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Marquet et le ’’socialisme municipal’’ : l’action économique et sociale Hubert Bonin, professeur d’histoire à l’Institut d’études politiques de Bordeaux (Centre Montesquieu d’histoire économique-Université de Bordeaux 4) [[email protected]] Adrien Marquet a régné sur la mairie de Bordeaux de 1924 à 1944 ; c’est pour le moment le maire qui y a exercé son mandat le plus longtemps après Jacques Chaban-Delmas et avant même Gautier, sous le Second Empire 1 . Un cinquième de siècle à la tête d’une grande ville, c’est tout de même imposant ! Certes, l’État et le préfet 2 , en ces temps de centralisation de l’appareil administratif, assuraient un strict contrôle a priori de la vie des collectivités locales et exerçaient ’’le pouvoir exécutif’’ en mettant en œuvre les décisions des municipalités. Toutefois, le maire était bel et bien le chef de la majorité municipale et exerçait quant à lui une sorte de ’’pouvoir législatif’’, à la tête de ce petit ’’parlement’’ municipal ; et l’on sait que, sous la III e République, les majorités politiques, au Parlement, pesaient d’un poids souvent déterminant sur l’exercice du pouvoir ministériel et exécutif… Le pouvoir d’initiative de la Ville est donc étendu 3 , en particulier pour la voirie, les transports, la police des marchés, l’aide sociale, l’aménagement urbain, l’instruction publique, l’hygiène et la salubrité, la police et la lutte contre le feu, etc. Par surcroît, comme l’a montré B. Lachaise, Marquet disposait d’une ’’surface’’ politique importante et de plus en plus large, en tant que député, ce qui lui procurait l’accès direct aux réseaux d’influence parisiens, bien qu’il fût socialiste et que le centre-droit ait gouverné le pays pendant une petite majorité des années 1924-1940. Un signe de cette capacité d’influence pourrait être donné par son accession à des fonctions ministérielles en 1934. S’il devient ministre du Travail et s’il reste connu pour son « plan Marquet », c’est bien que ce maire de Bordeaux portait une réputation d’activisme municipal, de promoteur de ’’grands chantiers’’ ; l’on peut donc penser qu’il symbolisait (lui aussi) ce ’’socialisme municipal’’ ou ce réformisme d’un dirigeant de collectivité locale qui faisait à l’époque la renommée des élus ’’bâtisseurs’’ ou ’’progressistes’’. Cela

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Marquet et le ’’socialisme municipal’’ : l’action économique et sociale

Hubert Bonin, professeur d’histoire à l’Institut d’études politiques de Bordeaux (Centre Montesquieu d’histoire économique-Université de Bordeaux 4)

[[email protected]]

Adrien Marquet a régné sur la mairie de Bordeaux de 1924 à 1944 ; c’est pour le moment le maire qui y a exercé son mandat le plus longtemps après Jacques Chaban-Delmas et avant même Gautier, sous le Second Empire1. Un cinquième de siècle à la tête d’une grande ville, c’est tout de même imposant ! Certes, l’État et le préfet2, en ces temps de centralisation de l’appareil administratif, assuraient un strict contrôle a priori de la vie des collectivités locales et exerçaient ’’le pouvoir exécutif’’ en mettant en œuvre les décisions des municipalités. Toutefois, le maire était bel et bien le chef de la majorité municipale et exerçait quant à lui une sorte de ’’pouvoir législatif’’, à la tête de ce petit ’’parlement’’ municipal ; et l’on sait que, sous la IIIe République, les majorités politiques, au Parlement, pesaient d’un poids souvent déterminant sur l’exercice du pouvoir ministériel et exécutif… Le pouvoir d’initiative de la Ville est donc étendu3, en particulier pour la voirie, les transports, la police des marchés, l’aide sociale, l’aménagement urbain, l’instruction publique, l’hygiène et la salubrité, la police et la lutte contre le feu, etc. Par surcroît, comme l’a montré B. Lachaise, Marquet disposait d’une ’’surface’’ politique importante et de plus en plus large, en tant que député, ce qui lui procurait l’accès direct aux réseaux d’influence parisiens, bien qu’il fût socialiste et que le centre-droit ait gouverné le pays pendant une petite majorité des années 1924-1940.

Un signe de cette capacité d’influence pourrait être donné par son accession à des fonctions ministérielles en 1934. S’il devient ministre du Travail et s’il reste connu pour son « plan Marquet », c’est bien que ce maire de Bordeaux portait une réputation d’activisme municipal, de promoteur de ’’grands chantiers’’ ; l’on peut donc penser qu’il symbolisait (lui aussi) ce ’’socialisme municipal’’ ou ce réformisme d’un dirigeant de collectivité locale qui faisait à l’époque la renommée des élus ’’bâtisseurs’’ ou ’’progressistes’’. Cela incite par conséquent à soupeser la réalité qui s’exprime de l’analyse des faits, voire des ’’hauts faits’’, du maire Marquet : a-t-il été véritablement le grand maire bâtisseur, progressiste, qu’on a bien voulu voir en lui ? Les aléas des années 1940-1954 et le trouble alors apporté à l’image de marque ’’historique’’ de Marquet ont pu ternir la ’’mémoire’’ ; c’est pourquoi il faut engager un ’’procès en réhabilitation’’ du maire Marquet, sans qu’on sache d’ailleurs à l’avance s’il se conclura par une évaluation favorable de ses activités… Signalons tout de même avant tout que l’accession d’un socialiste à la mairie de Bordeaux constitue en soi un véritable symbole de ’’lutte des classes’’ : dans une ville dont les réseaux notabiliaires constituent l’ossature de l’exercice du pouvoir économique et social, voire culturel, où les bourgeoisies d’affaires et les bourgeoisies connexes (banque,

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assurance, une partie de la ’’bourgeoisie de robe’’ et du droit, une partie de la presse, etc.), la percée du principal opposant à la majorité de droite qui gouverne entre 1919 et 1925 représente tout de même à coup sûr un choc. Est-ce pour autant qu’une rupture est intervenue dans la politique économique et sociale ? que la structure des rapports économiques et sociaux a pu être – même légèrement – modifiée à l’échelle de la cité girondine ?

1. Pour le progressisme municipal : des modèles pour Marquet ?

Le ’’socialisme municipal’’ (ou ’’broussisme’’, du nom de son théoricien, Brousse, courant inséré aussi dans ce que l’on appelait le ’’possibilisme’’) avait prôné dans les années 1890 la multiplication d’îlots de socialisme parmi les collectivités locales, notamment pour la création de services publics efficaces ; mais ces théories avaient été condamnées par la majorité des tendances socialistes du tournant du siècle, car le réformisme avait alors mauvaise presse au sein de courants qui se voulaient révolutionnaires, parfois marxistes – les guesdistes –, en tout cas résolument partisans d’une rupture avec le capitalisme et d’un rejet de toute compromission avec la puissance publique – notamment le fameux État patron et/ou gendarme… D’ailleurs, quand Millerand avait prôné la participation au gouvernement que mettait en place la majorité de centre-gauche qui s’était structurée en 1899 en pleine affaire Dreyfus, le ‘millerandisme’ s’était fait tancer par une énorme majorité de socialistes, y compris les jauressiens. Les socialistes modérés n’avaient pas rejoint la jeune SFIO en 1905 et ces ’’socialistes indépendants’’ s’étaient associés à la majorité radicale pour animer la majorité jusqu’à la veille de la guerre. Pourtant, peu à peu, des socialistes avaient conquis des mairies (depuis Montluçon, la première ainsi obtenue) et l’idée qu’on pouvait tout de même contribuer au bien-être du peuple en améliorant et en diversifiant les services publics avait gagné du terrain. La SFIO elle-même, lors de son congrès de Saint-Quentin en 1908, avait fini par reconnaître l’utilité du socialisme municipal4. Dans l’entre-deux-guerres, ce réformisme devient paradoxalement majoritaire, alors que la SFIO de Blum reste, au niveau national, hostile à tout « exercice du pouvoir » au sein d’un régime capitaliste et que, surtout, le PCF entretient le mythe d’une révolution soviétique.

A. Une politique urbaine progressiste ?

Les raisons du succès du socialisme municipal sont à trouver dans l’énorme vague d’urbanisation qui balaye les cadres sociaux du 19e siècle à partir des années 1890 : la poussée de la seconde révolution industrielle, de la classe ouvrière et du petit peuple des services, de l’exode rural et de l’immigration débouche sur une nouvelle crise de la ville5 – après celle vécue6 par quelques grandes cités dans les années 1830-1850. La ’’demande sociale’’ de services publics et d’urbanisme devient pressante tandis qu’une ’’offre’’ prend corps : nombre d’élus se soucient de rebâtir sans trop tarder un cadre de vie plus favorable à

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l’épanouissement des individus, familles ou citoyens, au nom d’un certain humanisme progressiste7, de campagnes pour la santé et l’hygiène – ’’l’hygiénisme’’, etc.

Les communistes entreprennent de toute façon de quadriller les quartiers populaires de militants et de réseaux d’associations-gigognes qui leur fournissent des moyens d’action privilégiés pour conquérir des municipalités puis pour les gérer. Annie Fourcaut8 a bien montré comment Clamamus avait marqué à Bobigny l’histoire du communisme municipal dans la jeune banlieue rouge du département de la Seine, tout comme le PCF l’entreprend dès qu’il conquiert Saint-Denis9 – au-delà de la figure emblématique de Doriot –, Ivry (Georges Marrane) ou Malakoff. Cependant, les réformistes ne restent pas inactifs et, au contraire, se dotent d’un corps de doctrine qui métamorphose le réformisme : l’aménagement de la ville, du logement et des services publics devient leur règle d’action. Une gauche urbaniste s’affirme, loin des idées philanthropiques d’une droite sociale-libérale et chrétienne-sociale qui avait, dès les années 1890-1910, prôné les habitations à bon marché et le renforcement des réseaux d’aide sociale. Construire des quartiers populaires salubres, doter la ville des équipements scolaires, sanitaires, culturels même, pour la guérir de sa crise, tout cela devient légitime et s’affirme comme la raison d’être de dirigeants du centre-gauche et de socialistes.

C’est alors que se constitue l’image du ’’maire bâtisseur’’, du maire social ; la vieille utopie des ’’îlots socialistes’’ de transformation urbaine et sociale se transforme en pratique – même si leur insertion dans ’’l’économie de marché’’ est elle aussi réelle (par le biais des contrats de BTP, par exemple). Des figures du progressisme municipal accèdent à une certaine renommée, tel Henri Sellier, maire de Suresnes, président du conseil général de la Seine, de l’Office de HBM de la Seine – qui a parrainé la construction de 17 000 HBM (habitations à bon marché) dans une dizaine de cités de banlieues – et ministre de la santé et de l’hygiène sous le Front populaire10, l’apôtre en France des ’’cités-jardins’’11 –, ou tel André Morizet, maire de Boulogne-sur-Seine12, etc. Il est vrai que, comme l’a montré Françoise Choay13, c’est l’époque où – un peu comme en Allemagne et son Bauhaus – s’établit un rapport moderne entre les architectes, le logement collectif et la jeune notion d’urbanisme14. Un modernisme de la ville sociale s’esquisse, et, pour reprendre l’expression d’Annie Fourcaut, de nombreuses municipalités de gauche deviennent « des bancs d’essai des modernités » – dans les limites de leur marge de manoeuvre par rapport aux compétences juridiques des collectivités locales, à leurs capacités financières et à la forte tutelle de l’État. Dans leur majorité, ce sont des communes de la Seine, de la proche banlieue parisienne (Pantin, Le Kremlin-Bicêtre, Champigny-sur-Marne, etc.), qui accueillent ces courants réformateurs, de l’extrême-gauche communiste au centre-gauche radical. Est-ce que ce mouvement a essaimé en province ? En région lyonnaise, Lazare Goujon a été le maire de Villeurbanne (en 1925-1935) qui a lancé la cité des gratte-ciel et remodelé le centre de cette cité de banlieue15 ; aussi décrié qu’il ait été,

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le radical Édouard Herriot16 lui-même a pris à bras le corps des programmes d’aménagement de Lyon, dont il a été maire de 1904 à 1957 ! Les quartiers de Gerland (HBM, stades, écoles, abattoirs), de Grange-Blanche (hôpital) et des États-Unis (parmi les premiers grands ensembles de logements collectifs et sociaux), etc. ont bénéficié d’investissements porteurs d’un radicalisme social et urbaniste à la hauteur de la métropole lyonnaise, influencé parfois par les élans de l’architecte Tony Garnier. Mais des occasions de comparaison manquent car l’histoire urbaine provinciale manque encore de références historiographiques – si l’on excepte les recherches concernant la reconstruction17 qui a suivi les deux guerres mondiales et les études concernant les grands ensembles des années 1950-1980.

Quoi qu’il en soit, l’évaluation de l’action du maire Marquet suppose d’identifier ce qu’on a appelé après 1945 une « politique urbaine »18. Certes, les grands travaux d’Haussmann19 constituent la référence forte, avec leur équivalent à Bordeaux, d’une part dès le XVIIIe siècle (sous l’intendant Tourny), d’autre part dans les années 1850-1880. Mais les ‘plans’ d’aménagement (comme le plan Prost pour la région parisienne et les plans concernant Paris même) qui fleurissent dans l’entre-deux-guerres quand émerge l’urbanisme20 montrent combien la politique urbaine devenait une exigence pour les pouvoirs publics et les autorités municipales21. Les contraintes de la modernisation de la ville définissent alors des axes d’action : percées de nouvelles voies et places ; investissements en équipements d’hygiène et de voirie urbaine, de santé hospitalière, d’accompagnement sanitaire et social (avec les dispensaires, notamment) ; intensification des transports en commun ; mobilisation des acquis de l’architecture moderne au profit des équipements municipaux (scolaires, sportifs, culturels) et du remodelage du tissu urbain, etc. Par ailleurs, l’insalubrité de nombreux logements populaires et l’afflux de population incitent à une politique du logement social – que l’État encourage avec des lois en 1919 (Cornudet), en 1921 (Sarraut) et 1928 (Loucheur) – qui s’exprime surtout alors par les fameuses HBM (habitations à bon marché). Il faut loger le peuple22 ! Est-ce que Marquet a assumé lui aussi cette mission clé ? Est-ce que son socialisme s’est exprimé par le biais d’une politique sociale du logement23 ?

Si les communes restent soumises à la tutelle stricte de l’appareil d’État (préfet et Conseil d’État), notons que divers textes réglementaires (en 1926-1930) élargissent leur capacité d’intervention, par exemple pour « la réalisation d’améliorations urbaines » ; elles peuvent s’engager par le biais de régies, de participation à des sociétés et, banalement, par leurs investissements et des emprunts. Une grille d’évaluation des initiatives du maire Marquet est donc disponible pour ce qui concerne la politique urbaine et la politique de logement social ; pour jauger son volontarisme et son habileté ou son désir d’élargir sa marge de manœuvre par rapport aux contraintes budgétaires, réglementaires et sociologiques24. Des ‘modèles’ étrangers sont d’ailleurs disponibles en sus des modèles des réformistes de la région parisienne, qu’ils viennent d’Allemagne, de Belgique ou de Grande-Bretagne. Signalons enfin qu’une petite

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communauté socialiste a pu se constituer en Gironde, puisque Marquet a été rejoint par d’autres élus de gauche comme Antoine Cayrel, au Bouscat (maire lui aussi de 1925 à la fin de la guerre) ou Marie-Alexis Capelle, à Bègles (à partir de 1925).

B. Un maire militant en faveur du peuple ?

Un axe d’évaluation plus banal conduirait aux sources même du socialisme municipal : en quoi Marquet a-t-il appliqué à Bordeaux les préceptes socialistes ? a-t-il agi en faveur du peuple, de sa ‘condition’, de son bien-être ? Face au patronat et à la grande bourgeoisie, a-t-il adopté des positions ‘rouges’ qui auraient permis de contribuer à l’amélioration de la condition ouvrière ? des conditions de travail sur le port, en particulier ? A-t-il favorisé l’expansion du mouvement syndical, soutenu les grévistes en lutte, notamment dans les quartiers populaires comme celui de La Bastide ou de la gare du Midi ? Peut-on prétendre qu’un ‘front’ se serait constitué qui aurait relié le syndicalisme réformiste (la CGT, enseignants, etc.), la SFIO, la Mairie ? qu’une osmose s’est établie entre les conseillers municipaux et les militants ? Ou bien au contraire ce moyen bourgeois qu’était Marquet a-t-il cédé aux fantasmes de la ’’considération’’ sociale, de l’intégration dans les cercles de la bonne bourgeoisie de La Rousselle, du cours Xavier-Arnozan ou des Chartrons ? La municipalité Marquet a-t-elle dérivé vers un ’’modérantisme’’ fait de compromissions dans les relations sociologiques, de pâleur dans l’idéologie, de timidité dans l’action ?

2. Un maire moderne ?

Indéniablement, Marquet se veut un maire ’’moderne’’ : il se construit une image de marque où le progressisme lié à son idéologie socialiste s’exprime d’abord par un attachement fort à la modernité.

A. Pour un socialisme moderne et efficace

Certes, il est socialiste et membre de la SFIO, mais il veut montrer et prouver qu’il n’est pas attaché aux vieilles lunes du socialisme, que son socialisme est donc moderniste : « On imagine que nos doctrines radicales et socialistes sont d’anarchie, nous démontrerons qu’elles sont d’organisation. »25 C’est en modernisant la ville, en l’aérant, en l’épurant de ses poches d’insalubrité, qu’il contribuerait au progrès général. Nombre de discours tenus lors des grandes manifestations publiques insistent sur cette modernité, en autant de tribunes aux yeux de l’opinion publique, mais aussi des autorités et des bourgeoisies bordelaises.

C’est qu’un dentiste quasi inconnu, Marquet, a succédé à un grand patron de l’industrie girondine, Fernand Philippart, dirigeant de la Grande Huilerie bordelaise – située sur la rive droite, entre La Bastide et Bassens –, maire entre 1919 et 1925. Il lui faut donc se doter d’une stature qui lui permette de tenir son rang parmi les notables de la cité –

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que, de par son statut, il est amené à côtoyer fréquemment. L’inauguration de la Foire de Bordeaux – comme en juin 1931 – lui fait ainsi côtoyer plusieurs ministres et toutes les notabilités étatiques ou bourgeoises locales, les ’’corps constitués’’.  Bref, Marquet s’intègre à ce groupe de maires de grandes villes désireux d’insérer leur cité dans le courant de modernité qui traverse l’Europe dans l’entre-deux-guerres, en une sorte de fièvre d’aménagement et d’investissement, en fait au nom du progrès. L’on peut penser que Marquet, fils du socialisme jauressien et héritier du positivisme et des Lumières, adhère lui aussi à cette volonté de progrès.

Au-delà de son attachement au progrès et à la modernité, identifier chez Marquet une ’’pensée économique’’ reste aléatoire, surtout pour les années 1920, où le système libéral semble efficace, car l’on ne dispose pas de textes suffisamment longs, cohérents et explicites sur ce registre. Néanmoins, l’équipe Marquet a tendance à favoriser l’élargissement de l’appareil économique municipal pour contenir la poussée des firmes capitalistes ; on sent ces socialistes réticents devant les avancées des concessionnaires et autres gestionnaires de délégations de service public. Ainsi, la municipalité Marquet favorise la création de régies ; d’un côté, la philosophie socialiste de la majorité pousse à la réintégration au sein de l’appareil économique municipal de plusieurs activités jusqu’alors externalisées – en délégation de service public. D’un autre côté, au sein même du système municipal, elles lui semblent pouvoir mieux stimuler le personnel : des centres de profits et de pertes et des pôles de gestion sont mieux identifiés, ce qui est à coup sûr plus motivant, avec une chaîne plus courte dans l’exercice des responsabilités. La création en 1926 des régies du chiffonnage, de l’habillement et des travaux de fontainerie en est un premier signe ; elle est suivie en 1927 par la régie des terreaux, en 1928 par celles du plaçage et des parasols (pour les chaises des parcs publics), des chalets de nécessité et du poids public. La promotion de la Régie du gaz et de l’électricité constitue aussi un acte symbolique de la mise en valeur de la gestion publique face à la gestion privée et donc du capitalisme, au nom d’une meilleure défense de l’intérêt général. Il s’agit bien de prouver que, à Bordeaux comme dans d’autres métropoles, le socialisme municipal est viable et efficace ; ainsi, la Régie « n’est plus un champ d’observation ou d’étude, mais une affaire des plus florissantes, très démonstrative de la capacité des collectivités à gérer les entreprises publiques [face aux] financiers internationaux qui ont su accaparer les grosses affaires de gaz ou d’électricité du monde entier » 26, comme la Société lyonnaise des eaux & de l’éclairage, si puissante dans l’agglomération pour la gestion de l’eau et à l’échelle du pays dans l’électricité et le gaz.

Ce n’est que pendant la crise des années 1930 que Marquet se soucie de préciser quelque peu un corpus d’idées économiques, plutôt floues – mais la SFIO dispose-t-elle vraiment à cette époque d’un corpus d’idées économiques structuré et cohérent, unanimement défini ? De façon classique au sein de la gauche, Marquet se préoccupe de défendre « le travail », donc peu ou prou l’emploi et les revenus salariaux. Il adopte

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alors une ligne qui tranche avec l’idéologie sociale-libérale dominante ; comme d’autres socialistes (les planistes, le courant Reconstruction au sein de la SFIO, etc.), il préconise une dose d’interventionnisme public pour tenter de résoudre les difficultés vécues par l’économie européenne. Après que le Parlement vote une loi protégeant la viticulture, il s’interroge : « Sera-t-il possible, dans le cadre national, de tenter des expériences identiques, qui seront appliquées à d’autres productions importantes, ou laissera-t-on, pour certains produits, un régime de liberté totale, ou appliquera-t-on à d’autres une discipline systématique ? M. le député-maire de Bordeaux croit à l’efficacité de cette deuxième méthode. Mais, si l’État doit, demain, poursuivre son action dans la voie de l’intervention […], son intervention aboutira-t-elle à une sorte de capitalisme d’État, prélude d’une organisation sociale reposant sur une économie générale nouvelle ? »27 Doit-on y voir une forme de socialisme préconisant la « rationalisation » et une « économie organisée », un peu comme le souhaitent certains socialistes allemands ou belges ? quelque ’’corporatisme’’ progressiste désireux de réduire la concurrence libérale devenue excessive, notamment pour ses effets sur l’emploi, et de négocier une sorte d’entente sur les ententes ? C’est ce qu’entreprend d’ailleurs le New Deal de Roosevelt en 1933-1935, sans qu’on sache comment Marquet a pu percevoir ce dernier.

L’intervention de la puissance publique pour accélérer la modernisation économique puis pour tenter de limiter les effets de la crise pourrait ainsi constituer un élément de compréhension de la pensée économique de Marquet – et ce serait en cohérence avec son passage au ministère du Travail, quand il lance son ’’Plan Marquet’’ de ’’grands travaux’’. Mais la droite elle aussi, en 1929-1932, prône un « programme d’outillage national », pour accélérer l’équipement d’un pays alors au sommet de sa prospérité (jusqu’en été 1930). A Paris, une droite et une gauche modernistes se rejoignent ainsi sur des projets d’équipement du pays, en particulier dans l’énergie et les transports. Aussi, à Bordeaux, sur de telles positions, l’on comprend que la mairie et les milieux patronaux puissent converger pour mettre en œuvre des programmes d’investissement destinés à profiter à l’ensemble de la place économique.

B. Marquet, le grand communicateur ?

L’on doit confier qu’une évaluation des réalisations (effectives) de Marquet et du degré de ’’modernité’’ affecté à son œuvre supposerait une objectivité qu’on aura du mal à atteindre. Tout d’abord, l’issue de sa carrière politique et l’ombre que risque d’apporter l’œuvre d’envergure de ses successeurs Chaban-Delmas et A. Juppé risquent de réduire la portée de ces deux décennies d’activité. A l’inverse, tout jugement sera entaché d’optimisme dès lors que nous pensons que Marquet a été un précurseur en matière de communication politique. Paradoxalement, en effet, ce moyen bourgeois de province, ce dentiste, ce militant et cet élu socialiste a réussi à acquérir au bout de quelques années un remarquable savoir-faire en communication institutionnelle – et cela même avant de

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glisser de la SFIO aux Néos. Instinctivement, de toute façon, c’était déjà un bon orateur et un excellent maître dans la mobilisation de l’audience lors d’une réunion ou d’un meeting. Mais il a vite pressenti combien un maire qui se voulait moderne devait promouvoir cette modernité ; peut-être le maire socialiste, comme nous l’avons suggéré en première partie, se sentait-il manquer de légitimité vis-à-vis des puissances économiques girondines et des bourgeoisies et a-t-il souhaité marteler dans l’opinion les acquis de ses mandatures. Dès 1929, il a bénéficié d’un certificat de réussite de la part du ministre Loucheur qui trouve en Marquet un bon adepte de « la loi Loucheur » en faveur des HBM et le félicite pour « les magnifiques résultats de la politique municipale »28…

De façon banale, l’inauguration des équipements mis en place par la municipalité ou les pouvoirs publics procure autant d’occasions de conduire cette politique de communication. La pose de la première pierre des chantiers des équipements municipaux puis la cérémonie de leur livraison aux usagers ou habitants (pour les HBM) sont soigneusement célébrées. L’ouverture de la Foire de Bordeaux, chaque année au printemps fournit une bonne occasion de communication car, sur ce terrain neutre de toute implication politique, le maire peut soigner son image d’édile soucieux du développement économique local, du « travail ».

Ainsi, en 1931, ce qui frappe les visiteurs est une « entrée monumentale »29, marquée notamment d’un porche de deux ensembles symétriques de trois colonnes reliés par une

décoration métallique, le tout digne d’un carton de science-fiction, dans la ligne des élans néoclassiques et néo-antiques qui apparaissent dans l’architecture parisienne de

l’époque. « L’entrée monumentale et l’ensemble imposant des galeries et des pavillons » sont un signe que Bordeaux sait tenir son rang, quels que soient les aléas

internationaux, et le maire s’associe pleinement à cette réalisation du Comité de la Foire.

Plus spectaculaire est la participation de Bordeaux à l’Exposition internationale des arts et techniques de Paris en 1937, où la Ville marque un grand coup en mêlant une association à ce grand événement rassembleur qui éclôt sous le Front populaire et la promotion des intérêts bordelais et girondins : c’est comme un couronnement de l’œuvre de Marquet dans la capitale, après le semestre passé au ministère du Travail en 1934.

Le pavillon de Bordeaux à l’Exposition de 1937 constituait « une entrée triomphale à la partie du Centre régional qui avait été réservée à la Guyenne et à la Gascogne.

Marquet avait voulu un édifice moderne pour présenter les maquettes des grands travaux qu’il patronnait30. Sa monumentalité le place bien dans le courant moderniste et

grandiloquent de l’époque. Précédée de colonnes rostrales, une façade haute et étroite présentait une grande verrière coloriée de Gaston Marty, encadrée par deux piles aux

profils sinueux et nets, mais avec des bossages chargés de rappeler discrètement le XVIIIe siècle. A l’intérieur, le visiteur était confronté à un panneau décoratif de 34 mètres de long que Rigaud père et fils avaient consacré à la gloire de Bordeaux, régnant sur ses

vignes, ses forêts et recevant les présents de ses colonies. Des sculptures de Joseph Rivière représentaient des vignerons et des vendangeuses. En somme, le parti adopté

avait pour but de donner l’image d’une grande cité chargée d’histoire au cœur d’un riche terroir agricole, miraculeusement préservé des ravages de l’industrie »31, ce qui

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était quelque peu ambigu de la part d’une mairie socialisante désireuse de s’appuyer sur une base populaire citadine, sur les ouvriers et les employés…

De façon plus diffuse, Marquet a su peu à peu mobiliser l’imprimé. La SFIO relaye évidemment les thèmes clés de propagande à travers son propre journal local, Le Cri du peuple – mais son audience reste à préciser au-delà d’un cercle de convaincus… Marquet lui-même a pénétré les circuits de la presse locale pour y renforcer son image de marque d’acteur du progrès économique et de la modernité32. Nous ignorons si l’évolution politique de Marquet et son entrée au gouvernement lui ont procuré le ’’crédit’’ nécessaire ou si c’est la réalité de son œuvre qui a convaincu la place de ses qualités. Quoi qu’il en soit, la revue Le Sud-Ouest économique, plutôt influente dans le monde des affaires de la région et publiée par l’importante maison d’imprimerie et d’édition Delmas, met de plus en plus en valeur les initiatives de l’équipe Marquet, d’abord pour le logement social, puis pour divers grands chantiers. Un sommet de cette convergence nous semble être le numéro spécial de la revue Le Sud-Ouest économique paru au printemps 1935 et consacré à Bordeaux, avec un vaste titre : « Bordeaux, grande cité moderne »33, où sont évoquées les grandes réalisations de la mairie, qu’elles soient récentes ou en cours de réalisation. Cet effort de propagande associe étroitement toutes les ’’forces vives’’ de la place, des éditions Delmas au Port autonome de Bordeaux et à l’équipe Marquet.

Lors des ultimes élections municipales auxquelles participe directement Marquet, celui-ci prend l’initiative d’appuyer sa campagne sur une plaquette destinée à mettre en valeur les réalisations de la mandature. De taille modeste – seulement 34 pages –, elle mobilise des textes courts et percutants au service de photographies qui prouvent la réalité de l’œuvre accomplie, sous le titre : Six ans d’administration municipale. 1929-1931. Les grands travaux. Bordeaux, en ajoutant, en sous-titre de la page de garde : « …et un programme d’avenir ». « Pour les enfants, pour les adolescents, pour les étudiants, pour les sportifs, pour les travailleurs, pour les chômeurs, pour les familles nombreuses, pour les vieillards, pour le bien-être de tous, pour la beauté, pour la grandeur de la Cité, l’activité municipale s’est manifestée dans tous les domaines » : les bases socialistes (avec les travailleurs) sont respectées ; les bases populaires (avec les tranches d’âge, les familles, le sport, le bien-être) sont confirmées ; mais beauté et grandeur consacrent la dévotion à la modernité et à l’aménagement urbain. La plaquette dénonce « de trop longues années de léthargie municipale » et leur oppose une « administration […] agissante ». Enfin, Marquet et Delmas publient en 1939 un ouvrage plutôt luxueux, Bordeaux dans la nation française, qui met en valeur les réalisations des deux mandats municipaux alors que la plupart des constructions lancées au tournant des années 1930 sont parvenues ou parviennent à leur terme (stade, écoles, Régie du gaz & de l’électricité, etc.), mais aussi alors que les difficultés budgétaires nationales ont freiné l’élan de dépenses en faveur du logement sociale et des équipements urbanistiques. Nous reprendrons par conséquent l’une des affirmations de nos collègue Robert Coustet et Marc Saboya : « Il

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n’est guère douteux que la grande carrière politique du maire radical de Lyon est un exemple de réussite qui inspire celle du maire de Bordeaux et que ce dernier comptait sur ses succès locaux pour satisfaire ses ambitions nationales. Il ne manque aucune occasion pour faire connaître ses réalisations qui sont largement diffusées dans la presse locale et nationale [...]. Cette politique de communication n’avait pas été sans effet pour la nomination de Marquet au poste de ministre du Travail dans le cabinet Doumergue. Ce succès, qui donne au maire de Bordeaux l’envergure ntionale qu’il ambitionne, est valorisant pour tous les Bordelais (pour la première fois, un maire de la ville accédait à des fonctions ministérielles) et contribue à lui rallier une large part de la population, surtout dans le monde des affaires. »34

3. Un maire aménageur ?

Dans l’entre-deux-guerres émerge l’idée que de grands projets d’aménagement peuvent bouleverser et rationaliser le cadre de vie ; les régimes totalitaires y trouvent matière à accélérer l’Histoire et pétrir l’espace et les hommes ; les démocraties entendent elles aussi améliorer les conditions de vie des citadins par des programmes substantiels, qui dépassent les simples retouches ponctuelles. Cette griserie de l’aménagement urbain est vécue par les maires dynamiques de certaines grandes communes ; Marquet n’y échappe pas. Il a dû s’inspirer des initiatives prises par ses collègues ; mais il s’est surtout appuyé sur un architecte-conseil qui lui a fourni une inspiration durable, Jacques D’Welles, ingénieur diplômé de l’École centrale et diplômé d’architecture. Sans atteindre la renommée de ses glorieux confrères d’envergure nationale ou internationale, il a joué un rôle clé dans l’esquisse d’un Bordeaux nouveau. Certes, il a été recruté par le prédécesseur de Marquet, Philippart, dès 1921, comme architecte de la Ville ; mais il est promu architecte en chef en 1929 et est nommé en 1935 président du comité technique du Comité régional d’urbanisme des communes de l’agglomération bordelaise, qui entre en fonction en 1937. Il anime à la mairie un service d’architecture d’une demi-douzaine de techniciens ; il lui ajoute en 1930 un ’’atelier’’ qui (par exemple avec André Conte en 1930-1935) multiplie des esquisses, des maquettes, des mises en perspective ; et il s’entoure d’un comité d’architectes, avec Henri Expert et Jacques Debat-Ponsan, chargé d’adapter les vues de la modernité architecturale à l’environnement local et aux pressions des élus ou des électeurs, parfois inquiets devant trop de modernité ou désireux de mêler modernité et décoration plus classique. Robert Coustet et Marc Saboya35 ont méticuleusement décrit les pôles conceptuels et techniques sur lesquels la Ville s’appuie dans l’entre-deux-guerres et il est indéniable, à suivre leurs analyses, que Marquet a constitué une équipe robuste (et dynamique)

L’on peut penser que les besoins financiers de la Régie du gaz et de l’électricité de Bordeaux absorbent une partie des moyens de la Ville – comme nous le verrons plus bas – ou qu’il faut du temps à l’équipe

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Marquet pour concevoir une politique d’ensemble. Quoi qu’il en soit, c’est seulement après la réélection de la majorité Marquet que le conseil municipal adopte un programme de grands travaux, le 1er août 1929. Deux emprunts sont prévus, pour la réfection des égouts, la rénovation de l’éclairage public – on le verra plus loin –, la macadamisation de certaines rues, la modernisation des services techniques de la Ville et divers projets d’édilité – sans parler d’une palette de grands équipements, dont nous allons scruter le détail. Lancé à partir de 1930, ce programme devrait mobiliser quelque 161 millions de francs – à compléter par un emprunt de 30 millions affecté à la seule Régie du gaz et de l’électricité.

En fait, Marquet entend inscrire son action dans l’histoire de la cité, la doter de quelques édifices ou équipements destinés à faire date, à laisser une trace durable, même s’il perçoit certainement que le remodelage effectué au 18e siècle a déjà procuré à Bordeaux une monumentalité qu’un maire ne saurait à lui seul imiter ou reproduire, faute des moyens de la puissance étatique. Il doit donc dénicher les occasions ponctuelles de faire du neuf et du moderne et même, ici et là, les espaces suffisamment vastes pour y développer un aménagement d’envergure. Cette stratégie fait de lui l’un des maires représentatifs du large courant de l’édilité moderne qui marque la gestion de nombreuses grandes municipalités dans l’entre-deux-guerres36.

A. Vers un nouvel espace bordelais ?

Nombre de quartiers bordelais avaient subi une accumulation de population, souvent populaire ou petite-bourgeoise, dans le lacis de rues héritées de l’Ancien Régime, notamment dans La Rousselle et, plus loin du centre encore, entre le cours Victor-Hugo et la gare ; grouillement de circulation, lacunes de la voirie et de l’hygiène, insalubrité de nombreux logements, surpopulation : tout cela tranchait avec l’harmonie du centre remodelé au XVIIIe siècle et avec le bel ordonnancement des voies tracées au XIXe siècle37 entre l’hôtel de ville et la Garonne – cours d’Alsace-Lorraine, rue Vital-Carles, etc., que ce soit sous la Restauration (entre les allées de Tourny, la place des Quinconces et la Garonne) ou pendant les années 1850-1890. Au fond, le dernier grand programme d’aménagement datait de la construction de la gare (1898) et de ses abords immédiats, tandis que la puissance publique avait doté la ville de nouveaux équipements sanitaires (Hôpital des enfants ; Hôpital Charles-Perrens) ou scolaires (l’Université).

Il est indéniable que l’équipe Marquet, grâce aux réseaux de militantisme socialiste, avait une bonne connaissance des difficultés pesant sur le cadre de vie de plusieurs quartiers et qu’elle a conçu de vastes plans de remodelage de certains d’entre eux. Peut-être doit-on admettre le délai nécessaire aux études, à la mobilisation des services techniques, etc. Quoi qu’il en soit, des plans émergent peu à peu38. Le quartier de la gare bénéficie ainsi d’une attention prioritaire : le déplacement des abattoirs libère un vaste espace transformé en une place accueillante ; un quartier

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populaire disposerait enfin lui aussi, comme les quartiers bourgeois (Jardin public, Parc bordelais), d’un lieu de verdure et de loisirs. Plus avant encore, D’Welles dessine un beau et vaste schéma d’aménagement du quartier dans son ensemble, en 1936-1939 : ce serait le premier grand plan de percement d’axes d’importance depuis l’époque ’’haussmannienne’’ des années 1850-1890. A une époque où le transport ferroviaire est la clé des déplacements, l’accueil des voyageurs serait ainsi sensiblement amélioré ; un réseau en étoile transformerait tout le sud-est de Bordeaux en un ensemble mêlant habitat populaire et semi-bourgeois et de grands équipements collectifs.

L’aménagement du quartier de la gare et de Sainte-Croix : les plans de D’WellesDans le cadre du vaste plan d’urbanisme que prépare l’équipe D’Welles dans la seconde

moitié des années 1930, trois grands pôles seraient remodelés. Un vaste espace en triangle, devant la gare, accueillerait des immeubles collectifs ; une large avenue boisée

ouvrirait la voie en direction des Capucins et de la place de la Victoire ; et une belle place semi-circulaire entourerait l’esplanade de la gare du Midi. Plus vers le centre, au-

delà de l’École de santé de la Marine, un quadrilatère abriterait des immeubles. De l’autre côté du cours de la Marne, l’emplacement des abattoirs serait destiné à une

place et à un ensemble de logements collectifs.

Le centre-ville attire également l’attention des édiles bordelais. Ils envisagent le percement d’une voie de desserte de la Rousselle, qui relierait les allées de Tourny au cours Victor-Hugo, du nord au sud ; la rue Ravez actuelle en marque très partiellement la localisation ; la rue Sainte-Catherine serait ainsi doublée et l’accès aux marchands de gros, notamment dans le textile, facilité… Mais seul un pâté d’immeubles est touché par l’effort de rénovation quand est créée la place Camille-Jullian par la destruction d’un groupe d’immeubles en 1933-1936, ce qui aère quelque peu un quartier surchargé d’activités et de population par rapport à un lacis de rues étroites.

La Mairie saisit l’occasion d’une affaire ponctuelle pour lancer un grand projet d’aménagement. Quand une société qui gérait le projet de lotissement du Parc Lescure, situé à la lisière de Bordeaux, rencontre des difficultés financières, la municipalité tire parti de cet espace pour définir deux sous-ensembles. La cité se doterait d’un stade moderne, car adapté aux sports de masse qui se sont affirmés depuis un quart de siècle, le football et le vélo. C’est l’histoire du stade Lescure, une magnifique réalisation architecturale de l’envergure du stade de Gerland à Lyon ou des équipements dont commence à se doter Paris dans le cadre de sa ceinture verte. D’autre part, on ferait de ce projet le point d’ancrage de l’aménagement du quartier.

La construction du stade Lescure en 1933-1938Le programme prévoit la construction d’un stade adapté à plusieurs sports : football,

athlétisme mais aussi cyclisme avec l’installation d’une piste devant les gradins, ce qui permet de le transformer en vélodrome. Il faut d’abord canaliser la rivière qui passe

dans le quartier, le Peugue ; puis l’architecte de la Société France-Colonie, maître d’œuvre du programme, et Raoul Jourde, architecte conseil, structurent un projet

ambitieux39 : en effet, le stade est quasiment la reproduction de celui de Milan, et il offre 26 000 places. Il est inauguré le 12 juin 1938 pour un match de quart de finale de la

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troisième Coupe du monde, entre le Brésil et la Tchécoslovaquie. La qualité de ce programme est telle que le stade reste utilisé tel quel jusqu’aux années 1980. Tout à

côté, la Ville lance en 1938-1940 la construction d’un Centre d’athlétisme, place Johnston, avec des terrains de tennis, un stade d’athlétisme, une salle de gymnastique,

un terrain de pelote basque, etc. Ainsi est né un vaste pôle d’équipements sportifs qui, à l’échelle de Bordeaux, peut être comparé à celui de Lyon-Gerland ou à quelques pôles

installés après la Seconde Guerre mondiale dans la ceinture verte de Paris (stade Charléty, etc.).

Cependant, la Ville entoure ce programme de prestige d’un ensemble d’aménagements qui remodèlent complètent le quartier. Des équipements sportifs plus modestes, des projets de construction de petites résidences collectives et enfin de nouvelles rues sont ainsi préparés. D’autre part, des espaces sont affectés à la promotion immobilière privée, marqués par l’édification de maisons individuelles plutôt de haut de gamme, avec d’ailleurs un effort architectural de qualité. Ainsi naît autour de ’’Lescure’’ un pôle d’aménagement en bordure du boulevard extérieur, qui contribue à ancrer la ville moderne aux marges de la cité.

B. Les investissements en équipements collectifs

Le dessein des socialistes réformistes visait à améliorer sensiblement et rapidement les conditions de vie des citoyens par la mise en œuvre d’un volontarisme résolu dans l’investissement public. La clé de voûte d’un éventuel ’’système Marquet’’ est la Régie municipale du gaz et de l’électricité de Bordeaux ; cependant, il convient de relever qu’aucune conception ’’systématique’’ des structures de l’action économique municipale ne paraît se cristalliser dans l’équipe Marquet. Ainsi, la gestion de l’eau continue à s’effectuer – depuis le Second Empire – dans le cadre d’un simple service municipal (jusqu’à la délégation de service public décidée en 1947) ; la gestion des transports urbains est déléguée à une compagnie privée (TEOB) ; seule la gestion de l’énergie est rattachée à une régie, dotée donc de son autonomie comptable et gestionnaire. L’on ne discerne donc aucune réelle stratégie d’évolution vers un vrai’’socialisme municipal’’ ou un système de Stadtwerke à l’allemande. C’est la force politique, sociale et mémorielle de l’histoire de la Régie du gaz et de l’électricité qui tend à occulter cette déstructuration de l’action économique de la Municipalité et de la majorité Marquet, avec, là encore, le poids du ’’mythe’ par rapport au réel – et l’on ne sait pas si Marquet a connu les réflexions du juriste Léon Blum avant 1914, quand il était fonctionnaire du Conseil d’État, sur les modes d’action municipale moins dépendants du capitalisme de services délégués.

a. Le rôle clé de la Régie du gaz et de l’électricité

Cela dit, l’histoire de la Régie constitue un pan essentiel de l’histoire du maire Marquet, même si c’est le maire de droite Charles Gruet qui a municipalisé les trois sociétés privées qui géraient l’énergie sur Bordeaux, notamment la Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux en juin 1919, car elle semblait inefficace aux yeux de la commune. Il procure

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ainsi à son futur successeur socialiste une magnifique occasion de prouver sa volonté de faire évoluer fortement le cadre de vie des Bordelais ! Il est vrai aussi que le conseiller municipal d’opposition Marquet a été le principal pourfendeur de la gestion déléguée par le concessionnaire privé (contrôlé par une firme britannique, qui écoule à Bordeaux du charbon d’outre-Manche), dès 1912-1913 ; puis Marquet avait été élu au sein du comité consultatif établi auprès de cette nouvelle Régie en 1919, en particulier pour contribuer fortement à la mise au point des statuts du personnel. En suivant ici à la fois les analyses de l’historien des services publics Alexandre Fernandez40 et toutes les publications de l’époque où Marquet a mis en valeur l’action de la Régie, il est possible de reconstituer la contribution de cette entité publique au développement local : c’est un bon cas d’étude du socialisme municipal41, ’’à l’allemande’’ puisque, en Allemagne, les Stadtwerke, les régies municipales, gèrent traditionnellement une large partie des réseaux d’eau et d’énergie, ainsi qu’une partie de la production de gaz, et s’alimentent auprès de sociétés régionales productrices d’électricité.

Comme dans beaucoup de villes et campagnes françaises du début du XXe siècle, trop peu d’usagers étaient reliés à des réseaux de gaz et d’électricité. Des régies avaient surgi assez tôt à Grenoble (1902), mais plusieurs communes avaient subi un échec dans la gestion de leur réseau (Saint-Étienne, etc.) et les filiales des firmes privées disposaient d’un capital de savoir-faire et d’un potentiel d’économies d’échelle substantiels. Grâce à la Régie, soumise aux conditions d’une exploitation ’’en régie directe’’, donc sous le contrôle et l’impulsion immédiats de la Ville – par le biais des réunions mensuelles du comité consultatif de la Régie –, Marquet dispose d’une chance extraordinaire de faire entrer Bordeaux dans l’âge de « la ville électrique ». Il peut s’appuyer sur l’ingénieur en chef des services techniques de la Régie depuis 1919, François-Georges Wagner, promu en juin 1926 son directeur ; l’alliance du politique et de l’ingénieur s’avère efficace. Son activité est suivie par une commission technique qui, lors de sa réunion hebdomadaire, réunit des représentants du conseil municipal, le secrétaire général de la mairie, l’ingénieur en chef de la Ville, sont architecte en chef, et deux autres spécialistes. C’est la trésorerie municipale qui, de toute façon, lui procure les fonds nécessaires par le biais d’avances, même si les deux budgets sont distincts car la Régie est de facto autonome et, surtout, juridiquement dotée de la personnalité civile à partir du 1er janvier 1927. Au début de la gestion directe, la marge de manœuvre de la Ville a été malgré tout réduite car elle a dû assurer non seulement le développement de la Régie, mais aussi le payement de l’indemnité de municipalisation versée aux trois concessionnaires déchus (près de 24 millions de francs) et le service d’emprunts contractés en 1919 et 1922.

Il s’agit donc pour Marquet de montrer que l’exigence de bonne gestion peut être conciliée avec une politique ambitieuse de modernisation et d’extension des réseaux : son intention est que Bordeaux ne soit plus en retard par rapport aux normes de l’électrification en développement, elles-mêmes sans cesse en progrès : au nom du ’’bien-être’’ de l’ensemble

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de la population et donc aussi de celle vivant dans les quartiers petit-bourgeois et populaires, il se doit de mettre les réseaux énergétiques locaux à niveau – et l’on peut supposer que ce maire d’une grande ville se tient au courant de ce que font ses collègues dans les autres villes, ne serait-ce que par ses contacts avec eux au Parlement et ou Parti socialiste.

Par chance, la révolution technique vécue par le grand Sud-Ouest permet à Bordeaux de bénéficier du boum de la production électrique des Pyrénées, par le biais des réseaux établis par l’UPEPO42, qui s’ajoute au flux venant depuis 1911 de l’Énergie électrique du Sud-Ouest et de ses barrages sur la Dordogne (Tuilière, Mauzac), fournisseur de toutes les communes de l’agglomération bordelaise sur la rive droite. Or la puissance de 8 150 kW dont disposait par elle-même la Régie dépendait d’un agrégat disparate d’usines vieillies à Bacalan, dans le centre (rue du Temple – jusqu’en 1923), à la Bastide (rue de la Rotonde) et près de la gare du Midi (rue des Abattoirs). Globalement, la puissance disponible s’élevait à 25 000 kW (dont 11 000 venant de l’Énergie électrique du Sud-Ouest), ce qui ne laissait aucune capacité en réserve pour faire face à la croissance de la demande. Or la municipalité Philippart n’avait pas finalement lancé de programme de modernisation, alors qu’A. Fernandez évoque « l’enthousiasme militant et le volontarisme de ses successeurs ». Marquet entend concilier rigueur de gestion et expansion des réseaux ; avec l’appui de fidèles du conseil municipal, le délégué aux finances (Eugène Camelle en 1925-1929 ; Marc Pinèdre en 1926-1935 ; Gargon à partir de 1935) et le délégué à l’éclairage (Henri Périssé en 1925-1927 ; Xavier Lapeyre à partir de 1927), il s’implique personnellement dans la vie de la Régie43.

Tout en dégageant suffisamment d’excédents pour faire face à la charge des emprunts et obtenir l’équilibre financier, la Régie s’est recréé une marge de manœuvre pour sa marche en avant. L’augmentation du bénéfice d’exploitation pendant la prospérité des années 1920 le permet, d’autant plus qu’une augmentation des tarifs alimente les recettes dès 1926 ; puis la Ville lance un gros emprunt de 161 millions de francs en 1931, dont 10,5 millions sont affectés à la Régie, et un emprunt spécial auprès de la Caisse des dépôts pour 30,5 millions (sur trente ans). Le seul éclairage électrique bénéficie ainsi d’une augmentation sensible de l’investissement : 12 millions sont dépensés en 1929-1934, 16,6 millions au total entre 1925 et 1939.

L’installation de dizaines de nouveaux postes de transformation basse-tension, la densification du réseau de distribution de l’électricité, l’interconnexion et la standardisation des flux de courant sont la priorité. Le réseau, sur la rive droite, part d’un poste de distribution situé avenue Thiers, qui alimente La Bastide ; lui-même est relié au central situé rue Poquelin-Molière, le cœur de la distribution électrique sur Bordeaux, alimenté par le courant venant de Floirac (poste de redistribution mais aussi usine thermique), de l’usine de Bacalan et du poste (de redistribution) de Pessac. La puissance de l’usine de Bacalan est accrue :

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un quatrième turboalternateur est commandé en octobre 1928 et livré en 1930, ce qui ajoute 10 000 kW aux 14 000 alors disponibles. La Régie est chargée en 1929 de construire à Bacalan une usine d’incinération des « gadoues » – le nom des ordures ménagères à l’époque – pour brûler les 200 à 300 tonnes quotidiennes d’ordures ménagères, et la commande est passée en octobre 1931 (pour 13,5 millions de francs), ce qui ajoute 2 000 kW de puissance à partir de 1934 car elle fournit de la vapeur aux générateurs de l’usine électrique voisine44. Cela dit, l’essentiel de l’approvisionnement est assuré par l’Énergie électrique du Sud-Ouest, avec laquelle le contrat est renouvelé en 1934 pour trente ans, avec des capacités accrues, notamment pour du courant venant des Pyrénées, avec un plafond de puissance de 30 000 kW, au lieu de 8 000 kW en 1926 et 10 000 en 1928, disponible au poste de Pessac-Paillères, nœud des flux d’électricité en provenance des Pyrénées par le réseau de l’UPEPO. L’équipe Marquet a ainsi réussi à dilater la puissance disponible.

Cela permet d’achever la substitution de l’électricité au gaz pour l’éclairage en 1929-1934, mais surtout d’étendre l’éclairage à un large réseau de rues ; jusque-là, seul le centre et les axes principaux en bénéficiaient. Or « Marquet fit de l’électrification des rues de Bordeaux l’une des priorités de son mandat », rappelle A. Fernandez, qui indique que cette électrification est achevée en 1934 – de plus en plus par un éclairage axial alimenté en aérien – grâce à la mise en œuvre effective de cette priorité, en particulier durant le deuxième mandat de l’équipe Marquet. Les quartiers populaires, riches en électeurs socialistes, sont ainsi touchés, que ce soit à La Bastide ou celui de la gare et de la rue de Bègles ; mais les quartiers bourgeois sont concernés eux aussi. En parallèle, nombre de locaux gérés par la mairie sont électrifiés : « Ce qui fut le grand œuvre de l’administration Marquet fut l’électrification des écoles primaires de la ville », note A. Fernandez, ces écoles passant du gaz à l’électricité en 1927-1929.

Parallèlement, la politique de l’offre permet de stimuler la demande : la consommation d’électricité triple à Bordeaux entre 1920 et 1938 (86 millions kWh – sans les 30 millions consommés par le réseau de tramways), malgré le ralentissement de la croissance pendant les années 1930. « La croissance de la consommation d’électricité durant les années vingt à Bordeaux, pour importante qu’elle fût, est plus faible que la croissance parisienne et surtout nationale », relève A. Fernandez. Sans entrer dans le détail des chiffres, le bond de la consommation est ample en 1920-1926 – peut-être à cause de l’élan industriel, puisque la ’’force motrice’’ absorbe 70 % de la consommation totale. Mais la crise vécue par plusieurs établissements qui peinent à se reconvertir des activités de guerre à des activités plus diversifiées, la crise des chantiers navals notamment, peuvent expliquer ce repli de la demande, sans aucun lien, par conséquent, avec la politique d’électrification conduite par la Ville. Par contre, le secteur ’’lumière’’ prospère grâce à la diffusion de l’électrification publique et à l’élargissement de la demande privée. Une étude minutieuse d’A. Fernandez semble indiquer que les ménages bordelais n’ont pas encore vraiment franchi le pas de l’équipement

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électroménager et se seraient contentés du seul usage de l’électricité pour leur éclairage – et ce, malgré les campagnes incessantes de la presse locale et les stands spécialisés de la Foire de Bordeaux. Globalement, le mouvement d’électrification est puissant puisque le nombre de compteurs installés, qui a augmenté de 36 000 en 1921 à 59 000 en 1925, bondit à 91 000 en 1933, puis à 100 000 en 1939. La municipalité Marquet a bien été le temps de la fée électricité pour les foyers bordelais45.

Le Siège de la Régie du gaz et de l’électricité de BordeauxLa ‘fée électricité’ a donc séduit Bordeaux ; le symbole en est la construction du

nouveau siège de la Régie à l’angle de la rue de Grassi et de la rue Poquelin-Molière, puisqu’il devient l’un des symboles de l’architecture moderne à Bordeaux. Marquet et

son architecte en chef D’Welles passent outre aux oppositions conservatrices – qui s’offusquent du contraste avec le style des immeubles du quartier – et imposent un

projet de style contemporain fort, conçu par Raoul Jourde. Le siège de la Régie marque les contemporains car il constitue à la fois un progrès technique, avec l’usage du béton,

du métal et du verre, et un mélange de monumental et de fonctionnel46. D’Welles met en valeur les « tendances les plus modernes : aspect cubique, grandes horizontales pour l’éclairage, scandées par des verticales métalliques séparant des verrières, immense serre vitrée de l’escalier, autour de l’obus nickelé de l’ascenseur, nudité, carrelages,

linoléum, tapis de caoutchouc nets, murs clairs, métal poli »47. « Jourde sut tirer profit de la nouvelle logique architecturale et des possibilités offertes par les matériaux

contemporains : béton, verre, métal. Il plaça à l’angle du bâtiment l’escalier et l’ascenseur du public dans une enveloppe de verre formant une tour de 47 mètres de

hauteur, à laquelle il accrocha le sigle lumineux de l’administration (R.M.G.E.). Sur les cinq étages des façades, il superposa des fenêtres en bandeaux avec des menuiseries

métalliques posées en avant des poteaux de rives de manière à accentuer la continuité des lignes horizontales. Il ordonna l’intérieur autour d’un vaste patio recouvert à mi-

hauteur par une verrière pour former le grand hall de réception du public. Par un jeu très rigoureux de lignes orthogonales, il créa un décor post-cubiste traité avec des

matériaux brillants (verre, chromes, palissandre poli et cuivre rouge, céramique) qui mettaient en valeur le raffinement des proportions. »48 Par cette modernité

architecturale, Marquet veut également proclamer la réussite de la modernité technique et de la modernisation du genre de vie que permet l’œuvre de la Régie de l’électricité, et

donc quelque peu la fierté de la Ville et de la majorité socialiste d’avoir assumé là aussi la promotion du progrès.

Plus discrètement, la Régie renforce son activité gazière. Au 1er mai 1928, elle réunit dans son usine de Bacalan toute la production (thermique) de gaz, pour fournir 35 millions de mètres cubes nécessaires à l’alimentation de la clientèle non seulement sur Bordeaux (256 000 habitants en 1928), mais aussi dans plusieurs communes de banlieue49 ; l’efficacité de la Régie explique qu’elle réussit à conclure un contrat d’approvisionnement avec une dizaines de communes en 1929-1932, soit un complément de marché d’environ 95 000 habitants. L’usine de La Bastide est fermée, mais son site conserve des gazomètres pour assurer une réserve en cas de besoin. La Régie modernise son réseau en se dotant en 1928-1929 d’une longue conduite à haute pression et en acier qui, sur 11,5 km, relie Bacalan à la barrière de Toulouse et à Bègles, en longeant les boulevards, tandis que le centre-ville reste alimenté par les conduites en fonte à basse pression passant par les quais. Pour faciliter l’approvisionnement de l’usine de Bacalan en charbon venu du Royaume-Uni par mer, la Régie la relie au port (réseau des bassins à flot) par une voie ferrée spéciale,

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établie en 1926. Ainsi, la Régie garde toute son importance au gaz, qui bénéficie d’une politique d’investissement constante.

b. Les grands travaux d’édilité

L’adaptation des équipements collectifs à la croissance urbaine et à la poussée de la consommation semble imposer des investissements substantiels.

Les transports collectifsPeu de changements touchent les transports collectifs bordelais, où l’électricité reste de toute première importance également. Le réseau a été concédé à la Compagnie française des tramways électrique & omnibus de Bordeaux. Cette firme privée, reliée à un groupe national, gère dans Bordeaux 25 lignes d’une étendue de 103 km en 1925 – complétée par dix lignes suburbaines de 96 km et treize lignes d’autobus. Les événements les plus marquants de cette époque sont le fruit d’initiatives relevant d’autres centres de responsabilité que la Ville, même si elle donne son accord. La Compagnie du Midi – qui a pris la suite de la Compagnie du Médoc pour la ligne reliant Bordeaux à l’océan – édifie la Gare Saint-Louis en 1929-1931, en liaison avec la Chambre de commerce et la mairie. De même, la gare CITRAM est bâtie en plein cœur de Bordeaux en 1933 par une société privée de transports régionaux50, qui rayonne dans tout le département.

Un pôle agroalimentairePar contre, la municipalité Marquet engage des opérations ponctuelles d’assainissement qui visent à remodeler le cadre de vie. Ainsi est enclenché le processus de transfert du marché aux bestiaux et des abattoirs installés depuis 1831 dans ce qui était alors un faubourg, mais était devenu le quartier de la gare, cours de la Marne. La mairie souhaite les établir au-delà de la voie ferrée, dans une zone encore peu habitée, entre la gare et Bègles, quai de Paludate. Le chantier51 se déploie en 1932-1938 alors que la décision avait déjà été prise par Philippart dès 1925 ; mais la mise au point des plans architecturaux semble avoir tardé en 1925-1930, sous l’égide de Maliquet puis de Debat-Ponsan, avant le vote du conseil municipal en août 1930. Finalement, des hangars sont édifiés qui accompagnent un palais de la viande et une tour centrale de béton et de verre où se tient l’administration ; et l’inauguration eut lieu le 22 avril 1938. C’est donc l’esquisse, en amont de Bordeaux, d’un pôle d’approvisionnement agro-alimentaire de l’agglomération, destiné à se renforcer dans le seconde moitié du siècle, avec le Marché de gros.

Un plan d’adduction et d’assainissement ?Plus discrètement, la voirie bénéficie d’investissements ponctuels, pour renforcer le potentiel d’adduction d’eau52 : une station de pompage est installée au Taillan pour capter l’eau de la nappe souterraine ; si le projet a démarré en 1923, sa mise en œuvre n’est possible que sous le premier mandat de Marquet, en 1926-1928. Dans le même temps, la station du

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Becquet est électrifiée, avant que toutes les usines et stations de pompage et de refoulement le soient aussi au début des années 1930. Grâce à une accélération subite des initiatives, entre 1927 et 1932, le service public de l’adduction d’eau, géré en régie, est ainsi mis à niveau de l’extension de la ville depuis la fin du XIXe siècle. L’équipe Marquet prend également conscience de l’immense retard du réseau de collecte des eaux usées et des égouts : elle définit un plan d’aménagement de base, avec le lancement d’un premier réel réseau d’égouts, à partir de 1930-1932.

La densification et la mise à niveau de la voirieEn raison de la densification de l’habitat dans certains sous-quartiers53, la Ville doit y aménager un réseau de nouvelles rues ou incorporer dans le statut municipal des voies jusqu’alors privées, tout en les mettant au niveau des aménagements courants. Cela dit, les dépenses essentielles proviennent du pavage ou du bitumage de nombreuses rues, grâce à un plan lancé en 1926 et étalé jusqu’en 1933, avant un second programme lancé en 1930 en parallèle au premier. L’équipe Marquet a fait rattraper à la ville un retard qui devenait d’autant plus choquant que se développait la circulation des camions automobiles.

C. Un élan entravé

Par de nombreux aspects, le bilan de l’équipe Marquet paraît ainsi solide et varié. « De 1925 à 1939, la ville acquiert en grande partie l’aspect qu’elle possède à l’heure actuelle [en 1970, NDLR]. C’est à cette époque que les progrès de son infrastructure la font passer du XIXe au XXe siècle. La substitution du macadam aux pavés disjoints et pour certaines voies à la terre tassée, le remplacement de l’éclairage au gaz par l’éclairage électrique, l’adduction d’eau à domicile sont les étapes d’un réveil. »54 L’Annuaire rétrospectif de l’INSEE estime que, en 1941, 98,2 % des immeubles bordelais ont accès à l’élecricité, 90,2 % au gaz et 91,6 % à l’eau, ce qui confirme le bon niveau d’équipement de la cité et sa richesse relative à l’échelle du pays. Il est dès lors délicat d’identifier des lacunes et des erreurs ; quelques pistes peuvent néanmoins être suivies dans ce sens.

a. Une fée électricité moins séduisante ?

On peut, avec A. Fernandez, s’interroger sur la valeur de la stratégie suivie par la Régie d’électricité ; en effet, la modernisation et l’extension de l’usine de Bacalan n’ont en fait débouché que sur des gains modestes ; elle ne livre que 10,5 millions de kWh en 1933, alors que les livraisons du Massif central s’élèvent à 25,1 millions et celles des Pyrénées à 57,5 millions. On pourrait penser qu’un choix plus ’’moderne’’ aurait supposé la fermeture de la centrale thermique de Bacalan et l’élargissement de l’approvisionnement extérieur, moins coûteux. Mais Bacalan permettait de faire face aux pointes de la demande en hiver, aux suspensions de livraison par l’Énergie électrique du Sud-Ouest en cas de crues de la

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Dordogne ; et, surtout, la Ville reste fidèle à une usine symbolisant peu ou prou une certaine autonomie vis-à-vis de la firme capitaliste… Elle rêve même d’édifier une centrale thermique de grande capacité, ce qui eût rongé les finances sans combler les besoins. Ce patriotisme de beffroi a peut-être empêché la modernisation d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire à la fermeture du site pour concentrer la Régie sur la seule distribution d’énergie.

b. Marquet trop timide ?

1 Antoine Gautier a été maire de Bordeaux de mars 1849 à février 1860, ce qui constitue la durée la plus longue pour un maire bordelais au XIXe siècle.

2 Notamment le préfet de Gironde entre le 6 janvier 1931 et le 1er juin 1937, André Bouffard : c’est lui supervise la politique de grands travaux à Bordeaux. Il devient conseiller d’État en 1937 ; il est destitué en 1940 car jugé plutôt à gauche, puis réingtégré en 1944 ; son fils a été chef de son propre cabinet de préfet en 1934-1937 avant de rejoindre le cabinet de Léon Blum en 1938. Ajoutons que le frère du préfet, Henry Bouffard, juriste puis journaliste, a été rédacteur à La Petite Gironde en 1918-1924 puis à La France en 1924-1944, en une configuration originale, par conséquent, qui mériterait des éclaircissements par une étude sur cette famille Bouffard.

3. C’est ce que souligne d’emblée dans son introduction le jeune historien Dimitri Dubruil, L’œuvre de la municipalité Adrien Marquet, 1925-1939, mémoire de maîtrise d’histoire, Université de Bordeaux 3, sous la direction de Georges Dupeux, 1970. Cet excellent mémoire constitue une référence dans l’histoire de la Ville de Bordeaux dans l’entre-deux-guerres – mais à son échelle bien sûr, sans commune mesure avec l’ampleur des recherches de notre collègue Alexandre Fernandez sur l’économie des services publics (voir plus bas).

4. La SFIO prône alors la municipalisation des services publics, l’extension des compétences économiques des communes, la suppression des octrois, la création de crèches, asiles de nuit, garderies, cantines, classes de garde, colonies de vacance, de bibliothèques, etc.

5. Cf. Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine. Volume 4 : Maurice Agulhon, Françoise Choay, Maurice Crubellier, Yves Lequin & Marcel Roncayolo, La ville de l’âge industriel. Le cycle hausmannien (1840-1950), Paris, Seuil, 1983.

6. Cf. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958 (première édition). Jeanne Gaillard, Paris, la ville, 1852-1870, Paris, Éditions Honoré Champion, 1977. Lion Murard & Patrick Zylberman, L’haleine des faubourgs. Ville, habitat et santé au XIXe siècle, Recherches, n°29, décembre 1977.

7. Cf. Henri Sellier & A. Bruggeman, Le problème du logement et son influence sur les conditions de l’habitation et l’aménagement des villes, Paris, Presses universitaires de France, 1927.

8. Annie Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge, Paris, Les Éditions ouvrières-Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.

9. Jean-Paul Brunet, Saint-Denis, la ville rouge, 1890-1939, Paris, Hachette, 1980. 10. Claude Pennetier & Nathalie Viet-Depaule, « Biographies croisées des maires de

banlieue », dans Annie Fourcaut (dir.), Banlieue rouge, 1920-1960. Années Thorez, années Gabin : archétype du populaire, banc d’essai des modernités, Paris, Éditions Autrement, série Mémoires n°18, 1992. Jacques Girault & Annie Fourcaut, « Les municipalités communistes et la question du logement entre les deux guerres », in La question du logement et le mouvement ouvrier français, Paris, Éditions de La Villette, 1981. Katherine Burlen (dir.), Henri Sellier et les cités-jardins, 1900-1940. La banlieue oasis, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1987. Susanna Magri & Christian Topalov (dir.), Villes ouvrières, 1900-1950, Paris, L’Harmattan, 1989. G. Baty-Tornikian, Architecture et social-démocratie, un projet urbain idéal typique : l’agglomération parisienne, 1919-1939, IERAU/CORDA, 1979.

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Au-delà de ce détail, une question plus générale s’impose : au vu de tout ce que les municipalités d’après-guerre (Audeguil puis Chaban) enclenchent dès le milieu des années 1940, ne peut-on penser que la municipalité Marquet aurait négligé certains investissements pourtant essentiels ? qu’elle se serait montrée trop timide ? Ainsi, dans le domaine clé de l’assainissement, l’effort de la Ville est tardif et léger : le programme esquissé en 1930-1932 reste mince ; deux collecteurs sont installés pour les quartiers du sud, puis deux autres en 1935-1936, sur la rive droite. Mais le plan d’un égout de ceinture sur les boulevards, conçu en décembre 1936, reste lettre morte. Il semble que le quartier de La Bastide pâtisse de plus en plus d’une insuffisance des équipements d’adduction pendant les années 1930 alors même qu’il est un quartier

11. Rémi Baudouï, « La cité-jardin française entre mythes et réalités », dans : Cités, cités-jardins : une histoire européenne, Bordeaux, Éditions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine,

12. Cf. Boulogne-Billancourt, ville d’art et d’essai, 1800-2000, Paris, Publications du Service régional de l’Inventaire général Ile-de-France, 1997.

13. Françoise Choay, L’urbanisme. Utopies et réalités, Paris, Seuil, 1965.14. Cf. Michel Ragon, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Volume

2 : Naissance de la cité moderne, 1900-1940, Casterman, 1986-Seuil. 15. D. Boudier (et alii), « Villeurbanne, 1924-1934. Un centre urbain », AMC

(Architecture, mouvement, continuité), n°39, juin 1976.16. Serge Berstein, Édouard Herriot ou la République en personne, Paris, Presses de

la Fondation nationale des sciences politiques, 1985. Cf. Jacques Beaufort, L’architecture à Lyon. Tome II : Lyon et le grand Lyon des XIXe et XXe siècles, Saint-Julien Molin Molette, Jean-Pierre Huguet éditeur, 2001.

17. Danièle Voldman, La reconstruction des villes françaises. Histoire d’une politique de 1940 à 1954, Paris, L’Harmattan, 1997.

18. Cf. Marie-Geneviève Dezès, « La politique urbaine : une ou plurielle ? », Les politiques urbaines françaises depuis 1945, Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent, supplément n°5, 1984, série ‘histoire urbaine’. Avec notamment un article sur Bordeaux de l’historien Georges Dupeux, « La politique urbaine à Bordeaux », pages 67-74 (donc sur l’après-1945).

19. Cf. Jean des Cars & Pierre Pinon, Paris Haussmann. « Le pari d’Haussmann », Paris, Picard-Pavillon de l’Arsenal, 1991.

20. Cf. les recherches historiques effectuées dans les années 1980 par le bureau d’étude des aménageurs de la région parisienne, l’IAURIF, comme : Quarante ans de planification régionale en région d’Ile-de-France, Les Cahiers de l’IAURIF, 70, décembre 1983.

21. Par exemple à Paris : Cf. Jean-Louis Cohen & André Lortie, Des fortifs au périf. Paris, les seuils de la ville, Paris, Picard-Pavillon de l’Arsenal, 1991.

22. Jean-Paul Flamand, Loger le peuple. Essai sur l’histoire du logement social en France, La Découverte, 1989, puis 2001. Roger-Henri Guerrand, Les origines du logement social en France, Les éditions ouvrières, 1966. Réédité : Propriétaires et locataires. Les origines du logement social en France, Quintette, 1987. R. Butler & P. Noisette, Le logement social en France, 1815-1981. De la cité ouvrière au grand ensemble, La Découverte, 1983.

23. Cf. Christian Topalov, « La politique de l’habitat dans les politiques sociales : 1900-1940. Notes pour un débat », in Architectures et politiques sociales, 1900-1940. Cahiers de la recherche architecturale, n°15-17, 1982.

24. Cf. sur ce thème l’article problématisant d’Alexandre Fernandez, « Adrien Marquet, le pouvoir d’un maire dans sa ville (1925-1939) », dans Josette Pontet (dir.), Des hommes et des pouvoirs dans la ville, XIXe-XXe siècles. France, Allemagne, Angleterre, Italie, Bordeaux, CESURB-Histoire-Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 2001, pages 289-309.

25. Discours inaugural du mandat de Marquet, 17 mai 1925.26. Séance du conseil municipal de Bordeaux, 15 mai 1928.

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populaire et industrieux. « À la veille de la guerre, Bordeaux attendait toujours que se réalisent les promesses de la campagne de 1935 et la rubrique locale des quotidiens signalait périodiquement l’inondation des bas-quartiers de la ville. »55

Aussi, dès 1945-1946, doit être monté un vaste programme d’assainissement touchant Bordeaux et son agglomération, sur la rive gauche ; un énorme collecteur général est établi sur les quais, relié à une station d’épuration et de pompage des eaux usées (rue J.B. Vettiner, cours Louis-Fargue et rue Lucien-Faure) et, pour les eaux de pluie, à des déverseurs dans la Garonne. Par ailleurs, l’Annuaire rétrospectif de l’INSEE estime que, en 1941, seulement 9 % des immeubles bordelais sont

27. Résumé du discours de Marquet lors de l’inauguration de la Foire de Bordeaux, Le Sud-Ouest économique, n°211-212, juin-juillet 1931, page 522.

28. Journal quotidien La France, 7 février 1929.29. Elle est encore utilisée par les foires qui ont lieu après la Seconde Guerre

mondiale.30 Cf. le Rapport général sur la participation de la région de Guyenne et Gascogne au

Centre régional de l’exposition internationale de Paris de 1937, 1936.31. R. Coustet, dans Bordeaux & l’Aquitaine, 1988, livre cité, page 111.32. Ainsi, dès 1926, le quotidien La France du 3 juillet 1926 publie un article : « Un

exposé magistral de M. Marquet sur la gestion municipale » (évoqué par A. Fernandez, dans Des hommes et des pouvoirs dans la ville, livre cité, page 301).

33. Bordeaux, dans Le Sud-Ouest économique, n°256-257, mars-avril 1935, éditions de propagande du Sud-Ouest économique. Revue mensuelle de défense, de propagande et d’expansion économique. Cette revue a été créée en 1919.34 Robert Coustet & Marc Saboya, Bordeaux. La conquête de la modernité. Architecture et urbanisme à Bordeaux et dans l’agglomération de 1920 à 2003, Bordeaux, Mollat, 2005, page 59.

35 Robert Coustet & Marc Saboya, Bordeaux. La conquête de la modernité, op.cit., en particulier : « VI. La politique municipale », pages 59-65. Nos deux collègues de l’UFR d’histoire de l’art de l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 constituent le levier du renouveau des études historiques sur ces thèmes de l’évolution de l’urbanisme en Gironde, en amont des analyses de l’École d’architecture de Talence sur des lustres plus récents.

36 Cf. Alexandre Fernandez, « L’économie municipale à Bordeaux, XIXe-XXe siècles : les mutations de l’édilité », Histoire, économie & société, n°3-2003, 3e trimestre, SEDES, pages 413-436.

37. Robert Coustet & Marc Saboya, Bordeaux. Le temps de l’histoire. Architecture et urbanisme au XIXe siècle (1800-1914), Bordeaux, Mollat, 1999.

38. Cf. Bruno Vayssière, « Repenser l’urbanisme des années vingt-quarante : le cas exemplaire de l’Aquitaine » ; Robert Coustet, « Bordeaux en Aquitaine : entre la tradition et le modernisme », dans Charles Higounet & Jean-Paul Avisseau (dir.), Bordeaux et l’Aquitaine, 1920-1940. Urbanisme et architecture, Techniques et architecture, Regirex-France, 1988.

39. Robert Coustet, « Le stade municipal et le parc des sports de Bordeaux : recherche de la paternité », Revue d’histoire de Bordeaux et du département de la Gironde, 1982. R. Coustet, « Stade municipal », dans Bordeaux & l’Aquitaine, 1988, livre cité, page 187-191.

40. Alexandre Fernandez, Économie et politique de l’électricité à Bordeaux, 1887-1956, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1998. Notre collègue a depuis lors multiplié les articles précisant certains aspects de la politique énergétique de l’équipe Marquet, notamment : « How to regulate the supply of gas and electricity. The peculiar case of Bordeaux », in Andrea Giuntini, Peter Hertner & Gregorio Nunez (dir.), Urban Growth on Two Continents in the 19th and 20th Centuries. Technology, Networks, Finance, and Public Regulation, Madrid, Editoral Comares, 2005, pages 249-258..

41. Cf. J. Sheldrake, Municipal Socialism, Aldershot, Avebury Publishings, 1989.

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équipés du tout-à-l’égout ; cela ne peut que nuire à l’hygiène du cadre de vie : les fosses septiques et les déversements d’eaux usées dans le caniveau règnent, ce qui rend Bordeaux archaïque par rapport à d’autres grandes cités européennes. D’ailleurs, plus globalement, à la Libération, les experts jugent que le réseau des eaux est déficient sur Bordeaux (et dans l’agglomération) car la régie des eaux n’aurait pas suffisamment investi pour l’étendre et le renforcer – alors même que des conduites de la Société lyonnaise des eaux, concessionnaire dans des communes de la banlieue ouest, passaient par Bordeaux, notamment par les boulevards extérieurs… Et ce n’est qu’en 1949 qu’a été monté un Syndicat intercommunal de l’agglomération bordelaise pour l’adduction et la distribution de l’eau.

Doit-on prétendre que Marquet manquait d’un projet d’ensemble ? Ce point de vue critique inciterait à penser que ses réalisations n’ont été

42. Dont l’essor est analysé par Christophe Bouneau dans sa thèse et dans divers articles. C. Bouneau, Modernisation et territoire. L’électrification du grand Sud-Ouest de la fin du XIXe siècle à 1946, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1997.

43. « Il est incontestable que Marquet imprima sa marque sur la gestion de la Régie et qu’il sut particulièrement s’intéresser aux conditions techniques de l’essor et de la consolidation de l’activité électrique dans la ville qu’il administrait », A. Fernandez, Économie et politique, livre cité, page 195.

44 L’usine d’incinération des gadoues fonctionne jusqu’à sa fermeture en 1946.45. Alexandre Fernandez, «  Adrien Marquet et la modernité électrique : ordre,

autorité, …électricité ? », dans Utopies et électricité, Bulletin d’histoire de l’électricité, juin 2000, n°35, pages 123-129. A. Fernandez, « Logiques d’un projet urbain : les ‘plans’ Marquet d’électrification publique » , dans Jean-Paul Charrié (dir.), Villes en projet(s), Talence, publications de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1996, pages 275-282. A. Fernandez, « Économie et politique municipale : l’exploitation des services d’électricité à Bordeaux, 1887-1956 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, octobre-décembre 1999, pages 713-728. A. Fernandez, « Élaboration et impasses d’un système électrique local : Bordeaux, 1887-1956 », Bulletin d’histoire de l’électricité, n°32, décembre 1998, pages 43-52.

46. Cf. Robert Coustet, « La naissance de l’architecture de béton à Bordeaux : Raoul Jourde et le bâtiment de la Régie municipale du gaz et de l’électricité », Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde, 1978-1979, pages 175-191.

47. Jacques D’Welles, dans Urbanisme, n°26-27, 1934. 48. Robert Coustet, « Régie municipale du gaz et de l’électricité », dans Charles

Higounet & J.-P. Avisseau (dir.), Bordeaux et l’Aquitaine, 1920-1940. Urbanisme et architecture, 1988, page 165.

49. Floirac, Bègles, Cenon, Le Bouscat et Mérignac signent leur contrat en 1929 ; Pessac et Talence en 1931 ; Lormont et Caudéran en 1932.

50. La Compagnie de l’industrie et des transports automobiles ou CITRAM, qui œuvre en Gironde, mais aussi dans les Charentes.

51. La première pierre est posée en mars 1932.52. L’adduction d’eau est assurée par deux captages au Taillan (1855) et à Budos

(1887), tous deux au sud de l’agglomération ; des aqueducs rejoignent les centres de stockage et de traitement de Villenave-d’Ornon (Le Becquet) et de Bordeaux-centre (rue Paulin-rue Rosa Bonheur).

53. « Quatre zones furent particulièrement touchées par cet effort : les quartiers nord de la ville au-delà d’un axe passant par la rue Camille-Godard et autour des bassins à flot ; Saint-Augustin ; les quartiers sud entre la commune de Bègles et les voies du chemin de fer ; La Bastide », D. Dubruil, L’œuvre de la municipalité Adrien Marquet, mémoire cité, pages 55-56.

54. D. Dubruil, mémoire cité, page 63.55. Ibidem, page 63.

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qu’une juxtaposition de bribes disparates, d’équipements architecturaux sans réelle vision à l’échelle de la ville elle-même. On pourrait même affirmer que le maire Marquet a peu profité du Plan Marquet de 1934, quand le ministre a lancé un programme national de financement de grands travaux (par des prêts bonifiés aux collectivités locales)… Ce plan lui-même n’a été qu’un agrégat formalisé de dépenses déjà engagées ou un texte-cadre qui n’a pas été suivi des crédits nécessaires56 dans un environnement budgétaire globalement déflationniste. Il convient aussi d’éviter tout anachronisme car il faut tenir compte de la nouveauté de la notion d’urbanisme – le mot lui-même perce seulement dans les années 1930 – et d’aménagement urbain. Depuis le XVIIIe siècle, les grandes restructurations de l’espace urbain avaient été généralement façonnées par l’État, désireux d’adapter le centre de la capitale ou de quelques métropoles provinciales – ou de rationaliser la reconstruction (par la loi de 1919). Partout, le remodelage de cet espace avait seulement accompagné l’introduction de pôles (d’échanges) nouveaux, comme les gares.

Il a manqué à Marquet un grand projet urbain complet, malgré l’ampleur du plan qu’il définit en 1930 pour Bordeaux et du plan général pour l’agglomération qui est esquissé en 1940. Quoi qu’il en soit, si l’excellent et bel ouvrage de Robert Coustet et Marc Saboya57 analyse avec précision les débats autour de la modernité architecturale, la constitution des cercles techniques, le jeu des rapports d’influence entre les experts, les architectes, les courants de pensée, le chapitre consacré aux « grands travaux municipaux » ne peut que dresser un catalogue thématique de réalisations somme toute éparses et constituant autant d’îlots de modernité dans un tissu urbain inchangé, puisque les schémas d’urbanisme sont resté de l’ordre du débat, du conceptuel, de l’esquisse séduisante (autour du fameux Plan D’Welles). La même situation peut être constatée à propos de Paris et de sa proche banlieue (autour de Beaubourg, du parc de Sceaux ou de l’axe Montparnasse-Rungis, notamment) puisque la crise économique et budgétaire ont imposé une déflation des ’’grands projets’’ d’urbanisme. Seule une histoire contrefactuelle pourrait nous faire imaginer comment le maire aurait pu conduire le développement urbain de Bordeaux dans les années 1930-1950 si les événements économiques, politiques et militaires avaient été différents. Mais prétendre que Marquet a été un grand « maire bâtisseur » sur le seul vu de ses réalisations des années 1925-1940 paraît quelque peu présomptueux car, aussi brillants soient-ils, des

56. Pierre Saly, « La politique française des grands travaux (1929-1939) fut-elle keynésienne ? », Revue économique, n° spécial La France de l’entre-deux-guerres, volume 31, n°4, juillet 1980, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, pages 706-742. P. Saly estime le plan Marquet à un total de 2 472 millions de francs, majoré en 1935 de 1 344 millions de francs. Cf. P. Saly, La politique des grands travaux en France, 1929-1939, New York, Arno Press, 1980. P. Saly indique que les crédits civils du plan Marquet ont représenté une somme de 3 777 millions de francs et qu’ils ont permis d’occuper, à l’échelle nationale, quelque 62 000 travailleurs sur les divers « chantiers Marquet ».

57 Robert Coustet & Marc Saboya, Bordeaux. La conquête de la modernité, op.cit., notamment la première partie : « L’entre-deux-guerres : nostalgie et modernité ».

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’’monuments’’ et des bâtiments isolés ne construisent pas une ’’oeuvre d’urbanisme’’ d’ensemble – c’est pour cette raison que l’appellation « Adrien Marquet, un maire bâtisseur » utilisée par nos collègues58 nous paraît contribuer à entretenir encore le ’’mythe Marquet’’...

Devrait-on penser que l’image d’un Marquet moderniste serait ternie par une timidité conceptuelle ou politicienne ? Certes, le maire est en apparence favorable au changement urbanistique, comme l’indique sa présence à la conférence faite le 6 janvier 1930 par l’architecte Cyprien Alfred-Duprat, le président de la Société des architectes de Bordeaux et du Sud-Ouest : celui-ci, qui vient de publier en 1929 l’ouvrage Bordeaux …un jour !, y présente un ensemble de programmes ou projets concernant des hôtels particuliers, des grands magasins, des cliniques59. Mais cet architecte est encore plus visionnaire que l’équipe Marquet puisque, lors de cette conférence, il déroule des plans de remodelage de Bordeaux qui rejoignent quelque peu (immeubles de grande hauteur en moins !) les vues utopiques de Le Corbusier sur le centre de Paris : un boulevard circulaire entourant le centre historique, de la gare à Mériadeck ; une grande voie reliant les allées de Tourny à la gare en perçant les quartiers insalubres de Saint-Pierre et de La Rousselle – projet caressé aussi par la Ville –, en passant par les quartiers Saint-Michel et Sainte-Croix, jusqu’à la rue de Tauzia et à la gare ; une avenue joignant le Pont de pierre à la Victoire et aux Capucins…

Bref, ce serait un Bordeaux complètement ’’haussmannisé’’ qui serait pétrie par cet architecte ambitieux ! « En 1919, les dessins aquarellés d’Alfred-Duprat produisent un nouvel imaginaire spatial destiné à un Bordeaux futur qui participe d’une soigneuse réédification mi utopique mi archaïsante (dans le style des Grands Prix de Rome), travaux destinés à contrer les propositions réelles de la Ville, jugées par Alfred-Duprat trop insuffisantes dans leur manque d’ambitions, mal coordonnées et trop irréalistes dans leurs mensonges prospectifs, sur le plan urbain »60 : ce jugement radical d’un architecte actuel marque bien la contradiction fondamentale qui a surgi de façon récurrente entre les rêves de certains urbanistes et architectes, les désirs personnels de Marquet – tels qu’on peut les pressentir – et les contraintes politiques ou financières des choix effectués par la Mairie.

Est-ce que, finalement, les initiatives de Marquet n’ont abouti qu’à un agrégat désuni de remodelages ponctuels, sans dessein urbanistique fort, même à l’échelle de tel ou tel quartier ? Les quartiers du parc Lescure, de la barrière du Médoc (au sens large), le pâté scolaire et culturel à la lisière de la mairie et de Mériadeck, les abords de la place Paul-Doumer (à l’époque, place Féger), quelques points de rénovation vers la gare,

58 Ibidem, pages 19-20.59. L’annexe des Dames de France, rue Judaïque ; le magasin Armand Thierry cours

d’Alsace-Lorraine ; la clinique chirurgicale de l’Hôpital Saint-André, etc., bâtiments où triomphe l’usage du béton.

60. Bruno Vayssière, « Repenser l’urbanisme des années vingt-quarante », dans Bordeaux & l’Aquitaine, 1988, livre cité, page 21.

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telles sont les rares enclaves constituant de réelles opérations d’urbanisme d’envergure. Certes, les plans de D’Welles lancent de belles esquisses en 1936-1941 ; leur auteur, « l’architecte-ingénieur responsable depuis quinze ans de tous les travaux municipaux sous deux maires successifs, lui donne le nom de ‘Plan D’Welles’. Des plans partiels se succèdent alors au même moment […], comme légitimés par cette vision en grand, enfin clarifiée. Ces plans parcellaires partiels veulent essayer de produire des micro-remembrements implicites, seul véritable urbanisme quotidien des années trente avant les grands projets de restructuration liés aux grands travaux post-crise et de reconstruction »61. Bref, ce sont des utopies bien tardives, comme le contrepoint des déceptions provoquées par les lacunes de l’urbanisme de Marquet… Ici et là d’ailleurs, les travaux s’esquissent juste dans les années 1930 ; nombre de programmes ne trouvent à se concrétiser véritablement qu’après la guerre ; c’est le cas du quartier de la gare, avec le remodelage de l’espace des anciens abattoirs pour y édifier une vaste place ou avec l’édification de plusieurs grands immeubles de logements sociaux…

Encore pendant l’instruction de son procès, Marquet évoque la contradiction entre l’ampleur de ses desseins et les restrictions imposées par la déflation budgétaire de la crise et par l’Occupation : « Réélu pour la troisième fois en 1935, j’aurais, sans les événements extérieurs, construit un réseau d’égoûts. Les plans en sont établis. Un premier marché de 38 millions était passé avec la maison Monod. J’ai tenté de le faire exécuter pendant l’Occupation, les ordonnances allemandes m’obligèrent à surseoir. C’est alors que, avec la commission technique du Centre d’urbanisme de l’agglomération bordelaise, je fis établir un plan de travaux pour l’après-guerre. M. D’Welles, architecte en chef, M. Hugo, ingénieur en chef, M. Boursin, directeur du Port et MM. les ingénieurs des chemins de fer et des Ponts-et-Chaussées y travaillèrent. Ce plan comportait, entre autres travaux, le transfert de l’usine à gaz sur le gisement de lignite d’Hosteins, la construction d’une base aéronautique transocéanique à l’emplacement du canal de Grattequina, la construction d’un pont sur la Garonne ne comportant que trois arches, celle d’un passage sous-fluvial à la hauteur du pont transbordeur, condamné par le ministère des Travaux publics depuis 1932, l’aménagement des entrées routières de Bordeaux, la suppression des quartiers insalubres (Saint-Croix, Saint-Michel, Saint-Pierre, Allées de Boutaut), l’édification d’une faculté des sciences, celle d’un Palais du Peuple, la construction d’écoles, celle d’un nouvel hôpîtal, l’aménagement des abords de la gare du Midi, la création d’une gare routière, l’établissement d’un parc public sur la rive droite […]. Pour certains [de ces projets], les études ont été poussées très loin. C’est ainsi que, un mois avant la fin de l’Occupation, le conseil municipal a délibéré sur l’aménagement du quartier de la Rousselle. »62

61. Pierre Mathieu, « Le plan D’Welles », dans Bordeaux & l’Aquitaine, 1988, livre cité, page 43.

62 Entretien de Marquet avec la police, 30 novembre 1994, Archives nationales, dossier 3W245.

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Un sentiment d’inachevé s’impose : ainsi, l’emprunt contracté63 par la Ville en mai 1937 (29,457 millions de francs) n’est utilisé que pour cinq tranches et un montant de 17,457 millions – remboursé par les impôts locaux ajoutés aux impôts courants (les ’’centimes additionnels’’) ; un reliquat de 4 millions restent disponible ; et, le 17 avril 1941, la Ville conclut avec la Caisse des dépôts un accord pour emprunter 8 millions sur 25 ans afin d’achever le programme engagé, ce qui s’avère impossible en raison de l’environnement militaire et politique – l’Occupant mobilise en effet tous les moyens matériels et humains disponibles pour ses propres chantiers de défense des côtes. La Ville ne parvient qu’à utiliser 500 000 francs pour contribuer en 1941 à l’achat de terrains à Talence afin d’y édifier des locaux pour la faculté des sciences (les instituts d’histoire naturelle)64.

Notons que l’impression rétrospective de modernité et de grandeur des réalisations urbaines de la municipalité ultérieure de Chaban Delmas est désormais relativisée ; d’une part, sa propre équipe s’est parfois inspirée des projets de l’équipe d’urbanistes de la municipalité Marquet, avec une certaine continuité de part et d’autre des années 1940 ; d’autre part, des témoins et historiens ont relevé le relatif ’’empirisme’’ qui a caractérisé les premières années Chaban, avec des initiatives fragmentaires, malgré leur aspect ’’massif’’, dû à l’apparition de la structure en ’’grands ensembles’’ (La Benauge, d’abord) ; Chaban-Delmas lui-même a tardé à structurer un plan d’urbanisme d’ensemble et certains analystes pensent même qu’il faut attendre A. Juppé pour qu’on repense la conception même de l’espace urbain bordelais ; si l’on excepte quelques grands pôles comme Mériadeck ou le Grand Parc, nombre de poches de laissez-faire ou de délabrement ont été délaissées à son époque ; et Chaban aurait longtemps préféré le contournement de la ville bordelaise ancienne au profit d’aménagements à la périphérie, sur la rive droite de la Garonne et dans les communes de banlieue, avant la conception des projets du Grand Parc et de Mériadeck, car le respect du statu quo permettait une tactique d’apaisement politique dans les quartiers du petit peuple ou même des bourgeoisies moyennes.

D. L’aménageur Marquet concurrencé

Nous devons préciser enfin que des équipements clés sont mis en place qui ne doivent rien à Marquet lui-même. L’aménagement de la cité dépend en effet de bien d’autres autorités que la Ville. Ainsi, le (beau) centre de tri postal construit près de la gare Saint-Jean en 1925-1929 (rue Charles-Domecq) est évidemment le fruit d’une décision de l’État ; la gare routière CITRAM, à la lisière de la rue Fondaudège et de la place de Tourny (1933), relève elle aussi du domaine privé, tout comme la gare Saint-Louis conçue par la Compagnie du Midi (en 1931) dans ce qui est alors un quartier d’industries et d’entrepôts. Mais d’autres entités

63 Le prêt est accordé par la Caisse nationale de crédit aux départements et aux communes, plus tard intégrée à la Caisse des dépôts.

64 Compte rendu des délibérations du conseil municipal de Bordeaux, 26 décembre 1941. C’est le « domaine Olibet » qui est alors acquis sur Talence.

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exercent des responsabilités éminentes dans le développement du ’’Bordeaux moderne’’.

a. Bordeaux port aérien

Hors de l’agglomération, la Chambre de commerce a ainsi seule la responsabilité du lancement du ’’port aérien’’ de Bordeaux, de l’embryon d’aéroport à Mérignac, sur le terrain de Teynac-Beaudésert, en 1929-1935. L’objectif est de faire de Bordeaux une plate-forme vers l’Afrique et l’Amérique latine, où le négoce girondin trouve de larges débouchés. Mais c’est la Chambre de commerce qui a élaboré un premier projet en novembre 1926 et organisé une conférence au Palais de la Bourse le 4 avril 1927, qui définit les grandes lignes d’un programme d’action, avant de lancer les travaux d’aménagement d’une aérogare fort succincte, car la navigation aérienne est encore dans les limbes. Les premiers vols se situent le 1er avril 1928, assurés par la fameuse Compagnie générale aéropostale. Puis la Chambre de commerce elle-même reçoit la concession de l’aéroport en juin 1931.

b. Les retombées de l’aménagement du port maritime

Les effets de la politique portuaire sont bien plus déterminants pour l’aménagement de la cité bordelaise puisque l’aspect des quais est profondément modifié pendant l’entre-deux-guerres. Or la Ville n’en est pas responsable puisque c’est l’État qui la définit et la finance. Il se dote en 1925 d’une entité spécifique, le Port autonome de Bordeaux (PAB) ; son conseil d’administration fédère les intérêts locaux (avec des représentants de la Chambre de commerce, notamment Étienne Huyard, qui passe de la présidence de la Chambre à celle du PAB en 1926, ou Georges Barrès). Mais ce sont les ingénieurs d’État et le directeur du PAB (François Lévêque) qui conduisent l’affaire. De même, ce sont les intérêts professionnels de la place qui font édifier la nouvelle Bourse maritime en 1922-1925, dans l’enfilade des entrepôts Laîné, en pastiche (en béton, habillé de pierre de taille) du pavillon central de la Bourse...

Les nouveaux quais de la rive gaucheUn vaste programme d’aménagement des rives garonnaises a été enclenché dès avant-guerre (par des lois en 1910 et 1914) ; suspendu pendant le conflit, il redémarre dans les années 1920 ; il bénéficie à la fois de la volonté des pouvoirs publics de doter Bordeaux des équipements nécessaires au développement du port et des réparations allemandes, puisque l’Allemagne en paye une partie en nature, sous forme de prestations de travaux publics. Le chenal est approfondi ; les quais établis en porte-à-faux au-dessus du fleuve pour permettre à de grands transatlantiques d’accoster ; à partir de 1925, en remontant le fleuve de Bacalan vers les Quinconces, des hangars vastes et fonctionnels sont édifiés. Bordeaux est dotée d’un port maritime flambant neuf, en une ultime vague d’investissements sur la rive gauche, en plein cœur du Port de la lune – sans parler ici des équipements installés à Bassens, à Ambès (port pétrolier), à Pauillac et même au Verdon. Le cadre de vie des Bordelais en est bouleversé car un nouveau paysage des quais est dessiné, qui est destiné à durer jusqu’aux années 1980-1990. De hautes barrières séparent désormais la ville des quais portuaires ; les hangars modernes en béton ponctuent le déroulement de ces derniers ; un réseau de voies ferrées les longe ; tout un cheptel de grues (électriques) de grande portée anime la vue.

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Il est difficile d’apprécier comment l’équipe Marquet a pris part à la définition de cet immense projet, quelle a été sa capacité d’influence. L’on ne peut que supposer qu’elle s’y est ralliée au nom de l’intérêt général ; mais l’on ne peut le porter à son bilan réel ; de toute façon, les 640 millions de francs d’investissements prévus en 1925 – mais l’Allemagne devait en fournir l’équivalent de 460 millions – auraient largement dépassé ses capacités financières. La dénomination des quais elle-même est changée par le PAB en 1931 pour la rive gauche65. Pourtant, Marquet siège au conseil d’administration du PAB et a dû y exprimer les points de vue de la Ville ; celle-ci obtient ainsi en 1930 que, en face de la Bourse, le hangar projeté soit mis en souterrain et que, en face de la place des Quinconces, un espace soit affecté à un square entre deux hangars eux-mêmes dotés d’une terrasse panoramique. Par ailleurs, le plan Marquet de grands travaux lancé en 1934 affecte des crédits supplémentaires au programme d’aménagement du port, en particulier pour achever l’empiétement des quais de la rive gauche, en 1935-1937. Quoi qu’il en soit, les Girondins disposent désormais d’une gare maritime ultramoderne, qui procure un service plus commode aux cadres et employés actifs outre-mer – sans parler ici du transbordement des passagers venus par train de Paris ou d’Italie pour rejoindre l’Afrique noire, le Maroc ou l’Amérique latine. Et Marquet lui-même partage la fierté de voir sa ville dotée d’un tel port, d’autant plus que les conséquences sur l’emploi ne peuvent qu’en être positives ; il participe ainsi en 1929 à la visite du port organisée par l’Association des grands ports français, accueillie par le PAB et les notabilités locales.

c. L’espace urbanistique des promoteurs privés Relevons enfin que nombre d’études ou de reportages récents mettent en valeur l’architecture de nombreux immeubles construits à Bordeaux dans l’entre-deux-guerres. Or la municipalité n’y a que peu de part puisqu’ils résultent de programmes d’investissement de promoteurs capitalistes. Certains disposent d’une telle envergure qu’ils se permettent d’acquérir de vastes terrains et de les lotir en maisons de haut de gamme, en hôtels particuliers même, ou bien en maisons individuelles destinées aux classes moyennes aspirant à la petite propriété. Autour du Parc bordelais ou dans le quartier de la barrière du Médoc (rue Paveil ; rue Durieu de Maisonneuve) fleurissent ainsi de petits projets d’aménagement qui contribuent eux aussi à remodeler l’espace bordelais. S’il accueille le stade, le quartier du Parc Lescure a d’abord été conçu par des promoteurs privés qui avaient acquis l’immense terrain de huit hectares du négociant Harry Johnston (le parc du château de Lescure) pour le lotir : le plan de lotissement établi par la Société immobilière du parc de Lescure datait de 1911. Pourtant, par suite de divergences entre la Ville et la société à propos des travaux de voirie puis à cause de la guerre, tout avait été décalé et le chantier n’avait démarré que dans les années 1920, avec plusieurs dizaines de maisons individuelles, autour notamment de

65. Le quai de Bourgogne devient quai de Richelieu, le quai de la Mâture celui des Quinconces ; le quai Neuf devient quai Tourny ; les autres conservant leur appellation.

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l’avenue du parc de Lescure, de la place des Cèdres ou de la rue Marceau.

Cette avancée de la ville avec quelques contributions à l’épanouissement du style ’’art déco’’ relève donc de l’initiative privée66 et non d’un quelconque ’’plan Marquet’’ systématique, même si la municipalité a bien dû in fine veiller à la réalisation des rues et de la voirie et si des discussions ont pu ponctuellement s’engager entre les parties concernées autour de la conception et du style des immeubles en projet (par exemple à propos de la gare Saint-Louis). Plus modestes et ponctuelles, des réalisations privées s’avèrent toutefois décisives pour le paysage urbain, tel le siège de la succursale de la Compagnie algérienne, une banque parisienne, à l’angle de la rue Esprit-des-Lois et du (futur) cours du XXX-Juillet67, celui de la Société générale cours de l’Intendance en 1928 ou de la Caisse d’épargne place Paul-Doumer68. Nombre d’immeubles édifiés le long des boulevards ou des rues adjacentes (comme la rue Carnot) contribuent eux aussi à ponctuer le décor citadin, tout comme l’hôtel Splendid sur la place des Quinconces ou diverses salles de spectacle.

4. Un maire social ?

Si B. Lachaise a expliqué comment un socialiste a pu prendre la mairie à la droite dans une ville qui a longtemps penché vers le conservatisme modéré, il n’en reste pas moins que, au-delà des myriades de petits patrons qui, comme partout, animent les bases de l’économie, la grande bourgeoisie girondine et les grands patrons des établissements ou filiales de sociétés nationales détiennent la réalité du pouvoir économique. Un grand maire s’avère bien dénué de capacité d’inflexion du jeu social face à une telle puissance. Il faut donc se demander de quelle marge de manœuvre a disposé Marquet pour développer une gestion sociale.

A. Marquet face aux initiatives de la bourgeoisie tant décriée ?

En fait, la Ville est loin d’être l’acteur principal de la vie sociale girondine. A cette époque, « les grandes dynasties bordelaises »69 sont à l’apogée de leur histoire. Certes, la famille Guestier vacille à la fin des années 1920 et se retrouve ruinée par de mauvaises affaires ; la famille Ballande elle aussi trébuche un moment ; puis la crise des années 1930 ébranle plusieurs familles, en particulier les rhumiers, presque tous (sauf les Bardinet) compromis dans l’effondrement d’une filiale commune, la Compagnie générale des rhums ; l’assise des Faure et des Besse s’affaisse ainsi. Mais, globalement, les forces de l’establishment familial

66. Béatrice Bourdenx, « Un quartier art déco à Bordeaux. Le parc de Lescure », Le Festin, n°40, hiver 2002, pages 56-65.

67. Ce bel immeuble est conçu par Pierre Ferret en 1920-1923. Cf. H. Bonin, Histoires de banques. Crédit du Nord, 1848-1998, Paris, Éditions Hervas, 1998, réédité en 2004.

68. Ces deux succursales sont conçues par l’architecte Louis Augereau, qui a également livré la Bourse maritime.

69. Paul Butel, Les dynasties bordelaises, de Colbert à Chaban, Paris, Perrin, 1991.

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restent solides pendant le mandat municipal de Marquet. Au-delà de cette capacité d’action diffuse par le biais du maniement de l’argent, de la création des emplois, de la mobilisation du capital relationnel, de préséances discrètes70, c’est à la Chambre de commerce71 – présidée par Georges Barrès en 1926-1929, par Édouard Faure en 1930-1933 – que se concentre l’exercice du pouvoir d’influence de cette bourgeoisie d’affaires, en un groupe de pression tangible, en une sorte de contre-pouvoir à la mairie : le palais de la Bourse face au palais de Rohan… Ces notables économiques se retrouvent aussi au conseil d’administration de la Société bordelaise de crédit-CIC, la grande banque girondine72, ou de sa concurrente plus récente, la banque Soula, voire dans les salons et vestiaires du club de tennis de la Villa Primrose73...

La bourgeoisie74 de la barrique et des Chartrons – avec son Union syndicale des négociants en vin et son Syndicat du commerce en gros des fins et spiritueux, relativement influents – domine, bien entendu, avec les négociants en vin (Daniel Guestier, Émile et Georges Calvet, Fernand Ginestet – qui conduit une liste d’opposition lors des élections municipales de 1929 –, Louis Eschenauer, Roger et Christian Cruse, Alfred de Luze, Alfred Schyler, Camille et Roger Descas, Georges Cordier, etc. – ainsi que Paul Glotin et Maurice Jacmart, de Marie Brizard & Roger). Le négoce outre-mer est tout puissant également car Bordeaux rayonne sur tous les continents : Édouard Faure (négociant en océan Indien et en rhum antillais) ; Joseph Besse (rhum) ; Étienne Denis (négociant en Indochine) ; Paul Duboscq (négociant en bois) ; Joseph, Paul et Lucien Maurel (négoce en Afrique noire), André Ballande (négociant en Nouvelle-Calédonie, et leader d’un courant politique de droite à Bordeaux). Les industriels peuvent passer pour des parvenus, mais leur rôle dans l’expansion de l’emploi est certainement plus déterminant depuis le décollage de la deuxième révolution industrielle en Gironde dans les années 1890, dans la mécanique (Paul Carde, Albert et Jacques Dormoy), la construction métallique (Pierre Desse), le raffinage de sucre (Henri Frugès), les huileries (Fernand Philippart), la conserverie (Jacques Rödel), la chimie (Georges Barrès, Étienne et Sylvain Mathieu) ou la chaussure (Jean Tachon).

70. Cf. François Mauriac, Préséances, roman de 1921. Jean Balde, La vigne et la maison, 1922 ; réédition par L’Horizon chimérique, Bordeaux, 1993 (avec un avant-propos d’H. Bonin).

71. Paul Butel (dir.), Histoire de la Chambre de commerce et d’industrie de Bordeaux, Bordeaux, CCIB, 1987.

72. H. Bonin, La Société bordelaise de CIC, 1880-1990, Bordeaux, éditions L’Horizon chimérique, 1991. Guy Schÿler, Guestier. Souvenirs familiaux et documents, Bordeaux, Art & Art éditeurs, 1993.

73. Françoise Taliano-des Garets, La Villa Primrose. Un siècle d’histoire sportive à Bordeaux (1897-1997), Bordeaux, éditions Confluences, 1997.

74. Nous accumulons ici quelques grands noms des années 1920-1930, parmi les patrons membres de la Chambre de commerce et d’industrie de Bordeaux, du conseil d’administration de la Société bordelaise de CIC ou du Syndicat régional de garantie de l’Exposition des Arts décoratifs et industriels modernes, qui se tient à Bordeaux en 1925.

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Bref, tout un patronat dynamique anime en Gironde un esprit d’entreprise indéniable en un second âge d’or contemporain après celui des années 1830-1880. Il s’appuie sur des organisations professionnelles bien structurées à Bordeaux75 : outre la Chambre de commerce, l’Union générale des syndicats girondins (1885) – le futur MEDEF –, la Société pour la défense du commerce et de l’industrie (1889), la Société de défense des intérêts de la côte occidentale d’Afrique (pour les négociants), Le Syndicat des mécaniciens, chaudronniers et fondeurs (1908) et la Fédération maritime (1909) (qui regroupe les intérêts économiques liés au port) – sans parler du monde du vin.

Est-ce à dire que Marquet s’est posé en ’’ennemi de classe’’ de ce grand patronat ? en leader d’un ’’front de classes’’ prêt à en découdre pour rogner le pouvoir du capitalisme local ? et que, inversement, celui-ci a tout fait pour saper le pouvoir du maire et de la SFIO ? « Le conseil municipal doit être dégagé de la domination des oligarchies et des influences religieuses », proclame ainsi le programme électoral de la liste Marquet en avril 1929. J. Dumas le pense, dans sa thèse de géographie et d’histoire industrielle de Bordeaux, notamment sur la base des « témoignages d’anciens collaborateurs d’Adrien Marquet » : la « relation entre puissance économique et exercice du pouvoir local s’interrompt quand Marquet accède à la mairie […]. Désormais, et malgré l’évolution d’une carrière politique nationale qui le porte à une modération sociale de plus en plus affirmée, la rupture est permanente entre les milieux industriels bordelais et leurs édiles. Aucune rencontre n’existe entre les responsables des organisations professionnelles et le maire et son entourage constitué de représentants des mêmes milieux sociaux que dans les banlieues : fonctionnaires, professions libérales, artisans, enseignants. A l’hostilité politique s’ajoute la méfiance personnelle d’un maire très autoritaire et habitué depuis 1907 à s’appuyer sur les structures aux subtiles ramifications du Parti socialiste, peu propices aux rencontres avec un milieu considéré comme ennemi »76.

Il est vrai qu’une fraction du patronat adopte – comme un peu partout dans le pays – des positions dures face aux mouvements de grève (1919-1921, 1936), aux frémissements syndicaux, à la poussée communiste et à ce qu’il perçoit comme le danger de l’étatisme par le biais de l’interventionnisme législatif. Sans évoquer ici les joutes politiques, ni même l’hostilité initiale du quotidien local La Petite Gironde, il ne nous semble pas que la Chambre de commerce a adopté une ligne d’obstruction face à la mairie. En fait, la défense de l’intérêt général de la place, du « travail », comme on dit à l’époque, c’est-à-dire de l’expansion

75. Cf. M.-F. Videau, « Le syndicalisme patronal en Gironde », Revue juridique et économique du Sud-Ouest, série économique, 1958, pages 685-743. Reproduit dans : Problèmes démographiques et sociaux de l’agglomération bordelaise, Bordeaux, Collections de l’IERSO, série V, tome II, pages 113-172.

76. Jean Dumas, Les activités industrielles dans la Communauté urbaine de Bordeaux, deux volumes, Bordeaux, Éditions Bière, 1980, page 725. J. Dumas nous a confirmé qu’il a « pu dans le passé connaître des témoins actifs de la période, avoir connaissance de certains papiers personnels et trouver confirmation auprès du siège parisien de Schneider », ce qui indique la solidité de son apport.

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et de la création d’emplois, semble l’emporter sur les dissonances idéologiques et sociales. Notons que, si la Ville a changé le nom de l’avenue appelée ’’pavé des Chartrons’’, au profit de ’’cours Xavier-Arnozan’’, d’après un dermatologue qui avait été maire adjoint à l’hygiène publique, comme pour briser ce qui pouvait être perçu comme une barrière psychologique, elle n’en aménage pas moins le Jardin public, en plein cœur de ce quartier bourgeois : destruction des serres et aménagement de belles terrasses en 1932 ; restauration des portiques couverts en 1938-1939. Par ailleurs, elle livre en plein cœur des Chartrons la nouvelle place Paul-Doumer, bordée par la succursale de la Caisse d’épargne et agrémentée d’une belle fontaine, tandis que le percement de l’axe Paul-Doumer-Ravezies déleste quelque peu les Chartrons d’une circulation de transit et permet de mieux alimenter certains entrepôts de négoce. Enfin, il est banal de constater que l’évolution de Marquet de la SFIO au centre-gauche facilite l’osmose avec les forces sociales modérées qui dominent le monde des affaires girondin, au nom de « l’esprit de réalisme positif »77.

B. Des politiques sociales concurrentes ?

Cependant, la grande bourgeoisie girondine n’a pas attendu Marquet pour entreprendre par elle-même une politique sociale parfois vigoureuse. A la marge de la Mairie œuvre ainsi la Caisse d’épargne de Bordeaux, fondée dès 1819 par la bourgeoisie philanthropique78 ; la Caisse s’est chargée d’inculquer au petit peuple les valeurs de la prévoyance, de l’économie, dans ce système social-libéral où la responsabilité individuelle est la clé de voûte de la protection sociale. De son Siège – sur l’actuelle place Jean-Moulin –, à deux pas de la mairie, la Caisse rayonne dans les quartiers par des bureaux auxiliaires qui sont autant de « petits temples de l’épargne » (cours de la Somme, cours de la Marne, rue Turenne, place Saint-Augustin, rue de Nuits, à La Bastide – complétés en 1933 par le beau bureau de la place Paul-Doumer aux Chartrons). Si la masse d’argent collecté monte à Paris à la Caisse des dépôts, la Caisse d’épargne de Bordeaux mobilise une partie de ses réserves – sa « fortune personnelle » – en faveur d’œuvres sociales, dans la pure tradition de la philanthropie, par des subventions à des jardins ouvriers, à des bains-douches populaires, aux hospices ; quelque 170 œuvres d’assistance, de prévoyance et de solidarité en bénéficient dans les années 1940, dont le bureau de bienfaisance de la Ville, un orphelinat, des colonies de vacances, etc.

Une autre tradition sociale est entretenue en Gironde par une frange du patronat chrétien ; le christianisme social l’anime, que ce soit du côté des

77. La Petite Gironde, 8 mai 1935, extrait de : D. Dubruil, L’œuvre de la municipalité Adrien Marquet, mémoire cité, page 44. Au lendemain de la réélection de la liste Marquet, le journal titre : « La victoire du bon sens », au nom d’ « une sincère solidarité sociale »…

78. Un programme de reconstitution de l’histoire de la Caisse d’épargne Aquitaine-Nord a été lancé dans les années 1990 sous notre égide. Une douzaine de mémoires de recherche sont d’ores et déjà disponibles.

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protestants, qui parrainent diverses institutions sanitaires (hôpital de Bagatelle, à Bègles) et sociales, ou du côté des catholiques79 – dans la ligne de l’encyclique De Rerum Novarum de 1893, entretenue par le Comité de l’Union catholique de Gironde, où André Ballande et Paul Glotin sont deux personnalités influentes – d’ailleurs situées dans l’opposition politique droitière sur Bordeaux. Ceux-ci sont le fer de lance d’un réseau de sociabilité et de ’’patronage’’ qui entretient une concurrence active face aux réseaux laïcs et municipaux : des ’’patronages’’ proposent des activités ludiques et sportives aux jeunes, en liaison avec la paroisse de leur quartier. Or nombre de grands patrons de la place appartiennent à ce courant de catholicisme social, qui entend bien ne pas laisser le monopole de l’action populaire à la Ville.

C’est cependant une concurrence douce, sans heurts, semble-t-il, sans conflit d’influence entre l’Archevêché et le palais de Rohan… , car ce courant patronal paraît agir au nom d’un paternalisme idéologique – allant des ’’bonnes oeuvres’’ pour venir en aide aux déshérités à une stratégie d’investissement en circuits et processus d’intégration et de cohésion sociales (logement, assurances sociales, outils en faveur de la jeunesse, de la santé, etc.). L’on ne peut bien entendu parler par conséquent d’un ’’contre-système’’, car ce sont des initiatives que l’on retrouve partout dans le pays (et en Europe) et le fait que Marquet ait été maire à cette époque n’influe en rien sur le déploiement de ces courants ’’paternalistes modernes’’.

En tout cas, c’est le patron sucrier Henri Frugès qui finance, à titre d’expérience sociale, la cité de pavillons conçue par Le Corbusier à Pessac. De même, ce sont de bons bourgeois girondins (dont Édouard de Luze et Roger Cruse pour le négoce – à coté d’avocats ou de magistrats) qui supervisent l’Œuvre des enfants abandonnés ou délaissés de la Gironde (ou aussi « œuvre du Refuge »), créée en 1889 ; or Philippart rejoint le conseil d’administration en 1927, en un signe de cette volonté d’affirmer l’existence des organismes charitables indépendants face à la mairie : « Le choix de F. Philippart, et ce qu’il implique, explique sans doute, pour une large part, une indifférence hostile de la municipalité d’Adrien Marquet dont le conseil d’administration se plaint à plusieurs reprises », note l’historien social P. Guillaume80. Quelque 400 membres de cette association accompagnent son action en faveur de pupilles, enfants abandonnés ou délinquants, qu’elle place dans des familles d’accueil ou abrite dans deux centres bordelais.

79. Nous renvoyons aux travaux du spécialiste de l’histoire du catholicisme contemporain en Gironde, Marc Agostino, notamment : Deux siècles de catholicisme à Bordeaux, 1800-2000, Bordeaux, Mollat, 2000. Marc Agostino (dir), Tempéraments aquitains et nouveauté religieuse. Rerum Novarum et l’enseignement social de l’Église dans le Sud-Ouest de la France, Presses universitaires de Bordeaux, 1993. Cf. Jean Bassaler & Jean-Pierre Rey, « Fernand Philippart et le Groupement des patrons sociaux de Bordeaux », Collection Histoire de la Sécurité sociale, 117e congrès des sociétés savantes, Clermont-Ferrand, 1992. Cf. aussi : Bruno Duriez, Étienne Fouilloux (et alii, dir), Chrétiens et ouvriers en France, 1937-1970, Paris, Éditions de l’Atelier, 2001.

80. Pierre Guillaume, Un siècle d’histoire de l’enfance inadaptée : l’OREAG, 1889-1989, Bordeaux, Expansion scientifique française, 1989.

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Philippart avait lancé en 1919 le Groupement des patrons sociaux et représentait bien cette sensibilité chrétienne-sociale. Celle-ci s’exprime surtout par l’action du Comité bordelais des assurances sociales, que préside Philippart (jusqu’à sa mort en 1934), au nom de tous les patrons de la place81. Il fédère les initiatives des entreprises pour prendre en charge la gestion des entités d’assurances sociales prévues par les lois de 1928-1932, notamment les dix caisses primaires d’assurances sociales mutualistes qu’il fonde en 1931 et les 41 sociétés de secours mutuels à gestion paritaire (dont 22 sont créées alors). Ce groupement exerce une « influence morale » forte, à l’échelle du pouvoir patronal à Bordeaux ; Jacques Rödel, président de la caisse primaire départementale de la Gironde et vice-président de l’Union départementale des sociétés de secours mutuels de la Gironde, Christian Cruse, président de la Caisse primaire des vins et spiritueux de Bordeaux et de la Gironde, Édouard Faure et Étienne Mathieu, vice-présidents du Comité bordelais des assurances sociales, sont d’autres patrons clés de ce mouvement visant à empêcher toute dérive des assurances sociales vers l’étatisme et donc l’État-providence, ou vers une avancée sensible du pouvoir d’influence des syndicats de salariés. Le patronat prône en effet une gestion professionnalisée des assurances sociales, par branche ou par interprofession, et freine l’émergence de la caisse interprofessionnelle établie dans chaque département par l’État pour les salariés restés sans attache assurantielle. Mais tous les groupements chrétiens ne sont pas reliés à ce Comité bordelais des assurances sociales et des patrons catholiques soutiennent par exemple la Mutualité de Guyenne & Gascogne.

Précisons également que la droite avait déjà esquissé une politique sociale pendant la mandature Philippart : c’est elle qui avait créé en 1920 l’Office municipal des habitations à loyer modéré, qui avait décidé la construction de la cité Gallieni (près de Saint-Augustin) et de ses 55 logements sociaux, livrés en 1924 : en droite ligne de ’’patrons sociaux’’ déjà en pointe dans ce domaine avant même la guerre (Charles Cazalet, Gustave Carde), elle avait pris conscience, avant l’équipe Marquet, de la nécessité d’assainir l’habitat précaire, d’éradiquer les taudis, en conformité avec la ligne classique de moralisation du peuple et d’assainissement tout à la fois de ses conditions de vie. Le Comité bordelais des assurances sociales, par ailleurs, parraine à partir de 1934-1935 deux sociétés philanthropiques, l’une en faveur des jardins ouvriers, l’autre tournée vers les HBM. Cela dit, l’unité du patronat catholique manque de cohésion ; il se divise en effet en plusieurs courants, plus ou moins désireux de s’impliquer dans une politique publique sociale, plus ou moins tourné vers un engagement philanthropique ; et il s’étale sur un vaste champ politique et civique, plus ou moins proche, selon les cas,

81. Alexandre Fernandez, Histoire du Comité bordelais d’action sociale, 1928-1998, Bordeaux, Éditions Confluences, 1998. Léon Weber succède à Philippart et exerce la présidence entre 1934 et 1958 ; il dirige l’établissement girondin de la Compagnie industrielle de matériel de transport (CIMT). Mais Jo Philippart, fils de Fernand, entre au bureau du CBAS pour continuer à y représenter les huileries.

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d’une droite dure, d’un centre-droit ouvert, voire, pour de rares représentants, d’une démocratie chrétienne innovatrice et proche du courant du Sillon.

C. Marquet et le monde du travail

Marquet doit donc afficher sa différence ou plutôt apporter ses initiatives complémentaires, d’une part par fidélité envers ses idées socialistes, d’autre part pour soigner son image de marque auprès de son électorat. Or le monde du travail pèse lourd à Bordeaux, qui a bénéficié d’un remarquable décollage de l’industrie depuis les années 1890 : la deuxième révolution industrielle (chimie, industries électromécaniques, etc.) et l’expansion conjoncturelle (qui bénéficie largement aux activités traditionnelles : chantiers navals, métallurgie de transformation, construction mécanique, chaussure, agroalimentaire, habillement, etc.) expliquent le boum de l’emploi – sans parler des effets de la guerre entre 1914 et le milieu des années 1920. Jusqu’alors surtout un pôle portuaire et une agglomération d’artisans et de PME, Bordeaux est devenue en un tiers de siècle une grande métropole industrielle, d’où un boum de la main-d’œuvre d’ouvriers et d’employés, soit dans les grands établissements industriels (par exemple à La Bastide), soit dans les PME sous-traitantes et fournisseurs, soit enfin dans les PME tertiaires assurant les manutentions, les transports et le stockage.

a. Marquet militant du progrès social

Bernard Lachaise a bien scruté l’étroitesse des liens entre l’équipe Marquet et la SFIO ainsi que ses marges syndicales82, la CGT dite « confédérée », séparée depuis 1923 – et jusqu’en 1935 – de la CGTU communiste. Des ’’compagnons de route’’ du militantisme l’accompagnent dans l’espoir de voir mettre en œuvre une politique municipale progressiste – en une forme de socialisme municipal. Gabriel Lafaye est l’un de ces relais dans la société militante : secrétaire de la Bourse du travail, il procure à Marquet des informations de première main sur les états d’âme du peuple, ses aspirations, ses besoins83. C’est le cas aussi certainement d’Henri Cazalet, un ancien mécanicien à la Compagnie du Midi qui a été révoqué lors de la grève générale de 1920 et qui est devenu délégué confédéral de la CGT, avant de rejoindre l’équipe Marquet et de devenir député (socialiste indépendant) en 1932-1936. L’impact de cette grève de 1920, d’ailleurs, a été déterminant dans la construction du ’’Marquet social’’ : le militant et l’élu municipal et départemental a pris la défense politique des grévistes licenciés )par la direction et c’est par ce biais qu’il s’est tissé un premier réseau de relations étroites avec le monde militant et salarié et forgé une forme de

82. Cf. Claude Laharie, Le syndicalisme à Bordeaux entre les deux guerres. Étude de la CGT, mémoire de maîtrise-DES d’histoire, Université de Bordeaux, sous la direction de Georges Dupeux, 1968.

83. Pierre Brana & Joëlle Dusseau, « Marquet, Lafaye, destins croisés », dans M. Bergès (et alii), Les néo-socialistes girondins, Cahiers de l’Institut aquitain d’études sociales, n°7, 1988, pages 7-93. Lafaye s’éloigne de Marquet par la suite.

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’’culture sociale’’ qui contribuent à ses pratiques et mentalités à la fois populaires et populistes, en tout cas en contact avec ’’la base’’ et l’encadrement syndical.

L’affirmation concrète d’une politique sociale84 passe d’abord par la gestion sociale des services de la Ville elle-même85. Les études semblent indiquer que l’évolution des salaires (en valeur réelle), la structuration de l’évolution statutaire des carrières des fonctionnaires municipaux – à une époque où chaque municipalité faisait ce qu’elle voulait, sans cadre national des fonctionnaires territoriaux – et la création de primes intéressantes ont constitué autant de signes d’une ’’bonne politique’’ en faveur des salariés. Au 1er juillet 1927, par exemple, peu de temps après son élection, l’équipe Marquet remodèle la grille des salaires municipaux, d’où des gains tangibles, complétés par des augmentations de détail ; une prime de « vie chère » est instituée pour tenir compte de l’inflation de 1925-1926, prime qui est incorporée dans le salaire au 1er janvier 1928 – l’inflation ayant disparu entre-temps. Une revalorisation générale des bas salaires est entreprise en 1930 et appliquée en 1931. Une nouvelle indemnité de vie chère s’avère nécessaire au 1er janvier 1937 quand l’inflation resurgit en 1936, et cette indemnité est revalorisée à trois reprises pour suivre la hausse des prix, avant une ultime revalorisation générale au 1er juillet 1938. L’augmentation du salaire réel est continue et, « au total, il semble que l’accession à l’Hôtel de ville de la municipalité Marquet ait amené une amélioration sensible de la condition matérielle des fonctionnaires municipaux »86, même si, bien sûr, Bordeaux n’est certainement pas la seule cité à bénéficier de tels avantages. D’ailleurs, aucun conflit social n’a éclaté au sein de ce personnel dans l’entre-deux-guerres, d’autant plus qu’une commission paritaire permet de dénouer tout risque de tension. Même au coeur du mouvement social qui marque le début du Front populaire, le personnel de la Ville ne participe pas à la grève.

Plus symbolique a été la gestion sociale de la Régie du gaz et de l’électricité de Bordeaux : a-t-elle été un ’’laboratoire social ?’’87 La situation sociale héritée de la municipalité Philippart était tendue car la grève générale de 1920 avait été mal vécue par la majorité et 350 des 1 200 grévistes avaient été licenciés dans une vague d’épuration impitoyable. En contrepartie de mesures sociales (augmentation de la subvention à la caisse de prévoyance du personnel, création d’une coopérative de consommation, d’un restaurant d’entreprise (ouvert en

84. Cf. Nathalie Gensous, Le programme et l’action socialistes d’Adrien Marquet à Bordeaux de 1924 à 1936, mémoire de maîtrise d’histoire, sous la direction de Sylvie Guillaume et H. Bonin, Université de Bordeaux 3, 1992.

85. M. Dinclaux, « La protection sociale des personnels municipaux de la Ville de Bordeaux de 1920 à 1940 », Comité d’histoire de la Sécurité sociale, actes du 10e congrès national des sociétés savantes, Bordeaux, 1979, pages 71-91.

86. D. Dubruil, L’œuvre de la municipalité Adrien Marquet, mémoire cité, page 35.87. A. Fernandez, Économie et politique de l’électricité à Bordeaux, livre cité, page

187. Nous nous appuyons sur ses analyses (pages 187-194) pour ce développement. Cf. aussi P. Brana, « Histoire des gaziers et électriciens bordelais », Bulletin de l’Institut aquitain d’études sociales, n°23/24, 1975.

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1928 seulement), etc.), un syndicat corporatiste modéré avait pris corps. L’équipe Marquet renoue un dialogue social plus équilibré et respectueux de l’autonomie syndicale. « Il ne fait aucun doute que la rhétorique municipale s’employa à choyer les ouvriers ; que ceux-ci en retour accordèrent dans l’ensemble leurs faveurs à la municipalité, et donc qu’ils perçurent la direction de la Régie comme un partenaire et non comme un adversaire. »88

Grâce à la qualité du dialogue social, Marquet réussit en 1927 à faire passer sans anicroches la réduction des effectifs (70 départs) qu’imposent le regroupement des unités productrices d’électricité sur le site de Bacalan et donc le gain de productivité. Mais des mesures concrètes accompagnent cette bonne entente sociale ; A. Fernandez évoque ainsi : un réajustement du salaire fixe et l’établissement d’une échelle mobile de « cherté de vie » en 1926 ; la réintégration progressive des salariés révoqués pendant la grève de 1920 ; la titularisation automatique des salariés au bout d’un an d’emploi pour mettre fin au nombre trop important des « auxiliaires » et l’insertion des conducteurs d’automobiles de la Régie parmi les salariés, tout cela en 1932. En 1929 fusionnent les caisses de retraites des compagnies municipalisées en 1919, au sein de la Caisse de prévoyance de la Régie, gérée de façon paritaire ; à partir d’avril 1932, la Régie abonde le fonds de réserve à égalité avec les versements des salariés.

Cette accumulation de petites mesures parvient à faire de la Régie un îlot relativement serein de relations et de progrès sociaux : bien en amont du fameux statut des électriciens et gaziers de 1946, les règles statutaires y sont nombreuses, en une micro-société de progrès sur la place : « En 1932, les agents de la Régie bénéficiaient d’une protection sociale et d’avantages que les autres catégories de salariés, malgré les lois sociales récentes, pouvaient tout de même envier et que la Mairie ne se faisait pas faute de rappeler »89, comme si la Régie et la Ville se posaient en modèle social face à certaines pratiques patronales – encore que, on l’a vu, nombre de patrons girondins n’étaient pas restés à l’arrière-garde du patronat social provincial. D’ailleurs, la Régie décide d’appliquer sans hésitation et sans détours la loi des 40 heures90 en 1936. L’intérêt social d’une telle régie n’échappe pas au personnel municipal, qui se montre par conséquent fort favorable au passage en régie des plusieurs activités, comme on l’a vu, d’autant plus qu’une participation aux bénéfices peut couronner leurs activités en cas d’excédents comptables.

88. A. Fernandez, Économie et politique de l’électricité à Bordeaux, livre cité, page 190.

89. A. Fernandez, Économie et politique de l’électricité à Bordeaux, livre cité, page 193. A. Fernandez détaille dans la même page toute la gamme de ces avantages. Signalons notamment une réduction de moitié sur le prix de l’électricité pour le foyer des salariés et 30 % sur le prix du gaz. La Régie dispose aussi d’une colonie de vacances à Lacanau-Océan.

90. Pierre Brana, « 1936 à la Régie d’éclairage de Bordeaux », Bulletin de l’Institut aquitain d’études sociales, n°27-28, 1976, pages 29-47.

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b. Marquet médiateur social ?

En fait de politique sociale, l’on peut esquisser l’idée que Marquet s’est posé moins en fédérateur de l’opposition syndicale au patronat ou en contrefort municipal de cette opposition qu’en médiateur entre les forces socioprofessionnelles en présence. Notre assertion pourrait se vérifier au travers du cas d’étude des dockers qui, au nombre d’environ 3 000 en 1929, constituent un élément clé du peuple girondin91. Or ils lancent des grèves assez larges et rudes en 1919 et 1920, puis encore en 192892 et 1930 à une époque où le port connaît une prospérité génératrice d’une forte activité. Marquet intervient pour ces deux dernières avec doigté, car il lui paraît indispensable de prôner une paix sociale indispensable à la bonne marche d’un rouage clé de l’économie girondine tout en respectant ses idéaux socialistes. Sa capacité de médiation s’avère plutôt efficace, d’autant plus qu’il s’est lié avec le leader des dockers CGT pendant les années 1930 (entre 1929 et 1936), Gabriel Lorriot, qui devient même secrétaire général de la Fédération des ports et docks CGT en décembre 1931, et garde cette fonction au sein de la CGT réunifiée en 1935. La médiation de Marquet aurait bien joué, notamment auprès de la Fédération maritime, l’organisme patronal girondin, souvent tenté de s’arc-bouter sur des positions dures et antisyndicales. Elle parvient à conclure plusieurs accords avec les syndicats de dockers, par exemple pour les salaires en octobre 1930 : là, Marquet procure un arbitrage décisif, le 22 octobre : l’épreuve de force est évitée car sa proposition de relever les salaires de 2,50 francs est adoptée par les deux parties.

La Fédération institue notamment en 1929 une ‘carte professionnelle de docker’, la première qui soit introduite en France : c’est un pas vers ce fameux ’’statut du docker’’ auquel aspirent les portefaix93 ; ils souhaitent en effet que le patronat des chargeurs ne puisse pas sans cesse peser à la baisse sur les salaires en jouant sur la demande de travail ; l’institution d’une corporation professionnelle des dockers et sa gestion rationnelle devraient permettre de réserver l’embauche aux professionnels, d’affecter les offres de poste aux dockers en inactivité depuis le plus longtemps par le biais d’une sorte de bourse de l’emploi. Comme une

91. Cf. Lionel Bouton, Les dockers bordelais sous la IIIe République, mémoire de maîtrise d’histoire, sous la direction de Pierre & Sylvie Guillaume, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 1992. Robert Chevet, Le port de Bordeaux au XXe siècle, Bordeaux, Éditions L’Horizon chimérique, 1952. En comparaison, cf. John Barzman, Les dockers du Havre, de la brouette au portique (XIXe-XXe siècles), rapport d’habilitation à diriger des recherches, Université de Paris 1-Sorbonne, 2000.

92. La grève de 1928 est plutôt rude car, le 12 octobre, près de 1 400 grévistes sont pointés par le comité de grève, où s’opposent des cégétistes modérés et des CGTU durs, tandis que la Fédération maritime refuse toute concession, malgré les conseils de la mairie.

93 La priorité d’embauche est accordée aux dockers ayant trois ans d’ancienneté sur le port ; mais des dérogations sont prévues, notamment en faveur des pères de famille. Cf. Michel Pigenet, « Les trvailleurs portuaires ou les métamorphoses du modèle corporatif », in Steven Kaplan & Philippe Minard (dir.), La France malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004, pages 253-278. M. Pigenet cite le rapport du commissaire spécial de Bordeaux, 18 janvier 1932, Archives nationales, F7 13709.

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clause de l’arbitrage de Marquet en octobre 1930 a prévu l’établissement de meilleures conditions de dialogue social sur le port, la Fédération concède en octobre 1931 la création d’une commission paritaire entre patrons et dockers. Ces deux mesures (carte professionnelle et commission paritaire) constituent les éléments d’un système précurseur puisqu’il est destiné à être reconnu et étendu par la loi de 1947 qui institue le statut des dockers (jusqu’à la loi de 1991). L’accord conclu entre la Fédération maritime et le Syndicat des dockers en 1936 complète cet édifice social en instituant une convention collective, une caisse de congés payés et diverses règles d’embauche et de prestations sociales94.

L’essentiel est alors le renforcement du rôle de la commission paritaire dans le contrôle et le suivi du travail des dockers, dans leur embauche statutaire mais aussi quotidienne, dans leur affectation au jour le jour en fonction des postes de travail. Le rôle de Marquet n’a pas été bien entendu décisif ; mais son intermédiation a pu conduire à une meilleure appréciation de l’intérêt général de la part des deux parties, la CGT admettant la nécessité de ne pas multiplier des conflits et des revendications excessives, le patronat celle de concessions statutaires et d’un mode de relations sociales plus adapté aux contraintes d’un marché du travail essentiel à la vie économique de la Gironde. De surcroît, Marquet renforce son réseau socialisant en traitant avec la CGT tout en laissant la CGTU pro-communiste hors du jeu de ces négociations et de ces accords.

D. Un maire bâtisseur de logements sociaux ?

L’un des principaux défis posés au maire d’une grande ville de l’entre-deux-guerres provenait de la poussée (relative) de la population et surtout de ses conditions de vie : comment mieux la loger ? comment adapter le tissu ancien de la ville aux besoins nouveaux ? Le socialiste Marquet a-t-il été un grand maire bâtisseur de logements populaires ?

a. L’espoir des HBM ?

L’équipe Marquet s’est préoccupée constamment de la précarité d’une bonne partie de l’habitat bordelais ; d’une part, une certaine pression démographique s’exerce sur le parc de logements et sur les édiles car la ville bénéficie de la croissance industrielle, portuaire et commerciale des années 1920, en particulier dans les quartiers de La Bastide et de Bacalan, sans parler des ouvriers des chantiers du port eux-mêmes. D’autre part, les socialistes sont banalement préoccupés du ’’bien-être’’

94 Cela dit, le patronat trouve son compte dans ces mesures car une décision de nature plutôt malthusienne les accompagne : l’octroi aux sociétés de manutentionnaires du monopole d’intervention sur les navires, ce qui bloque l’ouverture à d’éventuels entrants sur le marché. Les chargeurs et les manutentionnaires s’entendent alors pour « organiser » cette activité à une époque où les « ententes » sont favorisées par la puissance publique qui les considère comme un outil de réduction de la course à la baisse des prix puisqu’une extrême concurrence ne pourrait que conduire à une accentuation de la déflation.

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populaire et petit-bourgeois et l’on peut supposer que les socialistes girondins se sont inspirés des initiatives et réflexions de leurs collègues des autres régionals. En tout cas, le médecin Étienne Ginestous, l’un des adjoints au maire, en a fait une priorité, au nom de « l’hygiène »95, dont il était le responsable96. En cela, les références sociales de la mairie se rattachaient au courant ’’hygiéniste’’ qui avait fleuri à partir des années 1830-1850 et avait prospéré dans les années 1880-1910 ; l’état sanitaire global de la ville, de ses habitants, est le pilier de ce courant de pensée ; et ce « bon docteur Ginestous » se situe peu ou prou dans une ligne bien classique, loin peut-être d’un grand dessein de réforme en profondeur des conditions de vie populaires. Cela dit, des programmes de logement social sont conçus par ce même Ginestous, placé par Marquet à la présidence de l’Office public d’habitations à bon marché de la Ville de Bordeaux. Celle-ci lance en mars 1928 la mise au point d’une nouvelle version du Casier sanitaire qui, depuis 1894, dresse une évaluation de la qualité de chaque maison d’habitation, grâce aux enquêtes montées depuis 1925 par le Bureau municipal d’hygiène, qui a scruté près de 7 000 dossiers. Des taudis, voire des « cloaques » sont identifiés, par exemple dans le quartier Saint-Pierre. Une fois acquis l’héritage de la majorité précédente, des réalisations sont ensuite à mettre à l’actif de l’équipe Marquet.

« La maison collective Adrien Marquet » est inaugurée rue des Vignes (36-42) en février 1929 avec dix logements.

« La maison collective Charles Gruet » est inaugurée en février 1929, à l’angle de la rue du Jardin public, de la rue Camille-Godard et du cours Évrard de

Fayolle, avec 18 logements. Trois maisons collectives sont ouvertes en février 1933, l’une dans le quartier

Saint-Pierre, rue Maucoudinat, l’autre dans le quartier Sainte-Croix, rue des Vignes, avec au total 25 logements.

On ressent toutefois la méfiance devant tout ce qui pourrait paraître briser l’harmonie des quartiers, toucher au gigantisme : le terme de « maison collective » est préféré à celui d’immeuble ou de résidence. Par ailleurs, la mairie encourage les locataires des HBM à acquérir leur appartement – en conformité avec la loi Loucheur de 1928. Enfin, la Ville se soucie de livrer des « groupes de maisons individuelles », plus adaptés aux goûts du peuple pour les petites maisons. La majorité précédente avait édifié la résidence Gallieni (55 logements) ; tout près, à partir de 1925, l’Office construit la Cité Loucheur (62 maisons). Il inaugure aussi la Cité Carreire en juillet 1932 (82 maisons avec jardins). Lancé en juin 1928, un ensemble mixte, la Cité Paul-Boncour, à La Bastide, regroupe 10 maisons avec local commercial et 113 logements pour familles nombreuses dont quatre immeubles collectifs (42 logements) et 71 maisons individuelles, tous disposant néanmoins d’un jardinet. La Ville

95. Étienne Ginestous, Taudis et habitations à bon marché à Bordeaux, Bordeaux, Delmas, 1933. Cf. le compte rendu et résumé : Jacques Couteau, « L’effort de la Ville de Bordeaux dans la construction d’habitations à bon marché », Le Sud-Ouest économique, n°240-241, novembre-décembre 1933, pages 1091-1094.

96. É. Ginestous, Les services d’hygiène de la Ville de Bordeaux : le Bureau municipal d’hygiène, Bordeaux, Delmas, 1940.

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facilite enfin le développement de l’Université quand elle cède à l’Office le terrain nécessaire à la construction de la résidence universitaire de la rue Budos en 1930-1933 (avec huit pavillons et 300 chambres)97.

Tableau 1. Essai d’appréciation des dépenses de l’Office de HBM (en francs)Nom de la résidence ou cité Subvention de l’État Prêt public (généralement

par la Caisse des dépôts)Gallieni (1922-1924) 490 000 760 000Adrien Marquet (1929) ? ?Charles Gruet (1929) 506 000 919 000Maucoudinat et Vignes 260 000 1 326 000Loucheur (1929) 932 000 1 617 000Carreire 500 000 3 981 000Paul-Boncour 1 067 000 4 600 000Cité universitaire Budos ?total 3 755 000 13 203 000

b. Un bilan décevant

La crise du logement perdure à Bordeaux pendant les années 1930-1940, ce qui incite à prétendre que Marquet a manqué d’une politique du logement social suffisamment large, voire visionnaire. Tout autour du stade Lescure ou de la gare (sur les terrains de l’ancien marché aux bestiaux, le long du cours de la Marne), les projets de logements sociaux doivent attendre l’après-guerre et la Reconstruction pour être relancés : 126 logements sont entrepris au Parc des sports, livrés dès 1950, en même temps que 44 logements, tandis que la Ville prévoit alors de bâtir 200 logements sociaux par an. Mais c’est sans conteste dans l’envergure des programmes de logement social que se situe la différence de nature entre les municipalités Marquet et Chaban ; dès son élection, celle-ci lance en effet des plans d’une ampleur extraordinaire, pour l’époque, tant à Bacalan (sur les 245 hectares du terrain de la Palu) qu’à La Bastide (La Bénauge-groupe Pinçon, sur 15 hectares), avec une prévision de 200 et 590 logements respectivement. Or les programmes de l’Office de HBM géré par Marquet ont porté au total sur 320 logements, sans compter la résidence universitaire, et sur 375 avec la résidence conçue sous Philippart… Globalement, en suivant les chiffres de J. Dumas98, l’entre-deux-guerres n’a pas été une grande période dans l’histoire du logement bordelais.

Tableau 2. Nombre de logements construits par anBordeaux banlieue total

1850-1870 981 343 1 3241871-1914 768 418 1 1861915-1939 334 767 1 1011940-1949 79 205 2841950-1954 223 470 693

97. Elle est inaugurée le 16 juillet 1934. Cf. M.-D. Jollivet, « L’action municipale dans l’agglomération bordelaise et les habitations à bon marché entre 1920 et 1939 », Comité d’histoire de la Sécurité sociale, actes du 10e congrès national des sociétés savantes, Bordeaux, 1979, pages 147-158.

98. J. Dumas, livre cité, page 531.

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1954-1961 519 926 1 4451962-1967 1 223 3 461 4 684

À la décharge de Marquet, l’on peut souligner la faible croissance de la population de la ville de Bordeaux elle-même, puisque l’expansion touche de plus en plus les banlieues proches, aisées (comme Caudéran) ou populaires (comme Le Bouscat), au sein de ce qui est alors la quatrième agglomération française.

Tableau 3. Évolution de la population de l’agglomération bordelaiseBordeaux Proche banlieue

1911 261 000 76 0001921 267 000 94 0001936 258 000 133 0001954 258 000 154 000 L’on peut aussi arguer du coût du programme de logement social à une époque où la standardisation et l’industrialisation du bâtiment étaient inexistantes, d’autant plus que le choix de la maison individuelle ou du petit immeuble ont évidemment empêché les économies d’échelle dont bénéficient les grands ensembles des années 1960-1970. Le montant de 17 millions de francs que nous avons identifié est déjà lourd, malgré les subventions de l’État dans le cadre de la politique du soutien des HBM, et l’endettement s’est accru dans le même temps auprès de la Caisse des dépôts – puisque, jusqu’à la loi Minjoz de 1951, la Caisse d’épargne ne peut intervenir vraiment en soutien de la politique municipale d’investissement. Par ailleurs, beaucoup de petites gens préfèrent l’habitat individuel, qu’il déniche dans la proche banlieue, surtout que le relatif blocage des loyers est peu ou prou maintenu par l’État pendant tout l’entre-deux-guerres, ce qui n’incite guère les propriétaires à investir dans des logements locatifs. Les Girondins sont attachés à une forme individuelle d’habitat (échoppe, petit immeuble) ; cette tendance est renforcée par le poids à Bordeaux des « petits » (petits patrons, commerçants, artisans, transporteurs) qui mêlent leur logement et leur local de travail dans le même bâtiment ; enfin l’émiettement du parcellaire enraye le démarrage de vastes projets. C’étaient autant d’obstacles à d’importantes opérations d’urbanisme et d’assainissement ; mais un maire soucieux de donner une impulsion décisive au progrès social, au cadre de vie, aurait peut-être dû mobiliser plus d’énergie et surtout de pédagogie… L’on peut également ajouter que, malgré quelques expériences restées éphémères (de la loi Sarraut à la loi Loucheur), l’entre-deux-guerres n’a pas vraiment conçu de grande politique rationnelle et systématique de financement de l’immobilier social et de maîtrise foncière, ce qui rend quelque peu anachronique une comparaison trop poussée entre les politiques urbaines de cette époque et celle des années 1950-1960. Enfin, rappelons que l’action de Marquet ne peut s’exercer que dans les limites de la marge de manoeuvre d’une municipalité par rapport aux compétences juridiques des collectivités locales, à leurs capacités financières et à la forte tutelle de l’État : les leviers aux mains du maire restent indéniablement modestes, et

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l’historien doit éviter le piège de l’anachronisme ou du jugement à l’emporte-pièce.

Quelles que soient les causes de ces lacunes, l’héritage de la municipalité Marquet s’avère lourd à porter : trop de logements bordelais, notamment, restent insalubres : « Les conditions de logement sont médiocres dans l’agglomération bordelaise en 1950. L’âge moyen des logements est de soixante ans, supérieur à la moyenne nationale, et les conditions locales, liées à l’humidité, contribuent à leur dégradation […]. Au recensement de 1954, on constate que 70 % des logements de l’agglomération sont dépourvus d’installations sanitaires intérieures, 22 % n’ont pas l’eau courante et 25 % sont surpeuplés ; en effet, un tiers des habitants partage son logement avec des colocataires et 9 000 ménages vivent en meublés. »99 Même le patronat social l’admet quand il se rallie à la politique active de logement social lancée dans les années 1940 par des patrons sociaux-chrétiens du Nord et monte le Comité interprofessionnel du logement girondin100 en 1949. L’Office municipal de HBM de la Ville de Bordeaux n’a donc pas été assez dynamique dans l’entre-deux-guerres, nous semble-t-il.

E. Marquet et le bien-être du peuple

Il est fort délicat pour un historien de jauger ce que peut (et doit) être une politique municipale en faveur du ‘bien-être’ des gens, dans la mesure où ceux-ci souhaitent souvent vaquer à leurs activités de loisirs, de culture ou de sport de façon individuelle, sans intermédiation ; d’autres préfèrent s’intégrer aux associations issues de communautés d’esprit, comme les patronages ou les organisations de jeunesse proches de l’église catholique. Le risque serait en effet pour un maire de gauche d’apparaître comme doté de penchants ‘totalitaires’, désireux d’imposer un ’’contrôle social’’ sur la cité par le biais de la gestion du temps libre des habitants – et l’on a reproché plus tard à nombre de maires communistes d’édifier les fondations des ’’banlieues rouges’’ sur des réseaux ’’d’associations-gigognes’’… Or, nous semble-t-il, jamais Marquet n’a esquissé le dessein de bâtir à Bordeaux une ‘contre-société’ socialisante qui aurait tenté d’exercer une quelconque emprise sur la population. Il faut donc juste, à notre sens, déterminer si ce maire socialiste a contribué à doter la ville des équipements et des prestations de services aptes à améliorer le bien-être quotidien de ceux qui le désiraient.

a. Un maire populaire ?

Une question évidente se pose ainsi : les quartiers populaires ont-ils été choyés par ce maire socialiste ? Ses conceptions paraissent modestes par rapport aux réalisations de Chaban. Mais des initiatives marquent sa volonté de faire accéder le peuple à des services collectifs diversifiés. Sur le quartier populaire de Bacalan, par exemple, la place Adolphe-Buscaillet accueille, en 1930-1937, un ensemble regroupant des bains-douches, une

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crèche, un dispensaire, un jardin d’enfants ; le projet est conçu par l’architecte Pierre Ferret à partir de juillet 1930 et, malgré le retard causé par les modifications imposées par les architectes-experts de la Ville101, ce quartier populaire bénéficie de cet équipement social à partir de 1937. Le quartier de Sainte-Croix abrite en 1933 le dispensaire A. Moussous, « dont l’œuvre efficace, dans ces quartiers populeux, aide à la protection et au sauvetage de l’enfance » (1933).

La Ville se soucie aussi de la prévention en participant au mouvement des colonies de vacances qui s’épanouit dans l’entre-deux-guerres. En 1934, grâce à la donation d’un terrain de six hectares, elle construit à Arcachon (à la lisière des Abatilles et du Moulleau) un préventorium (La Dune) d’une centaine de lits où elle peut envoyer des enfants jugés chétifs ou malingres se reconstituer quelque peu au grand air de l’océan102. Une « colonie scolaire » est ouverte à Gradignan, dans la grande banlieue verte, en 1936.

b. Pour une éducation populaire ?

Si l’élan de l’école de Jules Ferry avait déjà enraciné la République scolaire dans Bordeaux, l’équipe Marquet engage un programme de renouvellement de l’équipement de base : elle dote certains quartiers de belles écoles, en autant de temples de l’éducation populaire. Un groupe scolaire d’envergure (Anatole-France) est ainsi édifié en 1924-1934, à Mériadeck, rue du Château-d’Eau et rue Claude-Bonnier. Ouvrent en 1935 l’école maternelle de la rue des Menuts (en plein centre), l’école de la Cité Loucheur-Saint-Augustin et l’école de la Cité Martin-Videau (sur la rive droite, en aval de La Bastide), l’école mixte de la Passerelle (sur la rive droite, en amont de la passerelle ferroviaire Eiffel). La rue Commandant-Arnoult (alors rue Pellegrin) accueille la rénovation et un complet remodelage de l’École primaire supérieure en 1930-1935. Ce qu’on appelle à l’époque une École pratique de commerce et d’industrie, l’ancêtre des lycées techniques ou professionnels, est géré par les municipalités qui sont soucieuses de promouvoir un enseignement proche de l’apprentissage mais d’un bon niveau scolaire ; la Ville transfère la sienne cours de la Marne et la rénove entièrement. Cette énumération porte ainsi sur une dizaine d’établissements scolaires, sur les soixante-dix bâtiments à usage scolaire alors en activité.

c. Pour le sport de masse ?

Sans reparler ici de l’espace sportif du parc Lescure, la construction de la piscine de la rue Judaïque (avec Louis Madeline comme architecte) est l’un des signes forts de la politique Marquet en faveur des activités populaires de masse, puisque deux bassins (hiver et été) y sont

102. Cf. A. Chenard, « L’action municipale en faveur de l’enfance. Bordeaux entre 1920 et 1939 », Comité d’histoire de la Sécurité sociale, actes du 10e congrès national des sociétés savantes, Bordeaux, 1979, pages 57-69.

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installés103. Le chantier mobilise presque 12 millions de francs en 1931-1934, ce qui dénote son poids si on le met en relation avec les investissements de la Régie – d’autant plus qu’est construit à côté la Maison cantonale d’éducation physique, avec quelques équipements sportifs. Quand Marquet inaugure le bâtiment en avril 1934, Bordeaux est dotée de l’une des rares piscines adaptées à la compétition en France (du niveau de celle de Courbevoie ou des Tourelles à Paris). En plein cœur du quartier populaire de la Bastide, la Ville livre en 1936 un stade municipal, rue Galin, destiné à servir de point d’ancrage aux associations et clubs sportifs du quartier.

d. Plus de bien-être ?

L’évaluation de cette politique en faveur du bien-être et de l’éducation populaires reste délicate faute, nous l’avouons, d’une comparaison entre les réalisations des grandes métropoles de province de l’entre-deux-guerres. Notons simplement la cohérence de son déploiement : d’un côté, la ville se dote de grands équipements, dans le sport notamment, pour qu’elle puisse tenir son rang parmi les métropoles, comme le fait Lyon au même moment ; de l’autre, le message socialiste est respecté puisque des quartiers dits populaires reçoivent des équipements devant contribuer à l’épanouissement du corps, au bien-être des familles et de la jeunesse ; une huitaine d’entités sont ainsi livrées, dont trois bains-douches, une piscine, un stade, deux unités ’’au vert’’. C’est un acquis quantitatif indéniable, en particulier pour La Bastide ; mais l’on peut relever des lacunes pour la partie populaire du quartier des Chartrons – où vit toute une population de manœuvres et autre petit peuple tertiaire – et pour l’ensemble situé entre le centre-ville et la gare, où le vide des investissements en équipements collectifs est saisissant sur la carte des réalisations de l’équipe Marquet. Celle-ci a en fait contribué seulement à la marge à l’élévation du bien-être du peuple bordelais ; la croissance économique a été beaucoup plus efficace car elle a permis de créer des emplois et de distribuer des salaires et du pouvoir d’achat ; mais la Ville a pu aider à la circulation de cet argent quand elle a supprimé le fameux octroi qui, aux limites de la cité, constituait un impôt indirect sur les marchandises et donc les biens de consommation.

Par ailleurs, un coup d’éclairage sur la politique hospitalière reste encore flou ; les responsabilités de la Ville sont à partager avec l’État par le biais de la commission de gestion des Hospices ; la répartition des dépenses d’investissement et de fonctionnement manque de clarté. Doit-on porter au crédit de l’équipe Marquet la définition des programmes de remodelage et d’extension des hôpitaux ? En fait, si les Hospices doivent assurer leur autofinancement, leur situation financière fragile les pousse à faire appel à la Ville pour prendre en charge des blocs de dépenses nouvelles.

La majorité précédente avait enclenché un vaste programme de modernisation104, qui se poursuit en 1925-1927 sur la base d’un emprunt

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effectué en 1923 pour dix millions de francs. Après avoir assaini quelque peu la gestion courante des Hospices grâce à la liquidation de quelques actifs, la Ville relance les investissements dans le cadre du plan de grands travaux annoncé en 1930 ; les Hospices se défaussent sur la mairie de la rénovation des bâtiments vétustes : installation du chauffage à l’hôpital Pellegrin et à l’hôpital des Enfants ; modernisation générale de l’hôpital Saint-André, devenu obsolète. La mairie finance aussi l’adjonction de divers équipements modernes105. Le projet d’édification d’un nouvel hôpital d’envergure (mille lits) est préparé en 1935-1939 ; les frais d’étude en sont financés en 1938, ce qui conduit à suspendre la modernisation de l’hôpital Saint-André… « L’équipement hospitalier n’en avait pas moins été largement modernisé, dans les limites toutefois qu’imposait sa vétusté »106, et ces dépenses sont conséquentes puisqu’elles concernent six établissements hospitaliers communaux et quelque 3 000 lits, d’où des effets importants sur le bien-être de la population.

F. Marquet et la lutte contre le chômage

Peu après son élection, le dessein social de Marquet s’affirme à travers sa réaction face à la poussée du chômage qui accompagne la récession brève mais intense en 1926-1927. En arguant du sens des responsabilités des chômeurs, il rompt d’abord avec la ligne de la municipalité sortante qui privilégiait les aides en nature car elle se méfiait de l’usage qu’auraient pu faire les chômeurs d’aides en argent107. L’Assistance publique, l’Office de placement municipal et départemental et une commission de contrôle des secours de chômage effectuent le tri parmi les demandes de subsides, qui profitent à 1 779 des 3 423 demandeurs en février-juin 1927 ; la mairie fournit non seulement sa propre part de cette aide, mais elle doit effectuer l’avance des fonds que l’État doit procurer. L’ultime boum économique apaise ces tensions en 1927-1930.

La capacité d’intervention de la Ville est surtout prouvée quand la crise des années 1930 éclate. Marquet se fait légitimement l’avocat des couches laborieuses frappées par les licenciements et le sous-emploi, surtout dans une ville où le reflux des activités du port a des effets immédiats sur l’emploi des dockers et du monde des transports. Sur ce thème, il se fait quelque peu ‘le poil à gratter’ des notables lors des manifestations officielles ; ainsi, lors de l’inauguration de la foire de Bordeaux en 1931, il insiste sur ses préoccupations vis-à-vis de l’emploi, devant tout un aréopage de notabilités. Mais, loin de paraître comme un provocateur attisant la lutte des classes, il développe un projet plutôt rassembleur où, dans un cadre de paix sociale, toutes les forces économiques et politiques s’associeraient dans la lutte contre la crise, le chômage, les blocages à la recréation d’emplois – et la politique de ‘grands travaux’, aussi peu imaginative qu’elle soit puisqu’elle ne fait que

107. Jean-Marie Benaben, « L’aide aux chômeurs à Bordeaux, 1920-1940 », Comité d’histoire de la Sécurité sociale, actes du 10e congrès national des sociétés savantes à Bordeaux, Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, 1979, pages 27-45.

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reprendre le principe des Ateliers nationaux de la révolution de 1848, exprime bien ce projet.

Dans l’immédiat, la Ville monte une politique d’assistance aux chômeurs, sans grande originalité, mais avec un souci certain de bienfaisance et surtout de solidarité sociale – socialiste ? – avec le monde du travail. L’explosion de la crise des années 1930 pousse le conseil municipal à se saisir de la crise de l’emploi, le 24 mars 1931 ; dès la semaine suivante, le 30 mars, est institué un Fonds de chômage général, complété par une caisse spéciale pour les dockers, le 10 juillet 1931. Dès janvier 1932 fonctionnent des ’’soupes populaires’’ dans six restaurants privés qui accueillent les chômeurs dotés de bons de secours ; les cantines scolaires servent des déjeuners gratuits aux enfants des chômeurs ; du lait chaud est distribué dans les écoles maternelles. Aux secours alimentaires classiques s’ajoute (en janvier 1932) l’ouverture d’un « restaurant des chômeurs » géré à la fois par la Ville et l’Union départementale des syndicats confédérés – la CGT socialisante, puis la CGT réunifiée en mars 1935 –, sous le nom officiel de « Restaurant populaire de l’Union des syndicats confédérés de la Gironde ». Mais l’essentiel de la dépense assumée par la Ville réside dans des allocations aux chômeurs instituées à une époque où, rappelons-le, aucune couverture d’assurance-chômage systématique n’est disponible, soit paritaire, soit étatique ; seules des aides ponctuelles minimales sont distribuées, selon des règles fort strictes, et il revient aux municipalités les plus philanthropiques ou les plus socialement engagées d’assumer un effort financier en faveur des chômeurs108.

En tout cas, l’implication de la municipalité Marquet dans le soutien des chômeurs est indéniable. Dans sa brochure de campagne des élections municipales de 1935, Marquet évoque une somme de 11 millions de francs pour cet effort en 1934 et, avec diverses aides, un total de 12,3

99. A. Fernandez & Maurice Goze, L’entreprise et l’habitat. 50 ans d’histoire du Comité interprofessionnel du logement Guyenne-et-Gascogne dans la Cité (1949-2000), Bordeaux, Éditions Confluences, 2000, page 27. Ces données concernent, il est vrai, les quelque 440 000 habitants de l’agglomération dans son ensemble, mais elles ne doivent guère être éloignées de la réalité pour Bordeaux même. Jean-Jacques Planes, La construction à usage d’habitation dans l’agglomération bordelaise de 1945 à 1961, collections de l’IERSO, Éditions Bière, Bordeaux, 1964.

100. A. Fernandez & M. Goze, L’entreprise et l’habitat, livre cité.101. R. Coustet, « Crèches et bains-douches », Bordeaux & l’Aquitaine, 1988, livre

cité, page 175.103. P. Bordier, « La piscine municipale de Bordeaux », Art & décoration, février

1936.104. Adjonction à l’Hôpital Saint-André d’un pavillon abritant une clinique

chirurgicale, des pavillons de psychiatrie et d’ophtalmologie, d’une école dentaire, etc. Auparavant, les cliniques d’obstétrique et de gynécologie avaient été transférées de l’Hôpital Pellegrin à l’Hôpital Saint-Jean, cours de la Marne, qui change de nom et devient en 1927 l’Hôpital André Boursier..

105. Création d’un service de consultations à l’hôpital des Enfants ; d’une clinique odonto-stomatologique à l’hôpital Saint-André ; de deux salles d’opération au Tondu.

106. D. Dubruil, L’œuvre de la municipalité Adrien Marquet, mémoire cité, page 71.108. Ibidem.109. Ibidem.110. D. Dubruil, L’œuvre de la municipalité Adrien Marquet, mémoire cité, page 78.

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Tableau 4. Évaluation des aides municipales aux chômeurs (en francs)111

Pendant la récession de 1926-1927 720 000Janvier 1932-mai 1939 63 millions de crédits d’allocations

chômage accordés par le fonds municipal de chômage

En 1931-1935 19 millionsEn 1935-1939 8,5 millions

Peut-on apprécier un engagement plus durablement efficace de la Ville contre le sous-emploi ? Malgré les tensions budgétaires qui entravent sa marge de manœuvre, le simple fait qu’elle poursuit sa politique de ‘grands travaux’ – le stade, la Bourse du travail, quelques unités d’HBM, par exemple – suffit à entretenir un courant d’offre de travail dans le secteur du BTP, de la cimenterie (sur Lormont), de la métallurgie (ronds à béton, tuyaux pour les réseaux, etc.). L’on en mesure mal les effets concrets.

Plus avant, Marquet tente de desserrer l’étau de la déflation économique. D’un côté, il participe au mouvement d’allégement de la présence des immigrés en encourageant leur départ, voire leur expulsion par les autorités – et son propre discours légitime ce flux lorsqu’il est lui-même ministre du Travail en 1934. Ces mesures n’ont qu’un effet limité car la majorité des 40 000 étrangers bordelais sont des Italiens et Espagnols bien enracinés dans la cité. D’un autre côté, il prend des positions plus positives ; la Ville participe à la création en janvier 1936 d’un Centre de formation professionnelle pour les chômeurs, boulevard Jean-Jacques Bosc, géré par le Syndicat patronal de la métallurgie ; mais il ne rencontre que peu de succès auprès de chômleurs souvent trop peu qualifiés.

Par ailleurs, J. Dumas indique que le député-maire a joué un rôle certain auprès de l’appareil économique d’État – encore dans les limbes – pour orienter vers l’agglomération bordelaise plusieurs décisions de commandes ou de développement. Ainsi, de façon classique, « alors qu’il est ministre du Travail dans le ministère Doumergue en février-novembre 1934, il obtient de nouvelles commandes militaires pour les Chantiers de la Gironde, qui se trouvaient réduits à une quasi-inactivité »112. De façon novatrice, il aurait pris part aux négociations débouchant sur un mouvement de décentralisation de l’industrie aéronautique, dans le cadre du programme de réarmement lancé en 1934-1936 : « L’action d’Adrien Marquet se traduit par trois décisions importantes »113, précise Jean

111. Jean-Marie Benaben, « L’aide aux chômeurs à Bordeaux, 1920-1940 », Comité d’histoire de la Sécurité sociale, actes du 10e congrès national des sociétés savantes à Bordeaux, Association pour l’érude de l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, 1979, pages 27-45.

112. J. Dumas, livre cité, page 726.113. J. Dumas, livre cité, page 265. Il ajoute : Marquet « participe, à la fin de 1936,

aux négociations qui amènent Pierre Cot ministre de l’Air, à décentraliser à Talence et à Mérignac des usines de construction aéronautique » (page 726). De même : « Bordeaux est devenue, par l’action de quelques hommes bien placés, Adrien Marquet, Pierre Cot et Marcel Bloch, un des grands centres de l’industrie aéronautique française » (page 265).

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Dumas, qui évoque la reprise par Potez-Bloch d’une usine remontant à 1924 mais en crise depuis la chute de sa maison mère parisienne, la Société générale aéronautique ; la relance de l’usine de Bègles de Blériot ; enfin l’installation par le ministère de l’Air d’un atelier de réparation de moteurs d’avions militaires, les Ateliers industriels de l’Air, sur la rive droite. Sans pouvoir déterminer la capacité d’influence réelle du député-maire et du ministre, le processus, quelque peu affadi depuis la guerre, visant à établir à Bordeaux un ensemble aéronautique est relancé. Cela ne peut que ragaillardir l’industrie mécanique de précision – d’autant plus que les usines de Bacalan et de Bègles sont intégrées après la nationalisation de 1936 au sein de la SNCASO (Société nationale de construction aéronautique du Sud-Ouest), ce qui assure leur participation à l’effort de réarmement114.

5. Une rupture financière grâce à une gestion de gauche ?

En suivant par conséquent les pistes ouvertes par cette remarquable politique de communication, il s’agirait d’opposer une période de « léthargie municipale » – la majorité précédente – et les mandatures Marquet qui seraient caractérisées par le dynamisme et le volontarisme, notamment en faveur d’une politique d’investissement soutenue : « La nouvelle municipalité doit choisir ; choisir entre une politique d’audace et de sagesse budgétaire, d’investissement, de consolidation ou de stagnation […]. Au-delà des étiquettes et des proclamations de propagande, les orientations budgétaires et la répartition des dépenses révèlent la tonalité politique véritable de l’équipe au pouvoir. »115 Cela dit, rappelons que, lors de la campagne de 1925, Marquet a dénoncé les frasques budgétaires de la municipalité sortante, le déficit, bref, l’irresponsabilité ; il propose quant à lui la rigueur dans la gestion, ce qui semble a priori devoir entraver son action, puisque toute politique ambitieuse d’investissements supposerait la mobilisation de dépenses nouvelles, alors que les socialistes entendent bien ne pas augmenter la pression fiscale. Comment l’équipe Marquet a-t-elle résolu ce paradoxe ?

A. D’abord apurer les comptes

Le chercheur D. Dubruil indique en effet que la situation financière de la Ville, si elle n’est pas dramatique, est devenue aléatoire : en 1925, l’on doit admettre que plusieurs comptes de recettes prévus pour les années 1919-1925 s’avèrent insuffisants, notamment les revenus attendus de la Régie du gaz et de l’électricité. Une purge des comptes est ainsi nécessaire : il faut apurer le déficit potentiel en négociant un emprunt auprès de la Caisse des dépôts. Or le Conseil d’État condamne la municipalité sortante : le bien-fondé de l’analyse des comptes par l’équipe Marquet est confirmé ; l’emprunt est autorisé, pour un montant de 18 millions de francs, pour liquider les comptes antérieurs. Par

114. La SNCASO fabrique en Gironde les bombardiers Bloch 131 et Bloch 210 et les chasseurs Bloch 152 ; mais trois usines ont été ouvertes entre-temps à Talence, Bègles et Mérignac.

115. D. Dubruil, L’œuvre de la municipalité Adrien Marquet, mémoire cité, page 10.

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ailleurs, le déficit du Bureau de bienfaisance et des Hospices civils est tel que la Ville doit vendre des titres de rente affectés en réserve à ces deux institutions.

B. Financer le mouvement d’équipement

Une fois ce passé apuré, Marquet peut se tourner vers l’avenir (proche) et solliciter deux emprunts en 1927, l’un garanti par les recettes de la Régie, l’autre par des recettes supplémentaires (centimes additionnels), pour un total de 18 millions de francs là encore. Un gros emprunt est monté pour le programme de grands travaux structuré en 1929 et lancé en 1930 : un montant de 161 millions est atteint, tandis qu’un second emprunt – voté le 1er août 1930 – est affecté à la Régie et s’élève à 30 millions.

Tableau 5. Prévisions d’utilisation des 161 millions de francs de l’emprunt de 1930

Instruction publique 26 %Bâtiments des abattoirs, de la Foire 24,1Améliorations de la voirie 9,6Investissements hospitaliers 9,5Équipements sportifs 7Nouvelle Bourse du travail 6,5

Après la réélection de 1935, un nouveau programme, lancé en 1936, doit être financé par des emprunts pour 80 millions de francs, en particulier pour le réseau d’égouts, le service de nettoiement ou des autobus. Mais les difficultés de la conjoncture permettent d’emprunter seulement 29,5 millions en 1937-1938, à cause notamment du poids des dépenses d’assistance aux chômeurs, puis des effets des augmentations salariales concédées pour suivre l’inflation. Celle-ci vient également gonfler les dépenses d’investissement car les sociétés de BTP révisent leurs devis à la hausse. La Ville vit alors des trimestres délicats car la trésorerie est exsangue ; elle doit négocier un emprunt d’urgence de 22 millions de francs pour combler le déficit du budget de l’année 1937.

On estime les dépenses d’investissement de Marquet à plusieurs centaines de millions de francs ; la seule Régie aurait absorbé 135 millions entre 1926 et 1934. L’analyse des chiffres collectés par D. Dubruil permet de saisir la vigueur de la politique d’investissement pendant les années 1932-1936 : pendant ces cinq années, les dépenses d’investissement dépassent un cinquième des dépenses totales annuelles, avec même une pointe à 31 % en 1931 ; on sent là l’effet du plan de grands travaux annoncé en 1930. Mais la timidité initiale est évidente avec même un recul du poids de l’investissement en 1927-1928. Le reflux final est frappant : l’équipe Marquet ne parvient pas à agir ’’à contre-cycle’’, à se créer une marge de manœuvre lui permettant de poursuivre son effet d’investissement et de modernisation, de contrer la crise de l’emploi par les commandes au BTP et à l’industrie – même si les allocations-chômage augmentent fortement –, de maintenir la volonté au niveau des ambitions…

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Alors que le discours de Marquet s’affiche au sommet de sa force de propagande et de communication, au service d’une modernité qui se veut exemplaire de la réussite d’une gauche efficace, la réalité des chiffres prouve le porte-à-faux entre les mots et l’action pendant le troisième mandat municipal de Marquet. Doit-on penser qu’il a été l’homme d’un seul mandat (1929-1935) ? Ce serait oublier la remise à niveau des comptes des Hospices et surtout de la Régie du gaz et de l’électricité, et le lancement du programme d’investissement concernant l’électrification, qui ont été réalisés pendant le premier mandat, ainsi consacré tout de même au service public. Mais il est clair qu’une demi-douzaine d’années seulement ont vu se déployer une grande politique d’aménagement urbain et de modernisation des équipements collectifs. Des années 1932 à la guerre, seuls des aménagements ponctuels ont pris corps, comme la Bourse du Travail, le stade Lescure ou telle ou telle école ; c’est plutôt le temps de l’achèvement de projets enclenchés au tournant des années 1930 que celui de nouvelles réalisations fortes – bien que divers projets aient été alors esquissés (nouvel hôpital, aménagement du quartier de la gare, d’un ensemble d’HBM près du stade Lescure, notamment).

Tableau 6. Charge du service de la dette de la Ville en francs courants

1931 5 491 0001932 14 757 0001938 16 359 0001939 19 159 000

Il est vrai aussi que la charge de l’endettement s’est beaucoup accrue, ce qui entrave la liberté de la Ville, alors même que ses velléités de programmes neufs doivent s’appuyer sur de nouveaux emprunts, sans parler du probable amenuisement de plusieurs postes de recettes liées aux revenus des habitants ou aux échanges, à cause de la crise économique. Rappelons l’ampleur de la dépense affectée au complexe du parc Lescure, estimée par D. Dubruil à près de 35 millions de francs, avec un dépassement des crédits de 11 millions – notamment financé par un emprunt de 7,3 millions en 1938 –, le tout étalé entre 1930 (achat du terrain) et 1938, et même 1942 pour la clôture officielle des comptes. Doit-on alors penser116 que cet équipement de prestige a bloqué la marge de manœuvre de la Ville et ainsi nui à ses projets plus tournés vers l’action sociale et le bien-être, comme le nouvel hôpital ou le réseau d’assainissement ?

« Tout n’est pas pour le mieux en 1939. L’œuvre n’a pas partout le même éclat : le réseau d’assainissement est insuffisant, comme à nouveau le deviennent les ressources en eau potable. Les multiples améliorations de l’équipement hospitalier n’empêchent pas qu’il faille en prévoir une

116. C’est ce qu’affirme fermement D. Dubruil : « L’audace architecturale de l’ensemble valait-elle d’être payée à ce prix et, en ces années qui précèdent la guerre, les finances surchargées n’eussent-elles pas été mieux employées en d’autres postes du budget ? », D. Dubruil, L’œuvre de la municipalité Adrien Marquet, mémoire cité, 1970, page 108.

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extension radicale. Et ceci, au moment où la Ville se débat dans d’inextricables difficultés budgétaires : la baisse du produit des centimes additionnels affecte les recettes au moment où les dépenses sociales s’enflent démesurément et où les charges de la Ville-patron sont brutalement accrues par les lois sociales de 1936. La municipalité s’endette pour longtemps, ruinant ainsi peu à peu ses capacités d’investissement futures […]. Les réalisations de prestige masquent la réalité quotidienne. »117

GRAPHIQUES DES DEPENSES

Une analyse de l’évolution des dépenses de la Ville118 confirme l’appréciation empirique à laquelle on peut aboutir. La réussite indéniable de Marquet réside dans l’augmentation forte des dépenses d’investissement – exprimées en francs constants – puisqu’elles doublent entre 1930-1931 et 1933 et restent à un niveau élevé en 1934-1936 ; elles représentent presque encore le double des années 1925-1928 en 1937-1939 : l’inflexion est donc sensible, bien que cantonné dans un espace chronologique limité essentiellement à une demi-douzaine d’années. Cela dit, comme les dépenses de fonctionnement se sont accrues nettement, en doublant en gros entre les années 1925-1931 et les années 1933-1939, la part de l’investissement dans le budget communal n’est réellement imposante que pendant un tout petit nombre d’années, entre 1932 et 1936. Ces chiffres confirment que Marquet est par conséquent animé d’une volonté réelle de modernisation, mais que son volontarisme est cantonné dans une période de temps modeste.

En scrutant le contenu même des dépenses, l’on constate banalement que la marge de manœuvre de la municipalité est limitée par la charge de la dette ; les efforts portent sur la salubrité, la voirie, les transports et les activités économiques, pour presque les deux cinquièmes du budget de fonctionnement en 1929-1934 ; paradoxalement, loisirs, culture, enseignement ne pèsent que 12 %, bien moins que la sécurité (16 %). C’est la vocation sociale ou socialiste de la Ville qui est en cause par conséquent, puisque Marquet apparaît alors plus comme un gestionnaire d’aménagements urbains que comme un animateur social ou scolaire puisque (avec les dépenses sociales) ces postes parviennent à un total de seulement 22 %, moitié moins que la gestion de la vie urbaine.

La priorité donnée à la mise à niveau des réseaux (surtout d’électricité et parfois de collecte des eaux usées) est frappante, puisqu’ils mobilisent les deux cinquièmes puis les trois dixièmes des dépenses d’investissement ; mais la Ville, on le sait, se dote de plus en plus d’équipements collectifs : abattoirs (d’où le poids des « équipements commerciaux et économiques »), bâtiments scolaires (avec une part constante dans les dépenses d’investissement : un gros dixième), tandis que percent les

117. D. Dubruil, L’œuvre de la municipalité, mémoire cité, 1970, page 110.118. Ces chiffres sont puisés dans le mémoire de maîtrise de D. Dubruil, à partir

desquels nous avons tracé ces graphiques.

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équipements sportifs pendant les années 1930. Toute l’histoire de la modernisation de la vie urbaine ou de certains quartiers ou équipements se lit aisément sur notre graphique des dépenses d’investissement.

Conclusion

Notre ’’procès en réhabilitation’’ de l’action économique et sociale du maire Marquet débouche sur une question simple : a-t-il été un ’’grand maire’’ ? a-t-il été fidèle à sa philosophie socialiste ? Notons d’abord que nombre de témoins de l’époque ou d’analyses récentes ont mélangé les réalisations dont l’initiative a vraiment relevé de la Mairie et celles qui ont surgi des décisions des autres acteurs – l’État, le Port autonome de Bordeaux, les promoteurs immobiliers, des entreprises, etc. Cela dit, l’on peut à ce sujet prétendre que le maire a favorisé leurs choix et leur mise en œuvre, que la Ville a été un compagnon de route positif, car elle était porteuse du projet moderniste d’un Marquet fasciné par tout ce qui touchait au progrès, social, certes, mais aussi urbanistique, économique, technique : Marquet aurait été ainsi un maire ’’moderne’’. L’année 1938 est révélatrice de cette modernité puisque sont iaungurés, le 22 avril, les abattoirs, le 1er mai la Bourse du Travail et le 12 juin le stade, avant la Galerie des Beaux-Arts en 1939. Pourtant, l’on a relevé que les architectes proches de la Ville avaient été souvent divisés entre eux, que des influences conservatrices ou plus modérées avaient contredit les courants résolument modernistes. Aucune unanimité n’a entraîné les équipes de Marquet derrière de grands desseins impatients ou enthousiastes. Les projets ont sans cesse mis du temps à mûrir ; c’était à coup sûr le reflet du sens politique de Marquet qui devait louvoyer entre les pesanteurs sociologiques de sa cité et de son électorat, entre les désirs des petits propriétaires inquiets de toute remise en cause quelque peu autoritaire de leur libre usage de leur parcelle, entre les goûts des Girondins pour leur ’’échoppe’’, leur petite maison, face aux conceptions trop novatrices peut-être des immeubles de HBM – pourtant d’envergure modeste à cette époque par rapport aux futurs ’’grands ensembles’’. C’est ce qui explique certainement l’attitude prudente face aux quartiers de petits propriétaires qui étaient pourtant en voie de délabrement (Saint-Pierre, par exemple) ; prudence, timidité ou réalisme face aux réalités sociologiques, mentales et électorales : chacun appréciera in fine.

Dans la même ligne de réflexions, l’on peut penser que le socialisme de Marquet a manqué de ’’globalisme’’, au sens où il a été par trop dépourvu d’un volontarisme désireux de faire plus vite et plus largement table rase des structures vieillottes et insalubres, d’un projet de ’’grand bond en avant’’ urbanistique… L’on ne peut faire de Marquet un précurseur des ‘grands ensembles’, des vastes remodelages des années 1950-1960 ; ce dentiste ne s’est pas voulu un ’’chirurgien de la ville’’ avide de grandes opérations, mais plutôt un ’’médecin de quartier’’ soucieux d’interventions ponctuelles et non, par conséquent, comme on dit, ’’chirurgicales’’ – contrairement aux futurs quartiers de La Bénauge, de Mériadeck et du Grand-Parc, par exemple. Il n’a pas été l’Henri Sellier de la Gironde, soucieux de cités-jardins, de grands axes d’aménagements, de

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grands immeubles d’HBM. Son modernisme était dénué en fait de vue d’ensemble du réaménagement de la cité et même de chaque quartier.

La modernité de Marquet dans le domaine de la vie urbaine s’est appuyée sur une philosophie du progrès claire : plus que de créer des quartiers nouveaux ou d’accélérer l’Histoire, il s’est agi de remettre Bordeaux dans l’histoire de son temps, de mettre à un niveau ’’normal’’, ’’à jour’’, le cadre de vie des Bordelais, la voirie, l’accès aux réseaux, à l’échelle de la ville, mais aussi à celle des quartiers en réduisant l’inégalité entre chacun d’entre eux, la cité devenant dès lors plus homogène dans son accès au progrès, à l’électricité, aux égouts, aux écoles, aux équipements sportifs, aux bains-douches et l’hygiène, aux équipements sociaux. Il fallait que Bordeaux rejoignît la révolution urbaine européenne enclenchée dans les années 1880-1900. Si l’on admet la légitimité d’une telle philosophie, il convient d’évaluer le succès de cette stratégie en termes quantitatifs : y a-t-il eu assez de nouveaux bains-douches ? d’équipements sociaux ? d’investissements en voirie ? La discussion devient dès lors terne et surtout elle ne peut se conclure que par un bilan négatif puisque, à l’évidence, le rythme des investissements en voirie aurait pu être supérieur tant des quartiers ressentent des insuffisances dans ce domaine au tournant des années 1940 : c’est en comparant tout ce qui doit être investi entre 1946 et 1955-1960 qu’on se demande si, véritablement, la politique de Marquet a été à la hauteur des exigences d’une ville moderne et soucieuse de plus d’homogénéité entre ses quartiers et ses couches sociales.

En dressant le bilan de l’œuvre de Marquet, un constat, peu original, est celui d’un saupoudrage de nouveaux équipements, en autant d’îlots de modernité et de progrès, sans aménagement d’un quartier ou d’un morceau de quartier complet – seuls les promoteurs immobiliers semblant assumer de tels projets au profit de nouvelles rues bordées de ce que les Bordelais appellent des « immeubles », des maisons bourgeoises de deux à trois niveaux (marquées ici et là de l’apparence ’’Art déco’’). Bref, quelle trace urbanistique aura laissée la municipalité Marquet ? Telle est bien la question finale puisqu’il faut en dénicher les bribes de façon érudite en scrutant les initiatives de la Ville dans l’entre-deux-guerres ; et nous avons noté que celle-ci ne saurait assumer la responsabilité de l’aménagement des quais de la Garonne puisque le rôle de l’État, du Port autonome et même des Réparations allemandes a été déterminant face à une Mairie plutôt spectatrice que partenaire. L’on ne peut ’’lire’’ Marquet dans l’histoire de la ville, contrairement à Tourny, puis, au XIXe siècle, à Haussmann et à ses successeurs. Son influence s’est exercée surtout sur le pôle de La Bastide, sur un quartier du sud-est, autour de Saint-Augustin et du stade Lescure ; mais un grand vide d’aménagements volontaristes et modernisateurs marque les quartiers situés entre le centre et les boulevards, laissés à la libre initiative des propriétaires et promoteurs capitalistes. Au fond, l’on peut affirmer que Marquet a été avant tout un maire normalisateur et régulateur, qui a mis peu ou prou Bordeaux aux normes d’une voirie de base (en particulier pour l’électricité et certains réseaux), mais qu’il n’a pas été un grand

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aménageur ; grosso modo, il a mis Bordeaux aux normes (urbaines et techniques) de son temps, sans plus ou guère plus.

Cependant, Marquet a été réellement un ’’maire social’’, promoteur de relations sociales apaisées et appuyées sur des conventions collectives, constructeur d’une Bourse du travail imposante, aménageur d’équipements sociaux dans les quartiers populaires, dynamique dans le soutien de la création d’emplois et, globalement, du « travail ». Il s’est posé en modernisateur socialiste par le biais du soutien procuré aux initiatives propices à « l’expansion » : la Ville a épaulé de son discours et, si possible, de ses actes et de ses finances tout ce qui permettait de multiplier les emplois et de grossir les revenus ; elle a favorisé la distribution de ces derniers, voire l’établissement de processus en faveur de leur négociation ; en direct, les employés municipaux, ceux de la Régie du gaz et de l’électricité, indirectement, les dockers, en ont été les premiers bénéficiaires. En fait, l’on pourrait suggérer que Marquet, dans son attitude, ses discours, sa mentalité, a d’abord été un maire expansionniste, plus moderne face au développement économique – en raison de ses retombées sociales – que dans le développement urbanistique lui-même.

Ce ’’procès en réhabilitation’’ débouche ainsi sur un verdict mitigé – comme souvent en histoire pour des événements ou des acteurs ’’banals’’, hors de toute tragédie historique. Marquet a été indéniablement un maire d’envergure, un bon gestionnaire – soucieux de rigueur budgétaire ; il a été fidèle à ses principes socialistes – mise en œuvre de nombreux aspects du ‘socialisme municipal’, soutien du travail et du monde du travail ; mais il n’a pas été véritablement un maire d’avant-garde, un ’’grand maire’’, concepteur d’un système urbain, d’un remodelage de certains quartiers ; il ne s’est pas imposé non plus comme le patron d’une grande agglomération puisque, apparemment, il a établi peu de liens économiques et sociaux avec les communes de la proche banlieue (pour les égouts, la voirie, l’électricité) – sauf peut-être pour les transports en commun et, ici et là, pour quelques communes devenues ses clientes, pour la Régie. Par ailleurs, la dépendance vis-à-vis du ’’grand capital’’ a été maintenue : la Régie elle-même dépendait pour ses contrats d’approvisionnement des firmes capitalistes (Énergie électrique du Sud-Ouest, les sociétés pyrénéennes membres de l’UPEPO) et des fournitures de charbon britannique ; les promoteurs immobiliers et les investisseurs privés ont constitué la clé de l’aménagement de nombreux sous-quartiers de la ville ; le dynamisme de l’emploi et les recettes fiscales de la Ville ont été fortement liées au rythme des affaires, de la conjoncture des entreprises ; la Chambre de commerce est restée un contre-pouvoir ou simplement un pouvoir fort dans le jeu bordelais des influences politiques et économiques. Enfin, le poids de l’État s’est encore accru avec le rôle des ingénieurs du Port autonome de Bordeaux.

Toutefois, pour être solide et conforme aux critères de la science historique, une évaluation de l’action économique et sociale de Marquet nécessiterait un développement comparatif que nous n’assumons pas

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dans cet ouvrage ; cette analyse n’est donc qu’une première étape avant des comparaisons entre les politiques urbaines françaises de l’entre-deux-guerres qui ne manqueront pas de prendre corps dans les années à venir parmi les spécialistes d’histoire urbaine. Aussi en resterons-nous à des conclusions provisoires et nuancées, à un bilan contrasté, insistant sur l’équilibre entre des initiatives indéniables et réussies et des lacunes importantes, dues à coup sûr à la suspension de facto de la politique de développement et d’aménagement pendant une petite dizaine d’années, en gros entre 1936 et 1944.

Notes

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