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I – LES LINÉAMENTS D'UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ÉTRANGETÉ CHEZ HUSSERL . Le problème de l'étrangeté se pose tout autant en phénoménologie que dans le reste de la philosophie, et au premier titre dans le cadre d'une phénoménologie qui prend pour axe de recherche la notion de constitution. Même si nous produisons un cours de phénoménologie contemporaine, nous ne pouvons comprendre la suite de nos réflexions sans faire retour à la manière fondatrice dont Husserl s'est tourné vers le problème de l'étrangeté. Cette attention à Husserl est nécessaire, dans la mesure où on peut dire sans trop s'avancer que toutes les descriptions phénoménologiques du phénomène étranger se fondent sur des critiques de la conception husserlienne. Husserl sert de paradigme fondamental, l'étrangeté se laissant penser à partir de ce paradigme : soit comme ce qui nous pousse à la modifier et à la relativiser, soit comme ce qui nous pousse à la remettre en question. Il faut alors remarquer un phénomène intéressant. Cette remise en question de Husserl peut elle-même apparaître comme un thème phénoménologique. Il n'est pas là simplement question d'une discussion touchant l'histoire de la philosophie, d'une discussion sur l'étrangeté. L'étrangeté peut apparaître justement comme ce qui structure cette discussion. C'est elle qui organise le débat phénoménologique. En effet, il est possible de regarder la pensée de Husserl comme une égologie, un philosophie du soi, ou une philosophie du même. L'épokhè phénoménologique et les autres réductions (la réduction éidétique, la réduction à la sphère propre) produisent un ego entièrement responsable de son monde. Husserl s'est lui-même avisé des conséquences désastreuses de cette égologie lorsqu'il s'est efforcé, à partir des Méditations cartésiennes, de se confronter au problème du solipsisme, au problème de la solitude de l'ego transcendantal constitutif . C'est de cet effort que naît sa pensée de l'altérité. Mais, nous le verrons, cette pensée de l'altérité se produit chez Husserl sans quitter le terrain familier de l'ego transcendantal. Les critiques de Husserl ne seront donc pas simplement des discussions philosophiques sur l'étrangeté, elles apparaîtront comme des voies de l'étrangeté faisant face à cette égologie potentiellement solipsiste. 1. LE CADRE DEPUIS LEQUEL HUSSERL PENSE L'ALTÉRITÉ : LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE . Même si ce travail peut paraître légèrement rébarbatif et porter sur du déjà connu, il nous faut revenir en arrière et penser la phénoménologie transcendantale de Husserl telle qu'elle se présente dans Les Idées directrices pour une phénoménologie . Il nous faut décrire ce cadre avant toute réflexion sur l'altérité et sur l'étrangeté. 1

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I – LES LINÉAMENTS D'UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ÉTRANGETÉ CHEZ HUSSERL .

Le problème de l'étrangeté se pose tout autant en phénoménologie que dans le reste de la

philosophie, et au premier titre dans le cadre d'une phénoménologie qui prend pour axe de

recherche la notion de constitution. Même si nous produisons un cours de phénoménologie

contemporaine, nous ne pouvons comprendre la suite de nos réflexions sans faire retour à la

manière fondatrice dont Husserl s'est tourné vers le problème de l'étrangeté. Cette attention à

Husserl est nécessaire, dans la mesure où on peut dire sans trop s'avancer que toutes les

descriptions phénoménologiques du phénomène étranger se fondent sur des critiques de la

conception husserlienne. Husserl sert de paradigme fondamental, l'étrangeté se laissant penser à

partir de ce paradigme : soit comme ce qui nous pousse à la modifier et à la relativiser, soit

comme ce qui nous pousse à la remettre en question.

Il faut alors remarquer un phénomène intéressant. Cette remise en question de Husserl

peut elle-même apparaître comme un thème phénoménologique. Il n'est pas là simplement

question d'une discussion touchant l'histoire de la philosophie, d'une discussion sur l'étrangeté.

L'étrangeté peut apparaître justement comme ce qui structure cette discussion. C'est elle qui

organise le débat phénoménologique.

En effet, il est possible de regarder la pensée de Husserl comme une égologie, un

philosophie du soi, ou une philosophie du même. L'épokhè phénoménologique et les autres

réductions (la réduction éidétique, la réduction à la sphère propre) produisent un ego

entièrement responsable de son monde. Husserl s'est lui-même avisé des conséquences

désastreuses de cette égologie lorsqu'il s'est efforcé, à partir des Méditations cartésiennes, de se

confronter au problème du solipsisme, au problème de la solitude de l'ego transcendantal constitutif.

C'est de cet effort que naît sa pensée de l'altérité. Mais, nous le verrons, cette pensée de l'altérité

se produit chez Husserl sans quitter le terrain familier de l'ego transcendantal. Les critiques de

Husserl ne seront donc pas simplement des discussions philosophiques sur l'étrangeté, elles

apparaîtront comme des voies de l'étrangeté faisant face à cette égologie potentiellement

solipsiste.

1. LE CADRE DEPUIS LEQUEL HUSSERL PENSE L'ALTÉRITÉ : LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE .

Même si ce travail peut paraître légèrement rébarbatif et porter sur du déjà connu, il nous

faut revenir en arrière et penser la phénoménologie transcendantale de Husserl telle qu'elle se

présente dans Les Idées directrices pour une phénoménologie. Il nous faut décrire ce cadre avant toute

réflexion sur l'altérité et sur l'étrangeté.

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DESCARTES ET HUSSERL : UNE VÉRITÉ PONCTUELLE ET UNE DÉLIMITATION DE CHAMP. À partir des

Méditations cartésiennes, on peut jeter un regard rétrospectif sur la phénoménologie des Ideen 1

dans lequel il semble qu'une analogie puisse être faite avec Descartes. Il faut cependant d'emblée

distinguer le projet cartésien du projet husserlien. Cette différence entre Husserl et Descartes

apparaît précisément au moment où Husserl énonce sa proximité avec Descartes. Les deux

penseurs veulent fonder la science. Mais la fondation n'a pas le même sens chez les deux

penseurs. Descartes cherche à fonder les sciences sur une première évidence, il veut fonder la

vérité de manière pure et absolue, en passant par des démonstrations logiques et mathématiques

indubitables. C'est là que Husserl se distingue de Descartes : cette recherche d'une suite

indubitable de démonstrations conduit Descartes dans un vieux préjugé selon lequel les

mathématiques devraient être le modèle des fondations philosophiques de la science, cette

fondation devant opérer ordine geometrico. (Il faudra remarquer ici une certaine erreur de Husserl,

les Méditations métaphysiques se produisant justement selon un ordre de la découverte subjective

plutôt que selon un ordre des raisons. La lecture des réponses de Descartes aux secondes

objections de Mersenne nous convainc de la réticence de Descartes à suivre l'ordre géométrique,

ce qui ne l'empêche pas de produire une telle démonstration dans les Principes de la philosophie, et

même dans les secondes réponse elles-mêmes. Le modèle de Descartes demeure effectivement les

mathématiques). Tel n'est pas le projet de Husserl. Il critique l'ordre géométrique de Descartes,

pourtant, cela ne l'empêche pas de chercher des vérités première et antérieures en soi, sur

lesquelles fonder l'édifice (métaphore cartésienne) des sciences.

Qu'est-ce qui distingue Husserl de Descartes ? C'est la notion d'ÉVIDENCE.

Descartes donne de l'évidence une définition somme toute relativement vague, une

définition technique et psychologique. L'évidence n'est en effet pas loin d'être un sentiment chez

Descartes : elle est un CRITÈRE. Les vérités claires et distinctes sont évidentes, mais il faut pour

qu'elles le soient, un supplément d'âme : être indubitables. De quelque côté qu'on les prenne, il

faut que se fasse jour l'impossibilité d'en douter. Le problème étant précisément qu'on n'est

jamais sûr, à propos d'une affirmation, d'avoir écarté toutes les raisons d'en douter. Ce qui

importe le plus dans notre réflexion, c'est que l'évidence soit bien seulement un critère chez

Descartes. À ce titre, les vérités sont évidentes parce qu'elles répondent à un critère identique,

psychologique, qui leur vient pour ainsi dire du dehors – l'indubitabilité.

Pour Husserl, l'évidence est une STRUCTURE : c'est le remplissement ou la réalisation

(Erfüllung, signifiant en allemand à la fois remplissement et réalisaiton) d'une visée présomptive

par l'intuition de la présence en personne de ce qui est visé. Présence en personne = présence

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sans médiation aucune. L'évidence signifie le remplissement adéquat d'une visée intentionnelle

par la présence en personne et sans médiation de ce qui est visé.

Cette différence entre une évidence-critère chez Descartes et une évidence-structure chez

Husserl est importante.

Formellement, le critère d'évidence proposer par Descartes peut toucher une multitude

diversifiée de vérités sans rapport les une avec les autres. Le critère d'évidence touche ainsi des

vérités PONCTUELLES . Le caractère de vérité pourra éventuellement contaminer d'autres

représentations ou d'autres proposition par la voie de la démonstration. Le but de Descartes est

effectivement dominé par ce que Husserl nomme le préjugé philosophique en faveur des

mathématiques. Ce préjugé pousse ainsi à chercher des POINTS d'appui pour des démonstrations.

Le rêve de Descartes est celui d'une contamination de la vérité partant de quelques affirmations

ponctuelles indubitables, à toutes celles qui se fondent sur elles.

L'évidence structurelle recherchée par Husserl suppose justement qu'on sorte de cette

conception de la vérité ponctuelle, pour entrer dans un ESPACE OU UN CHAMP DE LA VÉRITÉ . L'évidence

renvoie à la présence en personne et originaire de ce qui est visé ; elle dépend donc d'un mode de

présence. Rechercher une vérité évidente ne suppose donc pas de faire, au hasard, le tour de toutes

les propositions pour voir lesquelles sont indubitables, mais de rechercher un champ de présence

originaire qui puisse remplir sans reste les intentions qui le visent. Si l'évidence est le

remplissement originaire d'un regard intentionnel, il faut, pour découvrir une évidence, chercher

où diriger ce regard intentionnel. Husserl cherche un espace limité de donation originaire pour

limiter le regard phénoménologique à cet espace.

L'ÉPOKHÈ PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET LE POUVOIR DE LA CONSCIENCE. La pensée phénoménologique de

Husserl part d'un présupposé qui traverse toute son œuvre : celui du pouvoir de l'ego. La

phénoménologie commence son travail avec la fameuse épokhè phénoménologique. Au quotidien,

je vis dans ce que Husserl nomme une attitude naturelle, dans laquelle je fais face à un monde qui

existe pleinement pour moi. Ce face à face du monde se décompose en une intuition directe des

choses que je perçois, et une suite de présomptions concernant les choses que je ne perçois pas

actuellement, mais que j'accepte comme existantes, et qui peuvent être perçues, du moins à ce

que je crois. Cette attitude naturelle est d'emblée interprétée par Husserl comme une thèse.

« Je trouve sans cesse présente, comme me faisant vis-à-vis, une unique réalité spatio-temporelle

dont je fais moi-même partie ainsi que tous les autres hommes qui s'y rencontrent » (ID, §30)

Je la trouve, mais la trouver, c'est la poser. Husserl poursuit : dans la réalité que je trouve,

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je peux certes douter de l'existence de tel ou tel phénomène, ce doute dit-il, ne change rien à la

thèse générale de l'attitude naturelle. D'un monde trouvé, on passe à un monde posé. Mon rapport au

monde n'est plus celui d'une découverte, mais déjà celui d'une position. Je n'y suis plus

spécifiquement passif, mais actif. C'est sur cette interprétation de l'attitude naturelle comme

effectuation d'un pouvoir de position, de thèse, que se construit toute la phénoménologie

transcendantale de Husserl. Cette position peut être altérée, on peut la suspendre. Nous ne

l'abandonnons pas, nous dit Husserl, nous ne sommes pas en train de dire que le monde n'existe

pas – nous le pourrions – ou que l'existence du monde est douteuse – nous le pourrions

également. Nous maintenons cette thèse, mais nous lui enlevons ses effets, nous la mettons hors-

circuit. Cette thèse continue d'être posée, mais on la sort du circuit, du système général des

autres thèses possibles dont je suis capable. (ID, §31). La mise hors circuit n'est pas le doute

cartésien, c'est une modification de la thèse de l'attitude naturelle qui conduit à la déconnecter de

toutes les autres thèses dont je suis capables. Là encore s'annonce le tout pouvoir de l'ego :

« Cette conversion de valeur dépend de notre entière liberté et s'oppose à toutes les prises de

positions adoptées par la pensée ».

Il va de soi que cette déconnexion de la thèse de l'attitude naturelle a des conséquences.

Il faut prendre cette notion de mise hors circuit au sens propre : si, au sein d'un système électrique,

j'enlève un composant ou un fil, sans le détruire, mais simplement en le sortant du circuit, je

découvre que de nombreux autres composants ne fonctionnent plus. De fait, si, dans le circuit des

vécus de ma conscience, je maintiens certes la position de l'attitude naturelle, mais en la

déconnectant du reste des autres vécus, je remarque que d'autres thèses ne fonctionnent pas.

C'est une attitude scientifique fondamentale : pour savoir comment fonctionne un système

électrique, il suffit de couper le courant dans chacune de ses parties tour à tour. L'épokhè est

cette mise hors circuit : je coupe le courant ici, et je regarde ce qui fonctionne encore. L'épokhè a

donc une fonction déjà déterminée chez Husserl, qui ne se trouve pas nécessairement chez

Descartes. Mais pour être pratiquée, cette épokhè présuppose encore bien d'autres conditions.

Aussi Husserl ne la pratique-t-elle pas tout de suite.

PRÉPARER L'ÉPOKHÈ PAR L'ANALYSE ÉIDÉTIQUE DE LA CONSCIENCE. Husserl n'arrive pas au cogito de la

même manière que Descartes. Il y a chez ce dernier une dramaturgie absente de la pensée du

fondateur de la phénoménologie : le cogito advient par la grâce d'un renversement subi faisant

penser à un deus ex machina. Dans les Méditations métaphysiques nous doutons, nous sommes

plongés dans l'angoisse cartésienne d'une absence absolue de point d'appui pour notre pensée. La

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découverte du cogito dans le doute semble alors une découverte à laquelle, si on peut dire, il

suffisait de penser. La réflexivité s'impose à Descartes comme une inspiration soudaine. Le jeu de

la pensée cartésienne, et son mode d'exposition fait que certes, le cogito était bien la seule vérité

possible sous l'égide du doute hyperbolique, mais elle n'est pourtant pas une vérité facile à

découvrir. Mon expérience d'enseignant m'a appris que, même en développant le doute cartésien

le plus en détail, le cogito n'apparaissait pas aux élèves avec évidence. Il faut une lumière de génie

en plus pour découvrir un cogito dont la vérité s'impose certes avec évidence, mais un cogito qui

ne s'impose pourtant pas lui-même avec évidence. Rien de tel chez Husserl, qui se montre ici plus

cartésien, c'est-à-dire plus méthodique que Descartes. À la lecture des Idées directrices pour une

phénoménologie, on ne peut manquer d'être agacé. Husserl ne commence à aborder véritablement

l'épokhè phénoménologique, la mise hors circuit de la thèse naturelle du monde, qu'à partir du

paragraphe 32. Mais une fois cette épokhè mentionnée, Husserl se refuse à la pratiquer d'emblée.

Il préfère justement produire ce dont nous parlions plus haut : une analyse éidétique de la

conscience. Ainsi paragraphe 34 :

« Nous commençons par une série d'analyses à l'intérieur desquelles nous ne nous plierons àaucune épokhè phénoménologique » [60].

Il y a là une méthode frustrante chez le lecteur cartésien de Husserl. Pourquoi ne pas aller

droit au but ? Pourquoi ne pas sortir le cogito du chapeau de l'épokhè une bonne fois ? C'est que

Husserl cherche précisément à éviter le ton de la trouvaille : il ne veut rien sortir du chapeau, il

veut au contraire montrer le fond du chapeau pour montrer que le lapin du cogito ne vient pas de

nulle part. Husserl est un mauvais magicien, mais c'est un bon scientifique. Pourquoi Husserl

prend-il ainsi son temps pour expliquer ? Pour éviter justement de sombrer dans l'écueil

cartésien d'une vérité ponctuelle dont il n'est pas possible de sortir.

Pourquoi ne pas pratiquer l'épokhè ? Pourquoi se refuser à produire toute suite cette mise

hors circuit de la thèse du monde ? Husserl s'en explique : cette épokhè ne saurait être complète

sans une analyse éidétique préalable de la conscience. C'est seulement sur la base de l'évidence

éidétique, nous dit Husserl que « l'épokhè phénoménologique méritera son nom »[59]. En effet,

Husserl s'en est expliqué tout au long du premier chapitre des Ideen, tout fait singulier est porteur

d'une essence lisible par la conscience attentive et vigilante de ce fait. C'est aussi le cas de la

conscience : elle aussi a un statut éidétique. Elle aussi présente les caractéristiques nécessaires de

son être propre à la conscience. Il faut donc que l'épokhè, pour être une épokhè, se complète

d'une autre procédure : l'analyse éidétique de la conscience.

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Ce qu'il nous faut acquérir, c'est une certaine évidence universelle appliquée à l'essence de

la conscience en général … nous poursuivrons cette étude aussi loin qu'il est nécessaire pour

obtenir l'évidence à laquelle nous avons visé, à savoir que la conscience a en elle-même son être

propre, qui dans son absolue spécificité éidétique, n'est pas affecté par l'exclusion phénoménologique [59].

Dans sa méthode, Husserl procède donc selon deux étapes : D'UNE PART, examiner notre

attitude naturelle envers le monde, détecter en elle quelque chose qui est au pouvoir de notre

conscience, la thèse du monde, et la mettre hors circuit pour voir ce qui fonctionne encore une

fois cette thèse déconnectée du reste de l'attitude naturelle. D'AUTRE PART, faire l'analyse éidétique

précise de cette conscience qui, dans l'attitude naturelle pose la thèse du monde. Repérer et

décrire l'essence de la conscience naturelle, afin précisément de préparer l'épokhè, c'est-à-dire

afin de voir à quoi conduit la mise hors circuit de la thèse de l'attitude naturelle. Il ne suffit pas

d'expliquer que quelque chose restera une fois la thèse de l'attitude naturelle mise hors circuit, il

faut encore dire quoi, et dire pourquoi. L'attitude phénoménologique opposée à l'attitude

naturelle, celle qui devrait normalement surgir de l'épokhè n'apparaît qu'au paragraphe 50.

COGITO ET CHAMP D'IMMANENCE. Il faut alors noter quelque chose qui choquerait tout cartésien

sain d'esprit : c'est que la découverte husserlienne du cogito n'attend pas l'épokhè. C'est au cœur

même de l'attitude naturelle que le cogito apparaît, c'est-à-dire dans les paragraphes consacrés à

l'étude éidétique de la vie de la conscience dans l'attitude naturelle (section II, chapitres 2 et 3).

Ces paragraphes sur l'analyse éidétique de la vie de la conscience dans l'attitude naturelle

abordent tour à tour : des analyses de la perception, de l'actualité et de la potentialité dont sont

capables les vécus de perceptions (distinction entre ce qui est réellement vu et l'horizon de

potentialités ouvertes pour des regards possibles de la conscience). Vient alors la détermination

de l'essence de la conscience comme intentionnalité. Alors, le thème commence à se préciser :

cette intentionnalité implique toujours un objet intentionnel distinct de la chose réelle sur laquelle

se dirige notre conscience. Que je donne de la valeur à une chose, alors l'objet intentionnel de

mon acte n'est pas la chose, mais la valeur dans la chose – ou la chose dan la valeur. L'objet

intentionnel est celui qui se définit en prenant appui sur le regard de la conscience, selon la modalité de

l'intentionnalité qui s'y déroule. Cette étape est nécessaire avant d'en arriver à l'étape finale de

l'analyse éidétique, l'étape la plus importante : s'il appartient à toute conscience d'être

conscience d'un objet intentionnel qu'elle participe à produire, en le distinguant de fait de la

réalité des choses sur lesquelles il se fonde, il faut également reconnaître que le vécu de conscience

lui-même peut devenir objet intentionnel.

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Au sein de l'analyse éidétique de la conscience, Husserl est amené à décomposer

l'essence intentionnelle de la conscience en deux types d'intentionnalités distinctes : une

intentionnalité externe, et une intentionnalité interne. Il faut encore une fois rappeler que

cette analyse qui produit la notion de perception interne n'est aucunement le produit de

l'épokhè. La perception interne est définie par une analyse éidétique, et selon des critères que

Husserl prend son temps à déployer. Quels sont ces critères :

Par actes dirigés de façon immanente … nous entendons des vécus dont l'essence comporte queleur objet intentionnel, s'il existe du tout (?), appartiennent au même flux qu'eux-mêmes, c'estce qui arrive, quand un acte se rapporte à un acte appartenant au même moi.

Le critère est ici l'identité de la conscience de soi avec elle-même. Une identité est

éidétiquement définie, dans laquelle s'épanouit l'idée du moi. Et le critère de la réflexivité

permettant le cogito, c'est l'idée du moi. On mesure sans doute ici tout ce qui distingue la pensée

husserlienne de la pensée cartésienne. Pour rappelle, l'idée du moi chez Descartes est obtenue de

la réflexion, et non l'inverse. [Cf. Sur ce point Principes de la philosophie I-9].

Dans le cas d'une perception dirigée d'une façon immanente ou plus brièvement d'uneperception immanente (dite « interne »), la perception et le perçu forment par essence une unitésans médiation, l'unité d'une cogitation concrète et unique.

Le deuxième critère de la perception immanente, remarqué par Ricoeur dans sa

traduction, c'est l'instantanéité. La perception transcendante donne son objet par esquisse, la

perception immanente donne son objet d'un seul coup.

La chose est l'objet de notre perception en tant qu'elle s'esquisse … un vécu ne se donne pas paresquisses [77].

Il faut alors noter quelque chose de capital pour notre sujet : la constitution de soi dans la

réflexion immanent, le champ égologique de la conscience n'est pas défini à partir de l'épokhè,

par une négation de l'autre, mais dans la plus radicale et la plus absolue indifférence à toute

altérité. La mise hors circuit de l'existence du monde aurait pu produire une définition de la

conscience par contraste, la conscience aurait pu alors surgir à la manière hégélienne comme

l'autre du monde, comme l'autre de l'autre. Une dialectique dans laquelle la conscience se retrouve

elle-même à partir d'un échappement à partir de son autre est cependant ici complètement

impossible.

L'analyse éidétique a été produite pour permettre la découverte progressive, méthodique,

et analytique du champ réflexif de la conscience interne. Appliquer l'épokhè maintenant consiste

simplement à s'imposer de rester dans ce champ. En un sens : l'analyse éidétique dessine une maison,

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et l'épokhè m'impose d'y rester. Mais l'épokhè ne découvre pas cette maison. Le cogito ne surgit pas ici

comme un lapin hors d'un chapeau de magicien, il est méthodiquement, et aussi très lourdement

préparé. La lecture de Husserl livre souvent ce sentiment curieux qui nous amène à voir dans les

découvertes de l'auteur des vérités connues depuis longtemps. La luminosité brutale de Descartes

est chez Husserl diluée dans une préparation protocolaire de technicien chimiste. Mais on gagne

en rigueur ce qu'on perd en spectaculaire.

L'ÊTRE ABSOLU. Tout le travail qui va suivre cette découverte éidétique de la réflexivité, va

consister à creuser le fossé qui sépare la conscience immanente de la conscience transcendante.

Husserl va partir de cette analyse pour progressivement accorder au flux de vécu dans la

perception interne et à la chose dans la perception externe des modes d'êtres différents. C'est

encore une fois progressivement que Husserl radicalise sa distinction. Et pour la radicaliser, il n'a

encore une fois pas recours à l'expérience de la mise hors circuit du monde. Cette mise hors

circuit se produit cependant dans cette radicalisation de la différence des modes d'être de la

conscience immanente et du monde transcendant. L'aboutissement de cette radicalisation est

lisible §49 des Idées :

« L'être immanent est donc indubitablement un être absolu, en ce sens que par principe nulla« re » indiget ad existendum. D'autre part, le monde des res transcendantes se réfère entièrement àune conscience, non point à une conscience conçue logiquement, mais à une conscienceactuelle ». [92].

Cet aboutissement a lieu au §49. Il est l'affirmation de l'être absolu de la conscience par

l'abolition de l'être du monde. Bref, il est l'épokhè, la réduction transcendantale de la thèse du

monde. L'épokhè ne fait que parachever une analyse éidétique. Pour parachever cette épokhè, il

aura fallu pas moins de 25 paragraphes. Dans une œuvre volumineuse comme les Ideen, cela ne

semble pas particulièrement important. Mais si l'on tient compte du fait que le §50 n'est que le

commencement de l'épokhè, et que celle-ci aura encore besoin d'autant de paragraphes pour

s'exécuter, on s'aperçoit du soin que prend Husserl pour éliminer progressivement l'altérité.

Il reste maintenant que cette épokhè ne livre pas simplement un cogito, mais une région

d'être, pas une vérité ponctuelle, mais un large domaine de recherche.

« Il est maintenant clair qu'en fait, à l'opposé de l'attitude théorique naturelle dont lemonde est le corrélat, une nouvelle attitude doit être possible qui, alors même que la naturephysique tout entière a été mise hors circuit, laisse subsister quelque chose, à savoir tout lechamp de la conscience absolue »[94]

LA NOTION DE CONSTITUTION COMME REVERS DE L'EPOKHÈ. L'analyse éidétique de l'essence

intentionnelle de la conscience a conduit Husserl sur la voie de la distinction entre l'être qui se

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donne absolument et l'être qui se donne par esquisse. Cette différence a conduit à une différence

des modes d'être : l'être transcendant relatif et l'être immanent absolu. Qu'est-ce que l'épokhè

doit apporter de plus à cette distinction radicale ? L'épokhè n'est pratiquée, dans les Ideen qu'aux

paragraphes 49 et 50. L'épokhè se double alors, encore une fois, d'une analyse éidétique. Le

problème qui se pose à Husserl une fois qu'il a distingué les deux modes d'être transcendant et

immanent, revient à se demander s'il n'existerait pas une transcendance absolue. C'est le

problème kantien de la réalité en soi, qui s'impose à la pensée de Husserl. En toute logique, un tel

monde en soi, un tel arrière monde est bien possible, mais la notion même de réalité implique la

possibilité d'entrer dans l'expérience.

« Quoi que les choses soient … elles sont toujours telles qu'en tant que choses de l'expérience.C'est elle qui leur prescrit leur sens » [88].

La réalité, dans sa définition éidétique, doit être comprise comme ce qui doit pouvoir

entrer dans une expérience concordante. La concordance de l'expérience est ce qui donne à

chaque chose son sens objectif, ce qui en fait une réalité à part entière. La réalité est :

« L'unité légitimable des enchaînements d'expérience qui porte sur elle »[90].

L'expérience dont nous parlons est toujours réduite à cette notion strictement

phénoménologique : la donation à une conscience intentionnelle. Ainsi, la réalité est, par

définition, ce qui se donne de manière concordante et structuré à une conscience intentionnel qui

la vise. Cette définition n'est que la suite logique de l'analyse éidétique de la conscience,

transformée en analyse ontologique, distinguant les deux modes d'être fondamentaux.

Il se peut que la réalité se perde, et que le monde se détruise. Comment penser cette

possibilité ? Dans les résultats que nous a laissé l'analyse éidétique de la conscience, cette

destruction n'est pas pensable comme une espèce d'armagedon qui détruirait le monde dans les

flammes et le sang. La destruction du monde que pense Husserl est plus violente et plus

inquiétante : c'est la fin de la concordance de l'expérience. La réalité perdrait son statut de réalité

si l'expérience cessait d'être concordante. Cette possibilité librement imaginée permet à Husserl

d'aboutir à une vérité comparable à celle découverte par Descartes dans les Principes I-8 : pour

être conscience, la conscience n'a pas besoin du monde. L'intentionnalité ne disparaît pas parce

que le monde disparaît – c'est-à-dire perd de sa concordance expériencielle.

LA PERTE DE LA CONCORDANCE DANS LE FLUX DE L'EXPÉRIENCE EST LE CORRÉLAT DE LA POSSIBILITÉ LIBREMENT

IMAGINÉE D'UNE DESTRUCTION DU MONDE. C'EST CETTE PERTE QUI SERT DE POINT D'APPUI À L'IDÉE D'UNE MISE ENTRE

PARENTHÈSE DE LA THÈSE DU MONDE.

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L'épokhè se trouve dans cette possibilité librement imaginée de la perte du monde réelle.

Son résultat n'est pas alors le fait – cartésien au fond – qu'une fois le monde mis en doute il

resterait quelque chose d'irréductible, ce quelque chose étant la subjectivité. Le résidu ontologique

du champ de la conscience pure n'avait pas besoin de l'épokhè pour être produit. La différence

d'abord éidétique puis ontologique entre l'être transcendant et l'être immanent aurait suffi à

produire un tel champ de la conscience pure. Ce qu'apporte l'épokhè avec cette suppression de la

thèse du monde soutenue par la possibilité librement imaginée de la destruction du monde, c'est

la perception claire du fait que le monde se constitue comme une concordance pour la conscience

qui le vise.

L'idée apportée par l'épokhè est que la thèse du monde, son existence dépend pour moi de

la concordance d'une expérience, où s'organise la donation à une conscience intentionnel d'une

multitudes de phénomènes compossibles. L'idée apportée par l'épokhè, c'est l'idée que la réalité

est porteuse d'un sens prescrit par l'expérience, par la structure du flux des vécus de conscience

où les phénomènes se donnent. La conséquence de l'épokhè n'est donc pas le résidu de la

conscience déjà extrait de l'analyse éidétique, mais plutôt ceci :

« Toutes les unités réelles sont des unités de sens. Des unités de sens présupposent uneconscience donatrice de sens … cette conscience de son côté est absolue et ne dépend pas à sontour d'une donation de sens »[105].

Cette phrase pourrait être lue à l'envers : l'analyse éidétique nous fait découvrir une

conscience absolue qui ne dépend de rien, et une réalité transcendante qui se donne toujours par

esquisse. L'épokhè nous fait découvrir que l'unité de sens qui tient ces esquisses ensemble est

justement le produit de cette conscience absolue donatrice de sens. En résumé, l'analyse

éidétique sépare les deux modes d'être (transcendance – immanence), et l'épokhè fait dépendre

l'un de l'autre. Le résultat de l'épokhè est donc la révélation du fait que toute réalité est constituée

par la conscience dans une donation de sens.

2. LES PROBLÈMES QUE POSENT L'ALTÉRITÉ ET L'ÉTRANGETÉ À LA PHÉNOMÉNOLOGIE

TRANSCENDANTALE : LE SOLIPSISME .

Pourquoi avoir insisté aussi longtemps sur les détails d'une phénoménologie

transcendantale qui n'est contemporaine, ni intéressée au problème de l'étrangeté ? C'est bien

parce que c'est là, essentiellement, que se joue l'étrangeté dans sa définition même. La méthode

que nous suivons ici est une méthode apparemment simple, celle de Husserl. Puisque, comme

nous l'avons vu, l'étrangeté se dérobe par principe à la définition, puisque sa propre définition

varie en fonction de la norme à laquelle elle ne se soumet pas, il nous suffit, en bon penseur, de

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découvrir une norme fondamentale qui nous permettra de découvrir, par contraste, son

renversement dans l'étrangeté. En résumé et pour le dire simplement, reprenant les distinction

de Waldenfels abordée en introduction : si l'étrangeté est l'autre, il nous faut bien définir le

meme, s'il est l'étrange, il faut bien définir le familier, s'il est l'ailleurs, il faut bien définir l'ici.

Pourtant il faut bien reconnaître que cette norme st si bien construite par Husserl qu'il

semble difficile de trouver nulle part une place pour altérité quelle qu'elle puisse être. La

phénoménologie de Husserl, en tant que transcendantale, fait radicalement obstacle la possibilité

de comprendre l'altérité. Cet obstacle est visible dans une multitude de problèmes, dont Husserl a

parfois conscience, ou qu'il ne voit tout simplement pas.

A. LE PROBLÈME DU RÔLE JOUÉ PAR L'ANALYSE ÉIDÉTIQUE. Nous avons passé du temps à remarquer

la stratégie de retardement utilisée par Husserl pour découvrir son propre cogito et son domaine

de la conscience pure. Il faut alors insister sur le fait que la région de la conscience pure, la

découverte du cogito ne sont pas dues directement à l'expérience de l'épokhè, mais bien à une

analyse éidétique. Que le cogito et la région de la conscience pure soient découverts par une

analyse éidétique produit de nombreux problèmes.

A.1. UN MANQUE D'EXPÉRIENCE. En premier lieu, la découverte d'une essence se fait sur le

monde de l'intuition. L'essence est, prise pour elle-même, un objet intentionnel d'une intuition

originaire qui donne en personne (ID, §3), sans qu'il soit besoin, nous précise Husserl, d'une

quelconque connaissance des faits (ID, §4). En ce sens, l'essence n'a pas besoin, pour être

découverte, d'une expérience. Elle est donation originaire du sens des choses. Elle est donation

originaire du sens essentiel des phénomènes singulier. La région de la conscience pure est ainsi

donnée à la conscience par le biais d'une essence qui ne requiert par l'expérience de ce dont cette

essence est essence. En un sens, la définition de la région de la conscience pure se fonde en dehors

de l'expérience. C'est l'idée du moi qui donne le moi. C'est depuis l'immanence de l'idée du moi

que le moi se donne comme champ phénoménal. C'est donc depuis une structure principielle et

essentielle que la conscience est donnée. Il n'y a pas d'expérience par laquelle une quelconque

altérité pourrait s'offrir. Là, Husserl se distingue de Descartes qui procède à l'inverse : Pour

Descartes, la question est toujours : que dois-je faire de telle ou telle expérience ? Pour Descartes,

il faut d'abord rejeter l'altérité là où elle se présente pour ensuite parvenir à l'identité –

ponctuelle et provisoire certes – du cogito. Pour éviter cette ponctualité, Husserl est obligé

d'abandonné la suite des expérience cartésiennes qui se produisent dans le doute, et doit

chercher la donation du moi dans un champ qui ne contient aucune altérité.

A.2. UN CERCLE VICIEUX QUI REFERME LE MÊME SUR LUI-MÊME. L'essence avons-nous vu, est un

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objet intentionnel qui se donne en personne à l'intuition. Mais comment savoir ce que c'est que

cette essence ? Comment procéder correctement à la délimitation du champ des essences ? Si

nous nous tournons vers Les méditations cartésiennes, on remarque un changement : il semble que

l'épokhè soit pratiquée en premier, et la découverte du domaine des essences est pratiquement

passée sous silence, mais peut être découverte. Dans les Méditations, Husserl pratique l'épokhè dès

le paragraphe 8 (p.17-18), et commence à aborder le domaine de l'essence au paragraphe 20(p. 43,

fin du paragraphe : le but de l'analyse intentionnelle, nous dit Husserl étant en effet de dégager

des structures typiques, de nature essentielle, susceptibles d'être serrées en concepts rigoureux ». Dans les

Méditations, l'analyse des structures typiques et essentielles se fait depuis le champ de

l'immanence de la conscience, ce qui semble bien être une analyse éidétique se donne un champ

ontologique prédonné : la région de la conscience pure. Dans les Idées au contraire, cette région

présuppose plutôt, pour être définie, qu'une analyse éidétique soit déjà développée.

L'épokhè et l'analyse éidétique sont dans le même rapport d'ambiguité chez Husserl que le

cogito et la véracité divine chez Descartes. Si Husserl se contente de l'épokhè, il ne trouve devant

lui qu'un champ d'expérience immanent infini. L'épokhè ne peut conduire qu'à ce que Ricoeur

appelle « un empirisme transcendantal ». L'analyse éidétique doit permettre de réintroduire une

structure rationnelle fixe dans ce champ d'expérience. Mais cette analyse éidétique est-elle

antérieure ou postérieure à l'épokhè ? Pour être pratiquée correctement, l'analyse éidétique

suppose d'être enracinée dans la conscience pure, depuis une conscience réduite. Mais pour que

cette conscience soit correctement réduite, il faut au préalable avoir pratiqué l'analyse éidétique.

L'analyse éidétique est découverte dans l'épokhè dont elle permet de rendre raison. De la même

manière que Descartes est obligé de seconder le cogito par la véracité divine première, de même

Husserl est obligé de seconder l'épokhè par l'analyse éidétique première. La conséquence directe

de ce cercle vicieux, c'est en un sens, que c'est seulement depuis la conscience pure que s'obtient la

délimitation de la conscience pure. Husserl pose l'identité du même depuis son point de vue dans

l'identité du même.

B. L'apparition de l'altérité dans le monde constitué. Cet enfermement de la conscience

dans la définition qu'elle se donne d'elle-même sans jamais se confronter par l'expérience à une

quelconque altérité conduit au problème de savoir comme se poser dans l'altérité. L'analyse

éidétique de Husserl nous a conduit à l'idée que le monde transcendant est constitué par la

conscience. Mais, l'attitude naturelle qui sert de guide au phénoménologue nous montre qu'au

quotidien, je suis un événement parmi d'autres. Au quotidien, en dépit de mon narcissisme, je ne

cesse de penser le monde comme me contenant, je pense donc exactement l'inverse de ce que

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découvre l'idée de constitution. Husserl s'avise de ce problème dès les Ideen I :

« Le monde dans sa totalité n'est pas simplement physique mais psycho-physique. De lui

doivent dépendre – cela est indéniable – tous les flux de conscience liés à des corps animés

(beseelten). Ainsi, d'un côté la conscience doit être l'absolu au sein duquel se constitue tout être

transcendant et donc finalement le monde PSYCHO-PHYSIQUE dans sa totalité ; et d'autre part la

conscience doit être un événement réel (reales) et subordonné à l'intérieur du monde. Comment

concilier les deux choses ? ». ID §53, p. [103]

Il faut, à un moment ou à un autre que la position du moi, sa position en tant que région

d'être pure et absolue, finisse par être relativisée. Il faut que le départ égologique aboutisse à une

position relative à un environnement xénologique. Je suis dans un monde, quelque chose qui dépend

du monde, lequel dépend cependant de moi.

C. Les autres constitutifs pour mon objectivité. Cette relativisation du moi va plus loin. Il

ne s'agit pas simplement de se mettre devant le miroir de l'autre pour découvrir que je ne suis

que son reflet. Une telle hypothèse n'est qu'un jeu. Ce qu'il faut découvrir, c'est combien l'autre

est toujours co-constituteur des objectités. Cf. Ricoeur

3. LA CONSTITUTION DE L'ALTÉRITÉ DANS LES IDEEN II ET LES MÉDITATIONS CARTÉSIENNES .

A. L'ALTÉRITÉ DANS LES LEÇONS SUR LA CONSTITUTION.

Nous pouvons quitter les Ideen I, de manière provisoire, et nous tourner vers les Ideen II,

pour découvrir ce qui constitue la motivation fondamentale de Husserl dans la découverte de ce

phénomène paradoxal que doit être la constitution d'Autrui. Dans ces Recherches

phénoménologiques pour la constitution, Husserl met en place une analyse fine de la corrélation

noético noématique de l'expérience sensible. Son but fondamental, comme le titre du texte

l'indique, est la découverte de la constitution de ses modalités et de ses lois. Cette notion de

constitution nous était apparue comme le revers de l'épokhè, dans la découverte du phénomène

de concordance de l'expérience. C'est cette concordance que Husserl se propose d'analyser à son

niveau le plus élémentaire dans les Recherches sur la constitution. La question que se pose toujours

Husserl, dans ce travail qui rapproche lentement la phénoménologie de la psychopathologie, c'est

celle de savoir comment la conscience parvient toujours à maintenir l'unité (co)ordonnée de

l'expérience en dépit des discordances qui se présentent parfois. Alors, Husserl fait véritablement

de la phénoménologie au sens réel, déjà entendu par Hegel, d'une science de l'expérience de la

conscience. Le présupposé fondamental de la totalité des Recherches est justement celui d'une

conscience solipsiste enfermée dans sa chair. Husserl passe toute la première section à produire

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des confrontations entre des expériences singulières discordantes et l'expérience totale

concordante, et interroge chaque fois la manière dont la concordance est maintenue par la

conscience. L'idée de Husserl est que la conscience arrive toujours à corriger d'elle-même les

discordances en s'imposant à elle-même la distinction entre apparences et réalité. La conscience

produit pour elle-même le concept de chose physique dont elle distingue volontairement les

semblants, les apparences. Si ma main est brûlée, je ne sens plus les sensations tactiles qui

permettent de découvrir les objets qui me font face. Mais ces objets sont cependant rétablis dans

une expérience concordante par l'intermédiaire d'une mobilisation de la structuration consciente

des autres sens. On peut prendre un autre exemple : le départ du train d'à côté. Je suis dans un

train attendant le départ, je découvre soudain que le paysage que je vois par la fenêtre se met à se

mouvoir ? Je suis provisoirement dans l'indétermination : qu'est-ce qui bouge ? Moi ou le monde.

La même question se repose quand c'est mon propre train qui s'en va, conduit par un cheminot

talentueux qui ne me fait pas sentir qu'il bouge. Ces discordances typiques sont résolues

rapidement par la conscience qui comprend comme réalité ce qui est induit dans une expérience

normale, concordante avec les autres expériences, et comme apparence ce qui contredit cette

concordance. C'est dans ce cadre qu'intervient la question d'autrui. La question que pose Husserl

est la suivante : les expérience discordantes sont des motivations importantes pour la

constitution de la nature objective autour de moi. L'erreur ou l'illusion sont des moments nécessaires

de la constitution de l'idée même d'une nature objective. Ce sont ces erreurs qui me permettent de

distinguer l'apparence subjective dans des conditions anormales d'expérience, de la réalité

objective de la chose physique perçue dans des conditions normales d'expérience. La question qui

se pose alors : DISPOSONS-NOUS DE MOTIFS SUFFISANTS POUR FAIRE LA PART DES CHOSES, POUR DISTINGUER LA

RÉALITÉ OBJECTIVE DE L'APPARENCE SUBJECTIVE ?

Pour répondre à cette question, Husserl imagine deux cas limites qui se rejoignent : le cas

de l'expérience parfaitement coordonnée et le cas de l'expérience parfaitement désordonnée. On

peut imaginer deux individus qui ne seraient pas capables de faire la différence entre le semblant

subjectif et la réalité objective. Celui qui ne connaît jamais la discordance n'a pas de raison de

penser la différence entre apparence et réalité. Et, de manière exactement identique, celui qui ne

connaît aucune expérience concordante n'a pas de raisons de faire cette distinction (Leçons sur la

constitution, §18.e). Cet appel unique à deux expériences hypothétiques de structure exactement

contraire est à la fois riche d'informations et riches d'énigmes. Husserl place côte à côte la

normalité absolue et l'anormalité absolue. Il met au même niveau la structure la plus fixe de

l'expérience et la destruction de cette structure. Il place donc côte à côte le règne de l'identité la

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plus absolue, de la règle familière la plus inflexible, et celui de l'altérité la plus radicale. Les

extrêmes se rejoignent, et forment ici une seule et même folie. Cette folie consiste simplement en

la chose suivante : l'incapacité de distinguer l'apparence de la réalité. Il y a là quelque chose

d'analogue au doute hyperbolique cartésien (rappelons-nous que pour Descartes, dans le

sommeil, je suis plus fou que le plus fou des fous). Dans ces deux hypothèses, l'expérience

discordante n'est évidemment pas suffisante pour faire la distinction entre l'apparence subjective

et le réel objectif. Dans le premier cas, il n'y a pas de discordance en référence à laquelle la

concordance se contre-impose comme ordre objectif physique. Dans le second cas, il n'y a pas de

concordance en référence à laquelle la discordance se contre-impose comme apparence

subjective. Dans ce cadre, il faut donc une autre source d'objectivité. Il faut d'autres sujets co-

constitutifs (18.e., p. 78)

Husserl se tourne vers celle des deux possibilités radicales qui semble la plus proche de

notre expérience quotidienne : celle de l'expérience absolument concordante. Le résultat en est

intéressant :

« On découvrirait alors ce trait tout à fait remarquable : que d'importants complexes

d'énoncés concernant les choses que j'ai, moi, établies sur le fondement des expériences

antérieures … ne sont pas confirmées par mes compagnons et que de tels énoncés ne leur ont pas

tout simplement fait défaut, mais sont en conflit systématique avec ce dont ils ont fait

l'expérience, comme nous pouvons le supposer, c'est-à-dire avec ce dont ils continuent à faire

l'expérience au sein d'une confirmation progressive … dès que je communique à mes

compagnons mes vécus antérieurs et qu'eux-mêmes se rendent compte du conflit systématique

de ces vécus avec leur propre monde constitué de manière intersubjective et rendu

constamment manifeste par l'échange concordant des expérience, je deviens pour eux un objet

pathologique intéressant, et ma belle réalité si manifeste, ils l'appellent hallucination de

quelqu'un qui jusqu'à présent a été un malade mental. (Leçons sur la constitution, §18.f., p. [79-

80] »

Ici, pour nous résumer : Husserl présuppose une expérience absolument concordante, sans

erreur ni illusion, qui serait mon expérience. Confrontée à l'expérience des autres, mon

expérience concordante serait tout entière rejetée, et je deviendrais un objet pathologique.

Disons-le d'emblée, une telle expérience est impossible, une telle hypothèse n'a rien de

réalisable : comment en effet les structures de mon expérience peuvent-elles être en conflit

systématique avec la structure expérientielle de la communauté des autres hommes SI par ailleurs

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je peux justement leur communiquer mes vécus, et les leur faire comprendre. Pour communiquer

mes vécus à cette communauté, il faut bien que les individus de cette communauté soient là pour

moi, QUE JE LES RECONNAISSE POUR CE POUR QUOI ILS SE RECONNAISSENT EUX-MÊMES : des consciences

faisant des expériences. Il faut donc bien que ce conflit entre les structures nos expériences

respectives ne soient pas en conflit aussi SYSTÉMATIQUE que le décrit Husserl. La discordance de

mon expérience par rapport à la leur doit donc faire fond sur une concordance minimale, de la

même manière que les discordances dans l'expérience solipsiste étaient corrigée dans le style

général de l'expérience solipsiste totale concordante. C'est justement cette contradiction qui

conduit Husserl à montrer que la vraie question est celle de cette concordance minimale.

L'hypothèse de Husserl est une hypothèse intéressante, puisque c'est celle où l'étranger,

c'est moi, et non l'autre. Cette étrangeté mienne n'est possible que sur le fond d'un conflit absolu

entre les structures des expériences respectives des individus. Or on vient de voir qu'un tel conflit

est impossible. Il faut donc aboutir à cette idée fondamentale, que L'EXPÉRIENCE DE MA PROPRE

ÉTRANGETÉ EST POUR AINSI DIRE IMPOSSIBLE. Ce n'est pas tant le fait de se vivre étranger qui est absolu,

c'est le fait de se vivre dans une étrangeté radicale qui apparaît ici comme irréalisable. Comment

le fou, si sa folie est ce qu'elle apparaît ici, pourrait-il savoir qu'il est fou ? Husserl ne va pas si

loin : il se contente d'affirmer que les autres me prendraient pour un fou, il ne dit pas que je serai

capable d'entendre leur diagnostique. Thèse sur laquelle il nous faudra revenir dans la suite de

notre cours.

Cette description presque incompréhensible d'une expérience absolument concordante de

manière immanente, qui est cependant en conflit total avec les autres expériences, donne

cependant d'autres leçons.

Il s'agit d'une situation impossible : une expérience absolument concordante ne peut

communiquer avec d'autres expériences avec lesquelles elle serait cependant en conflit

systématique. Mais cette situation impossible est une présentation typique d'une vieille

évidence : L'IDENTITÉ PURE NE PEUT SE CONSTITUER SANS ALTÉRITÉ. Les paradoxes auxquels mène

l'hypothèse de Husserl manifeste la nécessité, même pour une expérience idéalement et

parfaitement constituée dans le solipsisme, il faut qu'une altérité soit là pour confirmer.

Le véritable problème est encore ailleurs : POUR SOLLICITER LA NÉCESSAIRE PRÉSENCE DE L'AUTRE,

HUSSERL EST OBLIGÉ DE FAIRE UNE HYPOTHÈSE ARTIFICIELLE. LA QUESTION QUI SE POSAIT ÉTAIT : AVONS-NOUS

DES MOTIFS SUFFISANTS POUR DISTINGUER LE SEMBLANT DU RÉEL ? LA RÉPONSE DE HUSSERL EST ALORS : SI NOTRE

EXPÉRIENCE EST ABSOLUMENT CONCORDANTE, NOUS N'AVONS PAS DE TELS MOTIFS. SI NOTRE EXPÉRIENCE EST

ABSOLUMENT DISCORDANTE, NOUS N'AVONS PAS DE MOTIFS SUFFISANTS. Mais pour vous comme pour moi,

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l'expérience est globalement concordante, et par moment discordante. Nous connaissons déjà

l'erreur et l'illusion. Quel besoin avons-nous d'autrui pour connaître la réalité objective et

physique qui nous environne ? Le plus choquant dans l'hypothèse de Husserl n'est pas son

impossibilité de principe (opposition entre conflit systématique et communication), qui n'est en

fait qu'une manière de témoigner de la nécessaire présence d'autrui. Dans l'hypothèse de Husserl,

le plus déconcertant se trouve dans le fait tout simple que Husserl la fasse. Sans cette hypothèse

d'une expérience absolument concordante qui ouvre la possibilité de devenir soi-même étranger

à autrui, AUTRUI N'EST PAS DU TOUT UNE NÉCESSITÉ.

C'est, dirons-nous que l'altérité était déjà présente dans la constitution de l'expérience

concordante. C'est que cette altérité était déjà présente dans mon propre corps, dans ma chair.

C'était une leçon que Husserl connaissait déjà dans les Ideen I :

« Il s'agit d'élucider de quelle façon la conscience vient pour ainsi dire s'insérer dans le

monde réel, comment ce qui en soi est absolu peut perdre son immanence et revêtir le caractère

de transcendance. Nous voyons du même coup que cela n'est possible que par une participation à la

transcendance en son sens premier, originaire, c'est-à-dire manifestement à la transcendance de la nature

matérielle. C'est uniquement par sa relation empirique au corps que la conscience devient une conscience

humaine et animale d'ordre réel » ID, §53, p. [103]

Les discordances par lesquelles je pouvais distinguer le réel du semblant sont

essentiellement des discordances d'ordre charnel : la main brûlée est mon corps propre,

l'indétermination dans la manière dont se produit les mouvements des trains dépend de ma

capacité à m'orienter dans mon corps propre. Ces deux discordances font de mon corps quelque

chose qui déjà m'est étranger. Cette étrangeté du corps propre, ou de la chair, selon la manière

dont on aura choisi de traduire Leib, est celle qui me confronte à l'étrangeté de la chose physique,

et à la découverte de la différence entre le semblant et l'objectivité, à la découverte du lien qui

rapporte le semblant à ma subjectivité.

Cette étrangeté liée au corps peut avoir deux sources fondamentales, à mon sens tout à

fait équivalentes, et toutes les deux lisibles dans Les recherches phénoménologiques pour la

constitution.

L→ E PREMIER SENS DE L'ÉTRANGETÉ : LE CORPS DÉPLACÉ .

L'expérience délirante de Husserl, qui envisage un individu à l'expérience totalement

concordante, ayant dès lors besoin d'autrui pour découvrir un conflit, fait indirectement référence

au corps. Cette expérience concordante, dans laquelle aucune discordance n'apparaît, a besoin de

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l'autre pour pouvoir repérer la différence entre le semblant et la chose physique. Une telle

expérience n'est cependant concordante qu'à la condition d'être sans corps. Les exemples de

discordance que prend sans cesse Husserl pour appuyer la naissance de cette différence entre le

semblant et la chose physique normale, sont toujours des expérience où c'est le corps propre, la

chair, qui produit une défaillance.

Tout le travail de Husserl dans le début des Recherches phénoménologiques pour la constitution

propose de produire un concept de « l'expérience normale ». Ce concept est capital pour éviter de

transformer la phénoménologie en empirisme relativiste. Le travail de Husserl peut alors trouver

son complément inverse dans celui de Hans Lipps, Recherches pour une phénoménologie de la

connaissance en 1927. La chose, pour le phénoménologue, est indissociable de ses modalités

d'apparition à la subjectivité. En ce sens, la chose pourrait fort bien être diluée dans la multitude

des aspects qu'elle présente à cette subjectivité, et cesser ainsi d'être une chose. Le concept même

de chose pourrait alors ne plus être qu'un concept sommatif, dans lequel on chercherait à réunir

une multitude inconciliable d'aspects. L'idée de Husserl est de parer à cette aporie, en montrant

que de toute chose il est possible de trouver une unité, en cherchant une cohésion dans la

multitude des aspects présentés par cette chose. Cette cohésion est en fait la coordination de ces

aspects entre eux. Mais pour pouvoir parvenir à une telle coordination, il faut pouvoir distinguer

les aspects primaires de la choses : ses réactions normales à des circonstances jugées normales, de

ses aspects secondaires, toujours réservés à des circonstances exceptionnels. Les aspects normaux

sont des propriétés réelles de la chose physique, les aspects issus de circonstances dites

exceptionnelles, sont ce que Husserl appelle les Semblants. Ce n'est pas le lieu ici de faire le détail

de ce que doivent être les circonstances normales de la perception d'une chose. Mais il faut

reconnaître le rôle que joue le corps propre dans cette définition du normal, et de l'anormal. C'est

en effet toujours au corps propre, et à sa coordination spatio-temporelle par rapport à la chose

perçue, que revient le rôle fondateur d'une définition de l'expérience normale.

Une expérience qui serait toujours parfaitement coordonnée est une expérience dans

laquelle le corps serait toujours à la bonne place. Les exemples que prend en effet Husserl pour

illustrer ce que peut être une discordance dans l'expérience, sont toujours des exemples

impliquant le corps : mal placé, mal constitué, mal disposé, etc. C'est quand le corps défaille, avec

une main brûlée par exemple, que l'expérience perd sa concordance. La concordance de l'expérience

dépend de la coordination réglée du corps avec les choses perçues. Le corps propre entretient une telle

fonction précisément parce qu'il est corps propre.

Si c'est le corps qui peut faire défaut, c'est parce que le corps est le centre d'une

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orientation à partir de laquelle s'organise toutes les coordinations possibles (Sur le corps propre

comme centre d'orientation, Cf. Recherches phénoménologiques pour la constitution, §41a). Il est le ici

par rapport auquel s'ordonne tout là ou là-bas. C'est parce que le corps propre est le cœur du

pouvoir constituant de l'ego que toute expérience doit se coordonner à sa position centrale.

Qu'est-ce alors que la discordance dans la chaîne de l'expérience ? C'est un ici mal placé. Une

mauvaise coordination du corps et des choses perçues est à l'origine des semblants subjectifs. Une

bonne coordination du corps et des choses perçues permet la perception adéquates des choses

physiques. Une coordination toujours ajustée du corps et des choses perçues ne permettrait

cependant pas du tout l'émergence de notre capacité à distinguer le subjectif et l'objectif, le

semblant de la chose physique.

Il y a une leçon à tirer de cela : LE CORPS PROPRE NOUS RÉVÈLE UNE PREMIÈRE DIMENSION

D'ALTÉRITÉ, AVANT MÊME LA PRÉSENCE D'AUTRUI, PAR SA CAPACITÉ À NE PAS ÊTRE À LA BONNE PLACE. LE CORPS

PROPRE EST PORTEUR D'UNE DIMENSION D'ALTÉRITÉ PAR LA POSSIBILITÉ CONSTANTE DE DÉSORIENTATION QU'IL

PERMET ET QUI NE SAURAIT JAMAIS MANQUER DE S'ACTUALISER. Pour reprendre l'analyse faite par

Waldenfels des différents sens de l'étrangeté, on peut dire que l'étrangeté se manifeste d'abord en

tant que xenos, en tant qu'extériorité. Cette extériorité se manifestant toujours au cœur même de

l'intériorité constitutive de la conscience.

L'étrangeté présente deux faces à notre analyse : 1. elle est une transgression : elle est la

discordance introduite dans le jeu de l'expérience concordante. Cette discordance, celle du corps

propre non coordonné à l'objet perçu, est une transgression des lois de la perceptions qui

établissent ce que doit être une expérience normale. La discordance est une expérience hors-

norme, hors de l'ordre, extra-ordinaire. 2. mais cette expérience transgressive XXXXXXX

L→ E DEUXIÈME SENS DE L'ÉTRANGETÉ : LE CORPS TOUCHÉ .

D'où vient que le cœur de l'ego constituant, le corps comme centre d'orientation peut se

retrouver dans un ailleurs transgressif ? D'où vient ce phénomène de discordance dans lequel le ici

est un ailleurs ? Cela vient proprement du fait que le corps propre est lui-même une participation

à cet ailleurs, à cette dimension d'altérité à laquelle il donne en même temps accès. Husserl avait

en effet déjà prévenu dans Ideen 1 :

« Comment ce qui est en soi absolu peut [-il] perdre son immanence et revêtir le caractère detranscendance ? Nous voyons du même coup que cela n'est possible que par une certaineparticipation à la transcendance en son sens premier, originaire, c'est-à-dire manifestement à latranscendance de la nature matérielle » ID, §53, p. [103]

Cette participation à la transcendance de la nature matérielle m'apparaît dans le caractère

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biface de l'expérience charnelle. Husserl insiste, dans les Ideen 2 sur l'expérience qui sera

également une grande source d'inspiration pour Merleau-Ponty : l'expérience du touchant

touché.

« En touchant ma main gauche, j'ai des apparences de l'ordre du toucher, c'est-à-dire que nonseulement j'éprouve des sensations, mais que je perçois des apparence d'une main douce, detelle et telle forme, lisse. … Mais en touchant ma main gauche je trouve aussi en elle des séries desensation du toucher … parler de chose physique « main gauche », c'est faire abstraction de tellessensations » Recherches phénoménologiques pour la constitution, §36, p. 144-145.

Dans l'expérience touchant-touché, mon corps est à la fois chose physique et matérielle,

chose « morte » et partie charnelle et vivante de mon propre corps. La main touchée est aussi une

main sentante, mais je découvre, en la touchant qu'elle est aussi passive. Il s'introduit un hiatus

d'importance dans cette expérience à double face. Voir ce qu'en disait Merleau-Ponty dans Le

visible et l'invisible :

« Notre corps est un être à deux feuillets, d'un côté chose parmi les choses et, par ailleurs,celui qui les voit et les touche ; nous disons, parce que c'est évident, qu'il réunit en lui ces deuxpropriétés, et sa double appartenance à l'ordre de l'objet et à l'ordre du sujet nous dévoile entreles deux ordres des relations très inattendues » Le visible et l'invisible, Gallimard, p. 178.

Le corps propre témoigne d'une double appartenance d'une part à l'ordre du constituant,

de la noèse, de l'ego, et d'autre part à l'ordre du constitué. CETTE DOUBLE APPARTENANCE TÉMOIGNE

D'UNE IMMIXTION DE L'ALTÉRITÉ AU CŒUR MÊME DE L'IDENTITÉ. Je suis chose physique, passivité sensible

et supportée. Cette passivité qui réifie mon corps rend possible qu'il soit déplacé, mis ailleurs,

désolidarisé de l'ici qu'il est pourtant toujours. C'est donc bien ce double feuillet qui fait du corps

la première intervention de l'étrangeté dans l'identité. Et cette étrangeté se fait toujours bien sur

le mode de la transgression.

Est-ce pourtant du corps qu'il faut attendre cette étrangeté ? Husserl semble, dans Les

recherches pur la constitution en tout cas, avoir sur ce point une pensée très inachevée. Il semble en

effet ne pas se contenter de cette altérité du corps propre, puisqu'il mobilise l'altérité d'autrui.

Mais pour mobiliser cette altérité d'autrui, il est bien obligé de faire une supposition à

l'impossible : celle d'une expérience absolument concordante. La leçon husserlienne est la

suivante : celui qui n'est jamais détrompé a plus besoin d'autrui que celui qui revient toujours de ses

erreurs. Revenir de nos erreurs, c'est pourtant bien ce que nous faisons quotidiennement.

Pourrions-nous nous passer d'Autrui ? Husserl ne le pense pas. Toute sa réflexion dans la suite des

Recherches pour la constitution le conduisent à des réflexions qui préfigurent en partie celles des

Méditations cartésiennes. Aussi allons-nous désormais nous consacrer à ces dernières, sans perdre

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cependant de vue le travail de ces recherches.

B. L'ALTÉRITÉ DANS LES MÉDITATIONS CARTÉSIENNES.

On l'a déjà remarqué : c'est dans les Méditations cartésiennes que se trouve abordé, pour la

première fois en public, le thème de l'altérité. Dans ces méditations, il apparaît cependant que

l'analyse éidétique, la réduction éidétique, cessent d'avoir la priorité, et semblent presque

disparaître, pour céder la place à la seule épokhè. Cette disparition n'est que partielle, mais la

présence de la réduction éidétique, de l'analyse éidétique est largement inférieure à ce qu'elle

était dans les Ideen1. Il faut voir un lien entre cette secondarisation relative de l'eidos et le

traitement nouveau de l'altérité. Il faut en effet se souvenir du fait que, dans les Ideen1, la région

de la conscience pure avait été délimitée sans référence aucune à quelque domaine extérieur. La

conscience pure avait été découverte par le biais de la perception immanente, laquelle était

définie par essence comme perception de ce qui appartient au même flux de conscience que ce

qui perçoit. En résumé, et pour le dire peut-être un peu caricaturalement, la région de la

conscience pure était définie selon l'idée du moi, ce moi se laissant définir à son tour

éidétiquement à partir de ce qui est immanent à la conscience pure.

Husserl n'entre plus dans ce cercle lorsqu'il propose les conférences de Paris en 1929. Il

n'est cependant pas dit qu'il entre dans d'autres cercles.

C'est vers la cinquième Méditation cartésienne qu'il faut se tourner. Celle-ci repose à

nouveaux frais le problème du solipsisme déjà abordé dans les Recherches pour la constitution. La

question reste la même : celle d'une objectivité des connaissances. Le problème de l'altérité reste

donc encore suspendu au problème de l'objectivité. Il n'est pas une fin en soi, mais seulement un

moyen à des fins de connaissance. Les difficultés abordées précédemment disparaissent des

méditations, car, dans les méditations antérieures, Husserl a certes traité du problème de la

discordance, mais il ne leur a pas apporté une valeur aussi constitutive que dans les Recherches

pour la constitution. Le thème de l'expérience normale est pour ainsi dire absent.

La question est donc la suivante : comment est-ce que je sais que l'autre est un autre ?

Cette question étant subordonnée à la suivante : comment sais-je que ma connaissance est

objective ? Nous traiterons surtout de la première question, qui fait l'objet des paragraphes 43 à

54. Les paragraphes suivant traitant surtout de la constitution intersubjective de l'objectivité.

Les étapes suivies par Husserl sont les suivantes : 1. réduction à la sphère primordiale.

2. Apprésentation d'autrui 3. Appariement des corps 4. Concordance dans l'expérience d'autrui.

B.1 Réduction à la sphère primordiale d'appartenance.

La réduction à la sphère primordiale d'appartenance montre que la manière dont Husserl

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pose la question prédétermine la réponse qu'il lui donnera. Husserl répond en questionnant.

Husserl s'explique sur cette réduction :

« Puisqu'il s'agit de la constitution transcendantale des subjectivité étrangères … il ne peutpas encore être question ici de subjectivités étrangères » (MC, §44, p. 77)

Cette proposition, tronquée, reste d'allure curieuse. Nous allons traiter de la constitution

des subjectivités étrangères, il nous faut donc commencer là où elles ne se trouvent pas. Mais

cette manière détermine par avance la recherche de Husserl dans un sens qui n'a rien d'évident :

à savoir que les subjectivités étrangères sont constituées, et qu'il faut pour les découvrir, partir de

soi, de la solitude du soi. LE SOLIPSISME CESSE D'ÊTRE UN PROBLÈME, IL DEVIENT UNE MÉTHODE LOURDE DE

PRÉSUPPOSÉS. Pour comprendre ce que c'est que l'autre, il faut partir du non autre, de soi-même.

Mais qui dit que l'autre est constitué ? N'est-il pas, comme nous le verrons avec Lévinas, ce qui se

dérobe à toute constitution ? N'était-ce pas justement le propre de l'étranger que de se dérober à

toute définition ?

Quoiqu'il en soit, il faut, pour Husserl partir du propre. À côté de la réduction

phénoménologique, et à côté de la réduction éidétique, il faut une troisième épokhè, une réduction

à ce que Husserl nomme la sphère d'appartenance. Cette réduction a lieu de la manière suivante :

« Nous faisons abstraction des fonctions constitutives de l'intentionnalité qui se rapportentdirectement ou indirectement aux subjectivités étrangères, et nous délimitons d'abord lesensembles cohérents de l'intentionnalité actuelle ou potentielle dans lesquels l'ego se constituedans son être propre » (MC, §44, p. 77).

Il ne s'agit pas ici de faire comme si j'étais seul au monde. Dans cette solitude, je peux

toujours être potentiellement l'objet du regard de l'autre. Le but de Husserl est d'enlever l'œuvre

constitutive des autres. De fait, le regard que je porte naturellement sur le monde est toujours co-

déterminé par le regard confirmant ou infirmant des autres subjectivités, il est également co-

déterminé par les œuvres culturelles des autres hommes. Il s'agit de faire abstraction de cette

œuvre constitutive des autres subjectivités. Sans l'œuvre constitutive des autres, le monde

s'appauvrit, certes, mais il ne disparaît pas. On l'a vu, toute la première partie des Recherches sur la

constitution produisaient une expérience concordante sur le mode solipsiste. L'important ici est de

retenir qu'il se trouve là un monde solipsiste possible, continu, certes pauvre, mais concordant.

Ce monde solipsiste, Husserl l'appelle la sphère d'appartenance.

Quel est ce monde propre où se déploie la sphère d'appartenance ? Ici, Husserl prend

moins de soin à la présentation que dans les Ideen 1. Il se joue ici quelque chose du lapin cartésien.

Ce monde, c'est le monde charnel, le monde des corps. La surprise est ici comparable à celle qu'on

peut éprouver devant le cogito de Descartes. La sphère d'appartenance se réduit en fait à ma

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propre chair dans son rapport aux corps étrangers.

Plusieurs interrogations doivent alors être soulevées :

Comment Husserl en vient-il à ce monde charnel→ ?

Il semble que Husserl parvienne à cette chair précisément par l'abstraction de l'oeuvre co-

constitutive d'autrui. On l'a dit, la réduction à la sphère d'appartenance ne consiste pas à se

trouver seul au monde, mais à faire cesser dans la conscience, l'oeuvre co-constitutive de l'autre.

L'autre est alors encore présent, mais il cesse de l'être à titre de subjectivité transcendantale

agissant de manière constitutive en lien avec ma conscience. Il cesse de constituer. Que cesse-t-il

de constituer d'abord et avant tout ? LA NATURE OBJECTIVE CERTES. MAIS IL Y A PLUS : CE QUE L'AUTRE

CESSE DE CONSTITUER C'EST LUI-MÊME COMME AUTRE. Réduit à ma sphère d'appartenance, l'autre n'est pour

moi qu'un corps. Mais ce corps de l'autre pour moi, je me rends compte que je le suis moi-même

de l'intérieur. On retrouve la chair à double-feuillet dont parlait Merleau-Ponty.

« Si je réduis à l'appartenance les autres hommes, j'obtiens des corps matériels, réduits àl'appartenance ; mais si je me réduis moi-même comme homme, j'arrive à mon organisme et àmon âme, ou à moi-même, comme unité psycho-physique et, dans cette unité, au moi-personnalité ; j'arrive au moi qui, « dans » et « au moyen » de cet organisme agit et pâtit dumonde extérieur … Si le monde extérieur, l'organisme et l'ensemble psychophysique sont ainsi épurés detout ce qui n'est pas appartenance, je ne suis plus un « moi » au sens naturel, dans la mesure justement oùj'ai éliminé toute relation avec un nous, ainsi que tout ce qui fait de moi un être du monde » MC, §44,p. 81.

Quel sens donner à la «→ Nature » ? Le texte du §44 des MC n'est pas continu, il est

interrompu. Dans un premier temps Husserl propose la réduction à la sphère d'appartenance,

explique que cette réduction passe par l'abstraction de l'oeuvre co-constitutive de la subjectivité

étrangère, puis, au lieu, encore une fois de pratiquer cette nouvelle épokhè, il aborde le terme de

la nature. Avant d'aborder la notion même de chair, Husserl parle de la notion de Nature.

« Considérons de plus près le résultat de notre abstraction, c'est-à-dire son résidu. Duphénomène du monde, se présentant avec un sens objectif, se détache un plan que l'on peutdésigner par les termes « Nature » qui m'appartient » MC, §44, p. 80

C'est par l'intermédiaire de ce concept de nature que Husserl en arrive à l'idée d'un corps

propre. Pourquoi un tel passage ? La notion de Nature est équivoque. Ce qu'elle signifie d'abord et

avant tout, c'est la nature comprise comme objet des sciences de la nature. Cette nature est

l'oeuvre objective de l'intersubjectivité. La nature objective dont on cherche les mécanismes et

les processus, est une nature projetée par une intersubjectivité. Dans cette nature objective, j'ai

moi-même une place à titre d'événement objectif, ou à titre d'espace où se déroulent des

événements objectifs. Parler alors d'une « Nature qui m'appartient » a quelque chose de

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paradoxal : s'agit-il de délimiter un certain nombre d'événements objectifs que nous dirons

m'appartenir ? S'agit-il de dire : ici commence la sphère naturelle qui appartient spécifiquement à

Simon Calenge ? Il est toujours possible d'opérer un tel découpage objectif de mon espace propre. ON

obtient alors effectivement un corps physique dont on peut dire qu'il appartient à l'individu que je

suis. Mais un tel découpage, certes toujours possible, passe par la médiation de l'oeuvre

constitutive des autres subjectivité.

Ce que souhaite Husserl, c'est précisément faire abstraction de cette œuvre co-

constitutive des autres subjectivités. Que reste-t-il de la Nature une fois cette abstraction opérée ?

En prenant la Nature pour thème d'orientation de sa réduction à la sphère d'appartenance, le but

de Husserl est d'accomplir une révolution copernicienne. Moi, dans la nature objective constituée par

l'intersubjectivité, je suis un événement objectif, ou un lieu de déroulement objectif d'événements objectifs ,

un corps physique structuré par des chaînes de causes et d'effets. Une fois la réduction à la sphère

d'appartenance accomplie, tout se renverse : ce sont ls autres qui sont des corps objectifs et matériels,

et moi qui devient, dans ce corps même une subjectivité constituante. Ma Nature est justement ce qui

reste de la nature objective une fois opérée la réduction à la sphère d'appartenance. La réduction

doit être ici comprise dans la totalité de son déroulement.

Le procédé de cette réduction est fort complexe, il constitue un récit à part entière. Il faut

ici comprendre un fait important : chez Husserl les réductions sont des cheminements. Ce serait

une erreur de croire qu'il ne faut toujours s'intéresser qu'à l'aboutissement de ces cheminements.

Dans la réduction, le point de départ est aussi important que le point d'arrivée.

Résumons cette réduction :

Situation initiale : une Nature constituée par une intersubjectivité où s'exerce l'oeuvre co-

constitutive d'autrui. Dans cette situation, je suis moi-même partie de la nature, domaine objectif.

On peut dores et déjà découper une partie de cette nature que l'on dit m'appartenir, à la manière

dont on délimite un terrain. Alors, on aboutit à mon propre corps, mais pas encore à mon corps

propre. Ce corps est dit m'appartenir seulement du point de vue de la subjectivité étrangère.

Cette délimitation première est nécessaire à la réduction.

Réduction : faire abstraction de l'oeuvre constitutive des subjectivité étrangères et

découvrir qu'elles sont elles-mêmes des corps physiques comme je l'étais moi-même pour elles.

Mais ces corps physiques défaits de la subjectivité qui en fait des corps d'autres personnes, je les

retrouve en moi-même. Ce que de l'extérieur, je prenais comme mon terrain, je le suis également

de l'intérieur.

La sphère d'appartenance n'est pas simplement ma chair : c'est l'ensemble du moi psycho-

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physique qui s'incarne dans cette chair, avec ses habitus, ses potentialités propres et son style

propre.

Il faut ici faire une distinction d'importance : la réduction à la sphère d'appartenance n'a

rien de commun avec la réduction phénoménologique, ni avec la réduction éidétique. Elle n'est

aucune des deux, et surtout, elle peut s'opérer indépendamment des deux autres.

La conséquence directe c'est que la sphère d'appartenance n'est pas la région de la

conscience pure, elle n'est pas l'ego transcendantal pur issu du l'idée du moi. Cette sphère

d'appartenance n'est pas liée à une essence. Elle est tout entière produite par expérience.

Il faut comparer la production de la région de la conscience pure par les Ideen 1 et la

production de la sphère d'appartenance par les méditation cartésiennes.

La conscience pure était produite à partir d'une analyse éidétique de l'intentionnalité.

Deux intentionnalités se distinguaient : l'une tournée vers la transcendance, l'autre vers

l'immanence. Éidétiquement encore, Husserl découvrait le critère de l'intentionnalité immanente,

de l'intentionnalité intérieure au moi, en expliquant que l'acte appartenait au même champ que ce

qu'il visait, et réciproquement. Une appartenance réciproque constitutive d'une même sphère

était le critère éidétique de la constitution du moi transcendantal. Cette production de la sphère

de la conscience pure était une production du même à partir du même : l'appartenance

réciproque de la visée et du visé constituait une sphère immanente, intérieure, qui se posait elle-

même depuis son propre regard, sans aucune référence à quelque extériorité.

La sphère d'appartenance se produit de manière radicalement inverse, en référence

constante avec une extériorité. Une limite est posée depuis l'extérieur, depuis une

intersubjectivité, mais le domaine tracé par cette limite n'est habité qu'une fois que cette

intersubjectivité est mise hors circuit. Mais Pour que ce domaine soit habité, il faut tout de même

cependant qu'une intersubjectivité l'ait tracé. Ce domaine ainsi délimité, reçoit son titre

d'habitation uniquement par l'intermédiaire de la comparaison avec des domaines comparables :

le corps des autres.

La réduction phénoménologique proposait qu'on délimite l'habitation « conscience pure »

par le fait même d'habiter en elle. La réduction à la sphère d'appartenance passe d'abord par une

délimitation extérieure de cette sphère, puis seulement, elle propose l'habitation.

B.2. APPRÉSENTATION ET APPARIEMENT .La question se pose alors maintenant : comment Autrui est-il présent pour moi à partir de

cette sphère primordiale ?

QU'EST-CE QUE L'APPRÉSENTATION ? §50 « Supposons un autre homme entré dans le champ de notre perception ; en réduction

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primordiale, cela veut dire que, dans le champ de la perception de ma nature primordialeapparaît un corps qui, en qualité de primordial, ne peut-être qu'un élément déterminant de moi-même (transcendance immanente). Puisque dans cette nature et dans ce monde ma chair est leseul corps qui puisse être constitué d'une manière originelle comme organisme (organefonctionnant), il faut que cet autre corps – qui pourtant lui aussi, se donne comme organisme –tienne ce sens d'une transposition aperceptive à partir de mon propre corps. Et cela de manièreà exclure une justification véritablement directe et, par conséquent primordiale – par uneperception dans le sens fort du terme – des prédicats spécifiques de l'organisme. Dès lors, il estclair que seule une ressemblance reliant dans la sphère primordiale cet autre corps avec le mien,peut fournir le fondement et le motif de concevoir « par analogie » ce corps comme un autreorganisme » MC, §50, p. [93].

Tout ce texte nous décrit rigoureusement ce qu'est l'apprésentation. Cette apprésentation

est appelée par Husserl Aperception assimilante. Autant de termes qu'il nous faut définir.

Pour rendre compte de ce qu'est l'apprésentation, Husserl se sert d'un exemple déjà

beaucoup utilisé : celui de la perception par aspects. La perception d'un objet sous une face n'est

jamais une perception solitaire : elle est prise dans un réseau d'autres perceptions possibles de cet

objet, dans un horizon de perceptibilité de cet objet, grâce auquel il m'est permis de prévoir les

perceptions futures de cet objet. Les autres faces de l'objet sont bien là, avec la perception en

chair et en os de cet objet.

Lorsque je regarde une boîte, une structure complexe se met en effet en œuvre : il y a la

face actuellement vue de la boîte. À côté de cette face actuellement vue, il y a dans un horizon

structuré, les faces potentiellement vues de la boîte. Au-delà de cette multiplicité des faces, il y a

enfin, la visée totale de la boîte en tant que telle. Cette visée totale fait l'unité des faces vues et

des faces non vues, mais visibles. Dans la perception se joue toujours cette dualité entre ce qui est

seulement visé, et ce qui est originairement intuitionné. Une chose intéressante à remarquer : qui

nous servira sans doute ultérieurement, Husserl parle d'apprésentation à propos de mon propre

corps : je ne peux vois mon corps dans son intégralité, sous toutes ses faces, mon dos, ma tête et

mes yeux. Cette partie de mon corps est elle-même apprésentée (Cf. Autour de la cinquième

méditation, p. 189 [245]).

Il en va de même de la présence de l'autre. Sur son corps, qui apparaît dans ma sphère

primordiale comme une simple modification de ma nature propre, je peux lire une intentionnalité

indirecte qui est présente dans ce corps, comme l'horizon de sa compréhension par moi. Cette

intentionnalité indirecte vise la sensibilité de son corps de la même manière que je vise la face

cachée de l'objet perçu. Cette sensibilité qui donne vie au corps de l'autre est semblable à la

mienne. Dans la perception de l'autre, il y a la face vue : son corps, qui n'est d'abord qu'une

modification de la nature primordiale. Il y a la face non vue : la sensibilité qui habite ce corps.

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Cette sensibilité est comme la mienne, elle est identique à la mienne. Cette sensibilité n'est pas

actuellement présente dans la perception de mon corps. Semblable à une face cachée d'un objet

perçue, elle est seulement visée, mais jamais présente originairement. L'objet autrui est cet objet

qui se constitue ainsi de l'unité du corps vu et de la sensibilité charnelle seulement visée.

L'apprésentation est ce procédé par lequel la sensibilité d'Autrui est co-présente à son

corps. Autrui est la visée unitaire dans laquelle corps et sensibilité se réunissent. Autrui n'est pas

celui qui est, à proprement parler apprésenté. Ce qui est apprésenté, c'est le champ de sa

sensibilité, et le flux de sa conscience. Autrui est l'unité psycho-physique constituée par la présence

originaire et en chair et en os d'un corps habité d'un flux de conscience apprésenté. De la même manière

que la boîte est l'unité de toutes les faces vues, et des faces visibles.

Au quotidien, je confirme ma présomption de la face arrière de la boîte par la présence

dans l'intuition de cette face arrière. Par principe une telle présentation de la vie psychique

d'autrui n'est pas possible. Pour que cette vie psychique me soit présente à la manière dont l'est

la face arrière de la boîte, il faudrait que je la perçoive de manière originale. Comment perçoit-on la

vie psychique de manière originale ? Par une perception immanente, ''en moi''. La perception de la vie

psychique d'autrui de manière originale serait une perception immanente, par laquelle le vécu d'autrui ne se

distinguerait plus de mon propre vécu, puisqu'il serait perçu en moi. L'IMPOSSIBILITÉ D'UNE PERCEPTION

ORIGINALE DU VÉCU D'AUTRUI EST PRÉCISÉMENT CE QUI FAIT DE LUI UN AUTRE MOI. Cette impossibilité est une qualité

positive du mode de présence d'autrui pour moi.

Nous nous trouvons bien ici en phénoménologie, dont le but est, il faut le rappeler pour

comprendre le propos de Husserl ici, analyser tout phénomène à partir de ses modes d'apparition à la

subjectivité qui les perçoit. Ici Husserl montre comment le phénomène autrui se constitue à partir de

son mode d'apparition spécifique : il est vue dans son corps et seulement visé dans sa sensibilité.

L'unité de cette vue actuelle et de cette visée toujours en tension est ce qui constitue Autrui

comme autrui. La contre-preuve suit immédiatement : si j'avais l'expérience originaire de la

sensibilité d'autrui, alors autrui ne serait pas un autre, mais moi.

On peut, pour mieux comprendre cette apparition de l'autre dans le champ primordial,

recourir au critère de l'immanence développé dans les Ideen 1. En effet, nous nous souvenons que

l'analyse éidétique de la conscience comme intentionnalité avait conduit Husserl à présenter

deux types d'intentionnalités ; la première immanente tournée vers moi, la seconde

transcendante tournée vers le monde. Le critère de la perception immanente était le fait que ce

qu'elle perçoit se donne immédiatement, cette immédiateté servant de point d'appui au fait que ce

qui est perçu dans la perception immanente, appartient au même flux de conscience que l'acte de

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perception lui-même.

Ici, l'autre est présent en chair et en os devant nous comme un moi. Mais il n'est pas donné

en original. Je vois l'autre, mais je ne vois pas ce qui se passe en lui. Il n'y a pas, dans l'expérience

de l'autre, d'expérience de ses propres vécus de conscience. Si une telle expérience existait, alors

l'autre ne se distinguerait plus de moi. Il est possible de résumer cette donation de l'autre dans

une phrase de Husserl qui impressionnera fortement Waldenfels.

« C'est dans cette accessibilité indirecte, mais véritable, de ce qui est inaccessible directementet en lui-même que se fonde pour nous l'existence de l'autre » M.C., §52, p. [97].

Vivons-nous cependant dans le doute permanent de l'existence d'Autrui ? Certainement

pas. Autrui est là pour nous. Il faut donc apporter malgré tout une certaine légitimité à cette

apprésentation. C'est là que se joue l'aperception assimilante. Husserl y insiste : cette

apprésentation n'est pas un raisonnement. C'est un acte intentionnel, mais ce n'est pas un acte de

pensée. Qu'est-ce qui apporte à cet acte une justification suffisante pour que nous y croyons ?

QU'EST-CE QUE L'APPARIEMENT ? §51.

L'aprésentation est une visée. Cette visée est une simple présomption, elle doit trouver un

remplissement. Ce remplissement, cette intuition, nous l'avons vu, est impossible dans

l'aprésentation de la vie psychique d'autrui. Il n'en va pas ici comme pour la boîte qui peut, à tout

moment si je la bouge, me révéler ses faces cachées. C'est là ce qui fait la spécificité d'Autrui : il

demeure inaccessible. Mais cette inaccessibilité ne doit pas être telle que je doute en permanence

d'Autrui. C'est un fait : quand je rencontre l'autre, je ne doute jamais de sa présence à mes côtés. Il

importe de découvrir comment, au quotidien, je justifie cette visée présomptive de

l'aprésentation.

Husserl résume cette difficulté dans ses écrits sur l'intersubjectivité, où il retravaille les

méditations cartésiennes :

« Comment un acte, comment une présomption aperceptive peuvent-ils alors surgir dans lasphère primordiale, faisant en tant que présomption l'objet d'une intuition et d'uneprésentification, laquelle ne peut pourtant pas être garantie de façon originale dans une garantiepotentielle, mais pouvant cependant être garanti ? » Autour des ''Méditations cartésiennes'', p. 200[255].

Il faut que ma présomption dans la visée de la vie psychique d'Autrui soit confirmée, mais

qu'en même temps elle ne soit pas de façon originale, par l'intuition originale de quelque chose

de présent sans reste. Mais s'il n'y a pas l'intuition de la présence originale, comment peut-il y

avoir confirmation ? Je confirme la visée présomptive et apprésentative des faces cachées de la

boîte par une perception originale. Ainsi en va-t-il pour la confirmation de toute présomption :

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c'est la perception originale qui confirme une présomption. Or une telle perception doit faire

défaut pour autrui. Je crois cependant bien qu'il est là. Une visée présomptive ne peut suffire à

garantir cette croyance.

C'est à cette garantie que sert l'appariement ou le couplage (Paarung).

Pour comprendre la fonction de cet appariement dans la constition d'autrui, il faut faire

encore une fois un bref retour à la structure du corps propre que décrit Husserl. Nous l'avons vu à

propos des Recherches phénoménologiques sur la constitution, le corps propre est un être à double

feuillet : à la fois chose parmi les chose et voie de perception des choses. En tant que chose

physique, il peut être pour lui-même un objet de perception. Il y a cependant plus à dire sur le corps

propre.

De mon corps, je me fais une certaine représentation. Cette représentation intime du

corps propre est largement dépendante des phénomènes de mouvement et de repos. Le

phénomène fondamental qui nous permet de nous faire une image, une représentation du corps

propre, est le fait que les choses demeurent en repos autour de moi, alors même que je bouge.

Nous retrouvons le corps propre comme centre d'orientation, tel qu'il avait été compris dans les

Recherches sur la constitution. Le mouvement apparent des choses autour de moi devient repos réel

de ces choses rapportées au mouvement de mon corps. Mon mouvement re-situe en permanence

les choses autour de moi dans leur repos respectif (Cf. Sur les ''Méditations cartésiennes'', p. 192-193,

[248]).

Pour qu'une telle remise en place soit possible, il faut constamment que le champ de ma

perception soit relié au diverses positions de mon corps : à mon ici passé et à mon ici présent. Les

mouvements apparents des choses doivent sans cesse être reliés à un système de coordonnées

spatiales dont le centre est toujours une possibilité de placement de mon corps. Nous avons vu

combien ce centre pouvait devenir l'objet de discordances. Le mouvement apparent des choses

me renvoie toujours à un jeu de possibilités de placement de mon propre corps. Ce jeu est un

horizon de potentialités de mon corps. Ces possibilités sont constamment senties, dans une unité

de tous les mouvements du corps, une unité kinesthésique. Le mouvement de mes yeux implique

en retour un mouvement apparent des choses, le mouvement de mon bras implique en retour la

sensation d'un mouvement de l'air sur mon bras, etc. Ces possibilités de placement et de

mouvement de mon propre corps sont toujours des possibilités duelles, dans lesquelles

s'expriment toujours en même temps l'entrelacs du mouvement corporel et du jeu de sensations

correspondantes.

C'est sur cet horizon de possibilités de mon propre corps que repose l'appariement.

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« L'appariement est une des formes primitives de la synthèse passive que, par opposition à lasynthèse passive d'identification, nous désignons comme association. La caractéristique d'uneassociation appariante est que, dans le cas le plus simple, deux contenus y sont expressément etintuitivement donnés dans l'unité d'une conscience et, par là même, en pure passivité, fondentphénoménologiquement, en tant qu'ils apparaissent comme distincts, une unité de ressemblance,il apparaissent donc toujours comme formant une paire ». MC, §51, p. [95].

Dans ses cours sur la synthèse passive, Husserl aborde la synthèse de l'association pour

traiter de certaines modalités du souvenir. La question que se posait alors Husserl était : comment

est-il possible que dans ma vie de conscience, où règne l'identité la plus absolue, dans la région de

la conscience pure, où les lois de la constitution me rendent maître du noème, des souvenirs

surgissent ? Cette question est capitale du point de vue de la phénoménologie de la constitution,

car ils montrent un phénomène qui fera le pain de la psychanalyse : mes propres actes de

conscience ne sont pas maîtrisés. Dans les souvenirs surgis de nulle part, il se trouve quelque chose

d'angoissant pour le phénoménologue : un événement, dans l'ordre noétique, qui ne dépend pas

de la constitution active du noème. Un événement qui semble justement échapper au regard de la

conscience. C'est un regard issu d'abord d'on ne sait trop où. Ce qui inquiète dans le souvenir

subi, c'est qu'un éveil imprévisible ait lieu.

Durant une conversation, un superbe paysage marin nous traverse l'esprit. Si nousréfléchissons à la manière dont il est venu, alors nous découvrons qu'une tournure de laconversation nous en a immédiatement rappelé un autre semblable, qui a été émise au coursd'une réunion l'été dernier au bord de la mer. La belle image du paysage marin a cependantentièrement accaparé à soi l'intérêt. Si nous présentifions des exemples intuitifs de cette sorte, nous découvrons que laressemblance de l'éveillé avec l'éveillant immédiat revient à l'association immédiate, à l'éveilimmédiat » De la synthèse passive, p. 195, [122].

La synthèse passive d'assocation est une synthèse essentiellement affective. Qu'est-ce qui

la distingue de la synthèse active ? C'est que cette dernière est un acte de pensée. Le sommet le

plus digne de toute synthèse active est le jugement, dans lequel des actes sont reliés entre eux par

de nouveaux actes. La synthèse passive est une synthèse par laquelle des actes sont reliés les uns

aux autres par l'intermédiaire d'un liant affectif. C'est au niveau de l'affection que se situe la

synthèse passive, à un niveau qu'on pourrait appeler hylétique. Ce niveau hylétique, est, dans ma

conscience le niveau fondamental où se déploient mes sensations.

Ce qui se passe dans la synthèse passive d'association de manière générale, est

l'appariement par ressemblance de deux phénomènes détachés. Le rouge d'une toile de Turner se

détache affectivement du reste du champ sensible. Ce n'est pas moi qui choisit de le détacher,

c'est par un phénomène affectif de contraste que ce rouge se détache, se pro-duit devant moi, me

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fait face et distingue la toile de Turner du reste. C'est, affectivement parlant, par ce rouge, que la

toile finit par se présenter à moi, marquant ma vie affective de telle sorte que toute nouvelle

allusion à un rouge se détachant ainsi de la sorte, me reconduit à nouveau au souvenir de ce

rouge. C'est ainsi par exemple qu'au cours d'une conversation, une certaine tournure de la

conversation se détache et me renvoie à une tournure comparable d'une autre conversation

tenue à la mer. Les deux tournures se détachent de la même manière, et l'une éveille le souvenir

de l'autre.

Ce qui se passe alors, et qui nous importe ici de manière capitale, c'est que cette unité des

phénomènes détachés ressemblants mais distincts, me conduit à quitter la situation présente,

pour ne plus vivre que dans le souvenir. Toute ma vie de conscience s'écoule maintenant dans le

souvenir. Je vis le souvenir, je ne me contente pas simplement de l'évoquer, même si cette

évocation est toujours également possible, je la vis.

Cette association a pour moi été l'occasion de faire passer l'ensemble de ma vie de

conscience de la perception au souvenir. Cet exposé, trop rapide de la synthèse passive

d'association, nous suffira cependant pour saisir la spécificité de l'appariement rapporté à

l'altérité de l'autre.

« L'allure de ce corps là-bas rappelle mon règne dans mon corps distingué, par quoi il estunique dans l'originalité. Il se souvient – pourtant pas au sens original de mes souvenirs (réminiscences, souvenirsassociés etc.), il est un analogon, une mutation de souvenir et possède alors, en tant que''souvenir'' ses horizons de souvenirs, ses possibilités de prévision, et sa vérification. L'allure du corps là-bas, en l'occurrence l'allure de la courbure du corps là-bas, avec la maintendue etc ''me rappelle'' moi-même comme si j'étais là-bas, comme si je me courbais demanière kinesthésique, comme si j'étendais la main pour saisir la chose là-bas, le bâton » Autourdes méditations cartésiennes, p. 203 [256-257]

Dans ce texte, le moment le plus important se trouve au troisième paragraphe : « l'allure

de ce corps là-bas, en l'occurrence l'allure de la courbure du corps là-bas ». Ce qui importe d'abord dans

la perception du corps de l'autre, ce n'est pas simplement que ce corps soit comme le mien, fait de

deux mains, deux jambes, d'autant d'organes. Ce n'est pas cette ressemblance qui importe le plus.

C'en est une autre : c'est l'allure, ou l'allure de la courbure du corps. Ce que décrit Husserl, c'est

un homme qui se baisse, qui se courbe, pour ramasser un bâton. Qu'il s'agisse là d'un corps

semblable au mien ne suffit pas pour que je vois dans ce corps une vie psychique comparable à la

mienne. C'est une autre ressemblance qui importe : c'est le fait qu'il se courbe, et que cette

courbure donne au corps une certaine allure. Cette courbure joue le rôle d'un phénomène de

contraste de la même manière que le rouge du tableau de Turner. Cette courbure est le

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phénomène affectivement détaché. Détaché, cela signifie, détaché du champ sensible dans lequel

il est perçu. Cette courbure renvoie à une courbure vécue, celle que j'ai déjà eu l'occasion de subir

quand, moi aussi j'ai ramassé un bâton. Une synthèse passive d'association se produit également

ici.

Mais il se joue quelque chose de plus : la courbure de l'homme que je vois n'est pas celle

que j'ai vécue par le passé. Elle n'est pas ma courbure. Elle est la courbure de l'autre. Je ne

m'écoule pas ici dans le pur vécu d'un souvenir passé. L'allure de l'autre « me rappelle moi-même

comme si j'étais là-bas ». Cette courbure me renvoie à un souvenir qui vaut en fait comme une

possibilité de moi-même. La courbure de l'autre ne renvoie pas simplement à ma courbure passée,

mais à la possibilité constante d'un mouvement que je peux faire. Elle me renvoie à l'horizon de

possible qui appartient à cette courbure : au fait que par exemple, après s'être courbé, il faut se

relever. La courbure de l'autre est également porteuse de cet horizon de possibilité kinesthésique.

Je vis son corps comme si c'était le mien qui se trouvait là-bas.

« Le couplage de l'association est un empiètement réciproque, et si les éléments coupléspossèdent chacun à leur manière des validités présomptives en elles-mêmes dotées depotentialités afférentes, cela se transpose réciproquement de l'un à l'autre – passivement sansplus, d'un seul coup. Mais cela ne signifie pas naturellement que la validité reprise à chaque foisen charge doive se conserver, puisse se conserver, elle est dans ces cas encore, une validité dotéed'un horizon présomptif, elle est assurément certitude au moment même de la transposition,mais précisément, sur un mode présomptif au regard de l'horizon » Autour des méditationscartésiennes, p. 198 [252].

L'appariement se produit alors dans un échange constant entre ce que je peux vivre à la

place de l'autre, et ce que en retour, l'autre peut vivre à ma place. La notion d'empiètement

réciproque est ici important. Je ne me contente pas simplement de vivre ce que vit l'autre comme

si c'était moi qui se trouvait là-bas, je complète également ma propre expérience de moi-même à

partir de ce qui je vois de lui. En effet, je vois à quoi ressemble ce corps courbé qui a (aurait) pu

être le mien. Je vois toutes les potentialités kinesthésiques qui sont les miennes.

L'EXPÉRIENCE CONCORDANTE.

Puisque l'expérience de l'autre implique toujours un horizon de potentialité cinétiques,

que je reprends comme un horizon de potentialités kinesthésiques, cet horizon doit permettre

une certaine prévisibilité de l'autre. Une concordance constante dans les mouvements de l'autre

auxquels je m'attends de manière affective est l'élément capital pour finir de justifier la visée

présomptive du moi d'autrui.

L'expérience que je fais de l'autre n'est jamais légitimée sur le même mode que celui de la

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perception. Il est garanti, mais la visée de l'autre demeure en fait seulement présomptive. Il faut

ici insister sur ce qui pourrait bien être un fait intéressant : le caractère métonymique de la

présence d'autrui.

4. MONDES FAMILIERS ET MONDES ÉTRANGERS .

Nous avons jusqu'à maintenant étudié l'apparition de l'étrangeté de l'autre. Cette

étrangeté est, pourrions-nous dire, de premier degré. Ce qui constitue à proprement parler son

étrangeté est l'inaccessibilité dont son moi fait toujours preuve. L'élément fondateur de l'altérité

est le fait que l'autre soit une vie psychique accessible en tant qu'inaccessible. Il faut ici rappeler

l'argument présenté à propos de l'apprésentation. Je vise présomptivement la vie psychique

d'autrui, mais cette visée présomptive ne peut trouver à se confirmer par une expérience

originaire des vécus de l'autre. Telle qu'elle a été définie dans Ideen 1, l'expérience originaire du

vécu psychique est l'expérience d'une perception immanente, immédiate, dans laquelle c'est le moi

qui se tourne vers ses propres vécus, en tant qu'ils appartiennent au même flux de vécu que la

perception qui les vise. Pour que je fasse l'expérience originaire de la vie psychique de l'autre, il

faudrait que j'en fasse l'expérience en moi, de manière immanente. Ces vécus ne seraient plus

alors les vécus de l'autre, mais mes propres vécus.

L'étrangeté de l'autre se constitue alors dans son inaccessibilité fondatrice. Cette

inaccessibilité fondatrice pose de nombreux problèmes pour la constitution de l'intersubjectivité.

En effet, c'est bien cette intersubjectivité qui doit permettre de rendre compte de l'objectivité

scientifique au sens strict, dans la mesure où plusieurs subjectivité concourent à produire une

multitude de perspectives concordante su un même objet. Mais pour qu'une telle multitude de

perspectives soient possibles, il faut que l'autre participe autant que moi à la constitution d'une

objectivité, et qu'il cesse d'être un simple projet de moi-même dans des possibilités de mon corps.

Il faut que l'autre cesse d'être simplement dérivé, pour devenir aussi originaire que moi. Ces

problèmes nombreux et conséquents pourraient faire l'objet de notre travail, mais ils nous

écarteraient trop de la phénoménologie contemporaine vers laquelle il nous faut malgré tout

parvenir.

Il nous faut cependant, avant de quitter Husserl, nous tourner vers un ultime problème,

celui des mondes étrangers. Nous nous situons alors à un niveau plus élevé d'apparition de

l'étrangeté. C'est le phénomène de l'étrangeté qui apparaît ici de manière fondamentale comme

étrangeté. Dans ce niveau supérieur, c'est une étrangeté spécifique qui apparaît, différente de la

simple altérité qui constituait le premier niveau de l'étrangeté.

Husserl réserve de nombreuses pages à ce phénomène d'étrangeté dans ses travaux sur

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l'intersubjectivité, et dans la Crise des sciences européennes. Or, il apparaît, dans ces travaux, que le

phénomène de l'étrangeté ne peut être étudié par la phénoménologie que si celle-ci change sa

méthode, pour devenir une phénoménologie génétique ou générative.

Les problèmes que nous avons étudié jusqu'à maintenant relèvent de ce que Husserl

appelle volontiers une phénoménologie statique. Il faut entendre par là que l'activité – et les

événements passifs – dans la conscience étaient étudiés indépendamment de l'histoire de la

conscience. Il ne faut pas commettre l'erreur de prendre les étapes de la constitution d'autrui

dans les Méditations cartésiennes pour une histoire. Les quatre étapes – réduction à la sphère

primordiale, apprésentation, appariement, concordance – ne sont pas des événements historiques

qui se suivraient dans le temps. La première étape de mon existence n'est pas une vie dans la

sphère primordiale, on ne peut identifier cette sphère à celle de l'enfance. Ces quatre étapes sont

en fait des étages dans une construction statique : sur la base d'une sphère primordiale toujours

présente, nous produisons des visées présomptives remplies par appariement et constamment

confirmées par la suite de l'expérience concordante. Ce qui se constitue ainsi est un étagement

structuré du sens de l'Autre pour une conscience abstraite.

De cette analyse statique, il nous faut distinguer une analyse génétique à laquelle Husserl

finit par se résoudre aux environs de 1921. Cette analyse génétique, ou plutôt cette

phénoménologie génétique produit une histoire de la conscience. Elle cherche dans cette histoire la

genèse des structures de sens découvertes par la méthode phénoménologique statique. La

question de la phénoménologie statique est : comment je fais pour percevoir tel ou tel objet ? De

quels outils, de quelles structures je dispose pour constituer au quotidien, tel ou tel objet ? La

question de la phénoménologie génétique est : comment cette structure et ces outils sont-ils nés ?

D'une certaine manière, il faut déjà avoir révélé ces structures dans une phénoménologie

statique, pour ensuite en faire l'histoire dans la phénoménologie génétique. Il faut bien identifier

par la statique ce dont la génétique fait ensuite l'histoire.

Mais en retour, ce qui constitue souvent le terme de la statique est déjà présent à titre de

condition dans la génétique. Ainsi par exemple, l'autre est constitué par la statique, il est son

terme le plus abouti. Mais la génétique doit de son côté toujours prendre l'autre comme une

condition de son travail. De fait, l'enfance n'est pas solitaire.

Nous ne pouvons entrer dans le détail de cette phénoménologie génétique. La seule chose

qu'il nous importe de retenir est l'un de ses résultats : la notion de monde.

LA NOTION DE MONDE. L'un des concepts qui apparaît le plus tardivement chez Husserl est le

concept de monde. Ce concept est central pour continuer notre travail sur la phénoménologie de

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l'étrangeté. Il importe, pour nous, de nous rendre attentif à la signification de ce concept pour

comprendre ensuite comment naît, chez Husserl, la notion de monde étranger. Qu'est-ce alors que

le monde ? Il faut se tourner vers le dernier écrit de Husserl, La crise des sciences européennes pour

le comprendre.

« Le monde est le tout des choses, des choses réparties dans la forme mondaine qu'est laspatio-temporalité « à leur place » dans un sens double (à leur place dans l'espace, à leur placedans le temps), bref le tout des onta spatio-temporels … il y a une différence fondamentale entre lamanière dont nous avons conscience du monde et celle dont nous avons conscience d'une chose, d'un objet… cependant que d'un autre côté l'un et l'autre mode de conscience forment une unité inséparable . Leschoses et les objets sont ''donnés'' en tant que valant pour nous chaque fois mais ils ne sontdonnés par principe que de telle sorte que nous en ayons conscience comme de choses, oud'objets dans l'horizon du monde de ce monde dont nous avons toujours conscience commehorizon. D'un autre côté cet horizon nous n'en avons pas conscience comme d'un horizon pourdes objets qui sont, et il ne peut pas être actuel sans une conscience spéciale d'objet » Crise dessciences européennes, traduction p. 162.

Cette description du monde se rapporte à quelque chose qui est bien connu chez Husserl :

la notion d'horizon. Le monde est certes l'ensemble des choses dont je fais ou peux faire

l'expérience, pour autant qu'elles sont à leur place. Que signifie ce « à leur place » ? L'insistance

sur ce point est capitale pour ne pas mal comprendre le concept husserlien de monde. Qu'une

chose soit à sa place et pas à une autre, c'est le fait, le résultat du concept du monde. C'est depuis le

monde qu'il m'est permis de juger qu'une chose est à sa place. Si le monde est le tout de choses, ce

tout n'est pas une simple somme des choses juxtaposées les unes aux autres. Ce tout n'est pas une

somme, ni une juxtaposition, mais une structure qui met toute chose à sa place dans l'espace et le

temps. C'est en ce sens que le monde est appelé horizon.

Nous touchons alors ici à quelque chose de connu. Cet horizon était un concept

fondamental de la phénoménologie husserlienne de la perception. Pour reprendre, encore une

fois hélas, l'exemple du cube, tout l'intérêt de la phénoménologie est de comprendre que la

perception du cube s'accompagne d'un horizon de potentialités d'apparitions de ce cube. La face

actuellement présente à la perception est soutenue dans sa présence par un horizon d'apparitions

possibles de ce même cube. C'est l'unité de l'actualité et de la potentialité qui permet de parler

d'une perception du cube comme de chacune de ses faces. Cet horizon est une structure de la

perception : c'est à partir de lui que s'édifie la concordance de l'expérience de ce cube . C'est la

structuration des possibilités horizontales de la perception qui permet de produire une expérience

concordante. En ce sens, l'horizon détermine le rôle de chaque apparition du cube, et lui donne

effectivement une place dans le flux temporel des apparitions possibles, et dans le lieu de chaque

apparition en rapport à mon corps qui perçoit. En ce sens, l'horizon de la perception donne sa

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place à chaque apparition. Le monde serait-il alors la totalité de potentialités d'apparitions

possibles de tous les objets de perceptions ?

Affirmer une telle chose serait produire une multitude de malentendus. D'abord le monde

n'est pas un horizon de perception. Ensuite le monde n'est pas l'horizon qui structure les

apparitions de choses, mais l'horizon des choses elles-mêmes. Le monde ne met pas les apparitions

à leur place, mais les choses à leur place.

Il nous faut donc encore développer notre analyse de l'horizon. Dans l'étude de la

perception du cube, il faut nous rendre attentif à quelque chose de particulier : l'horizon n'est pas

simplement une structuration des possibilités d'apparitions du cube, c'est également une

structuration des possibilités de manipulation du cube. L'horizon n'est pas une structure schématique

passive et théorique, mais une structure pratique et pragmatique.

Les potentialités qui structurent l'horizon doivent être conçues de manière chiasmatique si

du moins on peut oser ce néologisme. Lorsque je perçois un cube, je sais que ce cube peut

m'apparaître sous une autre de ses faces, mais cette possibilité est conditionnée par quelque

chose : le cube peut m'apparaître différemment si je le tourne. Dans le jeu des apparitions possibles se

joue en même temps une multitudes d'actions possibles de ma part. On touche ici à nouveau le

phénomène de la concordance de l'expérience telle qu'elle est fondée par mon propre corps.

« Privilégions de nouveau la perception. Nous avions jusqu'ici fait porter le regard sur ladiversité des ostensions partielles d'une seule et même chose et sur le changement desperspectives de proximité et d'éloignement. Nous remarquons bientôt que ces systèmesd'ostension ''de'' (quelque chose) sont rattachés à la diversité corrélative des processuskinesthésiques qui ont le caractère propre du ''je fais'', 'je bouge'' » Crise des sciences européennes,traduction p. 183.

Dans l'horizon de perception se trouvent inclus également ses fameuses kinesthèses : ses

sensations internes du mouvement de ma chair qui sont corrélées aux apparitions de la chose.

L'horizon de perception d'une chose implique toujours en même temps une concordance avec un

horizon de perception de son propre corps. Une corrélation essentielle m'impose de voir les

choses d'une certaine manière si je tourne mon propre corps d'une certaine manière. La place des

apparitions de choses entre dans une corrélation contraignante avec la place de mon propre

corps. Si le monde est un horizon, il l'est non simplement en tant qu'horizon d'ostension de, mais

en tant qu'horizon corrélatif où se rejoignent mes actions et mes perceptions. L'horizon n'est donc

pas simplement le visible dans l'objet vu, il est également le faisable dans l'objet manipulé . L'horizon

m'implique en lui non pas simplement sur le monde de la donation passive d'apparition, mais

également sur le mode de l'implication active de la manipulation. Si le monde est un horizon, il

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doit ainsi l'être comme l'est l'horizon d'apparition de la chose : en tant que champ de possibilités

de manipulations, de possibilités d'actions qui m'impliquent en me mettant moi aussi à une place

déterminée.

Il reste que le monde n'est pas un horizon pour les apparitions de la chose, mais un

horizon pour la chose elle-même. Comment comprendre cette différence ?

« de même qu'une chose singulière n'a de sens dans la perception que grâce à un horizonouvert de perceptions possibles dans la mesure où l'authentiquement perçu ''renvoie'' à unediversité systématique d'ostensions perceptives possibles qui lui appartiennent de façoncohérente, de même la chose a-t-elle encore une fois un horizon qui, opposé à cet horizon''intérieur'', est son horizon ''extérieur'' précisément en tant que champ chosique » La crise dessciences européennes, traduction, p. 184.

L'horizon de perception d'une chose est son champ perceptif, c'est son horizon interne. À

cet horizon interne s'oppose un horizon externe, un champ chosique. Comment comprendre ce

champ chosique, horizon extérieur de la chose perçue ? Par l'intermédiaire d'un report

analogique de la structure de l'horizon interne sur l'horizon externe. De même que l'horizon

intérieur d'une chose détermine a priori chacune de ses apparitions actuelles authentiques, et

permet de produire le noème unité de chose, de même l'horizon extérieur détermine a priori

chaque chose en tant que noème, dans son rapport aux autres choses environnantes.

La manière dont je manipule la boîte est prédéterminée par ailleurs par l'ensemble des

objets environnants qui, par mon intermédiaire, interagissent avec la boîte manipulée. Cette boîte

ne m'apparaît pas simplement isolée, mais dans un environnement qui en détermine par avance

l'usage, et par son intermédiaire, la perception. L'horizon extérieur n'est pas simplement la

présence des choses autour de la chose perçue : il est l'ensemble des possibilités de manipulation

des autres choses corrélées aux possibilités de manipulation de la chose perçue. Cet horizon

extérieur n'est pas encore le monde, mais un fragment de monde. Il s'agit d'une partie du monde.

Qu'est-ce qui délimite cette partie du monde ? Le champ de ma perception des choses

immédiatement environnantes autour de la chose perçue. Cette limite n'est pas nette, mais elle

n'a pas besoin de l'être : car ce n'est pas sur ce fragment de monde que porte actuellement

l'attention.

Qu'est-ce alors que le monde ? Le monde est l'horizon de tous les horizons. Qu'est-ce que cette

expression signifie exactement ?

Cela signifie que le monde réunit en lui tous les fragments du monde : il est la visée limite

de tous les fragments du monde, de tous les horizons extérieurs. Ce monde n'est pas actuellement

vu, mais il est toujours co-visé, de telle sorte que nous parvenons toujours à donner une place à

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chaque chose, y compris notre propre corps, en lui. Le monde est l'unité indéterminée, limite, de

toutes les concordances possibles des choses manipulables et visibles. Il contient en lui, à titre

d'idée, la structure de toute manipulation. Il est l'unité de toutes les possibilités des choses dans leur

rapport corrélatif à ma propre perception et à ma propre manipulation.

Mais le monde est horizon de tous les horizons en un autre sens. L'horizon, avons-nous

dit, implique la corrélation entre les possibilités de ma propre subjectivité, et les possibilités

d'apparition de la chose. L'horizon est ainsi toujours référé à une subjectivité qui le vise. Dire du

monde qu'il est l'horizon de tous les horizons, c'est dire qu'il est également l'horizon qui contient

en lui toutes les perspectives possibles de toutes les subjectivités.

« Portons notre attention sur le fait que nous ne sommes pas isolés dans le flux continuel denotre perception du monde, et que nous avons au contraire continuellement en lui uneconnexion avec les autres hommes. Chacun a ses propre perceptions, ses présentifications, sescohérences, chacun éprouve le changement de valeur de ses certitudes en simples possibilités,en doutes, en questions, en apparences. Mais dans le partage de la vie les uns des autres chacunpeut avoir part à la vie des autres. Ainsi le monde n'est-il pas seulement étant pour les hommespris dans leur singularité, mais pour la communauté humaine, et ce déjà par la communisationde ce qui relève du simple niveau de la perception » La crise des sciences européennes, traduction,p. 185.

On peut résumer ici le propos de Husserl par la célèbre phrase de Terence : je suis homme et

rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Comprenons le propos de Husserl qui pourrait être

rapidement l'objet d'un malentendu. Le monde n'est pas la somme des perspectives humaines

portées sur les choses. Le monde ne cesse jamais d'être mon monde. Mais ce monde qui est le mien

contient toujours aussi la perspective des autres : leur horizon compris dans l'horizon dont je fais

l'expérience, et qui participe à la détermination a priori de ce dont je fais l'expérience. Le monde

contient non seulement tous les horizons extérieurs des choses pour moi, mais il contient

également les horizons extérieurs des choses pour les autres. Mon monde contient les horizons des

autres.

Déjà dans la perception, je prends toujours en compte l'horizon impliqué dans la

perspective que l'autre peut jeter sur ce que je perçois. Je vois une chose, mais dans l'horizon

interne de cette chose se trouve aussi impliqué la perspective que l'autre peut jeter depuis le lieu où

il se trouve.

Dans mon monde se trouve impliquée – au moins à titre de possibilité – l'horizon des

autres. Cet horizon des autres est lui aussi déterminant pour la manière dont je dispose et

manipule les objets qui font partie de mon milieu. Ils déterminent tout autant la place qui

LE MONDE PROPRE ET LE MONDE ÉTRANGER.

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C'est sur le fondement de cette constitution tout à la fois ostensive et technico-pragmatique

du monde que Husserl peut faire la différence entre le monde propre et le monde étranger. Pour

faire une place à cette idée d'un monde étranger, Husserl convoque deux nouveaux concepts :

l'élargissement, et la typique. Le point de vue de Husserl sera alors génétique, ou génératif.

Husserl part du monde propre :

« La chambre, pour ainsi dire, en tant que premier monde environnant proche …élargissement à la sphère proche. Formation continue et transformation des horizons des objetsparticuliers et de l'ensemble du monde environnant proche. Développement de nouvelleskinesthèses complexes » Sur l'intersubjectivité, tome 2, traduction, p. 342.

Pour comprendre le monde étranger, il faut partir du monde propre. La chambre est une

version possible de ce monde propre. C'est l'horizon le plus proche, l'horizon externe immédiat

de chacun des objets actuellement perçu. C'est ce que la Krisis appelle un fragment-de-monde. La

chambre est l'environnement immédiatement co-perçu aux côtés de l'objet perçu, elle est

l'horizon externe déterminant les modalités d'ostension et de manipulation de l'objet perçu. Dans

ce rapport de la chambre à l'objet perçu, des possibilités de perception et de manipulation sont

pré-esquissées concernant la totalité des objets de la chambre. Ces possibilités sont déterminées

selon un certain style, selon un certain type.

Cet horizon externe de la chambre est lui-même contiguë à d'autres horizons possibles,

vers lesquels je peux toujours étendre ma perception. Ces horizons, je les conçois selon le même

style et la même typique que ceux qui déterminent et pré-esquissent chacun des possibilités de

perception et de manipulation des objets de la chambre. Je procède par analogie en reportant sur

l'extérieur de la chambre les mêmes kinesthèses, les mêmes cheminements que ceux qui

structurent l'horizon de la chambre. C'est ainsi que

« L'horizon s'élargit du côté du dehors dans un style d'horizon concrètement prédessiné […]Dans une typique courante, il reste un monde fini qui tient ferme, doté d'une dehors vide quidemeure identique » Sur l'intersubjectivité, tome 2, traduction p. 344-345.

La caractéristique du monde propre ici repose sur deux phénomènes fondamentaux : 1. il

se constitue selon une certain typique 2. il possède un dehors vide, mais dont on projette

formellement les possibilités selon cette même typique.

Il faut examiner ce que c'est que cette typique. Husserl conçoit d'abord la notion de type

en lien avec l'horizon interne :

« La chose, une réalité quelconque comme objet d'expérience possible, a son a priori engénéral, qui en est la pré-connaissance : c'est une généralité indéterminée, mais qui resteidentifiable comme la même ; c'est la généralité d'un type a priori appartenant à un espace de jeu

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de possibilités a priori. Manifestement, le type, si nous le prenons dans sa totalité, embrasseégalement les propriétés qui ont déjà accéder à la connaissance en acte ». Expérience et jugement,traduction, p. 41-42 [p. 32].

Le type est cette pré-esquisse des possibilités d'apparition, d'ostension d'un objet. Dans le

type se trouvent réservés l'ensemble des possibilités d'ostension d'une chose. Pourquoi appeler

cela un type et non un concept ? Un concept ne détermine-t-il pas, lui aussi, à partir de la

définition objective d'un objet, les possibilités d'expérience de cet objet ? Il suffit de reprendre la

définition kantienne du concept :

« L'objet est ce dans le concept de quoi est réuni le divers d'une intuition donnée » CRP §17.

Le concept est l'unité pensée des intuitions sensibles par lesquelles un objet se présente. Le

concept, par sa définition objective, détermine ces intuitions sensibles, ces apparitions

phénoménales de l'objet. Il produit, à partir de cette définition, une claire délimitation des

possibilités d'apparition d'un objet.

Le type n'est pas un tel concept. Qu'est-ce qui manque au type pour servir ainsi de

concept ? Husserl s'en explique dans le texte qui vient d'être cité : le type est une généralité

indéterminée. Dans le type, je ne suis pas capable de produire la claire délimitation conceptuelle

qui permet d'inclure et d'exclure les possibilités d'apparitions de l'objet. Le type s'apparente

moins au concept kantien qu'au schème kantien.

« C'est cette représentation d'un procédé général de l'imagination pour procurer à unconcept son image que j'appelle le schème de ce concept » CRP, Schématisme.

Le schème est la représentation d'un procédé. C'est un mouvement projeté, la projection

de ce mouvement soumet mon imagination qui procède de la manière dont cette projection

représente le procédé schématique. Le schème est informulable, il est tout entier subjectif, à la

différence du concept qui est tout à fait objectif. Le concept est une règle objective, le schème est

la représentation d'un procédé subjectif de l'imagination, par lequel une multitude d'intuition se

trouvent subsumés sous un concept. La claire délimitation conceptuelle manque au schème.

Ce qu'il faut reconnaître : que le schème, pas plus que le type, n'est capable de déterminer

clairement et distinctement une limite nette entre les apparitions possibles qui appartiennent à un objet et

celles qui ne peuvent pas lui appartenir.

Lorsque je perçois un objet, je peux anticiper une multitude d'apparitions possibles de cet

objet. Ces apparitions possibles sont hyper-variables. Je peux ainsi anticiper une multitude

d'ostensions de l'objet perçu, y compris celles qui ne seront jamais actualisées. Cette multitude

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anticipée rend possible que je reconnaisse un même objet, même lorsqu'il se présente sous des

faces que je n'ai jamais vu. Là où le concept est fermé, le type reste ouvert. Dans le type, je ne peux

rien exclure de la manière dont un objet se présente à moi.

Le type réunit donc bien les possibilités d'apparition d'un objet, mais il ne les réunit pas

sous une règle précise et objective qui permettrait d'exclure certaines possibilités d'apparition de

cet objet. Le type réunit ainsi en lui une multitude indéterminée de possibilités d'apparition de

l'objet, mais sans permettre que chacune d'entre elle puisse être représentée clairement et

distinctement comme étant soumis à une règle objective. Il n'y a pas de règle inamovible qui

permet de réunir ces apparition et en même temps d'exclure tout ce qui n'est pas soumis à cette

règle. Comment le type forge-t-il l'unité de ces possibilités d'apparitions si aucune règle n'est

formulée ?

Cela ne peut se comprendre objectivement, mais subjectivement. Le type réunit des

possibilités d'apparition d'un objet d'après leur style d'ostension possible. C'est une certaine

continuité dans le mouvement de la perception, et dans le mouvement de l'objet qui détermine l'unité du

type.

Lorsque je perçois le vol d'un oiseau, j'anticipe un certain nombre de tournants possibles

de cet oiseau. J'inclus son vol dans un espace : il peut tourner à droite ou à gauche, accélérer ou

freiner. C'est ma perception de son mouvement qui détermine, de manière continue, les

possibilités de mouvement à venir. Une continuité s'établit dans ma chair dans mes propres

mouvements pour suivre le vol de cet oiseau. Et, sans que j'ai pour cela à faire quelque calcul

mathématique, je suis capable d'anticiper une multitude d'orientation de l'oiseau perçu. Je n'ai

pas besoin d'une règle objective pour suivre ce point en mouvement, la projection des

mouvements avenirs possibles se produit selon une certaine continuité avec le mouvement passé

de ce même point.

Or cette continuité possède son propre style. Je ne produis pas les mêmes anticipations

lorsque je regarde l'envol d'un simple pigeon, au vol toujours continu et régulier, et lorsque je

regarde le vol d'une hirondelle qui virevolte. Le type de ces vols n'est pas le même. L'espace dans

lequel j'inclus le vol du pigeon est beaucoup plus linéaire que celui de l'hirondelle toujours en

train de changer brutalement de direction. Chacun a son style. Le vol de l'hirondelle me surprend

toujours, elle se retourne en permanence, et suit des directions toujours nouvelles. Cette surprise

n'est cependant pas absolue. Regardant le vol de plusieurs hirondelles, je sais devoir m'attendre à

de nouveaux retournements. La surprise constante, l'imprévisibilité de son vol fait partie de

l'espace dans lequel j'inclus cette hirondelle. Je constate ainsi facilement que je peux dessiner un

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espace dans lequel est inclus le vol de l'hirondelle : celui du square entouré de maisons dans

lequel je me trouve en tant qu'observateur, et que l'hirondelle parcourt en tout sens. Cet espace

n'est pas clairement délimité : l'hirondelle peut soudain sortir du square, y revenir. Elle peut

sortir du square par l'ouverture d'une rue, prendre de l'altitude, etc. Mais je peux grossièrement

anticiper ce que peuvent être ses mouvements. Cette anticipation n'est pas nette, elle reste

ouverte, comprend ainsi l'impossibilité d'une véritable surprise. Cette anticipation n'est pas

fondée sur ma connaissance de l'anatomie de l'hirondelle, ni sur la connaissance mathématique

des vecteurs de vols possibles, et moins encore sur mes connaissance physiques sur le rapport

entre la portance de l'air et l'envergure de l'oiseau observé. Cette anticipation se fonde seulement

et uniquement sur la continuité des mouvements observés, projetés dans des possibilités d'avenir

proche. Cette simple continuité, vécue subjectivement dans mon corps d'observateur, n'est pas

fixable objectivement. C'est elle qui permet l'ouverture large des possibilités de mouvements.

Le type est l'unité de ces possibilités qui me permettrait, alors même que je ne suis plus

capable de distinguer les objets avec précision, de discerner le vol d'un pigeon du vol 'une

hirondelle.

Il faut le noter alors : le type n'inclut pas simplement des possibilités de mouvement de

l'hirondelle, mais également mes propres possibilités de mouvements incluses dans l'idée d'une

observation suivie de ce vol. Ce type est une anticipation indéterminée des mouvements de

l'hirondelle comme de mes propres mouvements corrélés à l'observation de l'hirondelle. Et c'est

parce qu'il inclus toujours en même temps des mouvements de mon propre corps qu'il est

possible. C'est depuis mon propre espace que se révèle l'espace indéterminé ouvert au vol de

l'hirondelle.

C'est ce même style vécu subjectivement qui détermine le type de tous les objets de mon

environnement immédiat. Chaque objet possède son type, qui rend possible que j'anticipe un

horizon indéterminé de possibilités d'apparition de cet objet, de la même manière que j'anticipais

de manière indéterminée le vol d'une hirondelle. Ce style typique de l'horizon interne d'un objet

peut se trouver reporté dans l'horizon externe :

« Mais toute typique particulière, toute typique de réalités particulières est environnée par latypique de la totalité appartenant à l'horizon total du monde pris dans son infinité. Dans le fluxde l'expérience du monde, de la conscience du monde dans la pleine concrétion de son décourssuccessif, le sens d'être ''monde'' demeure invariant, et avec lui l'édification de ce sens d'petrequi se structure à partir des types invariants des réalités singulières » Expérience et jugement,traduction p. 42 [p. 33].

Le monde environnant est lui-même structuré selon cette typique. L'horizon extérieur de

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tout objet, les fragments-de-monde suivent une structure analogue à cette typique de l'horizon

interne. Cette typique du fragment de monde dans lequel je vis ne contient pas seulement des

possibilités d'ostension. Il contient également des possibilités d'actions. La typique implique

toujours en même temps une « relation possible à des besoins humains » (Sur l'intersubjectivité,

tome 2, p. 350).

« Ce qui nous affecte est d'avance connu, au moins en tant qu'il est, d'une certaine manièregénérale, un quelque chose pourvu de déterminations ; il est donné à la conscience sous la formevide de la déterminabilité, donc assorti d'un horizon vide de déterminations (''certaines'' restantindéterminées, inconnues » Expérience et jugement, p. 44 [34].

C'est ici qu'intervient la deuxième condition de l'établissement du monde propre : de la

même manière que je peux anticiper l'horizon du vol de l'hirondelle, de la même manière

j'anticipe l'extérieur de ce fragment-de-monde. Il y a, en dehors de ce que je vois immédiatement

de ce fragment-de-monde que je vois, une suite, un dehors. Ce dehors est vide : je n'en vois pas les

objets. Mais je peux parfaitement les imaginer, ou pour être plus précis : j'imagine très bien le style

d'après lequel ces objets peuvent se présenter. Le dehors de mon horizon immédiat est toujours

projeté selon le même style que celui qui structure justement cet horizon immédiat. Mon monde

est fini, mais il a en dehors de lui un monde qui lui ressemble. Il contient mon humanité tout

entière : avec la somme continue de mes mouvements, des mes actions et de mes perceptions

possibles, le tout réuni selon une certaine typique, selon un certain style d'expérience. C'est alors

que le monde étranger peut entrer au contact du monde propre :

« Il est également possible que ce monde demeure certes relativement conservé en tant quemonde enveloppant une humanité fermée, mais que dans la vie humaine, des extensions soientmotivées et se constituent , qui modifient le style du dehors ouvert, à savoir le ''modalisent''d'une certaine manière. L'analogie concrète est brisée de part en part. L'humanité entre enrelation avec une humanité étrangère … Ce qu'il y a de propre à l'étrangeté, c'est que l'ensembledu style du monde extérieur, du dehors dont la représentation est vide, est brisé de part enpart » Sur l'intersubjectivité, tome 2, p. 345.

La représentation d'un dehors vide, d'un dehors dont j'ignore le contenu, se constituait

selon une continuité analogique de style avec le monde vécu. Il y avait un dehors, j'ignorais de

quoi il était fait, ce qu'il contenait, quels objets étaient compris en lui, mais j'imaginais bien que

ces objets devaient se présenter et se manipuler selon un style d'expérience analogue à celui qui

structure mon monde propre. La sphère d'application du type concret de mon expérience, était

étendu à une dehors vide.

L'étrangeté se présente quand précisément ce style est brisé de part en part. Je ne peux plus

comprendre les objets rencontrés d'après le style concret qui a été celui de mon expérience

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jusqu'à présent.

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