I – LES LINÉAMENTS D UNE PHÉNOMÉNOLOGIE ÉTRANGETÉ...
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I – LES LINÉAMENTS D'UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ÉTRANGETÉ CHEZ HUSSERL .
Le problème de l'étrangeté se pose tout autant en phénoménologie que dans le reste de la
philosophie, et au premier titre dans le cadre d'une phénoménologie qui prend pour axe de
recherche la notion de constitution. Même si nous produisons un cours de phénoménologie
contemporaine, nous ne pouvons comprendre la suite de nos réflexions sans faire retour à la
manière fondatrice dont Husserl s'est tourné vers le problème de l'étrangeté. Cette attention à
Husserl est nécessaire, dans la mesure où on peut dire sans trop s'avancer que toutes les
descriptions phénoménologiques du phénomène étranger se fondent sur des critiques de la
conception husserlienne. Husserl sert de paradigme fondamental, l'étrangeté se laissant penser à
partir de ce paradigme : soit comme ce qui nous pousse à la modifier et à la relativiser, soit
comme ce qui nous pousse à la remettre en question.
Il faut alors remarquer un phénomène intéressant. Cette remise en question de Husserl
peut elle-même apparaître comme un thème phénoménologique. Il n'est pas là simplement
question d'une discussion touchant l'histoire de la philosophie, d'une discussion sur l'étrangeté.
L'étrangeté peut apparaître justement comme ce qui structure cette discussion. C'est elle qui
organise le débat phénoménologique.
En effet, il est possible de regarder la pensée de Husserl comme une égologie, un
philosophie du soi, ou une philosophie du même. L'épokhè phénoménologique et les autres
réductions (la réduction éidétique, la réduction à la sphère propre) produisent un ego
entièrement responsable de son monde. Husserl s'est lui-même avisé des conséquences
désastreuses de cette égologie lorsqu'il s'est efforcé, à partir des Méditations cartésiennes, de se
confronter au problème du solipsisme, au problème de la solitude de l'ego transcendantal constitutif.
C'est de cet effort que naît sa pensée de l'altérité. Mais, nous le verrons, cette pensée de l'altérité
se produit chez Husserl sans quitter le terrain familier de l'ego transcendantal. Les critiques de
Husserl ne seront donc pas simplement des discussions philosophiques sur l'étrangeté, elles
apparaîtront comme des voies de l'étrangeté faisant face à cette égologie potentiellement
solipsiste.
1. LE CADRE DEPUIS LEQUEL HUSSERL PENSE L'ALTÉRITÉ : LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE .
Même si ce travail peut paraître légèrement rébarbatif et porter sur du déjà connu, il nous
faut revenir en arrière et penser la phénoménologie transcendantale de Husserl telle qu'elle se
présente dans Les Idées directrices pour une phénoménologie. Il nous faut décrire ce cadre avant toute
réflexion sur l'altérité et sur l'étrangeté.
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DESCARTES ET HUSSERL : UNE VÉRITÉ PONCTUELLE ET UNE DÉLIMITATION DE CHAMP. À partir des
Méditations cartésiennes, on peut jeter un regard rétrospectif sur la phénoménologie des Ideen 1
dans lequel il semble qu'une analogie puisse être faite avec Descartes. Il faut cependant d'emblée
distinguer le projet cartésien du projet husserlien. Cette différence entre Husserl et Descartes
apparaît précisément au moment où Husserl énonce sa proximité avec Descartes. Les deux
penseurs veulent fonder la science. Mais la fondation n'a pas le même sens chez les deux
penseurs. Descartes cherche à fonder les sciences sur une première évidence, il veut fonder la
vérité de manière pure et absolue, en passant par des démonstrations logiques et mathématiques
indubitables. C'est là que Husserl se distingue de Descartes : cette recherche d'une suite
indubitable de démonstrations conduit Descartes dans un vieux préjugé selon lequel les
mathématiques devraient être le modèle des fondations philosophiques de la science, cette
fondation devant opérer ordine geometrico. (Il faudra remarquer ici une certaine erreur de Husserl,
les Méditations métaphysiques se produisant justement selon un ordre de la découverte subjective
plutôt que selon un ordre des raisons. La lecture des réponses de Descartes aux secondes
objections de Mersenne nous convainc de la réticence de Descartes à suivre l'ordre géométrique,
ce qui ne l'empêche pas de produire une telle démonstration dans les Principes de la philosophie, et
même dans les secondes réponse elles-mêmes. Le modèle de Descartes demeure effectivement les
mathématiques). Tel n'est pas le projet de Husserl. Il critique l'ordre géométrique de Descartes,
pourtant, cela ne l'empêche pas de chercher des vérités première et antérieures en soi, sur
lesquelles fonder l'édifice (métaphore cartésienne) des sciences.
Qu'est-ce qui distingue Husserl de Descartes ? C'est la notion d'ÉVIDENCE.
Descartes donne de l'évidence une définition somme toute relativement vague, une
définition technique et psychologique. L'évidence n'est en effet pas loin d'être un sentiment chez
Descartes : elle est un CRITÈRE. Les vérités claires et distinctes sont évidentes, mais il faut pour
qu'elles le soient, un supplément d'âme : être indubitables. De quelque côté qu'on les prenne, il
faut que se fasse jour l'impossibilité d'en douter. Le problème étant précisément qu'on n'est
jamais sûr, à propos d'une affirmation, d'avoir écarté toutes les raisons d'en douter. Ce qui
importe le plus dans notre réflexion, c'est que l'évidence soit bien seulement un critère chez
Descartes. À ce titre, les vérités sont évidentes parce qu'elles répondent à un critère identique,
psychologique, qui leur vient pour ainsi dire du dehors – l'indubitabilité.
Pour Husserl, l'évidence est une STRUCTURE : c'est le remplissement ou la réalisation
(Erfüllung, signifiant en allemand à la fois remplissement et réalisaiton) d'une visée présomptive
par l'intuition de la présence en personne de ce qui est visé. Présence en personne = présence
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sans médiation aucune. L'évidence signifie le remplissement adéquat d'une visée intentionnelle
par la présence en personne et sans médiation de ce qui est visé.
Cette différence entre une évidence-critère chez Descartes et une évidence-structure chez
Husserl est importante.
Formellement, le critère d'évidence proposer par Descartes peut toucher une multitude
diversifiée de vérités sans rapport les une avec les autres. Le critère d'évidence touche ainsi des
vérités PONCTUELLES . Le caractère de vérité pourra éventuellement contaminer d'autres
représentations ou d'autres proposition par la voie de la démonstration. Le but de Descartes est
effectivement dominé par ce que Husserl nomme le préjugé philosophique en faveur des
mathématiques. Ce préjugé pousse ainsi à chercher des POINTS d'appui pour des démonstrations.
Le rêve de Descartes est celui d'une contamination de la vérité partant de quelques affirmations
ponctuelles indubitables, à toutes celles qui se fondent sur elles.
L'évidence structurelle recherchée par Husserl suppose justement qu'on sorte de cette
conception de la vérité ponctuelle, pour entrer dans un ESPACE OU UN CHAMP DE LA VÉRITÉ . L'évidence
renvoie à la présence en personne et originaire de ce qui est visé ; elle dépend donc d'un mode de
présence. Rechercher une vérité évidente ne suppose donc pas de faire, au hasard, le tour de toutes
les propositions pour voir lesquelles sont indubitables, mais de rechercher un champ de présence
originaire qui puisse remplir sans reste les intentions qui le visent. Si l'évidence est le
remplissement originaire d'un regard intentionnel, il faut, pour découvrir une évidence, chercher
où diriger ce regard intentionnel. Husserl cherche un espace limité de donation originaire pour
limiter le regard phénoménologique à cet espace.
L'ÉPOKHÈ PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET LE POUVOIR DE LA CONSCIENCE. La pensée phénoménologique de
Husserl part d'un présupposé qui traverse toute son œuvre : celui du pouvoir de l'ego. La
phénoménologie commence son travail avec la fameuse épokhè phénoménologique. Au quotidien,
je vis dans ce que Husserl nomme une attitude naturelle, dans laquelle je fais face à un monde qui
existe pleinement pour moi. Ce face à face du monde se décompose en une intuition directe des
choses que je perçois, et une suite de présomptions concernant les choses que je ne perçois pas
actuellement, mais que j'accepte comme existantes, et qui peuvent être perçues, du moins à ce
que je crois. Cette attitude naturelle est d'emblée interprétée par Husserl comme une thèse.
« Je trouve sans cesse présente, comme me faisant vis-à-vis, une unique réalité spatio-temporelle
dont je fais moi-même partie ainsi que tous les autres hommes qui s'y rencontrent » (ID, §30)
Je la trouve, mais la trouver, c'est la poser. Husserl poursuit : dans la réalité que je trouve,
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je peux certes douter de l'existence de tel ou tel phénomène, ce doute dit-il, ne change rien à la
thèse générale de l'attitude naturelle. D'un monde trouvé, on passe à un monde posé. Mon rapport au
monde n'est plus celui d'une découverte, mais déjà celui d'une position. Je n'y suis plus
spécifiquement passif, mais actif. C'est sur cette interprétation de l'attitude naturelle comme
effectuation d'un pouvoir de position, de thèse, que se construit toute la phénoménologie
transcendantale de Husserl. Cette position peut être altérée, on peut la suspendre. Nous ne
l'abandonnons pas, nous dit Husserl, nous ne sommes pas en train de dire que le monde n'existe
pas – nous le pourrions – ou que l'existence du monde est douteuse – nous le pourrions
également. Nous maintenons cette thèse, mais nous lui enlevons ses effets, nous la mettons hors-
circuit. Cette thèse continue d'être posée, mais on la sort du circuit, du système général des
autres thèses possibles dont je suis capable. (ID, §31). La mise hors circuit n'est pas le doute
cartésien, c'est une modification de la thèse de l'attitude naturelle qui conduit à la déconnecter de
toutes les autres thèses dont je suis capables. Là encore s'annonce le tout pouvoir de l'ego :
« Cette conversion de valeur dépend de notre entière liberté et s'oppose à toutes les prises de
positions adoptées par la pensée ».
Il va de soi que cette déconnexion de la thèse de l'attitude naturelle a des conséquences.
Il faut prendre cette notion de mise hors circuit au sens propre : si, au sein d'un système électrique,
j'enlève un composant ou un fil, sans le détruire, mais simplement en le sortant du circuit, je
découvre que de nombreux autres composants ne fonctionnent plus. De fait, si, dans le circuit des
vécus de ma conscience, je maintiens certes la position de l'attitude naturelle, mais en la
déconnectant du reste des autres vécus, je remarque que d'autres thèses ne fonctionnent pas.
C'est une attitude scientifique fondamentale : pour savoir comment fonctionne un système
électrique, il suffit de couper le courant dans chacune de ses parties tour à tour. L'épokhè est
cette mise hors circuit : je coupe le courant ici, et je regarde ce qui fonctionne encore. L'épokhè a
donc une fonction déjà déterminée chez Husserl, qui ne se trouve pas nécessairement chez
Descartes. Mais pour être pratiquée, cette épokhè présuppose encore bien d'autres conditions.
Aussi Husserl ne la pratique-t-elle pas tout de suite.
PRÉPARER L'ÉPOKHÈ PAR L'ANALYSE ÉIDÉTIQUE DE LA CONSCIENCE. Husserl n'arrive pas au cogito de la
même manière que Descartes. Il y a chez ce dernier une dramaturgie absente de la pensée du
fondateur de la phénoménologie : le cogito advient par la grâce d'un renversement subi faisant
penser à un deus ex machina. Dans les Méditations métaphysiques nous doutons, nous sommes
plongés dans l'angoisse cartésienne d'une absence absolue de point d'appui pour notre pensée. La
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découverte du cogito dans le doute semble alors une découverte à laquelle, si on peut dire, il
suffisait de penser. La réflexivité s'impose à Descartes comme une inspiration soudaine. Le jeu de
la pensée cartésienne, et son mode d'exposition fait que certes, le cogito était bien la seule vérité
possible sous l'égide du doute hyperbolique, mais elle n'est pourtant pas une vérité facile à
découvrir. Mon expérience d'enseignant m'a appris que, même en développant le doute cartésien
le plus en détail, le cogito n'apparaissait pas aux élèves avec évidence. Il faut une lumière de génie
en plus pour découvrir un cogito dont la vérité s'impose certes avec évidence, mais un cogito qui
ne s'impose pourtant pas lui-même avec évidence. Rien de tel chez Husserl, qui se montre ici plus
cartésien, c'est-à-dire plus méthodique que Descartes. À la lecture des Idées directrices pour une
phénoménologie, on ne peut manquer d'être agacé. Husserl ne commence à aborder véritablement
l'épokhè phénoménologique, la mise hors circuit de la thèse naturelle du monde, qu'à partir du
paragraphe 32. Mais une fois cette épokhè mentionnée, Husserl se refuse à la pratiquer d'emblée.
Il préfère justement produire ce dont nous parlions plus haut : une analyse éidétique de la
conscience. Ainsi paragraphe 34 :
« Nous commençons par une série d'analyses à l'intérieur desquelles nous ne nous plierons àaucune épokhè phénoménologique » [60].
Il y a là une méthode frustrante chez le lecteur cartésien de Husserl. Pourquoi ne pas aller
droit au but ? Pourquoi ne pas sortir le cogito du chapeau de l'épokhè une bonne fois ? C'est que
Husserl cherche précisément à éviter le ton de la trouvaille : il ne veut rien sortir du chapeau, il
veut au contraire montrer le fond du chapeau pour montrer que le lapin du cogito ne vient pas de
nulle part. Husserl est un mauvais magicien, mais c'est un bon scientifique. Pourquoi Husserl
prend-il ainsi son temps pour expliquer ? Pour éviter justement de sombrer dans l'écueil
cartésien d'une vérité ponctuelle dont il n'est pas possible de sortir.
Pourquoi ne pas pratiquer l'épokhè ? Pourquoi se refuser à produire toute suite cette mise
hors circuit de la thèse du monde ? Husserl s'en explique : cette épokhè ne saurait être complète
sans une analyse éidétique préalable de la conscience. C'est seulement sur la base de l'évidence
éidétique, nous dit Husserl que « l'épokhè phénoménologique méritera son nom »[59]. En effet,
Husserl s'en est expliqué tout au long du premier chapitre des Ideen, tout fait singulier est porteur
d'une essence lisible par la conscience attentive et vigilante de ce fait. C'est aussi le cas de la
conscience : elle aussi a un statut éidétique. Elle aussi présente les caractéristiques nécessaires de
son être propre à la conscience. Il faut donc que l'épokhè, pour être une épokhè, se complète
d'une autre procédure : l'analyse éidétique de la conscience.
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Ce qu'il nous faut acquérir, c'est une certaine évidence universelle appliquée à l'essence de
la conscience en général … nous poursuivrons cette étude aussi loin qu'il est nécessaire pour
obtenir l'évidence à laquelle nous avons visé, à savoir que la conscience a en elle-même son être
propre, qui dans son absolue spécificité éidétique, n'est pas affecté par l'exclusion phénoménologique [59].
Dans sa méthode, Husserl procède donc selon deux étapes : D'UNE PART, examiner notre
attitude naturelle envers le monde, détecter en elle quelque chose qui est au pouvoir de notre
conscience, la thèse du monde, et la mettre hors circuit pour voir ce qui fonctionne encore une
fois cette thèse déconnectée du reste de l'attitude naturelle. D'AUTRE PART, faire l'analyse éidétique
précise de cette conscience qui, dans l'attitude naturelle pose la thèse du monde. Repérer et
décrire l'essence de la conscience naturelle, afin précisément de préparer l'épokhè, c'est-à-dire
afin de voir à quoi conduit la mise hors circuit de la thèse de l'attitude naturelle. Il ne suffit pas
d'expliquer que quelque chose restera une fois la thèse de l'attitude naturelle mise hors circuit, il
faut encore dire quoi, et dire pourquoi. L'attitude phénoménologique opposée à l'attitude
naturelle, celle qui devrait normalement surgir de l'épokhè n'apparaît qu'au paragraphe 50.
COGITO ET CHAMP D'IMMANENCE. Il faut alors noter quelque chose qui choquerait tout cartésien
sain d'esprit : c'est que la découverte husserlienne du cogito n'attend pas l'épokhè. C'est au cœur
même de l'attitude naturelle que le cogito apparaît, c'est-à-dire dans les paragraphes consacrés à
l'étude éidétique de la vie de la conscience dans l'attitude naturelle (section II, chapitres 2 et 3).
Ces paragraphes sur l'analyse éidétique de la vie de la conscience dans l'attitude naturelle
abordent tour à tour : des analyses de la perception, de l'actualité et de la potentialité dont sont
capables les vécus de perceptions (distinction entre ce qui est réellement vu et l'horizon de
potentialités ouvertes pour des regards possibles de la conscience). Vient alors la détermination
de l'essence de la conscience comme intentionnalité. Alors, le thème commence à se préciser :
cette intentionnalité implique toujours un objet intentionnel distinct de la chose réelle sur laquelle
se dirige notre conscience. Que je donne de la valeur à une chose, alors l'objet intentionnel de
mon acte n'est pas la chose, mais la valeur dans la chose – ou la chose dan la valeur. L'objet
intentionnel est celui qui se définit en prenant appui sur le regard de la conscience, selon la modalité de
l'intentionnalité qui s'y déroule. Cette étape est nécessaire avant d'en arriver à l'étape finale de
l'analyse éidétique, l'étape la plus importante : s'il appartient à toute conscience d'être
conscience d'un objet intentionnel qu'elle participe à produire, en le distinguant de fait de la
réalité des choses sur lesquelles il se fonde, il faut également reconnaître que le vécu de conscience
lui-même peut devenir objet intentionnel.
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Au sein de l'analyse éidétique de la conscience, Husserl est amené à décomposer
l'essence intentionnelle de la conscience en deux types d'intentionnalités distinctes : une
intentionnalité externe, et une intentionnalité interne. Il faut encore une fois rappeler que
cette analyse qui produit la notion de perception interne n'est aucunement le produit de
l'épokhè. La perception interne est définie par une analyse éidétique, et selon des critères que
Husserl prend son temps à déployer. Quels sont ces critères :
Par actes dirigés de façon immanente … nous entendons des vécus dont l'essence comporte queleur objet intentionnel, s'il existe du tout (?), appartiennent au même flux qu'eux-mêmes, c'estce qui arrive, quand un acte se rapporte à un acte appartenant au même moi.
Le critère est ici l'identité de la conscience de soi avec elle-même. Une identité est
éidétiquement définie, dans laquelle s'épanouit l'idée du moi. Et le critère de la réflexivité
permettant le cogito, c'est l'idée du moi. On mesure sans doute ici tout ce qui distingue la pensée
husserlienne de la pensée cartésienne. Pour rappelle, l'idée du moi chez Descartes est obtenue de
la réflexion, et non l'inverse. [Cf. Sur ce point Principes de la philosophie I-9].
Dans le cas d'une perception dirigée d'une façon immanente ou plus brièvement d'uneperception immanente (dite « interne »), la perception et le perçu forment par essence une unitésans médiation, l'unité d'une cogitation concrète et unique.
Le deuxième critère de la perception immanente, remarqué par Ricoeur dans sa
traduction, c'est l'instantanéité. La perception transcendante donne son objet par esquisse, la
perception immanente donne son objet d'un seul coup.
La chose est l'objet de notre perception en tant qu'elle s'esquisse … un vécu ne se donne pas paresquisses [77].
Il faut alors noter quelque chose de capital pour notre sujet : la constitution de soi dans la
réflexion immanent, le champ égologique de la conscience n'est pas défini à partir de l'épokhè,
par une négation de l'autre, mais dans la plus radicale et la plus absolue indifférence à toute
altérité. La mise hors circuit de l'existence du monde aurait pu produire une définition de la
conscience par contraste, la conscience aurait pu alors surgir à la manière hégélienne comme
l'autre du monde, comme l'autre de l'autre. Une dialectique dans laquelle la conscience se retrouve
elle-même à partir d'un échappement à partir de son autre est cependant ici complètement
impossible.
L'analyse éidétique a été produite pour permettre la découverte progressive, méthodique,
et analytique du champ réflexif de la conscience interne. Appliquer l'épokhè maintenant consiste
simplement à s'imposer de rester dans ce champ. En un sens : l'analyse éidétique dessine une maison,
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et l'épokhè m'impose d'y rester. Mais l'épokhè ne découvre pas cette maison. Le cogito ne surgit pas ici
comme un lapin hors d'un chapeau de magicien, il est méthodiquement, et aussi très lourdement
préparé. La lecture de Husserl livre souvent ce sentiment curieux qui nous amène à voir dans les
découvertes de l'auteur des vérités connues depuis longtemps. La luminosité brutale de Descartes
est chez Husserl diluée dans une préparation protocolaire de technicien chimiste. Mais on gagne
en rigueur ce qu'on perd en spectaculaire.
L'ÊTRE ABSOLU. Tout le travail qui va suivre cette découverte éidétique de la réflexivité, va
consister à creuser le fossé qui sépare la conscience immanente de la conscience transcendante.
Husserl va partir de cette analyse pour progressivement accorder au flux de vécu dans la
perception interne et à la chose dans la perception externe des modes d'êtres différents. C'est
encore une fois progressivement que Husserl radicalise sa distinction. Et pour la radicaliser, il n'a
encore une fois pas recours à l'expérience de la mise hors circuit du monde. Cette mise hors
circuit se produit cependant dans cette radicalisation de la différence des modes d'être de la
conscience immanente et du monde transcendant. L'aboutissement de cette radicalisation est
lisible §49 des Idées :
« L'être immanent est donc indubitablement un être absolu, en ce sens que par principe nulla« re » indiget ad existendum. D'autre part, le monde des res transcendantes se réfère entièrement àune conscience, non point à une conscience conçue logiquement, mais à une conscienceactuelle ». [92].
Cet aboutissement a lieu au §49. Il est l'affirmation de l'être absolu de la conscience par
l'abolition de l'être du monde. Bref, il est l'épokhè, la réduction transcendantale de la thèse du
monde. L'épokhè ne fait que parachever une analyse éidétique. Pour parachever cette épokhè, il
aura fallu pas moins de 25 paragraphes. Dans une œuvre volumineuse comme les Ideen, cela ne
semble pas particulièrement important. Mais si l'on tient compte du fait que le §50 n'est que le
commencement de l'épokhè, et que celle-ci aura encore besoin d'autant de paragraphes pour
s'exécuter, on s'aperçoit du soin que prend Husserl pour éliminer progressivement l'altérité.
Il reste maintenant que cette épokhè ne livre pas simplement un cogito, mais une région
d'être, pas une vérité ponctuelle, mais un large domaine de recherche.
« Il est maintenant clair qu'en fait, à l'opposé de l'attitude théorique naturelle dont lemonde est le corrélat, une nouvelle attitude doit être possible qui, alors même que la naturephysique tout entière a été mise hors circuit, laisse subsister quelque chose, à savoir tout lechamp de la conscience absolue »[94]
LA NOTION DE CONSTITUTION COMME REVERS DE L'EPOKHÈ. L'analyse éidétique de l'essence
intentionnelle de la conscience a conduit Husserl sur la voie de la distinction entre l'être qui se
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donne absolument et l'être qui se donne par esquisse. Cette différence a conduit à une différence
des modes d'être : l'être transcendant relatif et l'être immanent absolu. Qu'est-ce que l'épokhè
doit apporter de plus à cette distinction radicale ? L'épokhè n'est pratiquée, dans les Ideen qu'aux
paragraphes 49 et 50. L'épokhè se double alors, encore une fois, d'une analyse éidétique. Le
problème qui se pose à Husserl une fois qu'il a distingué les deux modes d'être transcendant et
immanent, revient à se demander s'il n'existerait pas une transcendance absolue. C'est le
problème kantien de la réalité en soi, qui s'impose à la pensée de Husserl. En toute logique, un tel
monde en soi, un tel arrière monde est bien possible, mais la notion même de réalité implique la
possibilité d'entrer dans l'expérience.
« Quoi que les choses soient … elles sont toujours telles qu'en tant que choses de l'expérience.C'est elle qui leur prescrit leur sens » [88].
La réalité, dans sa définition éidétique, doit être comprise comme ce qui doit pouvoir
entrer dans une expérience concordante. La concordance de l'expérience est ce qui donne à
chaque chose son sens objectif, ce qui en fait une réalité à part entière. La réalité est :
« L'unité légitimable des enchaînements d'expérience qui porte sur elle »[90].
L'expérience dont nous parlons est toujours réduite à cette notion strictement
phénoménologique : la donation à une conscience intentionnelle. Ainsi, la réalité est, par
définition, ce qui se donne de manière concordante et structuré à une conscience intentionnel qui
la vise. Cette définition n'est que la suite logique de l'analyse éidétique de la conscience,
transformée en analyse ontologique, distinguant les deux modes d'être fondamentaux.
Il se peut que la réalité se perde, et que le monde se détruise. Comment penser cette
possibilité ? Dans les résultats que nous a laissé l'analyse éidétique de la conscience, cette
destruction n'est pas pensable comme une espèce d'armagedon qui détruirait le monde dans les
flammes et le sang. La destruction du monde que pense Husserl est plus violente et plus
inquiétante : c'est la fin de la concordance de l'expérience. La réalité perdrait son statut de réalité
si l'expérience cessait d'être concordante. Cette possibilité librement imaginée permet à Husserl
d'aboutir à une vérité comparable à celle découverte par Descartes dans les Principes I-8 : pour
être conscience, la conscience n'a pas besoin du monde. L'intentionnalité ne disparaît pas parce
que le monde disparaît – c'est-à-dire perd de sa concordance expériencielle.
LA PERTE DE LA CONCORDANCE DANS LE FLUX DE L'EXPÉRIENCE EST LE CORRÉLAT DE LA POSSIBILITÉ LIBREMENT
IMAGINÉE D'UNE DESTRUCTION DU MONDE. C'EST CETTE PERTE QUI SERT DE POINT D'APPUI À L'IDÉE D'UNE MISE ENTRE
PARENTHÈSE DE LA THÈSE DU MONDE.
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L'épokhè se trouve dans cette possibilité librement imaginée de la perte du monde réelle.
Son résultat n'est pas alors le fait – cartésien au fond – qu'une fois le monde mis en doute il
resterait quelque chose d'irréductible, ce quelque chose étant la subjectivité. Le résidu ontologique
du champ de la conscience pure n'avait pas besoin de l'épokhè pour être produit. La différence
d'abord éidétique puis ontologique entre l'être transcendant et l'être immanent aurait suffi à
produire un tel champ de la conscience pure. Ce qu'apporte l'épokhè avec cette suppression de la
thèse du monde soutenue par la possibilité librement imaginée de la destruction du monde, c'est
la perception claire du fait que le monde se constitue comme une concordance pour la conscience
qui le vise.
L'idée apportée par l'épokhè est que la thèse du monde, son existence dépend pour moi de
la concordance d'une expérience, où s'organise la donation à une conscience intentionnel d'une
multitudes de phénomènes compossibles. L'idée apportée par l'épokhè, c'est l'idée que la réalité
est porteuse d'un sens prescrit par l'expérience, par la structure du flux des vécus de conscience
où les phénomènes se donnent. La conséquence de l'épokhè n'est donc pas le résidu de la
conscience déjà extrait de l'analyse éidétique, mais plutôt ceci :
« Toutes les unités réelles sont des unités de sens. Des unités de sens présupposent uneconscience donatrice de sens … cette conscience de son côté est absolue et ne dépend pas à sontour d'une donation de sens »[105].
Cette phrase pourrait être lue à l'envers : l'analyse éidétique nous fait découvrir une
conscience absolue qui ne dépend de rien, et une réalité transcendante qui se donne toujours par
esquisse. L'épokhè nous fait découvrir que l'unité de sens qui tient ces esquisses ensemble est
justement le produit de cette conscience absolue donatrice de sens. En résumé, l'analyse
éidétique sépare les deux modes d'être (transcendance – immanence), et l'épokhè fait dépendre
l'un de l'autre. Le résultat de l'épokhè est donc la révélation du fait que toute réalité est constituée
par la conscience dans une donation de sens.
2. LES PROBLÈMES QUE POSENT L'ALTÉRITÉ ET L'ÉTRANGETÉ À LA PHÉNOMÉNOLOGIE
TRANSCENDANTALE : LE SOLIPSISME .
Pourquoi avoir insisté aussi longtemps sur les détails d'une phénoménologie
transcendantale qui n'est contemporaine, ni intéressée au problème de l'étrangeté ? C'est bien
parce que c'est là, essentiellement, que se joue l'étrangeté dans sa définition même. La méthode
que nous suivons ici est une méthode apparemment simple, celle de Husserl. Puisque, comme
nous l'avons vu, l'étrangeté se dérobe par principe à la définition, puisque sa propre définition
varie en fonction de la norme à laquelle elle ne se soumet pas, il nous suffit, en bon penseur, de
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découvrir une norme fondamentale qui nous permettra de découvrir, par contraste, son
renversement dans l'étrangeté. En résumé et pour le dire simplement, reprenant les distinction
de Waldenfels abordée en introduction : si l'étrangeté est l'autre, il nous faut bien définir le
meme, s'il est l'étrange, il faut bien définir le familier, s'il est l'ailleurs, il faut bien définir l'ici.
Pourtant il faut bien reconnaître que cette norme st si bien construite par Husserl qu'il
semble difficile de trouver nulle part une place pour altérité quelle qu'elle puisse être. La
phénoménologie de Husserl, en tant que transcendantale, fait radicalement obstacle la possibilité
de comprendre l'altérité. Cet obstacle est visible dans une multitude de problèmes, dont Husserl a
parfois conscience, ou qu'il ne voit tout simplement pas.
A. LE PROBLÈME DU RÔLE JOUÉ PAR L'ANALYSE ÉIDÉTIQUE. Nous avons passé du temps à remarquer
la stratégie de retardement utilisée par Husserl pour découvrir son propre cogito et son domaine
de la conscience pure. Il faut alors insister sur le fait que la région de la conscience pure, la
découverte du cogito ne sont pas dues directement à l'expérience de l'épokhè, mais bien à une
analyse éidétique. Que le cogito et la région de la conscience pure soient découverts par une
analyse éidétique produit de nombreux problèmes.
A.1. UN MANQUE D'EXPÉRIENCE. En premier lieu, la découverte d'une essence se fait sur le
monde de l'intuition. L'essence est, prise pour elle-même, un objet intentionnel d'une intuition
originaire qui donne en personne (ID, §3), sans qu'il soit besoin, nous précise Husserl, d'une
quelconque connaissance des faits (ID, §4). En ce sens, l'essence n'a pas besoin, pour être
découverte, d'une expérience. Elle est donation originaire du sens des choses. Elle est donation
originaire du sens essentiel des phénomènes singulier. La région de la conscience pure est ainsi
donnée à la conscience par le biais d'une essence qui ne requiert par l'expérience de ce dont cette
essence est essence. En un sens, la définition de la région de la conscience pure se fonde en dehors
de l'expérience. C'est l'idée du moi qui donne le moi. C'est depuis l'immanence de l'idée du moi
que le moi se donne comme champ phénoménal. C'est donc depuis une structure principielle et
essentielle que la conscience est donnée. Il n'y a pas d'expérience par laquelle une quelconque
altérité pourrait s'offrir. Là, Husserl se distingue de Descartes qui procède à l'inverse : Pour
Descartes, la question est toujours : que dois-je faire de telle ou telle expérience ? Pour Descartes,
il faut d'abord rejeter l'altérité là où elle se présente pour ensuite parvenir à l'identité –
ponctuelle et provisoire certes – du cogito. Pour éviter cette ponctualité, Husserl est obligé
d'abandonné la suite des expérience cartésiennes qui se produisent dans le doute, et doit
chercher la donation du moi dans un champ qui ne contient aucune altérité.
A.2. UN CERCLE VICIEUX QUI REFERME LE MÊME SUR LUI-MÊME. L'essence avons-nous vu, est un
11
objet intentionnel qui se donne en personne à l'intuition. Mais comment savoir ce que c'est que
cette essence ? Comment procéder correctement à la délimitation du champ des essences ? Si
nous nous tournons vers Les méditations cartésiennes, on remarque un changement : il semble que
l'épokhè soit pratiquée en premier, et la découverte du domaine des essences est pratiquement
passée sous silence, mais peut être découverte. Dans les Méditations, Husserl pratique l'épokhè dès
le paragraphe 8 (p.17-18), et commence à aborder le domaine de l'essence au paragraphe 20(p. 43,
fin du paragraphe : le but de l'analyse intentionnelle, nous dit Husserl étant en effet de dégager
des structures typiques, de nature essentielle, susceptibles d'être serrées en concepts rigoureux ». Dans les
Méditations, l'analyse des structures typiques et essentielles se fait depuis le champ de
l'immanence de la conscience, ce qui semble bien être une analyse éidétique se donne un champ
ontologique prédonné : la région de la conscience pure. Dans les Idées au contraire, cette région
présuppose plutôt, pour être définie, qu'une analyse éidétique soit déjà développée.
L'épokhè et l'analyse éidétique sont dans le même rapport d'ambiguité chez Husserl que le
cogito et la véracité divine chez Descartes. Si Husserl se contente de l'épokhè, il ne trouve devant
lui qu'un champ d'expérience immanent infini. L'épokhè ne peut conduire qu'à ce que Ricoeur
appelle « un empirisme transcendantal ». L'analyse éidétique doit permettre de réintroduire une
structure rationnelle fixe dans ce champ d'expérience. Mais cette analyse éidétique est-elle
antérieure ou postérieure à l'épokhè ? Pour être pratiquée correctement, l'analyse éidétique
suppose d'être enracinée dans la conscience pure, depuis une conscience réduite. Mais pour que
cette conscience soit correctement réduite, il faut au préalable avoir pratiqué l'analyse éidétique.
L'analyse éidétique est découverte dans l'épokhè dont elle permet de rendre raison. De la même
manière que Descartes est obligé de seconder le cogito par la véracité divine première, de même
Husserl est obligé de seconder l'épokhè par l'analyse éidétique première. La conséquence directe
de ce cercle vicieux, c'est en un sens, que c'est seulement depuis la conscience pure que s'obtient la
délimitation de la conscience pure. Husserl pose l'identité du même depuis son point de vue dans
l'identité du même.
B. L'apparition de l'altérité dans le monde constitué. Cet enfermement de la conscience
dans la définition qu'elle se donne d'elle-même sans jamais se confronter par l'expérience à une
quelconque altérité conduit au problème de savoir comme se poser dans l'altérité. L'analyse
éidétique de Husserl nous a conduit à l'idée que le monde transcendant est constitué par la
conscience. Mais, l'attitude naturelle qui sert de guide au phénoménologue nous montre qu'au
quotidien, je suis un événement parmi d'autres. Au quotidien, en dépit de mon narcissisme, je ne
cesse de penser le monde comme me contenant, je pense donc exactement l'inverse de ce que
12
découvre l'idée de constitution. Husserl s'avise de ce problème dès les Ideen I :
« Le monde dans sa totalité n'est pas simplement physique mais psycho-physique. De lui
doivent dépendre – cela est indéniable – tous les flux de conscience liés à des corps animés
(beseelten). Ainsi, d'un côté la conscience doit être l'absolu au sein duquel se constitue tout être
transcendant et donc finalement le monde PSYCHO-PHYSIQUE dans sa totalité ; et d'autre part la
conscience doit être un événement réel (reales) et subordonné à l'intérieur du monde. Comment
concilier les deux choses ? ». ID §53, p. [103]
Il faut, à un moment ou à un autre que la position du moi, sa position en tant que région
d'être pure et absolue, finisse par être relativisée. Il faut que le départ égologique aboutisse à une
position relative à un environnement xénologique. Je suis dans un monde, quelque chose qui dépend
du monde, lequel dépend cependant de moi.
C. Les autres constitutifs pour mon objectivité. Cette relativisation du moi va plus loin. Il
ne s'agit pas simplement de se mettre devant le miroir de l'autre pour découvrir que je ne suis
que son reflet. Une telle hypothèse n'est qu'un jeu. Ce qu'il faut découvrir, c'est combien l'autre
est toujours co-constituteur des objectités. Cf. Ricoeur
3. LA CONSTITUTION DE L'ALTÉRITÉ DANS LES IDEEN II ET LES MÉDITATIONS CARTÉSIENNES .
A. L'ALTÉRITÉ DANS LES LEÇONS SUR LA CONSTITUTION.
Nous pouvons quitter les Ideen I, de manière provisoire, et nous tourner vers les Ideen II,
pour découvrir ce qui constitue la motivation fondamentale de Husserl dans la découverte de ce
phénomène paradoxal que doit être la constitution d'Autrui. Dans ces Recherches
phénoménologiques pour la constitution, Husserl met en place une analyse fine de la corrélation
noético noématique de l'expérience sensible. Son but fondamental, comme le titre du texte
l'indique, est la découverte de la constitution de ses modalités et de ses lois. Cette notion de
constitution nous était apparue comme le revers de l'épokhè, dans la découverte du phénomène
de concordance de l'expérience. C'est cette concordance que Husserl se propose d'analyser à son
niveau le plus élémentaire dans les Recherches sur la constitution. La question que se pose toujours
Husserl, dans ce travail qui rapproche lentement la phénoménologie de la psychopathologie, c'est
celle de savoir comment la conscience parvient toujours à maintenir l'unité (co)ordonnée de
l'expérience en dépit des discordances qui se présentent parfois. Alors, Husserl fait véritablement
de la phénoménologie au sens réel, déjà entendu par Hegel, d'une science de l'expérience de la
conscience. Le présupposé fondamental de la totalité des Recherches est justement celui d'une
conscience solipsiste enfermée dans sa chair. Husserl passe toute la première section à produire
13
des confrontations entre des expériences singulières discordantes et l'expérience totale
concordante, et interroge chaque fois la manière dont la concordance est maintenue par la
conscience. L'idée de Husserl est que la conscience arrive toujours à corriger d'elle-même les
discordances en s'imposant à elle-même la distinction entre apparences et réalité. La conscience
produit pour elle-même le concept de chose physique dont elle distingue volontairement les
semblants, les apparences. Si ma main est brûlée, je ne sens plus les sensations tactiles qui
permettent de découvrir les objets qui me font face. Mais ces objets sont cependant rétablis dans
une expérience concordante par l'intermédiaire d'une mobilisation de la structuration consciente
des autres sens. On peut prendre un autre exemple : le départ du train d'à côté. Je suis dans un
train attendant le départ, je découvre soudain que le paysage que je vois par la fenêtre se met à se
mouvoir ? Je suis provisoirement dans l'indétermination : qu'est-ce qui bouge ? Moi ou le monde.
La même question se repose quand c'est mon propre train qui s'en va, conduit par un cheminot
talentueux qui ne me fait pas sentir qu'il bouge. Ces discordances typiques sont résolues
rapidement par la conscience qui comprend comme réalité ce qui est induit dans une expérience
normale, concordante avec les autres expériences, et comme apparence ce qui contredit cette
concordance. C'est dans ce cadre qu'intervient la question d'autrui. La question que pose Husserl
est la suivante : les expérience discordantes sont des motivations importantes pour la
constitution de la nature objective autour de moi. L'erreur ou l'illusion sont des moments nécessaires
de la constitution de l'idée même d'une nature objective. Ce sont ces erreurs qui me permettent de
distinguer l'apparence subjective dans des conditions anormales d'expérience, de la réalité
objective de la chose physique perçue dans des conditions normales d'expérience. La question qui
se pose alors : DISPOSONS-NOUS DE MOTIFS SUFFISANTS POUR FAIRE LA PART DES CHOSES, POUR DISTINGUER LA
RÉALITÉ OBJECTIVE DE L'APPARENCE SUBJECTIVE ?
Pour répondre à cette question, Husserl imagine deux cas limites qui se rejoignent : le cas
de l'expérience parfaitement coordonnée et le cas de l'expérience parfaitement désordonnée. On
peut imaginer deux individus qui ne seraient pas capables de faire la différence entre le semblant
subjectif et la réalité objective. Celui qui ne connaît jamais la discordance n'a pas de raison de
penser la différence entre apparence et réalité. Et, de manière exactement identique, celui qui ne
connaît aucune expérience concordante n'a pas de raisons de faire cette distinction (Leçons sur la
constitution, §18.e). Cet appel unique à deux expériences hypothétiques de structure exactement
contraire est à la fois riche d'informations et riches d'énigmes. Husserl place côte à côte la
normalité absolue et l'anormalité absolue. Il met au même niveau la structure la plus fixe de
l'expérience et la destruction de cette structure. Il place donc côte à côte le règne de l'identité la
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plus absolue, de la règle familière la plus inflexible, et celui de l'altérité la plus radicale. Les
extrêmes se rejoignent, et forment ici une seule et même folie. Cette folie consiste simplement en
la chose suivante : l'incapacité de distinguer l'apparence de la réalité. Il y a là quelque chose
d'analogue au doute hyperbolique cartésien (rappelons-nous que pour Descartes, dans le
sommeil, je suis plus fou que le plus fou des fous). Dans ces deux hypothèses, l'expérience
discordante n'est évidemment pas suffisante pour faire la distinction entre l'apparence subjective
et le réel objectif. Dans le premier cas, il n'y a pas de discordance en référence à laquelle la
concordance se contre-impose comme ordre objectif physique. Dans le second cas, il n'y a pas de
concordance en référence à laquelle la discordance se contre-impose comme apparence
subjective. Dans ce cadre, il faut donc une autre source d'objectivité. Il faut d'autres sujets co-
constitutifs (18.e., p. 78)
Husserl se tourne vers celle des deux possibilités radicales qui semble la plus proche de
notre expérience quotidienne : celle de l'expérience absolument concordante. Le résultat en est
intéressant :
« On découvrirait alors ce trait tout à fait remarquable : que d'importants complexes
d'énoncés concernant les choses que j'ai, moi, établies sur le fondement des expériences
antérieures … ne sont pas confirmées par mes compagnons et que de tels énoncés ne leur ont pas
tout simplement fait défaut, mais sont en conflit systématique avec ce dont ils ont fait
l'expérience, comme nous pouvons le supposer, c'est-à-dire avec ce dont ils continuent à faire
l'expérience au sein d'une confirmation progressive … dès que je communique à mes
compagnons mes vécus antérieurs et qu'eux-mêmes se rendent compte du conflit systématique
de ces vécus avec leur propre monde constitué de manière intersubjective et rendu
constamment manifeste par l'échange concordant des expérience, je deviens pour eux un objet
pathologique intéressant, et ma belle réalité si manifeste, ils l'appellent hallucination de
quelqu'un qui jusqu'à présent a été un malade mental. (Leçons sur la constitution, §18.f., p. [79-
80] »
Ici, pour nous résumer : Husserl présuppose une expérience absolument concordante, sans
erreur ni illusion, qui serait mon expérience. Confrontée à l'expérience des autres, mon
expérience concordante serait tout entière rejetée, et je deviendrais un objet pathologique.
Disons-le d'emblée, une telle expérience est impossible, une telle hypothèse n'a rien de
réalisable : comment en effet les structures de mon expérience peuvent-elles être en conflit
systématique avec la structure expérientielle de la communauté des autres hommes SI par ailleurs
15
je peux justement leur communiquer mes vécus, et les leur faire comprendre. Pour communiquer
mes vécus à cette communauté, il faut bien que les individus de cette communauté soient là pour
moi, QUE JE LES RECONNAISSE POUR CE POUR QUOI ILS SE RECONNAISSENT EUX-MÊMES : des consciences
faisant des expériences. Il faut donc bien que ce conflit entre les structures nos expériences
respectives ne soient pas en conflit aussi SYSTÉMATIQUE que le décrit Husserl. La discordance de
mon expérience par rapport à la leur doit donc faire fond sur une concordance minimale, de la
même manière que les discordances dans l'expérience solipsiste étaient corrigée dans le style
général de l'expérience solipsiste totale concordante. C'est justement cette contradiction qui
conduit Husserl à montrer que la vraie question est celle de cette concordance minimale.
L'hypothèse de Husserl est une hypothèse intéressante, puisque c'est celle où l'étranger,
c'est moi, et non l'autre. Cette étrangeté mienne n'est possible que sur le fond d'un conflit absolu
entre les structures des expériences respectives des individus. Or on vient de voir qu'un tel conflit
est impossible. Il faut donc aboutir à cette idée fondamentale, que L'EXPÉRIENCE DE MA PROPRE
ÉTRANGETÉ EST POUR AINSI DIRE IMPOSSIBLE. Ce n'est pas tant le fait de se vivre étranger qui est absolu,
c'est le fait de se vivre dans une étrangeté radicale qui apparaît ici comme irréalisable. Comment
le fou, si sa folie est ce qu'elle apparaît ici, pourrait-il savoir qu'il est fou ? Husserl ne va pas si
loin : il se contente d'affirmer que les autres me prendraient pour un fou, il ne dit pas que je serai
capable d'entendre leur diagnostique. Thèse sur laquelle il nous faudra revenir dans la suite de
notre cours.
Cette description presque incompréhensible d'une expérience absolument concordante de
manière immanente, qui est cependant en conflit total avec les autres expériences, donne
cependant d'autres leçons.
Il s'agit d'une situation impossible : une expérience absolument concordante ne peut
communiquer avec d'autres expériences avec lesquelles elle serait cependant en conflit
systématique. Mais cette situation impossible est une présentation typique d'une vieille
évidence : L'IDENTITÉ PURE NE PEUT SE CONSTITUER SANS ALTÉRITÉ. Les paradoxes auxquels mène
l'hypothèse de Husserl manifeste la nécessité, même pour une expérience idéalement et
parfaitement constituée dans le solipsisme, il faut qu'une altérité soit là pour confirmer.
Le véritable problème est encore ailleurs : POUR SOLLICITER LA NÉCESSAIRE PRÉSENCE DE L'AUTRE,
HUSSERL EST OBLIGÉ DE FAIRE UNE HYPOTHÈSE ARTIFICIELLE. LA QUESTION QUI SE POSAIT ÉTAIT : AVONS-NOUS
DES MOTIFS SUFFISANTS POUR DISTINGUER LE SEMBLANT DU RÉEL ? LA RÉPONSE DE HUSSERL EST ALORS : SI NOTRE
EXPÉRIENCE EST ABSOLUMENT CONCORDANTE, NOUS N'AVONS PAS DE TELS MOTIFS. SI NOTRE EXPÉRIENCE EST
ABSOLUMENT DISCORDANTE, NOUS N'AVONS PAS DE MOTIFS SUFFISANTS. Mais pour vous comme pour moi,
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l'expérience est globalement concordante, et par moment discordante. Nous connaissons déjà
l'erreur et l'illusion. Quel besoin avons-nous d'autrui pour connaître la réalité objective et
physique qui nous environne ? Le plus choquant dans l'hypothèse de Husserl n'est pas son
impossibilité de principe (opposition entre conflit systématique et communication), qui n'est en
fait qu'une manière de témoigner de la nécessaire présence d'autrui. Dans l'hypothèse de Husserl,
le plus déconcertant se trouve dans le fait tout simple que Husserl la fasse. Sans cette hypothèse
d'une expérience absolument concordante qui ouvre la possibilité de devenir soi-même étranger
à autrui, AUTRUI N'EST PAS DU TOUT UNE NÉCESSITÉ.
C'est, dirons-nous que l'altérité était déjà présente dans la constitution de l'expérience
concordante. C'est que cette altérité était déjà présente dans mon propre corps, dans ma chair.
C'était une leçon que Husserl connaissait déjà dans les Ideen I :
« Il s'agit d'élucider de quelle façon la conscience vient pour ainsi dire s'insérer dans le
monde réel, comment ce qui en soi est absolu peut perdre son immanence et revêtir le caractère
de transcendance. Nous voyons du même coup que cela n'est possible que par une participation à la
transcendance en son sens premier, originaire, c'est-à-dire manifestement à la transcendance de la nature
matérielle. C'est uniquement par sa relation empirique au corps que la conscience devient une conscience
humaine et animale d'ordre réel » ID, §53, p. [103]
Les discordances par lesquelles je pouvais distinguer le réel du semblant sont
essentiellement des discordances d'ordre charnel : la main brûlée est mon corps propre,
l'indétermination dans la manière dont se produit les mouvements des trains dépend de ma
capacité à m'orienter dans mon corps propre. Ces deux discordances font de mon corps quelque
chose qui déjà m'est étranger. Cette étrangeté du corps propre, ou de la chair, selon la manière
dont on aura choisi de traduire Leib, est celle qui me confronte à l'étrangeté de la chose physique,
et à la découverte de la différence entre le semblant et l'objectivité, à la découverte du lien qui
rapporte le semblant à ma subjectivité.
Cette étrangeté liée au corps peut avoir deux sources fondamentales, à mon sens tout à
fait équivalentes, et toutes les deux lisibles dans Les recherches phénoménologiques pour la
constitution.
L→ E PREMIER SENS DE L'ÉTRANGETÉ : LE CORPS DÉPLACÉ .
L'expérience délirante de Husserl, qui envisage un individu à l'expérience totalement
concordante, ayant dès lors besoin d'autrui pour découvrir un conflit, fait indirectement référence
au corps. Cette expérience concordante, dans laquelle aucune discordance n'apparaît, a besoin de
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l'autre pour pouvoir repérer la différence entre le semblant et la chose physique. Une telle
expérience n'est cependant concordante qu'à la condition d'être sans corps. Les exemples de
discordance que prend sans cesse Husserl pour appuyer la naissance de cette différence entre le
semblant et la chose physique normale, sont toujours des expérience où c'est le corps propre, la
chair, qui produit une défaillance.
Tout le travail de Husserl dans le début des Recherches phénoménologiques pour la constitution
propose de produire un concept de « l'expérience normale ». Ce concept est capital pour éviter de
transformer la phénoménologie en empirisme relativiste. Le travail de Husserl peut alors trouver
son complément inverse dans celui de Hans Lipps, Recherches pour une phénoménologie de la
connaissance en 1927. La chose, pour le phénoménologue, est indissociable de ses modalités
d'apparition à la subjectivité. En ce sens, la chose pourrait fort bien être diluée dans la multitude
des aspects qu'elle présente à cette subjectivité, et cesser ainsi d'être une chose. Le concept même
de chose pourrait alors ne plus être qu'un concept sommatif, dans lequel on chercherait à réunir
une multitude inconciliable d'aspects. L'idée de Husserl est de parer à cette aporie, en montrant
que de toute chose il est possible de trouver une unité, en cherchant une cohésion dans la
multitude des aspects présentés par cette chose. Cette cohésion est en fait la coordination de ces
aspects entre eux. Mais pour pouvoir parvenir à une telle coordination, il faut pouvoir distinguer
les aspects primaires de la choses : ses réactions normales à des circonstances jugées normales, de
ses aspects secondaires, toujours réservés à des circonstances exceptionnels. Les aspects normaux
sont des propriétés réelles de la chose physique, les aspects issus de circonstances dites
exceptionnelles, sont ce que Husserl appelle les Semblants. Ce n'est pas le lieu ici de faire le détail
de ce que doivent être les circonstances normales de la perception d'une chose. Mais il faut
reconnaître le rôle que joue le corps propre dans cette définition du normal, et de l'anormal. C'est
en effet toujours au corps propre, et à sa coordination spatio-temporelle par rapport à la chose
perçue, que revient le rôle fondateur d'une définition de l'expérience normale.
Une expérience qui serait toujours parfaitement coordonnée est une expérience dans
laquelle le corps serait toujours à la bonne place. Les exemples que prend en effet Husserl pour
illustrer ce que peut être une discordance dans l'expérience, sont toujours des exemples
impliquant le corps : mal placé, mal constitué, mal disposé, etc. C'est quand le corps défaille, avec
une main brûlée par exemple, que l'expérience perd sa concordance. La concordance de l'expérience
dépend de la coordination réglée du corps avec les choses perçues. Le corps propre entretient une telle
fonction précisément parce qu'il est corps propre.
Si c'est le corps qui peut faire défaut, c'est parce que le corps est le centre d'une
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orientation à partir de laquelle s'organise toutes les coordinations possibles (Sur le corps propre
comme centre d'orientation, Cf. Recherches phénoménologiques pour la constitution, §41a). Il est le ici
par rapport auquel s'ordonne tout là ou là-bas. C'est parce que le corps propre est le cœur du
pouvoir constituant de l'ego que toute expérience doit se coordonner à sa position centrale.
Qu'est-ce alors que la discordance dans la chaîne de l'expérience ? C'est un ici mal placé. Une
mauvaise coordination du corps et des choses perçues est à l'origine des semblants subjectifs. Une
bonne coordination du corps et des choses perçues permet la perception adéquates des choses
physiques. Une coordination toujours ajustée du corps et des choses perçues ne permettrait
cependant pas du tout l'émergence de notre capacité à distinguer le subjectif et l'objectif, le
semblant de la chose physique.
Il y a une leçon à tirer de cela : LE CORPS PROPRE NOUS RÉVÈLE UNE PREMIÈRE DIMENSION
D'ALTÉRITÉ, AVANT MÊME LA PRÉSENCE D'AUTRUI, PAR SA CAPACITÉ À NE PAS ÊTRE À LA BONNE PLACE. LE CORPS
PROPRE EST PORTEUR D'UNE DIMENSION D'ALTÉRITÉ PAR LA POSSIBILITÉ CONSTANTE DE DÉSORIENTATION QU'IL
PERMET ET QUI NE SAURAIT JAMAIS MANQUER DE S'ACTUALISER. Pour reprendre l'analyse faite par
Waldenfels des différents sens de l'étrangeté, on peut dire que l'étrangeté se manifeste d'abord en
tant que xenos, en tant qu'extériorité. Cette extériorité se manifestant toujours au cœur même de
l'intériorité constitutive de la conscience.
L'étrangeté présente deux faces à notre analyse : 1. elle est une transgression : elle est la
discordance introduite dans le jeu de l'expérience concordante. Cette discordance, celle du corps
propre non coordonné à l'objet perçu, est une transgression des lois de la perceptions qui
établissent ce que doit être une expérience normale. La discordance est une expérience hors-
norme, hors de l'ordre, extra-ordinaire. 2. mais cette expérience transgressive XXXXXXX
L→ E DEUXIÈME SENS DE L'ÉTRANGETÉ : LE CORPS TOUCHÉ .
D'où vient que le cœur de l'ego constituant, le corps comme centre d'orientation peut se
retrouver dans un ailleurs transgressif ? D'où vient ce phénomène de discordance dans lequel le ici
est un ailleurs ? Cela vient proprement du fait que le corps propre est lui-même une participation
à cet ailleurs, à cette dimension d'altérité à laquelle il donne en même temps accès. Husserl avait
en effet déjà prévenu dans Ideen 1 :
« Comment ce qui est en soi absolu peut [-il] perdre son immanence et revêtir le caractère detranscendance ? Nous voyons du même coup que cela n'est possible que par une certaineparticipation à la transcendance en son sens premier, originaire, c'est-à-dire manifestement à latranscendance de la nature matérielle » ID, §53, p. [103]
Cette participation à la transcendance de la nature matérielle m'apparaît dans le caractère
19
biface de l'expérience charnelle. Husserl insiste, dans les Ideen 2 sur l'expérience qui sera
également une grande source d'inspiration pour Merleau-Ponty : l'expérience du touchant
touché.
« En touchant ma main gauche, j'ai des apparences de l'ordre du toucher, c'est-à-dire que nonseulement j'éprouve des sensations, mais que je perçois des apparence d'une main douce, detelle et telle forme, lisse. … Mais en touchant ma main gauche je trouve aussi en elle des séries desensation du toucher … parler de chose physique « main gauche », c'est faire abstraction de tellessensations » Recherches phénoménologiques pour la constitution, §36, p. 144-145.
Dans l'expérience touchant-touché, mon corps est à la fois chose physique et matérielle,
chose « morte » et partie charnelle et vivante de mon propre corps. La main touchée est aussi une
main sentante, mais je découvre, en la touchant qu'elle est aussi passive. Il s'introduit un hiatus
d'importance dans cette expérience à double face. Voir ce qu'en disait Merleau-Ponty dans Le
visible et l'invisible :
« Notre corps est un être à deux feuillets, d'un côté chose parmi les choses et, par ailleurs,celui qui les voit et les touche ; nous disons, parce que c'est évident, qu'il réunit en lui ces deuxpropriétés, et sa double appartenance à l'ordre de l'objet et à l'ordre du sujet nous dévoile entreles deux ordres des relations très inattendues » Le visible et l'invisible, Gallimard, p. 178.
Le corps propre témoigne d'une double appartenance d'une part à l'ordre du constituant,
de la noèse, de l'ego, et d'autre part à l'ordre du constitué. CETTE DOUBLE APPARTENANCE TÉMOIGNE
D'UNE IMMIXTION DE L'ALTÉRITÉ AU CŒUR MÊME DE L'IDENTITÉ. Je suis chose physique, passivité sensible
et supportée. Cette passivité qui réifie mon corps rend possible qu'il soit déplacé, mis ailleurs,
désolidarisé de l'ici qu'il est pourtant toujours. C'est donc bien ce double feuillet qui fait du corps
la première intervention de l'étrangeté dans l'identité. Et cette étrangeté se fait toujours bien sur
le mode de la transgression.
Est-ce pourtant du corps qu'il faut attendre cette étrangeté ? Husserl semble, dans Les
recherches pur la constitution en tout cas, avoir sur ce point une pensée très inachevée. Il semble en
effet ne pas se contenter de cette altérité du corps propre, puisqu'il mobilise l'altérité d'autrui.
Mais pour mobiliser cette altérité d'autrui, il est bien obligé de faire une supposition à
l'impossible : celle d'une expérience absolument concordante. La leçon husserlienne est la
suivante : celui qui n'est jamais détrompé a plus besoin d'autrui que celui qui revient toujours de ses
erreurs. Revenir de nos erreurs, c'est pourtant bien ce que nous faisons quotidiennement.
Pourrions-nous nous passer d'Autrui ? Husserl ne le pense pas. Toute sa réflexion dans la suite des
Recherches pour la constitution le conduisent à des réflexions qui préfigurent en partie celles des
Méditations cartésiennes. Aussi allons-nous désormais nous consacrer à ces dernières, sans perdre
20
cependant de vue le travail de ces recherches.
B. L'ALTÉRITÉ DANS LES MÉDITATIONS CARTÉSIENNES.
On l'a déjà remarqué : c'est dans les Méditations cartésiennes que se trouve abordé, pour la
première fois en public, le thème de l'altérité. Dans ces méditations, il apparaît cependant que
l'analyse éidétique, la réduction éidétique, cessent d'avoir la priorité, et semblent presque
disparaître, pour céder la place à la seule épokhè. Cette disparition n'est que partielle, mais la
présence de la réduction éidétique, de l'analyse éidétique est largement inférieure à ce qu'elle
était dans les Ideen1. Il faut voir un lien entre cette secondarisation relative de l'eidos et le
traitement nouveau de l'altérité. Il faut en effet se souvenir du fait que, dans les Ideen1, la région
de la conscience pure avait été délimitée sans référence aucune à quelque domaine extérieur. La
conscience pure avait été découverte par le biais de la perception immanente, laquelle était
définie par essence comme perception de ce qui appartient au même flux de conscience que ce
qui perçoit. En résumé, et pour le dire peut-être un peu caricaturalement, la région de la
conscience pure était définie selon l'idée du moi, ce moi se laissant définir à son tour
éidétiquement à partir de ce qui est immanent à la conscience pure.
Husserl n'entre plus dans ce cercle lorsqu'il propose les conférences de Paris en 1929. Il
n'est cependant pas dit qu'il entre dans d'autres cercles.
C'est vers la cinquième Méditation cartésienne qu'il faut se tourner. Celle-ci repose à
nouveaux frais le problème du solipsisme déjà abordé dans les Recherches pour la constitution. La
question reste la même : celle d'une objectivité des connaissances. Le problème de l'altérité reste
donc encore suspendu au problème de l'objectivité. Il n'est pas une fin en soi, mais seulement un
moyen à des fins de connaissance. Les difficultés abordées précédemment disparaissent des
méditations, car, dans les méditations antérieures, Husserl a certes traité du problème de la
discordance, mais il ne leur a pas apporté une valeur aussi constitutive que dans les Recherches
pour la constitution. Le thème de l'expérience normale est pour ainsi dire absent.
La question est donc la suivante : comment est-ce que je sais que l'autre est un autre ?
Cette question étant subordonnée à la suivante : comment sais-je que ma connaissance est
objective ? Nous traiterons surtout de la première question, qui fait l'objet des paragraphes 43 à
54. Les paragraphes suivant traitant surtout de la constitution intersubjective de l'objectivité.
Les étapes suivies par Husserl sont les suivantes : 1. réduction à la sphère primordiale.
2. Apprésentation d'autrui 3. Appariement des corps 4. Concordance dans l'expérience d'autrui.
B.1 Réduction à la sphère primordiale d'appartenance.
La réduction à la sphère primordiale d'appartenance montre que la manière dont Husserl
21
pose la question prédétermine la réponse qu'il lui donnera. Husserl répond en questionnant.
Husserl s'explique sur cette réduction :
« Puisqu'il s'agit de la constitution transcendantale des subjectivité étrangères … il ne peutpas encore être question ici de subjectivités étrangères » (MC, §44, p. 77)
Cette proposition, tronquée, reste d'allure curieuse. Nous allons traiter de la constitution
des subjectivités étrangères, il nous faut donc commencer là où elles ne se trouvent pas. Mais
cette manière détermine par avance la recherche de Husserl dans un sens qui n'a rien d'évident :
à savoir que les subjectivités étrangères sont constituées, et qu'il faut pour les découvrir, partir de
soi, de la solitude du soi. LE SOLIPSISME CESSE D'ÊTRE UN PROBLÈME, IL DEVIENT UNE MÉTHODE LOURDE DE
PRÉSUPPOSÉS. Pour comprendre ce que c'est que l'autre, il faut partir du non autre, de soi-même.
Mais qui dit que l'autre est constitué ? N'est-il pas, comme nous le verrons avec Lévinas, ce qui se
dérobe à toute constitution ? N'était-ce pas justement le propre de l'étranger que de se dérober à
toute définition ?
Quoiqu'il en soit, il faut, pour Husserl partir du propre. À côté de la réduction
phénoménologique, et à côté de la réduction éidétique, il faut une troisième épokhè, une réduction
à ce que Husserl nomme la sphère d'appartenance. Cette réduction a lieu de la manière suivante :
« Nous faisons abstraction des fonctions constitutives de l'intentionnalité qui se rapportentdirectement ou indirectement aux subjectivités étrangères, et nous délimitons d'abord lesensembles cohérents de l'intentionnalité actuelle ou potentielle dans lesquels l'ego se constituedans son être propre » (MC, §44, p. 77).
Il ne s'agit pas ici de faire comme si j'étais seul au monde. Dans cette solitude, je peux
toujours être potentiellement l'objet du regard de l'autre. Le but de Husserl est d'enlever l'œuvre
constitutive des autres. De fait, le regard que je porte naturellement sur le monde est toujours co-
déterminé par le regard confirmant ou infirmant des autres subjectivités, il est également co-
déterminé par les œuvres culturelles des autres hommes. Il s'agit de faire abstraction de cette
œuvre constitutive des autres subjectivités. Sans l'œuvre constitutive des autres, le monde
s'appauvrit, certes, mais il ne disparaît pas. On l'a vu, toute la première partie des Recherches sur la
constitution produisaient une expérience concordante sur le mode solipsiste. L'important ici est de
retenir qu'il se trouve là un monde solipsiste possible, continu, certes pauvre, mais concordant.
Ce monde solipsiste, Husserl l'appelle la sphère d'appartenance.
Quel est ce monde propre où se déploie la sphère d'appartenance ? Ici, Husserl prend
moins de soin à la présentation que dans les Ideen 1. Il se joue ici quelque chose du lapin cartésien.
Ce monde, c'est le monde charnel, le monde des corps. La surprise est ici comparable à celle qu'on
peut éprouver devant le cogito de Descartes. La sphère d'appartenance se réduit en fait à ma
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propre chair dans son rapport aux corps étrangers.
Plusieurs interrogations doivent alors être soulevées :
Comment Husserl en vient-il à ce monde charnel→ ?
Il semble que Husserl parvienne à cette chair précisément par l'abstraction de l'oeuvre co-
constitutive d'autrui. On l'a dit, la réduction à la sphère d'appartenance ne consiste pas à se
trouver seul au monde, mais à faire cesser dans la conscience, l'oeuvre co-constitutive de l'autre.
L'autre est alors encore présent, mais il cesse de l'être à titre de subjectivité transcendantale
agissant de manière constitutive en lien avec ma conscience. Il cesse de constituer. Que cesse-t-il
de constituer d'abord et avant tout ? LA NATURE OBJECTIVE CERTES. MAIS IL Y A PLUS : CE QUE L'AUTRE
CESSE DE CONSTITUER C'EST LUI-MÊME COMME AUTRE. Réduit à ma sphère d'appartenance, l'autre n'est pour
moi qu'un corps. Mais ce corps de l'autre pour moi, je me rends compte que je le suis moi-même
de l'intérieur. On retrouve la chair à double-feuillet dont parlait Merleau-Ponty.
« Si je réduis à l'appartenance les autres hommes, j'obtiens des corps matériels, réduits àl'appartenance ; mais si je me réduis moi-même comme homme, j'arrive à mon organisme et àmon âme, ou à moi-même, comme unité psycho-physique et, dans cette unité, au moi-personnalité ; j'arrive au moi qui, « dans » et « au moyen » de cet organisme agit et pâtit dumonde extérieur … Si le monde extérieur, l'organisme et l'ensemble psychophysique sont ainsi épurés detout ce qui n'est pas appartenance, je ne suis plus un « moi » au sens naturel, dans la mesure justement oùj'ai éliminé toute relation avec un nous, ainsi que tout ce qui fait de moi un être du monde » MC, §44,p. 81.
Quel sens donner à la «→ Nature » ? Le texte du §44 des MC n'est pas continu, il est
interrompu. Dans un premier temps Husserl propose la réduction à la sphère d'appartenance,
explique que cette réduction passe par l'abstraction de l'oeuvre co-constitutive de la subjectivité
étrangère, puis, au lieu, encore une fois de pratiquer cette nouvelle épokhè, il aborde le terme de
la nature. Avant d'aborder la notion même de chair, Husserl parle de la notion de Nature.
« Considérons de plus près le résultat de notre abstraction, c'est-à-dire son résidu. Duphénomène du monde, se présentant avec un sens objectif, se détache un plan que l'on peutdésigner par les termes « Nature » qui m'appartient » MC, §44, p. 80
C'est par l'intermédiaire de ce concept de nature que Husserl en arrive à l'idée d'un corps
propre. Pourquoi un tel passage ? La notion de Nature est équivoque. Ce qu'elle signifie d'abord et
avant tout, c'est la nature comprise comme objet des sciences de la nature. Cette nature est
l'oeuvre objective de l'intersubjectivité. La nature objective dont on cherche les mécanismes et
les processus, est une nature projetée par une intersubjectivité. Dans cette nature objective, j'ai
moi-même une place à titre d'événement objectif, ou à titre d'espace où se déroulent des
événements objectifs. Parler alors d'une « Nature qui m'appartient » a quelque chose de
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paradoxal : s'agit-il de délimiter un certain nombre d'événements objectifs que nous dirons
m'appartenir ? S'agit-il de dire : ici commence la sphère naturelle qui appartient spécifiquement à
Simon Calenge ? Il est toujours possible d'opérer un tel découpage objectif de mon espace propre. ON
obtient alors effectivement un corps physique dont on peut dire qu'il appartient à l'individu que je
suis. Mais un tel découpage, certes toujours possible, passe par la médiation de l'oeuvre
constitutive des autres subjectivité.
Ce que souhaite Husserl, c'est précisément faire abstraction de cette œuvre co-
constitutive des autres subjectivités. Que reste-t-il de la Nature une fois cette abstraction opérée ?
En prenant la Nature pour thème d'orientation de sa réduction à la sphère d'appartenance, le but
de Husserl est d'accomplir une révolution copernicienne. Moi, dans la nature objective constituée par
l'intersubjectivité, je suis un événement objectif, ou un lieu de déroulement objectif d'événements objectifs ,
un corps physique structuré par des chaînes de causes et d'effets. Une fois la réduction à la sphère
d'appartenance accomplie, tout se renverse : ce sont ls autres qui sont des corps objectifs et matériels,
et moi qui devient, dans ce corps même une subjectivité constituante. Ma Nature est justement ce qui
reste de la nature objective une fois opérée la réduction à la sphère d'appartenance. La réduction
doit être ici comprise dans la totalité de son déroulement.
Le procédé de cette réduction est fort complexe, il constitue un récit à part entière. Il faut
ici comprendre un fait important : chez Husserl les réductions sont des cheminements. Ce serait
une erreur de croire qu'il ne faut toujours s'intéresser qu'à l'aboutissement de ces cheminements.
Dans la réduction, le point de départ est aussi important que le point d'arrivée.
Résumons cette réduction :
Situation initiale : une Nature constituée par une intersubjectivité où s'exerce l'oeuvre co-
constitutive d'autrui. Dans cette situation, je suis moi-même partie de la nature, domaine objectif.
On peut dores et déjà découper une partie de cette nature que l'on dit m'appartenir, à la manière
dont on délimite un terrain. Alors, on aboutit à mon propre corps, mais pas encore à mon corps
propre. Ce corps est dit m'appartenir seulement du point de vue de la subjectivité étrangère.
Cette délimitation première est nécessaire à la réduction.
Réduction : faire abstraction de l'oeuvre constitutive des subjectivité étrangères et
découvrir qu'elles sont elles-mêmes des corps physiques comme je l'étais moi-même pour elles.
Mais ces corps physiques défaits de la subjectivité qui en fait des corps d'autres personnes, je les
retrouve en moi-même. Ce que de l'extérieur, je prenais comme mon terrain, je le suis également
de l'intérieur.
La sphère d'appartenance n'est pas simplement ma chair : c'est l'ensemble du moi psycho-
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physique qui s'incarne dans cette chair, avec ses habitus, ses potentialités propres et son style
propre.
Il faut ici faire une distinction d'importance : la réduction à la sphère d'appartenance n'a
rien de commun avec la réduction phénoménologique, ni avec la réduction éidétique. Elle n'est
aucune des deux, et surtout, elle peut s'opérer indépendamment des deux autres.
La conséquence directe c'est que la sphère d'appartenance n'est pas la région de la
conscience pure, elle n'est pas l'ego transcendantal pur issu du l'idée du moi. Cette sphère
d'appartenance n'est pas liée à une essence. Elle est tout entière produite par expérience.
Il faut comparer la production de la région de la conscience pure par les Ideen 1 et la
production de la sphère d'appartenance par les méditation cartésiennes.
La conscience pure était produite à partir d'une analyse éidétique de l'intentionnalité.
Deux intentionnalités se distinguaient : l'une tournée vers la transcendance, l'autre vers
l'immanence. Éidétiquement encore, Husserl découvrait le critère de l'intentionnalité immanente,
de l'intentionnalité intérieure au moi, en expliquant que l'acte appartenait au même champ que ce
qu'il visait, et réciproquement. Une appartenance réciproque constitutive d'une même sphère
était le critère éidétique de la constitution du moi transcendantal. Cette production de la sphère
de la conscience pure était une production du même à partir du même : l'appartenance
réciproque de la visée et du visé constituait une sphère immanente, intérieure, qui se posait elle-
même depuis son propre regard, sans aucune référence à quelque extériorité.
La sphère d'appartenance se produit de manière radicalement inverse, en référence
constante avec une extériorité. Une limite est posée depuis l'extérieur, depuis une
intersubjectivité, mais le domaine tracé par cette limite n'est habité qu'une fois que cette
intersubjectivité est mise hors circuit. Mais Pour que ce domaine soit habité, il faut tout de même
cependant qu'une intersubjectivité l'ait tracé. Ce domaine ainsi délimité, reçoit son titre
d'habitation uniquement par l'intermédiaire de la comparaison avec des domaines comparables :
le corps des autres.
La réduction phénoménologique proposait qu'on délimite l'habitation « conscience pure »
par le fait même d'habiter en elle. La réduction à la sphère d'appartenance passe d'abord par une
délimitation extérieure de cette sphère, puis seulement, elle propose l'habitation.
B.2. APPRÉSENTATION ET APPARIEMENT .La question se pose alors maintenant : comment Autrui est-il présent pour moi à partir de
cette sphère primordiale ?
QU'EST-CE QUE L'APPRÉSENTATION ? §50 « Supposons un autre homme entré dans le champ de notre perception ; en réduction
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primordiale, cela veut dire que, dans le champ de la perception de ma nature primordialeapparaît un corps qui, en qualité de primordial, ne peut-être qu'un élément déterminant de moi-même (transcendance immanente). Puisque dans cette nature et dans ce monde ma chair est leseul corps qui puisse être constitué d'une manière originelle comme organisme (organefonctionnant), il faut que cet autre corps – qui pourtant lui aussi, se donne comme organisme –tienne ce sens d'une transposition aperceptive à partir de mon propre corps. Et cela de manièreà exclure une justification véritablement directe et, par conséquent primordiale – par uneperception dans le sens fort du terme – des prédicats spécifiques de l'organisme. Dès lors, il estclair que seule une ressemblance reliant dans la sphère primordiale cet autre corps avec le mien,peut fournir le fondement et le motif de concevoir « par analogie » ce corps comme un autreorganisme » MC, §50, p. [93].
Tout ce texte nous décrit rigoureusement ce qu'est l'apprésentation. Cette apprésentation
est appelée par Husserl Aperception assimilante. Autant de termes qu'il nous faut définir.
Pour rendre compte de ce qu'est l'apprésentation, Husserl se sert d'un exemple déjà
beaucoup utilisé : celui de la perception par aspects. La perception d'un objet sous une face n'est
jamais une perception solitaire : elle est prise dans un réseau d'autres perceptions possibles de cet
objet, dans un horizon de perceptibilité de cet objet, grâce auquel il m'est permis de prévoir les
perceptions futures de cet objet. Les autres faces de l'objet sont bien là, avec la perception en
chair et en os de cet objet.
Lorsque je regarde une boîte, une structure complexe se met en effet en œuvre : il y a la
face actuellement vue de la boîte. À côté de cette face actuellement vue, il y a dans un horizon
structuré, les faces potentiellement vues de la boîte. Au-delà de cette multiplicité des faces, il y a
enfin, la visée totale de la boîte en tant que telle. Cette visée totale fait l'unité des faces vues et
des faces non vues, mais visibles. Dans la perception se joue toujours cette dualité entre ce qui est
seulement visé, et ce qui est originairement intuitionné. Une chose intéressante à remarquer : qui
nous servira sans doute ultérieurement, Husserl parle d'apprésentation à propos de mon propre
corps : je ne peux vois mon corps dans son intégralité, sous toutes ses faces, mon dos, ma tête et
mes yeux. Cette partie de mon corps est elle-même apprésentée (Cf. Autour de la cinquième
méditation, p. 189 [245]).
Il en va de même de la présence de l'autre. Sur son corps, qui apparaît dans ma sphère
primordiale comme une simple modification de ma nature propre, je peux lire une intentionnalité
indirecte qui est présente dans ce corps, comme l'horizon de sa compréhension par moi. Cette
intentionnalité indirecte vise la sensibilité de son corps de la même manière que je vise la face
cachée de l'objet perçu. Cette sensibilité qui donne vie au corps de l'autre est semblable à la
mienne. Dans la perception de l'autre, il y a la face vue : son corps, qui n'est d'abord qu'une
modification de la nature primordiale. Il y a la face non vue : la sensibilité qui habite ce corps.
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Cette sensibilité est comme la mienne, elle est identique à la mienne. Cette sensibilité n'est pas
actuellement présente dans la perception de mon corps. Semblable à une face cachée d'un objet
perçue, elle est seulement visée, mais jamais présente originairement. L'objet autrui est cet objet
qui se constitue ainsi de l'unité du corps vu et de la sensibilité charnelle seulement visée.
L'apprésentation est ce procédé par lequel la sensibilité d'Autrui est co-présente à son
corps. Autrui est la visée unitaire dans laquelle corps et sensibilité se réunissent. Autrui n'est pas
celui qui est, à proprement parler apprésenté. Ce qui est apprésenté, c'est le champ de sa
sensibilité, et le flux de sa conscience. Autrui est l'unité psycho-physique constituée par la présence
originaire et en chair et en os d'un corps habité d'un flux de conscience apprésenté. De la même manière
que la boîte est l'unité de toutes les faces vues, et des faces visibles.
Au quotidien, je confirme ma présomption de la face arrière de la boîte par la présence
dans l'intuition de cette face arrière. Par principe une telle présentation de la vie psychique
d'autrui n'est pas possible. Pour que cette vie psychique me soit présente à la manière dont l'est
la face arrière de la boîte, il faudrait que je la perçoive de manière originale. Comment perçoit-on la
vie psychique de manière originale ? Par une perception immanente, ''en moi''. La perception de la vie
psychique d'autrui de manière originale serait une perception immanente, par laquelle le vécu d'autrui ne se
distinguerait plus de mon propre vécu, puisqu'il serait perçu en moi. L'IMPOSSIBILITÉ D'UNE PERCEPTION
ORIGINALE DU VÉCU D'AUTRUI EST PRÉCISÉMENT CE QUI FAIT DE LUI UN AUTRE MOI. Cette impossibilité est une qualité
positive du mode de présence d'autrui pour moi.
Nous nous trouvons bien ici en phénoménologie, dont le but est, il faut le rappeler pour
comprendre le propos de Husserl ici, analyser tout phénomène à partir de ses modes d'apparition à la
subjectivité qui les perçoit. Ici Husserl montre comment le phénomène autrui se constitue à partir de
son mode d'apparition spécifique : il est vue dans son corps et seulement visé dans sa sensibilité.
L'unité de cette vue actuelle et de cette visée toujours en tension est ce qui constitue Autrui
comme autrui. La contre-preuve suit immédiatement : si j'avais l'expérience originaire de la
sensibilité d'autrui, alors autrui ne serait pas un autre, mais moi.
On peut, pour mieux comprendre cette apparition de l'autre dans le champ primordial,
recourir au critère de l'immanence développé dans les Ideen 1. En effet, nous nous souvenons que
l'analyse éidétique de la conscience comme intentionnalité avait conduit Husserl à présenter
deux types d'intentionnalités ; la première immanente tournée vers moi, la seconde
transcendante tournée vers le monde. Le critère de la perception immanente était le fait que ce
qu'elle perçoit se donne immédiatement, cette immédiateté servant de point d'appui au fait que ce
qui est perçu dans la perception immanente, appartient au même flux de conscience que l'acte de
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perception lui-même.
Ici, l'autre est présent en chair et en os devant nous comme un moi. Mais il n'est pas donné
en original. Je vois l'autre, mais je ne vois pas ce qui se passe en lui. Il n'y a pas, dans l'expérience
de l'autre, d'expérience de ses propres vécus de conscience. Si une telle expérience existait, alors
l'autre ne se distinguerait plus de moi. Il est possible de résumer cette donation de l'autre dans
une phrase de Husserl qui impressionnera fortement Waldenfels.
« C'est dans cette accessibilité indirecte, mais véritable, de ce qui est inaccessible directementet en lui-même que se fonde pour nous l'existence de l'autre » M.C., §52, p. [97].
Vivons-nous cependant dans le doute permanent de l'existence d'Autrui ? Certainement
pas. Autrui est là pour nous. Il faut donc apporter malgré tout une certaine légitimité à cette
apprésentation. C'est là que se joue l'aperception assimilante. Husserl y insiste : cette
apprésentation n'est pas un raisonnement. C'est un acte intentionnel, mais ce n'est pas un acte de
pensée. Qu'est-ce qui apporte à cet acte une justification suffisante pour que nous y croyons ?
QU'EST-CE QUE L'APPARIEMENT ? §51.
L'aprésentation est une visée. Cette visée est une simple présomption, elle doit trouver un
remplissement. Ce remplissement, cette intuition, nous l'avons vu, est impossible dans
l'aprésentation de la vie psychique d'autrui. Il n'en va pas ici comme pour la boîte qui peut, à tout
moment si je la bouge, me révéler ses faces cachées. C'est là ce qui fait la spécificité d'Autrui : il
demeure inaccessible. Mais cette inaccessibilité ne doit pas être telle que je doute en permanence
d'Autrui. C'est un fait : quand je rencontre l'autre, je ne doute jamais de sa présence à mes côtés. Il
importe de découvrir comment, au quotidien, je justifie cette visée présomptive de
l'aprésentation.
Husserl résume cette difficulté dans ses écrits sur l'intersubjectivité, où il retravaille les
méditations cartésiennes :
« Comment un acte, comment une présomption aperceptive peuvent-ils alors surgir dans lasphère primordiale, faisant en tant que présomption l'objet d'une intuition et d'uneprésentification, laquelle ne peut pourtant pas être garantie de façon originale dans une garantiepotentielle, mais pouvant cependant être garanti ? » Autour des ''Méditations cartésiennes'', p. 200[255].
Il faut que ma présomption dans la visée de la vie psychique d'Autrui soit confirmée, mais
qu'en même temps elle ne soit pas de façon originale, par l'intuition originale de quelque chose
de présent sans reste. Mais s'il n'y a pas l'intuition de la présence originale, comment peut-il y
avoir confirmation ? Je confirme la visée présomptive et apprésentative des faces cachées de la
boîte par une perception originale. Ainsi en va-t-il pour la confirmation de toute présomption :
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c'est la perception originale qui confirme une présomption. Or une telle perception doit faire
défaut pour autrui. Je crois cependant bien qu'il est là. Une visée présomptive ne peut suffire à
garantir cette croyance.
C'est à cette garantie que sert l'appariement ou le couplage (Paarung).
Pour comprendre la fonction de cet appariement dans la constition d'autrui, il faut faire
encore une fois un bref retour à la structure du corps propre que décrit Husserl. Nous l'avons vu à
propos des Recherches phénoménologiques sur la constitution, le corps propre est un être à double
feuillet : à la fois chose parmi les chose et voie de perception des choses. En tant que chose
physique, il peut être pour lui-même un objet de perception. Il y a cependant plus à dire sur le corps
propre.
De mon corps, je me fais une certaine représentation. Cette représentation intime du
corps propre est largement dépendante des phénomènes de mouvement et de repos. Le
phénomène fondamental qui nous permet de nous faire une image, une représentation du corps
propre, est le fait que les choses demeurent en repos autour de moi, alors même que je bouge.
Nous retrouvons le corps propre comme centre d'orientation, tel qu'il avait été compris dans les
Recherches sur la constitution. Le mouvement apparent des choses autour de moi devient repos réel
de ces choses rapportées au mouvement de mon corps. Mon mouvement re-situe en permanence
les choses autour de moi dans leur repos respectif (Cf. Sur les ''Méditations cartésiennes'', p. 192-193,
[248]).
Pour qu'une telle remise en place soit possible, il faut constamment que le champ de ma
perception soit relié au diverses positions de mon corps : à mon ici passé et à mon ici présent. Les
mouvements apparents des choses doivent sans cesse être reliés à un système de coordonnées
spatiales dont le centre est toujours une possibilité de placement de mon corps. Nous avons vu
combien ce centre pouvait devenir l'objet de discordances. Le mouvement apparent des choses
me renvoie toujours à un jeu de possibilités de placement de mon propre corps. Ce jeu est un
horizon de potentialités de mon corps. Ces possibilités sont constamment senties, dans une unité
de tous les mouvements du corps, une unité kinesthésique. Le mouvement de mes yeux implique
en retour un mouvement apparent des choses, le mouvement de mon bras implique en retour la
sensation d'un mouvement de l'air sur mon bras, etc. Ces possibilités de placement et de
mouvement de mon propre corps sont toujours des possibilités duelles, dans lesquelles
s'expriment toujours en même temps l'entrelacs du mouvement corporel et du jeu de sensations
correspondantes.
C'est sur cet horizon de possibilités de mon propre corps que repose l'appariement.
29
« L'appariement est une des formes primitives de la synthèse passive que, par opposition à lasynthèse passive d'identification, nous désignons comme association. La caractéristique d'uneassociation appariante est que, dans le cas le plus simple, deux contenus y sont expressément etintuitivement donnés dans l'unité d'une conscience et, par là même, en pure passivité, fondentphénoménologiquement, en tant qu'ils apparaissent comme distincts, une unité de ressemblance,il apparaissent donc toujours comme formant une paire ». MC, §51, p. [95].
Dans ses cours sur la synthèse passive, Husserl aborde la synthèse de l'association pour
traiter de certaines modalités du souvenir. La question que se posait alors Husserl était : comment
est-il possible que dans ma vie de conscience, où règne l'identité la plus absolue, dans la région de
la conscience pure, où les lois de la constitution me rendent maître du noème, des souvenirs
surgissent ? Cette question est capitale du point de vue de la phénoménologie de la constitution,
car ils montrent un phénomène qui fera le pain de la psychanalyse : mes propres actes de
conscience ne sont pas maîtrisés. Dans les souvenirs surgis de nulle part, il se trouve quelque chose
d'angoissant pour le phénoménologue : un événement, dans l'ordre noétique, qui ne dépend pas
de la constitution active du noème. Un événement qui semble justement échapper au regard de la
conscience. C'est un regard issu d'abord d'on ne sait trop où. Ce qui inquiète dans le souvenir
subi, c'est qu'un éveil imprévisible ait lieu.
Durant une conversation, un superbe paysage marin nous traverse l'esprit. Si nousréfléchissons à la manière dont il est venu, alors nous découvrons qu'une tournure de laconversation nous en a immédiatement rappelé un autre semblable, qui a été émise au coursd'une réunion l'été dernier au bord de la mer. La belle image du paysage marin a cependantentièrement accaparé à soi l'intérêt. Si nous présentifions des exemples intuitifs de cette sorte, nous découvrons que laressemblance de l'éveillé avec l'éveillant immédiat revient à l'association immédiate, à l'éveilimmédiat » De la synthèse passive, p. 195, [122].
La synthèse passive d'assocation est une synthèse essentiellement affective. Qu'est-ce qui
la distingue de la synthèse active ? C'est que cette dernière est un acte de pensée. Le sommet le
plus digne de toute synthèse active est le jugement, dans lequel des actes sont reliés entre eux par
de nouveaux actes. La synthèse passive est une synthèse par laquelle des actes sont reliés les uns
aux autres par l'intermédiaire d'un liant affectif. C'est au niveau de l'affection que se situe la
synthèse passive, à un niveau qu'on pourrait appeler hylétique. Ce niveau hylétique, est, dans ma
conscience le niveau fondamental où se déploient mes sensations.
Ce qui se passe dans la synthèse passive d'association de manière générale, est
l'appariement par ressemblance de deux phénomènes détachés. Le rouge d'une toile de Turner se
détache affectivement du reste du champ sensible. Ce n'est pas moi qui choisit de le détacher,
c'est par un phénomène affectif de contraste que ce rouge se détache, se pro-duit devant moi, me
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fait face et distingue la toile de Turner du reste. C'est, affectivement parlant, par ce rouge, que la
toile finit par se présenter à moi, marquant ma vie affective de telle sorte que toute nouvelle
allusion à un rouge se détachant ainsi de la sorte, me reconduit à nouveau au souvenir de ce
rouge. C'est ainsi par exemple qu'au cours d'une conversation, une certaine tournure de la
conversation se détache et me renvoie à une tournure comparable d'une autre conversation
tenue à la mer. Les deux tournures se détachent de la même manière, et l'une éveille le souvenir
de l'autre.
Ce qui se passe alors, et qui nous importe ici de manière capitale, c'est que cette unité des
phénomènes détachés ressemblants mais distincts, me conduit à quitter la situation présente,
pour ne plus vivre que dans le souvenir. Toute ma vie de conscience s'écoule maintenant dans le
souvenir. Je vis le souvenir, je ne me contente pas simplement de l'évoquer, même si cette
évocation est toujours également possible, je la vis.
Cette association a pour moi été l'occasion de faire passer l'ensemble de ma vie de
conscience de la perception au souvenir. Cet exposé, trop rapide de la synthèse passive
d'association, nous suffira cependant pour saisir la spécificité de l'appariement rapporté à
l'altérité de l'autre.
« L'allure de ce corps là-bas rappelle mon règne dans mon corps distingué, par quoi il estunique dans l'originalité. Il se souvient – pourtant pas au sens original de mes souvenirs (réminiscences, souvenirsassociés etc.), il est un analogon, une mutation de souvenir et possède alors, en tant que''souvenir'' ses horizons de souvenirs, ses possibilités de prévision, et sa vérification. L'allure du corps là-bas, en l'occurrence l'allure de la courbure du corps là-bas, avec la maintendue etc ''me rappelle'' moi-même comme si j'étais là-bas, comme si je me courbais demanière kinesthésique, comme si j'étendais la main pour saisir la chose là-bas, le bâton » Autourdes méditations cartésiennes, p. 203 [256-257]
Dans ce texte, le moment le plus important se trouve au troisième paragraphe : « l'allure
de ce corps là-bas, en l'occurrence l'allure de la courbure du corps là-bas ». Ce qui importe d'abord dans
la perception du corps de l'autre, ce n'est pas simplement que ce corps soit comme le mien, fait de
deux mains, deux jambes, d'autant d'organes. Ce n'est pas cette ressemblance qui importe le plus.
C'en est une autre : c'est l'allure, ou l'allure de la courbure du corps. Ce que décrit Husserl, c'est
un homme qui se baisse, qui se courbe, pour ramasser un bâton. Qu'il s'agisse là d'un corps
semblable au mien ne suffit pas pour que je vois dans ce corps une vie psychique comparable à la
mienne. C'est une autre ressemblance qui importe : c'est le fait qu'il se courbe, et que cette
courbure donne au corps une certaine allure. Cette courbure joue le rôle d'un phénomène de
contraste de la même manière que le rouge du tableau de Turner. Cette courbure est le
31
phénomène affectivement détaché. Détaché, cela signifie, détaché du champ sensible dans lequel
il est perçu. Cette courbure renvoie à une courbure vécue, celle que j'ai déjà eu l'occasion de subir
quand, moi aussi j'ai ramassé un bâton. Une synthèse passive d'association se produit également
ici.
Mais il se joue quelque chose de plus : la courbure de l'homme que je vois n'est pas celle
que j'ai vécue par le passé. Elle n'est pas ma courbure. Elle est la courbure de l'autre. Je ne
m'écoule pas ici dans le pur vécu d'un souvenir passé. L'allure de l'autre « me rappelle moi-même
comme si j'étais là-bas ». Cette courbure me renvoie à un souvenir qui vaut en fait comme une
possibilité de moi-même. La courbure de l'autre ne renvoie pas simplement à ma courbure passée,
mais à la possibilité constante d'un mouvement que je peux faire. Elle me renvoie à l'horizon de
possible qui appartient à cette courbure : au fait que par exemple, après s'être courbé, il faut se
relever. La courbure de l'autre est également porteuse de cet horizon de possibilité kinesthésique.
Je vis son corps comme si c'était le mien qui se trouvait là-bas.
« Le couplage de l'association est un empiètement réciproque, et si les éléments coupléspossèdent chacun à leur manière des validités présomptives en elles-mêmes dotées depotentialités afférentes, cela se transpose réciproquement de l'un à l'autre – passivement sansplus, d'un seul coup. Mais cela ne signifie pas naturellement que la validité reprise à chaque foisen charge doive se conserver, puisse se conserver, elle est dans ces cas encore, une validité dotéed'un horizon présomptif, elle est assurément certitude au moment même de la transposition,mais précisément, sur un mode présomptif au regard de l'horizon » Autour des méditationscartésiennes, p. 198 [252].
L'appariement se produit alors dans un échange constant entre ce que je peux vivre à la
place de l'autre, et ce que en retour, l'autre peut vivre à ma place. La notion d'empiètement
réciproque est ici important. Je ne me contente pas simplement de vivre ce que vit l'autre comme
si c'était moi qui se trouvait là-bas, je complète également ma propre expérience de moi-même à
partir de ce qui je vois de lui. En effet, je vois à quoi ressemble ce corps courbé qui a (aurait) pu
être le mien. Je vois toutes les potentialités kinesthésiques qui sont les miennes.
L'EXPÉRIENCE CONCORDANTE.
Puisque l'expérience de l'autre implique toujours un horizon de potentialité cinétiques,
que je reprends comme un horizon de potentialités kinesthésiques, cet horizon doit permettre
une certaine prévisibilité de l'autre. Une concordance constante dans les mouvements de l'autre
auxquels je m'attends de manière affective est l'élément capital pour finir de justifier la visée
présomptive du moi d'autrui.
L'expérience que je fais de l'autre n'est jamais légitimée sur le même mode que celui de la
32
perception. Il est garanti, mais la visée de l'autre demeure en fait seulement présomptive. Il faut
ici insister sur ce qui pourrait bien être un fait intéressant : le caractère métonymique de la
présence d'autrui.
4. MONDES FAMILIERS ET MONDES ÉTRANGERS .
Nous avons jusqu'à maintenant étudié l'apparition de l'étrangeté de l'autre. Cette
étrangeté est, pourrions-nous dire, de premier degré. Ce qui constitue à proprement parler son
étrangeté est l'inaccessibilité dont son moi fait toujours preuve. L'élément fondateur de l'altérité
est le fait que l'autre soit une vie psychique accessible en tant qu'inaccessible. Il faut ici rappeler
l'argument présenté à propos de l'apprésentation. Je vise présomptivement la vie psychique
d'autrui, mais cette visée présomptive ne peut trouver à se confirmer par une expérience
originaire des vécus de l'autre. Telle qu'elle a été définie dans Ideen 1, l'expérience originaire du
vécu psychique est l'expérience d'une perception immanente, immédiate, dans laquelle c'est le moi
qui se tourne vers ses propres vécus, en tant qu'ils appartiennent au même flux de vécu que la
perception qui les vise. Pour que je fasse l'expérience originaire de la vie psychique de l'autre, il
faudrait que j'en fasse l'expérience en moi, de manière immanente. Ces vécus ne seraient plus
alors les vécus de l'autre, mais mes propres vécus.
L'étrangeté de l'autre se constitue alors dans son inaccessibilité fondatrice. Cette
inaccessibilité fondatrice pose de nombreux problèmes pour la constitution de l'intersubjectivité.
En effet, c'est bien cette intersubjectivité qui doit permettre de rendre compte de l'objectivité
scientifique au sens strict, dans la mesure où plusieurs subjectivité concourent à produire une
multitude de perspectives concordante su un même objet. Mais pour qu'une telle multitude de
perspectives soient possibles, il faut que l'autre participe autant que moi à la constitution d'une
objectivité, et qu'il cesse d'être un simple projet de moi-même dans des possibilités de mon corps.
Il faut que l'autre cesse d'être simplement dérivé, pour devenir aussi originaire que moi. Ces
problèmes nombreux et conséquents pourraient faire l'objet de notre travail, mais ils nous
écarteraient trop de la phénoménologie contemporaine vers laquelle il nous faut malgré tout
parvenir.
Il nous faut cependant, avant de quitter Husserl, nous tourner vers un ultime problème,
celui des mondes étrangers. Nous nous situons alors à un niveau plus élevé d'apparition de
l'étrangeté. C'est le phénomène de l'étrangeté qui apparaît ici de manière fondamentale comme
étrangeté. Dans ce niveau supérieur, c'est une étrangeté spécifique qui apparaît, différente de la
simple altérité qui constituait le premier niveau de l'étrangeté.
Husserl réserve de nombreuses pages à ce phénomène d'étrangeté dans ses travaux sur
33
l'intersubjectivité, et dans la Crise des sciences européennes. Or, il apparaît, dans ces travaux, que le
phénomène de l'étrangeté ne peut être étudié par la phénoménologie que si celle-ci change sa
méthode, pour devenir une phénoménologie génétique ou générative.
Les problèmes que nous avons étudié jusqu'à maintenant relèvent de ce que Husserl
appelle volontiers une phénoménologie statique. Il faut entendre par là que l'activité – et les
événements passifs – dans la conscience étaient étudiés indépendamment de l'histoire de la
conscience. Il ne faut pas commettre l'erreur de prendre les étapes de la constitution d'autrui
dans les Méditations cartésiennes pour une histoire. Les quatre étapes – réduction à la sphère
primordiale, apprésentation, appariement, concordance – ne sont pas des événements historiques
qui se suivraient dans le temps. La première étape de mon existence n'est pas une vie dans la
sphère primordiale, on ne peut identifier cette sphère à celle de l'enfance. Ces quatre étapes sont
en fait des étages dans une construction statique : sur la base d'une sphère primordiale toujours
présente, nous produisons des visées présomptives remplies par appariement et constamment
confirmées par la suite de l'expérience concordante. Ce qui se constitue ainsi est un étagement
structuré du sens de l'Autre pour une conscience abstraite.
De cette analyse statique, il nous faut distinguer une analyse génétique à laquelle Husserl
finit par se résoudre aux environs de 1921. Cette analyse génétique, ou plutôt cette
phénoménologie génétique produit une histoire de la conscience. Elle cherche dans cette histoire la
genèse des structures de sens découvertes par la méthode phénoménologique statique. La
question de la phénoménologie statique est : comment je fais pour percevoir tel ou tel objet ? De
quels outils, de quelles structures je dispose pour constituer au quotidien, tel ou tel objet ? La
question de la phénoménologie génétique est : comment cette structure et ces outils sont-ils nés ?
D'une certaine manière, il faut déjà avoir révélé ces structures dans une phénoménologie
statique, pour ensuite en faire l'histoire dans la phénoménologie génétique. Il faut bien identifier
par la statique ce dont la génétique fait ensuite l'histoire.
Mais en retour, ce qui constitue souvent le terme de la statique est déjà présent à titre de
condition dans la génétique. Ainsi par exemple, l'autre est constitué par la statique, il est son
terme le plus abouti. Mais la génétique doit de son côté toujours prendre l'autre comme une
condition de son travail. De fait, l'enfance n'est pas solitaire.
Nous ne pouvons entrer dans le détail de cette phénoménologie génétique. La seule chose
qu'il nous importe de retenir est l'un de ses résultats : la notion de monde.
LA NOTION DE MONDE. L'un des concepts qui apparaît le plus tardivement chez Husserl est le
concept de monde. Ce concept est central pour continuer notre travail sur la phénoménologie de
34
l'étrangeté. Il importe, pour nous, de nous rendre attentif à la signification de ce concept pour
comprendre ensuite comment naît, chez Husserl, la notion de monde étranger. Qu'est-ce alors que
le monde ? Il faut se tourner vers le dernier écrit de Husserl, La crise des sciences européennes pour
le comprendre.
« Le monde est le tout des choses, des choses réparties dans la forme mondaine qu'est laspatio-temporalité « à leur place » dans un sens double (à leur place dans l'espace, à leur placedans le temps), bref le tout des onta spatio-temporels … il y a une différence fondamentale entre lamanière dont nous avons conscience du monde et celle dont nous avons conscience d'une chose, d'un objet… cependant que d'un autre côté l'un et l'autre mode de conscience forment une unité inséparable . Leschoses et les objets sont ''donnés'' en tant que valant pour nous chaque fois mais ils ne sontdonnés par principe que de telle sorte que nous en ayons conscience comme de choses, oud'objets dans l'horizon du monde de ce monde dont nous avons toujours conscience commehorizon. D'un autre côté cet horizon nous n'en avons pas conscience comme d'un horizon pourdes objets qui sont, et il ne peut pas être actuel sans une conscience spéciale d'objet » Crise dessciences européennes, traduction p. 162.
Cette description du monde se rapporte à quelque chose qui est bien connu chez Husserl :
la notion d'horizon. Le monde est certes l'ensemble des choses dont je fais ou peux faire
l'expérience, pour autant qu'elles sont à leur place. Que signifie ce « à leur place » ? L'insistance
sur ce point est capitale pour ne pas mal comprendre le concept husserlien de monde. Qu'une
chose soit à sa place et pas à une autre, c'est le fait, le résultat du concept du monde. C'est depuis le
monde qu'il m'est permis de juger qu'une chose est à sa place. Si le monde est le tout de choses, ce
tout n'est pas une simple somme des choses juxtaposées les unes aux autres. Ce tout n'est pas une
somme, ni une juxtaposition, mais une structure qui met toute chose à sa place dans l'espace et le
temps. C'est en ce sens que le monde est appelé horizon.
Nous touchons alors ici à quelque chose de connu. Cet horizon était un concept
fondamental de la phénoménologie husserlienne de la perception. Pour reprendre, encore une
fois hélas, l'exemple du cube, tout l'intérêt de la phénoménologie est de comprendre que la
perception du cube s'accompagne d'un horizon de potentialités d'apparitions de ce cube. La face
actuellement présente à la perception est soutenue dans sa présence par un horizon d'apparitions
possibles de ce même cube. C'est l'unité de l'actualité et de la potentialité qui permet de parler
d'une perception du cube comme de chacune de ses faces. Cet horizon est une structure de la
perception : c'est à partir de lui que s'édifie la concordance de l'expérience de ce cube . C'est la
structuration des possibilités horizontales de la perception qui permet de produire une expérience
concordante. En ce sens, l'horizon détermine le rôle de chaque apparition du cube, et lui donne
effectivement une place dans le flux temporel des apparitions possibles, et dans le lieu de chaque
apparition en rapport à mon corps qui perçoit. En ce sens, l'horizon de la perception donne sa
35
place à chaque apparition. Le monde serait-il alors la totalité de potentialités d'apparitions
possibles de tous les objets de perceptions ?
Affirmer une telle chose serait produire une multitude de malentendus. D'abord le monde
n'est pas un horizon de perception. Ensuite le monde n'est pas l'horizon qui structure les
apparitions de choses, mais l'horizon des choses elles-mêmes. Le monde ne met pas les apparitions
à leur place, mais les choses à leur place.
Il nous faut donc encore développer notre analyse de l'horizon. Dans l'étude de la
perception du cube, il faut nous rendre attentif à quelque chose de particulier : l'horizon n'est pas
simplement une structuration des possibilités d'apparitions du cube, c'est également une
structuration des possibilités de manipulation du cube. L'horizon n'est pas une structure schématique
passive et théorique, mais une structure pratique et pragmatique.
Les potentialités qui structurent l'horizon doivent être conçues de manière chiasmatique si
du moins on peut oser ce néologisme. Lorsque je perçois un cube, je sais que ce cube peut
m'apparaître sous une autre de ses faces, mais cette possibilité est conditionnée par quelque
chose : le cube peut m'apparaître différemment si je le tourne. Dans le jeu des apparitions possibles se
joue en même temps une multitudes d'actions possibles de ma part. On touche ici à nouveau le
phénomène de la concordance de l'expérience telle qu'elle est fondée par mon propre corps.
« Privilégions de nouveau la perception. Nous avions jusqu'ici fait porter le regard sur ladiversité des ostensions partielles d'une seule et même chose et sur le changement desperspectives de proximité et d'éloignement. Nous remarquons bientôt que ces systèmesd'ostension ''de'' (quelque chose) sont rattachés à la diversité corrélative des processuskinesthésiques qui ont le caractère propre du ''je fais'', 'je bouge'' » Crise des sciences européennes,traduction p. 183.
Dans l'horizon de perception se trouvent inclus également ses fameuses kinesthèses : ses
sensations internes du mouvement de ma chair qui sont corrélées aux apparitions de la chose.
L'horizon de perception d'une chose implique toujours en même temps une concordance avec un
horizon de perception de son propre corps. Une corrélation essentielle m'impose de voir les
choses d'une certaine manière si je tourne mon propre corps d'une certaine manière. La place des
apparitions de choses entre dans une corrélation contraignante avec la place de mon propre
corps. Si le monde est un horizon, il l'est non simplement en tant qu'horizon d'ostension de, mais
en tant qu'horizon corrélatif où se rejoignent mes actions et mes perceptions. L'horizon n'est donc
pas simplement le visible dans l'objet vu, il est également le faisable dans l'objet manipulé . L'horizon
m'implique en lui non pas simplement sur le monde de la donation passive d'apparition, mais
également sur le mode de l'implication active de la manipulation. Si le monde est un horizon, il
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doit ainsi l'être comme l'est l'horizon d'apparition de la chose : en tant que champ de possibilités
de manipulations, de possibilités d'actions qui m'impliquent en me mettant moi aussi à une place
déterminée.
Il reste que le monde n'est pas un horizon pour les apparitions de la chose, mais un
horizon pour la chose elle-même. Comment comprendre cette différence ?
« de même qu'une chose singulière n'a de sens dans la perception que grâce à un horizonouvert de perceptions possibles dans la mesure où l'authentiquement perçu ''renvoie'' à unediversité systématique d'ostensions perceptives possibles qui lui appartiennent de façoncohérente, de même la chose a-t-elle encore une fois un horizon qui, opposé à cet horizon''intérieur'', est son horizon ''extérieur'' précisément en tant que champ chosique » La crise dessciences européennes, traduction, p. 184.
L'horizon de perception d'une chose est son champ perceptif, c'est son horizon interne. À
cet horizon interne s'oppose un horizon externe, un champ chosique. Comment comprendre ce
champ chosique, horizon extérieur de la chose perçue ? Par l'intermédiaire d'un report
analogique de la structure de l'horizon interne sur l'horizon externe. De même que l'horizon
intérieur d'une chose détermine a priori chacune de ses apparitions actuelles authentiques, et
permet de produire le noème unité de chose, de même l'horizon extérieur détermine a priori
chaque chose en tant que noème, dans son rapport aux autres choses environnantes.
La manière dont je manipule la boîte est prédéterminée par ailleurs par l'ensemble des
objets environnants qui, par mon intermédiaire, interagissent avec la boîte manipulée. Cette boîte
ne m'apparaît pas simplement isolée, mais dans un environnement qui en détermine par avance
l'usage, et par son intermédiaire, la perception. L'horizon extérieur n'est pas simplement la
présence des choses autour de la chose perçue : il est l'ensemble des possibilités de manipulation
des autres choses corrélées aux possibilités de manipulation de la chose perçue. Cet horizon
extérieur n'est pas encore le monde, mais un fragment de monde. Il s'agit d'une partie du monde.
Qu'est-ce qui délimite cette partie du monde ? Le champ de ma perception des choses
immédiatement environnantes autour de la chose perçue. Cette limite n'est pas nette, mais elle
n'a pas besoin de l'être : car ce n'est pas sur ce fragment de monde que porte actuellement
l'attention.
Qu'est-ce alors que le monde ? Le monde est l'horizon de tous les horizons. Qu'est-ce que cette
expression signifie exactement ?
Cela signifie que le monde réunit en lui tous les fragments du monde : il est la visée limite
de tous les fragments du monde, de tous les horizons extérieurs. Ce monde n'est pas actuellement
vu, mais il est toujours co-visé, de telle sorte que nous parvenons toujours à donner une place à
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chaque chose, y compris notre propre corps, en lui. Le monde est l'unité indéterminée, limite, de
toutes les concordances possibles des choses manipulables et visibles. Il contient en lui, à titre
d'idée, la structure de toute manipulation. Il est l'unité de toutes les possibilités des choses dans leur
rapport corrélatif à ma propre perception et à ma propre manipulation.
Mais le monde est horizon de tous les horizons en un autre sens. L'horizon, avons-nous
dit, implique la corrélation entre les possibilités de ma propre subjectivité, et les possibilités
d'apparition de la chose. L'horizon est ainsi toujours référé à une subjectivité qui le vise. Dire du
monde qu'il est l'horizon de tous les horizons, c'est dire qu'il est également l'horizon qui contient
en lui toutes les perspectives possibles de toutes les subjectivités.
« Portons notre attention sur le fait que nous ne sommes pas isolés dans le flux continuel denotre perception du monde, et que nous avons au contraire continuellement en lui uneconnexion avec les autres hommes. Chacun a ses propre perceptions, ses présentifications, sescohérences, chacun éprouve le changement de valeur de ses certitudes en simples possibilités,en doutes, en questions, en apparences. Mais dans le partage de la vie les uns des autres chacunpeut avoir part à la vie des autres. Ainsi le monde n'est-il pas seulement étant pour les hommespris dans leur singularité, mais pour la communauté humaine, et ce déjà par la communisationde ce qui relève du simple niveau de la perception » La crise des sciences européennes, traduction,p. 185.
On peut résumer ici le propos de Husserl par la célèbre phrase de Terence : je suis homme et
rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Comprenons le propos de Husserl qui pourrait être
rapidement l'objet d'un malentendu. Le monde n'est pas la somme des perspectives humaines
portées sur les choses. Le monde ne cesse jamais d'être mon monde. Mais ce monde qui est le mien
contient toujours aussi la perspective des autres : leur horizon compris dans l'horizon dont je fais
l'expérience, et qui participe à la détermination a priori de ce dont je fais l'expérience. Le monde
contient non seulement tous les horizons extérieurs des choses pour moi, mais il contient
également les horizons extérieurs des choses pour les autres. Mon monde contient les horizons des
autres.
Déjà dans la perception, je prends toujours en compte l'horizon impliqué dans la
perspective que l'autre peut jeter sur ce que je perçois. Je vois une chose, mais dans l'horizon
interne de cette chose se trouve aussi impliqué la perspective que l'autre peut jeter depuis le lieu où
il se trouve.
Dans mon monde se trouve impliquée – au moins à titre de possibilité – l'horizon des
autres. Cet horizon des autres est lui aussi déterminant pour la manière dont je dispose et
manipule les objets qui font partie de mon milieu. Ils déterminent tout autant la place qui
LE MONDE PROPRE ET LE MONDE ÉTRANGER.
38
C'est sur le fondement de cette constitution tout à la fois ostensive et technico-pragmatique
du monde que Husserl peut faire la différence entre le monde propre et le monde étranger. Pour
faire une place à cette idée d'un monde étranger, Husserl convoque deux nouveaux concepts :
l'élargissement, et la typique. Le point de vue de Husserl sera alors génétique, ou génératif.
Husserl part du monde propre :
« La chambre, pour ainsi dire, en tant que premier monde environnant proche …élargissement à la sphère proche. Formation continue et transformation des horizons des objetsparticuliers et de l'ensemble du monde environnant proche. Développement de nouvelleskinesthèses complexes » Sur l'intersubjectivité, tome 2, traduction, p. 342.
Pour comprendre le monde étranger, il faut partir du monde propre. La chambre est une
version possible de ce monde propre. C'est l'horizon le plus proche, l'horizon externe immédiat
de chacun des objets actuellement perçu. C'est ce que la Krisis appelle un fragment-de-monde. La
chambre est l'environnement immédiatement co-perçu aux côtés de l'objet perçu, elle est
l'horizon externe déterminant les modalités d'ostension et de manipulation de l'objet perçu. Dans
ce rapport de la chambre à l'objet perçu, des possibilités de perception et de manipulation sont
pré-esquissées concernant la totalité des objets de la chambre. Ces possibilités sont déterminées
selon un certain style, selon un certain type.
Cet horizon externe de la chambre est lui-même contiguë à d'autres horizons possibles,
vers lesquels je peux toujours étendre ma perception. Ces horizons, je les conçois selon le même
style et la même typique que ceux qui déterminent et pré-esquissent chacun des possibilités de
perception et de manipulation des objets de la chambre. Je procède par analogie en reportant sur
l'extérieur de la chambre les mêmes kinesthèses, les mêmes cheminements que ceux qui
structurent l'horizon de la chambre. C'est ainsi que
« L'horizon s'élargit du côté du dehors dans un style d'horizon concrètement prédessiné […]Dans une typique courante, il reste un monde fini qui tient ferme, doté d'une dehors vide quidemeure identique » Sur l'intersubjectivité, tome 2, traduction p. 344-345.
La caractéristique du monde propre ici repose sur deux phénomènes fondamentaux : 1. il
se constitue selon une certain typique 2. il possède un dehors vide, mais dont on projette
formellement les possibilités selon cette même typique.
Il faut examiner ce que c'est que cette typique. Husserl conçoit d'abord la notion de type
en lien avec l'horizon interne :
« La chose, une réalité quelconque comme objet d'expérience possible, a son a priori engénéral, qui en est la pré-connaissance : c'est une généralité indéterminée, mais qui resteidentifiable comme la même ; c'est la généralité d'un type a priori appartenant à un espace de jeu
39
de possibilités a priori. Manifestement, le type, si nous le prenons dans sa totalité, embrasseégalement les propriétés qui ont déjà accéder à la connaissance en acte ». Expérience et jugement,traduction, p. 41-42 [p. 32].
Le type est cette pré-esquisse des possibilités d'apparition, d'ostension d'un objet. Dans le
type se trouvent réservés l'ensemble des possibilités d'ostension d'une chose. Pourquoi appeler
cela un type et non un concept ? Un concept ne détermine-t-il pas, lui aussi, à partir de la
définition objective d'un objet, les possibilités d'expérience de cet objet ? Il suffit de reprendre la
définition kantienne du concept :
« L'objet est ce dans le concept de quoi est réuni le divers d'une intuition donnée » CRP §17.
Le concept est l'unité pensée des intuitions sensibles par lesquelles un objet se présente. Le
concept, par sa définition objective, détermine ces intuitions sensibles, ces apparitions
phénoménales de l'objet. Il produit, à partir de cette définition, une claire délimitation des
possibilités d'apparition d'un objet.
Le type n'est pas un tel concept. Qu'est-ce qui manque au type pour servir ainsi de
concept ? Husserl s'en explique dans le texte qui vient d'être cité : le type est une généralité
indéterminée. Dans le type, je ne suis pas capable de produire la claire délimitation conceptuelle
qui permet d'inclure et d'exclure les possibilités d'apparitions de l'objet. Le type s'apparente
moins au concept kantien qu'au schème kantien.
« C'est cette représentation d'un procédé général de l'imagination pour procurer à unconcept son image que j'appelle le schème de ce concept » CRP, Schématisme.
Le schème est la représentation d'un procédé. C'est un mouvement projeté, la projection
de ce mouvement soumet mon imagination qui procède de la manière dont cette projection
représente le procédé schématique. Le schème est informulable, il est tout entier subjectif, à la
différence du concept qui est tout à fait objectif. Le concept est une règle objective, le schème est
la représentation d'un procédé subjectif de l'imagination, par lequel une multitude d'intuition se
trouvent subsumés sous un concept. La claire délimitation conceptuelle manque au schème.
Ce qu'il faut reconnaître : que le schème, pas plus que le type, n'est capable de déterminer
clairement et distinctement une limite nette entre les apparitions possibles qui appartiennent à un objet et
celles qui ne peuvent pas lui appartenir.
Lorsque je perçois un objet, je peux anticiper une multitude d'apparitions possibles de cet
objet. Ces apparitions possibles sont hyper-variables. Je peux ainsi anticiper une multitude
d'ostensions de l'objet perçu, y compris celles qui ne seront jamais actualisées. Cette multitude
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anticipée rend possible que je reconnaisse un même objet, même lorsqu'il se présente sous des
faces que je n'ai jamais vu. Là où le concept est fermé, le type reste ouvert. Dans le type, je ne peux
rien exclure de la manière dont un objet se présente à moi.
Le type réunit donc bien les possibilités d'apparition d'un objet, mais il ne les réunit pas
sous une règle précise et objective qui permettrait d'exclure certaines possibilités d'apparition de
cet objet. Le type réunit ainsi en lui une multitude indéterminée de possibilités d'apparition de
l'objet, mais sans permettre que chacune d'entre elle puisse être représentée clairement et
distinctement comme étant soumis à une règle objective. Il n'y a pas de règle inamovible qui
permet de réunir ces apparition et en même temps d'exclure tout ce qui n'est pas soumis à cette
règle. Comment le type forge-t-il l'unité de ces possibilités d'apparitions si aucune règle n'est
formulée ?
Cela ne peut se comprendre objectivement, mais subjectivement. Le type réunit des
possibilités d'apparition d'un objet d'après leur style d'ostension possible. C'est une certaine
continuité dans le mouvement de la perception, et dans le mouvement de l'objet qui détermine l'unité du
type.
Lorsque je perçois le vol d'un oiseau, j'anticipe un certain nombre de tournants possibles
de cet oiseau. J'inclus son vol dans un espace : il peut tourner à droite ou à gauche, accélérer ou
freiner. C'est ma perception de son mouvement qui détermine, de manière continue, les
possibilités de mouvement à venir. Une continuité s'établit dans ma chair dans mes propres
mouvements pour suivre le vol de cet oiseau. Et, sans que j'ai pour cela à faire quelque calcul
mathématique, je suis capable d'anticiper une multitude d'orientation de l'oiseau perçu. Je n'ai
pas besoin d'une règle objective pour suivre ce point en mouvement, la projection des
mouvements avenirs possibles se produit selon une certaine continuité avec le mouvement passé
de ce même point.
Or cette continuité possède son propre style. Je ne produis pas les mêmes anticipations
lorsque je regarde l'envol d'un simple pigeon, au vol toujours continu et régulier, et lorsque je
regarde le vol d'une hirondelle qui virevolte. Le type de ces vols n'est pas le même. L'espace dans
lequel j'inclus le vol du pigeon est beaucoup plus linéaire que celui de l'hirondelle toujours en
train de changer brutalement de direction. Chacun a son style. Le vol de l'hirondelle me surprend
toujours, elle se retourne en permanence, et suit des directions toujours nouvelles. Cette surprise
n'est cependant pas absolue. Regardant le vol de plusieurs hirondelles, je sais devoir m'attendre à
de nouveaux retournements. La surprise constante, l'imprévisibilité de son vol fait partie de
l'espace dans lequel j'inclus cette hirondelle. Je constate ainsi facilement que je peux dessiner un
41
espace dans lequel est inclus le vol de l'hirondelle : celui du square entouré de maisons dans
lequel je me trouve en tant qu'observateur, et que l'hirondelle parcourt en tout sens. Cet espace
n'est pas clairement délimité : l'hirondelle peut soudain sortir du square, y revenir. Elle peut
sortir du square par l'ouverture d'une rue, prendre de l'altitude, etc. Mais je peux grossièrement
anticiper ce que peuvent être ses mouvements. Cette anticipation n'est pas nette, elle reste
ouverte, comprend ainsi l'impossibilité d'une véritable surprise. Cette anticipation n'est pas
fondée sur ma connaissance de l'anatomie de l'hirondelle, ni sur la connaissance mathématique
des vecteurs de vols possibles, et moins encore sur mes connaissance physiques sur le rapport
entre la portance de l'air et l'envergure de l'oiseau observé. Cette anticipation se fonde seulement
et uniquement sur la continuité des mouvements observés, projetés dans des possibilités d'avenir
proche. Cette simple continuité, vécue subjectivement dans mon corps d'observateur, n'est pas
fixable objectivement. C'est elle qui permet l'ouverture large des possibilités de mouvements.
Le type est l'unité de ces possibilités qui me permettrait, alors même que je ne suis plus
capable de distinguer les objets avec précision, de discerner le vol d'un pigeon du vol 'une
hirondelle.
Il faut le noter alors : le type n'inclut pas simplement des possibilités de mouvement de
l'hirondelle, mais également mes propres possibilités de mouvements incluses dans l'idée d'une
observation suivie de ce vol. Ce type est une anticipation indéterminée des mouvements de
l'hirondelle comme de mes propres mouvements corrélés à l'observation de l'hirondelle. Et c'est
parce qu'il inclus toujours en même temps des mouvements de mon propre corps qu'il est
possible. C'est depuis mon propre espace que se révèle l'espace indéterminé ouvert au vol de
l'hirondelle.
C'est ce même style vécu subjectivement qui détermine le type de tous les objets de mon
environnement immédiat. Chaque objet possède son type, qui rend possible que j'anticipe un
horizon indéterminé de possibilités d'apparition de cet objet, de la même manière que j'anticipais
de manière indéterminée le vol d'une hirondelle. Ce style typique de l'horizon interne d'un objet
peut se trouver reporté dans l'horizon externe :
« Mais toute typique particulière, toute typique de réalités particulières est environnée par latypique de la totalité appartenant à l'horizon total du monde pris dans son infinité. Dans le fluxde l'expérience du monde, de la conscience du monde dans la pleine concrétion de son décourssuccessif, le sens d'être ''monde'' demeure invariant, et avec lui l'édification de ce sens d'petrequi se structure à partir des types invariants des réalités singulières » Expérience et jugement,traduction p. 42 [p. 33].
Le monde environnant est lui-même structuré selon cette typique. L'horizon extérieur de
42
tout objet, les fragments-de-monde suivent une structure analogue à cette typique de l'horizon
interne. Cette typique du fragment de monde dans lequel je vis ne contient pas seulement des
possibilités d'ostension. Il contient également des possibilités d'actions. La typique implique
toujours en même temps une « relation possible à des besoins humains » (Sur l'intersubjectivité,
tome 2, p. 350).
« Ce qui nous affecte est d'avance connu, au moins en tant qu'il est, d'une certaine manièregénérale, un quelque chose pourvu de déterminations ; il est donné à la conscience sous la formevide de la déterminabilité, donc assorti d'un horizon vide de déterminations (''certaines'' restantindéterminées, inconnues » Expérience et jugement, p. 44 [34].
C'est ici qu'intervient la deuxième condition de l'établissement du monde propre : de la
même manière que je peux anticiper l'horizon du vol de l'hirondelle, de la même manière
j'anticipe l'extérieur de ce fragment-de-monde. Il y a, en dehors de ce que je vois immédiatement
de ce fragment-de-monde que je vois, une suite, un dehors. Ce dehors est vide : je n'en vois pas les
objets. Mais je peux parfaitement les imaginer, ou pour être plus précis : j'imagine très bien le style
d'après lequel ces objets peuvent se présenter. Le dehors de mon horizon immédiat est toujours
projeté selon le même style que celui qui structure justement cet horizon immédiat. Mon monde
est fini, mais il a en dehors de lui un monde qui lui ressemble. Il contient mon humanité tout
entière : avec la somme continue de mes mouvements, des mes actions et de mes perceptions
possibles, le tout réuni selon une certaine typique, selon un certain style d'expérience. C'est alors
que le monde étranger peut entrer au contact du monde propre :
« Il est également possible que ce monde demeure certes relativement conservé en tant quemonde enveloppant une humanité fermée, mais que dans la vie humaine, des extensions soientmotivées et se constituent , qui modifient le style du dehors ouvert, à savoir le ''modalisent''d'une certaine manière. L'analogie concrète est brisée de part en part. L'humanité entre enrelation avec une humanité étrangère … Ce qu'il y a de propre à l'étrangeté, c'est que l'ensembledu style du monde extérieur, du dehors dont la représentation est vide, est brisé de part enpart » Sur l'intersubjectivité, tome 2, p. 345.
La représentation d'un dehors vide, d'un dehors dont j'ignore le contenu, se constituait
selon une continuité analogique de style avec le monde vécu. Il y avait un dehors, j'ignorais de
quoi il était fait, ce qu'il contenait, quels objets étaient compris en lui, mais j'imaginais bien que
ces objets devaient se présenter et se manipuler selon un style d'expérience analogue à celui qui
structure mon monde propre. La sphère d'application du type concret de mon expérience, était
étendu à une dehors vide.
L'étrangeté se présente quand précisément ce style est brisé de part en part. Je ne peux plus
comprendre les objets rencontrés d'après le style concret qui a été celui de mon expérience
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jusqu'à présent.
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