouve-ment chaotique – voir John et Dorothy Crawford, Expressionism in Twentieth Century Music, Indiana University Press, Indianapolis, 1993, pp. 15-16.

61 « Cependant l’enregistrement sismographique des chocs traumatisants devient en même temps la loi technique de la formation musicale, qui interdit continuité et développement », Adorno, « Dialectique de la solitude », Philosophie de la nouvelle musique, p. 53 (à propos de Erwartung ).

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ce moment d’indécision entre le sujet disparu du symbolisme et le sujet à la recherche d’une nouvelle loi (de l’abstraction, du dodécaphonisme). Comme le dit Carl Dalhaus, il faut souligner dans l’expression « émancipation de la dissonance » le premier terme, car ce qui atteint alors la construction musicale aussi, c’est la disparition du centre62. La disparition des ensembles vocaux, l’hésitation entre la forme dramatique de l’opéra et les Lieder (Gurrelieder) ou bien encore l’oratorio (Jakobsleiter), témoignent de cette recherche d’une forme qui serait non pas un drame de personnages, mais le drame même du sujet. Et c’est dans le moment où « les mots de la tribu » lui manquent qu’il fait l’expérience d’Igitur : celle d’un cogito absolu, entre le silence et le cri.

La voix et sa scène : le monodrame

Première recherche nouvelle sur le matériau vocal, les Gurrelieder racontent la fable d’un homme qui cherche à rendre vie au corps mort de son aimée. L’invocation lyrique wagnérienne n’y suffit pas et, à la fin de l’œuvre, la voix du récitant (Sprecher), en parlé rythmé et accompagné, vient apporter un contrepoids ironique à la quête de Waldemar, aussi vaine que celle du vent. Le rapport entre les deux textes est ironiquement marqué dans la musique : la seconde partie, la plainte de Waldemar, et la partie du récitant sont toutes deux dans la tonalité de si bémol mineur. Comme dans Pelléas et Mélisande de Debussy, la distinction de la ligne vocale et de la ligne orchestrale vient introduire un pathétique nouveau, et qui touche au plus proche, un pathétique existentiel de la parole qui contraste avec le sublime lyrique. Le Sprecher réintroduit tous les bruits de la nature agitée par le vent. Entre la série musicale et la série poétique, il énonce la loi, naturelle, de la fragilité :

Still ! Was mag der Wind nur wollen ? Wenn das welke Laub er wendet, Sucht er, was zu früh geendet ; Frühlings, blauweisse Blütensäume, Der Erde flüchtige Sommerträume – Längst sind wie Staub

62 C. Dalhaus, « Emanzipation der Dissonanz », Schönberg und andere, Gesam-

melte Schriften zur Neuen Musik (Schönberg et autres. Écrits complets sur la Nouvelle Musique), Schott, Mainz-Londres-New York-Tokyo, 1978, pp. 146-153.

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(Silence ! Que peut bien vouloir le vent ? Quand il retourne le feuillage ramollissant Il cherche ce qui trop tôt est terminé ; Des fleurs printanières, les contours d’un blanc bleuté, Les rêves d’été volatils de la Terre, Depuis longtemps sont comme poussière).63

La mortalité se donne à entendre dans sa voix parlée (Sprechstimme), qui n’a pas oublié le bruissement, le bruit de la fugacité, dont la voix humaine garde la trace. Le prologue à la quête héroïque de Waldemar réintroduit dans le drame sublime, et irreprésentable du fait de cet excès même, dans le drame wagnérien donc, la mise à distance baroque et nietzschéenne de l’illusion. Schönberg pouvait donc être étonné du seul grand succès public de sa carrière que lui valurent les Gurrelieder, entendus comme l’ultime splendeur d’un crépuscule romantique, et non pas comme la première œuvre déconstruisant l’emphase du moi lyrique.

Schönberg, puis Berg dans Lulu64, essaient toutes les possibilités d’appariement de la voix (Stimme) et de la langue (Sprache) : chant (Gesang), chant parlé (Sprechgesang), voix parlée (Sprechstimme) où la note n’est pas tenue mais prise dans un rythme et à une hauteur d’intervalle, parlé libre avec ou sans accompagnement musical… Les recherches expérimentales sur les rapports du parler et du chanter, qui commencent avec les Gurrelieder, signifient que l’expression relève non pas du texte, même poétique, ni de la musique pure, mais du lieu où le texte se connote, s’affecte, et où la musique prend sens : dans la voix. Dans « Aphorismes sur l’opéra », en 1931, Schönberg insiste sur la primauté nécessaire de l’ « action musicale » sur l’action dramatique, et sur la spécificité du chanteur : « un chanteur sur une scène d’opéra n’est pas un acteur sur les planches d’un théâtre. Il est fait pour être entendu (Hörspieler) et non pour être vu (Schauspieler) »65. Schönberg tire les conséquences de la double utopie symboliste : du théâtre invisible de Maeterlinck d’une part, de l’orchestre sur scène souhaité par Debussy de l’autre. La date clef est la création de Pierrot lunaire, opus 21 (1912), où, avant Berg, Schönberg fait défiler les formes anciennes de la fugue, de la passacaille, de la valse, etc.,

63 Schönberg, Gurrelieder, livret de l’enregistrement de G. Sinopoli, Staats-

kapelle de Dresde, 2 CD Teldec, 1996 (traduction personnelle). Le comédien Klaus Maria Brandauer y est le récitant.

64 L. Rognoni, op.cit., pp. 165-166 relève six formes vocales différentes dans Lulu.

65 A. Schönberg, Le style et l’idée, p. 260.

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mais pour mieux affirmer, à l’opposé de Stravinsky, la puissance de l’expression la plus nue. « Pour Schönberg, écrit Danielle Cohen-Lévinas, la musique, l’art en général, est un appel, le cri de la destinée humaine. En créant une œuvre qui exprime la désintégration d’un art désuet et son rejet par le public, il imprime à la voix une intonation intérieure qui ne masque plus la brutalité de l’émotion. La voix/sujet dit ce qu’elle appréhende visuellement dans l’ambiguïté de l’intériorité/extériorité. Elle trouve sa place à mi-chemin entre le cri, le souffle, le parler et le son pur. Autrement dit, la voix n’est pas isolée du corps et le corps n’est pas isolé du monde. C’est une totalité »66. Encore faut-il ajouter que, dès Pierrot lunaire, la voix est cette surface de réaction douloureuse entre le corps et le monde, une peau métaphysique si transparente qu’elle laisse voir les nerfs à vif. Le sanglot n’est plus celui, sentimental, de Verlaine ou Laforgue. Cette fois, les yeux pleurent le sang, ou bien celui-ci s’écoule du flanc maigre de la Madone : « Le sang de ta maigre poitrine, la fureur de l’épée l’a versé » (Blut aus deinen magren Brüsten / Hat des Schwertes Wut vergossen) ; c’est encore celui que perdent les poètes crucifiés par les vers dans Les croix : « Les vers sont des saintes croix, sur lesquels les poètes saignent en silence » (Heilige Kreuze sind die Verse, / Dran die Dichter stumm verblu-ten). Pierrot, figure emblématique de la période symboliste, subit, dans le texte même d’Albert Giraud, poète symboliste belge, une inflexion qui en fait un phare de l’expressionnisme. Le Pierrot de la pantomime est un personnage muet, et sa douleur ne trouve pas ici de mot, poussant l’expression de la douleur à un paroxysme qui est son paradoxe : la souffrance n’est jamais si vraie ni si grande que muette, privée d’exutoire.

Si le drame musical tend au monologue, c’est non seulement parce que l’omniprésence du compositeur vient unifier les voix des personnages, mais aussi parce que le ressort tragique de l’opéra se noue dans une existence, rendue à son intériorité par la musique. La dialectique de l’existence, qui jette l’individu au dehors, et de l’intériorité se joue dans le phénomène subjectif-objectif de la voix. Dans le monodrame Erwartung, Schönberg poursuit cette recherche sur la voix comme lieu d’apparition du sujet dans le monde. Composé en 1910 et représenté seulement en 1923, Erwartung, comme le notent John C. et Dorothy L. Crawford, est le précurseur du Ich-Drama expressionniste, tel que le réalisera au théâtre Reinhard Johannes Sorge en 1911 dans Der Bettler (Le mendiant)67. Le sujet est, dans les

66 D. Cohen-Lévinas, La voix au-delà du chant, Michel de Maule, Paris, 1987,

p. 83. 67 John C. et Dorothy L.Crawford, op.cit., p. 65.

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Méditations métaphysiques, conçu par Descartes, comme l’auteur et le spectateur du monde. Dans la Méditation, il est le spectateur qui regarde le monde passer devant sa fenêtre. Et l’expérience baroque du doute n’est qu’un moment transitoire, avant que le cogito n’assigne au sujet la position transcendantale d’auteur de la comédie. La métaphore théâtrale, outre de rendre possible une morale stoïcienne de la coïncidence des rôles, n’est pas sans faire pressentir une tragédie possible, dès l’instant où l’on renoncerait à la garantie théologique que tout cela n’est pas une simple infatuation des mots. Words, words, words peut alors se dire de trois façons : soit comme répétition monotone du même, soit en crescendo pour indiquer l’aérophagie du discours, soit en diminuendo pour marquer la déception du sujet. L’actualité de Shakespeare à la fin du dix-neuvième siècle, dont le fantôme fait retour chez Maeterlinck, Mallarmé, Laforgue, comme chez Hofmanns-thal rappelle que, comme le dit l’auteur de Lord Chandos, « nous ne possédons pas notre moi, il nous vient du dehors, porté par le vent »68. Le moi, qui assurait l’unité ultime du monde, rassemblé dans son temps et son espace, et ressentait naturellement sa vérité, perd la foi dans le langage auquel manque l’Être. La continuité devient soluble, la totalité se décompose en fragments, la folle du logis prend la tête du royaume. Au solipsisme de la méditation, le théâtre propose de faire l’expérience de l’autre – la scène fût-elle la psyché elle-même, où le moi s’apparaît comme un inconnu. C’est la métaphore, empruntée à Hume, de l’entendement comme théâtre, sur lequel viennent défiler les sensations, qui figure le mieux cette fragilité du moi. Pour l’empirisme, le moi n’est qu’un lieu, ouvert, où se succèdent les sensations, les phénomènes physiques du monde : Ernst Mach dit alors que le physique et le psychique, le dedans et le dehors, sont indissociables et qu’ils sont des « éléments » d’une unique réalité. Le dedans n’est plus protégé du dehors par aucun rempart, mais le dedans est un dehors, et le dehors fait irruption en devenant affect.

Husserl polémiquera contre Ernst Mach, qui efface un peu rapidement la fonction noétique du sujet dans la construction du monde. Husserl fait de la voix dans les Méditations cartésiennes le véritable corps de la signi-fication, Bedeutung par laquelle un sujet vise le sens, dont les signes sont les mots eux-mêmes dans cet acte eidétique. Dans cette immédiateté de l’intuition, la scène représentative de la duplication mimétique semble ex-clue. Et pourtant, le discours phénoménologique n’est pas privé de sen-sation, d’esthésie – ni privé, avec Merleau-Ponty particulièrement, d’esthé-tique. Mais il y a dans le monologue intérieur une légère distanciation dans

68 J.Y. Pétillon, op.cit., p. 899.

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le fait qu’en pensant, je m’entends, je m’entends penser. Husserl bâtit la fiction d’un théâtre où je ne suis pas contraint au rôle d’acteur passif, de représentant de mes passions. C’est parce que j’entends que j’entends que je suis. Écho réintroduit un espace dramatique dans le soliloque de Narcisse. Mais je suis, en tant que sujet phonétique, ce qui donne sens aux sons du monde. La phonè et non l’écriture est ici ce qui donne le sens aux phonèmes inertes : les corps morts (Körper) deviennent corps vifs (Leiber) par cette animation que Husserl appelle Geistigkeit ou Lebendigkeit. Même s’ils font partie du même monde, l’esprit se différencie du corps en l’exprimant : la voix est cette instance sensible qui rend le mot-matière à l’idéalité de la signification, ou qui incarne cette idéalité dans un individu. Par la voix, je compose le texte. Elle réintroduit dans l’empirie ce qu’on appelait autrefois l’âme, anima féminine. Dans Spirite, la première mani-festation de l’esprit de la morte qui cherche à entrer en contact avec le héros, avant d’être voix articulée puis apparition, est le soupir : « Un instinct secret lui affirmait que ce soupir n’était dû à aucune des causes auxquelles sa prudence philosophique l’attribuait ; il sentait que ce faible gémissement partait d’une âme et n’était pas le bruit vague de la matière ; il s’y mêlait un souffle et une douleur ; d’où venait-il ?69 ».

Erwartung, composé en 1910 (et représenté seulement en 1923) invente sur le texte de Marie Pappenheim, jeune médecin viennoise dont Karl Kraus avait publié des poèmes, cet opéra à une seule voix et privé de toute action. Au petit matin, une femme cherche son amant à l’orée d’une forêt. La peur croît progressivement. Elle arrive en face d’une maison où ses souvenirs reviennent : la jalousie d’une autre femme qui y vit, et la promesse que lui avait faite son amant de la revoir après une séparation de trois jours. Elle bute sur son corps, mais dénie la réalité du meurtre et revient, finalement à l’attente initiale alors que pointe le jour : « De nouveau un jour éternel de l’attente » (Wieder ein ewiger Tag des Wartens). Erwartung, est par excellence, l’opéra de l’Événement : le meurtre n’y est inscrit que comme ce qui est advenu, adviendra. Échappant à la prise accidentelle du présent, il devient un centre d’autant plus consti-tutif du réel qu’il est absent, inassignable. Les allusions religieuses : la quête dans la nuit obscure, l’attente de trois jours, sont autant de façons de soustraire l’action à une lecture de fait divers : « une femme assassine son amant, par jalousie : il refusait de quitter sa femme ». Le drame se tient tout entier dans ce qui se présente à la conscience de la femme et qu’elle seule exprime : non pas ce qui se passe, mais, si je puis dire, ce qui ne passe

69 T. Gautier, Spirite, M.T. Puleio (éd.), Catane : c.u.e.c.m., 1993.

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pas. Le théâtre sans histoire du symbolisme touche ici à une limite, où commence l’expressionnisme : c’est le sujet qui constitue le monde représenté.

Ce monde s’offre comme un lieu hostile, car la femme est névrotique. Elle a assassiné son amant et vit dans l’angoisse du souvenir, du retour du refoulé. Son attente est attente de ce qui a déjà eu lieu mais est oublié ; l’attente angoissée d’un souvenir douloureux rend l’univers étrangement inquiétant, unheimlich70. À la fin du monodrame, le chant se rompt en cri, marque d’un clivage dans l’unité de la voix, l’intime de l’intime. Le monodrame expressionniste est cette rupture dans l’expression euphonique du soliloque. Le compositeur suit fidèlement la loi du livret : l’interdit de la désignation : la parole de la femme est faite de dénégations, de déplacements, de symbolisations : ainsi le corps de l’amant est confondu avec un banc puis identifié comme morceau de bois (ein Körper…Nein, nur ein Stamm). Puis elle semble reconnaître le corps et les souvenirs affluent. Mais à la fin, la reconnaissance n’a pas lieu et l’attente recommence. Les dernières paroles disent en effet : « Où es-tu? Il fait sombre…ton baiser comme un trait de flamme dans ma nuit…mes lèvres brûlent et brillent…vers toi…Oh, es-tu là…(se tournant vers on ne sait quoi) Je cherchais… »71. Dans cet univers rêvé, il n’y a pas de perception, mais seulement des phantasmes, des représentations sans contenu certain. Le Phantasme, comme le dit Husserl72, ne constitue aucun présent, car il ne donne aucune présence : il ne livre rien « en personne »73. Le monodrame appartient au monde discontinu du phantasme, de la représentation : il s’articule donc autour d’une absence, d’un corps mort, pour reprendre une métaphore de Husserl. Le corps du Je (Ichleib)74 prend normalement forme comme je percevant : en conséquence, il se donne le monde vivant, en chair et en os, peut-on dire pour traduire Leibhaftigkeit. La protagoniste de

70 S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Gallimard,

Paris, 1985, pp. 213-250. 71 Schönberg, Erwartung, livret de l’enregistrement dirigé par Christoph von

Dohnányi, Wiener Philarmoniker, Anja Silja, 1 CD Decca, 1979, p. 156. 72 Pour une analyse comparée de l’Erwartung chez Husserl et Schönberg, voir

É. Lecler, « Du soliloque au monodrame. Husserl et Schönberg », Fascinations musicales, C. Dumoulié (éd.), éditions Desjonquères, Paris, pp. 61-70.

73 Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, P.U.F., Paris, 1964, p. 63.

74 Husserl, Chose et espace. Leçons de 1907, trad. J.-F. Lavigne, P.U.F., Paris, 1989, p. 31 et pp. 106-107.

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Erwartung, au contraire, vit dans le monde de cauchemar des symboles morts : les cadavres du phantasme (Körper par opposition à Leib). Elle comble par l’imagination les béances de la perception : à l’orée d’un bois, dans le brouillard, le clair-obscur de l’aube, elle n’a du monde qu’une perception partielle, confuse, qui se perd dans le détail. Quand nous ne pouvons la voir sous toutes ses faces, dans l’obscurité et le brouillard, nous sommes, écrit Husserl dans Chose et espace, « étrangers à la chose »75. Cette étrangeté à l’espace, cette discontinuité du temps sont les hypothèses même de Erwartung. Pappenheim et Schönberg déconstruisent les liens logiques du discours, tant parlé que musical, pour représenter le chaos, ce que Husserl nomme la « cohue phénoménologique »76, et donner voix à l’irrationnel.

75 Ibid., p. 146 76 Ibid., p. 339.

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2. Du silence au cri : vers une nouvelle visibilité

L’inquiétante étrangeté du son lointain

Franz Schreker commence à écrire Der ferne Klang (Le son lointain) en 1901, soit un an avant la représentation de Pelléas. Le premier et deuxième actes sont achevés en 1905, le troisième sera écrit en 1908 et 1909. Le succès de sa représentation à Francfort en 1912 éclipse le monodrame de Schönberg, Erwartung.

Le premier acte apparaît comme un acte transitoire dans l’histoire de l’opéra, dans la mesure où il opère un passage de la féerie au naturalisme. La trame de la première scène n’est pas sans rappeler le roman d’initiation romantique, et en particulier Heinrich von Ofterdingen, de Novalis. Comme le roman, l’opéra s’ouvre par l’appel de l’inconnu : la fleur bleue vue en rêve ou le son lointain entendu dans un moment d’extase. L’utilisation de la harpe pour caractériser le mystère est une autre référence au modèle romantique : celui de la harpe éolienne, mue spontanément par la Nature. Toute la difficulté tient en effet, dans l’opéra, à ce que le son lointain soit véritablement entendu, composé. Le sujet consiste en une dramatisation littérale du défi romantique posé par l’expression à la musique. Dès le début de l’opéra, l’ambiguïté de la quête de Fritz est exactement celle de l’art de Franz (Schreker)1 : ce qui doit venir à la fin est déjà entendu dans le début. C’est d’ailleurs la loi énoncée par le héros lui-même dans la première scène : il doit partir pour conquérir ce qui n’est pas ici, et reviendra, « artiste par la grâce de Dieu », riche et comblé d’honneur, retrouver sa Grete. En composant lui-même son livret, Schreker n’a pas seulement réédité le geste de Wagner compositeur et écrivain. Il fait de nouveau de l’opéra le genre réflexif, l’apologue, où se joue l’incarnation de l’art dans la personne du héros-héraut ; Der ferne Klang doit beaucoup aux Maîtres chanteurs (Die Meistersinger von Nürnberg). Schreker demeure romantique en ceci que l’inouï est un inconnu renvoyé à un ailleurs. Il ne

1 Cette identité du héros et du compositeur est présente dans le jeu des noms :

Fritz et Grete évoquent un autre couple de conte, bientôt remis en scène par Humperdinck : Hans et Gretel. Fritz et Hans composent ensemble le prénom du compositeur : Franz.

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peut être alors énoncé que par analogie, et demeure incapable de devenir le motif structurant l’écriture de l’œuvre.

Pour qu’il y ait retour dialectique de la connaissance comme reconnaissance, il faut une certaine immédiateté. Il faut que la fable l’em-porte sur le roman, pour que ne subsiste de la durée que l’illusion : on ne se reconnaît dans l’épreuve du négatif, que dans la mesure où l’on se main-tient soi-même comme identique. Tel est le mouvement divin de l’esprit et de l’art. Or ici, dès la seconde scène, le temps historique vient faire une intrusion qui, progressivement, occupe toute la scène. Tant que la pauvre Gretel doit subir des mauvais parents, elle est l’héroïne d’un conte, pouvant encore espérer qu’une métamorphose soudaine la rende à sa vraie identité. Mais deux éléments viennent troubler cette possibilité idéale : le récitatif parlé, qui introduit dans l’opéra le réalisme théâtral, et surtout (car le recitativo secco de la Flûte enchantée peut aussi s’intégrer parfaitement à la féerie) l’intrusion d’un autre son lointain, mais qui vient contredire l’idéal : les bruits menaçants du monde extérieur. Schreker invente ici une acoustique dramatique en faisant des sons des entités dynamiques. Proche en cela d’Ernst Kurth2, Schreker fait du son une tension instable ; la phrase manifeste une énergie cinétique particulière, qui est significative en soi. Le « son lointain » est suspendu dans une durée indéfinie, car privée de rythme et non caractérisée mélodiquement ; il est simplement placé à une hauteur évocatrice du sublime, qui le situe aux limites de la voix humaine. Il n’est que la métaphore in absentia de l’absolu. Dans la troisième scène en revanche, les bruits de l’auberge, en se rapprochant (wie näherkommend, dit la didascalie dramatico-musicale) sont la manifestation sensible du danger réel qui menace Grete et qui provoque un premier cri : « Ils parlent de mariage – mère, ils viennent vers nous ». Son père endetté l’a jouée aux quilles et le tournoi d’amour des temps de la chevalerie est devenu un marché réel. L’intrusion du son est la manifestation menaçante d’une

2 E. Tarasti, « Ernst Kurth come precursore della semiotica musicale : passi

verso la definizione di « actoriality » in Musica » (Ernst Kurth, précurseur de la sémiotierque musicale : avancées vers la définition de l’ « actoriality » en musique), Il pensiero musicale degli anni venti e trenta (La pensée musicale dans les années vingt et trente), actes du colloque (1 au 4 avril 1993), M. Bristiger, N Capogreco, G. Reda (éd.), Centro Editoriale e Librario Università degli studi della Calabria, Arcavacata di Ronde, 1996, pp. 273-285. Schönberg, lui, sera très critique, et attaque notamment Les fondements du contrepoint linéaire (1917) de Kurth dans un texte de 1931, Le style et l’idée, pp. 225-230.

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violence déchaînée, bien plus efficace que l’allusion mythologique au viol, contenue dérisoirement dans le nom de l’auberge : le Cygne.

La scène sept sera la « chanson de la tour » de Grete, après qu’elle s’est enfuie dans l’espoir de retrouver Fritz. Elle entend à son tour l’appel du son lointain, quand, au bord d’une falaise, elle connaît l’attirance de la mort. Elle croit que l’idéal lui sera donné dans l’au-delà. À ce moment se fait entendre le motif du son lointain, sur une ligne mélodique vaguement esquissée. Puis la lune éclaire la mer et Grete fait l’expérience de « l’enchantement de la forêt nocturne » (Nächtlicher Waldzauber), qui la ramène à l’espoir et au désir infini. Dans le texte, Grete identifie le son lointain et le désir infini : tous deux incarnés pour elle par Fritz. En effet, le texte de Schreker, fait de vers courts, réduits souvent à un seul mot, reprend le procédé wagnérien d’une écriture contrapuntique du texte, où la superposition des vocables crée des effets de sens. Mais ici, il ne s’agit plus d’unir les paroles par les jeux musicaux d’assonances et d’allitérations : les tirets indiquent plutôt qu’il s’agit d’un discours interrompu, trébuchant :

Ah, wie schön ! Wie seltsam – Ein Märchen ! – Doch –so schwül. – Welch ein Raunen – sterben – mag ich – nicht mehr – in mir ein hold beglückend Erschauern – Ein rätselhaft Sehnen, – Ach Fritz, warum Bist Du fern – von mir ?3

Dans la scène suivante, le conte sera une fois encore démenti par une ambiguïté ironique : elle est perdue dans une forêt et rencontre une vieille

3 « Comme c’est beau / Comme c’est étrange / un conte ! / Pourtant, si étouf-

fant / Quel murmure / Je voudrais / ne plus mourir / un doux / frisson / de bonheur / un désir / énigmatique / Ah Fritz, pourquoi / es-tu loin – de moi ?» (traduction personnelle en l’absence de traduction française), F. Schreker, Der ferne Klang, livret de l’enregistrement sous la direction de G. Albrecht, 2 CD Capriccio, p. 46.

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femme qui parle comme les sorcières ou fées masquées des contes de Grimm, mais qui s’avère être une proxénète. En effet, l’acte deux se passe dans une maison de plaisir, où l’on retrouve Grete dix ans plus tard.

Le réalisme qui domine à partir de ce moment n’est pas une fin en soi : il ne s’agit jamais de faire la peinture d’un milieu social. Il est simplement le démenti de tout idéalisme esthétique : celui du romantisme comme du symbolisme. La légende des contes et l’opéra féerique sont peu à peu remplacés par une violence, à la fois tangible et audible. Dans le second acte, le chœur commence par entamer un Lied romantique sur la nostalgie. Puis les voix lointaines constituent un fond sonore sans parole (sur « heiah »), de pures mélismes inaccentués et détachés de toute tension dramatique. Ce chœur angélique est celui des filles de la maison « La casa di maschere ». Les filles-fleurs de Parsifal sont devenues des séductrices, mais privées de toute magie. Dans cette maison règne plutôt une cacophonie, mais une cacophonie réglée, celle de la civilisation : les voix multiples et typées se superposent sans se répondre. Le bordel, dans les deux sens du mot, n’est pas sans sens : c’est le monde du masque, de l’opérette viennoise de la cacophonie synchronisée, du faux désordre sous-tendu par un rythme régulier. Comme dans le Strauss du Chevalier à la rose (Der Rosenkavalier), dont Schreker préfigure l’écriture, tout ce désordre penche vers la valse. La négation de tout mystère se fait proprement dans cette récupération esthétisante de tous les bruits du monde, dont Strauss sera le maître4. Comme chez Strauss (et Hofmanns-thal), le thème du théâtre dans le théâtre apparaît ici comme la seule indication d’un possible retournement : quand Greta (tel est son nom professionnel) chante qu’elle fait peut-être un mauvais rêve depuis qu’elle s’est endormie dans la forêt. Et dans ce rêve serait contenu un autre rêve : « un chant merveilleux, d’un bonheur indicible et immense […] un rêve dans le rêve » (ein wundersam Lied, von einem Glück, unsagbar und groß […] ein Traum im Traum…). La seule chose qui subsiste de réel, dans ce monde masqué, est la voix douloureuse de Greta, qui prend les accents de Kundry pour dire sa douleur à être réveillée de son lourd sommeil. Schreker multiplie alors les allusions parodiques : au tournoi des Maîtres chanteurs, à Lohengrin, puisqu’il va s’agir de trouver un prétendant pour Greta parmi les noceurs, comme il s’agissait de trouver un défenseur pour Elsa. Et c’est à la fois sous les traits de Lohengrin et du Hollandais fantôme

4 Son opéra bouffe (Komische Oper) sur un livret de Stefan Zweig La femme

silencieuse (Die schweigsame Frau) en est le modèle paradoxal, le pot-pourri porté à ses limites, la négation du silence en musique.

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qu’apparaît Fritz, porté par un vaisseau (ein Schiff). Mais comme pour la Jenny de L’opéra de quatre sous de Brecht et Weill, le salut ne viendra pas de la mer5.

Car Fritz est bien un Heldentenor wagnérien, porté, à la fin de l’acte, par le rythme ascendant de la phrase héroïque. Mais – c’est là la leçon explicite de cet opéra qui tend à la fable – il ne sait pas reconnaître que la femme idéale est aussi la femme réelle : dans la scène huit, il énonce cette loi de la fin des temps idéaux : « Comme libérateur, je vins trop tard » (Als Freier kam ich zu spät). Le troisième acte, celui du dénouement, est celui du retour de Grete, alias la Tini, déchue, à l’auberge du Cygne. Pendant l’acte, la pièce de Fritz, La harpe (Die Harfe) est représentée hors-scène. À la suite de l’échec de la fin de son œuvre, le poète se meurt. Pour la première fois, à la suite d’un prélude introduisant des chants d’oiseaux, il voit la beauté du printemps. L’opéra s’achève par un duo faisant écho à la fin de Tristan, où Franz expire dans les bras de Grete. La dernière mesure est le cri de Grete « Nein ! ».

Œuvre de la non-rédemption, de l’échec de l’art, Der ferne Klang semble utiliser la fable symboliste pour faire des personnages des prototypes dépersonnalisés. Grete y est, avant Lulu, la femme dont l’identité est modifiée, à mesure que la société la baptise de nouveaux noms d’infamie. L’antinomie wagnérienne entre l’idéal et le monde historique y est portée à son plus grand déchirement, puisque le monde réel n’y est plus figuré, mais intervient par l’insertion, dans l’opéra néo-wagnérien et néo-symboliste, de l’esthétique réaliste. Der ferne Klang, par sa morale petite-bourgeoise, semble la négation même de tout mystère, dans la mesure où les personnages échouent à voir dans le plus proche le bonheur possible. Mais c’est dans les moments de séparation, de retrouvailles, de suicide, de mort, que se déploie le lyrisme étrange de la musique. À la suite de Debussy, Schreker a su abandonner les formes établies pour aller un peu plus avant dans l’incertitude tonale et dans une construction linéaire, spontanée, exploratoire de tous les moyens sonores. Sa musique de timbre n’abandonne pas cette incertitude permanente mais en fait son principe même. Les personnages changent, et demeurent identiques : Grete est toujours identifiée par sa voix, quels que soient ses noms. Le style paratactique et l’utilisation nombreuse des tirets ne correspondent pas à un style musical haché. La déclamation est continue, mais incessamment

5 Il faut ajouter que le rêve de Jenny est plus révolutionnaire : le « vaisseau à

huit voiles » (ein Schiff mit acht Segeln) aurait aussi « cinquante canons » pour détruire la ville qui l’opprime.

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modulée, toujours en voie de dissonance. L’instabilité devient un principe d’écriture tant au niveau dramatique que sonore. Le conte dans le réel, l’idéal romantique dans une maison de plaisir, permettent de donner à entendre ce léger décalage qui introduit l’étrangeté. Le principe d’instabilité permet de répondre à la question posée par Schreker dans son livret et que Dalhaus résume ainsi : comment dépasser l’antithèse entre l’art et la vie sans opérer la résolution, c’est-à-dire sans rendre à la musique son caractère unificateur et donc rédempteur ?6 L’instabilité maintient l’énigme en étant principe d’indécidabilité. Le son lointain est aussi le plus proche dans cette imperceptible folie-prise de conscience, dont l’illusion théâtrale se veut le révélateur. Schreker déséquilibre l’auditeur, en le plaçant au creux du devenir, dans la sensation de n’être ni le même, ni l’autre. D’une certaine façon jamais l’opéra n’aura touché de si près à la révélation de l’indicible, jamais il n’en aura été plus éloigné.

Entre texte et musique : la vision

D’octobre 1908 à 1913, Schönberg écrit son « drame avec musique » Die glückliche Hand. Au même moment Kandinsky conçoit avec le musicien Thomas von Hartmann sa « composition scénique » Der gelbe Klang. En 1910, Kandinsky achève la rédaction de Du spirituel dans l’art (Über das Geistige in der Kunst) et, en 1911, Schönberg publie son Traité d’harmonie (Harmonielehre) et expose en décembre ses toiles au Blaue Reiter ; il participe également à la seconde exposition l’année suivante et publie texte théorique et partition dans l’Almanach – où figure le livret de l’opéra de Kandinsky... Il y a là suffisamment de coïncidences pour provoquer une double reconnaissance, en miroir, des deux artistes. Ils s’écrivent de 1911 à 1923 – date de la rupture due à une déclaration antisémite de Kandinsky7. De 1911 à 1913, la correspondance est particulièrement riche de

6 C. Dalhaus, « Schreker und die Moderne. Zur Dramaturgie des « Fernen

Klang » » (Schreker et les modernes. La dramaturgie du « son lointain ), op.cit., pp. 218-226. Cette question, ici résumée, est formulée pp. 224-225.

7 Dans son essai, Der « Weg » der « Blauen Reiter » (Le « chemin » du Blaue Reiter), Hartmut Zelinsky dessine le chemin idéologique commun emprunté par les deux artistes ; il insiste sur l’héritage wagnérien, l’influence de Stefan George et de Stirner pour tracer un horizon idéologique dont on voit nettement l’orientation... in A. Schönberg, W. Kandinsky, Briefe, Bilder und Dokumente einer außergewöhnlichen Begegnung, Jelena Halhl-Koch (éd.), Residenz, Salzburg-Vienne, 1980, pp. 232-262. Nous citerons également l’édition traduite en français de cet ouvrage (à l’exception d’un article).

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considérations théoriques et offre un précieux témoignage de la communauté de vues entre les deux artistes. Tous deux s’entendent sur une position d’avant-garde dans le champ artistique. Schönberg dira en 1928 que leur expressionnisme est né comme un dépassement du symbolisme, dont l’influence fut, on l’a vu, pourtant déterminante sur les musiciens viennois, « ... zu einer Zeit, wo der Realismus schon überwunden war und auch der Symbolismus zur Neige ging [...]. Man lechzte nach neuen Gebilden, nach neuen Inhalten (...à une époque où le réalisme était déjà dépassé et où le symbolisme aussi était sur son déclin [...]. On aspirait à de nouvelles images, à de nouveaux contenus) ».8 Cette nouvelle approche de la représentation, d’aucuns la nommèrent « expressionnisme », auquel Schönberg préférera la périphrase : « mit den Mitteln der Bühne musizieren » (faire de la musique avec les moyens de la scène)9. Le théâtre auquel pense ici Schönberg est d’abord un théâtre inspiré du symbolisme : celui du Kleines Theater de Max Reinhardt10, qui joue à côté de Strindberg, Wedekind et Gorky, Maeterlinck. Les scènes oniriques, séparées, les types universels, et l’idée même de l’opéra de chambre, tout rappelle les innovations symbolistes.

Kandinsky entame le dialogue à ce propos en janvier 1911 avec celui qui, quoique plus jeune, l’a précédé dans la carrière artistique : « Vous avez réalisé dans vos œuvres ce dont j’avais, dans une forme à vrai dire imprécise, un si grand désir en musique » (Sie haben in Ihren Werk das verwirklicht, wonach ich in freilich unbestimmter Form in der Musik so eine grosse Sehnsucht hatte)11. La mimésis serait à la peinture ce que la tonalité est à la musique : son ordre naturel, dans la continuité duquel l’art occidental s’est construit. La rupture totale de l’art absolu – alors recherchée dans leurs œuvres-laboratoires des années 1910 – ne pourra se faire que par une coupure transcendant cet ordre naturel : celui du visible tel qu’il est re-présenté, et de l’audible, tel qu’il est joué selon les lois de l’harmonie. La nouvelle harmonie de Schönberg offre un nouvel agencement possible des données sensibles, un agrandissement du matériau de composition où la dissonance trouve place. C’est, plutôt qu’une atonalité, une pantonalité. Le mysticisme avoué de Kandinsky et celui, diffus, de Schönberg, s’expliquent par un souci de fonder leur esthétique 8 A. Schönberg, Breslauer Rede (Discours de Breslau), ibid., p. 131. 9 Ibid., p. 131 de l’éd. allemande, p. 205 de l’éd. française. 10 J. et D. Crawford, op.cit., p. 240, rappellent que Schönberg envisage de

collaborer avec Reinhardt en 1911 puis en 1913. Il réalisera finalement lui-même ses maquettes et décors.

11 A. Schönberg, op.cit., respectivement p.135 et p.19.

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dans la vision intérieure plutôt que dans la reproduction d’un cosmos, par définition déjà maquillé. L’Unique, à l’ère de la reproductibilité technique, est seul porteur de l’aura, quand « le mystère devient marchandise » (das Geheimnis wird kaüflich)... selon les mots de Kandinsky dans une lettre à Schönberg de 1914 : « Tout est incroyablement simplifié, le mystère devient une marchandise. Soyez content que personne ne veuille com-prendre ce que vous faites. Laissez les doigts sales chercher à tâtons votre forme »12.

Le modèle de la vision est ici, en un cercle qui persiste à nier la représentation, la musique pure, non signifiante. La vision est, dans l’idéal synesthésique réaffirmé, la résonance intérieure de la sonorité, image libérée de la matière. Le rejet de toute mimésis apparaît de façon exemplaire dans les rapports conflictuels de Schönberg avec le cinéma. À un projet de filmer Die glückliche Hand, Schönberg donna cette réponse peu encourageante : « Mon plus grand souhait est donc ici le contraire de ce qui est le but du cinéma. Je veux : la plus grande irréalité ! » ( Mein höchster Wunsch ist also hier das Gegenteil von dem, was das Kino anstrebt. Ich will : Höchste Unwirklichkeit !)13. Il exprimera à nouveau sa déception d’un art devenu mercantile dans un texte de 1940 L’art et le cinéma14. Ce que le vison donne à entendre, c’est l’espace intérieur de l’artiste, garant de cette singularité absolue de l’œuvre. La résonance pure permet l’écoute de ce « je » qui libère en lui un espace : qui « s’espace ». Mystique, certes – mais pas davantage que l’expérience esthétique formulée par Kant dans le vocabulaire de la contemplation religieuse15 – l’écoute fait entendre comment je deviens ce que j’entends, et comment j’entends ce que je suis, selon l’articulation du rythme. Elle fournit donc un modèle à la vision du peintre, dont le symbolisme originaire, héritier des courants occultistes de la fin du siècle, s’articule ainsi avec l’expression-nisme naissant. La trace la plus visible en est leur commune filiation avec Maeterlinck, dont Kandinsky fait le Poète par excellence du mot en sa « résonance intérieure », dans le troisième chapitre de Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier. Mais ce que tous deux recherchent, après le symbolisme, c’est l’expression directe, d’une visibilité frappante, de l’intériorité, plutôt qu’une esthétique de la suggestion. L’expression-nisme qui naît dans les années 1908-1910 avec l’achèvement d’Erwartung

12 Ibid., p. 179 de l’édition française. 13 Ibid., p.128 de l’édition allemande (traduction personnelle). 14 A. Schönberg, Le style et l’idée, pp. 127-131. 15 Comme l’analyse A. Besançon lui-même, op.cit., pp. 263-277.

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et la composition de Die glückliche Hand est bien cet enregistrement des chocs de l’inconscient qu’analyse Adorno au début de Philosophie de la nouvelle musique16: une écoute sans réserve d’un moi blessé, dont la souf-france inarticulée apparaît sous la forme brève et lancinante de l’image ré-manente, du tableau scénique. Le romantisme avoué de Schönberg a subi un élagage conséquent : celui du discours, du tableau composé, de la sym-phonie, au profit d’autres formes : le monodrame, la vision, la variation ...

L’image qu’il faut entendre ici n’est donc pas l’instrument d’une lecture, d’une articulation logique de cette expérience intérieure. Elle est simplement « la création d’une chose peinte à résonance intérieure » (Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier : le chapitre troisième fait de Cézanne celui qui, en peinture, la créa pleinement)17. Il manque notablement dans ce nouvel art total que Kandinsky appelle « art monumental », un sens : le toucher. Seuls la vue et l’ouïe servent à cette synesthésie de la peinture, de la musique et de la poésie18. Est précisément oublié ce qui constitue, dans la Dioptrique de Descartes, le modèle de la vision. Comme le rappelle Merleau-Ponty, le modèle cartésien de la vision c’est le toucher de l’aveugle qui reconstitue le visible, car entre le visible et le voyant il n’y a rien de commun : « La vision [cartésienne] n’est pas la métamorphose des choses mêmes en leur vision, la double appartenance des choses au grand monde et à un petit monde privé. C’est une pensée qui déchiffre strictement les signes donnés dans les corps ».19

On pourrait strictement dire le contraire de l’approche expressionniste, et expliquer ainsi le privilège de la couleur sur le dessin et la puissance magique conférée aux images. Le tableau expressionniste, qui sert de décor aux drames musicaux, n’est pas l’objet d’une lecture que je pourrais construire en assemblant ses parties, selon une finalité de ressemblance. Il ne re-présente plus mais « présentifie », comme l’icône qui éveille dans le spectateur l’image intérieure. L’absence de narrativité des opéras expressionnistes, de Schönberg Berg, ou de Kandinsky, fait de l’art monumental le contraire d’une somme, d’un Gesamtkunstwerk, car la juxtaposition y fait loi : juxtaposition des scènes et tableaux, juxtaposition des arts. Dans le rêve éveillé, la réalité est dématérialisée et discontinue, toujours projetée en avant et jamais reconstituée en son intégralité. 16 T.W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, p. 52. 17 W. Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier,

Denoël, Paris, 1989, p. 92. 18 Rappelons que Kandinsky publie des poèmes et que Schönberg est son propre

librettiste. 19 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, folio Gallimard, Paris 1995, p. 41.

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Erwartung est le monologue d’une femme qui cherche son amant dans la nuit, jusqu’au moment où elle vient buter sur son cadavre... Ce que l’on touche est donc la limite où cesse le monologue expressionniste, fait tout entier de la recherche d’une image manquante, l’hallucination d’un corps. La vue y est l’organe de la dé-réalisation.

C’est là que l’expressionnisme touche à l’avant-garde et perd son public – et ses critiques bien souvent – : dans l’absence de volonté de communiquer. L’image n’est plus une perspective sur le monde, adoptant le point de vue d’un spectateur supposé. Elle est la projection rétinienne des effets « introjetés » du monde extérieur, des expériences affectives de l’artiste. La synesthésie est l’opération de cette transposition de l’expérience par l’artiste, dans le médium qui lui est propre, peinture, poésie, musique. Il s’agit donc bien d’un art où la transposition est possible, transposition d’art dans son sens le plus parnassien : une aquarelle peut être dansée puis jouée20. Sublimation, spiritualisation, tels sont les clefs de cette première esthétique expressionniste. Le son devient couleur par la peinture, la couleur devient son par la musique, parce que la sensation est passée par le filtre d’un corps unique, celui du créateur. Schönberg appliquera strictement le symbolisme des couleurs à la mise en scène qu’il décrit en détail dans son livret (ce sera l’unique point où il est en parfait accord avec Kandinsky). La république des génies de Schopenhauer est alors parfaite, dans la mesure où ils se lisent les uns à travers les autres – dans l’harmonie d’un cercle spirite. Cet élitisme en art est le double parfait de ce qu’Adorno voit comme le geste expressionniste par excellence : « la solitude érigée au rang de style » :

Aveugle, l’œuvre d’art absolue, radicalement aliénée, ne se réfère tautologiquement qu’à elle-même [...]. C’est déjà à la hauteur de l’expressionnisme que s’empare d’elle ce vide qui deviendra manifeste dans la nouvelle objectivité. Ce qu’il anticipe sur celui-ci, l’expressionnisme le partage avec le Jugendstil et avec l’art artisanal qui l’avait précédé. À ces styles se rattache Die glückliche Hand dans ses aspects comme celui du symbolisme des couleurs.21

Die glückliche Hand et Der gelbe Klang sont des portraits en abyme du créateur, mais d’une façon très différente de la manière wagnérienne. Le livret de Schönberg se lit ainsi sur un axe double : l’autobiographie de ses ennuis conjugaux, et le chemin de croix de l’artiste moderne. Pour Kandinsky, la transposition est plus cryptée et son symbolisme passe

20 A.Schönberg, op. cit., p. 191 et trad. fr., p. 114. 21 T.W. Adorno, op. cit., p. 55.

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uniquement par l’image et rarement par la parole articulée, sauf en une injonction ironique de se taire faite à l’enfant au quatrième tableau de La sonorité jaune. Schönberg est peintre et écrivain (de son livret), Kandinsky poète, musicien, car le Génie absolu dépasse les contingences naturelles. L’autoportrait vert (Grünes Selbstporträt) de Schönberg de 1910, le regard rouge (Roter Blick) et la Vision de la même année montrent, avant tout, ses yeux, orbes vides où tout est dit.

La comparaison entre Die glückliche Hand et Der gelbe Klang révèle à la première lecture une différence entre un romantisme constant de Schönberg et un plus grand effacement des données affectives et narratives chez Kandinsky. Le théâtre de ce dernier représente des figures, géants, fleurs, hommes et « êtres indéterminés » (Undeutliche Wesen , c’est-à-dire littéralement des « êtres non signifiants » !) se mouvant dans des tableaux colorés et sonores, là encore sans Bedeutung... L’Homme du drame schönbergien rencontre en revanche l’autre, sous la forme de la chimère, de la femme et du travailleur dans un chemin de croix. Une note de mise en scène du 1930, où Schönberg souligne le verbe « se déchirer », vient renforcer cette lecture déjà transparente : « Am Schluss der I. Szene soll der Vorhang zerreissen » (A la fin de la première scène, le rideau doit se déchirer).22 Bien-sûr, ce voile déchiré de façon spectaculaire rappelle aussi, musicalement, la Passion, car cet épisode est un moment des plus pathétiques de la Passion selon Saint-Mathieu de Bach. Schönberg re-présente l’archétype du Drame : l’Histoire, peu « abstraite », de l’Incarnation. Et l’Incarnation se montre le mieux dans la souffrance qui la rend palpable. Schönberg ne reniera jamais ce romantisme, et préférera, en 1928, à l’étiquette expressionniste sa propre définition de l’« art de la représentation des mouvements intérieurs » (die Kunst der Darstellung der inneren Vorgänge )23. En ce sens, il s’éloigne d’une avant-garde qu’initie Kandinsky et qui mène à l’abstraction. Il le reconnaît dans une lettre du 19 août 1912 : « ...vous allez encore plus loin que moi dans le renoncement à toute pensée consciente, à toute action conventionnelle »24 (... im

22 A. Schönberg, op.cit., p. 126 (traduction personnelle en l’absence de

traduction française). 23 Ibid., «Breslauer Rede über Die glückliche Hand » (Discours de Breslau sur

La main heureuse), p. 133. 24 Ibid., p. 171 et trad. fr., p.69.

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Verzichtleisten auf jeden bewußten Gedanken, auf jede lebensartige Handlung25 ).

Moins expressionniste, Kandinsky serait alors en avance d’une abstraction, ou d’un degré de spiritualisation sur l’échelle de l’art. Mais cette avance reconnue par Schönberg fait aussitôt l’objet d’une critique, due au fait que le peintre se dirige vers un constructivisme – qu’il revendique dans l’Almanach du Cavalier Bleu de 1912. Schönberg lui en fait le reproche dans la lettre du 19 août 1912 :

Je crois que celui qui construit doit peser, éprouver, évaluer la résistance, l’homogénéité, etc. Pourtant, la Sonorité jaune, n’est pas construction mais simplement : reproduction d’une vision intérieure. Je vois la différence suivante :

La vision intérieure est un tout, qui a certes des parties, mais liées, déjà ordonnées.

La construction, ce sont des parties qui veulent donner l’impression d’un tout.

(Mir scheint, dass Einer der konstruiert, wägen, prüfen muss. Berechnen die Tragfähigkeit, die Zusammengehörigkeit etc. Der « Gelbe Klang » aber ist doch nicht Konstruktion, sondern einfach : Wiedergabe innerlich geschauten. Da ist noch folgender Unterschied :

Innerlich geschaut ist ein Ganzes, das zwar Bestandteile hat, aber gebundene, bereits eingeordnete.

Konstruiertes : sind Bestandteile, die ein ganzes nachahmen wollen.)26

Comment ne pas lire rétrospectivement cette lettre, sachant que cette recherche de l’objectivité formelle qu’il reproche à Kandinsky aboutira chez Schönberg à l’établissement de la série, moins de dix ans plus tard ? Kandinsky serait alors en avance sur la recherche d’un nouveau langage et anticiperait ce que fera Schönberg avec la composition sérielle : la formalisation objective qui garantisse à l’art une pérennité fondée ailleurs qu’en la certitude subjective de l’affect : celle de la grande forme, de la « composition » ? Comme l’a puissamment exprimé Adorno, en se faisant œuvre, le geste solitaire expressionniste se retourne en son contraire, devenant pure technique de composition objective27. Le sérialisme ultérieur 25 Plus que la convention, lebensartig renvoie au contenu vital de l’expérience

rapportée, celle du désir sexuel et créatif dans leur impuissance mise en scène.

26 Ibid, p. 171 et trad. fr., p. 69. «Wiedergabe eines innerlich Geschau-ten » (restitution d’une vision intérieure) s’oppose littéralement à l’imitation a posteriori (Nachahmung), dont se rend coupable le constructivisme.

27 T.W. Adorno, op. cit., « Expressionnisme comme objectivité », p.58.

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serait une réponse à cette recherche d’une forme nécessaire, ne dépendant plus seulement de la « nécessité intérieure » expressionniste. Plutôt qu’intérieure et subjective, la loi y sera interne à l’œuvre : elle garantira l’unité organique du tout contre son unité formelle extérieure. De La main heureuse à Moïse et Aaron, les drames de Schönberg se tiennent tout entier au seuil de ce risque dialectique, réaffirment toujours la profession de foi du compositeur en la nature subjective et organique de l’œuvre d’art. S’il revient dans plusieurs œuvres au symbole de la main (la « main heureuse », puis la main de Moïse brandissant le bâton), c’est parce qu’elle est l’organe médiateur entre l’intérieur et l’extérieur, tentant de saisir le monde quand elle écrit, peint ou compose.

L’année 1912 est la date charnière – celle aussi de l’expérimentation formelle de la Klangfarbenmelodie du Pierrot lunaire –, où Schönberg se refuse encore à la Loi et se tient au plus près de l’inspiration géniale. Quand l’image de Kandinsky se donne à lire selon des tables énoncées dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, de sorte que les formes et les couleurs retrouvent un « langage » (chapitre VI), celle de Schönberg reste fidèle à l’inarticulé, à la nature musicale de l’image. Si ses portraits semblent plus traditionnellement figuratifs que les tableaux de Kandinsky et si son drame est moins avant-gardiste, c’est que sa ligne se tient en équilibre instable entre deux langages, deux codes de lecture. Dans le même temps, Kandinsky bascule d’un coup d’un code figuratif vers un code constructiviste. Fidèle à l’essence du symbolisme, Schönberg recherche l’invisible dans le visible et maintient l’énigme sans réponse. Son langage est encore familier par sa part charnelle, sa consistance corporelle et émotionnelle. Il demeure dans la Littérature (symboliste), conserve le livret, alors que Kandinsky l’efface. Mais il a déjà outrepassé le sens intentionnel, dévoilé, car il va vers une universalité où les différents langages exprimeraient des essences communes. La Mélodie de timbre (Klangfarbenmelodie) n’est d’ailleurs qu’une autre recherche de ce signifié dit en même temps par plusieurs sons. Contrairement à ce qu’il affirme, le différent sur la « construction » n’est pas un détail et ce qu’il écrit ensuite, dans cette même lettre d’août 1912, est moins l’affirmation d’un credo commun qu’une mise en garde :

Nous devons prendre conscience que nous sommes entourés d’énigmes. Et nous devons avoir le courage de les affronter, sans demander lâchement qu’on nous donne une « solution » (Lösung). Il est important que nous employions notre faculté créatrice à imaginer des énigmes analogues à celles qui nous entourent. Afin que notre âme

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tente – non pas de les résoudre –, mais de les déchiffrer. Nous ne devons pas en attendre la solution, mais une nouvelle méthode de chiffrage ou de déchiffrage...28

«...eine neue Chiffrier- oder Dechiffriermethode. Die, an sich wertlos, Material bietet, neue Rätsel zu schaffen. Denn die Rätsel sind ein Abbild des Unfassbaren » ( ...méthode sans valeur intrinsèque, qui offre des moyens pour créer de nouvelles énigmes. Car les mystères sont un reflet de l’Inconcevable)29. La différence Schönberg/Kandinsky se creuse mainte-nant, et en plus d’un sens. Le second s’est en quelque sorte précipité vers l’invisible, vers l’ « absolu » d’un nouveau langage solitaire. Du coup, il devra, pour être entendu, en donner le code de lecture dans un appendice théorique à sa peinture : Du spirituel dans l’art... ou comment l’y trouver et recomposer le sens par le texte. Il renonce du coup à l’innommable de la peinture pure. L’esthétique de Schönberg se refuse à faire de l’image une icône du sens ; il persiste au contraire à se tenir au plus près du corps humain, de l’organe , de l’affect sensible pictural. La couleur omniprésente lui permet d’ancrer son langage dans l’inarticulé, dans l’origine de toute peinture qui est la tache (das Mal, tache élémentaire de la peinture, Male-rei). Cette tache apparaît non seulement par l’éclairage scénique de Die glückliche Hand, mais sur le corps même de l’Homme, comme stigmate ; en même temps, le stigmate, comme marque de l’élection, participe aussi du signe apposé, Zeichen30. Schreker écrira un opéra sur ce thème expressionniste : Die Gezeichneten (Les stigmatisés), produit en 1923.

L’œuvre se tient tout entière entre ce qui l’a faite innommable et ce qui la livre à l’interprétation discursive : dans la limite de l’Inconcevable. Là encore, la traduction ne fait pas justice au texte de la lettre, qui dit « Insaisissable » et non pas « Inconcevable » (das Unfaßbare), renvoyant au symbolisme de la saisie dans La main heureuse. Schönberg mettra les points sur les i en 1928, sachant que son drame de 1912 tenait une position trop limite pour être comprise : faire de la musique avec les moyens de la scène revenait à faire de la musique avec des concepts, comme il le dit clairement : « Denn hier ist sozusagen mit Begriffen musiziert »31. Il prononce enfin le mot qui éclairerait ce drame, où toute réussite consiste dans le fait de saisir sans tenir, dans une intuition purement idéelle donnée

28 A. Schönberg, op.cit., p. 171 et trad. fr., p. 69. 29 Ibid. 30 J’emprunte cette distinction à l’article de W. Benjamin sur la peinture de

1917, « Das Malerei », Œuvres, tome I, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch, folio essais Gallimard, Paris, 2000, pp. 172-178.

31 A. Schönberg, op.cit., p.135.

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par l’organe de l’artiste. Cet art – que Kandinsky nomme trop rapidement spirituel – tient tout entier en l’organe – mais d’un corps transfiguré. Tout le parcours de la transposition d’arts, de l’anamorphose synesthésique doit aboutir à redéfinir un nouveau corps perceptif, dont l’œuvre est le corps même, l’image-stigmate. Le concept qui fait le différent entre Schönberg et Kandinsky n’est rien moins que le concept lui-même, le Begriff, quand il prend la forme douloureuse d’une prise insaisissable, d’une intuition. La musique donne à entendre, elle est visionnaire. Entre le concept et la saisie physique, Begriff et Griff – der Griff pouvant alors se traduire heureuse-ment en français par « la griffe » : celle de la chimère baudelairienne qui tient l’Homme au début et à la fin de Die glückliche Hand. Du coup, Schönberg conçoit l’image sur le modèle du toucher, et pas seulement de la vision intérieure. Mais ce toucher du bout des doigts – celui du pianiste, du peintre, de l’écrivain – trouve sa réussite dans l’échec de la prise, dans la figure de l’insaisissable en art, qui s’appelle en philosophie le paradoxe. Pour l’entrevoir, il suffit de citer le texte de Schönberg, qui livre non pas l’interprétation, mais l’indication de ce que pouvait être ce nouvel art, à la recherche de la Notion mallarméenne :

Ce titre, Die glückliche Hand, se rattache au texte de la fin de la deuxième scène, où il est dit : « L’Homme ne réalise pas qu’elle est partie. Pour lui, elle est là, près de sa main qu’il regarde fixement et sans relâche ». Peut-être est-ce là aussi une occasion propice de montrer ce que j’entends par « faire de la musique avec les moyens de la scène ». Car pour ainsi dire, on fait de la musique avec des concepts. Nos extrémités, donc aussi les mains, servent à exécuter, à exprimer nos volontés, à manifester ce qui ne doit pas rester intérieur. Une main heureuse agit à l’extérieur, loin de notre moi bien protégé, plus elle agit loin, plus elle est loin de nous ; une main heureuse – plus loin – n’est que « doigts heureux » (glückliche Fingerspitzen) ; et plus loin encore : un corps heureux est une main heureuse et : des doigts heureux. Un bonheur au bout des doigts : toi qui possèdes en toi le supraterrestre, tu aspires au terrestre... ?

C’est un certain pessimisme auquel j’étais alors pressé de donner forme : heureuse la main qui essaie de saisir ce qui ne peut que lui échapper quand elle le tient.

Heureuse la main qui ne tient pas ce qu’elle promet ! 32

32 Ibid, p. 208.

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La Logique du crime

Die glücliche Hand apparaît rétrospectivement comme un opéra manifeste : celui du chemin de croix de l’artiste, confronté à la double hostilité de la société productive (les ouvriers) et du pouvoir (l’homme élégant), qui lui soustrait jusqu’à la possibilité d’un repos dans l’intersubjectivité idyllique (la femme). La forme brève, la construction en tableaux, la symbolique des couleurs visent en principe à une visibilité du contenu, que dément pourtant, plus que son théâtre, la musique de Schönberg. Les opéras de Berg, écrits sur des livrets réalistes, racontent une histoire située dans un temps, un espace définis, et semblent répondre à une attente du drame comme fiction cathartique. La grande forme de l’opéra y réapparaît, que l’on oppose volontiers à l’inintelligibilité de l’avant-garde schönbergienne.

Or le geste de Berg, en dépit des apparences, justement, est tout sauf la maîtrise du créateur sur le matériau littéraire et musical. Berg compose exclusivement selon la méthode dodécaphonique dans Lulu. Autrement dit, la partition y suit un nombre, certes immense, de possibilités d’enchaîne-ment des notes, mais un nombre limité arithmétiquement. Comme le dit Umberto Eco, le dodécaphonisme est un système de probabilités33. Il enserre encore cette écriture contrôlée dans des formes de musique pure : fugue, gavotte, rondo, scherzo, etc.34 Enfin, il rationalise les livrets : la pièce de Büchner gagne une impression d’achevé, de tragique, en étant découpée en trois actes, divisés chacun en cinq scènes, et pour Lulu les deux drames de Wedekind sont reconstruits selon une symétrie parfaite35. Ascension et chute de Lulu sont en effet séparées par une scène muette : l’ellipse des années de prison qui devait être montrées sur un écran cinématographique36. L’utilisation des leitmotive et de la mélodie continue sont, de plus, des procédés wagnériens qui permettent d’unifier de

33 U. Eco, op. cit., pp. 120-122. 34 D. Jarman, Alban Berg. Wozzeck, chap. 5 « The formal design » (Le dessin

formel), pp. 41-51 et chap. 6 « Act III scene 4 : an analysis », pp. 52-58, Cambridge University Press, Cambridge, 1989.

35 Wedekind écrit en 1893 une unique « tragédie monstre », qu’il scinde en deux partie en 1903-1904. Puis il les rassemble à nouveau en 1913 dans Lulu, Tragödie in fünf Akten und eine Prolog. Berg préfère pourtant la symétrie des deux parties du projet précédent.

36 P. Boulez, « Lulu, le second opéra », in A. Berg, Lulu, tome II, Théâtre National de l’Opéra de Paris – Jean-Claude Lattès, Paris, 1979, pp. 13-38. Sur l’architecture dramatique de Lulu, en particulier pp. 18-19, sur l’architecture musicale, pp. 21-25.

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l’intérieur la composition, d’en garantir l’unité compacte, la cohérence parfaite. Tout à l’opposé, le principe d’écriture musicale semble défaire les lignes. Adorno voit dans l’utilisation de la « transition infime », le trait caractéristique de l’écriture de Berg. C’est là un héritage de la mélodie wagnérienne qui faisait de « la composition un art de la transition » (das Komponieren als Kunst des Übergangs)37. Il va sans dire qu’Adorno insiste sur cette proximité avec Wagner pour mieux saisir la différence fondamentale des deux créations. Il eût pu aussi bien relever alors la proximité du geste de Berg avec celui de Debussy, que les musicologues reconnaissent pourtant comme un des modèles de Berg (et cela dès la première de Wozzeck à Vienne le 30 mars 193038). Debussy lui aussi utilisait le chromatisme wagnérien, mais pour lui faire dire tout autre chose. Mais Adorno, en cela héritier direct de Schönberg, ne reconnaît pas la place de Debussy, et isole l’art de Berg de ses prémices symbolistes, alors que c’est bien à nouveau l’esthétique symboliste de la disparition qui inspire Berg. En détaillant le discours en une infinité d’articulations, Berg dé-compose la syntaxe puis, à l’intérieur même des morphèmes, le mot lui-même. Son souci formel exacerbé produit donc l’inverse d’une construction par amplification rhétorique. Alors que Wagner créa le monde en partant d’une phrase simple (prélude de l’Or du Rhin), en la répétant et la variant jusqu’à lui donner les dimensions du cosmos, Berg part de la phrase toute faite, donnée par la série initiale, et la découpe, jusqu’au silence. Adorno prend comme paradigme une chanson enfantine qui serait, par un jeu de distinction des unités et de soustraction, réduite progressivement au silence : Kapuziner-Apuziner-Uziner-Ziner-Iner-Ner-Er-R. Et, dans l’autre sens, du rien, peut se reconstruire un mot : R-Er-Ner-Iner-Uziner-Puziner-Apuziner-Kapuziner 39. Cet exemple, choisi par Adorno pour illustrer la technique de Berg, n’a rien de simplement illustratif. Ce palindrome évoque en effet le carré magique, modèle pris par Webern de la composition sérielle, car il peut se lire dans tous les sens40 :

37 T.W. Adorno, Berg. Der Meister des kleinen Übergangs (Berg. Le maître de

la transition infime), Die musikalischen Monographien, Suhrkamp, Frankfort, 1971, pp. 323-494.

38 Le critique de la Neue Freie Presse, Julius Korngold, y entend un « Pelléas prolétarien de troisième ordre ». Ce jugement n’est pas sans intérêt, car il per-çoit l’alliance du drame symboliste et du réalisme, D. Jarman, op.cit., p. 77.

39 Ibid., p. 328. 40 Dans une lettre à Hildegard Jone ; ce carré est commenté par U. Eco, op.cit.,

p. 121.

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S A T O R

A R E P O

T E N E T

O P E R A

R O T A S

Le palindrome propose deux modèles de la série de douze sons : un modèle du cosmos plein, pour Webern, et un modèle de la dialectique du plein et du vide, pour Berg. Contre toute attente, la plénitude se trouve dans la modélisation de Webern, le maître des silences. Mais dans les deux cas, la construction musicale se fait selon le paradigme du langage. Musique et littérature se retrouvent, articulés par une même poétique du Verbe ; seulement, l’art de la transition, qui en faisait chez Wagner une parole de la génération créatrice, est devenu chez Berg un art de la déconstruction, un art destructeur. À ce point, la problématique de la transcendance du Verbe, formulée par Schönberg dans Moïse et Aaron ne naît pas de rien, en tout cas nullement d’une conversion soudaine, qui en ferait une œuvre détachée de toute l’Histoire de la musique, de la littérature, de l’opéra. Cette question du Verbe est aussi celle de Wozzeck, mais ici posée dans un livret réaliste.

Comme le signale Douglas Jarman, Berg devait se reconnaître dans l’obsession de Wozzeck41 à déchiffrer les signes de l’univers. Il avait été influencé non pas directement par la kabbale, mais par la numérologie de Wilhelm Fliess42. Adorno, qui a connu Berg, rapporte que lui aussi fut profondément marqué par Séraphîta de Balzac, et donc indirectement par les correspondances selon Swedenborg43. Berg a envisagé de composer un mouvement symphonique s’achevant sur les derniers mots de la nouvelle de Balzac. Cependant, l’univers est pressenti par Wozzeck comme un ensemble de correspondances, mais dont la totalité qui ne traduiraient nullement la Beauté, rédemptrice des apparences fugaces. L’unité du monde y est la totalité écrasant l’individu sous le poids du destin. Dès la

41 À la suite d’une erreur de déchiffrement le « Woyzeck » de Büchner a été

orthographié « Wozzeck ». Nous conservons cette graphie, reprise par Berg, pour désigner le personnage de l’opéra.

42 D. Jarman, op.cit., p. 67. 43 T.W. Adorno, op.cit., « Erinnerung » (Souvenir), p. 350.

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seconde scène de l’acte I, Wozzeck pressent l’omniprésence de la mort dans la nature crépusculaire, lorsqu’une tête roule parmi les champignons, puis devient un hérisson mort, présage de la mort de qui le ramassera. Progressivement, la peur s’étend et prend la dimension universelle d’un vaste « incendie roulant de la terre vers le ciel » (Ein Feuer ! Ein Feuer, das fährt von der Erde in den Himmel !). Dans la scène, trois, Wozzeck sera pris de nouveau par ce pressentiment de l’Apocalypse, citant un passage de la destruction de Sodome et Gomorrhe. Cette peur sans cause, la Peur, est une synesthésie de l’angoisse : au rouge du couchant, du sang, correspond l’hallucination auditive, qui est aussi un souvenir biblique : « un vacarme descend sur terre, comme de trompettes » (Posaunen étant le mot pour les trompettes du Jugement Dernier). La perception hallucinée de Wozzeck, faite de visions fulgurantes, prise dans une apocalypse universelle, entre le cri et le silence de la mort, est exactement ce que donne à entendre la musique de Berg : à la fois propagation incendiaire au moyen de la transition infime, et fulgurance de moments disparates entièrement intégrés à la structure. Ici, en dépit d’une composition continue, il n’y a pas de mélodie continue, mais bien plutôt, comme dans Pelléas et Mélisande, un discours autonome de la musique, qui se déploie dans un temps autre que le déroulement narratif. Elle donne à entendre ce que Maeterlinck appelait « l’envers des destinées » : les signes du destin ou l’Inconscient de la nature. Comme Mélisande, Wozzeck est un simple, l’idiot (der Narr, le fou au sens médiéval) qui, en étant déshumanisé, devient la voix de l’Evénement.

L’Evénement ici, n’est pas la mort en général, se présentant sous toutes ses formes dans l’univers d’Allemonde, mais le crime, car l’univers légendaire a été remplacé par l’univers social réel. La tension de Lulu culmine aussi dans l’assassinat de l’héroïne par Jack l’Eventreur, figure emblématique de la Ville moderne. Dans l’opéra expressionniste, la femme ne cesse d’être assassinée, selon un destin que le titre de Kokoschka dit ironiquement : « L’assassin, l’espoir des femmes » (Mörder, Hoffnung der Frauen)44. Car l’individu solitaire n’existe qu’en niant l’autre, en usurpant sa place dans l’univers. Il ne sort donc jamais du monologue, mais vit sous la menace de la violence sociale. Entre la mort omniprésente de l’univers

44 Dans Cardillac, composé par Hindemith en 1925-1926 sur un livret de

Ferdinand Lion, inspiré de Mademoiselle de Scudéri d’E.T.A. Hoffmann, c’est l’assassin qui vit dans la solitude : le bijoutier qui assassine ses clients parce qu’il ne peut se défaire de ses bijoux. Mais peut-être la perspective (l’artiste en assassin) est-elle déjà fort éloignée.

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de Maeterlinck et la mort menaçante de celui de Büchner, la différence est de taille : il s’agit ici d’une mort dans la cruauté. Pour Debussy, le point de vue musical était celui de Mélisande c’est-à-dire d’une ignorance de ce qui se joue, d’une innocence primaire, traversée par la voix de la nature. Pour Berg, le point de vue non seulement dramatique, mais musical est aussi celui de l’idiot, Wozzeck ; mais rien ici, pas même la nature, ne peut apporter de soulagement, car la sensation pure n’existe plus. La nature s’offre finalement sous l’aspect du marécage qui engloutit le criminel ; et l’enfoncement dans le désespoir n’a jamais été que son destin annoncé. Il n’existe aucun secret dans Wozzeck : si le texte n’y suffisait pas, la musique trahirait la vérité de ce qui se joue. L’adultère de Marie est annoncé dès la scène trois, ainsi que le crime de Wozzeck, dont la folie est préalable à la première scène. Le discours, tant textuel que musical, est saturé de références. Wozzeck ne s’exprime que par réactions et par échos, en reprenant les paroles soit du prêche, sous forme de citations bibliques, soit en répétant les mots de ses bourreaux, le capitaine et le médecin. C’est pourquoi il accomplira par imitation ce que la société lui enjoint de faire : punir la femme adultère. L’image du monde construite par la double série, musicale et textuelle, est celle d’une totalité qui ne change jamais d’une nature physique vers un au-delà métaphysique, mais demeure saturée d’existence. La nature ne se dépasse donc pas, et ne connaît de devenir autre que la dégénérescence, de loi que l’entropie. L’immanence pèse sur les individus, et, du parlé-grogné de Wozzeck aux mélismes acrobatiques du chant de Lulu, la voix ne fait que tracer des dessins déjà préfigurés dans le palimpseste de l’univers sonore. L’infini ne vient plus toucher de la grâce musicale le drame des individus, car il est de part en part la trame de tout ce qui s’exprime : Deus sive natura ne connaissant pour expression que la tristesse, c’est-à-dire l’amoindrissement de l’être.

L’effroi et le Jugement Dernier

Wozzeck n’est pas, à proprement parler, un personnage angoissé, mais le révélateur d’un Evénement dont il est lui-même la victime : l’effroi. Selon la distinction de Reik, qui écrit au moment même de la composition des opéras de Berg, l’effroi est la peur primitive, la peur panique devant le surgissement inattendu de l’inconnu, alors que l’angoisse est déjà une façon de domestiquer la peur, et donc de s’en défendre : « L’effroi est la réaction affective à ce qui fait irruption, l’angoisse est la réaction à ce qui

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menace »45. Et cet inconnu, pour le sujet, c’est le monde. Aussi l’effroi est-il une expérience ancestrale, pour les peuples comme pour les individus. Dans l’opéra de Berg, l’angoisse est le sentiment cultivé par le capitaine dans la première scène de l’opéra : il donne à son obsession du temps qui passe une portée métaphysique, entre pédanterie et ridicule. Wozzeck reprendra la même image du vertige qui prend le capitaine face au mouvement, mais il verra, lui, « réellement » le gouffre (scène deux), sans aucune complaisance narcissique. Wozzeck est la voix d’une expérience du monde : il est le « sujet », au sens du point de vue perceptif, mais d’une expérience dilatée entre le trauma originel et l’appréhension du malheur. Le présent de l’énonciation est totalement intégré au cosmos musical et au temps de la catastrophe. C’est là sans doute que Berg rejoint Schumann et Proust, selon une analogie évoquée par Adorno46. Wozzeck demeure cependant toujours dans le moment d’effroi du réveil, quand le lieu apparaît dans toute son étrangeté hostile, alors que Marcel se défend en recomposant bien vite un monde, en tissant l’étoffe la plus dense des souvenirs. Proust recompose rétrospectivement un monde plein, un déni du vide et de la mort sous-jacents. Berg, au contraire, défait le tissu plein des jours et revient sans cesse à l’élémentaire : à la nature qui, normalement, a cessé d’être, pour l’homme civilisé, menace de mort. Pour Wozzeck, le « comme si » de l’illusion a disparu et fait place à la réalité de l’hallucination psychotique :

Les situations traumatiques se fondent pour l’essentiel sur une illusion et elles se présentent par conséquent de la manière suivante : tout se passe comme si (je dis bien, comme si) quelque chose que nous redoutions autrefois et que nous avons par la suite rejeté et banni de nos pensées se matérialisait soudain, de façon inattendue. La catastrophe que nous prévoyions inconsciemment devient brusquement tout proche.47

Ce processus est à l’œuvre, de la façon la plus claire, à la fin de la scène deux : quand Wozzeck est pris de la première hallucination en compagnie d’Andres. Après une crise violente de paranoïa, Wozzeck dit en Sprechgesang ces mots qui sont la négation même du lyrisme : « Calme, tout est calme, comme si le monde était mort » (Still, alles still, als wäre

45 T. Reik, Le psychologue surpris : deviner et comprendre les processus

inconscients, trad. D. Berger, Denoël, Paris, 2001, chap. XX « L’effroi intellectuel », p. 281. L’ouvrage de Reik paraît en 1935, Wozzeck est représenté en 1925, Lulu composé entre 1928 et 1935.

46 T.W. Adorno, op.cit. , p. 351. 47 T. Reik, Le besoin d’avouer : psychanalyse du crime et du châtiment, trad. S.

Laroche et M. Giacometti, IIIe partie : « Le choc de la pensée », Payot, Paris, 1973, p. 317.

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die Welt tot). Le statisme universel et l’agitation (du vertige) deviennent, portés à leur extrême, des expressions identiques. L’orchestre, pendant cet énoncé, trace de larges phrases descendantes aux cordes, esquissant un thème élégiaque qu’eût pu écrire Malher. Le premier violon fait entendre un motif fort proche de celui que Berg écrit dans son concerto pour violon, dit « à la mémoire d’un ange ». En énonçant cette loi de la mortalité, le personnage semble avoir atteint le cœur d’un secret de l’être qui, privé de vie, laisserait transparaître une immense pitié. Le baiser de la mère semble toucher le front de l’homme-enfant. Il ne s’agit pas là d’un secret qui serait différent de tout le contenu dramatique, puisque, sans quitter le thème, la musique introduit par variation graduée le son des tambours qui passent devant la fenêtre de Marie, bientôt séduite par le tambour-major. Comme chez Malher, entre le lyrisme élégiaque et la musique militaire, nulle solution de continuité. Cependant, à l’intérieur de sa construction impla-cable, la musique introduit un lyrisme qui semble contredire ce que dit le Sprechgesang. La nature qui effraie le sujet, semble avoir pitié et exprimer la douleur que Wozzeck retient. Demeure dans la musique de Berg, un romantisme du sentiment, jusque dans le dodécaphonisme le plus strict : Lulu en effet sera un soprano colorature dont le leitmotiv est aussi un épanchement élégiaque, à l’intérieur d’une composition entièrement dodé-caphonique. Il y a un moment de dissociation des séries, qui pointe une contradiction entre le contenu réel et l’expression sentimentale, une énigme qui fait le charme des opéras de Berg.

En construisant un temps de l’entropie et en donnant voix aux victimes, l’opéra moderne contrevient à tout récit du progrès. Le discours cesse d’être un continuum qui porterait vers l’avenir comme vers la rédemption. La composition continue du sérialisme décompose l’univers, tout autant qu’elle le recompose ; il est tout entier donné comme une totalité virtuelle. La pièce de Büchner, drame d’un crime annoncé, dialogue de sujets privés de la maîtrise de la parole, devient ainsi tout sauf un drame réaliste, où les prémices rendraient compte du dénouement. Le sujet n’est pas seulement : un capitaine, un médecin et un tambour-major torturent à ce point un pauvre soldat, que celui-ci poignarde sa femme. L’opéra, une fois encore, porte le texte vers l’allégorie, l’arrêt, ou plutôt la fixité intemporelle du sens. Le temps décomposé des structures minuscules dilate l’action vers une double ligne infinie, où l’Evénement advient. Cet instant miraculeux se produit dans le moment du paroxysme et de sa retombée : la crise ou catastrophe. Dans la catastrophe, thème d’époque qui regarde tout autant vers le passé immédiat de la première guerre mondiale, que vers le futur le plus sombre, se dessine un mouvement paradoxal : la nostalgie

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d’un salut. Berg exprime parfaitement cette dialectique benjaminienne de la mélancolie : la musique semble contredire le texte, le déplacer de l’univers réaliste vers l’univers du rêve, et poser, en contrepoint aux discours fermés, assertoriques, des questions incessantes. Le discours infini de la totalité introduit le mystère dans le monde le plus cruel et le plus sordide. En cela, la musique de Berg demeure proche de celle de Debussy : le point de vue de l’universel ne peut qu’être, pour l’histoire tragique des hommes, qu’une grande pitié. Le devenir non linéaire, musical, du texte induit une lecture messianique. Dans le moment de la plus grande horreur naît cette conscience unique du présent, qui est aussitôt sa propre négation, la négation de son immédiateté simple. Dans l’effroi, le temps est rappelé violemment au passé refoulé et projeté vers un avenir redouté. Mais en étant expulsé hors de l’Histoire, le sujet (esthétique) voit le monde sub specie aeternitatis. Berg a achevé l’opéra par les onomatopées de l’enfant de Marie : « hoop, hoop / hoop, hoop ». Plus encore que le prolétaire, l’enfant est privé du pouvoir des mots. Dans le balancement rythmique du hoop, hoop, s’entend une consolation de la mort de la mère, qui rappelle le fort/da du désir primitif et de la privation de l’objet. La parole désarticulée retrouve une articulation quasi enfantine : les mots rythmés valent seuls pour les choses quand elles ont disparu. Cette parole chantée, qui traverse tous les stades de l’articulation, est donc à la fois l’effroi devant l’Être envahissant, et sa consolation : la possibilité du néant. « Still, alles still, als wäre die Welt tot » rappelle au musicien le chant de Noël Stille Nacht, sauf que c’est dans la mort que se fait enfin le silence ; dans l’écoute du néant, la nuit devient sacrée. Comme dans la musique de Malher, parmi les trompettes militaires, une brèche est ouverte dans le temps, un temps dans lequel résonnent les trompettes du Jugement Dernier, où, dit Benjamin en 1940, « chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer »48.

48 W. Benjamin, Sur le concept d’Histoire, op.cit., t. III, p. 443. Ce messianisme

est aussi celui de la critique : il ne s’agit pas de faire revivre tout le passé, mais que, soudain, tout ce passé rendu au présent, devienne, dans la fulgurance d’une intuition, révélation. C’est la posture du penseur mélancolique peint par Dürer et justifiée théoriquement en introduction à L’origine du drame baroque allemand.

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II. L’indicible : le Nom de Dieu

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1. L’opéra de la Rédemption

L’existence et la mort

La forme désuète de l’opéra n’a jamais connu autant d’expérimentations que dans la période qui va de la représentation de Pelléas à la seconde guerre mondiale. La musique tend naturellement au théâtre, parce qu’il est le lieu même de confrontation du lyrisme subjectif et du drame collectif. L’expressionnisme rend l’opéra à son origine tragique, où le héros s’opposait à la cité et à ses dieux. Tout se joue alors dans le rapport au langage, à l’idiome de l’autre, dont la voix est l’unique « différance » : je diffère de toi dans l’inflexion que je suis par rapport à la langue. C’est à la musique qu’incombe à nouveau la fonction de créer le temps réel et donc la singularité :

[…] le Je effectif ressortit lui-même au temps avec lequel, si nous faisons abstraction du contenu concret de la conscience et de la conscience de soi, il coïncide, dans la mesure où il n’est rien d’autre que ce mouvement vide qui consiste à se poser comme un autre et à abolir ce changement, autrement dit à s’y maintenir soi-même, à y maintenir le Je et rien que le Je en tant que tel �…�. Car la sensation comme telle a un contenu, mais le son, est sans contenu ; c’est pourquoi il doit d’abord être rendu capable, par un traitement artistique, d’accueillir en lui l’expression d’une vie intérieure.1

Schönberg rompt alors avec les formes traditionnelles du discours, en pratiquant une réduction phénoménologique du chant au son. Il recherche le pur point expressif, mouvement vital d’apparition-disparition qui se refuse à la durée. C’est exactement ainsi qu’il explique, dans son intro-duction à Pierrot lunaire, l’invention du Sprechgesang : il consiste à ne pas tenir la note sur sa hauteur, mais à la laisser être et mourir aussitôt. L’écriture aphoristique – et l’on sait l’admiration pour Karl Kraus de Schönberg et de Berg– cherche à donner à entendre l’instantanéité du sens. C’est cette voie d’expérimentation que Webern creusera de façon systé-matique, alors que Schönberg ne renoncera pas à la grande forme et à la plus totalisante : l’opéra.

La lecture que la musique fait de la pièce de Büchner, est une lecture d’après la guerre de 14-18, où les nationalismes se sont affrontés. Berg

1 Hegel, Leçons d’esthétique, III, 2, p. 143 et p. 145.

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« lit » Büchner de la même façon que le fait Trakl, dont l’univers poétique est plein de réminiscences de Woyzeck. Dans l’opéra, la présence récurrente de la fanfare rappelle que Wozzeck est un soldat, revenu ou prêt à repartir. Si la guerre des nationalismes, celle de 1914, a été la transposition du conflit des consciences dans le champ politique, Wozzeck est, par excellence, la conscience défaite de la victime – et de l’esclave –, le territoire morcelé de l’Empire décomposé. Autrement dit, l’Histoire, qui demeurait dans le Wagner (post-)révolutionnaire, le lieu d’une incarnation de l’Esprit du peuple (allemand), n’offre plus la possibilité d’un récit consolateur. La défaite a porté dans la conscience la proximité de la mort.

C’est l’existence elle-même qui devient l’Inconnu, que la voix tente d’articuler à l’intérieur du corps personnel. La stupeur de Wozzeck porte tout entière sur une seule question, celle de la mort qui est, dit le médecin, son « idée fixe ». Et le temps entièrement passé de la musique, qui fait que l’univers créé a déjà été, « comme si le monde était mort », est à la fois confirmé et contredit par le texte chanté : celui-ci fait partie de la partition, mais trace de fortes disjonctions expressives par rapport à l’orchestre. Le monde de la Création vient à l’existence dans le présent, où, en étant parole, il naît et meurt à la fois. La musique chantée est donc le point temporel par où l’existence peut céder à l’extase. Marie, Mère et prostituée, introduit dans l’action le double jeu d’Éros et Thanatos, le jeu de l’existence traversée par la mort : Trauerspiel. Les prémices de l’idéalisme wagnérien sont proprement renversées : l’art rédempteur ne mène pas l’individu à la connaissance du Tout (dans l’œuvre d’art totale). Le refoulé de l’idéalisme, la mort vient au contraire sur scène dès le début du drame. La fascination pour Maeterlinck, partagée par Schönberg, Webern et Berg, s’explique notamment par l’omniprésence de la mort dans son théâtre. Il incombait à l’opéra ancien, à la féerie baroque revisitée, de présenter une image de l’au-delà, enveloppant de sa brume mystérieuse – la Musique disait justement Mallarmé – le décor de l’apparence. Tout était lié, conjoint, dans la Création, par laquelle la pensée accomplissait le salut des apparences, où dans une structure circulaire, se réfléchissait l’Esprit du créateur. Franz Rosenzweig décrit l’idéalisme en utilisant les symboles mêmes de la création wagnérienne : la brume dans laquelle se montre le divin (Lohengrin, le Hollandais), et la nuit, finalement transfigurée par l’amour :

Car l’idéalisme, avec sa négation de tout ce qui distingue l’individuel du Tout, est l’outil qui permet à la philosophie de façonner la matière rebelle jusqu’à ce qu’elle cesse d’opposer une résistance à la brume où l’enveloppe le concept de l’Un et du

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Tout. Une fois toutes choses enveloppées dans cette brume, la mort serait à coup sûr engloutie, sinon dans la victoire éternelle, du moins dans la nuit une et universelle du néant. Et voici l’ultime conclusion de cette sagesse : la mort serait …néant.2

La phrase inaugurale de l’Étoile de la rédemption : « La mort, la crainte de la mort, amorce toute connaissance du Tout »3 signifie au contraire que le drame s’écrit dans une rupture des séries, dans la dissonance originaire. Si Berg et Schönberg (dans tous ses opéras, depuis Erwartung en 1909) ne laissent plus de place au metteur en scène, c’est parce que l’espace même est devenu primordial et concret : le monde est ici et maintenant ce qui nous entoure (Umwelt) et, pour cela, n’est pas le simple décor qui masque le néant. La musique et la poésie sont la présence de cet en dedans du langage, le silence et la mort ; ils sont l’enveloppement dans la nuit, auquel Trakl a donné son nom : Umnachtung :

Die Bläue meiner Augen ist erloschen in dieser Nacht, Das rote Gold meines Herzens. O ! wie stille brannte das Licht. Dein blauer Mantel umfing den Sinkenden ; Dein roter Mund besiegelte des Freundes Umnachtung.4

L’enfant silencieux

Le second moment, plus destructeur encore de l’idéalisme romantique, consiste à défaire le lyrisme à l’intérieur du chant même. Les inflexions du texte, toute la gamme des possibles « proférations », du chanté au parlé, sont le seul espace de liberté de la parole du personnage pris dans un destin musical. Comme sujet chantant, il est un sujet intégré dans le monde, ou du moins un sujet qui vise à exprimer lyriquement le monde. Comme sujet parlant, il s’inscrit en rupture, dans la solitude du texte qu’il écrit. Dans le moment, devenu désormais la règle de l’opéra, où la série musicale et la série textuelle diffèrent, le personnage est celui qui dialogue avec ce qui ne

2 F. Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.L. Schle-

gel, Seuil, Paris, 1982, pp. 12-13. À la même époque Heidegger fait de la mort le fait originaire dans Sein und Zeit.

3 Ibid., p. 11. 4 « Le bleu de mes yeux est éteint dans cette nuit, / L’or rouge de mon cœur.

Ô ! comme la lumière brûlait en silence, / Ton manteau bleu embrassa celui qui sombrait / Ta bouche rouge scella l’enveloppement dans la nuit de l’Ami » (traduction personnelle), G. Trakl, Nachts (De nuit), Werke. Ent-würfe. Briefe (Œuvres. Brouillons. Lettres), Reclam, Stuttgart, 1984, p. 64.

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parle pas, ce qui ne répond pas5. L’art travaille contre l’Art : l’opéra en s’opposant à l’idéal contemplatif soumis à l’ordre théorique de la vision, introduit le temps et la mort dans le spectacle.

Dans les tragédies d’Eschyle, le héros silencieux en opposition absolu avec les dieux est le personnage tragique, renfermé dans la solitude de son intériorité. Il s’oppose au monde en se taisant. Le chœur parle, compensant le manque de dialogue dramatique. Là, ni persuasion de l’autre, ni partage de l’amour, sujet exclu de la tragédie antique. Eschyle préserve ainsi ce que Rosenzweig nomme le Soi, ce qui échappe dans la personne aux relations, et donc à la contingence : « Le caractère qui s’est fondu dans le Soi héroïque est immortel. L’éternité lui suffit à peine pour répercuter son silence »6. Cet individu abstrait de la tragédie est le double parfait du moi expressionniste. Contraint au silence, le moi veut parler, veut dire « je ». Contrairement au héros wagnérien qui retenait encore son nom pour préserver sa part d’immortalité, le sujet expressionniste a un nom, ou plutôt il est celui qui cherche à affirmer son nom. Le malheur de Lulu est justement que des noms lui sont attribués, qu’elle ne soit qu’objet pour le sexe et le poignard. Dans Die glückliche Hand, « l’homme » cherche en vain à s’affirmer, mais est maintenu en deçà de la personnalité par « la femme » et le « gentleman ». Sous ce drame maintenu dans la généralité du symbole, le nom personnel du compositeur-écrivain tend à se dévoiler : la pièce a la valeur analytique du récit d’un adultère douloureusement vécu par Schönberg. Cette impuissance à se nommer trouve en Kaspar Hauser sa figure emblématique. Kaspar Hauser est, dans le chant de Trakl, Kaspar Hauser Lied7, la figure intermédiaire entre l’attachement au passé et le destin moderne : il ne dit qu’une seule chose « Je veux être un chevalier » (Ich will ein Reiter werden). Sa pureté (rein sein Antlitz, vers 6) et sa folie rappellent Parsifal ; mais l’idiot connaît le destin de la victime, non pas celui du sauveur : « Et son assassin le recherchait » (Und sein Mörder suchte nach ihm). Il est privé d’ascendance et ne peut faire retour vers une origine supérieure : il est le non-advenu, le mort-né : der Ungeborne (Silbern sank des Ungebornen Haupt hin). Kaspar Hauser est moins qu’une personne, un pur nom mystérieux, mais le mystère de ses origines, renvoyant directement à l’idéal nobiliaire et chevaleresque, est aussitôt effacé par son quasi-mutisme. Antihéros, anti-Messie, Kaspar Hauser fait

5 Pour reprendre un jeu de mots de F. Rosenzweig : ce qui ne répond pas (ant-

worten) est ce qui échappe au mot. 6 F. Rosenzweig, op.cit., p. 97. 7 G. Trakl, op.cit., pp. 63-64.

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une brève apparition sur la scène de l’histoire, puis disparaît sans laisser de trace. Cette apparition éphémère d’un visage, aussitôt effacé, en fait la figure emblématique d’un destin moderne, l’équivalent de ce que fut Hamlet pour la génération symboliste.

Les personnages de l’opéra expressionniste, et Wozzeck en premier lieu, sont autant de déclinaisons de cette histoire de la victime : les livrets sont autant de drames de l’existence, où le personnage n’apparaît que pour annoncer sa disparition prochaine. La musique renforce le pathétique qu’il faut alors définir comme le contraire même du pathos romantique : non l’expression affirmative d’une énergie, d’une volonté (Wagner rejoint ici le drame romantique de Victor Hugo) qui écrit sa propre destinée, mais l’insertion du moi dans un destin. L’opéra retrouve alors une construction tragique8 allant vers la mise à mort finale du personnage, car le temps musical, libéré des schémas classiques, est devenu beaucoup plus contraignant. Les éléments sont reliés les uns aux autres par une loi interne : l’immanence même y prend la forme musicale du destin. Les personnages d’opéra souffrent alors d’une certaine rétention de leur parole, qui n’a plus aucune efficace. À l’opposé du drame romantique, où un mot peut tout, le drame musical contraint le héros au silence : l’indicible y prend la forme dramatique d’un inavouable.

La Sainte hystérique

En 1921 Hindemith compose Sancta Susanna (op. 21), reprenant le drame expressionniste écrit par August Stramm, jeune dramaturge mort sur le front en 1915, qui avait lancé la revue Der Sturm. Hindemith fait de la rétention de l’inavouable le sujet d’un mini-opéra d’un peu plus de vingt minutes9. Dès les premières mesures qui suivent l’introduction, Hindemith exploite une ressource du livret : Susanna, « l’esprit ailleurs » (geistesfern), entend un son qui lui ouvre des abîmes, qui sont aussi bien des hauteurs infinies : « J’ai l’impression qu’il s’élève des profondeurs

8 La rationalisation par Berg des brouillons de Büchner en est l’exemple le plus

parlant : l’édition critique de Lothar Bornscheuer dans l’édition Reclam pro-pose une combinaison des scènes qui laissent apparaître les différents frag-ments ; elle livre aussi les variantes.

9 Il faut mentionner dans cette veine deux autres mini-opéras : Mörder, Hoffnung der Frauen, sur un livret de Kokoschka, et Der Dämon, op. 28 sur un livret de Max Krell, où deux sœurs sont séduites et détruites par le démon. L’opéra comprend des danses et une pantomime silencieuse.

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insondables…des hauteurs infinies » (Mir ist als klängen bodenlosen Tiefen…himmellose Höhen)10. Ce son n’a rien d’une musique enivrante : c’est l’écho de l’orgue (Klementia : Die Orgel tönet nach). Hindemith maintient enfoncée pendant environ neuf minutes une unique touche aiguë de l’orgue. Cette sonorité, lointaine et proche, qui suscite l’émoi initial de Susanna, prend ainsi une importance qu’elle n’avait pas aussi clairement dans le livret. La tenue sur une note de ce son continu est en opposition absolue avec les impressions vertigineuses qu’il suscite chez la sœur. Une autre sensation vient ensuite troubler l’intérieur du cloître : le vent apporte par la fenêtre ouverte le parfum des lilas et des gémissements de plaisir féminins. La musique, tonale et procédant par vastes modulations orchestrales à la manière de Debussy, est en quelque sorte tout le dehors des personnages, symboliquement cloîtrés, reclus en eux-mêmes. L’indi-vidu solitaire, dès qu’il s’ouvre à l’extérieur, est possédé, comme par le démon qu’invoque aussitôt Susanna à propos de la relation entre la servante et le garçon de ferme (Satanas, Satanas !, à quoi répond aussitôt en écho sonore pour la calmer le cri de Klementia : Susanna). Après que Klementia lui a rappelé l’histoire d’une sœur qui tenta de s’accoupler avec le crucifix et fut emmurée vivante derrière l’autel, Susanna est, irrémédiablement cette fois, mise hors d’elle-même par une araignée qu’elle voit sur l’autel et par une voix qu’elle entend. Elle répète la possession qui vient de lui être racontée et réclame le même châtiment. À la fin de la pièce, les sœurs l’entourent, puis l’exorcisent, sous le nom de Satana, scellant son destin par cette trouvaille onomastique déjà pressentie par Klementia. Susanna a entendu le son, a été possédée par l’infini, cette fois purement invisible, seulement sonore et imaginaire. Le fantôme qui avait encore une figure dans l’opéra de Wagner Der fliegende Holländer, n’est plus ici qu’un pur fantasme. Le mystère naît au cœur du sujet : dans la névrose du personnage. Le cri est, dans le drame, la manifestation, dans le corps du texte, du travail de somatisation : l’hystérie théâtrale est une « com-plaisance somatique », disait Freud à propos du cas Dora. L’écrit littéraire s’infléchit par la vocalisation en parole, manifestation sonore d’un non-dit de souffrance, de manque et de désir.

Cette pièce scandaleuse inverse totalement le schéma de l’opéra de la rédemption : l’infini ne survient plus comme puissance créatrice, qui donne une forme sublime au monde fini. Tout l’indicible, mystérieusement porté par le flux musical, est motivé uniquement par le fantasme des per-

10 Hindemith, Sancta Susanna, livret de l’enregistrement sous la direction de Y.

P. Tortellier, 1 CD Candos, p. 20-21.

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sonnages, qui inventent ainsi, au fur et à mesure du déroulement sonore, leur propre tragédie. L’hallucination, la création verbale (par le mot-valise Satana, dont la trouvaille est une véritable révélation qui met en transe (in Ekstase) les religieuses, sont les deux manifestations de ce théâtre de la projection des fantasmes. August Stramm, auteur de ce que l’on appelait des Schreidramen (Drame de cris), fournit naturellement à Hindemith une progression dramatique allant de la retenue initiale à l’agitation de l’hysté-rie collective finale. Alors que dans Erwartung le fantasme de la femme demeurait individuel, dans Sancta Susanna, il devient un phénomène collectif, la manifesation de l’irrationnel ayant en quelque sorte atteint sa destination logique : le public du spectacle, figuré à l’intérieur même de l’opéra. Le chœur des sœurs est gagné par la puissance démoniaque de la musique, par la suggestion de la possession, que Susanna met elle-même en scène. Elle réclame de façon masochiste la punition, qui ne vient plus comme expiation tragique d’un crime, mais comme la justification même de la faute. La punition n’est plus subie mais recherchée dans cette tragédie pervertie. L’aspect énigmatique des hallucinations, le climat de tension permanente qui fait signe vers une source obscure, renvoient à des motivations si proches qu’elles en semblent lointaines. La succession des sensations porte Susanna vers l’aveu de son désir enfoui, jusqu’au moment (l’hallucination de l’araignée) où elle va rejouer le drame de la possession : projeter ce qui dans une première partie de la pièce (composée d’une unique scène) demeurait encore inconscient. Mettre un nom sur la chose, c’est ici tout le contraire d’une révélation de l’infini. Le nom final de Satana, pas plus que celui de Lohengrin, ne vient annuler le mystère. Dans la musique qui avance par contiguïté, le drame a suivi une loi de progression, de déplacement, de renvoi d’un refoulé vers une projection fantasmatique, qui fait que le nom demeure un inconnu. En tentant de désigner la Chose, il la renvoie à son absence constitutive, qui fait que le manque de Susanna n’est jamais comblé. Le sujet de l’opéra expression-niste est plus que jamais le sujet scindé, le sujet de la schize et de la répétition littéraire : « L’œuvre, écrit Camille Dumoulié, est un cosmos, une parure, un écrin pour le vide de la Chose à quoi l’écriture impose silence. En elle, la pulsion s’est faite désir »11. La musique ne transforme pas le texte littéraire en autre chose, mais en accomplit plutôt la destination

11 C. Dumoulié, Littérature et Philosophie., Armand Colin, Paris, 2002, p. 132,

et tout le chapitre « Poétique du sujet », pp. 129-138, dont l’analyse éclaire le moment expressionniste de l’histoire littéraire du sujet (ou du sujet littéraire).

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qui est de devenir parole, souffle vif, accentué, rythmé, habité par un sujet qui se manque.

L’aveu infini

Dans l’opéra moderne, le dialogue a progressivement disparu, car l’individu unique est sans cesse pris par le chant, qui est à la fois propension au monologue et tentation mystique de se nier au profit du Tout, à se fondre dans l’orchestre. Erwartung est un cas limite d’expéri-mentation de la solitude absolue, où l’autre n’est plus qu’un cadavre sans voix. Dans Die glückliche Hand, l’homme élégant (l’amant) et la femme, les deux autres protagonistes avec « L’homme » qui chante, sont des présences muettes. Dans Sancta Susanna, Klementia n’est que le double narcissique de Susanna : elle lui révèle d’abord son désir latent, en lui racontant l’histoire de l’emmurée vivante, puis accomplit la punition sadique attendue par Susanna. La disparition du duo, inaugurée par Pelléas et Mélisande, aboutit à cette disparition de l’autre dans le chant, devenu essentiellement solitaire. Aussi le secret, qui gît latent au cœur du drame, demeure-t-il inavoué. Pelléas et Mélisande est le contre-modèle opposé à Tristan und Isolde, qui s’achevait par un déploiement cosmique de la révélation de cet in-dicible, nuit soudain renversée en plein jour. Dans Die glückliche Hand, le thème central de l’adultère est profondément infléchi : il n’y a plus d’un côté l’amant et sa maîtresse, faisant front contre le mari ennemi, mais seulement le mari, personnage unique d’un quasi-monologue. Schönberg reprendra une ultime fois cet argument, dans Von Heute auf Morgen (Du jour au lendemain), opéra satire de l’opérette, entièrement chanté en airs (arioso)… mais aussi premier opéra dodécaphonique. Composé en 1928 et représenté en janvier 1930, cet opéra fait apparaître les personnages comme les pantins d’une comédie sociale. Schönberg met un point final, sur le seul mode définitif de la parodie, à la tradition consistant à faire de l’histoire du couple le sujet par excellence de l’opéra. Il le fait au moment où il a déjà entamé (dès 1926) la composition du double absolu de cette comédie du bavardage : Moïse et Aaron, l’autre opéra dodéca-phonique, qui présente le drame de la Parole (Wort)12.

L’adultère était un enjeu dramatique parce qu’il opposait des personnages autour du thème même du lyrisme expressif : l’amour. 12 Nous n’analysons pas plus avant cette comédie qui est le négatif, certes

dialectique, de notre sujet et renvoyons à l’analyse de L. Rognoni, op.cit., pp. 188-203.

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Désormais est consommée la rupture du couple, et l’accent porte sur la solitude de l’individu. Le château de Barbe-Bleue de Bartók est composé en 1911, en même temps que Die glückliche Hand (1910-13), avec lequel il partage une construction des scènes par couleur dominante. Le décor, entièrement prévu par le livret, devient la manifestation la plus frappante de la signification dramatique. Mais cette représentation ne prétend à aucune objectivité : le décor change ou se transforme à mesure de l’évolution musicale et textuelle. Ce fonctionnement avant-gardiste tient à la double formation du librettiste. L’écrivain Belá Balázs (1884-1949) est influencé par le théâtre symboliste de Maeterlinck, et plus précisément par Ariane et Barbe-Bleue mis en musique par Paul Dukas ; il assiste à la création parisienne le 10 mai 1907, en compagnie de Zoltán Kodály. Il est aussi de formation culturelle austro-allemande et cherche à promouvoir à Budapest le théâtre moderne expressionniste (il fonde en 1904 la Société Thalia sur une suggestion du philosophe György Luckács)13. Le couple présenté dans Le château de Barbe-Bleue est un couple étrange, qu’il est impossible de réduire à des individus, par une lecture psychologique et réaliste14. L’histoire est projetée dans la légende par le conteur introductif, selon un procédé de la tradition populaire hongroise. Il faut sans doute partir de la fin pour dire autre chose que : Judith est punie d’avoir été trop curieuse et d’avoir voulu connaître le passé de son mari, ce à quoi se résument la plupart des analyses. À la fin, Barbe-Bleue couronne Judith, sa « nuit », dit-il, et la revêt d’un manteau de ténèbres... L’autre dimension mythologique vient de la Bible : Ariane est devenue Judith, en un curieux déplacement de la figure de l’assassin. Judith décapite, castre peut-être. La violence, musicalement aussi, est propre à Judith : lors de l’ouverture de la deuxième porte, qui donne sur la salle d’armes, c’est elle qui se montre impérative, alors que Barbe-Bleue entonne une courte romance accompagnée par la harpe (« Prends trois clefs encore… »). De plus, la musique et la mise en scène élaborent un espace symbolique en évolution ; la musique transfigure les personnages en entités hiératiques, en idoles d’un fond populaire ancestral. Elle ne rompt donc pas avec le sens donné par l’introduction parlée du conteur chaman, qui commence par une formule traditionnelle 13 Paul Banks, « Bluebeard’s Castle : Images of the Self » (Le château de

Barbe-Bleue : images du Moi), en introduction au livret de l’enregistrement Deutsche Grammophon sous la direction de P. Boulez, 1998, pp. 5-11. Cet article se trouve également dans The Stage Work of Béla Bártók, English Opera Guide, n°44.

14 Comme c’est le cas dans l’analyse critique de L’avant-scène opéra, n° 150, pp. 78-145.

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annonçant énigmatiquement le Mystère : « Hélas, je cache mon chant / et où faut-il que je le cache ?»15. Le livret fut publié par Balázs en 1912, parmi d’autres « Mystères » de l’auteur16. Et ces entités, qui ne sont plus des personnes, se séparent progressivement durant le temps de l’opéra, qui aurait dû célébrer leurs noces. Tout ce long duo sans interruption est composé comme un anti-Tristan : à la fois par la négation de la fusion du second acte, puis par l’absence de rédemption dans la mort du dernier acte.

Les lignes des chanteurs suivent des voix divergentes : le chant de Judith est beaucoup plus mélodique et modulé, alors que celui de Barbe-Bleue suit avec rigidité un schéma pentatonique qui renforce une sensation d’étrangeté (du moins aux oreilles occidentales). Ceci tendrait à faire du personnage de Barbe-Bleue une entité orientale, archaïque, et du personnage au nom biblique de Judith, une figure du désir occidental non seulement de voir, mais d’associer le mot à la chose vue. Judith est autorisée à voir tout, mais pas à poser de questions. C’est elle qui impose la violence du langage au mystère et somme Barbe-Bleue de se dévoiler en montrant : elle opère une castration du symbolique autant qu’une castration symbolique. Le schéma wagnérien est à la fois proche et lointain, en raison de la proximité du sujet avec l’interdiction faite à Elsa de poser la question du nom de Lohengrin. Dans les deux cas, la pulsion scopique est pulsion de mort, d’annulation de la chose nommée : dans le couple, la femme re-présente l’entendement abstrait, non la part charnelle où la pensée s’incarne. La part de mystère de cet homme-monde qu’est Barbe-Bleue (il a épousé l’aurore, le midi, le crépuscule révèle-t-il en présentant ses épouses enfermées dans la septième pièce), dépasse ce qui peut-être montré et nommé. Les femmes deviennent des allégories du temps, des métaphores figées. Aucune des pièces du château, ces scènes du monde, ne suffit à en donner la représentation. La musique fait le lien organique entre les différents moments (les sept pièces), mais empêche de concevoir une progression de la connaissance. Les dernières mesures reprennent les premières, indiquant l’immuabilité du temps : Judith devient la nuit, et est absorbée par Barbe-Bleue dans le cycle du temps (« Désormais, plus rien que l’ombre…l’ombre… »). Le Mystère hongrois ne peut être lu comme la fable classique de Perrault (arrivée des frères salvateurs et retour à l’ordre), ni comme le prétexte d’une morale (la curiosité des femmes est un défaut bien vite puni). Le sacré, l’interdit, dont il s’agit d’abord, est déjà là : il est

15 C. Delamarche, « Bartók : Le Château de Barbe-Bleue », introduction au

livret de l’enregistrement cité, p. 17. 16 P. Banks, op.cit., p. 18.

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le lieu même et ne vient pas de surcroît. À la volonté de porter les lumières dans le château, la musique oppose sa force d’inertie ancestrale. Le livret symboliste et expressionniste17 de Balázs est pour Bartók, dans son seul opéra, le maître d’œuvre de cette esthétique de l’indicible, qui consiste à exprimer l’inexprimable par l’irrésolution, donc inexprimablement. Cette alchimie a lieu au moment même où Schönberg, sur le même sujet (le couple symbolique), fait de Die glückliche Hand l’allégorie de l’insaisissable.

17 La postérité de cet opéra vient confirmer cette lecture : Krenek compose en

1922 Der Zwingburg, op. 14, sous l’influence directe de Bartók. Le livret, écrit par un ami et revu par Franz Werfel, est influencé par l’écrivain expressionniste à la mode Ernst Toller. En 1923, Krenek compose Orpheus und Eurydike sur un livret de Kokoschka – voir J.C. et D.L. Crawford, « The Legacy of Expressionnism » (L’héritage de l’expressionnisme), op.cit., pp. 122-136.

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2. Disjecta nomina Dei

L’assomption de l’idée : Schönberg lecteur de Balzac

Après Die glückliche Hand, Schönberg abandonne l’opéra jusqu’en 1926, date où il travaille à l’écriture du texte de Moïse et Aaron (la composition s’échelonnant de 1930 à 32, avec des révisions en 1945). Cependant, il entame un oratorio, L’échelle de Jacob : le projet remonte à 1912, mais la composition débute en 19141, se poursuit de 1917 à 1922. Malgré quelques retouches en 1944, l’ensemble demeure fragmentaire. L’échelle de Jacob ne se présente pas comme un opéra, dans la mesure où il n’y a pas d’action, mais comme un oratorio. Cependant cet oratorio ne rappelle pas des textes sacrés, mais est une sorte de débat sotériologique. Or, si l’opéra moderne tend à effacer la représentation, ou du moins à en dire la vanité, et si la rédemption est, depuis Wagner, le sujet même du drame, cette œuvre est, après les Gurrelieder, une autre invention aux limites du genre. C’est une forme limite de l’opéra, comme Séraphîta de Balzac, qui lui sert de modèle, est une forme limite du récit. En effet, le discours direct sur la théosophie, soit dialogue, soit lettre, l’emporte dans le conte de Balzac sur le déroulement dramatique. De plus, Schönberg trouve dans le récit de Balzac une apologie de la musique pure qui le confirme dans sa recherche du moment : l’oratorio est en effet sa première œuvre partiellement construite sur une série (ici de six sons). L’échelle de Jacob conserve donc, du modèle wagnérien, le caractère réflexif de l’œuvre, dont le drame est aussi celui de l’artiste ; mais, dans cette phase de la production de Schönberg, le modèle du « combat » de Jacob (et non de son impossible victoire) indique qu’il s’agit d’une réflexion sur l’œuvre en train de se faire, de l’œuvre en recherche de l’œuvre. Il y tente en effet plusieurs techniques nouvelles : le sérialisme et la liberté de la battue rythmique, qui doit lui

1 Les dates confirment l’importance de la guerre, tant pour les musiciens que

pour les écrivains ou les philosophes : Rosenzweig écrit L’étoile de la Rédemption sur des cartes postales depuis le front balkanique, fin 1914 (publication en 21), Ernst Bloch écrit L’esprit de l’utopie entre avril 1915 et mai 1917, Freud publie en 1915 ses Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, Berg prépare le livret de Wozzeck en 1917 au retour de l’armée (composition achevée en 21), Schönberg ses Quatre Lieder pour chant et orchestre, op. 22 (dont Séraphîta) et L’échelle de Jacob à partir de 1917.

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permettre de peindre à son tour la vision de l’éternité de Séraphîta2. Balzac, dans la dédicace à Mme Hanska, identifie sa propre lutte avec celle de Jacob, et Schönberg choisit précisément cette référence pour intituler sa composition. Il avait d’abord envisagé de choisir le titre du dernier et septième chapitre de la nouvelle : « Assomption » (Lettre à Richard Dehmel du 13 décembre 1912), puis y renonce. Il ne choisit pas non plus le titre Séraphîta, non seulement parce qu’il l’a déjà utilisé pour un Lied3, mais surtout parce que l’allusion au combat avec l’Ange lui paraît plus propre à rendre compte de la valeur expérimentale de sa tentative.

La seconde raison de la fascination qu’exerça ce récit sur Schönberg, puis Berg et Webern4, vient de ce que la construction musicale apparaît à Balzac être le modèle même de la connaissance idéale, ou angélique. La musique est l’art le plus intérieur, celui qui modifie l’être intime dans ses sentiments ou dans sa temporalité subjective. La leçon que donne Séraphitâ à ses deux disciples, Minna et Wilfrid, doit leur permettre de déployer leur dimension spirituelle. Schönberg ne versa jamais ni dans la superstition ni dans le mysticisme (ce qui n’est pas le cas de ses deux principaux disciples), mais ici, la référence à Swedenborg, omniprésente dans le texte balzacien, prend tout son sens. Schönberg retrouve dans la correspondance ce qu’y voyait Balzac : une loi universelle, et donc le contraire de l’irrationnel. La puissance émotionnelle de la musique n’est pas autre chose que sa manifestation physique : énonçant qu’ « il y a les sciences de la matière et les sciences de l’esprit », Séraphîta se dément aussitôt dans sa recherche du principe originel :

Là où vous voyez des corps, moi je vois des forces qui tendent les unes vers les autres par un mouvement générateur. Pour moi, le caractère des corps est l’indice de leurs principes et le signe de leurs propriétés. Ces principes engendrent des affinités qui vous échappent et qui sont liées à des centres. Les différentes espèces où la vie est distribuée sont des sources incessantes qui correspondent entre elles.5

Les correspondances de Swedenborg rejoignent ici l’intérêt de Balzac pour les lois cachées de l’énergie, pour le magnétisme en particulier. Et dans 2 M. Sichardt, « L’origine del metodo dodecafonico di Arnold Schönberg »

(L’origine de ma méthode dodécaphonique d’Arnold Schönberg), Schönberg, G. Borio (éd.), Società editrice il Mulino, Bologne, 1999, p. 100 et p. 105.

3 Le premier des Quatre Lieder avec orchestre, op. 22, composés entre 1914 et 1916. Il s’agit là d’un texte de Ernest Dowson traduit par Stefan George.

4 On peut supposer que c’est Schönberg qui fit part de son enthousiasme à ses élèves, à qui il communiquait bien davantage qu’un savoir musical.

5 Balzac, Séraphîta, « Les Introuvables » L’Harmattan, Paris, 2002, p. 126.

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cette énergétique, le dynamisme de la musique représente l’ordre même, la loi d’association des flux et des forces de la matière :

Pour vous donner un exemple des affinités liées à des similitudes, loi secondaire sur laquelle reposent les créations de votre pensée, la musique, art céleste, est la mise en œuvre de ce principe : n’est-elle pas un ensemble de sons harmonisés par le nombre ? Le son n’est-il pas une modification de l’air, comprimé, dilaté, répercuté ? […] Comme vous n’obtenez pas de son dans le vide, il est clair que la musique et la voix humaine sont le résultat de substances chimiques qui se mettent à l’unisson…

C’est ce modèle d’une loi physique immanente de l’univers qui attire Schönberg : « l’émancipation de la dissonance » cherche alors à échapper à l’arbitraire de la construction subjective, à se prémunir du risque du tout venant. L’échelle de Jacob se situe au cœur du retournement dialectique de l’expressionnisme en objectivité. Adorno en discerne la tentation, la tentation même de l’œuvre, dans Die glückliche Hand, qui hésite entre une affirmation de la liberté individuelle et le recours à une architecture capable de transcender le psychologisme6.

Séraphîta n’offre pas seulement un modèle théorique, mais un modèle d’écriture du drame, en ce que le récit élimine toute psychologie des personnages. L’individu s’épure, se spiritualise : de façon exemplaire, Minna doit renoncer à son amour pour Séraphîtus, et Wilfrid à son amour pour Séraphîta. L’ange éponyme est ici sinon asexué, du moins à la fois masculin et féminin, indifférence de la différence des sexes. Dès lors, ce qui disparaît de l’histoire, c’est le drame même : la tentative d’affirmer l’amour, de le transformer en liaison ou en mariage, ce qui entraîne immanquablement conflits en chaîne et suscite le drame. Si Séraphitus vole sur les glaciers dans la scène initiale, c’est parce qu’il n’a déjà plus aucun poids réel, étant un personnage fantastique qui ne laisse pas de trace. Par ce modèle anti-romantique, Schönberg échappe au sujet dramatique qui s’imposait à lui, comme à tous les compositeurs d’opéra : la passion. Séraphîta, parce qu’elle connaît la loi musicale de l’univers, peut s’en détacher, ne plus rester prisonnière de sa propre subjectivité. Elle affirme, à l’intérieur de son combat pour se détacher de l’humain et embrasser Dieu, la force d’attraction supérieure de l’inexpressif. Séraphîta est un personnage détaché, comme la littérature en offre peu d’exemples. Le

6 Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, pp. 56-61. Rappelons que la

psychologie en question était en l’occurrence une introspection auto-biographique rappelant l’adultère de la femme de Schönberg avec le peintre Gerstl (lequel se suicida peu après).

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prince André de Guerre et paix combat aussi avec l’ange : lors de son agonie, il dit son détachement absolu du monde et des affections, niant d’une parole toutes les gesticulations de l’Histoire, tout ce qui constitue le roman lui-même. Cet absolu, placé au cœur d’un si long récit, est le coup de pistolet de la dissonance, qui fait tomber comme des dominos les concepts de l’idéalisme littéraire : l’amour qui distingue les personnages, les poussent à s’exprimer, et, en s’exprimant, à se représenter. La dissonance consiste à court-circuiter le développement qui lie expressivité et mimésis. Dans ces paroles de Wilfrid, qui par son nom devait évoquer à Schönberg le bel Heldentenor d’un âge révolu, il a lu l’annonce d’un art nouveau, fait d’idées plus que de sentiments :

Vous me tuez, Séraphîta, lorsque vous parlez ainsi, répondit-il. Je souffre toujours en vous voyant user de la science monstrueuse avec laquelle vous dépouillez les choses humaines des propriétés que leur donnent le temps, l’espace, la forme, pour les considérer mathématiquement sous je ne sais quelle expression pure, ainsi que le fait la géométrie pour les corps desquels elle abstrait la solidité.7

L’utopie inachevée

Avant l’Isis de Villiers de l’Isle-Adam, Séraphîta est femme philosophe, en étant plus que femme, androgyne. Philosophie, littérature, et musique se retrouvent dans cette figure qui brise la continuité du Logos, qui déjoue les possibilités limitées de la représentation, qui détone et dissone dans l’harmonie naturelle. Le résultat en est encore un drame, car il y a encore combat, et une tragédie, car le sujet y meurt. L’effet n’en peut plus être le Beau, mais le sublime. Et l’opéra retrouve ses deux personnages exem-plaires, Faust et Hamlet, dans toute leur pureté : « La tragédie moderne, lit-on dans L’étoile de la rédemption, tend ainsi vers quelque chose de tout à fait étranger à la tragédie antique : la tragédie de l’homme absolu dans sa relation avec l’objet absolu. Les tragédies philosophiques, celles où le héros apparaît comme philosophe sont considérées unanimement comme les sommets de la tragédie moderne : Hamlet, Wallenstein, Faust »8. Même Wozzeck philosophe, parce qu’il se pose dans l’opposition absolue au monde : dans le moment de l’existence, où il est privé de l’Histoire et donc

7 Balzac, op.cit., p. 35. 8 F. Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.L.

Schlegel, Seuil, Paris, 1982, p. 249 et tout le chapitre « Tragédie moderne », pp. 247-250.

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du salut. Avant que Moïse et Aaron ne transforme l’opéra en dialogue philosophique, L’échelle de Jacob a détaché la voix de sa fonction expressive, émotive. Le chanteur n’y est plus un personnage, ni un acteur, mais une pure voix parmi les voix. La disjonction observée chez Berg entre la musique et la parole montre que c’est le rôle représenté qui enferme le personnage dans la solitude et la mort, alors que la musique tend à l’intégrer dans un devenir universel. En supprimant la scène, Schönberg restitue pleinement la voix dans le concert polyphonique.

Tout le refoulé de l’opéra expressionniste fait donc retour dans l’oratorio : le dialogue et le chœur. L’ensemble est conçu comme un dialogue entre l’archange Gabriel et des figures progressives du salut : l’Appelé, le Rebelle, le Combattant, l’Élu, le Moine, et le Mourant. L’enjeu du salut tient tout entier dans le problème de la perception, de la représentation plus ou moins juste que chaque type peut avoir du Tout. Le culte de la beauté de l’Appelé est comparé à une idolâtrie, alors que l’Élu anticipe Moïse et la religion du mot (das Wort). Dans ce texte composé de sources disparates (la Bible, Tagore, Balzac, Dehmel), les voix cherchent à composer une unité problématique9, une continuité de la création. Le chœur, absent ou hostile dans l’opéra expressionniste (Die glückliche Hand, les opéras de Berg et Schreker), permet ici au contraire d’envisager une adéquation entre le flux musical et le chant individuel. Si jamais il y eût œuvre d’art totale, ce fut bien dans le projet de L’échelle de Jacob, menant jusqu’au bout, et dans toutes ses formes, l’opéra de la rédemption. Compendium des littératures mondiales, à la fois hymne, drame, ballet sonore (la danseuse étoile apparaissant sous la figure de la coloratura aux vocalises acrobatiques), l’oratorio est à l’histoire de l’opéra ce que le Livre de Mallarmé est à la poésie : une ébauche aporétique.

La fin prévue de l’oratorio donne de la rédemption une double image sonore : d’un chœur de femmes dans l’aigu, d’où se dégage la voix de l’âme, sur un son inarticulé requérant des prouesses vocales. L'une des raisons de l’inachèvement de L’échelle de Jacob peut tenir au refus par Schönberg de se contenter de ces procédés imitatifs. Il s’impose, dans la dernière partie, de représenter l’infigurable en se passant de l’articulation du langage, et recourt à l’inaudible par la symbolisation, somme toute

9 L’unité de l’œuvre demeure un souci constant de Schönberg, qu’il sait

partager avec Wagner. Il la juge artificielle quand elle se construit suivant un déroulement dramatique et par leitmotive. Il lui oppose la loi organique de la série, dans « La composition avec douze sons » (1941), Le style et l’idée, p. 187.

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traditionnelle, du suraigu et de l’acrobatie vocale. Le sublime, ainsi évoqué, est représenté par analogie du fait que l’écriture met la technique sur ses limites indépassables. Schönberg envisage ici une réponse thomiste au mystère du divin : la supra-essentialité de Dieu ne peut pas être proprement énoncée, mais elle peut être dite de manière seulement analogique. Or cette solution cède à deux fautes préalablement relevées : d’abord celle de rechercher l’illusion du Beau. C’est là le péché philistin et réactionnaire de l’Appelé qui, ainsi, se contente, se réchauffe à ce soleil et cesse de chercher plus avant. Ensuite, c’est le péché du mourant qui aspire au « triste savoir » (ein trauriges Wissen) du regret et de la mort. Lecteur de Nietzsche, Schönberg vise sans doute ici la religion de Parsifal, car le Mourant s’exprime en longues phrases inachevées et descendantes qui rappellent Kundry. L’effacement de l’intelligibilité du texte et le déni du drame concret au profit de l’inarticulé du mouvement symphonique, de la vocalise, apparaissent comme des voies de renoncement plutôt que comme l’affirmation positive d’une véritable théologie. Les voix aiguës des femmes (hohe Frauenstimme) conjurent l’âme au renoncement pour aboutir à une rédemption (Erlösung) par dissolution (Auflösung), en des mots qu’un lecteur de Nietzsche ne pouvait que réprouver : « Tilge die Sinne… Tilge den Verstand… Löse dich auf ! » (Efface les péchés, efface la raison, dissous-toi !).

Les interprétations habituelles du texte de Schönberg ne tiennent pas compte de l’état d’ébauche de L’échelle de Jacob. Elles font de ce texte la traduction de la pensée de Schönberg, dans une période transitoire entre l’expressionnisme et l’esthétique négative de Moïse et Aaron10. Il serait alors dans une période mystique qui s’appuierait sur Swedenborg. L’inachèvement acquiert pourtant ici une signification essentielle, qui n’a rien de comparable avec l’inachèvement accidentel de Lulu (la mort de Berg venant interrompre la composition). On peut aller jusqu’à dire que la défense constante de l’art comme avant-garde, recherche permanente de la part de Schönberg prévoyait l’inachèvement comme signe même de l’utopie de l’œuvre. Schönberg l’a écrite pour un orchestre de trois cents musiciens et six cents choristes ! Il l’a seulement écrite – pour ne pas être 10 Moïse est le saint de l’apophatisme dans la tradition patriarcale, depuis Denys

L’Aréopagite : l’apophase a lieu pendant l’ascension, quand, « dépassant le monde où l’on est vu et l’on voit [...], Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance [...]. Dieu ne se présente plus comme objet, car il ne s’agit point de la connaissance, mais de l’union [dans le silence] », cité par V. Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Cerf, Paris, 1990, p. 26 ; voir aussi pp. 32-33.

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représentée. Dans ce laboratoire textuel et musical (les premières mesures par exemple donnent une série germinale de six sons : ut dièse, ré, mi, fa, sol, la bémol11), l’aléatoire fait partie de la composition, et la recherche de la totalité s’y inscrit proprement comme utopie. Les paradoxes qui jalonnent le texte auraient dû faire entendre les paroles initiales de Gabriel, citant Seraphîta, comme un avertissement à ne pas fermer le sens à la compréhension, à ne pas conclure trop vite que Schönberg réalise ici une transformation du temps musical en espace, réalisant ici et maintenant Montsalvat12 :

Ob rechts, ob links, vorwärts oder rückwärts, bergauf oder bergab – man hat weiterzugehen, ohne zu fragen, was vor oder hinter einem liegt. Es soll verborgen sein : Ihr durftet, mußtet es vergessen, um die Aufgabe zu erfüllen (À droite ou à gauche, en avant ou en arrière, vers les hauteurs ou les vallées – on doit aller de l’avant, sans demander ce qu’on a devant ou derrière soi. Cela doit être secret : vous pouvez, vous devez l’oublier, pour accomplir la tâche).13

L’écriture du paradoxe

Si le Verbe divin est l’idée, la pensée pure doit apparaître immédiatement. L’idée jaillit, s’impose ; et la promesse de la musique n’est autre que celle-ci : qu’une langue soit possible que nous ne tirions pas entièrement de nous-mêmes. Défaire le théâtre, refuser les médiations représentatives, n’était que le premier geste d’une désaffection pour l’articulation du discours : la construction architecturale de l’édifice, la pyramide des signes construisent un tombeau où le sujet s’enterre. Pierre après pierre, il bâtit un mur de représentations, s’entoure de convictions comme de richesses accumulées ; la cérémonie de l’art est proprement la technique d’embaumement du corps comme seule promesse d’éternité pour l’individu. La sortie d’Égypte est pour Schönberg, comme pour Broch dans L’Esprit de l’utopie14 ou pour Rosenzweig dans L’étoile de la rédemption,

11 Schönberg la signale à plusieurs reprises Le style et l’idée, p. 72 et p. 190. 12 « Mein Sohn, zum Raum wird hier die Zeit » (Mon fils, ici le temps devient

espace) était la leçon par laquelle Gurnemanz présentait à Parsifal le lieu parfait de la foi (et du drame musical).

13 Schönberg, Die Jakobsleiter, livret de l’enregistrement Sony, dir. P. Boulez, p. 20.

14 « Car rien n’est plus opposé au style de construction en pierre, qui imiterait l’Égypte et passerait pour de l’art, que l’attente tout autre de notre époque : celle de l’expression purement spirituelle, musicale, qui ne tend qu’à l’orne-

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une image fortement marquée par la tradition philosophique. Le geste esthétique consiste dans un même mouvement à dé-composer l’œuvre monumentale, et à réfuter le lyrisme expressif. La défiance vis-à-vis de la représentation atteint également l’écriture du moi, l’expression d’une voix. Ce double geste, refusant la structure planifiée tout autant que sa simple négation au nom d’une subjectivité autonome, se lit dans des œuvres immenses, mais non monumentales : les romans de Thomas Mann, l’opéra Moïse et Aaron, les grandes œuvres anti-systématiques telles que L’étoile de la rédemption de Rosenzweig. Schönberg défait la voix de Moïse d’une caractérisation par la musique, capable de séduire l’interlocuteur, de charmer un public. Il lui donne la voix neutre de la déclamation. Mais il déjoue plus profondément le procédé littéraire du point de vue narratif : tous les critiques de Moïse et Aaron prennent à un moment parti pour Moïse et son radicalisme iconoclaste, ou pour la voie moyenne préconisée par Aaron15. Certes, l’opéra devient l’occasion d’un intéressant débat entre révolutionnaires et conservateurs, ou entre intégristes et progressistes. Mais l’absence de centre narratif (ce que l’on appelait le narrateur omniscient), déjoue les désirs d’identification. En inventant la voix neutre du héros, Schönberg invente aussi, en même temps que Kafka, la voix neutre du narrateur, renvoyant ses lecteurs à l’exégèse interminable. La « musique nouvelle », dès 1923, signifie pour lui « musique impersonnelle » : « Nous devons nous attendre à une musique plus impersonnelle. Il se peut qu’elle choisisse un mode d’expression (et aussi un mode de pensée) ouvertement opposée au pathos : l’ironie, la satire, la critique, etc. Il se peut qu’elle trouve une autre ambiance d’expression, peut-être en mettant au premier plan l’humour, l’indifférence, ou la pure sensualité »16.

Il est donc impossible de résumer le livret. Le faire serait retomber dans la fiction, dans l’identification aux personnages, dans tout ce contre quoi lutte la dramaturgie de Schönberg. On ne peut qu’indiquer des moments discontinus, en un rappel sommaire de cette œuvre immense, où

ment », E. Bloch, L’esprit de l’utopie, trad. A.-M. Lang et C. Piron-Audard, Gallimard, Paris, 1977, p. 26.

15 Par exemple Jean-Marie Straub aux Cahiers du cinéma : « …une fois le film achevé, alors que pendant tout le travail de tournage (répétitions, musique), on s’intéressait de plus en plus à Aron qu’on trouvait de plus en plus positif », in A. Schönberg, Moïse et Aaron, Livret de d’opéra. Découpage du film. Journal de travail. Entretiens, D. Huillet et J.-M. Straub (éd.), Éditions Ombre, Toulouse, 1990, p. 113.

16 A. Schönberg, « Musique nouvelle » (1923), Le style et l’idée, pp. 114-115.

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s’entremêlent problématique philosophique, drame et musique17. Au début de l’acte I, Moïse est appelé par la voix du buisson ardent (chœur). La deuxième scène est un long débat avec Aaron : le débat par excellence, formellement aussi, car il repose sur des stichomythies et des temps et contre-temps musicaux dans la disposition des arguments-réponses. La troisième scène, la plus longue, est celle de l’annonce au peuple de l’exil et la tentative de conviction : Aaron déploie tout l’attirail de la représentation, en commençant par sa forme la plus simple : l’accessoire de théâtre et la magie de la fiction : la transformation magique du bâton en serpent. Cette transformation primaire devient ensuite une transformation figurée. Et par un procédé de mise en abîme, l’apologue (le bâton figure la loi ; devenu serpent l’habileté) d’Aaron devient ironiquement une allégorie de l’usage du pouvoir de la métaphore. Dans le dernier vers de son discours, la dimension politique du « poétique » devient explicite :

In Moses’ Hand ein starrer Stab : Das Gesetz ; in meiner Hand die bewegliche Schlange : Die Klugheit. Stellt euch, wie sie euch zwingt !

(Dans la main de Moïse, un bâton rigide : la loi ; dans ma main le serpent en mouvement : l’habileté. Placez-vous comme il vous y contraint !)18

Plus loin, cette loi de la métamorphose avouera sa conséquence esthétique : l’image n’est pas un signe du spirituel dans la chose, mais une image du bonheur terrestre dans les miracles spirituels, l’art une promesse fallacieuse de bonheur :

[…] und der Ewige läßt euch sein Abbild eures leiblichen Glücks in jedem geistigen Wunder.

( […] et l’Éternel vous laisse une image de votre bonheur corporel en chaque miracle spirituel).19

17 L’Idée commune est elle-même une idée dramatique de fuite, correspondant

au paradoxe philosophique, à la forme musicale de la fugue, dont le centre motivique est à la fois omniprésent et insaisissable.

18 A. Schönberg, Moïse et Aaron, Éditions Ombres, Toulouse, 1990, p. 28. 19 Ibid., p. 34.

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Il faut rappeler que das Wunder, le miracle, signifiait chez Novalis puis chez Wagner le miracle esthétique, la merveille. Il faisait le lien entre une théologie du salut et l’esthétique de la représentation. Or ici, le miracle de la métamorphose apparaît clairement comme l’artifice de la métaphore, souligné par la reprise du mot clef de Tristan Wonne, que Wagner faisait rimer avec Wunder : « Der Allmächtige verwandelt Sand in Frucht, Frucht in Gold, Gold in Wonne, Wonne in Geist (Le Tout-Puissant transforme le sable en fruit, fruit en or, or en délice, délice en esprit) ». Le cercle de l’art est accompli, jusqu’à la transformation figurée de la métaphore et au déploiement de la parabole dans un apologue politique. Théâtre, poésie, prose oratoire, réussissent à convaincre le peuple d’opter pour la liberté. Mais aussitôt un intermède choral (Zwischenspiel) vient démentir cette progression dramatique quand le chœur, ne voyant plus Moïse, demande : « Wo ist Moses ? Wo ist der Führer ? Wo ist er ? Lange schon hat ihn keiner gesehn ! Nie kehrt er wieder ! Verlassen sind wir ! Wo ist sein Gott ? Wo ist der Ewige ? Wo ist Moses ? » (Où est Moïse ? Où est le Guide ? Où est-il ? Depuis longtemps déjà personne ne l’a vu ! Il ne reviendra pas ! Nous sommes abandonnés ! Où est notre Dieu ? Où est l’éternel ? Où est Moïse ?)20. Le peuple apporte un démenti à la stratégie de séduction du ténor héroïque Aaron. La réforme par Schönberg de la poésie de l’opéra atteint son objectif : en choisissant la prose et sa voix neutre, il déjoue les pièges d’une poétique (wagnérienne) de la métaphore.

Le second acte reprend l’épisode biblique du Veau d’Or, adoré pendant l’absence de Moïse. La scène se termine par des orgies et des suicides, qui ne sont pas sans rappeler l’hystérie et la volonté de mort de la sainte Susanna de Hindemith. Le fétichisme de l’objet ne fait qu’accroître le manque. À son retour, Moïse ne peut que constater son échec : la conscience du peuple n’a pas évolué. Il conclut l’opéra sur ces paroles : « So war alles Wahnsinn, was ich gedacht habe, und kann, und darf nicht gesagt werden ! O Wort, du Wort das mir fehlt ! » (Ainsi, tout n’était que divagation du sens, tout ce que j’ai pensé, ni ne peut, ni ne doit être dit ! O Verbe, toi Verbe qui me manque !)21. La scène de foule du grand opéra qu’il reprend ici est totalement inversée : la poétique du désir s’annule dans le suicide, dans l’annihilation, et manque forcément son but.

La forme théâtrale du paradoxe est ici une certaine annulation du sens, qui contredit l’enchaînement dramatique des actions (l’esclavage du sens).

20 Ibid., pp. 38-39 (traduction modifiée : « Guide » préféré à « conducteur »

dans la traduction de Straub et Huillet). 21 Ibid., p. 61.

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Il n’y a pas seulement un conflit entre Moïse et Aaron, un A vrai excluant un B faux, que l’histoire trancherait. Le paradoxe se produit quand deux énoncés contradictoires sont vrais en même temps. Faire durer un paradoxe, tel est le tour de force esthétique accompli ici. Schönberg invente un opéra qui serait, comme il l’a spécifié pour Der biblische Weg, « un théâtre de prose », allant de l’avant, ou plutôt, pour reprendre le modèle proposé par François Nicolas, en diagonal22. La prose ne va nulle part, et le drame de Schönberg préfigure le théâtre de Beckett, qui remplacera le Sinaï par un monticule d’où émerge la face insignifiante d’une voix qui radote.

La scène désertée

Le dernier acte, écrit et pas composé, oppose en un ultime débat Aaron, arrêté par les gardes, et Moïse. Schönberg autorisa en 1951 que cet acte fût dit et mimé à la suite des deux actes composés. Le thème nouveau en est l’illusion du lieu, de la Terre promise. Moïse renvoie le peuple au désert, au nomadisme, et ordonne de libérer Aron. Ce dernier tombe instantanément mort aux pieds de Moïse. Premier paradoxe (irrésolu pour Schönberg qui se disait déconcerté par les « contradictions » bibliques dans une lettre à Walter Eidlitz du 15 mars 1933, soit cinq jours après la fin de la compo-sition). Là encore rien ne s’est joué, aucune mort expiatoire n’a lieu à la fin de la tragédie. Le texte s’achève sur un nouveau paradoxe : celui du lieu qui n’en est pas un, de la scène vide de tout désir (die Wunschlosigkeit der Wüste), d’un texte sans trace, sans mémoire ni attente. L’hystérique de Erwartung refusait de voir ce qui avait déjà été écrit, ce qui avait déjà eu lieu et ne pouvait qu’être remémoré. La musique comme le texte, et sa (non)-représentation, cesse au contraire d’être dilatation du temps, pour adopter le style aride de la philosophie (« le bâton rigide » d’une écriture sans attrait). Moïse renvoie son peuple au nomadisme, en rejetant la possibilité qu’il y ait, dans des frontières assignables, une Terre promise, un paradis identitaire. Il réitère le message de son précédent livret (jamais mis en musique) : Der biblische Weg23, en récusant le sionisme, qui

22 F. Nicolas, La singularité Schönberg, « Les Cahiers de l’IRCAM »

L’Harmattan, Paris, 1997, pp. 96-99. Le « style diagonal » de Moïse et Aaron dévie sensiblement le style constructiviste et l’expressionnisme, pp. 144-145.

23 Il s’agit d’un drame en trois actes, écrit par Schönberg en 1926 « pour le théâtre en prose », et pas pour l’opéra (mais dont les prémices remontent à 1923, comme Schönberg le dit à Berg dans sans lettre du 24 juillet 1933). Il a été publié par L. Rognoni , Schönberg, Testi poetici e drammatici, trad. E.

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ramènerait les juifs au modèle allemand de l’État, à ce que Rosenzweig appelle la « médiation morte » de la terre24. Moïse refuse toute médiation, dans sa volonté de se tenir toujours au plus près de l’inexprimable. Le désert est le lieu paradoxal qui ne peut pas s’atteindre, puisqu’il n’a aucune coordonnée, aucun centre ni point de repère. Et la progression n’est donc pas dirigée vers un but, mais est à elle-même son but : « l’état de partance » étant « l’une des caractéristiques les plus importantes et les plus vivantes d’une phrase musicale »25. Il a dit que chaque note dans la série de douze sons est égale aux autres (parce qu’il n’y a plus de tonique) et donc se trouve toujours à égale distance du centre26. Or, c’est justement là que se produit la rédemption – en ne se produisant pas justement, en n’ayant pas lieu, comme le laisse entendre l’ultime prophétie de Moïse : « Aber in der Wüste seid ihr unüberwindlich und werdet das Ziel erreichen : Vereinigt mit Gott » (Mais dans le désert vous êtes invincibles et vous atteindrez le but : unis à Dieu). L’union est proprement cette ligne de fuite, cet horizon sans horizon qu’est le désert. Peut-être Schönberg doutait-il de cette affir-mation finale du troisième acte, et le laissa-t-il pour cette raison en l’état de non-composition. Peut-être craignait-il que ne fût pas comprise la structure en chiasme, où Dieu est l’absence de tout, le désert même. Peut-être pouvait-on confondre ce « réuni avec Dieu » et une esthétique de la partici-pation, de la Mitschöpfung wagnérienne, qui, en l’occurrence, signifierait d’adhérer au salut promis par le sionisme ! Or, il faut marquer ici une cou-pure entre vereinigt et mit, musicaliser la syntaxe, c’est-à-dire la décon-struire. La seule union possible, processus actif indiqué par la préposition « ver » est celle du peuple, qui se constituerait en chœur, avec – Dieu.

Castellani, Feltrinelli, Milan, 1967. Pour une analyse, voir O. Revault d’Alonnes, Aimer Schoenberg, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1992.

24 F. Rosenzweig, op.cit., p. 355. 25 « De tels fragments modulants sont, pour ainsi dire, en état de partance.

C’est-à-dire, qu’en eux se manifeste une pulsion motrice qui trouvera sûrement un but, même si ce dernier n’était pas déjà aussi lisiblement inscrit dès le début de la phrase. Je dois dire que je considère personnellement cet « état de partance » comme une des caractéristiques les plus importantes et les plus vivantes d’une phrase musicale, j’ajouterais même que cela m’apparaît à l’occasion plus important encore que la certitude d’un but. Nous sommes, nous aussi, en partance sans connaître le but ! », A. Schönberg, Traité d’harmonie, p. 228.

26 « …l’unité de l’espace musical exige une perception absolue et unitaire. Dans cet espace, comme dans le ciel de Swedenborg décrit par Balzac dans Séraphîta, il n’y a ni haut ni bas, ni droite ni gauche, ni avant ni arrière abso-lus », « La composition avec douze sons » (1941), Le style et l’idée, p. 170.

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L’indice le plus clair de la volonté de Schönberg de ne pas donner (de) lieu à une religion contenue dans un temple (comme à un peuple contenu dans un État), est inscrit dans ses indications de mise en scène, extrêmement détaillée pour la scène trois27 : l’avant et l’arrière-scène sont séparées par « des voiles » (couleur de sable), terminés par des franges métalliques en zigzag qui s’enfonceront dans le sable. Sur la partie haute de ces voiles sera projetée « une image nébuleuse du paysage désertique ». À la fin de la scène, elle « pâlit jusqu’à disparaître ». Les voiles se soulèvent alors… pour découvrir « un paysage de collines et de désert, aux contours évanescents », où l’on ne doit qu’entrevoir, grâce à une ligne verte, la montagne de la Révélation. L’utilisation du voile des apparences relève précisément du théâtre symboliste (le voile gris de la première représentation de Pelléas et Mélisande en 1892). Il n’y a ici qu’un jeu perpétué de voilement de la représentation, par le flou, le suggestif. Le cinéma (qu’il était à la mode d’insérer dans les mises en scène d’opéras) n’est là que pour représenter ce qui se trouve quasi à l’identique derrière la toile de projection. La levée du voile ne révèle (ni ne relève) rien qu’un horizon, l’espace indéterminé et mobile des collines de sable.

L’étude de la partition n’apporte pas plus de révélation que celle du livret, ici rapidement esquissée28, sur le sens téléologique du drame. Les analyses musicologiques elles-mêmes sont prises dans un débat conflictuel infini. Soit elles renoncent à établir un schéma unifiant, comme Karl Heinrich Wörner, qui voit dans Moïse et Aaron un modèle d’ouverture de l’œuvre à l’interprétation : les thèmes recouvrent la série, invisible, et c’est à l’auditeur (ou au musicologue) de reconstituer des relations entre thèmes et notes de la série29. Le Nom imprononçable de la Thora fournit ici, comme dans Le château de Kafka, le modèle d’une exégèse infinie, d’un cheminement à jamais labyrinthique. La mort inexpliquée et inexplicable d’Aaron est alors un double aporétique de la mort de K. à la fin du Procès. Quand Moïse ordonne que son frère soit libéré, celui-ci tombe mort aux pieds des deux gardes. Schönberg a conservé cette donnée biblique, malgré son incapacité à la justifier. Justement parce qu’il n’y a pas eu processus

27 Elles se trouvent dans le manuscrit du livret mais sont généralement omises

des publications. L. Rognoni les reproduit, op. cit., pp. 242-244. 28 Voir Jean-Louis Deroo, L’opéra Moïse et Aaron d’Arnold Schönberg : une

mise en scène de l’irreprésentable, Thèse de musicologie, Université Paris VIII, sept. 1999.

29 K.H. Wörner, Gotteswort und Magie. Die Oper « Moses un Aron » von Ar-nold Schönberg (Le mot divin et la magie. L’opéra Moïse et Aaron d’Arnold Schönberg), L. Schneider, Heidelberg, 1959.

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continu et logique, la mort est elle-même l’aporie majeure de l’histoire, le scandale même de l’indicible. D’un autre côté, le musicologue peut, comme David Lewin, mener une analyse approfondie d’une scène, établir des schémas complexes basés sur la série, définie au sens large comme « texture ». Cela donne un exemple de lecture analytique a contrario : dans « Remarques ultérieures sur quelques textures », l’auteur avoue aboutir à des contradictions et en conclut humblement à son insuffisance, car il demeure certain que Schönberg a voulu dire quelque chose. Il se livre ici à une belle intériorisation du propos même de l’opéra30. La seule figure suffisamment récurrente que l’on puisse identifier, pour orienter une lecture, est celle du retour : les paroles ultimes de l’acte II (O Wort…) sont dites sur une régression de la série initiale, en un vaste mouvement descendant (que vient momentanément contredire, pour lui donner plus d’emphase sublime, un mouvement ascendant des violons). Cette même série s’était vue annulée à la fin de la scène du Veau d’Or, pour être remplacée par l’accord initial de la scène un de l’acte I, l’accord de trois sons dans lequel parle la voix chorale du Buisson ardent. La loi du développement ne pouvait être mieux niée que par ce phénomène de répétition-variation.

Schönberg a avancé le concept de « prose musicale » pour rendre compte de la technique de la variation développante (entwickelnde Variation). Paradoxalement, il définit sa conception de la variation, comme une façon de présenter « l’idée » du créateur. Et cette idée n’est autre que « la totalité d’un morceau » ! En un mot : la totalité dans l’œuvre est variation. Dans l’article qu’il consacre à ce concept, C. Dalhaus montre qu’il ne s’agit pas là d’une technique proprement dite, mais d’une présentation de la dialectique elle-même (pas de son dépassement unitaire)31. Si d’un côté le concept de variation peut servir de modèle 30 « Si l’on accepte la lecture que nous avons proposée au paragraphe précédent,

cela apparaît cependant tout à fait contradictoire. En un mot, je ne parviens pas à déduire un sens symbolique cohérent de …des textures. Mais ceci est un problème d’interprétation qu’il vaut certainement la peine d’affronter, du moment que Schönberg traite ces textures d’une manière aussi précise et dynamique » (traduction personnelle), D. Levin, « Moïse et Aaron : osservazioni generali e note analitiche sulla prima scena dell’atto primo » (Moïse et Aaron : observations générales et remarques analytiques sur la première scène du premier acte), Schönberg, G. Borio (éd.), p. 155.

31 C. Dalhaus la définit comme « l’exercice consistant à extraire un réseau de relations d’une idée musicale », dans Schoenberg, P. Alberà, V. Barras (éd.), trad. V. Barras, E. Hyvärinen, T. Hyvärinen, D. Leveillé, P. Szendy, Contre-champs Éditions, Paris, 1977, p. 272.

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technique à l’écriture (à Michel Butor), c’est peut-être parce que le développement de la composition s’est lui-même réglé sur l’idée de l’écriture prosaïque : le concept musical est tiré ici de l’histoire littéraire. Schönberg inaugurait l’idée d’œuvre ouverte en calquant l’idée musicale sur la « prose du monde », recherche en devenir, en demeurant dans le conflit toujours reconduit plutôt que dans la catharsis, dans l’écriture du paradoxe plutôt que dans la métaphore poétique, dans l’aporie rendue sensible par la série toujours présente, toujours inaudible.

Le chœur, voix de l’indicible

En intégrant, grâce au chœur, la collectivité dans l’opéra lui-même, Schönberg n’élude pas la question que Wagner avait escamotée : la question de la représentation pour un public. Ce que reproche fondamen-talement Mallarmé à Wagner, ce n’est pas d’avoir été plus grand artiste que lui (ou que la musique ait surpassé la poésie), mais que l’opéra fasse comme si la présentation sublime de l’Idéal n’était pas le plus dangereux acte esthétique et politique. À la fin de Richard Wagner. Rêverie d’un poète français, Mallarmé évoque la figure du guide, prophète qui fonde une religion, un art, et un peuple. En filigrane apparaît Moïse, mais un Moïse qui cette fois eût atteint la Terre promise avec son peuple :

Voilà pourquoi, Génie ! moi, l’humble qu’une logique éternelle asservit, ô Wagner, je souffre et me reproche, aux minutes marquées par la lassitude, de ne pas faire nombre avec ceux qui, ennuyés de tout afin de trouver le salut définitif, vont droit à l’édifice de ton Art, pour eux le terme du chemin. Il ouvre, cet incontestable portique, en des temps de jubilé qui ne le sont pour aucun peuple, une hospitalité contre l’insuffisance de soi et la médiocrité des patries ; il exalte des fervents jusqu’à la certitude : pour eux, ce n’est pas l’étape la plus grande jamais ordonnée par un signe humain, qu’ils parcourent avec toi comme conducteur, mais le voyage fini de l’humanité vers un Idéal.32

Filant l’apologue, Mallarmé demeure sur la montagne sainte (le Sinaï – la colline de Bayreuth) – et encore « à mi-côte », seulement dans la position critique de l’attente de la révélation. Ce que goûte par-dessus tout Mallarmé, se projetant à Bayreuth, c’est l’entracte :

32 Mallarmé, Œuvres complètes, B. Marchal (éd.), 2 tomes, Pléiade Gallimard,

Paris, 1998, t. 2, pp 158-159.

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sur les gazons que le pas de tes élus foule, un repos : c’est comme l’isolement pour l’esprit, de notre incohérence qui le pourchasse, autant qu’un abri contre la trop lucide hantise de cette cime menaçante d’absolu, devinée dans le départ des nuées là-haut, fulgurante, nue, seule : au-delà et que personne ne semble devoir atteindre. Personne ! ce mot n’obsède pas d’un remords le passant en train de boire à ta conviviale fontaine.33

Le dernier article de l’ouvrage de Philippe Lacoue-Labarthe Musica ficta, critique de l’idée wagnérienne d’opérer la synthèse des arts et donc d’achever l’histoire de l’Art dans la grande œuvre, s’achève naturellement sur l’étude de Moïse et Aaron, l’anti-Parsifal34. Lacoue-Labarthe rend justice à Schönberg des critiques d’Adorno dans Quasi una fantasia, en s’attachant à montrer que Schönberg est, malgré son souci de la grande forme, aux antipodes de l’art wagnérien. Il décèle, dans les dernières paroles de l’acte II et dans l’écriture du dernier acte sans musique, une « césure », une suspension du sens (religieux) de l’œuvre, le moment même selon Benjamin de l’inexprimable35. Il révèle une autre erreur de la lecture de Adorno : le chœur dans Moïse et Aaron n’est pas un chœur grec opposé au protagoniste dans un rapport tragique36. De fait, le rôle du chœur est ici central dans un dispositif proprement anti-idéaliste : le chœur réalise cette forme collective que Mallarmé appelait l’hymne. Schönberg en décline toutes les possibilités, depuis l’unisson du choral (cantus firmus) dans la scène IV (« Ist Aron der Knecht… »), à la fin de l’acte I puis à la fin de l’acte II, jusqu’à des formes polyphoniques complexes. Cette voix collective, différenciée ou non, pose, sur scène, la question du public, de l’effet de l’art, comme si tout le refoulé proprement religieux de l’idéalisme de l’opéra faisait retour.

L’écriture du texte de L’échelle de Jacob, qui confère au chœur un rôle déterminant, commence à l’été 1915 ; le texte est publié en 1917. La

33 Ibid., p. 546. 34 Schönberg lui-même avait ce modèle à l’esprit. Il mentionne Moïse et Aaron

juste après Parsifal à propos des œuvres qui expriment « un sentiment religieux », dans L’art et le cinéma (1940), Le style et l’idée, p. 129.

35 Sur cette catégorie tirée de l’étude de Benjamin des Affinités électives, et dont l’origine se trouve dans les Remarques sur les traductions de Sophocle de Hölderlin – voir P. Lacoue-Labarthe, Musica ficta (Figures de Wagner), Christian Bourgeois Editeur, Paris, 1991, p. 257 et C. Dumoulié, op.cit., pp. 129-131.

36 P. Lacoue-Labarthe, op.cit., p. 250. L’auteur attribue ce défaut à une attention trop grande à la composition, qui révèle un souci de totalité, alors que le texte dit tout autre chose que la totalisation du sens.

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première guerre mondiale met fin à l’isolement subjectif, comme si elle avait porté à son expression ultime la guerre des consciences, dont le théâtre expressionniste a donné le spectacle. Période de mise en doute du subjectivisme, la guerre signifie qu’il est temps d’arracher le monde de l’art à la contemplation désintéressée et narcissique. Le messianisme révolutionnaire et religieux réclame une autre esthétique. Dans une lettre à Kandinsky du 20 juillet 1922, Schönberg situera l’écriture de L’échelle de Jacob dans un moment d’ « impuissance », d’ « effondrement », dans lequel il n’eût d’autre « soutien » que la religion. C’est le moment où Schönberg fait retour à la religion de ses pères, à une religion com-munautaire37. Cette évolution est, en de nombreux points, comparable avec celle de Franz Rosenzweig, qui écrit dans les tranchées en 1917, L’étoile de la rédemption. Il veut proposer une définition religieuse du peuple, qui ne se constitue pas en État38. L’étoile s’oppose au cercle idéaliste et oppose au savoir absolu la Révélation : la critique de l’idéalisme est figurée par l’apologue de la sortie d’Égypte : « la libération de l’esclavage des concepts ».39 Cette œuvre vaste, lyrique, s’appuie abondamment sur des références littéraires et utilise la calligraphie pour rendre son propos visible : à la fin de chaque partie, le texte se réduit en un triangle inversé, sur les mots « au miracle » (I), « L’il-lumination » (II), « pour la vie » (III), dessinant les branches de l’étoile. Il s’agit encore de faire une grande-œuvre, mais anti-idéaliste, c’est-à-dire d’inventer une forme nouvelle de l’œuvre qui ne soit ni systématique ni circulaire. À la même époque, Ernst Bloch écrit, lui aussi sur le front, L’esprit de l’utopie, nouvel ouvrage inclassable40, traité d’Esthétique, prose lyrique philosophique. La problématique en est aussi l’advenue prophétique d’une communauté. Plus encore que Rosenzweig, qui fait aussi l’éloge de l’hymne41, Broch entend dans la musique ce Nous rédempteur (en particulier dans la symphonie de Bruckner). Les analogies entre le devenir messianique de l’art et l’histoire

37 Sa conversion au protestantisme ne pouvait au contraire que renforcer ses

tendances, y compris en art, à l’individualisme, à l’auto-stigmatisation qui caractérise ses personnages.

38 Rappelons que Rosenzweig influencera Emmanuel Levinas, qui préface l’ouvrage de présentation en français de la pensée de Rosenzweig : S. Mosès, Système et Révélation. La philosophie de Franz Rosenzweig, « Esprit » Le Seuil, Paris, 1982.

39 F. Rosenzweig, op.cit., p. 224. 40 Nous reviendrons en conclusion sur l’effacement des frontières entre

littérature, philosophie et musique, dans l’esthétique de l’indicible. 41 Ibid., p. 273, et pp. 426-427.

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de Moïse y sont nombreuses : signe formel (Formzeichen) de l’art égyptien opposé au signe sceau du mystère (Siegelzeichen)42, comparaison entre Beethoven, Wagner, et Moïse43. Le son musical est l’idéogramme du nom divin, l’annonce d’une rédemption, dans un langage délié de la visibilité44 ; l’humanité y trouve sa langue collective, l’épure chorale de l’humain. Dans son édition de 1923, Bloch fait l’éloge de Schönberg, en qui il voit une figure libératrice de la tonalité et l’inventeur d’un nouveau contrepoint45. Comment le compositeur aurait-il pu ignorer cette immense prose lyrique et philosophique sur l’utopie musicale ?46 La foi de Bloch en l’invisible est très proche de celle de L’Échelle de Jacob, et, sur un mode certes plus lyrique, de Moïse et Aaron, parce qu’elle fait de la voix collective du chœur la clef de l’esthétique du secret. Certes, la poétique de Bloch peut sembler l’inverse exact de celle de Schönberg, enroulant dans les volutes du tapis linguistique une figure mystérieuse, là où Schönberg, dans l’allemand le plus clair, dans le style sublime qui convient à Moïse, désigne l’absence. Mais ce ne sont que les deux faces d’une même redéfinition de l’art (de la musique et de la philosophie), sous l’Idée de l’écriture littéraire :

Car la chose en soi […] est la rencontre de soi, du Nous, cachée dans l’obscur, dans la latence de chaque instant vécu ; invoquée par la bonté, la musique, la métaphysique, sans être cependant réalisable sur terre, elle est notre utopie. De sorte que plus le son pénètre en lui-même profondément, sans dévier, plus s’y lève audible la voix du muet originel (der Urstumme) qui se raconte la plus ancienne des légendes : mais il est ce qu’il se dit. Que commence à résonner enfin l’instant vécu, arrêté sur lui-même, fendu, reporté, à la retraite la plus secrète, – et les temps seront révolus, et la musique, cet art transparent qui accomplit des miracles, qui accompagne par-delà la tombe et la sortie de ce monde aura réussi la première composition de l’image divine, l’énonciation toute différente d’un nom divin, aussi perdu qu’introuvable.47

42 E. Bloch, op.cit., p. 37. 43 « Beethoven n’est qu’un Moïse mourant à l’orée de la terre promise, alors que

chez Wagner elle nous fait signe de loin », ibid., p. 87. 44 « Car elle a fleuri la musique, lorsque s’effondra la vision, la voyance, le

monde visible, et aussi les traces de Dieu dans le monde visible… », ibid., p. 189.

45 Ibid., pp. 150-155. 46 Nous n’avons jusqu’à présent rencontrer aucune analyse de Moïse et Aaron

qui mentionne L’esprit de l’utopie. 47 Ibid., pp. 191-192 (les italiques sont dans le texte). Bloch fait un retour vers

l’originaire en delà des mythes et légendes. Il est en cela, mieux que Wagner, un lecteur de Schelling pour qui le Nom de Dieu était, à l’origine, en amont de la mythologie polythéiste.

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Bloch fait un retour vers l’originaire, en deçà des mythes et légendes. Si les hommes s’affrontent, c’est parce qu’ils ne s’entendent pas : les troubles du langage, écrit Schelling, ont des causes religieuses !48 Et réciproquement, les troubles de la scène du Veau d’Or proviennent d’un défaut du langage, le manque du Verbe dont Moïse constitue la conscience vive. La longue scène centrale de l’orgie païenne est une répétition de Babel : les tribus se séparent, parce qu’elles ne parlent pas la même langue et adorent des dieux différents, selon des mythologies différentes. Elles se définissent alors comme peuples et préparent la guerre, dont la violence point à la fin de l’acte. Le chœur de l’acte II lie fortement représentation, manque, et esclavage volontaire, dans le leurre de désirer être rassasié. Le chœur exprime ici une volonté régressive, d’avoir un père au moment où Moïse est absent, pour ne plus avoir peur du noir, mais pour vivre dans un présent coloré, une société du spectacle. L’effroi subi par le personnage du drame expressionniste est ici entièrement refoulé dans le Jubile, Israël, construit sur une riche polyphonie et un rythme syncopé rapide :

Ihre leibliche Sichtbarkeit, Gegenwart, verbürgt unsre Sicherheit ! Ihre Grenzen und Meßbarkeit Fordern nicht, was unserm Gefühl versagt. […] Farbig ist diese Gegenwart, düster ist jene Ewigkeit ; Lebenslust scheut ihr Ende nicht, furchtlos Sucht sie freiwillig ; Lust grenzt an Leben und an Tod, Steigert zu dem von jenem sich. […] Deinen Göttern als Inhalt gabst du dein Innres, dein Lebensgefühl, Deinen Göttern Aussehn sichert dein Gold : Entäußre dich sein ! Mach dich arm, mach sie reich Sie werden dich nicht hungern lassen !

(Leur visibilité corporelle, présence, abrite notre certitude ! Leurs limites et mesures n’exigent pas ce qui est refusé à notre sentiment. […] Coloré est ce présent, sombre cette éternité-là ; le plaisir de la vie n’appréhende pas sa fin, sans crainte il la cherche volontairement ; le plaisir confine à la vie et à la mort ; s’augmente vers celle-ci de celle là. […] À tes dieux tu donnas pour contenu ton dedans, ton sentiment de la vie, à

48 Schelling, Philosophie der Mythologie, [1837/1842], Wilhelm Fink, Munich,

1996, p. 55 et trad. fr., Leçons inédites sur la philosophie de la mythologie, A. Pernet (trad.), Jérôme Million, Grenoble, 1997 p. 60.

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tes dieux ton or assure une apparence : dépouille-toi de lui ! Fais-toi pauvre, fais les riches : ils ne te laisseront pas avoir faim !)49

Schönberg écrit un drame où la question de la figuration est une question d’abord esthétique, donc aussi métaphysique, religieuse50 et politique. Moïse demande à Israël de refuser tout ensemble la figuration du divin, le fétichisme, l’État et la guerre. Le chœur devient le lieu du conflit entre la voix singulière et la voix collective. Dans la scène de ballet de l’acte II, consciemment écrite par Schönberg comme un rappel de l’opéra traditionnel51, Schönberg tire les conséquences de l’esthétisation du réel en spectacle : le sacrifice des masses qui ont abdiqué leur liberté. Comme l’écrit Benjamin dans L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, qui paraît la même année 1935 : « à la reproduction en masse correspond une reproduction des masses » qui sert « l’esthétisation de la vie politique » du fascisme52. La scène d’orgie est représentée par un ballet d’opéra, afin de souligner non seulement le caractère régressif du comportement grégaire, mais aussi combien les processus d’identification peuvent faire rapidement retour à la sauvagerie. Par l’identification com-mune à la figure paternelle du héros, du prophète, la masse s’est unie en « foule primaire »53. L’Église, comme le public, se soude par cet amour commun pour le chef. Or ici, ce n’est pas Moïse qui joue le rôle du chef rassembleur54, mais Aaron, qui ne refuse pas la séduction de la voix, de l’image, pour attirer la foule par l’hypnose érotique, doublement figurée par la métamorphose du bâton en serpent. Moïse, lui, se retire, refusant de jouer le Père… « c’est pourquoi le retrait de l’idéal devrait être une fête grandiose pour le moi, qui alors aurait une fois encore le droit d’être

49 A. Schönberg, op.cit., pp. 42-43 (traduction légèrement modifiée). 50 Et cela passe par une critique de la religion. Y compris dans son opéra

religieux, Schönberg est un lecteur de Nietzsche. 51 « Dans le développement de cette scène – puisqu’elle représente vraiment le

centre de ma pensée – je suis allé très loin, et c’est ici que ma pièce est aussi le plus opéra ; comme elle doit être », A. Schönberg, Lettre à W. Eidlitz, 15 mars 1933, Correspondance 1910-1951, E. Stein (éd.), trad. D. Collins, J.C. Lattès, Paris, 1983, p. 174.

52 W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique », Œuvres, t. III, pp. 110-113.

53 Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, trad. P. Cotet, A. Bourguignon, J. Altounian, O. Bourguignon, A. Rauzy, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981, p. 181 (Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), Gesammelte Werke, XIII, pp. 71-161).

54 Ibid., p. 194 et aussi dans Totem et tabou (1913).

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content de lui »55. La loi que cherche à instituer Moïse n’est pas une loi de compensation érotique, un art métaphorisant l’Éros interdit. Celle qu’institue Schönberg renvoie le sujet esthétique à son entière liberté, progressiste et non pas régressive. L’opéra cesse alors de renvoyer aux consolations de l’illusion dans un temple protégé par la loi du Père.

Mais le chœur n’est pas seulement ici la horde menée par un chef ; il a aussi pour rôle d’être la voix de Dieu dans le buisson-ardent, la promesse de cette union sur laquelle s’achève le livret ! Il y a une contradiction apparente à condamner le polythéisme et sa survivance dans le culte des images, et à donner à Dieu une voix fragmentée. Cette contradiction est partiellement levée par deux différentes présentations du chœur. D’une part, Schönberg réserve un traitement scénique et musical spécifique à la Voix du buisson : le chœur est absent de la scène, invisible, contrairement au chœur qui veut un dieu-fétiche ; ensuite, il est musicalement double : un chœur chanté, qui rappelle les voix séraphiques de L’échelle de Jacob, se superpose à un chœur en Sprechgesang. La première analogie entre le chœur et Dieu est « technique » : le travail sur la sonorité, la spatialisation du son et la scission de la masse chorale en plusieurs groupes est le contraire d’une mise en scène. Il convient plutôt de reprendre la notion d’espacement dégagée de la poétique de Mallarmé, qui tenta de dépasser la crise du solipsisme littéraire, celle d’Igitur, par l’invention d’une nouvelle graphie, d’une disposition non linéaire des mots afin de créer un espace, une scène de la pensée qui ait l’ampleur d’un hymne religieux. Or c’est justement cela la tâche assignée à Moïse : annoncer la pensée (den Gedanken verkündigen), qui ne se fixe jamais en un point, mais est à la fois le plus proche, et le plus éloigné, le cercle et la circonférence, l’espace infigurable du paradoxe cusain. La seconde analogie est essentielle : Dieu n’est pas une personne, pas un individu, donc pas une voix ; la composition polyphonique permet à Schönberg de superposer les voix, ou de faire entendre leurs décalages temporels. Le texte n’en ressort pas toujours audible, justement, mais il rentre en conflit, en dialogue avec lui-même, dans une structure dynamique. La réintroduction du chœur est pour Schönberg le moyen flagrant de mettre fin à l’isolement de la voix subjective56 et de tenter de fonder l’opéra par-delà le lyrisme, où le sujet n’a cessé de vouloir se projeter (et lui-même au premier chef, puisque

55 Ibid., p. 201. 56 Les références précédentes à Husserl prennent ici tout leur sens : d’une façon

concomitante, Husserl tente, dans une deuxième période de sa réflexion, de dégager le sujet du solipsisme (expressionniste).

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toutes ses œuvres précédentes sont directement autobiographiques, obsédées par le thème de l’adultère).

N’étant personne, Dieu n’a pas de Nom. Car l’opéra de Schönberg ne propose pas seulement la loi musicale du sérialisme, mais il s’oppose aussi à une certaine écriture littéraire qui privilégie l’image métaphorique et sacralise le nom. La nomination parfaite, celle du nom propre, est le sujet même du drame wagnérien. Elle s’inscrit dans une poétique, qui trouvent ses lointaines origines dans l’idéologie de la langue aryenne originelle, source du pouvoir créateur de la poésie. C’est sur la poésie lyrique de l’invocation que l’opéra romantique et wagnérien ont fondé l’opéra, dont tout l’enjeu consistait à trouver la juste expression, à proférer le nom propre et à révéler ainsi le secret, le sacré enfoui au cœur de l’origine. C’est aussi sur ce pouvoir de nomination que la religion peut devenir croyance et superstition. Quand Moïse demande à Dieu quel nom il devra communiquer au peuple, il ne demande pas « comment t’appelles-tu ? », mais « qui es-tu ? ». Ce trait provient de la tradition juive : « quand en hébreu biblique, on veut demander comment s’appelle quelqu’un, on ne dit jamais comme ici : « Qu’est-ce (mah) son nom ? » ou « Qu’est-ce que ton nom ? », mais « Qui (mi) es-tu ? », « Qui est-il ? », « Quel (mi) est ton nom ? », « Dis-moi ton nom ». Partout où le mot « quoi » apparaît associé au mot « nom », ce qui est demandé c’est ce qui s’exprime dans le nom ou ce qui se cache en lui »57. Dans Exode 6,3, Dieu dira qu’il s’est fait connaître des Patriarches comme El Schaddaï, puissance fécondatrice, et pas comme YHVH, car l’essence magique du nom permet son ap-propriation par qui le prononce58. Pour Schönberg, défaire cette idéologie de la poétique créatrice, briser l’image de l’artiste divin, exigeait d’inventer une autre écriture, qui ne s’arrêtât jamais sur des mots-clefs, qui visât toujours le pas encore atteint, l’idée attendue. Le livret est caractérisé par une double conception du nom : d’abord négative, par l’emploi de la préposition privative un- chaque fois qu’il s’agit de désigner Dieu, ensuite par l’abstraction d’un incessant débat philosophique. La pensée est recherchée, parce que le mot ne la livre pas comme concept, ni ne l’impose sous la forme finie de l’image. La loi du monothéisme, opposée aux mythes païens ravivés par Wagner, revient à suspendre la certitude et à bloquer la fiction. L’abstraction du langage est l’équivalent littéraire de ce principe d’indécidabilité qui caractérise selon François Nicolas la composition

57 M. Buber, Moïse, trad. A. Kohn, P.U.F., Paris, 1957, p. 55. 58 Ibid., p. 58.

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sérielle et le sens dramatique de Moïse et Aaron59. Le livret va donc en deçà de la mythologie, vers l’âge préhistorique tout autant que post-historique où Dieu n’a pas de nom60. Schelling rappelle qu’Adam ne nomme pas Dieu ; seule une dégénérescence de l’humanité à la deuxième génération inaugure le processus fictionnel. C’est au temps d’Énos, fils de Seth, que « l’on commença d’invoquer le vrai dieu par son nom » (Genèse, Livre de Moïse, I, 5)61. L’art ne peut donc se réclamer d’une origine grecque, d’une mythologie de l’incarnation du sens, car l’origine est l’indicible même, le sans-nom. L’opéra renaît avec Schönberg, après l’Histoire et ses mythes, selon l’exigence d’une loi paradoxale, qu’avant Gabriel, au début de L’échelle de Jacob62, et avant Moïse63, Schelling avait énoncée : « L’homme ne peut trouver le repos qu’en allant de l’avant »64.

59 F. Nicolas, « L’indécidabilité de Moïse et Aaron », op.cit., , pp. 123-201. 60 « Nous voici maintenant renvoyés du temps préhistorique [du monothéisme

originel] au temps supra-historique [de la conscience originelle naturelle], l’ultime principe de la mythologie étant supra-historique » (Wir sind also jetzt von der vorgeschichtlichen Zeit in die übergeschichtliche gewiesen, der letzte Anfang der Mythologie ist also übergeschichtlich), Schelling, Philosophie der Mythologie, p. 88 et trad. Leçons inédites sur la philosophie de la mythologie, p. 96.

61 Ibid., p. 77 et trad. fr. Leçons inédites sur la philosophie de la mythologie, trad. A. Pernet, Jérôme Million, Grenoble, 1997, p.85.

62 « Ob rechts, ob links, vorwärts oder rückwärts, bergauf oder bergab – man hat weiterzugehen, ohne zu fragen, was vor oder hinter einem liegt. Es soll verborgen sein… » (À droite, à gauche, en avant ou en arrière, vers le haut ou le bas – on doit aller plus loi, sans demander ce qui se trouve devant ou derrière. Cela doit demeurer caché … », Schönberg, L’échelle de Jacob, op. cit., p. 20.

63 « Immer werdet ihr […] zurück in der Wüste » (Toujours […] vous serez renvoyés au désert ), Schönberg, Moïse et Aaron, pp. 64-65.

64 « Der Mensch kann nur in dem Vorwärtsgehen Beruhigung finden », Schelling, op.cit., p. 88.

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Conclusion

Il lui faut à l’opéra non un livret préformé pour être mis en musique, comme le fit Wagner, mais un texte au contraire, qui enregistre déjà la discordance que l’œuvre portera à la lumière : un texte dont la formulation ne porte pas à son achèvement la pensée, mais dise la contingence du monde. Maeterlinck, Büchner, Wedekind, Balász ont fourni aux compo-siteurs des drames qui fussent déjà fragmentation du sens, enregistrement d’une rupture originaire dans l’unité du Logos : la discordance. À défaut, le compositeur écrit lui-même ce drame non de l’artiste, mais de l’acte créateur lui-même (Chausson, Schreker, Schönberg). Musique et parole n’y sont plus liées par le lyrisme, cette puissance romantique qui renfermait tout l’au-delà du langage dans la poésie. Franz Schreker est le témoin de cet échec de l’artiste à la recherche d’un idéal lointain (Der ferne Klang). L’idéal n’est plus la musicalisation de la prose, ni la transposition de l’histoire dans le mythe. Ce qu’offre le son, rendu à la naturalité depuis Debussy, c’est au contraire le proche, l’immédiat présent jusqu’à la nausée.

L’opéra expressionniste se révèle être doublement l’héritier du symbo-lisme : non seulement en intériorisant le drame, mais en révélant l’envers des choses, l’universalité qui traverse les destins singuliers. Cependant, le geste expressionniste va plus loin que le symbolisme dans l’expression du pathétique du drame, parce qu’il rend aux circonstances réelles toute leur importance. La musique elle-même suit ce changement de style en ban-nissant le vague, l’imprécis, et en proposant une lecture clinique des cas mis en scène, au moyen d’un découpage chirurgical des phrases musicales1. Le mystère se déploie alors non pas seulement dans une expérience symbolique de la figure légendaire, mais dans l’existence du personnage. Notre existence, c’est cela : la part délimitable, calculable, à la merci de l’analyse. Ici, nulle essence divine ne se montre dans un processus d’indivi-duation dramatique. Et réciproquement, ce n’est pas dans la mesure où l’homme échappe à la délimitation de la forme humaine qu’il échappe à la finitude. C’est au contraire en allant jusqu’à la limite de cette finitude, qu’elle est reconnue comme rien, comme vide c’est-à-dire pure négation. D’être jeté sur scène, rejeté comme un enfant illégitime, telle est le fait de l’existence du personnage. Jamais l’origine wagnérienne de l’opéra 1 T.W. Adorno insiste sur cette clarté qui fait qu’aucun son, aucune construc-

tion ne demeure imperceptible à l’oreille, dans Berg, der Meister des kleins-ten Übergangs, p. 473.

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moderne n’aura été à la fois autant rejointe et autant inversée que dans l’opéra de Berg. Il incombe encore à la musique et à la composition transversale (Durchkomponieren) d’unifier le monde et de porter l’humain vers ses limites. Mais ce qui était possible par la fiction d’un monde mythique, où le divin pouvait habiter l’humain dans le héros, devient un contresens ou une aporie dans le monde moderne.

Mallarmé annonce, y compris historiquement par son influence sur Schönberg, la séparation des arts, au moment où chacun atteint le point critique, où le dialogue est rompu, où l’œuvre aboutit au silence. Le dédain de Mallarmé pour les systèmes (artistiques ou politiques) de représentation n’a d’équivalent que la conscience exacerbée de Schönberg de l’isolement de l’artiste dans une société mercantile. La mimésis fonde la valeur marchande des choses : la capacité pour un bien d’être échangé symboliquement pour un autre. Et tout le système social de l’échange repose sur la même croyance ou le même consentement à l’illusion2. L’art n’y survit qu’en maintenant non pas l’aura (telle est l’illusion wag-nérienne), mais « la perte de l’aura ». Le cinéma, pour reprendre l’analyse de Benjamin, en donnant la présence immédiate de l’image, est le seul « art » (?) qui se passe de cette perte. Il n’est donc pas anodin que Debussy et Schönberg refusent tous deux le passage de la scène au cinéma. La première préserve la double illusion, alors que le second la simplifie. L’opéra expressionniste est précisément le moment où la crise de la représentation insiste sur le sentiment de la perte, et charge la musique de l’exprimer. La parole est encore prise dans le halo sonore, mais qui provoque cette fois une distension du temps dramatique. Le moment musical wagnérien rapportait sans cesse à l’origine et promettait par la même la rédemption d’un présent fautif. Elle réintégrait l’individu dans le sein consolateur de l’origine. L’individu solitaire du drame expressionniste est un point individuel, une absence à soi-même entre souvenir et attente. La Mélisande de Maeterlinck apparaît alors non seulement comme la figure symboliste majeure, mais aussi comme le premier personnage du drame existentiel expressionniste. Le chant n’intègre plus l’individu dans la continuité mélodique et cosmique, mais il suit désormais une ligne brisée, entre la parole nue et le cri. La fascination pour Maeterlinck, partagée par Schönberg, Webern et Berg, s’explique notamment par l’omniprésence de la mort dans son théâtre. Le livret requiert alors nécessairement le texte littéraire : non plus le signe indiciel du dialogue des individus, mais

2 Adorno, que l’on peut qualifier de disciple de Schönberg sous maints aspects,

poursuivra cette réflexion dans sa critique du fétichisme en art.

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l’expression d’une impossibilité de dire. Wozzeck, de Berg et Büchner, en est le drame par excellence. En ce sens, l’opéra accomplit le destin moder-ne de l’art, qui est de nier l’Art et les marques techniques de la virtuosité. L’écriture, éminemment suspectée d’artifice par Debussy, devient au contraire la catégorie la plus critique face aux métaphysiques de la création, car son sens a changé. Schönberg applique le terme de prose à la musique, Adorno appelle, en français, « écriture »3 tout geste de rupture anti-idéaliste.

L’esthétique de l’indicible est, comme le relève Adorno, la négation même de l’Esthétique, concept idéaliste d’une unité, fût-elle idéale, de l’Art. Dans sa conférence de 1966 « L’Art et les arts », il montre comment le cercle logique de la mimésis et du sens de la vie est rompu par « l’effrangement des genres artistiques» : « Dans la mesure où l’art était aussi d’une certaine manière une image-reflet (Abbild), sa cohésion, par l’apparence de sa nécessité, a confirmé la plénitude du sens de la chose à refléter en image – même si celle-ci a pu devenir tragique… »4. Refusant le piège, l’art moderne ne peut que se nier en intégrant le non-art (dans le dadaïsme, le happening), ou bien, au contraire, en n’étant qu’une idée purement négative : « Une telle idée de l’art dans les arts n’est toutefois pas positive, rien qui soit en eux simplement là présent : elle doit être exclusivement appréhendée comme négation »5. Moïse et Aaron, qu’Adorno ne cite pas ici, est cette œuvre négative qui affirme la transcendance d’une idée non mimée, de l’idée de l’art sans la médiation de l’esthétique. Cette œuvre contient tout l’opéra traditionnel : le prophète, sauveur, la rédemption comme enjeu dramatique, et même le ballet où se manifeste la foule ; mais elle exclut aussi tout l’opéra : la puissance de médiation entre les êtres et les Royaumes qu’a toujours été l’amour, et jusqu’aux sentiments qui motivent l’expression et le dialogue. Moïse et Aaron invente l’opéra non-lyrique. Adorno cite, dans cette même confé-rence de 1966, Beckett comme l’écrivain qui refuse le mime et la présence ; il pouvait y adjoindre Kafka. Mais dans ces exemples, l’humour est une façon de contourner, par l’écriture, « l’imposition » du sens (entendu

3 Adorno, « Über einige Relationen zwischen Musik und Malerei » (De

quelques relations entre musique et peinture, 1965), Gesammelte Schriften, vol. 16, p. 634.

4 Adorno, « L’art et les arts », trad. J. Lauxerois et P. Szendy, De la différence des arts, J. Lauxerois et P. Szendy (éd.), Ircam-L’Harmattan, Paris, 1997, pp. 25-52.

5 Ibid., p. 46.

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comme coup de force et comme miracle)6 ; Schönberg garde, lui, la forme sérieuse de l’opéra, car il conserve sa force révolutionnaire tragique au refus mosaïque de l’idolâtrie7.

Ni réaliste, ni mythologique, Moïse et Aaron est le dernier opéra expressionniste, voire absolument le dernier opéra, sous la seule forme encore possible de l’expression : la négation. Il procède à la négation du dicible – et à celle de l’esthétique. Dans la forme la plus obsolète, la plus historiquement restreinte à un usage social, l’opéra, une révolution a eu lieu, qui a redéfini les champs de l’art et de la philosophie. La distinction même entre littérature, musique et philosophie n’a plus lieu d’être, quand elle n’a plus de lieu : d’espace délimité pour un affrontement représenté. Tout se déroule désormais, selon un ancien rêve, dans le monde de l’Idée, puisque, justement, celle-ci cesse de se galvauder dans le spectacle. Le devenir de l’art, sa mort, a scellé irrémédiablement la séparation entre le monde de la publicité et le monde de l’art. Schönberg continue d’irriter, car il a le premier prononcé le désintérêt absolu de l’artiste pour le public8. Le caractère confidentiel de la musique contemporaine n’est que la mani-festation la plus claire de cette séparation qui dans l’écrit, livré à l’industrie de la publication, continue à être masqué par des demi-mesures.

Ici, le sens de l’Histoire s’inverse : d’une tentative de tout dire en un silence éloquent : celui de Schönberg « inachevant » Moïse et Aaron. Il y a ici esthétique (et Esthétique comme discipline) dans la recherche sans cesse relancée de ce qui n’y est pas définitivement dit. Lukàcs tomberait peut-être d’accord avec l’affirmation suivante : il y a une idéologie du réalisme, et une esthétique de l’expressionnisme. Et la décadence de l’expressionnisme

6 C. Dumoulié, op.cit., pp. 138-147. S’y ajoute une autre stratégie : le refuge

dans l’abject. Il faut alors distinguer entre l’humour et la parodie. J.-M. Palmier, op.cit., pp. 137-140, consacre un chapitre à la parodie dans l’opéra expressionniste, et à Nusch-Nuschi (1904) de Hindemith et Franz Blei en particulier. Hindemith, Krenek, Weill, commencent par parodier le jazz, l’opérette et finissent par ne parler plus que l’idiome d’abord méprisé. Schönberg au contraire écrit Von Heute auf Morgen en toute rigueur.

7 J.-F. Lyotard fait une comparaison entre Freud et Schönberg, qui opposent tous deux le silence de la Loi (sérielle, psychanalytique) aux manifestations bruyantes de l’hystérie. Le silence est donc la manifestation du tragique : de la transcendance du sens : « Le tragique est l’intensité hors signification, mais rapportée à l’intention d’un Autre », « Plusieurs silences », Musique en Jeu, n°9, nov. 1972, p. 73.

8 Rappelons simplement sa déclaration péremptoire à la radio « Je n’ai aucun public », dans Mon public (1930), Le style et l’idée, p. 79, et sa réponse à un Américain qui croyait le flatter : « My music is not lovely ».

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lui est effectivement propre : elle réside en son sein comme toute dialectique travaille de l’intérieur un processus vital. L’indicible a, sinon son histoire, du moins son devenir, qui est celui d’une question qui se creuse. La Nouvelle Musique peut alors servir d’appellation possible pour une Nouvelle Littérature, et une Nouvelle Philosophie, où le contenu concret de l’histoire, de la politique, sont à la fois présents, et sans cesse niés et « altérés » d’une salutaire inactualité : « Si l’on se rapporte à l’exposé de Schönberg, écrit Webern le 20 février 1933, la Nouvelle Musique est celle qui n’a jamais été dite »9.

L’expressionnisme est cette esthétique de fin du monde : le monde est donné tout entier, révélé dans l’intuition musicale, au moment précis de sa disparition.

9 A. von Webern, op. cit., p. 48.

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SOURIS André, Conditions de la musique et autre écrits, ULB/CRNS, Bruxelles-Paris, 1976.

STUCKENSCHMIDT Hanz Heins, Arnold Schönberg, trad. H. Hildebrand, Fayard, Paris, 1993.

TARASTI Eero, « Ernst Kurth come precursore della semiotica musicale : passi verso la definizione di « actoriality » in Musica » (Ernst Kurth, précurseur de la sémiotierque musicale : avancées vers la définition de l’ « actoriality » en musique), Il pensiero musicale degli anni venti e trenta (La pensée musicale dans les années vingt et trente), colloque international de l’Université de Calabre (1 au 4 avril 1993), M. Bristiger, N Capogreco, G. Reda (éd.), Centro Editoriale e Librario Università degli studi della Calabria, Arcavacata di Ronde, 1996, pp. 273-285.

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WÖRNER Karl Heinrich, Gotteswort und Magie. Die Oper « Moses un Aron » von Arnold Schönberg (Le mot divin et la magie. L’opéra Moses und Aron d’Arnold Schönberg), L. Schneider, Heidelberg, 1959.

Ouvrages collectifs

Il pensiero musicale degli anni venti e trenta (La pensée musicale dans les années vingt et trente), colloque international de l’Université de Calabre (1 au 4 avril 1993), M. Bristiger, N Capogreco, G. Reda (éd.), Centro Editoriale e Librario Università degli studi della Calabria, Arcavacata di Ronde 1996.

Le timbre, métaphore pour la composition, Barrière Jean-Baptiste (éd.), Christian Bourgeois Éditeur/I.R.C.A.M., Paris, 1991.

Schönberg, G. Borio (éd.), Società editrice il Mulino, Bologne, 1999.

Page 119: L'opéra Expressionniste

117

Index

Adorno (T.W.) 25, 30,47, 48, 50, 55, 56, 59, 79, 92, 101, 102, 103

Ansermet (Ernest) 22 Aristote 15 Bach (J.S.) 49 Bahr (Hermann) 16, 27, 28 Balzac (Honoré de) 15 19, 56, 77,

78, 80, 81, 88 Baudelaire (Charles) 16, 19 Beckett (Samuel) 87, 103 Beethoven (L. van) 94 Benjamin (Walter) 52, 61, 92, 96,

102 Benn (Gottfried) 18 Berg 14, 15, 18, 19, 21, 22, 32,

47, 54, 55, 56, 58, 60, 61, 65, 66, 67, 69, 77, 78, 81, 82, 87, 101, 102

Bergson (Henri) 15 Besançon (Alain) 46 Bloch (Ernst) 77, 84, 93, 94 Boulez (Pierre) 20, 21, 54, 73, 83 Buber (Martin) 98 Büchner (Georg) 54, 56, 58, 60,

65, 69, 101, 103 Busoni (Ferruccio) 14 Champsaur (Félicien) 18 Chausson (Ernest) 101 Chauviré (Christiane) 20 Cocteau (Jean) 25, 26 Crawford (John C., et Dorothy L.)

30, 33, 45, 75 Dalhaus (Carl) 31, 44, 90 Daniélou (Jean) 27

Debussy (Claude) 13, 14, 18, 19, 21, 22, 23, 24, 26, 31, 32, 43, 55, 58, 61, 70, 101, 102

Dehmel (Richard) 14, 15, 16, 78, 81

Deroo (Jean-Louis) 89 Descartes (René) 34, 47 Diez (Egon) 19 Dowson (Ernest) 78 Dukas (Paul) 73 Dumoulié (Camille) 71, 92, 104 Eco (Umberto) 24, 54, 55 Eidlitz (Walter) 87, 96 Eschyle 68 Freud (Sigmund) 36, 70, 77, 96,

104 Gautier (Théophile) 19, 35 George (Stefan) 15, 16, 17, 44,

78 Gorceix (Paul) 15 Hanslick (Edouard) 25 Hartleben (Erich) 18 Hegel (G.W.F.) 65 Heidegger (Martin) 67 Hindemith (Paul) 14, 18, 27, 57,

69, 70, 71, 104 Hoddis (Jakob van) 16 Hoffmann (E.T.A.) 57 Hofmannsthal (Hugo von) 27, 28,

34 Hugo (Victor) 69 Husserl (Edmund) 34, 36, 97 Jarman (Douglas) 54, 55, 56 Jone (Hildegard) 21, 55 Kafka (Franz) 84, 89, 103

Page 120: L'opéra Expressionniste

118

Kandinsky (Wassily) 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 93

Kant (Immanuel) 15, 46 Karg-Elert (Sigfrid) 13 Korngold (Erich Wolfgang) 14 Lacoue-Labarthe (Philippe) 92 Laforgue (Jules) 33, 34 Lecler (Eric) 36 Levin 90 Levinas (Emmanuel) 93 Lion (Ferdinand) 57 Liszt (Franz) 22 Lockpeiser (Edouard) 14 Lossky (Vladimir) 82 Louÿs (Pierre) 14 Luckács (Georg) 73 Lyotard (Jean-François) 104 Mach (Ernst) 27, 34, 95 Maeterlinck (Maurice) 14, 16, 17,

19, 22, 32, 34, 45, 46, 57, 58, 66, 73, 101, 102

Mallarmé (Stéphane) 15, 16, 29, 34, 66, 81, 91, 92, 97, 102

Mann (Thomas) 27, 84 Merleau-Ponty (Maurice) 34, 47 Moldenhauer (Hans et Rosaleen)

15, 16, 19, 21 Mosès (Stéphane) 93 Nerval (Gérard de) 19 Niemann (Walter) 13 Nietzsche (Friedrich) 13, 15, 26,

82, 96 Novalis 15, 19, 28, 39, 86 Palmier (Jean-Michel) 18, 104 Pappenheim (Marie) 35, 37 Perrault (Charles) 74 Pétillon (Jean-Yves) 27, 34 Poe (Edgar Allan) 14 Ramuz (Charles Ferdinand) 26 Reger (Max) 14

Reik (Theodor) 58, 59 Reinhardt (Max) 45 Revault d’Alonnes (Olivier) 88 Rilke (Rainer Maria) 15, 16, 19 Rognoni (Luigi) 25, 32, 72, 87,

89 Rosenzweig (Franz) 66, 67, 68,

77, 80, 83, 88, 93 Ruysbroeck 15 Satie (Erik) 25 Schelling (F.W.J. von) 94, 95, 99 Schlegel (Friedrich) 67, 80 Schönberg (Arnold) 5, 13, 14, 15,

16, 17, 18, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 30, 31, 32, 33, 36, 37, 39, 40, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 54, 55, 56, 65, 66, 67, 68, 72, 75, 77, 78, 79, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 96, 97, 98, 99, 101, 102, 104

Schopenhauer (Arthur) 15, 48 Schreker (Franz) 14, 22, 39, 40,

41, 42, 43, 44, 52, 81, 101 Schumann (Robert) 59 Shakespeare (William) 34 Sorge (Reinhard Johannes) 33 Souris (André) 26 Stephan (Rudi) 14 Straub (Jean-Marie) 84, 86 Strauss (Richard) 42 Stravinsky (Igor) 14, 25, 26, 27,

33 Strindberg (August) 15, 21, 45 Stuckenschmidt (Hans Heinz) 13,

14, 15, 16, 22 Swedenborg 19, 21, 56, 78, 82, 88 Tagore 81 Tarasti (Eero) 40 Trakl (Georg) 66, 67, 68

Page 121: L'opéra Expressionniste

119

Villiers de l’Isle-Adam (Auguste de) 80

Wagner (Richard) 13, 25, 26, 39, 55, 56, 66, 69, 70, 77, 81, 86, 91, 92, 94, 98, 101

Webern (Anton) 15, 18, 19, 20, 21, 24, 55, 56, 65, 66, 78, 102, 105

Wedekind (Frank) 18, 45, 54, 101 Wellesz (Egon) 14 Wittgenstein (Ludwig) 20 Wörner (Karl Heinrich) 89 Zemlinsky (Alexander von) 15,

17

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Varia Musicologica

Band 1 Mine DogantanMathis Lussy – A Pioneer in Studies of Expressive Performance188 S. 2002. ISBN 3-906769-50-X / US-ISBN 0-8204-5897-X

Band 2 Kristina EricsonHeinz Holliger – Spurensuche eines Grenzgängers:das kompositorische Schaffen im Spiegel der Beschäftigungmit Sprache, Atem, Schweigen640 S. 2004. ISBN 3-03910-354-7

Band 3 Walter Ludwig BühlMusiksoziologie394 S. 2004. ISBN 3-03910-448-9

Band 4 Nikolaus UrbanekSpiegel des Neuen: Musikästhetische Untersuchungen zumWerk Friedrich Cerhas230 S. 2005. ISBN 3-03910-445-4

Band 5 Daniel MuzzuliniGenealogie der Klangfarbe598 S. 2005. ISBN 3-03910-458-6

Band 6 James K. WrightSchoenberg, Wittgenstein and the Vienna Circle191 S. 2005, 2007.ISBN 978-3-03911-287-6 / US-ISBN 978-0-8204-8935-3

Band 7 Ellen TallerGaetano Donizetti – Moment und ProzessStudien zur musikalischen Dramaturgie.249 S. 2005. ISBN 3-03910-637-6

Band 8 Rudolf FlotzingerVon Leonin zu Perotin:Der musikalische Paradigmenwechsel in Paris um 1210.504 S. 2007. ISBN 978-3-03910-987-6

˘

Page 124: L'opéra Expressionniste

Band 9 Isabelle Marc MartínezLe rap français – Esthétique et poétique des textes (1990-1995)327 S. 2008. ISBN 978-3-03911-482-5

Band 10 Fiona McAlpineTonal Consciousness and the Medieval West.474 S. 2008. ISBN 978-3-03911-506-8

Band 11 Massimo ZicariThe Land of Song. La “Terra del Belcanto” nella stampa londinese di fine Ottocento. Una raccolta di testi critici tra 1890 e 1900266 S. 2008. ISBN 978-3-03911-507-5

Band 12 Marion LamberthInteraktion von Leben und Werk bei Schönberg.Analysiert anhand seiner Ehekrise des Jahres 1908279 S. 2008. ISBN 978-3-03911-515-0

Band 13 Claude Dauphin (éd.)En collaboration avec Raymond Court, Yves Jaffrès, Michael O’Dea, Daniel Paquette et Pierre SabyLe Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau:une édition critique.890 S. 2008. ISBN 978-3-03911-620-1

Band 14 In Vorbereitung

Band 15 Giuliano CastellaniFerdinando Paer.Biografia, opere e documenti degli anni parigini.668 S. 2008. ISBN 978-3-03911-719-2

Band 16 In Vorbereitung

Band 17 In Vorbereitung

Band 18 In Vorbereitung

Band 19 In Vorbereitung

Band 20 Eric LeclerL’opéra expressionniste.120 S. 2010. ISBN 978-3-0343-0313-2