Hors Série Politique : L'agriculture familiale peut-elle nourrir la planete?

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POLITIQUE POLITIQUE paraît 5 fois par an + 3 numéros hors série Abonnement annuel : 35 Étudiants, chercheurs d’emploi, Omnio : 15 Si une facture est souhaitée : 40 Compte bancaire 210-0327119-87 au nom de POLITIQUE asbl Administration et rédaction POLITIQUE, rue du Faucon 9 B-1000 Bruxelles téléphone : +32 (0)2 538 69 96 courriel : secretariat@politique.eu.org http://politique.eu.org Mise en page ZINC POLITIQUE est éditée par l’asbl POLITIQUE avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce numéro a été réalisé grâce au soutien de la Direction générale de la Coopération au développement. P lus d’un milliard d’êtres humains sous-alimentés vivent dans les zones rurales. Paradoxalement, ce sont pour la majeure partie des agriculteurs, c’est-à-dire des producteurs et productrices de nourriture qui souffrent de la faim. Ces agriculteurs familiaux vivent pour la plupart en Afrique ou en Amérique Latine où le secteur agricole représente encore souvent, à la différence des pays occidentaux, 60 à 70% des économies nationales. Pourtant, depuis les crises alimentaires aiguës de 2008, de nombreuses déclarations émanant des gouvernements et d’organismes de coopération internationale et nationale appellent à faire du soutien à l’agriculture une priorité. Même si des efforts semblent être faits, on peut cependant rester dubitatif devant un phénomène tel que la terrible famine qui ravage l’Afrique de l’Est depuis ces derniers mois. Car il est évident qu’il serait hypocrite de l’imputer uniquement à un problème climatique. En outre, la sécheresse étant récurrente dans cette région du monde, on pourrait de toute manière s’interroger sur les failles dans la prévisibilité d’une telle catastrophe… Non, il est clair que le problème est à chercher ailleurs. Comment 11 millions de personnes, en majorité des paysans, sont-ils devenus incapables de se nourrir ? Comment les responsables au pouvoir dans ces pays et les États extérieurs, qui injectent des fonds dans des programmes d’aide alimentaire et de développement, y compris le développement rural et agricole, peuvent-ils à ce point échouer par rapport à ce besoin primaire et vital, promu au statut de droit par l’ONU, qu’est l’alimentation ? L’AGRICULTURE FAMILIALE PEUT-ELLE NOURRIR LA PLANETE ? Souveraineté alimentaire et luttes paysannes L’AGRICULTURE FAMILIALE PEUT-ELLE NOURRIR LA PLANETE ? Souveraineté alimentaire et luttes paysannes

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Solidarité Socialiste

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POLITIQUE paraît 5 fois par an + 3 numéros hors sérieAbonnement annuel : 35 Étudiants, chercheurs d’emploi, Omnio : 15 Si une facture est souhaitée : 40

Compte bancaire 210-0327119-87 au nom de POlitique asbl

Administration et rédactionPOlitique, rue du Faucon 9B-1000 Bruxellestéléphone : +32 (0)2 538 69 96courriel : [email protected]://politique.eu.orgMise en page ZiNC

POlitique est éditée par l’asbl POlitique avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Ce numéro a été réalisé grâce au soutien de la Direction générale de la Coopération au développement.

Plus d’un milliard d’êtres humains sous-alimentés vivent dans les zones rurales. Paradoxalement,

ce sont pour la majeure partie des agriculteurs, c’est-à-dire des producteurs et productrices de nourriture qui souffrent de la faim. Ces agriculteurs familiaux vivent pour la plupart en Afrique ou en Amérique Latine où le secteur agricole représente encore souvent, à la différence des pays occidentaux, 60 à 70% des économies nationales.

Pourtant, depuis les crises alimentaires aiguës de 2008, de nombreuses déclarations émanant des gouvernements et d’organismes de coopération internationale et nationale appellent à faire du soutien à l’agriculture une priorité. Même si des efforts semblent être faits, on peut cependant rester dubitatif devant un phénomène tel que la terrible famine qui ravage l’Afrique de l’Est depuis ces derniers mois. Car il est évident qu’il serait hypocrite de l’imputer uniquement à un problème climatique. En outre, la sécheresse étant récurrente dans cette région du monde, on pourrait de toute manière s’interroger sur les failles dans la prévisibilité d’une telle catastrophe… Non, il est clair que le problème est à chercher ailleurs.

Comment 11 millions de personnes, en majorité des paysans, sont-ils devenus incapables de se nourrir ? Comment les responsables au pouvoir dans ces pays et les États extérieurs, qui injectent des fonds dans des programmes d’aide alimentaire et de développement, y compris le développement rural et agricole, peuvent-ils à ce point échouer par rapport à ce besoin primaire et vital, promu au statut de droit par l’ONU, qu’est l’alimentation ?

l’agriculture familiale peut-elle nourrir la planete ?Souveraineté alimentaireet luttes paysannes

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Autre question fondamentale : l’agriculture paysanne familiale est-elle à même de nourrir de manière durable les populations locales ? De plus en plus d’experts, y compris au plus haut niveau, à l’instar du Rapporteur spécial des Nations unies pour l’alimentation, Olivier De Schutter, s’accordent à dire que oui. Et même qu’elle est la seule solution durable à long terme. Évidemment, cette potentialité s’assortit de nombreuses conditions encore bien loin d’être remplies dans l’économie mondiale actuelle. En cause : de nombreux facteurs, dont, très certainement, tant à l’échelon des États qu’à l’échelon international, une série d’incohérences et de contradictions entre politiques agricoles, commerciales et de développement.

Dans certains pays pauvres, les politiques publiques agricoles sont soit pratiquement inexistantes, soit mises à mal par des interférences externes et surtout par des politiques de commerce international des matières premières. Elles sont clairement au service du système néolibéral engrangeant de juteux profits qui ne sont pas redistribués aux producteurs à la base. D’une part, les paysans, qu’ils soient du Nord ou du Sud, n’arrivent pas à concurrencer les grandes entreprises de l’industrie agro-alimentaire qui inondent les marchés locaux de denrées alimentaires à bas prix et de piètre qualité. D’autre part, la même industrie agro-alimentaire monopolise les terres vivrières pour des cultures d’exportation destinées à gaver le bétail des pays du Nord et à produire des agrocarburants, encouragés par des États en quête de devises pour payer les intérêts de leurs dettes.

Une série d’accords bilatéraux ou multilatéraux sur les investissements, différents traités de libre commerce, représentent une menace pour la souveraineté alimentaire, l’environnement et les droits humains des pays concernés. Via ces accords, les acteurs privés multinationaux bénéficient, dans les faits, de mécanismes d’encouragement au pillage des ressources naturelles. Ils s’accaparent chaque année, avec la complicité des pouvoirs en place, de millions d’hectares de terres et de forêt, souvent dans les zones qui présentent la plus grande biodiversité naturelle. Ni les producteurs locaux, ni les PME nationales, ni les acteurs de la société civile ne sont généralement associés à la définition des politiques agricoles et foncières et aux conditions de mise en œuvre des accords de commerce.

Des politiques de libéralisation et de privatisation, paradoxalement soutenues par des institutions financières censées promouvoir l’aide et la coopération (la Banque mondiale et le Fonds monétaire international !) démantèlent une série de secteurs vitaux des pays les plus pauvres, dont l’agriculture, en favorisant le commerce extérieur des pays riches.

L’Union européenne négocie également ses aides budgétaires en fonction de ses propres priorités. La réforme de la Politique agricole commune pour sa part ne satisfait pas les agriculteurs européens qui ont, eux aussi, du mal à survivre dans ce contexte de libéralisation croissante des échanges. La dépendance des États les plus pauvres à ces différentes institutions et leur redevabilité par rapport à des prêts accordés sous conditions compromettent leur développement économique interne.

l’ objet du présent dossier est de questionner les mécanismes qui mettent en péril la souveraineté

alimentaire des États ou de communautés spécifiques et la sécurité nutritionnelle

des populations. D’examiner également à quelles conditions l’agriculture familiale locale est viable et garante de leur sécurité alimentaire.

Des compromis sont-ils possibles entre agriculture moderne et cultures traditionnelles, entre « agrobusiness » et réforme agraire ? Au fil de ces pages, nous vous proposons une série d’exemples concrets de situations vécues dans différents contextes par les paysans et aussi des analyses de ces mécanismes qui sabotent les agricultures du Sud mais également du Nord, où les petits producteurs, malgré des politiques de subside, n’arrivent plus à concurrencer les grands conglomérats de l’industrie agro-alimentaire.

Mais nous voulons surtout vous présenter les stratégies développées par les mouvements sociaux paysans contre le rouleau compresseur du néolibéralisme et de cette forme à peine voilée de néocolonialisme. Car, depuis environ deux décennies, les organisations paysannes se structurent, se professionnalisent et se coordonnent en réseaux nationaux et internationaux (le plus connu étant sans doute Via Campesina né en 1993). Ces derniers constituent progressivement une force de pression politique dont il n’est plus tout à fait possible d’ignorer la voix au sein des conférences intergouvernementales ou des instances internationales consacrées à l’agriculture ou à l’alimentation.

Beaucoup de chemin reste encore à faire manifestement afin qu’elle soit réellement entendue et surtout prise en compte. Au côté d’autres acteurs de la société civile, Solidarité Socialiste est convaincue pour sa part que si le changement est possible en matière de justice sociale, ces dynamiques y ont un rôle fondamental à jouer et qu’il faut par conséquent les soutenir et les encourager. n

PASCALE BODINAUXSolidarité Socialiste

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la crise de 2008 a eu le mérite de rappeler les gouvernements du monde à leurs respon-sabilités. Dans le mou-vement de mondiali-

sation débridée des années 1990 et du début des années 2000, il était de bon ton de railler ceux qui croyaient encore à l’utilité des politiques agricoles. Sous la ban-nière des pays d’Océanie, l’OMC, créée en 1994, contrairement à son sigle qui commence par le vocable « Organisation », apparaissait au contraire comme le bras armé de la désorganisation du commerce mondial. Toutes les politiques agri-coles étaient considérées comme des atteintes à la liberté de com-mercer en paix.

Les pays d’Océanie n’étaient pas crédibles pour tenir un tel dis-cours. La Nouvelle-Zélande est un très petit pays producteur qui ne peut rester compétitif qu’à la condition de ne pas intensifier sa production. Quant à l’Australie, son climat la condamne à n’être qu’un exportateur intermittent. Les sécheresses successives de ces dernières années ont accru cette instabilité récurrente. Mais ces deux pays ont été rejoints par les pays d’Amérique du Sud qui déte-naient un potentiel plus important qui semblait inépuisable.

Dans la mondialisation en cours, la Chine devenait petit à petit l’ate-lier du monde. On pouvait penser que le Brésil avait vocation à de-venir la « ferme du monde ». Point

n’était besoin de continuer à pro-duire des produits agricoles en Eu-rope ou aux États-Unis.

La mondialisation des échanges allait permettre la spécialisa-tion des pays les mieux placés. Ils pourraient fournir à moindre coût ce dont le monde avait be-soin et cela leur servirait de mon-naie d’échange pour acheter dans nos pays les produits à haute tech-nologie vers lesquels nous devions nous spécialiser.

Émeutes de la faimC’est ce bel édifice qui s’est

écroulé en 2008. Comme pour le pétrole, le prix des matières pre-mières agricoles explosait à des niveaux inconnus auparavant. Mais à la différence du pétrole, cela avait des conséquences beau-coup plus dramatiques pour la vie de nombre de nos concitoyens. Si le prix du pétrole augmente, on peut, sans danger, utiliser moins son automobile. Mais quand le prix du pain augmente on peut diffici-lement réduire sa consommation sans mettre sa vie en danger.

Résultat : quand les prix ont augmenté, cela a suscité des émeutes de la faim dans de nom-breux pays pauvres. Le nombre de personnes en état de sous-nutri-tion est passé de 850 millions à plus d’un milliard. Il n’en fallait pas plus pour susciter une kyrielle d’analyses toutes plus argumen-tées les unes que les autres pour nous expliquer que le monde par-viendrait difficilement à se nourrir.

Toutes les raisons invoquées sont valables et méritent d’être étudiées. Nous pourrions être neuf milliards de personnes d’ici 2050. Or il y a actuellement déjà un mil-liard de personnes qui souffrent de sous-nutrition et environ trois mil-liards de plus qui aimeraient man-ger de temps en temps un peu de viande ou de protéines animales. Les perspectives semblent bou-chées pour atteindre cet objec-tif. On peut y ajouter la raréfac-tion de l’eau douce et des terres les plus fertiles pour cause d’ur-banisation galopante et bien évi-demment le changement clima-tique qui provoque le réchauffe-ment de la planète.

Face à ces défis redoutables, il ne faudra rien négliger si l’on veut nourrir correctement les neuf mil-liards de personnes annoncées. La sécurité alimentaire dans tous les pays n’est toujours pas un pro-blème résolu. Il faudra pouvoir mo-biliser toutes les ressources dispo-nibles en matière de technologie. Il faudra encourager les investisse-ments dans la production mais aus-si dans les transports et la trans-formation.

Or, il est vrai que les investisse-ments dans le secteur agroalimen-taire sont passés au second plan dans les priorités de la Banque mondiale. On a préféré les inves-tissements dans les activités de sous-traitance industrielle et sur-tout dans les équipements touris-tiques. Mais une chose est sûre, quand on ne peut pas faire de

la sécurité alimentaire, un devoir d’etatLes crises de 2008 et 2011 montrent que le monde n’en a toujours pas fini avec la faim malgré des récoltes de plus en plus abondantes. Si l’on veut pouvoir nourrir neuf milliards de personnes en 2050, il faudra réaliser des prouesses techniques. Mais celles-ci ne pourront avoir lieu que dans un cadre politique favorable.

LUCIEN BOUrgEOISéconomiste, membre de l’Académie d’agriculture de France

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nouveaux investissements, il y a peu de chances que la production de pro-duits agricoles puisse progresser à un rythme suffisant.

spÉculation = volatilitÉ des prixMais ces discours ont été apparem-

ment démentis par les faits dès l’an-née 2009. Cette année-là, les prix des céréales ont brusquement chuté à leur niveau d’avant la crise. Com-ment expliquer pareil retournement par rapport à une tendance que l’on nous annonçait en hausse structurelle. Contrairement aux pronostics, la pro-duction de céréales du monde n’a ja-mais été aussi importante que ces trois dernières années. Face à cela, la de-mande était insuffisante et les prix ont baissé. Il restait pourtant ce milliard de personnes sous-alimentées mais n’ayant pas de revenu : leur demande est non solvable et ne peut faire aug-menter les prix.

La baisse des prix semble une bonne affaire pour les consommateurs. Mais comme les estomacs ne sont pas exten-sibles, la demande n’augmente guère et les prix baissent plus que propor-tionnellement par rapport à l’augmen-tation de l’offre. En revanche, cette baisse de prix se révèle catastrophique pour les agriculteurs.

À la mi-2010, nouveau retourne-ment de conjoncture. Les prix flam-bent à nouveau et doublent en quelques mois. On en a cherché la cause dans les feux qui ont dévasté les plaines russes. Mais quand on fait le bilan, on constate que la récolte de maïs et de riz de la campagne 2010-2011 est la meilleure de l’histoire. La

récolte totale de céréales est en recul de 2% seulement par rapport à la ré-colte précédente ! On en a cherché la cause dans la spéculation finan-cière. Elle a sa part de responsabilité en particulier dans les fluctuations à court terme. Mais cela n’explique pas les « fondamentaux » et ces fondamen-taux montrent une forte augmenta-tion de la demande. Le gouvernement américain a incité à produire de l’étha-nol et c’est désormais plus de 40% de la récolte américaine de maïs qui est ainsi distraite de ses utilisations ali-mentaires.

les responsabilitÉs politiquesLa conjoncture actuelle illustre par-

faitement les enjeux alimentaires de la planète. On finissait par croire que le libre marché assurait l’optimum éco-nomique et que les problèmes éven-tuels ne venaient que d’une interven-tion souvent calamiteuse des autori-tés politiques dans la sphère écono-mique. Les fleuves de lait, les mon-tagnes de beurre, les frigos pleins de carcasses de viande bovine et les silos de céréales étaient le fruit de l’incom-pétence des politiques. La très forte augmentation de la volatilité des prix à laquelle on assiste ces dernières an-nées montre à l’évidence que le libre jeu du marché n’est pas une solution satisfaisante car il accroît les risques à la fois pour les producteurs et pour les consommateurs. Or ces risques sont contre-productifs dans le domaine de l’alimentation.

Quand les prix sont élevés, cela a pour résultat d’exclure les consomma-teurs les plus pauvres. C’est ainsi que

le programme américain d’aide alimen-taire aux plus démunis vient d’explo-ser en quelques années. Entre 2008, il concernait 26 millions d’Américains, en 2011, 45 millions pour un budget annuel de 65 milliards de dollars. C’est plus que l’ensemble des dépenses agri-coles de l’Union européenne ! Il est vrai que l’UE est en ce domaine peu généreuse. Nous n’y affectons que 500 millions d’euros et l’Allemagne veut baisser cette enveloppe à 100 millions l’année prochaine !

Quand les prix sont bas, le revenu des agriculteurs s’effondre. Contraire-ment à une idée reçue, les exploita-tions les plus fragilisées par les baisses de prix ne sont pas les plus petites mais celles qui ont investi et qui se sont endettées pour mettre en œuvre le progrès technique disponible. Si ces entreprises disparaissent, cela grève le potentiel de production de l’avenir.

Si le marché avait toutes les vertus, cela se saurait et on ne voit pas pour-quoi la plupart des pays du monde se-raient intervenus dans les marchés des produits agricoles. Le monde a besoin de mobiliser tout le progrès technique disponible pour assurer son alimenta-tion. Il faudra être vigilant car la sécu-rité alimentaire de la planète n’est pas acquise. Cela ne pourra se faire qu’à la condition que tous les gouvernements remettent la priorité pour développer la production agricole. La crise écono-mique actuelle montre que le marché n’est efficace qu’à condition d’être en-cadré par des règles collectives claires. C’est là le rôle du « politique ». C’est encore plus vrai dans l’agriculture que dans le reste de l’économie. n

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un million de personnes affamées, c’est plus qu’une urgence humanitaire”La crise humanitaire dans la corne de l’Afrique vient de rappeler la gravité de la situation de millions de personnes dans les pays en développement. Au-delà des actions humanitaires menées dans l’urgence, les Somaliens et autres Éthiopiens espèrent un jour la reconnaissance de leur droit à l’alimentation. Un concept à la mode mais très peu appliqué.

ENtrEtIEN AvEC gAËtAN vAN LOQUErENagroéconomiste, chercheur à l’Université catholique de Louvain et conseiller du rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation. (Il s’exprime à titre personnel.)

Une notion revient souvent quand on parle de sécurité alimentaire, c’est le droit à l’alimentation. Quelle serait votre définition de ce droit ?

Je vais commencer par une as-sertion négative. Le droit à l’ali-mentation, ce n’est pas recevoir des rations alimentaires après une catastrophe naturelle ou des ten-sions civiles. Cela n’est qu’une par-tie infime de ce qu’on peut appeler le droit à l’alimentation.

Le droit à l’alimentation, c’est le droit d’avoir accès à des ressources productives qui permettent de se nourrir, ou d’avoir un revenu qui permet d’acheter sur les marchés des vivres qui garantissent une ali-mentation suffisante et adéquate.

Enfin, c’est un « méta-droit » comme l’a proposé Amartya Sen. Le droit des citoyens à bénéficier de politiques publiques qui font reculer la faim et qui mettent en œuvre concrètement ce droit à l’alimentation.

L’alimentation est influencée par les politiques agricoles, les prix sur les marchés internationaux, le commerce international… Pour réaliser le droit à l’alimentation,

une seule mesure ne suffit pas, il faut avoir recours à des stratégies nationales.

Malheureusement, très peu d’États ont mis en œuvre des po-litiques nationales pour assurer ce droit à leurs populations. Mais les progrès sont croissants : si on compte le Mexique qui vient de le faire en juin 2011, il y a déjà 26 pays qui ont inscrit le droit à l’alimentation dans leurs consti-tutions.

D’autres, surtout en Amérique latine et quelques-uns en Afrique, commencent à mettre en place des stratégies nationales et des dispo-sitions législatives. Il faut rappeler que même s’il était inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, c’est seulement de-puis une vingtaine d’années que le droit à l’alimentation est tra-duit dans des textes concrets qui lui donnent une portée juridique.

Les organisations de la socié-té civile jouent un rôle important dans ce domaine en ce sens qu’elles considèrent le droit à l’alimenta-tion comme complémentaire au concept de souveraineté alimen-taire, et qui a l’avantage de rap-

peler que mettre la priorité sur les groupes les plus vulnérables ou ga-rantir la participation des popula-tions dans les politiques de sécu-rité alimentaire qui les affectent sont des exigences du droit inter-national des droits de l’homme.

Mais il y a encore du chemin à faire car le concept de droit à l’ali-mentation, même s’il est incon-tournable, n’est pas encore le plus déterminant dans le débat public.

Pour l’instant, l’idée dominante est qu’il faut augmenter la produc-tion agricole pour assurer la sécu-rité alimentaire. Et la crise de 2008 avec la hausse des prix des denrées alimentaires et les émeutes de la faim ont donné du grain à moudre à ceux qui estiment qu’il faut do-per la production agricole pour ré-soudre la question de la faim dans le monde.

Alors qu’on sait bien que la faim n’est pas seulement une af-faire d’agronomes et de produc-tion abondante mais plutôt une question d’accès à la production et de redistribution des revenus, de sorte que chacun puisse sub-venir à ses besoins alimentaires.

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Comment analysez-vous la situation dans la corne de l’Afrique, au regard du droit à l’alimentation dont vous venez de parler ?

La situation dans la corne de l’Afrique est généralement perçue comme une fatalité, un problème humanitaire et non pas comme un droit à l’alimentation qui devrait être garanti par l’État.

Les experts avaient anticipé la crise. Les Nations unies, le Programme alimentaire mondial (Pam) et l’Agence des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) ont lancé des appels avant que la famine ne soit déclarée. Le système des Nations unies a évalué les besoins pour nourrir les popula-tions et redynamiser le développe-ment. Les pays donateurs n’ont pas réagi tout de suite et n’ont com-mencé à le faire qu’une fois la ca-tastrophe déclarée et qu’on a com-mencé à compter les morts. C’est d’une irresponsabilité sans nom.

Le rapporteur spécial a fait des propositions concrètes et structu-relles pour prévenir de telles situa-tions, notamment dans le cadre de

la réforme de la Convention rela-tive à l’aide alimentaire, afin que les obligations des États envers celle-ci soient basées sur les be-soins des pays récipiendaires.

Il faut aller vers un système où les pays, surtout les plus déve-loppés, auraient l’obligation de contribuer de manière anticipative et à la hauteur de leurs richesses à un fond pour faire face à des crises humanitaires comme dans la Corne de l’Afrique de sorte que les orga-nisations humanitaires internatio-nales, le programme alimentaire mondial en premier lieu, ne doi-vent pas commencer à chercher de l’argent dans l’urgence.

C’est un exemple qui montre qu’il y a des possibilités politiques de gouvernance mondiale si on veut améliorer la manière dont on gère des crises. La même remarque est valable quand on parle d’insécu-rité alimentaire. Un milliard de personnes en situation d’insécu-rité alimentaire, c’est en soi une urgence.

Selon vous, l’agriculture ne devrait-elle pas représenter un secteur prioritaire pour assurer la souveraineté alimentaire dans la plupart des pays en développement ?

Pendant près de trente ans, les institutions internationales n’ont pas considéré l’agriculture comme une priorité du développement. On a estimé que le développement des pays pouvait reposer sur l’ex-portation de quelques denrées ou que l’ouverture au commerce inter-national induirait par génération spontanée une industrialisation et le développement d’un secteur tertiaire qui développerait le pays.

L’enseignement que l’on peut tirer de la crise alimentaire, c’est qu’on ne peut pas se passer d’un investissement public dans l’agri-culture pour mener un processus de développement et pour garan-tir la sécurité alimentaire des po-pulations.

Dans les pays où plus de 70% de la population vit de l’agricul-ture, la seule solution pour s’en-

Quand la sécheresse avance… c krayker

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gager dans une dynamique de dé-veloppement, c’est de progressive-ment améliorer le sort des paysans, de créer des emplois en milieu ru-ral, même en dehors de l’agricul-ture, afin de freiner l’exode vers les villes. Ne pas investir dans les petits paysans mène à une im-passe, même si bien sûr les pays ne doivent pas investir que dans ce secteur.

Dans les années 1980, la plu-part des pays africains, indépen-dants depuis une vingtaine d’an-nées, ont dû adopter des pro-grammes d’ajustements structu-rels contraignants imposés par les institutions financières interna-tionales. Ces programmes ont eu un impact important sur le sec-teur agricole, avec le démantèle-ment des offices publics gérant les prix des produits agricoles et la disparition des conseillers agri-coles, des services vétérinaires et tous ceux qui concouraient à l’en-cadrement technique des paysans. L’État a progressivement délaissé le secteur, au profit d’entrepreneurs privés, peu soucieux des intérêts du monde rural, qu’ils ont aban-

donné quand ce n’était pas ren-table. C’est ce désinvestissement que le monde associatif a dénoncé dès le départ.

Il existe, au sein de la FAO1, un Comité pour la sécurité alimentaire mondiale. Quel est son rôle et quelle place y occupent les organisations de la société civile ?

Un des rares aspects positifs de la crise de 2008, c’est qu’au sein de la FAO, le Comité pour la sécurité alimentaire mondiale a été réformé et son fonctionnement amélioré. Cette instance qui gère au niveau mondial les questions de sécurité alimentaire devrait, dans une vi-sion progressiste et ambitieuse, un jour jouer un rôle semblable à ce-lui du Conseil de sécurité des Na-tions unies mais sur les questions de sécurité alimentaire. Le Comi-té pourrait par exemple avoir un jour à analyser les accords com-merciaux de l’Organisation mon-diale du commerce (OMC) et leur impact sur la sécurité alimentaire, et trancher quand on franchit la

ligne qui a des répercussions né-gatives sur l’application du droit à l’alimentation.

Il y a de nombreuses organisa-tions qui militent pour un Comité de sécurité alimentaire plus proche du droit à l’alimentation et c’est un point prévu dans la réforme. Il est par exemple espéré que le comité devienne une instance devant la-quelle les pays auront à rendre des comptes. Il faudrait en effet un jour arriver à instaurer un système de redevabilité des comptes (« ac-countability ») qui obligerait les pays à rendre compte de leurs ef-forts par rapport aux personnes en situation d’insécurité alimentaire.

Au niveau international, ce sys-tème pourrait même être mis en place aujourd’hui. Chaque pays de-vrait pouvoir rendre des comptes sur le droit à l’alimentation et la sécurité alimentaire de ses popu-lations. Comme c’est le cas, par exemple, en ce qui concerne le respect des droits fondamentaux des citoyens des États membres de l’Union européenne. Un autre exemple : la Belgique doit remettre des rapports à l’OMC pour montrer

“un million de personnes affamées, c’est plus qu’une urgence humanitaire” ENtrEtIEN AvEC gAËtAN vAN LOQUErEN

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Les enfants sont les premières victimes c cleSio

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qu’elle respecte les règles en ma-tière de subsides agricoles. Il de-vrait en être de même en ce qui concerne les droits de l’homme et la sécurité alimentaire.

Un signe qui est encourageant avec la réforme du Comité pour la sécurité alimentaire, c’est que les mouvements sociaux et les organi-sations de la société civile en gé-néral, qui sont maintenant invi-tés durant la majorité du proces-sus, jouent un rôle actif et positif dans les négociations, par exemple sur la rédaction de directives vo-lontaires sur la gestion des ques-tions foncières.

Les choses avancent doucement mais c’est un combat permanent pour créer de la convergence entre les positions d’États très différents et faire entendre la voix des orga-nisations de la société civile dont l’implication est nécessaire et le rôle incontournable pour que les intérêts des groupes les plus vul-nérables soient respectés. Pour faire avancer la question du droit à l’alimentation, les recommanda-tions du Rapporteur spécial et les instances de Rome ne suffiront pas. Ce sont les mouvements sociaux et les forces politiques progressistes qui feront avancer le débat.

La coopération internationale, à travers les ONG de développement, peut-elle favoriser la reconnaissance du droit à l’alimentation ?

Oui, parfaitement. Ici et là, une grosse ONG, la FAO ou des agences de développement, ont pu aider les efforts d’une coalition d’organisa-tions d’un pays donné pour faire adopter des lois ou des stratégies garantissant le droit à l’alimenta-tion. Arriver à transposer le droit à l’alimentation dans des lois est

un travail de longue haleine et né-cessite des moyens financiers afin de renforcer l’expertise des orga-nisations de la société et surtout, de mieux informer les populations sur leurs droits. C’est un sujet im-portant, peut-être aussi impor-tant à long terme que de financer des pompes ou des puits, même si c’est moins visible. Ce n’est mal-heureusement pas encore une prio-rité pour toutes les agences de dé-veloppement.

Quels liens faites-vous entre droit à l’alimentation et accès à la terre ?

Donner un accès à la terre est une manière d’assurer la sécurité alimentaire car la parcelle fami-liale constitue un filet de sécurité, même si les propriétaires vont tra-vailler en zone urbaine pour com-pléter et diversifier leurs revenus.

La répartition et l’accès à la terre varient selon les pays. Au Brésil et en Afrique du Sud par exemple, il existe une forte inégalité entre les grands propriétaires terriens, qui possèdent des milliers d’hec-tares, et une masse de petits pay-sans qui n’ont que des parcelles de un à cinq hectares. Et puis il y a tous ceux qui n’ont rien du tout et qui vendent leur force de travail aux agriculteurs qui ont besoin de main-d’œuvre.

Dans les pays où il y a de fortes inégalités dans la répartition des terres, une réforme agraire est plus que nécessaire, afin de redistribuer une partie des ressources, au profit des petits paysans, qui doivent être soutenus et accompagnés dans une dynamique de développement ru-ral. Avec les moyens qu’il faut, les petits producteurs ont la capacité de bien gérer et exploiter la terre. Ils le prouvent là où ces conditions

sont réunies.Dans d’autres pays en Afrique,

l’inégalité dans l’accès à la terre n’est pas aussi forte mais il existe un grand degré d’insécurité fon-cière. La propriété foncière n’est pas établie de façon formelle.

Le cas de Madagascar illustre bien ce problème. Au lendemain de l’indépendance, les terres lais-sées par les colons sont devenues la propriété de l’État, et le pouvoir a estimé il y a quelques années, juste avant la crise, pouvoir profi-ter de certaines zones pour attirer des grands investisseurs étrangers.

Depuis 2006, avec la création de guichets fonciers décentralisés, l’État mène parallèlement un pro-cessus de certification des terres des familles qui le demandent, dès lors qu’il n’y a pas d’autres requêtes sur ces mêmes terres. Ces certifi-cats fonciers peuvent être trans-férés aux descendants, ce qui ren-force le sentiment de sécurité des familles et constitue un rempart contre les expulsions et l’accapa-rement des terres.

Enfin, ces titres fonciers de-vraient améliorer l’accès au crédit des petits paysans, et encourager ceux qui le souhaitent à aménager leurs terrains ou à y planter des arbres fruitiers. Autant de dyna-miques qui améliorent la produc-tivité et la durabilité des systèmes agricoles, et qui diversifient en même temps l’alimentation. Ren-forcer l’accès à la terre et la sécu-rité du foncier, c’est donc concré-tiser le droit à l’alimentation. n

Propos recueillis par Wendy Bashi et Pascale Bodinaux.

1 organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

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le droit à l’alimenta-tion, la souveraine-té alimentaire et l’ac-cès à la terre sont des concepts interdépen-dants et complémen-

taires afin de lutter efficacement contre la faim dans le monde. Ces termes utilisés à bon, ou parfois, mauvais escient, méritent de s’y attarder pour en saisir l’essence et l’histoire.

D’un côté, le droit à une alimen-tation adéquate est un concept ju-ridique, consacré comme un droit humain fondamental dans plu-sieurs instruments nationaux, ré-gionaux et internationaux. La sou-veraineté alimentaire, de son côté, est un concept politique dévelop-pé par le mouvement paysan et en évolution constante qui a direc-tement connu un succès mondial comme réponse face à la globalisa-tion et à l’expansion du modèle de production agro-industrielle.

l’accès à la terre, un ÉlÉment fondamental

Tant en ce qui concerne le droit à l’alimentation que la souverai-neté alimentaire, l’accès aux res-sources productives, et essentiel-lement à la terre, représente un élément central. Ainsi, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et cultu-rels prévoit que le développement ou la réforme des régimes agraires

constitue une mesure privilégiée pour assurer le droit à l’alimenta-tion des populations (art. 11, al. 2), tandis que la souveraineté ali-mentaire prône un contrôle local des ressources naturelles et des territoires et un accès équitable à la terre pour les paysans pauvres.

En effet, le manque d’accès adé-quat et sécurisé à la terre et aux ressources naturelles est l’une des causes principales de la faim et de la pauvreté dans le monde.

Parmi le milliard de personnes qui souffrent de la faim à l’heure actuelle, environ 500 millions sont

Le droit à l’alimentationDéfinition : le droit à l’alimentation est le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne.

Date : 1948 – 1966

Source : art. 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme – art. 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

Éléments clés : le droit à l’alimentation permet d’identifier trois types d’obligations dans le chef des États, qui sont tenus de respecter (s’abstenir de prendre des mesures qui aient pour effet de priver quiconque de l’accès à une alimentation adéquate), protéger (veiller à ce que des entreprises ou des particuliers ne privent pas des individus de l’accès à une nourriture adéquate) et garantir (prendre les devants de manière à renforcer l’accès de la population aux ressources et aux moyens d’assurer sa subsistance, y compris la sécurité alimentaire, ainsi que l’utilisation desdites ressources et moyens) le droit à l’alimentation des citoyens à l’intérieur et à l’extérieur de leurs frontières.

Avantages : légitimité des revendications, personnes détentrices de droits (et non victimes), obligations étatiques, protection juridique.

Inconvénients : Méconnu, dépendant d’un État de droit, formel.

Droit à l’alimentation, souveraineté alimentaire et accès à la terreLa crise alimentaire de ces dernières années a mis à jour l’urgence du débat sur la souveraineté et la sécurité alimentaires. La situation humanitaire dans la corne de l’Afrique vient aussi rappeler que partout dans le monde, quand on parle de droits humains, on oublie souvent un droit essentiel : le droit à l’alimentation.

MANUEL EggEN Et fLOrENCE krOffFian-Belgique (FoodFirst Information and Action Network), organisation internationale des droits de l’Homme qui consacre son travail à la réalisation du droit à l’alimentation dans le monde.

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des petits paysans et paysannes qui cultivent des petites parcelles insuffisantes pour assurer leur subsistance tandis que 200 mil-lions sont des paysans et pay-sannes qui n’ont pas (ou plus) d’ac-cès à la terre et qui sont contraints de travailler dans des grandes ex-ploitations agricoles dans des conditions souvent proches de l’esclavage.

Plusieurs facteurs expliquent le manque d’accès adéquat et sécuri-sé à la terre, en particulier : la dis-tribution inégale des terres dans les pays en développement suite à la colonisation ; le modèle agro-in-dustriel qui implique une concen-tration des terres dans un objectif de productivité et de rentabilité ; l’absence de titres fonciers sécu-risés pour les petits paysans et le statut incertain des terres « coutu-mières » ; l’augmentation de la po-pulation mondiale qui accroît la pression sur les terres ; enfin, l’ac-caparement des terres.

Ce dernier phénomène, enten-du comme l’acquisition de terres à grande échelle par des investis-seurs publics ou privés hors de leur pays d’origine, a pris, ces dernières années, une ampleur dramatique liée au besoin d’assurer une sécu-rité d’approvisionnement en nour-riture (suite aux crises alimen-taires) ou en énergie (course aux agrocarburants) au niveau mon-dial. La plupart des acquisitions

concernent des territoires de plus de 10 000 hectares et certaines plus de 500 000 hectares ! Ainsi, la FAO (l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agri-culture) estime que rien qu’entre 2008 et 2010, 20 millions d’hec-tares de terres agricoles ont fait l’objet de transactions ou de né-gociations impliquant des inves-tisseurs étrangers et cela unique-ment en Afrique1. Ce chiffre cor-respond à la superficie totale des terres agricoles en France !

Même si l’ampleur exacte du phénomène d’accaparement de

terres n’est pas encore connue, une chose est sûre : ce phénomène a un impact sur le droit à l’alimen-tation et la souveraineté alimen-taire dans les pays hôtes. Sécu-riser la gestion des terres et des ressources naturelles et assurer une répartition plus équitable des terres restent donc des questions urgentes qui doivent être traitées au plus vite afin de garantir la sub-

1 S. Monsalve Suarez, « Terre pas à vendre », l’observatoire du droit à l’alimentation et à la nutrition, L’accaparement de terres et la nutrition – Défis pour la gouvernance mondiale, 2010, p. 37.

La souveraineté alimentaireDéfinition : le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires.

Date : 1996, dans le contexte du Sommet mondial de l’alimentation (SMa).

Source : idée lancée par la Via campesina au SMa, qui a donné naissance à un mouvement populaire global porté aujourd’hui par une grande diversité de secteurs sociaux.

Éléments clés : la souveraineté alimentaire repose sur six piliers :

- le droit à l’alimentation pour tous- le soutien et le respect des producteurs de denrées alimentaires- des systèmes alimentaires localisés (contre le dumping et la dépendance vis-à-vis de sociétés transnationales)- le contrôle local des ressources naturelles et des territoires (contre la privatisation et l’exploitation, pour l’accès à la terre)- le développement et l’échange du savoir local (contre les organismes génétiquement modifiés)- le travail en harmonie avec la nature (contre les monocultures, l’élevage industriel, pour des pratiques agro-écologiques).

Avantages : Succès sans précédent, peuples au centre des préoccupations, alternative/vision.

Inconvénients : Flou, centré sur la production agricole, informel.

c NkZS

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sistance des populations, en parti-culier dans le contexte de la crise alimentaire actuelle.

pour un arrêt de l’accaparement de terres

« Pour un arrêt immédiat de l’accaparement de terres », c’est le titre d’une déclaration com-mune de Fian, de Via Campesina, de Land Research Action Network (LRan) et de Grain qui a été lan-cée en avril 2010 pour réitérer le message porté depuis des années par les paysans et paysannes de par le monde.

Plus de cent organisations de la société civile s’y sont ralliées pour rappeler « qu’il est plus important que jamais de protéger ses res-sources de la convoitise des entre-prises et des États, afin de les lais-ser à ceux qui en ont besoin pour se nourrir eux-mêmes et nourrir les autres de manière durable, et leur permettre de continuer à exister en tant que communautés et sociétés.

L’accaparement de terres à grande échelle – même quand il n’est pas accompagné d’expulsions forcées – prive les communautés lo-cales de terre, détruit des modes de vie, donne moins de places aux po-litiques agricoles orientées vers les paysans/paysannes, et entraîne une distorsion des marchés en fa-vorisant la concentration toujours plus grande de l’agrobusiness et du commerce global, plutôt que de pro-mouvoir une agriculture paysanne durable, tournée vers les marchés locaux et nationaux et les généra-tions futures. Cela accélérera aus-si la destruction des écosystèmes et la crise climatique. Promouvoir ou permettre l’accaparement de terres à grande échelle est une vio-lation du Pacte international rela-tif aux droits économiques, sociaux et culturels. »2

assurer une meilleure gestion foncière

Dans cette optique, on peut mentionner deux processus impor-tants qui ont été lancés par la FAO. Tout d’abord, la Conférence inter-nationale sur la réforme agraire et

le développement rural (Cirardr), organisée en mars 2006 à Porto Alegre par la FAO, et qui avait sus-cité de grandes attentes de la part des organisations de la société ci-vile (OSC) quant à l’engagement re-nouvelé de la FAO et de ses États membres pour améliorer la gestion des terres et des ressources natu-relles dans le but de combattre la faim et la pauvreté3.

La déclaration finale de la confé-rence reste un moment important pour la lutte des peuples visant à garantir l’accès à la terre. Pour la première fois, le rôle fondamen-tal des réformes agraires est re-connu dans le cadre de la lutte contre la faim. Malheureusement, jusqu’à présent, les engagements politiques ne se sont pas trans-formés en mesures concrètes. Au contraire, le phénomène d’acca-parement des terres provoque de facto une contre-réforme agraire.

Deuxièmement, la FAO a lan-cé un processus participatif pour adopter des directives volontaires sur la gouvernance responsable des régimes fonciers des terres,

de la pêche et des forêts. Ces di-rectives volontaires actuellement en cours de finalisation et qui au-raient dû être adoptées lors de la dernière session du Comité pour la sécurité alimentaire de la FAO en octobre 2011, visent à interpré-ter les obligations internationales des États en matière de gestion des terres, à déterminer des principes et standards reconnus internatio-nalement et à formuler des recom-mandations aux États.

L’enjeu est crucial. Bien que les négociations n’aient pas pu abou-tir en octobre, 75% du texte ont été adoptés par les États membres de la FAO. Une ultime réunion de négociation s’annonce donc pour début 2012.

Si les États s’engagent réel-lement aux côtés des peuples « pour » un accès durable aux res-sources naturelles et « contre » la faim, ces futures directives pour-raient constituer un outil capi-tal pour soutenir de véritables réformes agraires redistributives ainsi que des politiques qui sou-tiennent et renforcent les droits

Droit à l’alimentation, souveraineté alimentaire et accès à la terre MANUEL EggEN Et fLOrENCE krOff

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L’abondance alimentaire est-elle possible ? c Nikki MacleoD

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Pourquoi, au XXIe siècle, y a-t-il encore de l’insécurité alimentaire ?

L’accès à l’alimentation a modelé le monde. La construction des em-pires et des royaumes était moti-vée par l’accès à la terre et à l’eau. Ce sont des besoins fondamentaux de l’humanité. Et il y a toujours eu des crises alimentaires, parce que l’agriculture dépend de la nature, que les agriculteurs ne maîtrisent pas. Cependant, dans l’histoire ré-cente, le développement technolo-gique et scientifique qui a permis les révolutions agricoles, a favori-sé la concentration des terres et de nouveaux investissements. On est sorti du système traditionnel de l’agriculture familiale, qui visait l’autosuffisance : la main-d’œuvre de la famille travaillait et on pro-duisait avant tout pour la nourrir, elle et la communauté proche. S’il y avait de l’excédent, on pouvait songer à le vendre. Avec la globali-sation, les produits ont commencé à traverser les océans. Et il y a eu,

du côté des Occidentaux d’abord, États-Unis et Europe, une volonté politique d’utiliser l’agriculture en tant que force, comme l’armée et ou la monnaie.

En Afrique, au moment des in-dépendances, les dirigeants ont misé sur un soutien à l’agriculture avec comme principale richesse les produits agricoles (cacao, ba-nanes, ananas…). Les gouverne-ments ont aussi essayé de déve-lopper l’agriculture vivrière, avec la mise en place de programmes na-tionaux et des financements pour l’agriculture.

De 1960 aux années 1980, il y a eu un changement visible, avec davantage de bien-être en milieu rural. Les travaux physiques ont été allégés grâce aux équipements agricoles. Avant, tout se faisait avec la force. On portait tout sur la tête ou le dos, tout se faisait à la main. Les surfaces agricoles et le rendement ont alors augmenté, entre autres grâce à la recherche agricole appuyée par les États.

il ne faut pas des milliards pour faire une politique agricole”En Afrique de l’Ouest, la gestion publique de la protection de l’agriculture pose problème. Devenue consommatrice de la surproduction occidentale, la région a changé radicalement ses valeurs culinaires et met en avant un plan le développement urbain plutôt qu’une réelle politique agricole.

ENtrEtIEN AvEC MAMADOU CISSOkOMamadou Cissoko est un leader paysan d’Afrique de l’Ouest, il est membre du Comité pour la sécurité alimentaire mondiale créé par les Nations unies.

“des communautés locales aux res-sources naturelles et qui sont so-cialement justes et écologique-ment durables.

Pourtant, à l’issue de la pre-mière session de négociations en juillet 2011, les organisations de la société civile participant au pro-cessus en ont douté face aux posi-tions décevantes de plusieurs pays. Le Canada et la Turquie se sont fa-rouchement opposés à l’inclusion de l’accès à l’eau potable et pour la production alimentaire et l’éle-vage dans le champ d’application des directives. Le Canada, l’Austra-lie et le secteur privé ont conti-nuellement soutenu les États-Unis dans leur position selon laquelle la croissance économique, le renfor-cement des marchés et des inves-tissements sont absolument essen-tiels pour éradiquer la pauvreté. Et pire encore, la majorité des États se sont farouchement opposés à se référer aux obligations existantes en matière de droits humains en relation avec la terre, la pêche et les forêts de peur de créer de nou-velles obligations.

Mais d’autres éléments renfor-cent la confiance des acteurs en l’avenir. Durant tout le processus de ces nouvelles directives, il a été très encourageant de voir que le Comité de la sécurité alimen-taire mondiale (CSA) réformé per-met une réelle participation dy-namique et effective des diffé-rents groupes de la société civile. Surtout, sachant que les négocia-tions des directives constituent la première initiative du CSA ré-formé face à un des problèmes les plus urgents de notre temps : com-ment sécuriser l’accès à la terre, à la pêche et aux forêts pour les petits producteurs alimentaires, et parti-culièrement les femmes. n

2 la Déclaration a été cosignée par plus de 100 organisations de la société civile. (www.fian.org)

3 Voir la Déclaration finale de la conférence sur le site : www.icarrd.org.

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Et puis avec la crise, il y a eu une situation que nous avons ap-pelée le « sans État ». Avec les programmes d’ajustements struc-turels imposés par les institutions financières internationales, il y a eu moins d’interventions de l’État. Dans le même temps, l’Europe a connu des problèmes de surpro-duction, en raison de la Politique agricole commune (Pac). La ques-tion était de savoir s’il ne fallait pas payer pour brûler les surplus. Alors l’Europe, la Banque mondiale et les États-Unis nous ont dit : pourquoi investir dans votre agriculture ar-chaïque alors que nous pouvons vous fournir des produits de qua-lité qui ne coûtent presque rien ? Nous sommes devenus un débou-ché pour la surproduction occi-dentale : lait en poudre, blé, maïs américain… Exporter était la solu-tion la moins chère pour l’Europe. Les chefs d’État africains étaient, eux, tranquilles parce que les villes avaient tout.

Conséquence : le changement des habitudes alimentaires. Les spaghettis sont arrivés avec les programmes d’aide, les petits pois séchés ainsi que les huiles végé-tales. Les consommateurs com-mençaient à préférer le goût du riz à celui du mil. Les femmes disaient que le temps de cuisson était net-tement plus avantageux par rap-port au temps passé à piler le mil. Le milieu rural perdait espoir car, quoiqu’on fasse, la production lo-cale était beaucoup plus chère que les produits importés, parce que les agriculteurs occidentaux étaient subventionnés pour pro-duire, pour stocker et exporter. Nos agriculteurs n’avaient plus de sou-tien. Les jeunes se sont massive-ment déplacés vers les villes. Au-jourd’hui, plus de la moitié de la main-d’œuvre rurale a plus de 40 ans… Pendant la période du « tout État », il y avait des programmes agricoles, avec des objectifs de production à atteindre, mais pas de politique agricole. L’épargne en milieu rural n’a pas été favorisée, les gens dépensaient tout ce qu’ils gagnaient.

Comment concevez-vous le droit à l’alimentation ? Il semble que rien n’est mis en place pour le faire respecter.

L’alimentation est avant tout une responsabilité citoyenne, par-tagée par tous les êtres humains. Chaque être humain doit manger, une fois par jour ou plus, végéta-rien ou pas, mais doit manger. Pou-voir se nourrir est un droit fonda-mental. Dans la Déclaration uni-verselle des droits de l’homme qui ouvre la Charte des Nations unies, ce droit est mentionné. Mais plu-sieurs interprétations existent. La FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agri-culture) dit : disponibilité et acces-sibilité. Mais ils ont oublié qu’il y a des gens qui n’ont pas un rond… Même si, devant chez soi, il y a un marché plein de produits, en-core faut-il avoir de l’argent pour acheter.

Que disent les paysans ? J’ai choisi un métier, j’ai choisi d’être agriculteur, pour me nourrir et nourrir ma collectivité. Toute at-teinte à ce métier est donc une atteinte au droit à l’alimentation.

Le débat, pour moi, n’est pas in-ternational ; il est au niveau des pays. Les Européens et les Améri-cains l’ont réglé. Aux États-Unis, il y a les Farm Bills, fondés sur le principe que si les produits attei-gnent un certain niveau de prix, le gouvernement intervient. Si-non, les habitants ne pourraient pas vivre. En Europe, il y a la Pac, qui va plus loin. Quand il y a une surproduction qui nous coûte, les agriculteurs sont payés pour pro-duire moins, mais suffisamment pour la région et vendre ailleurs les excédents. Les terres non culti-vées vont participer à la protec-tion de l’environnement. Il n’y a pas un pays au monde qui n’a pas les moyens de régler cette ques-tion. C’est un débat que nous avons souvent avec les pays occidentaux, qui nous disent que nous n’avons pas les moyens de faire une poli-tique agricole. Mais une politique agricole, ce n’est pas 45 milliards d’euros par an…

Comment décririez-vous ce type de politique agricole ?

Préserver la biodiversité est un aspect essentiel. C’est de là qu’on

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le “il ne faut pas des milliards pour faire une politique agricole” ENtrEtIEN AvEC MAMADOU CISSOkO

Culture d’oignons en pays dogon, Mali. c ERwIN BOLwIDt

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tire les semences. Avec les se-mences, on fait l’agriculture et les produits de notre agriculture font nos valeurs culinaires. Cela par-ticipe de notre identité. Le peul (ethnie de l’Afrique de l’Ouest) qui boit beaucoup de lait ne raison-nera pas de la même manière que celui qui mange beaucoup de ma-nioc et d’igname. L’alimentation est une bonne partie de l’identité de l’homme. C’est pourquoi nous disons que l’exploitation familiale est multidimensionnelle et multi-fonctionnelle, et que nous avons refusé le nom d’agriculteur. Agri-culteur, tout le monde peut l’être — celui qui dispose et cultive trois hectares de terre, est agriculteur. Le paysan, c’est celui qui est at-taché à la terre, quoi qu’il arrive. C’est l’homme du terroir.

L’insécurité alimentaire ne cesse de gagner du terrain et c’est in-concevable ! Dans les villes, on ne cesse de construire des buildings, des autoroutes, qui ne servent à rien si les populations ne sont pas nourries. Le problème ne se limite pas aux moyens, on devrait parler d’irresponsabilité politique. Sans parler de l’insouciance des popula-tions qui ne se mobilisent pas au-tour de ces questions.

C’est ma vision de la question. À mon avis, ce problème pour-rait être réglé dans tous les pays d’Afrique. Nous pourrions faire en sorte que nos produits soient pro-tégés. Le troisième millénaire est celui de l’alimentation, celui où la production agricole est maîtrisée. Si nous perdons la consommation de nos produits, nous perdrons notre agriculture. Chaque peuple a ce qu’il lui faut pour son alimen-tation. C’est pourquoi les anciens disent : quand quelqu’un est ma-lade, il faut lui préparer les plats de sa tradition, parce que c’est ce qui coule dans son sang.

L’accaparement de terres, et d’une manière générale l’inaccessibilité aux ressources naturelles sont cités comme des menaces à la souveraineté alimentaire. Comment pensez-vous qu’il faut lutter contre cela ?

Nous sommes les premiers res-ponsables. Dans beaucoup de pays, il y a eu une décentralisation, des élections pour permettre la gou-vernance locale. Ce sont des pay-sans qui élisent des paysans pour gérer les ressources naturelles. En-suite, la deuxième responsabilité revient aux gouvernements. Ils ne peuvent pas relancer l’agriculture et dire que c’est la base de l’éco-nomie, sans s’intéresser un tant soit peu aux problèmes des terres. Dans toutes les lois foncières de nos pays, est mentionnée la « re-connaissance de la propriété com-mune des terres ». Au Sénégal, par exemple, une loi de 1974 dit que la terre appartient à l’État mais est gérée par les communautés. C’est donc la communauté rurale qui est seule compétente pour dé-libérer sur la terre, sauf quand il y a des programmes ou des projets nationaux d’intérêt collectif. Dans ce cas, l’État peut décréter qu’il prend des hectares pour un hôpi-tal. Au Togo, selon un régime ins-tauré par les Allemands, le gouver-nement n’a aucun droit ; ce sont les communautés qui ont le pou-voir sur la terre.

Je pense que sur le terrain, notre réseau, le Roppa1, avec d’autres or-ganisations, doit faire de la sensi-bilisation, de l’information et de la mobilisation. On ne peut pas conti-nuer à dire que tout ce qui nous ar-rive est de la faute des autres. C’est nous qui élisons les décideurs. Les paysans doivent monter au cré-neau pour se défendre, car leur avenir est dans les ressources natu-relles, qui doivent être améliorées.

Vous parliez de paysans enfermés dans une camisole. Les États ne le sont-ils pas eux enfermés dans la définition de leur politique agricole ?

Non, je crois que les États peu-vent se donner une marge de manœuvre. Les positions par rap-port aux pays développés qui four-nissent de l’aide pourraient être différentes si nos gouvernants mettaient en avant l’importance du monde rural. Les paysans pro-duisent non seulement la nourri-ture, mais créent 60% des emplois. Il y a une vingtaine d’années, les paysans représentaient plus de la moitié du produit intérieur brut au Mali, au Burkina Faso, au Bé-nin. Les États n’ont pas misé sur ces atouts et je pense que c’est un manque de cohérence et de vision pour l’avenir de ces pays. Certains l’ont fait comme feu Thomas San-kara du Burkina Faso ou l’actuel président du Malawi. Mon avis est que, dans la plupart des négo-ciations commerciales, nos chefs d’État donnent la priorité au dé-veloppement urbain, au détriment du monde rural. n

Propos recueillis par Seydou Sarr et Wendy Bashi.

1 réseau d’organisations paysannes et de producteurs de l’afrique de l’ouest. (NDlr)

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une alternative pour gérer la terreLes chiffres le confirment : la croissance macroéconomique a déjà engendré des dommages écologiques et sociaux irréversibles. Aujourd’hui des communautés se renforcent et dénoncent le déplacement forcé des paysans laissant place à un modèle économique à but purement commercial et en constante progression.

jULISA PILAr rAMOS QUINtErO Et jAvIEr CAStELLANOS MOrALESJulisa Pilar Ramos Quintero est avocate, docteur et chercheur en Sciences sociales (Bogota). Javier Castellanos Morales est sociologue, spécialiste en agroécologie et économie solidaire. Il dirige l’Association de travail interdisciplinaire (Ati) à Bogota.

Au cours de ces dix dernières années, la Colombie a pré-senté des chiffres témoignant d’une croissance macroé-

conomique en constante progres-sion. Le pays possède pourtant le plus haut pourcentage d’inégalités en Amérique latine, ce qui signi-fie que cette croissance ne bénéfi-cie qu’à très peu de gens et qu’elle est en fait préjudiciable pour la majorité.

Cette situation est illustrée dans le rapport national sur le déve-loppement humain publié en sep-tembre 2011 par le Programme des Nations unies pour le développe-ment (Pnud), dont le bilan met en évidence la prolifération de grands propriétaires terriens tan-dis que le nombre de propriétaires de petites exploitations diminue. Le rapport indique l’augmentation inquiétante de la concentration de la terre, comme en atteste l’aug-mentation du coefficient d’inéga-lité de Gini de 0,80 à 0,86 en ce qui concerne la propriété foncière au cours des dix dernières années (plus ce coefficient approche du nombre 1, plus l’inégalité est forte, plus grande est la concentration des richesses)1.

Les chiffres sont concluants : se-

lon les données fournies par l’At-las de la distribution de la pro-priété rurale en Colombie, rédigé par l’Igac-Cede2 en 1960, les pe-tits propriétaires représentaient 66,7% de la totalité des proprié-taires du pays tandis qu’en 2009, un demi-siècle plus tard, ils ne re-présentent plus que 49,8%, soit moins de la moitié.

Parallèlement, le nombre de ceux qui possèdent plus de 500 hectares, et accaparent 61% des terres, s’est élevé de 0,4% à 1,4%. De nos jours, 41% des terres ru-rales privées sont de grande ex-tension (plus de 200 hectares) et 40% sont de superficie moyenne (entre 20 et 200 hectares). Seule-ment 18% (7 millions d’hectares) correspondent à de petites pro-priétés (minifundio et microfundio paysans)3. Cela signifie que dans ce pays rural à vocation agraire, le problème historique du latifun-dio et le conflit social ne cessent de s’aggraver sous le couvert d’une « prospérité pour tous ».

Cette tendance se manifeste également au travers de la poli-tique économique et sociale du gouvernement actuel qui se fonde sur ce qu’on appelle les « locomo-tives » du Programme national de développement 2010-2014 : les mégas exploitations minières à

ciel ouvert, l’exploitation d’hy-drocarbures, les barrages multi-fonctionnels, l’agro-industrie liée aux agro-combustibles, les orga-nismes transgéniques, les forêts commercialement exploitables, les cultures exotiques, les céréales pour les animaux et l’élevage in-tensif.

Cette politique s’appuie sur tout un arsenal législatif dont, entre autres, la loi générale d’aménage-ment du territoire, la loi relative aux réserves naturelles, la loi sur les brevets et de propriété indus-trielle, qui renforcent l’environ-nement institutionnel nécessaire à la mise en œuvre des TLC (Trai-tés de libre commerce) et à l’inves-tissement étranger direct (IED)4, axé ces dernières années sur les ressources naturelles du pays, le deuxième en biodiversité au ni-veau mondial5.

compensations trompeusesDans le cadre de ce modèle de

développement qui accuse de pro-fondes faiblesses par rapport à la réalisation de transformations structurelles réelles, le gouverne-ment a présenté quelques projets de loi, comme celui sur la de resti-tution des terres et la loi des vic-times et de la régularisation des propriétés.

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Ces initiatives, nécessaires sur le plan formel et de reconnaissance des droits des victimes du dépouillement, sont largement insuffisantes et com-portent de sérieuses contradictions face à l’énorme problème historique et culturel que pose le conflit généré par l’utilisation et la propriété de la terre et des territoires en Colombie.

Il est évident que l’on continue à pri-vilégier les intérêts des capitaux trans-nationaux et monopolistiques et que l’on continue à imposer la logique du développement en tant que croissance économique sur tout le territoire na-tional, en dépit de toute considération environnementale, en niant le droit au consentement libre et informé des communautés et, par conséquent, en affaiblissant les droits économiques, sociaux et culturels des populations.

Le phénomène de concentration de la terre appelle à l’élaboration urgente d’une politique globale de gestion des terres à partir des réalités territoriales des habitants. Celle-ci, couplée à des lois connexes en matière d’environne-ment et de gestion de l’eau, devrait aussi prendre en compte un autre pro-blème qui aggrave la situation d’inéga-lité et de conflit : l’utilisation actuelle des sols en Colombie.

À ce sujet, la Coalition nationale contre l’accaparement des terres et des territoires6 dénonce le contrôle terri-torial exercé par les consortiums natio-

naux et l’investissement étranger qui vont parachever la concentration to-tale des terres. Ce processus sacrifie la souveraineté alimentaire nationale au profit d’un modèle promu par le capi-tal financier orientant la production à grande échelle de matières premières, notamment énergétiques, pour le mar-ché international.

Cette évolution a déjà engendré des dommages irréversibles sur les écosys-tèmes et la vie des populations. Ils sont accompagnés d’une perte de la biodi-versité agricole et forestière et des sys-tèmes de production traditionnels. La Colombie vit d’ores et déjà une crise profonde de la production agricole et de la sécurité alimentaire nationale7. Selon la FAO, elle se situe actuellement parmi les dix pays du monde qui souf-frent le plus d’insécurité alimentaire.

pressions communautairesAujourd’hui les chiffres montrent

clairement que le rapport de forces est défavorable aux communautés paysannes, indigènes et afro-descen-dantes. Cependant, malgré la situa-tion d’asphyxie économique (64,3% de pauvreté dans les campagnes et 45,5% dans les villes8) et la vague violente d’accaparement et de déplacements forcés de ces deux dernières décennies (3,6 millions de déplacés9), certaines organisations communautaires locales et régionales, développent des « plans

1 El Tiempo, 25 septembre 2011, an 100, n°35363.

2 institut géographique agustín codazzi et centre d’études sur le développement économique.

3 http://m.eltiempo.com.

4 au cours des neuf dernières années, l’ieD en colombie a été multiplié par cinq : de 2 000 millions de dollars, il est passé à environ 10 000 millions. Jusqu’en juin 2010, l’ieD en pétrole a représenté 87% de l’investissement étranger total dans le pays. en 2010, les exportations de matières premières extraites des ressources naturelles du pays ont augmenté de 64% (Banco de la república, Unctad, proexport).

5 la colombie possède 10% de la biodiversité mondiale, quelque 45 000 espèces végétales et une grande variété d’espèces animales. elle est l’un des pays où se trouvent les plus grandes sources de ressources énergétiques. e. lópez González, Aliments transgéniques en Colombie, 2007. www.semillas.org.com.

6 coalition formée par ati, Fian, Funcop, kanoba, Grupo Semillas, UTl, Unac et Todos a tierra, qui mène une campagne contre les dynamiques d’accaparement de terres en colombie.

7 e. lopez González, op. cit..

8 http://pnudcolombia.org. Voir également dans El tempo, rapport Pnud, 25 septembre 2011.

9 Idem.

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Politique 18

pour la vie » visant un amé-nagement territorial popu-laire en accord avec leur éco-système et leur culture.

Les « plans pour la vie » trouvent leur origine dans une forme de planification propre aux peuples indi-gènes, mais d’autres secteurs du mouvement social s’en sont désormais appropriés.

Élaborés dès 1997, sous l’impulsion du Conseil régio-nal indigène du Cauca (Cric), les « plans pour la vie », constructions populaires et non institutionnelles, ques-tionnent les concepts de la logique moderne occidentale tels que le développement, la croissance, le progrès. Ils représentent un instrument politique des peuples indi-gènes, destiné à définir leur propre développement…10, basé sur une vision issue de leur culture et de leurs pra-tiques de vie, un outil grâce auquel ils entendent préser-ver leur intégrité ethnique et culturelle. Consistant en « mécanismes de négociation, de participation, de concerta-tion et de contrôle » conçus par les communautés sous la direction de leurs leaders, ces instruments de pouvoir local et régional s’articulent en dynamiques nationales et de renforcement des mouve-ments sociaux et populaires opposés à la vision de déve-loppement imposée par les lo-giques du capital financier et corporatif international.

Ils mettent en avant la poli-tique d’aménagement du ter-ritoire comme base de l’auto-nomie et qui consiste pour la communauté en un cadre d’orientation concernant la gestion des ressources col-lectives11.

Cette dynamique de contrôle culturel du terri-toire s’oppose également au contrôle territorial exercé par les groupes armés, par l’État et par les entreprises qui favo-

risent le modèle économique extractiviste12.

Le Plan alternatif d’équi-libre régional des organisa-tions sociales centro-oriente, qui articule des processus in-digènes, paysans et popu-laires de neuf départements (Tolima, Arauca, Nord de San-tander, Santander, Boyacá, Cundinamarca, Bogotá, Meta, Vichada et Casanare) en est un exemple, résultat de plu-sieurs années de lutte du mouvement indigène, civique et paysan, de la région.

Cette initiative ne re-cherche pas le développe-ment intégral ou durable, mais bien à promouvoir l’équilibre entre les besoins sociaux et le potentiel en-vironnemental, l’identité et l’autonomie culturelle, ain-si qu’à défendre le territoire, l’eau et les aliments. Cette ex-périence n’est pas unique en Colombie. Beaucoup d’autres sont en cours et entendent proposer aux générations fu-tures des alternatives au sys-tème actuel de production et au modèle de développement prédateur des territoires et des cultures. Au cœur du conflit politique, social et armé qui secoue la Colom-bie, des peuples continuent à creuser des voies et à tis-ser des liens dans un effort constant de résistance pour la préservation de leurs terri-toires, pour la redistribution de la terre et de la richesse et pour la défense de la vie. n

colombie

une alternative pour gérer la terre jULISA PILAr rAMOS QUINtErO Et jAvIEr CAStELLANOS MOrALES

10 Système de monitoring de la protection des droits et de la promotion du « bien vivre » des peuples indigènes d’amérique latine et des caraïbes.

11 « le « plan pour la vie », instrument de résistance des peuples indigènes », lecture critique du plan pour la vie (Etnias y Política, n°9, cecoin, 2008).

12 exploitation économique à des fins strictement commerciales. (NDlr)

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la marche vers des terres promisesEn 2007, en Inde, près de 25 000 personnes sans terre ont marché vers New Delhi, la capitale, afin d’obtenir du gouvernement des réformes agraires et la redistribution des terres (« verdict du peuple, en inau profit des paysans. Déçus par les promesses non tenues, les initiateurs de la manifestation vont reconduire l’action en octobre 2012, en lui donnant une dimension internationale.

wENDy BAShI

“J e suis à Bruxelles pour une raison bien précise, je viens parler de l’action d’Ekta parishad, le mou-vement dont je suis l’ini-tiateur, mais je viens aus-

si obtenir votre soutien. La situa-tion des agriculteurs indiens est dé-plorable… Ils n’ont pas de terre, ils doivent constamment livrer un bras de fer au gouvernement qui ne fait pas grand-chose pour leur venir en aide. Nous avons besoin d’une ré-forme agraire, mais apparemment notre gouvernement n’est pas assez attentif à nos supplications ». Ain-si s’exprime Rajagopal Puthan Vee-til, fondateur et président de l’as-sociation Ekta parishad (« chemin commun » en hindi)1.

En 2007, Rajagopal et son orga-nisation ont conduit une marche de 350 km, qui a rassemblé près de 25 000 personnes, afin de re-

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Politique19

inde

la marche vers des terres promisesEn 2007, en Inde, près de 25 000 personnes sans terre ont marché vers New Delhi, la capitale, afin d’obtenir du gouvernement des réformes agraires et la redistribution des terres (« verdict du peuple, en inau profit des paysans. Déçus par les promesses non tenues, les initiateurs de la manifestation vont reconduire l’action en octobre 2012, en lui donnant une dimension internationale.

wENDy BAShI

vendiquer auprès du gouverne-ment fédéral indien des réformes pour garantir un accès à la terre aux nombreux sans terre qui vivent dans les zones rurales. « Quand il s’agit de prendre d’importantes dé-cisions comme la vente des terres aux grandes compagnies multina-tionales, ou pour ouvrir un com-plexe touristique, le gouvernement est prompt à prendre des décisions. Mais il reste muet lorsqu’il s’agit de redistribuer les terres ou d’entre-prendre des réformes agraires pro-fitables aux populations rurales », explique encore Rajagopal.

Les revendications du mouve-ment s’articulent autour de l’accès à la terre dans un pays où près de 70% de la population vit de l’agri-culture, sans avoir la propriété de la terre. L’absence d’infrastruc-tures et de technologies agricoles, l’endettement des agriculteurs, la chute des prix des produits agri-coles, le manque de disponibilité de crédit pour les petits paysans et les mauvaises récoltes sont sources de drame qui vont jusqu’au suicide. Selon des statistiques publiées par le Bureau national des statistiques criminelles de l’Inde, environ 17 000 agriculteurs ont mis fin à leurs jours en 2009, en raison des conditions de vie insupportables.

le silence du gouvernement…En Inde, les réformes foncières

sont votées au niveau régional et le rôle du gouvernement fédéral se li-mite à la promulgation des lois. Ex-cédés par les lenteurs administra-tives au niveau du gouvernement régional, les manifestants qui ont marché vers Delhi en 2007 ont vou-lu attirer l’attention des autorités fédérales sur le sort des millions d’agriculteurs en situation de dé-tresse et d’insécurité alimentaire.

« Je suis un disciple de Gandhi et je crois en la non-violence. La marche est pour moi un moyen effi-cace pour obtenir gain de cause. Je suis conscient de la situation compli-quée des paysans sans terre de mon pays, mais je reste persuadé que nous finirons par faire entendre raison à notre gouvernement », ex-plique Rajagopal, qui rappelle que son association avait donné un dé-lai de cinq ans aux autorités pour prendre des mesures concrètes favorisant la redistribution des terres. Malgré l’optimisme du lea-der du mouvement, force est de constater qu’on est loin du compte car le gouvernement n’a pas res-pecté ses engagements.

Rajagopal et l’association Ekta parishad comptent renouveler

leurs actions, avec une nouvelle marche qui sera organisée en oc-tobre 2012 et au cours de laquelle ils espèrent rassembler quatre fois plus de personnes qu’en 2007.

Pour l’année prochaine, les or-ganisateurs entendent donner une dimension internationale à leur ac-tion, ce qui explique la présence de Rajagopal à Bruxelles, après une visite en Suisse. Un important tra-vail a été réalisé pour sensibiliser le public à travers le monde. Avec un sourire qui en dit long, il ex-plique : « Si je suis ici aujourd’hui, c’est pour que le reste monde soit au courant de la situation ardue à laquelle nous devons constamment faire face dans mon pays. Détrom-pez-vous, il existe bel et bien un lien entre mon pays et vous qui êtes ici en Belgique. Quand vous man-gez, je vous demande de constam-ment faire l’exercice à table : vous demander d’où proviennent les ali-ments qui sont dans votre assiette, qui les a produits, à quel prix, était-ce dans une situation d’équité ? Vous verrez qu’en répondant à ces quelques phrases, le lien vous sau-tera aux yeux. » n

1 rajagopal Puthan Veetil, militant gandhien et altermondialiste, était à Bruxelles en octobre dernier pour expliquer le sens de sa démarche.

Les marcheurs traversant la rivière Chambal, sur leur route vers Delhi. © SIMON wILLIAMS

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brésil

la répression des GuaranisLe territoire des indigènes guaranis s’est volatilisé avec le temps. Parqués dans des réserves, ces indiens luttent à présent contre l’insuffisance alimentaire.

fIAN-BELgIQUEFoodFirst Information and Action Network, organisation internationale des droits de l’Homme qui consacre son travail à la réalisation du droit à l’alimentation dans le monde.

les Guaranis Kaiowà, qui vivent dans l’État du Mato Grosso do sul, ont peu à peu perdu leurs terres. D’abord, au début du

XXe siècle, par l’élevage extensif de bétail accentuant le déboise-ment, puis avec l’arrivée du soja destiné à nourrir les animaux des pays industrialisés. Enfin, dans les années 1970, le gouvernement mi-litaire a donné à des compagnies et à des privés des titres de pro-priété en bonne et due forme pour les terres des Guaranis Kaiowà, en violation de la Constitution brési-lienne. Après le soja, c’est la mo-noculture de la canne à sucre qui a gagné des étendues déboisées de plus en plus vastes.

90% de leur territoire tradition-nel a ainsi été perdu. Les forêts pri-maires de cette région, qui étaient des réservoirs pour la chasse, la pêche et la cueillette, ne repré-sentent plus que 2% de la super-ficie de la forêt originelle1. « Sans la chasse, le fleuve et les remèdes de la forêt, nous devenons faibles physiquement et spirituellement », constate le chef indien Amilton Lopes.

Les 275 000 Guaranis Kaiowá du Mato Grosso do sul sont parqués dans huit réserves dont la taille ne leur permet plus de se nourrir. 90% d’entre eux dépendent des sacs de nourriture distribués par le gouvernement. Cette aide alimen-taire est insuffisante et inadaptée

à leurs coutumes. Conséquence : la malnutrition fait des ravages et plus de 100 enfants sont morts de faim depuis 5 ans.

Les hommes et les adolescents vont travailler dans les plantations de canne à sucre, la seule source de travail dans un environnement proche. Le travail est harassant. Ils coupent de 10 à 12 tonnes de canne à sucre par jour pendant dix semaines sans répit, pour un sa-laire d’environ 200 euros par mois, avant de rentrer chez eux. « Ils peuvent faire ce travail pendant une douzaine d’années, après ils sont finis », affirme Egon Heck du Conseil indigéniste missionnaire (Cimi). Le manque de perspectives et le désespoir sont tels que les sui-cides sont nombreux, surtout chez les jeunes de 12 à 18 ans.

L’espérance de vie des Guaranis Kaiowá est de 45 ans alors que celle de l’ensemble des Brésiliens est de 72 ans2. Ils luttent depuis trente ans pour récupérer leurs terres. Faute d’y parvenir, ils doivent s’ins-taller au bord des routes, à côté de leurs terres, dans des conditions sanitaires et alimentaires déplo-rables. Selon le Cimi il existait, fin 2010, vingt de ces campements.

En 2007, suite aux pressions tant nationales qu’internationales, la Fondation nationale de l’Indien (Funai) avait signé avec le Minis-tère public une Trajectoire d’ajus-tement de conduite (Tac) qui de-vait permettre d’identifier et de délimiter trente-neuf territoires

ancestraux.En août 2011, on n’en était en-

core qu’à la phase de publication des avis des anthropologues (ini-tialement prévue pour le 30 juin 2009 !) Il faudra ensuite trans-mettre au ministère de la Jus-tice les preuves établissant que les terres peuvent être reconnues comme terres indiennes (la date li-mite était le 19 avril 2010…)

absence de volontÉ politiquePourquoi cette lenteur ? Parce

qu’il n’y a pas de volonté politique réelle. Les Indiens sont considé-rés par les autorités et les entre-prises comme des gens sans impor-tance pour l’économie du pays, et même comme une entrave au déve-loppement. Et les anthropologues chargés de délimiter des terres in-diennes ainsi que les groupes de travail de la Funai sont harcelés et victimes de violences quand ils se rendent sur les terres à identifier.

Les entreprises de canne à sucre et de soja ainsi que les éleveurs de bétail veulent à tout prix empê-cher cette identification. Le gou-verneur du Mato Grosso do Sul aus-si. En 2010, 80 procès étaient en cours. La présidente Dilma Rous-seff, à laquelle le Conseil de l’Aty Guasu (assemblée des Indiens) avait écrit en janvier avec l’espoir qu’« une femme, une mère » serait plus sensible à leur cas ne s’est pas, depuis son élection, prononcée sur la situation des Indiens.

En attendant, la violence conti-

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nue. L’État ferme les yeux sur les meurtres des chefs indiens, les at-taques et destruction de campe-ments, comme à Puelito Kué en août dernier. En 2010, trente-quatre Guaranis Kaiowá ont été as-sassinés au Mato Grosso do sul et cent cinquante étaient menacés de mort par des propriétaires ter-riens3. Selon le Cimi, leur situation est aujourd’hui la plus désespérée en termes d’assassinats et de sui-cides de tout le Brésil.

En août dernier, à Paso Pi-raju, lors d’une Aty Guasu à la-quelle participaient des chefs in-diens d’autres pays, les Guaranis Kaiowá se sont montrés plus déci-dés que jamais à lutter. « Nous al-lons reprendre nos terres pour que nos forêts renaissent et que nos ri-vières coulent à nouveau ! Ils ne vont jamais parvenir à nous faire taire ni à nous faire abandonner notre lutte pour la reprise de nos terres ! C’est un chemin sans re-tour ! Plus ils nous agressent, plus nous sommes décidés à poursuivre la reconquête définitive de nos ter-ritoires et moins nous croyons dans les autorités. »

Légères lueurs d’espoir : selon des informations que Fian-Brésil a reçues du Ministère public fédéral (MPF), la banque Itaú aurait refu-sé des financements à Raizen (la joint-venture Cosan/Shell) suite à une recommandation faite par le MPF. La recommandation vise à empêcher que des crédits publics soient accordés dans des zones

identifiées comme indiennes. Les titres de ces terres seraient nuls et ne pourraient donc pas garan-tir des emprunts. Le MPF considère que ce serait également intéres-sant de faire pression sur d’autres banques pour qu’elles fassent de même.

Par ailleurs un tribunal de São Paulo a garanti la permanence des indiens guarani kaiowá à Kuru-su Ambá, sur le bout de terre tra-ditionnelle qu’ils avaient repris le 24 novembre 2009 après en avoir été expulsés par la violence à trois reprises et avoir vu trois de leurs membres tomber sous les balles.

Cette communauté réclame 2 200 ha pour 70 familles et la Fu-nai est en train d’étudier leur cas. Selon la juriste Michael Mary No-

lan, du Cimi, « cette décision est fa-vorable au mouvement indien parce qu’elle reconnaît le droit au terri-toire traditionnel et avalise la lutte des indiens pour la récupération de leurs terres traditionnelles ». Ce pourrait être le commencement d’une jurisprudence différente.

Le gouvernement brésilien ne satisfait certes pas à ses obliga-tions nationales et internatio-nales. Mais il n’est pas seul à blâ-mer. La journaliste Verena Glass, qui accompagnait une délégation guarani kaiowá au Parlement eu-ropéen en décembre dernier, disait ainsi : « Si la communauté interna-tionale n’achetait plus d’éthanol ni de sucre au Brésil, la situation des Guaranis Kaiowá changerait ». n

Mauvais agrocarburantsD’avril 2010 à mars 2011, 25 milliards de litres d’éthanol ont été produits au Brésil, dont 3 pour l’exportation.

en 2008, il y avait 13 usines d’éthanol au Mato Grosso do sul. en 2011, selon le président de Biosul, l’association de producteurs de bioénergie de la région, elles sont 21 et 3 autres ont été ou devraient être inaugurées.

« Ce ne sont pas seulement les Guaranis Kaiowá qui perdent avec l’expansion de la canne à sucre pour produire de l’éthanol. La diminution de la production de denrées alimentaires a entraîné une hausse du prix des haricots, du manioc et du maïs », affirme l’institut brésilien de géographie et de statistiques.

en janvier 2011, la commission européenne a donné le feu vert à la création d’une joint-venture entre l’entreprise brésilienne cosan et le groupe Shell pour la production de sucre et d’éthanol au Brésil. la nouvelle entreprise s’appelle raizen. Selon le plan stratégique de raizen, sa production d’éthanol devrait passer de 2,2 milliards de litres à 5 milliards.

Selon Reporter Brasil, cosan était en 2009 sur la liste noire du Ministère public fédéral pour emploi de main-d’œuvre esclave. À noter que cosan a reçu la visite de M. Herman Van rompuy, président du conseil européen, en juillet 2010. n

fIAN-BELgIQUE

1 institut Brésilien pour l’environnement

2 Funasa

3 rapport 2010 du cimi.

Adolescent guarani c roNai rocHa

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mexique

Manifester nus pour obtenir des terresEn 1992, plus de 13 000 familles de paysans ont été expropriées dans la région de veracruz. Privés des terres dont ils avaient l’usufruit, ils vivent désormais dans la pauvreté et la servitude. En réaction, ces paysans sans terres se sont fédérés dans le mouvement des 400 villages. Pour attirer l’attention, ils manifestent nus.

vINCIANE MALCOttE journaliste

C’ est un village communautaire en plein centre f inanc ie r de Mexico. On dort sous des tentes,

dans des lits en carton. Pour se nourrir, des invendus récupérés des supermarchés, cuisinés par le « restaurant » qui sert un repas par jour. Dans ce camping impro-visé, il y a du tout, même un coif-feur. Tout ce qu’il faut pour un long séjour. Des paysans dépos-sédés de leurs terres interpellent les passants qui les ignorent. Un homme se lave, nu, dans la fon-taine publique, sans attirer l’atten-tion d’un homme d’affaires pressé et mal à l’aise.

« Aujourd’hui, cela fait trois mois que nous sommes là. Nous n’avons toujours pas reçu de ré-ponse concrète du gouvernement. On souffre de la faim, du froid, des pluies, de la chaleur... C’est diffi-cile, mais nous ne pouvons faire autrement que de continuer, pour qu’ils nous écoutent. Nous vou-lons tous rentrer dans notre village et continuer à travailler, comme avant », explique Juan, un pay-san, lors d’une manifestation en décembre dernier.

Depuis une dizaine d’années, les paysans de Veracruz du mouve-ment des 400 villages envahissent les places de la capitale mexicaine, plusieurs mois par an. Deux fois par jour, ils se réunissent en plein

centre de Mexico City, pour mani-fester nus, avec la photo d’un poli-ticien comme cache-sexe. La foule scande « Respueta ! Respueta ! », (Réponse ! Réponse !), au rythme des roulements de tambours.

Fatigués de ne pas se faire en-tendre des autorités qui ignorent leurs revendications, des hommes ont eu l’idée de manifester nus dans les rues de la capitale mexi-caine. Sans plus de succès. Allant plus loin dans la provocation, les femmes ont commencé à se dévê-tir, suscitant immédiatement l’in-térêt des médias, même étrangers. « Nous avons eu l’idée de manifes-ter nus, sans gêne, même quand il fait froid. Pour nous différencier des nombreuses revendications sociales qui existent au Mexique», rappelle César del Angel Fuentes, leader du mouvement des 400 villages.

1992, une annÉe charnièreLe mouvement des 400 villages

est né en 1970 lors d’une marche de revendication sur les droits so-ciaux. Le mouvement a connu son apogée en 1992, lorsque 13 000 familles expropriées ont décidé de mener le combat pour la restitu-tion de leurs terres.

Jusqu’en 1992, beaucoup de fa-milles paysannes vivaient en com-munauté appelée ejido, une sorte de propriété collective de terres at-tribuées à un groupe de paysans. Les terres appartenaient à l’État, qui les cédait aux paysans. Le sys-

tème des ejidos a été mis en place par Lázaro Cárdenas, président du Mexique de 1934 à 1940, connu pour ses réformes, notamment dans les domaines de la santé pu-blique ou de l’éducation, mais éga-lement sur le plan de l’économie. « Il a permis un élan économique et la privatisation de certains sec-teurs, tant que cela ne touchait pas à des secteurs de base comme l’édu-cation ou la santé », explique Chris-tiane Daem, présidente de l’Insti-tut interuniversitaire des relations entre l’Europe, l’Amérique latine et les Caraïbes (Irelac).

Une loi de 1992 abolit ce sys-tème et permet à l’État d’expro-prier les familles en toute légali-té. C’est l’ère de la « nouvelle ré-forme agraire », dont le but est de privatiser les terres mises en vente par le gouvernement. Une mesure qui exclut de fait les paysans qui n’ont pas les moyens de racheter les terres sur lesquelles ils vivent depuis des générations.

des mesures arbitrairesLa loi de 1992 autorisant la vente

de la terre à qui pouvait se l’offrir fut une aubaine pour de grandes multinationales qui se sont ap-proprié de vastes étendues culti-vables, laissant aux paysans des lo-pins peu fertiles. Dans certaines ré-gions, ceux qui avaient des moyens de se lancer dans l’innovation agraire pouvaient bénéficier des programmes agricoles.

Femme guarani avec son bébé c roNai rocHa

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Politique23

Les plus pauvres n’ont eu qu’une seule possibilité : travailler douze heures par jour pour 70 cents de l’heure (192 euros mensuels), un re-venu insuffisant pour faire vivre une famille, même dans un pays au niveau de vie peu élevé.

Parmi les personnes lésées par la vente des terres, Evanesto, un membre du mouvement des 400 vil-lages, qui, avant cette date, vivait bien. Il avait son lopin de terre. Le travail était dur, mais il s’en sortait bien. Aujourd’hui, il a tout perdu, sa terre, sa tranquillité, sa liberté et sa vie de famille. Il n’est plus qu’un ou-vrier agricole, engagé par de riches agriculteurs qui n’hésitent pas à l’ex-ploiter. « En 1992, nous avons mani-festé sans violence, pour rester sur nos terres. Les militaires nous ont chas-sés et le gouvernement a emprison-né près de 500 personnes, sans rai-son. J’ai fait trois ans de prison, ac-cusé à tort d’homicide et de coups et blessures. Un des leaders a écopé de six ans de prison. » « Des condamna-tions arbitraires », confirme César del Angel Fuentes.

À leur sortie de prison, ils n’avaient plus rien. Ni terre à cultiver, ni mai-son, ni écoles dans leurs villages... Ils ont dû tout reconstruire, sur le plan matériel mais aussi psychologi-quement. En perdant leurs terres, les paysans ont surtout perdu tout ce qui constituait leur identité. Les familles se sont disloquées et pour survivre, chacun va chercher du travail là où il peut. Certains optent pour l’émigra-

tion vers les États-Unis, malgré les dif-ficultés et toujours avec l’espoir de re-venir un jour.

entre lassitude et espoirAu fil du temps et avec la lassitude

et le découragement, seules 2 000 familles sont encore actives, sur les 13 000 que le mouvement comptait au moment de sa formation. Les membres qui restent entendent provoquer le changement et rendre espoir aux mi-norités lésées. Car pour ces popula-tions, reprendre possession de leurs terres, c’est en grande partie assurer leur sécurité alimentaire.

Une lueur d’espoir est née en août 2010, le gouvernement recon-naissant enfin ses erreurs du passé. Une commission vérité a conclu que les arrestations massives et les empri-sonnements, entre 1992 et 1998, des membres du mouvement, étaient to-talement injustifiés.

En guise de réparation, trois cents hectares de terre ont été restitués aux 2000 familles que compte actuelle-ment le mouvement. On est loin du compte mais assez pour faire naître un espoir. Même si certains paysans se montrent sceptiques par rapport aux promesses du gouvernement. « Non, on veut du concret. Ça ne sert à rien qu’on nous fasse une promesse qui ne soit pas tenue et que nous devions en-core revenir… On n’en finira jamais. Si le gouvernement veut résoudre les problèmes, il doit tenir sa parole ! Nous voulons une réponse », martèle un paysan sans terre. n

e n août 2001, le gouvernement ougandais a envoyé son armée pour expulser plus

de 400 familles paysannes de leurs terres, dans le district de Mubende, dans le centre du pays. Suite à cette opération menée avec brutalité, c’est plus de deux mille familles qui ont été expropriées de leurs parcelles, au profit la société kaweri coffee Plantation ltd, filiale du géant allemand Neumann kaffee Gruppe, pour établir la plus grande plantation de café d’ouganda. cette expulsion a été effectuée en violation des droits des communautés locales et en particulier de leur droit à l’alimentation et à l’accès aux ressources productives.

avec l’appui de Fian et d’autres oNG, les communautés locales se sont regroupées au sein de l’organisation Wake Up and Fight for your rights – Madudu Group afin de défendre leurs droits. Des actions en justice ont été entamées au niveau national. Sans succès, les procédures étant systématiquement retardées ou bloquées par le gouvernement ougandais et par la société kaweri. Dix ans après, aucune décision substantielle n’a été prise pour restituer les terres aux communautés ou compenser les dommages subis après cette expulsion. Même les procédures extrajudiciaires entamées sur base de la responsabilité sociale des entreprises, n’ont pas permis d’aboutir à une compensation juste et équitable par l’entreprise Neumann ou sa filiale kaweri.

À l’heure où la communauté internationale commence à prendre conscience de l’impact négatif du phénomène d’accaparement des terres et des expulsions forcées sur le développement des pays du Sud et la survie des paysans, les revendications insistent sur le respect de la part des gouvernements, des obligations en matière de droit à l’alimentation et d’accès aux ressources productives. n

ouganda

Dix années d’injustice, dix années d’impunité

fIAN-BELgIQUE

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Café : de la libéralisation à la privatisationAlors que l’État burundais a amorcé, il y a cinq ans, son désengagement d’une filière café déjà libéralisée, les caféiculteurs, qui se croient grugés dans le processus de privatisation, s’organisent pour peser davantage dans la balance.

SILvèrE hICUBUrUNDI InfoSud Belgique – Syfia Grands Lacs

Nous sommes en plein processus de privatisation de la filière café, l’ancien Office du café [Ocibu] au-

jourd’hui en liquidation a cédé la place, l’année dernière, à deux structures légères, l’Agence de ré-gulation de la filière café (Arfic) et Intercafé », a déclaré au mois d’août, Evariste Ngayempore, di-recteur général de l’Arfic. Des cendres de l’Office du café sont en effet nées l’Arfic, structure plus al-légée, chargée de réguler et de su-perviser les activités de la filière, et Intercafé, chargé de l’encadre-ment des caféiculteurs et de la commercialisation du café.

Le Burundi doit plus de 80% de ses ressources en devises au café. Suivie de loin par le thé et le coton, cette culture industrielle fait vivre plus de 800 000 ménages de ca-féiculteurs (soit près de la moitié de la population). Sans parler de nombreux autres opérateurs éco-nomiques qui manipulent le café, à l’état de cerise ou vert dans le processus de transformation ou de commercialisation. C’est ainsi que la privatisation de la filière café polarise aujourd’hui l’attention de tous les intervenants, quel que soit le maillon de la chaîne.

Le débat bat particulièrement

son plein au lendemain de la décla-ration faite en juillet dernier par la ministre burundaise de l’Agri-culture et de l’Élevage, Odette Kayitesi, qui a officiellement an-noncé que 103 stations de lavage sur les 120 restantes devront être privatisées avant la fin de l’année 2011. « Le marché va être prochai-nement lancé et la deadline est fixée au 31 décembre de cette an-née. Nous sommes en train d’ana-lyser les modalités de vente de ces stations », confie la ministre.

Le gouvernement est acculé à avancer au risque de rater l’appui budgétaire promis par la Banque mondiale. C’est aussi à cette ins-titution de Bretton Woods que le pays doit la formelle injonction de tout privatiser.

Mais la filière café accuse un sé-rieux retard. En avril dernier, une mission d’évaluation de ce pro-cessus, conduite par J.-P. Nga-nou, économiste principal pour le Burundi, l’avait ouvertement sou-ligné : « Il serait crucial que la re-lance de la seconde phase de priva-tisation des stations de lavage de café soit faite au plus tard avant la fin du mois de juin 2011 », déclare-t-il dans son rapport. La Banque mondiale est, par ailleurs, com-manditaire d’une stratégie de pri-vatisation de la filière café au Bu-rundi. Aujourd’hui, ce document

fait office de carnet de bord. Et comme ladite stratégie a été déjà validée par le gouvernement bu-rundais, et que le processus est enclenché, l’État a du mal à faire marche arrière, cela en dépit de la salve de protestations des produc-teurs qui la désapprouvent énergi-quement. « En aparté, les gens du gouvernement nous avouent que les revendications des caféiculteurs sont fondées et que la stratégie a des lacunes notoires », confirme le président de la Confédération des associations de caféiculteurs, Ma-caire Ntirandekura.

Difficile, cependant, de décro-cher la moindre opinion auprès de la représentation de la Banque mondiale à Bujumbura. Selon Marie Claire Nzeyimana, char-gée de communication, « seul Ni-caise Ehoue [économiste agricole, NDLR] peut s’exprimer sur ce dos-sier, il est aujourd’hui au Mali, mais c’est toujours à lui qu’on doit s’adresser pour parler de ce dos-sier, point trait ». En réalité, les caféiculteurs sont dopés par une promesse ferme (mais verbale) du chef de l’État qui, le 1er mai 2007, déclarait que le café appar-tient aux producteurs « à partir de la pépinière jusqu’à l’exportation ». Ils veulent rester maîtres de leur produit, jusqu’à l’exportation.

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prise de bec entre producteurs et repreneurs

Il y a deux ans, Webcor-Burundi, filiale d’une société suisse du même nom, achetait le premier lot de 13 stations de lavage. L’on en est au-jourd’hui à la cession du deuxième lot. Mais au-delà de l’effet d’an-nonce, cet appel à la deuxième phase de privatisation des stations de la-vage laisse indifférent plus d’un opé-rateur économique averti. Car tout en promettant de se désengager, l’État reste plus que jamais présent et pesant dans la filière.

Pour avoir été à l’avant-garde du processus, Webcor-Burundi en sait quelque chose. « Nous pensions que dans un système classique de priva-tisation, le café appartenait totale-ment à l’acheteur après l’achat, mais dans le contexte burundais, nous sommes étonnés de constater que deux systèmes de détermination des prix coexistent, à savoir le prix défi-nitif pratiqué par Webcor et le prix de référence offert par les autres ache-teurs non privés », explique Fidèle Busuzuma, directeur financier de Webcor-Burundi.

Autant Webcor-Burundi déplore la mainmise de l’État sur la filière, au-tant les producteurs associés dénon-cent encore les conditions dans les-quelles le premier lot de 13 stations a été cédé à la société Webcor-Burun-

di, en ne faisant aucun cas de leurs revendications. « Pour avoir aidé l’État à rembourser la dette contrac-tée dès le départ pour construire ces stations de lavage, nous [les pro-ducteurs, NDLR] nous considérons comme copropriétaires et nous récla-mons 51% du capital après la priva-tisation. Or, dans le cas de la socié-té suisse Webcor, nous n’avions droit qu’à 25% promis verbalement, nous avons dit non », explique le prési-dent de la Confédération des caféi-culteurs.

Dès le début de la culture du café à l’ère coloniale, l’État faisait en ef-fet un prélèvement de 30 francs bu-rundais (0,03 dollar) en guise de contribution au remboursement de la dette contractée pour construire les stations de lavage en cours de privatisation. C’est cet effort histo-rique qu’ils entendent capitaliser au-jourd’hui. Mais rien ne serait moins légitime que cette revendication, aux yeux de certains particuliers qui lorgnent sur la filière.

« Qu’il soit fourni sous forme de taxes, d’impôts ou d’autres rede-vances, cet effort ne justifie pas que les producteurs soient coproprié-taires de ces stations de lavage, avec l’État burundais, c’est une contribu-tion légitime qui a permis à l’État de réaliser sa mission régalienne de mettre en place les infrastructures, de construire des hôpitaux, des écoles…

Même d’autres citoyens ont dû contri-buer dans d’autres secteurs sans rien revendiquer en retour », fait encore remarquer le directeur financier de Webcor-Burundi.

Pourtant, la question est si dé-licate qu’elle pourra même exacer-ber les conflits fonciers si l’État n’y prend pas garde. « Ces sociétés de la-vage qu’il veut vendre en ignorant les producteurs sont sur les terrains des particuliers qui les lui avaient prê-tés. Ces terrains seront-ils aussi cé-dés aux repreneurs ? », s’interroge André Niyonkuru, caféiculteur as-socié à Kayanza (nord).

Le flou reste total. Et il influe sur la qualité du café qui est souvent « washed » (lavé artisanalement dans les ménages) alors que c’est le « ful-ly washed » (lavé dans les stations ou usines de lavage) qui est de qua-lité et générateur de beaucoup de devises. « Non contents des condi-tions de privatisation du premier lot de stations de lavage, certains caféi-culteurs lavent eux-mêmes leur café qui devient washed, ils ont alors le droit de le vendre n’importe où dans le pays et la pratique devient cou-rante », explique Isidore N., ingé-nieur agronome.

des cafÉiculteurs dÉterminÉsDans le cas du marché gagné par

Webcor-Burundi, les producteurs ont boudé les 25% qui leur avaient été

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concédés comme capital ou plutôt comme part réservataire. Ils veulent plus mais ils risquent de tout perdre. « Si les caféiculteurs n’acceptent pas cette part dans Webcor, elle re-viendra automatiquement à cette entreprise et le délai de deux ans expire le 14 novembre », prévient Oscar Baranyizigiye, secrétaire exé-cutif d’Intercafé.

Mais au cœur de la tourmente, les Burun-dais, caféiculteurs ou non, s’accordent sur un fait : la stratégie de privatisation de cette fi-lière les exclut a priori. « Elle est exclusive en ce sens que pour entrer en compétition au niveau de l’achat des stations de lavage, on exige un chiffre d’affaires d’un million de dol-lars américains, c’est hors de portée, compte tenu de leurs moyens », martèle Macaire Nti-randekura.

Les producteurs sont déterminés à rester incontournables ou à se détourner du café. « Nous avons déjà arrêté une stratégie à nous, mais nous avons encore espoir que le gouver-nement comprendra notre désarroi », fulmine un autre caféiculteur.

En réalité, les producteurs veulent plus pour que leur voix compte. Et depuis le dé-but du processus, ils multiplient les réunions de sensibilisation à travers les associations des producteurs qui sont comme un véritable front commun, uni pour la défense de leurs intérêts. « Si notre voix n’est pas entendue, rien n’exclut que les nombreux caféiculteurs puissent tourner le dos à cette culture en fa-veur d’autres produits vivriers plus rentables et c’est l’État qui perdra ses devises », confie un caféiculteur associé de la Sogestal Kirimiro (centre-est). Ils redoutent un éventuel diktat des multinationales et une minorisation du caféiculteur dans l’hypothèse d’une privati-sation qui ne prendrait pas en compte leurs revendications. « Nous avons déjà une expé-rience avec Webcor qui, au départ, avait pro-mis des tarifs compétitifs et qui, in fine, paie moins que l’État, à savoir 450 FBU (0,04 dol-lar) le kilo alors que ceux qui vendent aux So-gestal [sociétés publiques de gestion des sta-tions de lavage] perçoivent 600 FBU », fait en-core remarquer le président de la Cnac.

Pour eux, les dés semblent déjà pipés. Ce processus de privatisation de la filière café s’inspire d’un document de stratégie déjà va-lidé par le gouvernement et la Banque mon-diale, commanditaire de toute cette politique qui suscite des remous. « Cette stratégie nous exclut en ce sens qu’elle pose des conditions que très peu de caféiculteurs ou de Burundais en général peuvent satisfaire », fulmine en-core Macaire Ntirandekura. n

burundi

Café : de la libéralisation à la privatisation SILvèrE hICUBUrUNDI

burundi

les agriculteurs préfèrent les cultures vivrières au caféDepuis quelques années, certains agriculteurs burundais remplacent leurs caféiers par des cultures vivrières qui leur rapportent plus et au moins deux fois par an. Ils estiment que le café, principale ressource d’exportation du pays, n’est plus rentable et que la libéralisation de la filière les lèse.

StANy NgENDAkUMANAInfoSud – Syfia Grands Lacs

Comment laisser le café seul sur ma petite portion de terre alors qu’il ne produit qu’une seule fois l’année ? », s’interroge un caféiculteur de la commune de Gishubi, en province Gitega, au

centre du Burundi. Il explique que c’est l’exi-guïté des terres et la baisse de la production qui l’ont poussé, lui et ses voisins, à aban-donner la culture du café. Ils préfèrent désor-mais cultiver d’autres plantes plus rentables telles que les légumes, le haricot et les tu-bercules, en profitant de la fertilité des plan-tations de café longtemps enrichies de dé-bris végétaux. Certaines plantations sont ar-rachées et d’autres désertées au profit des plantes vivrières.

Pour lui, l’important aujourd’hui est d’avoir chaque jour de quoi nourrir sa famille, d’au-tant plus que le café ne rapporte plus au-tant qu’avant. « Autour des années 1990, avec 50 000 francs burundais [plus de 40 dollars] que je gagnais quelquefois avec la récolte du café, je pouvais facilement envoyer mes en-fants à l’école, acheter des habits neufs pour toute ma famille de sept personnes et avoir des loisirs », se souvient un autre caféicul-teur en province de Kayanza (nord). Ce qui n’est plus possible aujourd’hui, car il explique que le prix de ce produit n’a pas suivi la dé-

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valuation monétaire au Burundi. À l’heure actuelle, un hectare de café (environ 2600 pieds), qui néces-site beaucoup d’entretien, rapporte moins de 100 dollars, alors qu’au-tour des années 1990, les mêmes plants pouvaient rapporter plus de 500 dollars, calcule un caféiculteur de la même province.

Toujours selon ce villageois, les cultures vivrières, qu’ils récoltent au moins deux fois par an, peuvent rapporter plus du triple du café.

une privatisation en dents de scieLa privatisation de la filière café

contribue aussi à l’abandon de ces plantations. Entamée en 2007, ce processus devait permettre la ces-sion des 133 stations de lavage du café à des opérateurs privés comme Webcor (société privée de droit suisse) sous la coordination de l’Ar-fic (Autorité de régulation de la fi-lière café), un établissement pu-blic à caractère administratif. Cette opération n’est pas encore termi-née, puisque seules 13 stations ont été cédées au groupe Webcor, tan-dis que les autres restent gérées par les Sogesta (sociétés publiques de gestion des stations de lavage), sous la supervision de l’Arfic.

Les Sogestal et l’Arfic qui com-mercialisent le café sans assurer aucun encadrement des caféicul-teurs pratiquent des prix qualifiés de discriminatoires par les produc-teurs. Ainsi, en mars 2011, l’Arfic

a augmenté de 40% le prix du kilo de café cerise vendu par les pro-ducteurs aux stations des Soges-tal qui est payé désormais 490 FBU (0,41 dollar). En revanche, la socié-té Webcor ne le paye à ces mêmes producteurs que 370 FBU (0,33 dol-lar). Ce qui est démotivant. Selon les chiffres de l’Arfic, la production du café vert (prêt à l’exportation) est d’à peu près 39 000 tonnes pour la campagne 2010-2011, contre près de 43 000 tonnes pour la cam-pagne 2009-2010 et 6 500 tonnes pour 2008-2009, année d’une très mauvaise récolte. Les replanta-tions effectuées dans les années 1990 laissaient pourtant espérer une production de 60 000 tonnes.

La Confédération des caféicul-teurs du Burundi (Cnac) estime que la répartition des revenus du café entre les producteurs, l’État et les organisations qui commercialisent le café est inéquitable. « Le gouver-nement s’est exclu et nous a exclus en ne tenant pas compte des crédits contractés par la population pour cultiver cette plante, ni des espaces cédés à l’État pour la construction des stations de lavage », déplore Macaire Ntirandekura, président de cette confédération.

problème d’encadrementLe rétablissement des agronomes

dans toutes les communes et un as-sistant-agronome par zone n’a pas résolu le problème d’encadrement

des agriculteurs. Il manque encore le corps des assistants collinaires pour un suivi régulier de cette culture d’exportation. Les mesures administratives contraignantes n’ont plus cours. Elles punissaient les caféiculteurs qui cultivaient d’autres plantes dans leur planta-tion ou qui ne l’entretenaient pas bien. Ces sanctions allaient sou-vent jusqu’à l’emprisonnement.

« Nous n’attendons qu’un mot d’ordre des autorités politiques d’en haut pour contraindre les agri-culteurs à bien entretenir les ca-féiers », fait savoir le directeur pro-vincial de l’agriculture et de l’éle-vage à Gitega (centre). Ce respon-sable reconnaît que la population affiche une méfiance totale envers la culture du café et va jusqu’à arra-cher certaines plantations. Mais la filière étant en partie libéralisée, il n’est plus question de contraindre à nouveau les agriculteurs à culti-ver le café.

Pourtant, près de 80% des re-cettes d’exportation du pays pro-viennent de la commercialisation du café, tandis que 90% de plus de 800 000 caféiculteurs du pays (selon les données de l’Arfic) n’en-tretiennent plus leurs caféiers. Dans ces conditions, produire 60 000 tonnes de café comme cela était encore envisagé dans les an-nées 1990 après les replantations, ne semble plus être qu’une douce-amère illusion… n

Burundi : du fromage plutôt que du café ? c IFDC PhOtOGRAPhy

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Fairebel, du lait belge au goût d’ailleurs Pour réagir à la crise du lait, des producteurs belges se sont regroupés dans la coopéative faircoop. Objectif : commercialiser du lait dans des conditions leur permettant de toucher des revenus décents. Ils ont leur marque, fairebel, dans le commerce depuis mai 2010. Une initiative qui ne manque cependant pas de contradictions, signe des difficultés rencontrées par les éleveurs pour acquérir plus de contrôle sur la filière.

BENOît frANCèSjournaliste

Septembre 2009, la crise du lait est à son sommet. Les prix, eux, sont en chute libre : - 50% dans cer-tains pays de l’Union

européenne (UE) depuis la flam-bée de 2007-2008. En France, en Belgique, en Allemagne, exaspé-rés, les agriculteurs ouvrent les ro-binets des citernes. Pour dire que le lait ne vaut rien. En Wallonie, trois millions de litres sont déver-sés dans un champ près de Ciney. Plus de 40 000 éleveurs, en Europe, entament la « grève du lait » et gè-lent leur production.

Si le cours est remonté depuis, les laiteries payent actuellement aux éleveurs autour de 30 cents le litre. À ce prix, impossible de cou-vrir les frais, selon Erwin Schöpges, producteur à Amblève et ancien président du MIG (Milcherzeu-ger Interessengemeinschaft Bel-gien, groupement d’intérêt de producteurs laitiers belges ), une association créée dans la foulée du mouvement de 2009 et membre du syndicat européen du lait, l’Euro-pean Milk Board (EMB) : « Il fau-drait un minimum de 40 cents. En dessous de ce prix, nous devons toucher des primes, notamment de l’Europe, pour nous en sortir. »

Dans l’attente d’une hypothé-tique régulation du marché, lui et d’autres producteurs réfléchis-sent : comment permettre, main-tenant, aux éleveurs de toucher des revenus décents ? Ils décident de se réunir dans une coopérative, Faircoop. Et cette coopérative, en mai 2010, lance la marque de lait Fairebel, « le lait équitable à la mode de chez nous ». Leur idée : « Que, sur chaque litre de lait Faire-bel vendu, 10 cents soient rever-sés à la coopérative et redistribués équitablement entre les coopéra-teurs en fonction de leur nombre de parts », explique E. Schöpges. Pour les huit premiers mois d’activité, une part a ainsi rapporté 32 euros à chaque coopérateur, qui en dé-tient au moins dix. À ce jour, Fair-coop compte 450 paysans-coopé-rateurs et est ouverte à tout pro-ducteur belge.

refus des laiteries Alors, du « lait équitable à

la mode de chez nous » ? Pas si simple, et le slogan de Faircoop est d’ailleurs soigneusement am-bigu. Premier obstacle rencontré : les laiteries belges. « Aucune n’a voulu travailler avec nous. Nous n’avons pas eu de réponse argu-mentée. Je pense qu’ils avaient

peur que les producteurs commen-cent à prendre le pouvoir. Ils nous disaient : vous, les producteurs, ne vous occupez pas de la commerciali-sation, occupez-vous de vos fermes et de vos animaux. Et nous faisons le reste », rapporte E. Schöpges. En effet, que fait Faircoop ? Elle crée une marque, Fairebel. Et c’est grâce à cette plus-value, la marque – plus chère à la vente – que les producteurs de Faircoop peuvent toucher leurs 10 cents par litre vendu. Faircoop s’investit donc dans la commercialisation de Faire-bel : logistique, vente, rapports avec les grandes surfaces, marke-ting… Précisément le travail que font les grandes laiteries à tra-vers les marques qu’elles mettent en boîte… Dans une grande laite-rie, le directeur commercial nous l’avoue d’ailleurs franchement : « Vu le contexte, tout le monde es-saye d’être créatif. C’est une bonne idée de chercher de la valeur ajou-tée pour s’en sortir. Mais ce que fait Faircoop rentre directement en concurrence avec nos produits : nous n’avions aucun intérêt com-mercial à travailler avec eux. »

Paradoxalement, les rapports avec les grandes surfaces, dont on connaît la voracité, ont été plus simples, selon E. Schöpges.

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« Nous nous attendions à davan-tage de difficultés de ce côté-là ; plus que du côté des laiteries, en tout cas. » Faircoop et grandes sur-faces se sont donc accordés sans trop de mal sur les marges de cha-cun – chiffres « confidentiels ». Nul goût avéré de la grande distri-bution pour le lait « équitable » ni de souci pour le sort des éle-veurs, mais un intérêt bien com-pris, car « le consommateur est de-mandeur et le lait est vendu plus cher qu’un autre : tout le monde s’y retrouve », assure E. Schöpges. Le prix au litre pour le consommateur est de 90 cents : plus cher que les laits non « équitables », mais moins que les laits labellisés bio.

d’où vient le lait ?L’impossibilité de travailler avec

les laiteries belges va cependant entraîner d’autres problèmes. Car le packaging du lait Fairebel af-fiche fièrement les couleurs du Royaume : une vache noire-jaune-rouge – nommée Justine en fran-çais, Faironika en allemand et néerlandais, et qu’il est possible d’acheter ou de louer grandeur na-ture. Mais s’il ne vient pas des lai-teries belges, d’où vient le lait ? De Luxlait, une laiterie… luxem-bourgeoise. « Nous les avons appro-

chés et le projet les a de suite inté-ressés », raconte E. Schöpges. Pour une raison simple, de fait impos-sible à rencontrer chez les laite-ries belges : « Cela rentrait pour eux dans le cadre de l’exportation du lait luxembourgeois ». Fairebel est donc une marque belge qui com-mercialise du lait luxembourgeois — une « matière première irrépro-chable », selon le site de Luxlait.

C’est là que le Crioc (Centre de recherche et d’information des or-ganisations de consommateurs) a la puce à l’oreille. Le 25 mai 2010, il signale avoir porté plainte au-près du SPF Economie pour pra-tiques commerciales trompeuses. « Tant le nom Fairebel que le pac-kaging font référence à une origine “belge” du lait. […] Le consomma-teur est donc sciemment induit en erreur sur l’origine du produit », écrit le Centre. Bien que le Crioc et Faircoop se soient rencontrés, le problème est toujours pendant — malgré les affirmations contraires de la coopérative. « Nous mainte-nons qu’il s’agit de publicité men-songère, affirme Christian Boike-té, porte-parole du Crioc. Le trai-tement de la plainte déposée au-près des services du SPF Economie est d’ailleurs toujours en cours. » Ce que confirme la direction A du SPF,

qui traite, entre autres, de la lutte contre la fraude économique : un rapport a été transmis à ce sujet il y a quelques mois. L’analyse des suites à y donner est à l’étude.

Le Crioc s’interroge, de plus, sur le caractère « équitable » du lait Fairebel. « Quand on reçoit un béné-fice pour quelque chose que l’on n’a pas produit, peut-on utiliser le mot “équitable” ? », se demande C. Boi-keté. Les producteurs sont en ef-fet luxembourgeois : ils n’ont au-cune part dans Faircoop. Ils ven-dent, comme d’habitude, leur lait à une grande laiterie (Luxlait), au prix du marché – que tout le monde ou presque s’accorde à trouver trop bas... « On achète le produit fini, empaqueté, à Luxlait, à un prix qui serait le même qu’en Belgique. On a accepté le prix de Luxlait, en supposant que ce prix est équi-table en amont, pour les produc-teurs luxembourgeois », se défend-on chez Faircoop. Combien coûte le « produit fini » chez Luxlait ? Secret commercial. Pour le Crioc, un tel montage n’est qu’« un mé-canisme financier visant à don-ner aux membres de cette coopéra-tive une rémunération sur la vente d’un produit dont ils doivent faire la promotion mais qu’ils ne produi-sent pas ». Sans compter le manque

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de « transparence », élément es-sentiel du commerce équitable et solidaire.

arrêter de tendre la mainCar, en fin de compte, que font

les coopérateurs de Faircoop ? Es-sentiellement de la promotion. « Pour chaque tranche de cinq parts, un producteur doit fournir une de-mi-journée pour effectuer du tra-vail de promotion. C’est-à-dire al-ler dans les rayons des grandes sur-faces à la rencontre des consom-mateurs », explique E. Schöpges. Une démarche en elle-même im-portante, selon lui, surtout après les « grèves du lait » : « Notre vic-toire est d’avoir changé l’image de l’agriculteur, image désormais liée au consommateur qui est de notre côté. » Ce travail de valori-sation d’un produit est ce qui per-met de toucher des dividendes sur la vente. Quant au lait de leurs propres vaches, il finit, lui, tou-jours dans les tuyaux des grandes laiteries : Walhorn (Lactalis), Mil-cobel, Laiterie des Ardennes…

Plutôt que sur le lait, qui de fait n’est pas belge, Faircoop pré-fère donc insister sur le « caractère belge du projet », puisqu’il a été créé par des producteurs belges et qu’il se fait à leur bénéfice. « Dès lors, est-ce qu’on trompe le consom-mateur en montrant une vache belge ? », s’interroge un de ces pro-ducteurs. « Équitable », les guille-mets sont peut-être de rigueur, mais solidaire, sans aucun doute selon lui : « Avec les 10 cents par litre vendu que nous récupérons, cela nous permet d’améliorer le prix trop bas auquel nous vendons notre lait », et d’améliorer un peu leurs revenus dans un contexte difficile.

Car que signifie au fond cette

initiative ? La volonté compréhen-sible des producteurs de lait « d’ar-rêter de tendre la main à l’Europe et d’arriver à vivre sans toucher de primes », explique E. Schöpges. En ce sens, « c’est un projet révolution-naire, selon lui, car il y a eu des grèves, du travail politique effec-tué, mais il est important de mon-trer aux citoyens qu’on veut chan-ger les choses et que l’on peut mon-ter des projets concrets, pas seule-ment descendre dans la rue pour râler et manifester ». Les contra-dictions ou l’image confuse de la marque Fairebel ne seraient donc que le reflet temporaire des dif-ficultés pour les éleveurs de re-prendre du terrain aux intermé-diaires et de maîtriser davantage la filière.

Temporaire, car Faircoop n’en-tend pas en rester là. La coopéra-tive affirme avoir passé un accord avec Luxlait pour qu’à terme, le lait commercialisé sous le label Faire-bel soit essentiellement pris sur le marché belge et même, si possible, chez les coopérateurs eux-mêmes. En clair, « Luxlait viendrait chercher du lait en Belgique, ou nous livre-rions nous-mêmes du lait pris chez les coopérateurs ou d’autres pro-ducteurs », explique E. Schöpges. N’ont-ils alors pas mis la charrue avant les bœufs, et affiché la cou-leur avant d’avoir le bon contenu ? Avant d’en arriver là, il fallait être sûr de la rentabilité et constituer

un fonds de roulement, affirme-t-il. Ils ont dû être inventifs pour pallier le refus des laiteries belges de travailler avec eux. Et leurs ca-pacités doivent d’ailleurs être re-lativisées, car Fairebel est un pe-tit projet à l’échelle du marché du lait, même belge : « Si on arrive à 10 millions de litres commercia-lisés, on sera content. Cela repré-sente la production d’une vingtaine de fermiers. »

La coopérative espère donc mettre en œuvre cet accord d’ici quelques mois. Pourquoi le Crioc n’en a-t-il pas tenu compte ? Car il y a là, de nouveau, suspi-cion : « Nous n’avons jamais vu ce contrat. Ni chiffres, ni échéances précises, assure C. Boiketé. Depuis octobre de l’année dernière, nous attendons aussi toujours des in-formations de la part de Luxlait. C’est pour cette raison que nous avons maintenu la plainte au-près du SPF Economie.» On assure au contraire chez Faircoop avoir montré ce contrat au Crioc. Une source proche de ce dossier pré-tend d’ailleurs de son côté que rien de tel n’existe chez Luxlait, qui, de son côté, ne souhaite pas don-ner d’informations sur ses clients.Alors, simple cachotterie commer-ciale ? Façon de gagner du temps pour « s’installer » sur le marché ? Quoi qu’il en soit, les mois qui vien-nent permettront peut-être de sa-voir si les promoteurs du lait « à la mode de chez nous » – soutenus par la Fédération unie de groupe-ments d’éleveurs et d’agriculteurs (Fugea), le MIG et l’EMB – parvien-nent à le pérenniser et à affermir son image. n

Fairebel, du lait belge au goût d’ailleurs BENOît frANCèS

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Fairebel, du lait belge au goût d’ailleurs BENOît frANCèS

Qu’est-ce que la nouvelle Politique agricole commune va changer pour les producteurs ?

Pour la première fois, on parle du plafonnement des aides [300 000 euros maximum par ex-ploitation, NDLR], jusqu’alors tabou, et de leur dégressivi-té, que le Parlement européen avait majoritairement souhaitée. Quoique ce plafonnement soit en-core trop haut : en Belgique, cela ne concerne que 2% des exploita-tions. Cependant je constate qu’on a choisi de ne plus donner aux pro-priétaires de terrains agricoles, mais de faire profiter ceux qui tra-vaillent réellement, avec la notion d’« agriculteur actif ». Car on sait tous que les grands bénéficiaires de la Pac ne sont pas les agricul-teurs, mais l’Eglise polonaise, la fa-mille Grimaldi de Monaco ou la fa-mille royale d’Angleterre…

Il faudrait aussi éviter les forfaits à l’hectare. L’aide européenne de-vrait être liée à une production –bien qu’on ne puisse plus le dire comme ça à cause des règles de l’Or-ganisation mondiale du commerce (OMC). Il faut donc lier les aides à

une mission que l’agriculteur rem-plit, car donner à l’hectare sans se préoccuper de l’activité, c’est de l’assistanat. Les aides devront être plus ciblées, pour des gens qui tra-vaillent dans le respect de certains critères, comme des modes de pro-duction permettant de diminuer les intrants, par exemple.

Ne faudrait-il pas davantage conditionner les aides selon ce type de critères environnementaux ? Les propositions de « verdissement » de la Commission européenne semblent fort timides…

Il ne faut pas s’autoflageller, on ne doit pas rougir de ce qui se fait au niveau européen. Les grandes productions intensives ont aus-si leurs raisons d’être. Pour le blé, il faudra de toute façon 50% de production en plus, si pas dou-bler à l’horizon 2050. Arrêtons de croire qu’il faut des jachères par-tout. Protéger les zones humides, oui, mais ce n’est pas le rôle es-sentiel de l’agriculture, qui est de produire de l’alimentation. Si cela peut se faire de façon plus rai-sonnée et avec une rotation des cultures, très bien. Mais les céréa-

liers de la Beauce (France) conti-nueront à exister.

En revanche, ce type de pro-ducteurs n’a peut-être pas besoin d’être autant aidé… Les grands cé-réaliers sont ceux qui travaillent le moins d’heures par an. Quand le fermier est bien équipé, il tra-vaille sept/huit heures par an et par hectare. Et quand le prix est fluctuant à son avantage, comme à l’été 2010, ce sont les producteurs de viande qui souffrent pour ache-ter de la nourriture à leurs bêtes. Or, eux, on les aide moins.

Pourquoi ne pas envisager des aides contra-cycliques et aider les producteurs de viande ou de lait qui voient leurs coûts de revient augmenter quand le prix du blé est haut ? Les pays non européens considèrent souvent la Pac comme une forme de « dumping ».

En effet, et je me réjouis que les restitutions aux exportations [subventions permettant aux pro-ducteurs européens d’écouler leurs excédents sur le marché mondial, NDLR] soient interdites à partir de 2013. Il est choquant que les aides agricoles servent à exporter

qu’on arrête d’expédier des tomates au bout du monde !”La prochaine réforme de la Politique agricole commune (Pac) doit être l’occasion de mieux réguler le marché des denrées alimentaires. Il s’agit de limiter les aides octroyées aux agriculteurs qui ne respectent pas des règles environnementales strictes ou qui ont de plus grandes facilités à produire.

ENtrEtIEN AvEC MArC tArABELLAeurodéputé (PS), membre de la Commission de l’agriculture et du développement rural.

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au-delà du marché européen des produits qui vont concurrencer les produits locaux à un coût par-fois moindre. L’Union européenne a parfois eu des politiques schi-zophréniques en aidant au déve-loppement de coopératives de pro-ducteurs laitiers et de petites lai-teries, et puis, par les aides agri-coles, de bombarder les mêmes pays de lait en poudre. Les po-litiques du développement et de l’agriculture ne doivent pas être contradictoires.

Mais les aides directes (intro-duites en 1992 pour garantir un re-venu minimum indépendamment de la quantité produite) sont aus-si considérées par les pays du Sud comme des subventions à l’expor-tation déguisées, car elles permet-traient aux producteurs d’exporter sous leurs coûts de revient…

Les aides directes sont néces-saires : on doit se rendre compte que 2% de la population euro-péenne doit nourrir les Européens. Cela mérite une protection. L’im-portant est que ces aides n’aillent pas dans la poche de ceux qui n’en ont pas besoin. La Pac doit être lé-gitime, ce qui n’a pas toujours été le cas : à une époque on a laissé fi-ler la production, on détruisait des montagnes de beurre… Ceci dit, je ne trouve pas non plus normal que pour certains agriculteurs, 80% de leur revenu soit constitué de l’aide. Cela veut dire qu’ils ne sont plus rémunérés pour leur travail, qu’on ne le respecte plus.

Il faut donc d’abord établir un marché rémunérateur, pour que les jeunes ne craignent pas de s’in-vestir dans ce métier à cause de la trop grande incertitude. Les aides, elles, pourraient venir rémunérer ce que le marché ne paye pas : la contribution de l’agriculture à la société dans son ensemble, par le maintien des cultures, des pay-sages, de l’activité économique à la campagne… On doit pouvoir tourner le dos à l’OMC et au com-merce débridé.

Comment ?

Par exemple en privilégiant les marchés régionaux à l’échelle du monde. En Afrique, par exemple, il faudrait que les pays puissent constituer des mini-marchés ré-gionaux où s’échangeraient les denrées. Il doit y avoir une sou-veraineté alimentaire, si ce n’est par pays, en tout cas par « zones » mondiales. Qu’on arrête d’expédier les tomates d’un bout à l’autre du monde. On voit bien que l’OMC n’a pas permis d’enrayer la faim dans le monde : ce n’est pas là que se trouve la solution.

tourner le dos au commerce débridé, cela veut dire plus de régulation ?

C’est un aspect des propositions de la Commission européenne qu’il faudrait remettre en cause. La spé-culation agit aussi sur les matières alimentaires. Mais la majorité de la Commission, emmenée par Ka-rel de Gucht, commissaire au Com-merce ultralibéral, ne veut pas en-

tendre parler de régulation. Le Parlement européen devra amen-der le texte et peut-être apporter les chaînons manquants. Le plus important selon moi concerne la régulation des marchés. Com-ment, c’est encore à voir. Mais, en tout cas, amortir les fluctuations du marché par le seul biais d’as-surances individuelles contre la perte de revenus me semble net-tement insuffisant. Attention : on ne va pas lutter contre les va-riations « normales » des prix des denrées alimentaires, qui sont soumises aux aléas climatiques. Mais il faut éviter l’hypervolatili-té, accrue par la spéculation. On l’a vu à l’été 2010 : à cause des in-cendies en Russie, le prix du blé est passé en trois semaines de 130 à 250 euros la tonne. Prendre des décisions au niveau du G20 se-rait déjà un grand pas. Mais on devrait apporter notre contribu-tion, au travers de la Pac, par le développement d’outils de régula-tion forts. n

Propos recueillis par Benoît Francès.

réguler le marché du lait : l’exemple canadienen tant que rapporteur sur ce dossier pour son groupe parlementaire, Marc Tarabella dit « beaucoup aimer le système de régulation canadien, piloté par l’Office public du lait ». cet organisme récolte le lait dans les fermes et le conduit aux laiteries. « Le producteur reçoit presque 60 cents d’euros le litre, deux fois plus que le producteur européen. Le transport est à sa charge, mais il ne coûte que 2 cents le litre. » la production étant régulée, le prix ne fluctue presque pas. « Il y a une grande assurance sur les revenus. Inconvénient : une érosion de la population des producteurs de lait, car la remise est très chère : cette certitude sur les revenus donne une grande valeur aux exploitations. Mais ceux qui sont sur le métier sont sereins. Les demandes sont connues, les laiteries savent qu’elles seront approvisionnées. » De quoi déplaire aux idéologues de la concurrence : « Je me suis disputé à ce propos avec l’industrie européenne des laiteries, qui déteste ce système. “Monsieur le député, me disent-ils, le marché canadien est très fermé au lait étranger !” “Heureusement, leur ai-je dit. Qu’est-ce que le lait européen a à faire sur le marché canadien ? restez en europe !” Le lait est une production locale qui doit être transformée de manière locale et valorisée localement ou régionalement. Pas de continent à continent… La Commission négocie d’ailleurs avec les Canadiens pour qu’ils renoncent à ce système. J’espère qu’ils refuseront. » n

“qu’on arrête d’expédier des tomates au bout du monde !” BENOît frANCèS

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la Pac et le sexe des angesPour certains, la Politique agricole commune (Pac) est l’exemple même des freins au dynamisme européen. Pour d’autres, elle constitue le plus beau fleuron de la construction européenne. Pourtant elle reste immobile dans un contexte de crise déstabilisant les pays du Maghreb et du Moyen-Orient qui connaissent aujourd’hui une crise alimentaire.

LUCIEN BOUrgEOISéconomiste, membre de l’Académie d’agriculture de France. Ce texte a été écrit dans le cadre des Controverses européennes de Marciac (France, juillet 2011).

la crise financière de 2008 a profondément changé le contexte économique. Elle fait apparaître une incer-titude croissante sur

la valeur des monnaies. Une plus grande incertitude de changes re-mettrait en cause les avantages de la mondialisation des échanges et la spécialisation internationale du travail. L’Union européenne à 27, qui est pourtant la première puissance économique mondiale, a été frappée de paralysie face à un couple États-Unis et Chine plus réactif. Cette crise a créé, comme aux États-Unis, un accroissement de vingt points de PIB de la dette publique en France, en Allemagne. Elle a même entraîné un risque de « banqueroute » pour un certain nombre d’États européens avec un risque sur l’avenir de l’euro. La crise actuelle a aussi pour consé-quence de faire augmenter rapide-ment le chômage.

Or la Pac réformée en 1992 re-pose sur la primauté du marché mondial comme référence pour les prix du marché intérieur. Le revenu des agriculteurs est assuré par des aides directes « découplées » et par l’agrandissement des exploitations agricoles. Comment réaliser cet ob-

jectif si l’instabilité des changes s’accroît dans le monde, si la mon-naie unique est remise en cause, si les finances publiques sont exsan-gues et si le chômage croît.

Les fortes augmentations des dé-ficits budgétaires ont fait croître la masse des capitaux disponibles. Face à cela, la concertation des États dans les différentes instances de type G 20 a été insuffisante pour corriger les déséquilibres exis-tants dans les échanges mondiaux et pour empêcher une utilisation spéculative des capitaux dispo-nibles. Pas étonnant qu’on ait as-sisté à une forte augmentation de la spéculation sur les matières pre-mières et en particulier sur les pro-duits agricoles.

Cette forte volatilité a ravivé les inquiétudes sur la possibilité de nourrir la planète et même pro-voqué la résurgence de comporte-ments coloniaux avec les achats de terres par des pays riches dans des pays pauvres. Ce phénomène a été accéléré par la crainte de manquer d’énergie qui a conduit certains États à subventionner largement l’utilisation de produits agricoles pour fabriquer de l’énergie. Ces phénomènes ont un effet cumula-tif et accélèrent la spéculation sur les produits agricoles.

les impasses des politiques agricoles

Le modèle de ces dernières an-nées était la Nouvelle-Zélande et le Brésil. En Nouvelle-Zélande, les agriculteurs s’étaient vus suppri-mer les aides et leur prospérité n’avait fait que croître depuis cette époque ! C’était bien la preuve qu’en appliquant une politique li-bérale pour l’agriculture, on allait pouvoir résoudre les problèmes. Parallèlement le Brésil disposait de terres inexploitées, ce pays allait pouvoir devenir la ferme du monde à l’exemple de la Chine qui en de-venait l’atelier industriel. La forte augmentation des prix de 2008 a montré la fragilité de ce schéma. Il suffisait d’une mauvaise mois-son en Europe et d’une sécheresse en Australie pour créer l’efferves-cence. De fait, on s’est aperçu alors que les accidents climatiques re-venaient souvent dans les pays dits exportateurs et que les habi-tants du Brésil auraient prochaine-ment envie de pouvoir tous man-ger trois fois par jour ! La sécuri-té alimentaire ridiculisée sur l’au-tel de la mondialisation redevenait d’actualité.

Fort heureusement pour l’en-semble de la planète, les pays les

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plus peuplés de l’Asie n’avaient ja-mais cédé aux sirènes néolibérales. La Chine et l’Inde et la plupart des pays de cette zone avaient gardé jalousement une approche sécu-ritaire en ce domaine. Mais l’Inde commençait à se sentir obligée de réduire l’action de l’État sur les marchés et la Chine adoptait la stratégie européenne. Elle conti-nuait certes à produire ses céréales mais elle importait de plus en plus de soja. La crise de 2008 a remis la sécurité des approvisionnements alimentaires en valeur. La Chine a réagi en modifiant la fiscalité fon-cière pour améliorer les revenus agricoles et inciter les « paysans » à ne pas venir en ville. L’Inde s’est jointe aux États-Unis pour refuser l’accord de l’OMC en juillet 2008.

Les États-Unis semblent aussi avoir changé de politique agricole. Il y a eu certes les grandes décla-rations du « FairAct »1 en 1996. Les agriculteurs seraient désormais li-vrés aux seules lois du marché. L’expérience a duré deux ans. Les agriculteurs ont alors bénéficié des aides découplées et des prix éle-vés. Mais dès que les prix ont bais-sé, ils ont demandé et obtenu des aides « exceptionnelles ». Le gou-vernement a eu la sagesse cepen-

dant de ne plus découpler les aides par rapport aux prix de marché en les rendant « contra-cycliques ». Le gouvernement a aussi proposé des formules d’assurance pour régula-riser la recette des agriculteurs. Mais l’État subventionne ce type d’assurance à 50%.

Mais, surtout, le grand change-ment date de septembre 2001. Les États-Unis ont fait monter en puis-sance leur programme de fabrica-tion d’éthanol à partir du maïs. La part de la production passe de 5% avant 2001 à 10% en 2003, 20% en 2007 et 40% maintenant. Cette utilisation industrielle a pour effet de développer la demande.

De fait, on assiste à un change-ment complet de stratégie. Hier, la régulation se faisait par la de-mande extérieure et la concur-rence faisait baisser les prix. Ac-tuellement, les États-Unis sub-ventionnent une utilisation inté-rieure. C’est en quelque sorte une relance keynésienne par un sou-tien public à la consommation. À la différence du stockage public de la période précédente, on ne risque plus de faire baisser les prix au mo-ment ou l’on ressort les stocks.

Qui plus est, les États-Unis ont aussi très fortement augmenté une autre sorte de demande key-nésienne, l’aide alimentaire aux Américains les plus pauvres. Ce programme concerne désormais

40 millions de personnes et coûte 100 milliards de dollars. On assiste donc à une explosion considérable des dépenses publiques dans ce pays. Au total, le coût budgétaire est désormais le double de la dé-pense européenne.

Par ailleurs les pays d’Afrique du Nord et l’Égypte connaissent aus-si une impasse alimentaire. Sous l’impulsion des politiques struc-turelles du FMI, la cause était en-tendue. Ces pays ne pouvaient pas assurer leur sécurité alimentaire et devaient se spécialiser sur le tou-risme. Mais leurs importations ali-mentaires n’ont cessé d’augmen-ter. Le coût est devenu insuppor-table pour l’équilibre de la balance commerciale et pour le pouvoir d’achat des consommateurs. Pen-dant la crise de 2008, ces pays ont mis en place des politiques de sub-vention pour les produits alimen-taires de grande nécessité. Cela a eu un coût budgétaire important. Mais en 2011, la situation a explo-sé en Tunisie, en Libye, en Égypte et en Syrie. La sécurité alimen-taire sera au centre des débats de la reconstruction économique de ces pays.

le mutisme de l’union europÉenneDans ce contexte de crise, la

seule chose qui ne change pas est la position de la Commission euro-péenne. Il avait été décidé en 2003 que le principal objectif de la po-litique agricole serait environne-mental. Voulait-on dire que l’Eu-rope changerait de politique éner-gétique, que, crise aidant, on au-rait décidé de relancer la crois-sance par des investissements dans les nouvelles technologies de la so-briété énergétique ? Une observa-tion attentive des principales villes

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1 loi de réforme fédérale pour l’amélioration de l’agriculture. (NDlr)

Ethanol de maïs : no comment c iNJU

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européennes montre qu’on est en-core loin de changer nos habitudes. Il y a encore des encombrements dans la journée et des illumina-tions pendant la nuit et le bilan kilométrique des produits ne cesse de s’allonger.

Les propositions présentées par la Commission en novembre 2010 restent dans la droite ligne des dé-cisions de 2003. La crise de 2008 n’est pas prise en compte. La phi-losophie agricole ne change pas. La production agricole pour l’alimen-tation n’est pas indispensable. Il y a de nombreux pays qui ne de-mandent pas mieux que de nous approvisionner. Il faut continuer à restructurer les exploitations exis-tantes pour qu’elles soient plus compétitives et il faut surtout

contribuer à embellir l’espace. Il y a certes quelques propositions pour plafonner les aides et pour encou-rager les petites exploitations mais on sait d’avance qu’elles n’ont au-cune chance de passer.

Les aides actuelles sont en fait des aides à l’agrandissement et à la diminution de l’emploi. Moins l’agriculture emploie, plus les aides sont importantes. Ramenées au nombre des actifs, elles sont de 350 euros par emploi agricole en Roumanie et de 17 000 au Dane-mark ! En France par exemple, elles sont de 6000 euros pour un actif du Lot et de 30 000 euros pour un actif en Eure-et-Loir.

Mais c’est surtout sur l’aide ali-mentaire que la divergence est la plus grande. L’UE n’avait pas mis

en place des programmes impor-tants pour aider les plus démunis. Il n’y a pas de programmes d’État. La seule mesure antérieure était la possibilité de reventes de stocks d’intervention à prix réduits pour les associations qui se chargent de ce travail. La disparition des stocks avait déjà réduit les dispo-nibilités depuis quelques années. Mais sur plainte de l’Allemagne et de la Suède, le budget alloué qui était déjà infime par rapport aux États-Unis pourrait passer de 500 à 100 millions !

Dans une récente réunion du G20 sur l’agriculture, l’UE a promis de lutter contre la volatilité des prix agricoles. On aimerait que cette vo-lonté se concrétise par une vraie taxation des flux financiers et sur-tout par la constitution de stocks régulateurs.

La Tunisie et l’Égypte sont à nos portes. L’UE semble se replier dans un univers à part. Il y a le feu dans un grand nombre d’endroits dans le monde. Cela concerne l’alimen-tation. L’UE avait su prendre ce problème à bras-le-corps après la guerre. Difficile de comprendre cette attitude qui fait penser aux discussions « byzantines » sur le sexe des anges pendant le siège de Constantinople. Cela a provoqué l’effondrement de ce très brillant Empire et la coupure de la Mé-diterranée. C’était curieusement l’époque ou la non moins brillante civilisation chinoise se repliait sur elle-même. Il est curieux que dans une situation actuelle radicale-ment contraire avec l’ouverture de la Chine, l’Europe soit absente des grands enjeux mondiaux. n

La nouvelle Pac : le dumping continue ?« La Pac est une contradiction de 50 milliards d’euros à l’engagement de l’Union européenne d’aider l’agriculture du monde en développement », a déclaré, en octobre dernier, olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, après l’annonce par la commission européenne de ses propositions pour réformer la Politique agricole commune sur la période 2013-2020. « Des subventions de cette ampleur engendreront toujours des distorsions », a-t-il ajouté.

M. de Schutter rappelle que les « productions occidentales subventionnées », moins chères, concurrencent les productions des paysans du Sud dans leurs propres pays. « Les pays à faible revenu se tournent donc souvent vers les importations à bon marché. Mais cette démarche les rend extrêmement vulnérables aux flambées des prix, tout en dissuadant les producteurs locaux », a-t-il précisé.

il estime que le budget de la Pac, qui va par ailleurs dans la « bonne direction » en plafonnant les subsides pour les grandes exploitations et en conditionnant les aides à des critères environnementaux plus stricts, reste trop important : « Trop de deniers publics sont encore investis dans la compétitivité internationale de l’agriculture européenne, des sommes avec lesquelles le monde en développement ne peut rivaliser », estime-t-il, en concluant : « Nous ne devons pas les nourrir [les paysans du Sud] mais les aider à se nourrir eux-mêmes. » n SS

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un code agricole contre les pratiques archaïquesEn réponse aux principaux freins du développement de l’agriculture en rDC, un code agricole a été adopté en mai 2011, en concertation avec les organisations paysannes, afin de relancer le secteur. En attendant que la loi soit passée, les agriculteurs nourrissent l’espoir de pouvoir assurer leur sécurité alimentaire.

jEAN-BAPtIStE LUBAMBA LUtOkO journaliste et directeur de publication de La Voix du paysan congolais

C’ est en avril 2010 que ce code agri-cole a finale-ment été adop-té au Sénat, sous l’intitulé de

« Loi portant principes fondamen-taux relatifs au secteur agricole », puis renvoyé en seconde lecture au Parlement, qui l’a finalement voté en mai 2011. Le nouveau code agri-cole contient, entre autres innova-tions, la création d’un fonds na-tional de développement agricole, l’implication des agriculteurs et des professionnels du secteur agri-cole dans le processus de décision, la création du Conseil consulta-tif national, provincial et local, la protection de l’environnement et le renforcement du mécanisme de surveillance des terres destinées à l’exploitation agricole, ainsi que le suivi de la production.

L’adoption de cette loi est l’abou-tissement d’un processus qui a commencé en 2009, lors de la Foire agricole pour la paix (Fagop), or-ganisée par des organisations pay-sannes à Goma, à l’est du pays. Un mémorandum a été remis au mi-nistre de l’Agriculture, qui insistait sur la nécessité d’adopter un code agricole concerté entre différents acteurs. Après le premier Carrefour paysan organisé par le Réseau pour la promotion de la démocratie et des droits économiques et sociaux (Proddes), en décembre 2010, une cellule de plaidoyer a été mise en place pour suivre l’examen de cette loi au Parlement.

Avec l’appui de l’Alliance Agri-Congo1, cette cellule de plaidoyer a fait des propositions aux législa-teurs sur les questions liées à l’ac-cès à la terre de petits et grands agriculteurs, à la promotion de l’agriculture familiale et à l’accès aux crédits et aux marchés agri-coles. « Grâce au plaidoyer et à l’im-plication des acteurs du secteur, beaucoup de propositions en faveur d’une agriculture familiale durable ont été intégrées dans cette nou-velle loi », estime Paluku Mivim-ba de la Fédération des organi-sations des producteurs agricoles du Congo (Fopac), et président de la cellule de plaidoyer. Pour Ma-lembe Simplex Kambale, du Forum des amis de la terre, « le code agri-cole ne suffit pas, il faut le complé-ter par des lois sur les semences, la pêche, l’élevage, l’apiculture et bien d’autres activités liées au secteur de l’agriculture ».

des dÉfis à releverLe secteur agricole est l’un des

plus importants en RDC de part ses potentialités et occupe plus de 70% de la population congo-laise. 10% des terres sont culti-vées sur 80 millions d’hectares de terres agricoles. Mais, pendant des décennies, ce secteur est res-té sans cadre juridique approprié, naviguant pratiquement à vue,

sans une politique nationale en cette matière. Et ce qui ne va pas changer, c’est l’éternelle confu-sion entre les différentes lois qui régissent les activités agricoles. En effet, faute d’une harmonisa-tion et d’un cadre de concerta-tion, il existe des conflits récur-rents entre, d’une part, les codes minier, forestier et sur les hydro-carbures et, de l’autre, les lois fon-cières et agricoles.

Une question urgente qui doit être prise en considération avec l’adoption de ce nouveau cadre ju-ridique, c’est la réhabilitation des filières café, cacao, thé, huile de palme, autrefois rentables, mais aujourd’hui en perte de vitesse. Ce que le code prévoit d’ailleurs dans son article qui stipule que des mesures incitatives doivent être prises en vue d’améliorer et de pro-mouvoir les filières agricoles. Cette réhabilitation passe par la réfec-tion des pistes agricoles, le stoc-kage et la transformation des pro-duits, les transports et les voies de communication.

Parmi les défis majeurs à relever pour relancer l’agriculture dans le pays, les organisations paysannes mettent l’accent sur les facilités de financement, l’accès et l’organisa-tion des marchés, l’élimination de diverses tracasseries dans le circuit de commercialisation, l’augmenta-tion du budget alloué à l’agricul-ture à la hauteur de 10% et le dé-caissement effectif des moyens à mettre à la disposition des agri-culteurs.

1 agricongo est une alliance de cinq oNG belges (Trias, Solidarité Socialiste, SoS Faim, oxfam et Vredeseilanden) qui appuient le mouvement paysan congolais.

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Pour de nombreuses organisations paysannes, les grandes options sur la mécanisation agricole et l’intensifi-cation de l’agriculture avec recours à l’utilisation des engrais doivent être clairement levées et appliquées. Cette mécanisation doit comprendre l’ac-quisition du matériel, sa gestion et son utilisation rationnelle, au lieu de faire la mécanisation à des fins pro-pagandistes, comme c’est le cas pour les 700 tracteurs du gouvernement ac-quis en 2010.

des obstacles à surmonterPour de nombreux acteurs du secteur

agricole, l’application rigoureuse de la loi par toutes les parties prenantes est une obligation pour remettre l’agricul-ture congolaise sur les rails. Car beau-coup d’obstacles se dressent sur le par-cours de l’agriculture en RDC. En pre-mier lieu, l’influence des pouvoirs cou-tumiers et traditionnels sur la cession des terres, source de nombreux conflits fonciers. « Le problème foncier consti-tue plus de 90% des problèmes trai-

tés dans les cours et tribunaux en RD Congo. Le Conseil consultatif provincial instauré par la nouvelle loi traitera en première instance tous les conflits fon-ciers, avant de les déférer devant la jus-tice. Pour se faire, le Conseil doit d’abord mener des enquêtes, afin de déterminer les terres vacantes et donnera son avis pour tous les problèmes fonciers », se félicite Malembe Simplex Kambale, qui espère qu’avec le nouveau code, le pays va rompre avec les vieilles pratiques.

Pour toucher les principaux acteurs, surtout dans les provinces et en mi-lieu rural, les organisations paysannes mettent l’accent sur l’importance de la vulgarisation de la loi. Depuis de nom-breuses années, dans ces structures dé-centralisées, les petits exploitants ne peuvent plus compter sur l’appui d’un personnel d’encadrement technique complètement démotivé et qu’il fau-dra redynamiser avec le nouveau cadre juridique.

Avec la nouvelle loi, la RD Congo se dote d’une véritable politique natio-nale en matière agricole, à condition que son application soit réellement effective. Et pour de nombreuses per-sonnes concernées, c’est là la grande interrogation quand on sait qu’ici, pour diverses raisons, les bonnes lois ne sont pas toujours appliquées avec rigueur.

Malgré ces doutes et interrogations, les organisations paysannes congo-laises espèrent que le nouveau code agricole va lancer le secteur sur la voie de la modernisation, une nécessité si les agriculteurs veulent lutter contre la pauvreté et l’insécurité alimentaire. n

Mouvement paysan dynamique !Dans Changer l’agriculture congolaise en faveur des familles paysannes, Frans Van Hoof nous invite à rencontrer ceux qui sont à la base du mouvement paysan. Du Nord-kivu à la province de kinshasa, en passant par les neuf autres provinces de la rDc, l’auteur, consultant auprès des organisations paysannes (oP), aborde le quotidien de ces hommes et femmes qui participent au maintien, à la survie et à l’amélioration du domaine agricole en république démocratique du congo.

ce livre est une initiative d’agricongo, collectif d’oNG belges et congolaises qui appuie les oP du pays. ces oNG travaillent pour renforcer la synergie, l’échange d’informations et la construction d’un programme commun de renforcement structurel à un niveau national.

car dans certaines provinces, les mouvements paysans sont morcelés ; alors que dans d’autres on peut apercevoir des tentatives d’unification. agricongo voulait leur rendre hommage, pour qu’ils puissent s’approprier leur histoire. le livre présente ainsi ce qui existe au niveau de la structuration des oP, de leurs initiatives et de leurs perspectives : bien que pas encore homogène, ce mouvement dynamique s’est néanmoins affirmé comme un acteur politique à kinshasa. l’ouvrage de Frans van Hoof valorise la parole de ses acteurs, qui entendent que l’agriculture soit améliorée. n

Frans van Hoof, Changer l’agriculture congolaise en faveur des familles paysannes. Des dynamiques paysannes dans les différentes provinces de la RDC, ed. alliance/agricongo, 2011.

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Nourrir Gaza, où les terres rétrécissentDans l’étroit couloir densément peuplé que constitue la bande de gaza, l’instauration d’une zone tampon prive la population de 17% de son territoire. Aujourd’hui, c’est plus d’un tiers des terres cultivables et plus des trois quarts de la zone de pêche qui ne sont plus accessibles aux gazaouis. Une situation qui grève la production agricole et une économie déjà affaiblie, sous blocus depuis quatre ans.

BÉrÉNICE vAN DEN DrIESSChEjournaliste

il y a quelques années, j’employais plus de vingt-cinq ouvriers agricoles dans cette exploitation. Aujourd’hui, je compte sur l’aide des coupons alimen-

taires pour survivre », raconte Ja-ber Abu Rijla, un fermier gazaoui. Peau tannée, mains épaisses des hommes qui travaillent la terre, il fait face aux décombres de sa ferme de Khan Yunes, au sud-est de la bande de Gaza. Au cours des deux dernières années, l’armée is-raélienne a détruit deux fois sa ferme. « Les dommages se sont éle-vés à plus de trente-cinq mille eu-ros. Le bâtiment, le puits et le ca-mion ont été détruits, mes arbres fruitiers déracinés et mes trois cents bêtes tuées. »

La ferme d’Abu Rijla se situe à 400 m de la frontière avec Israël, dans ladite « zone-tampon » de Gaza. Une zone militaire exclusive qui s’étend à l’intérieur du terri-toire palestinien, le long du pé-rimètre de la frontière entre la bande de Gaza et Israël, ainsi qu’au large des côtes de Gaza. Une zone à haut risque.

La superficie de cette zone, ins-taurée en 1993 par les accords d’Os-lo, est à géométrie variable : elle évolue au gré des aléas militaires. Des 50 m négociés à l’époque, Is-raël l’a progressivement et unila-

téralement étendue jusqu’à 300 m à l’intérieur des terres gazaouïes.

Voilà pour la version officielle. Mais, en pratique, les limites de cette zone restent floues.

« Ce sont les balles tirées par l’armée israélienne qui définis-sent le périmètre. Jamais les ri-verains n’ont reçu de notification claire sur l’espace à éviter, hormis des papiers distribués par des avi-ons israéliens prévenant que qui-conque s’approcherait à moins de 300 m de la frontière serait sus-ceptible de se faire tirer dessus », explique Mahmoud Abu Rahma, le directeur des relations extérieures du centre des droits de l’homme Al Mezan de Gaza.

Selon un rapport du Bureau de coordination humanitaire (Ocha) et du Programme alimentaire mon-dial (Pam) de l’ONU, les incursions et les tirs israéliens prévalent à partir de 500 m de façon quasi sys-tématique, et de façon récurrente jusqu’à 1,5 km. Ainsi, la zone tam-pon absorbe de facto plus d’un cin-quième de la bande de Gaza en son point le plus large, faisant de 17% de la superficie totale de Gaza une zone d’accès restreint.

no man’s landAvant chaque incursion dans la

zone, les habitants doivent d’abord évaluer le danger. Ils sont environ

113 000 civils (soit environ 7,5% de la population gazaouïe) à être directement affectés par les res-trictions de la zone tampon. Or c’est là que se trouvent les rares terres arables et les pâturages dis-ponibles de Gaza. « Au total, ce sont 35% des terres agricoles les plus fertiles de Gaza qui sont cap-turées dans cette zone tampon et qui nous sont inaccessibles, sauf à nos risques et périls », explique Mohammed El Bakri, de l’Union des agriculteurs de Gaza.

Selon l’ONU, entre janvier et mai 2011, au moins dix-neuf per-sonnes ont été tuées, dont sept enfants ; et deux cent cinquante-deux autres blessées, dont près de la moitié sont des enfants. Cer-taines des victimes étaient hors de la zone « officielle » des 300 m. Khaled Qarmout se rappelle de ce matin de l’hiver dernier, quand son père a été abattu sur leurs terres, à 500 m de la frontière. « Nous net-toyions nos champs. Nous savions que c’était dangereux, mais com-ment faire autrement ? Mon père travaillait cette terre depuis qua-rante-cinq ans. Une balle a été tirée depuis une tour de guet, à la fron-tière, et l’a atteint à la poitrine. »

Les pertes matérielles sont éga-lement conséquentes. Toujours se-lon l’ONU, depuis cinq ans, ce sont des centaines de puits, d’élevages

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de volailles et de moutons, qui ont été détruits, faisant 195 millions d’euros de dégâts. Dans le district de Rafah par exemple, au sud de la bande de Gaza, mille sept cents serres ont été démolies. Plus au nord, à Khan Yunes, ce sont six mille arbres fruitiers qui ont été déracinés.

Si le paysage est majoritaire-ment plat, c’est parce que sur tout le périmètre, 24 km2 de terres jadis cultivées ont été rasés pour per-mettre une visibilité et une sur-veillance stricte de la zone, jour et nuit. Selon un rapport d’Ocha et du Pam, l’élimination graduelle des moyens de production et des habi-tations situées dans la zone sert à dissuader quiconque de cultiver à nouveau les terres rasées ou d’ac-céder à la zone.

« Beaucoup de fermiers ont démé-nagé et abandonné les terres pour d’évidentes raisons de sécurité, mais les autres replantent parfois après une première destruction, explique El Bakri. Nous n’y culti-vons plus que des cultures basses, et qui nécessitent peu d’entretien, comme le blé et l’orge. Si les plan-tations dépassent 70 cm de haut, la pratique nous a appris qu’elles risquent d’être rasées. Et si leur be-soin en eau est fort, alors elles ne survivront pas car c’est trop dan-gereux de venir les irriguer. On ne

plante maintenant presque que des cultures pluviales, pour limiter les risques. Mais en comparaison avec les arbres fruitiers qui ont une im-portante valeur ajoutée à la vente, l’orge et le blé sont bien moins in-téressants. »

Compte tenu de l’étroitesse et du confinement quasi-total de la bande de Gaza, sous blocus israé-lien depuis quatre ans, ces terres capturées ne peuvent pas être ré-cupérées ailleurs. Double manque à gagner pour les agriculteurs : une perte directe en termes de produc-tion, que l’ONU a estimée à 75 000 tonnes de perte potentielle an-nuelle, représentant 35 millions d’euros par an ; mais aussi une perte d’emploi. Or, dans une éco-nomie où 40% des Gazaouïs sont sans emploi, 70% vivent sous le seuil de pauvreté et 80% dépen-dent de l’aide humanitaire, il est difficile pour les fermiers de re-trouver un emploi dans un autre secteur et de générer un revenu de remplacement.

mer inaccessibleSur la plage face au port de

Gaza, des dizaines de bateaux sont échoués. « Certains n’ont pas bou-gé depuis cinq ans », explique Ni-zar Ayash, qui préside le syndicat des pêcheurs. Des dix mille pê-cheurs que comptait Gaza il y a dix

ans, il n’en reste plus aujourd’hui qu’un tiers. Les autres se sont dé-couragés, car l’accès à la haute mer est aussi restreint. À l’ins-tar de la zone tampon terrestre, la zone accessible en mer a rétréci depuis les accords d’Oslo. Initiale-ment de 20 milles nautiques, l’es-pace a été unilatéralement et gra-duellement réduit de 85%, jusqu’à atteindre les 3 milles nautiques (environ 5,5 km) depuis 2009. Au-delà, les pêcheurs risquent d’être arrêtés et emprisonnés en Israël, leurs bateau, matériel et cargaison confisqués, ou d’être la cible des tirs israéliens. Depuis 2009, cinq pêcheurs ont été tués et vingt-quatre blessés.

« Les poissons qui restent dans la zone accessible sont minuscules, et nos techniques ne correspondent pas à cette nouvelle réalité, ex-plique Nizar Ayash. Les mailles de nos filets sont trop larges, les pois-sons passaient à travers. Depuis nous avons conçu de nouveaux fi-lets. » Le volume des prises a aussi changé. C’étaient les sardines qui constituaient le cœur de l’écono-mie maritime de Gaza. « Mais de-puis 2009, les prises totales ont di-minué de moitié, passant de 3000 tonnes à 1500 tonnes par an ; et la part de sardines dans la prise to-tale a diminué de 70% », explique Simon Boas, coordinateur du Pro-

Pêcheurs de Gaza, sous le blocus israélien. c MARCINMONkO

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gramme d’urgence de l’Organi-sation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) à Gaza. « L’impact est dra-matique car deux tiers des pê-cheurs de Gaza en dépendent. »

À long terme, c’est bien sûr la sécurité alimentaire et sani-taire de Gaza qui est à risque. « Les restrictions en mer font que, chaque jour, 4 500 kg de protéines ne sont pas sur le marché, continue Boas. Au-jourd’hui, plus de la moitié des Gazaouïs sont en situation d’insécurité alimentaire, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas d’accès suffisant et régulier à une ali-mentation de qualité. »

investir dans les idÉes…Face à une terre qui rétrécit

et à des frontières inflexibles, les secteurs maritimes et agri-coles font preuve de résilience et de créativité. S’ils ne peu-vent atteindre les poissons, alors il faudrait que les pois-sons viennent à eux.

L’idée de la création d’un ré-cif artificiel au large de Gaza est à l’étude. Au nord, à même la plage – car c’est là que se trouve l’espace disponible – des bassins de pisciculture se développent. Si cette solu-tion est essentielle pour com-bler la carence en protéines des Gazaouïs, elle n’est pourtant pas viable. « Cela consomme une importante surface ter-restre, beaucoup d’eau douce, de l’électricité en continu pour les pompes à oxygène, ainsi que de l’alimentation pour poisson, commente le Dr Ibrahim Al Qe-dra, vice-ministre de l’Agricul-ture et de la Pêche. Étant don-né le blocus, ce sont des res-sources qui n’abondent juste-ment pas à Gaza. » Les restric-tions de mouvement empê-chent aussi le partage d’exper-tise entre Gaza et ses voisins égyptiens et israéliens – deux pays à la pointe du développe-ment de la pisciculture.

L’investissement dans les cultures de rente destinées à l’exportation, comme les to-mates cerises, les fleurs et les fraises, a aussi été étu-

dié par le secteur pour stimu-ler la production agricole, car les cultures de rente gazaouïes sont un avantage comparatif de taille : elles pourraient être disponibles sur les étals euro-péens trois semaines avant la date annuelle. Mais c’est sans compter le blocus. L’an pas-sé, 1 500 tonnes de fraises et 50 millions d’œillets étaient commandés et prêts à l’expor-tation. À cause des restric-tions, seulement un cinquième de cette production a quitté Gaza et les agriculteurs ont fi-nalement nourri les bêtes avec le surplus qui avait pourri.

... et tendre vers l’autosuffisance

Ils sont aujourd’hui 1 700 000 à vivre sur 365 km2. Avec une population qui croît chaque année au rythme de 3%, dans dix ans, Gaza comptera un demi million d’âme en plus, pour une zone qui n’est pas extensible. La gestion de Gaza demande-rait donc une planification agricole et urbaine requérant la maîtrise de la production, des terres et des frontières, ce que n’ont pas les autorités locales. En attendant, la politique du ministère de l’Agriculture tend à favoriser l’autosuffisance. L’idée est de réduire la surface des cultures de rente (pour l’exportation) pour augmenter celle des cultures de subsis-tance destinées à la consom-mation locale. « Pour résister au blocus, explique le Dr Ibra-him Al Qedra, mais aussi parce qu’il faut diminuer notre dé-pendance économique vis-à-vis d’Israël. Pendant que nos plants fruitiers sont détruits dans la zone tampon, le gouvernement israélien exporte ses fruits vers Gaza. Nous voulons limiter nos importations d’Israël aux seules denrées que Gaza ne produit pas. À l’heure actuelle, nous n’avons pas de réel contrôle sur les biens que nous importons et il arrive que les produits is-raéliens entrent en compétition avec les nôtres. » n

palestine

Nourrir Gaza, où les terres rétrécissent BÉrÉNICE vAN DEN DrIESSChE

afrique

les exploitées de la crise alimentaireAlors qu’elles nourrissent la famille, les femmes ne sont pas propriétaires des terres qu’elles cultivent. La méconnaissance de leurs droits accentue leur fragilité.

wENDy BAShIInfoSud Belgique

De Dakar à Kinshasa en passant par Co-tonou et Abidjan, les femmes jouent un rôle clé dans le secteur agricole et

celui de la vente. Il n’est pas rare de les voir arpenter les rues des grandes villes sous un soleil de plomb, avec un plateau sur la tête, une bassine en main et un enfant sur le dos pour essayer tant bien que mal de rassembler quelques sous. Piliers de l’économie, pour la plupart d’entre elles la sécurité ali-mentaire n’est pourtant qu’un va-gue concept…

Souvent chargées de garan-tir la survie des ménages, les femmes sont les dernières à profi-ter du fruit de leur travail. Exploi-tées physiquement, psychologi-quement et financièrement, nom-breuses sont celles qui arrivent pé-niblement à joindre les deux bouts. À la campagne, la situation est d’autant plus délicate qu’elles ne sont presque jamais propriétaires des terres qu’elles cultivent… En tout cas, pas au même titre que les hommes !

Un récent rapport paru à l’issue d’une réunion de la commission des Nations unies sur la sécurité alimentaire mondiale, le 27 sep-

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afrique

les exploitées de la crise alimentaireAlors qu’elles nourrissent la famille, les femmes ne sont pas propriétaires des terres qu’elles cultivent. La méconnaissance de leurs droits accentue leur fragilité.

wENDy BAShIInfoSud Belgique

tembre dernier à New York1, sou-ligne que si les femmes disposaient de plus d’outils et de ressources, 100 à 150 millions de personnes en moins souffriraient de la faim. Le rapport a mis l’accent sur cer-tains points cruciaux, comme l’ac-cès aux ressources, aux forma-tions, à la technologie et aux ser-vices financiers.

Plusieurs raisons sont évoquées pour justifier les conditions diffi-ciles auxquelles les femmes rurales et péri-urbaines doivent faire face. Premièrement, un manque d’in-formation sur leurs droits. Celle-ci n’est pas relayée jusque dans les campagnes, zones où les femmes sont le plus vulnérables. Selon Adeline Nsimire, responsable de la radio Samwaki (« La voix de la femme rurale »), « la femme rurale est le dernier maillon de la chaîne et pourtant, c’est elle qui pourvoit aux besoins de toute la famille ».

Dans la province du Sud-Ki-vu dont elle est originaire, l’in-sécurité et bien d’autres maux, comme la coutume, la loi foncière et le faible pouvoir économique sont des obstacles à l’épanouisse-ment et à la reconnaissance des droits de la femme.

Pour lutter contre cet état de fait, les radios communautaires jouent un rôle prépondérant. Ade-line et son équipe sensibilisent à la division du travail agricole, l’ac-cès aux ressources, ainsi que l’al-phabétisation. « La mission de la radio est de permettre à la popula-tion rurale de Walungu et ses en-virons, en particulier les femmes/filles rurales, d’accéder à l’informa-tion, d’échanger sur des questions de développement auxquelles parti-cipent activement et sans discrimi-nation des hommes et des femmes en vue d’améliorer leurs connais-sances et leurs pratiques pour leur autopromotion et leur autono-mie », explique-t-elle.

À travers toute une série de programmes, les clubs commu-nautaires, composés de groupes de femmes et d’hommes, se réu-nissent de façon régulière pour mettre l’accent sur des problèmes auxquels doivent faire face les vil-lageois. Tous ces débats sont en-suite portés à la connaissance du public par le biais des radios com-munautaires.

Autre fait constamment épin-glé dans la sphère du genre et de l’agriculture, l’absence d’un cadre juridique solide. Trop souvent, au-cune mesure ne garantit la sécu-

risation des terres exploitées par les femmes. Généralement, c’est à elles qu’incombe la lourde tâche de l’autosubsistance, aussi bien de la famille que du village. Et pourtant, selon les aires géographiques, les droits fonciers des femmes pèsent moins dans la balance que ceux des hommes... La tradition joue un rôle non négligeable dans le statut de second rôle occupé aujourd’hui par les femmes rurales.

Pour pallier à ce problème, di-verses structures ont ainsi vu le jour, comme le réseau Wildaf Bur-kina Faso, structure panafricaine qui axe l’essentiel de son travail sur l’utilisation et le renforcement du cadre juridique pour l’émanci-pation des femmes rurales. « Nous travaillons avec des parajuristes : des personnes qui ont reçu un ren-forcement de capacités pour les connaissances juridiques et les ap-titudes à relayer l’information ju-ridique dans leurs communautés et pour gérer les questions pratiques très simples », précise Madame Dankouré, responsable du réseau.

Être informées sur leurs droits, améliorer leur statut face à celui des hommes… Deux des moyens qui permettent aux femmes de s’or-ganiser et d’améliorer leur condi-tion. n

Femmes de Centre-Afrique. a PHiliPPe JiMeNeZ

1 article iPS, « Femmes et faim », 2011.

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Des ilôts vendus au détriment des pêcheursEn Équateur (nord-ouest), des îlots du fleuve Congo sont concédés, par l’intermédiaire de l’État, à des éleveurs. Au grand dam de pêcheurs, désormais privés de marécages poissonneux.

MAtthIEU MOkOLO InfoSud – Syfia Grands Lacs/RD Congo

Ces dernières années, hauts fonct ion-naires, petits com-merçants et autres habitants acquièrent des portions des îlots

qui entourent Mbandaka au bord du fleuve Congo, au nord-ouest de la RDC, non pas pour y pêcher mais pour y élever chèvres, mou-tons, porcs...

Cependant, pour de nombreux pêcheurs, la privatisation de ces îlots signifie leur arrêt de mort. Ainsi, au début de l’année, des pê-cheurs en colère et prêts à tout ont investi l’îlot Sambala en amont de Mbandaka, devenue propriété pri-vée d’un pasteur évangélique. Fu-rieux, ils se sont mis à creuser à la recherche des vers de terre malgré l’opposition des gardiens. « Trop, c’est trop, clamaient-ils. Ils ont abattu tous les palmiers et, en plus, ils nous empêchent d’exploiter les vers de terre. Où allons-nous trouver des appâts pour nos hameçons ? »

Les nouveaux maîtres des lieux n’entendent pas se laisser faire. « J’ai acheté ma concession en bonne et due forme, personne n’a le droit d’y entrer sans ma permission.

Les pêcheurs font la sourde oreille, je vais me plaindre à la justice », vocifère Moussa Embaka, proprié-taire d’un îlot, 10 km en aval de Mbandaka.

risque de conflits

Ce conflit latent autour de la gestion des îlots en rappelle un autre similaire qui a éclaté fin oc-tobre 2009 entre les ethnies En-yele et Monzaya au nord-ouest de Mbandaka autour du contrôle des étangs poissonneux. Ces vio-lences interethniques avaient fait au moins une centaine de morts et provoqué la fuite de près de 100 000 personnes, qui s’étaient réfugiées pour la plupart en Ré-publique du Congo voisin. Cette crainte est partagée par des pê-cheurs qui redoutent de perdre leur principale source de revenu.

Chef d’un campement de pê-cheurs, Nestor Munsonga estime que la vente de ces terres porte un gros préjudice à leur métier. « L’État doit protéger et garantir notre espace vital sinon nous ris-quons de nous retrouver encore bredouilles comme c’était le cas avec les embarcadères, demande-

t-il. Maintenant nous sommes obli-gés de payer des taxes et autres re-devances aux nouveaux proprié-taires, c’est ce qui va nous arri-ver si la vente des îlots s’ampli-fie. » Fonctionnaire à la division provinciale du Plan et pêcheur de son état, Timothée Mangwele rap-pelle que « ces îlots sont d’une im-portance capitale pour nous ». En les cédant aux éleveurs, on réduit inutilement le champ d’action de pêcheurs.

Pendant la décrue, ces îlots leur servent de champs. En période de montée des eaux, ils constituent un milieu par excellence pour la pêche, la coupe de bois de chauffe et de construction, la cueillette, le tirage de vin de palme ou de ra-phia… « Interdire à ces gens [pê-cheurs] d’en jouir, c’est les priver du travail, de survie. Ce qui explique leurs démêlés incessants avec les nouveaux acquéreurs », explique le fonctionnaire.

quelques inquiÉtudes

D’après un agent de la Division des affaires foncières qui rappelle que le sol et le sous-sol appar-tiennent à l’État, l’acquisition de

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terres suit une procédure connue de tous : une demande de terre est adressée à ses services après constat de vacance attestée par les agents des affaires foncières ou par les ayants droit terriens (chefs coutumiers). Mais le problème ré-side dans l’affectation qu’en font les nouveaux acquéreurs. « Ces îlots marécageux et immergés la plu-part du temps sont en réalité sans grande utilité pour l’élevage mais bien plus favorables à la pêche », fait remarquer l’agrovétérinaire Ti-mothée.

Chercheur à l’Institut supérieur de pêche de Mbandaka, Ekoto Mo-konzo ne cache pas aussi son in-quiétude : « Nous aurons du mal à expérimenter nos théories, à mener nos recherches et affecter nos sta-giaires ». Il suggère que les nou-veaux propriétaires achètent uni-quement les parties les plus utiles pour l’élevage et laissent le reste à la communauté. « Car, soutient-il, ils n’exploitent généralement qu’une infime portion de la conces-sion alors que la grande partie est abandonnée. » n

Solidarité Socialiste est une organisation non gouvernementale (ONG) de coopération au développement.

Solidarité Socialiste et les organisations avec lesquelles elle collabore luttent pour une répartition plus juste des pouvoirs et une distribution plus équitable des richesses produites.Ensemble, elles contribuent à renforcer des solidarités, à combattre l’exclusion et les inégalités.Voilà le sens de l’action de Solidarité Socialiste avec une trentaine de partenaires dans douze pays, en Amérique latine, en Afrique et au Proche-Orient.

En Belgique aussi, Solidarité Socialiste s’efforce d’informer son public à Bruxelles et en Wallonie aux enjeux des relations internationales, à travers notamment des partenariats avec la FGTB, les Femmes prévoyantes socialistes et les Mutualités socialistes.

Elle est membre de plusieurs réseaux d’associations, belges et internationaux, actifs sur les thématiques du développement et de la solidarité internationale (CNCD, Acodev, ABP, Monde selon les Femmes, Concord, Solidar, Oidhaco, Cifca, Eurac…).

Solidarité Socialiste et ses partenaires constituent donc un collectif d’une quarantaine d’organisations qui se consacrent au renforcement d’associations en milieu populaire qui portent des initiatives de développement décidées par les personnes concernées. Toutes les actions menées visent à permettre ou améliorer l’accès des populations exclues aux droits sociaux : droit à la santé, droit à la sécurité et à la souveraineté alimentaires, droit à une vie digne et à un travail décent. Elles œuvrent également à la promotion de la démocratie et la défense des droits humains.

Solidarité Socialiste est agréée par la coopération fédérale belge. Elle fonctionne sur base d’un cofinancement public (DGCD, CGRI/DRI, UE) et est soutenue par des donateurs privés et institutionnels, notamment les Mutualités socialistes, P&V, Fonsoc et les groupes parlementaires socialistes du Sénat, du Parlement bruxellois, de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Région wallonne.Elle édite un bimestriel d’information sur ses activités, Alter Egaux, et une lettre électronique mensuelle, Le Croco(http://croco.solsoc.be).

Solidarité Socialiste – FCD asblRue Coenraets 68 - 1060 BruxellesTél :+32(0)2 505 40 70Fax : +32(0)2 512,88.16http://www.solsoc.be

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le mythe de l’aide au développement agricoleLes inégalités augmentent et la crise alimentaire sévit dans les pays du Sud. Pourtant l’aide au développement agricole ne cesse de baisser. Alors que les agriculteurs vont devoir solutionner les problèmes graves comme les dérèglements climatiques et la démographie, le marché ne se soucie pas des ventres vides.

frANCINE MEStrUMdocteur en sciences sociales, auteure de plusieurs livres sur la pauvreté, le développement et la mondialisation. Elle milite dans le mouvement altermondialiste et est membre du Conseil international du Forum social mondial.

le dernier rapport des Nations unies1 sur la réalisation des Ob-jectifs du millénaire pour le développe-ment (OMD) n’a rien

de réjouissant. La conclusion tra-ditionnelle s’impose une fois de plus : de grands progrès ont été faits, mais le chemin à parcourir reste long et difficile. Et la conclu-sion générale n’a pas changé : au niveau mondial, les OMD peuvent être réalisés en 2015, mais seule-ment grâce à la Chine, un pays où la pauvreté a beaucoup reculé mais où l’inégalité ne cesse d’augmen-ter. En Afrique et en Asie du Sud, la pauvreté extrême reste très éle-vée. En nombre de personnes, celle d’Afrique subsaharienne a presque doublé entre 1981 et 2005 !

Quant aux personnes qui souf-frent de la faim (OMD1), la hausse des prix constatée depuis 2007 a augmenté leur nombre : malgré la baisse relative de la pauvreté, elles sont aujourd’hui plus d’un milliard. Un quart des enfants de moins de 5 ans est sous-alimenté, avec un pic de plus de 40% en Asie du Sud. Le plus choquant est sans doute que plus d’un milliard d’êtres hu-mains sous-alimentés vivent dans les zones rurales et sont en majo-rité des paysans, c’est-à-dire des producteurs (trices) de nourriture !

Comment expliquer cette réalité inacceptable dans un monde où la richesse s’accumule et où un mil-

lion de personnes super riches se partagent des dizaines de milliers de milliards de dollars2 ?

l’aide au dÉveloppement diminueLa Banque mondiale a démon-

tré comment l’aide au développe-ment agricole a diminué au cours des deux dernières décennies. La part de l’agriculture dans le total de l’aide officielle au développe-ment a baissé de 18% en 1979 à 3,5% en 2004. Même en termes ab-solus, la baisse est substantielle : de 8 milliards de dollars en 1984 à 3,4 milliards en 2004 (en dollars de 2004). À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la ma-jorité de l’aide partait vers l’Inde où une « révolution verte » était en cours. L’aide agricole à l’Afrique a légèrement augmenté dans les années 1980, mais est retombée à son niveau de 1975 : 1,2 milliard de dollars. Cette baisse est parti-culièrement frappante au vu de la hausse de la pauvreté rurale pen-dant cette même période3.

Les données de l’Organisation de coopération et de développe-ment économiques (OCDE) confir-ment ce constat. Depuis le milieu des années 1980, l’aide au dévelop-pement agricole a baissé de 43%. L’OCDE n’hésite pas de parler d’un manque total d’intérêt4. Pourtant, l’aide au développement a été mul-tipliée par six de 1979 à 2009.

Dans le cadre du Nepad (New Economic Programme for African

Development) les gouvernements africains ont promis de dépenser 10% de leur budget pour l’agricul-ture, mais en réalité leur moyenne est à moins de 5%5.

La Banque mondiale a appelé à augmenter l’aide à l’agriculture, mais son appel n’a que peu de suc-cès. Par ailleurs, ses « solutions » sont toutes étroitement liées au développement des marchés et à la « gestion des risques ». C’est dans ce cadre qu’elle introduit des ins-truments financiers – des produits dérivés – dans le monde agricole soi-disant pour combattre la vola-tilité des prix6.

Le G8 (L’Aquila, 2009) et le G20 (Paris, 2011) appellent également à relever le défi, mais les gouverne-ments des pays riches ne se mon-trent pas vraiment disposés à res-pecter leurs promesses. Le §12 de la Déclaration commune sur la sécurité alimentaire adoptée à L’Aquila appelle à mobiliser 20 mil-liards de dollars sur une période de trois ans, car les gouvernements se disent « très inquiets ».

Une année plus tard, le G20 adopta un Programme mondial pour l’agriculture et la sécurité alimentaire, les bailleurs de fonds promettant… 900 millions de dol-lars. Fin 2010, des pays pauvres ont introduit leurs demandes mais les réponses se font attendre. Les États-Unis n’ont donné que 67 millions des 475 millions pro-mis. Moins d’un tiers des 20 mil-

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liards promis en 2008 semble être de l’aide nouvelle7… Décidément, l’agriculture n’est pas une priorité.

Quant à l’aide alimentaire, ces méfaits et ces arrière-pensées ont depuis longtemps été dénoncés. La plupart des famines auraient pu être évitées. Pendant la pé-riode coloniale, au contraire, elles ont souvent été provoquées pour mater les rébellions, tandis que l’aide alimentaire était un instru-ment de légitimation du colonisa-teur. Et comme Kissinger le disait en 1976 : « L’aide humanitaire de-vient de plus en plus un instrument majeur de la politique étrangère »8.

des politiques contradictoiresPlus graves encore sont les

grandes contradictions constatées dans les politiques des pays riches.

Aujourd’hui, des dizaines de millions d’hectares de terres afri-caines sont accaparées par des pays du Sud et par des investisseurs du Nord, soit pour la production d’agrocarburants, soit pour… rien. En effet, une grande partie de ces terres n’est pas cultivée bien que les petits paysans qui y vivaient soient chassés et perdent leurs moyens de subsistance. Comme l’Union européenne s’est engagée à incorporer d’ici 2020 10% d’éner-gies renouvelables dans l’énergie dédiée aux transports, elle favorise la production d’agrocarburants et néglige les cultures vivrières.

Ensuite, la spéculation bat son

plein. Faute de produits financiers fiables, les investisseurs se sont rués vers les matières premières et les produits de base. C’est ce qui ex-plique en partie la hausse vertigi-neuse des prix.

Enfin, n’oublions pas que si l’aide agricole a diminué de fa-çon aussi drastique, c’est dû aux politiques d’ajustements structu-rels introduits dans tous les pays pauvres à partir des années 1980, au nom du développement et de la lutte contre la pauvreté. Les sub-ventions, les « marketing boards » et autres instruments politiques des gouvernements orientés vers l’aide à la production et aux reve-nus agricoles, ont tous été déman-telés. Les prix ont baissé et l’agri-culture est devenue dans beau-coup de cas une activité peu ren-table. C’est ce qui explique la faim des populations paysannes.

Jusqu’à présent, rares sont les gouvernements qui ont commencé à réintroduire les aides et les sub-ventions qui pourtant sont tou-jours nécessaires pour promouvoir la souveraineté alimentaire et la survie de l’agriculture paysanne.

Ces mêmes programmes d’ajuste-ments structurels expliquent éga-lement pourquoi la plupart des pays ont développé leur produc-tion à l’exportation. La production de fruits et de légumes « hors sai-son », voire les fleurs à destination des pays riches, a ainsi remplacé les productions de produits locaux ga-

rantissant la nourriture et le reve-nu des petits paysans.

À l’occasion de la création de l’Organisation mondiale du com-merce (OMC) en 1995, l’agricul-ture a été intégrée parmi les sec-teurs régulés par l’OMC. La nour-riture, premier bien commun tout aussi essentiel que l’eau, est ain-si devenue une marchandise. Si les pays pauvres souffrent des impor-tations de produits agricoles des pays riches, c’est parce qu’ils ne sont plus en mesure de se protéger eux-mêmes avec des tarifs doua-niers plus élevés. Sur ce point le FMI se montre plus sévère encore que l’OMC.

1 United Nations, The Millennium Development Goals Report 2011, New york, United Nations, 2011.

2 cap Gemini, World Wealth Report 2011.

3 World Bank, World Development Report 2008. Agriculture for Development, Washington, 2007, p. 41.

4 www.ocde.org/cad.

5 « Nourrir le monde sans épuiser la terre », Alternatives économiques, n°295, octobre 2010.

6 “World Bank deaf on food speculation, vocal on financial instruments”, Bretton Woods Project, 13 septembre 2011.

7 “The politics of food. Hungry for votes”, The Economist, 29 janvier 2011, p. 52.

8 a. De Waal, Famine Crimes, london, african rights, 1997, p. 67.

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L’argument qui veut que les pays pauvres doivent avoir accès aux marchés des pays riches est falla-cieux. D’abord, les pays les moins développés ont un accès au marché européen sans droits de douane. En-suite, le problème n’est pas le manque d’exportation, mais le manque de déve-loppement des marchés lo-caux. Cet argument est ins-piré par les autres grands ex-portateurs agricoles des pays riches opposés à la politique agricole européenne.

Si l’Union européenne est accusée à juste titre de sub-ventionner certaines ex-portations agricoles vers le Sud, on ne peut que sou-ligner que ces subventions ont fortement diminué. Et la meilleure protection des pays pauvres dans ces cas est d’augmenter leurs propres droits à l’importation pour éviter une concurrence dé-loyale.

La nourriture n’est pas une marchandise comme les autres. De tout temps et par-tout au monde, les paysans méritent une protection des pouvoirs publics afin de ga-rantir un revenu décent, de les protéger contre les mau-vaises récoltes ou les catas-trophes naturelles et afin de garantir des prix abor-dables aux populations ur-baines. C’est vrai en Europe comme c’est le cas en Afrique ou en Asie.

le pouvoir est aux grandes multinationales

Depuis des décennies, des recherches et des études dé-montrent que la souveraine-té alimentaire ne peut ve-nir que de l’amélioration des conditions de vie et de tra-vail des petits paysans tra-vaillant de façon écologique-ment responsable.

Ces petits paysans n’ont pas de pouvoir sur le mar-ché mondial. Le pouvoir est aux grandes multinationales qui réussissent à s’accaparer

l’aide au développement et qui contribuent à expulser les paysans de leurs terres ou les intègrent dans leurs grands projets de production pour l’exportation.

Aujourd’hui, les pays afri-cains doivent exporter ce qu’ils produisent afin d’avoir les moyens d’importer ce dont ils ont besoin. La ra-tionalité économique, éco-logique et sociale est diffi-cile à détecter.

La production agricole ré-pond à un bien commun de l’humanité. Le marché n’est pas en mesure de le garan-tir et est en train d’ôter aux peuples leurs moyens de sub-sistance. Comme l’explique Samir Amin, le capitalisme est entré dans sa phase sé-nile descendante : sa logique n’est plus en mesure d’assu-rer la simple survie de la moi-tié de l’humanité. Il est de-venu barbarie9.

À peine quinze ans après leur indépendance, les pays africains sont devenus des importateurs nets de pro-duits alimentaires. En un siècle, l’écart de producti-vité entre les agriculteurs les moins performants et les plus performants du monde a été multiplié par 100 : de 1 contre 10 qu’il était au dé-but du XXe siècle, cet écart est passé à 1 contre 1000. Un milliard de paysans ne dispo-sent que d’outils manuels10.

Si nous voulons que le monde agricole réussisse à relever les défis actuels – la faim dans le monde – et ceux du futur – le changement cli-matique et le développement démographique –, il faudra nécessairement changer de modèle et de logique. n

9 S. amin (dir.), Les luttes paysannes et ouvrières face aux défis du XXIe siècle, Paris, les indes savantes, 2005, p. 14.

10 M. Mazoyer (dir.), La fracture agricole et alimentaire mondiale, Paris, Universalis, 2005.

le mythe de l’aide au développement agricole frANCINE MEStrUM

afrique de l’ouest

les organisations paysannes défrichent le terrain de l’intégration agricoleLes organisations paysannes de la région sont devenues des interlocuteurs incontournables de la politique agricole. Avec la participation de l’État, ces collectivités solidaires et organisées en réseaux définissent peu à peu une politique favorable à leurs agricultures.

PAPE ASSANE DIOPAppui technique – Fédération des ONG du Sénégal (Fongs)

en Afrique de l’Ouest, l’agriculture occupe une place importante dans le développement des pays de la sous-région. Elle représente 60% des ac-

tifs, contribue à hauteur de 35% au PIB régional et pèse près de 15% dans les exportations de la région. Malgré ce rôle primordial dans l’économie, les populations agricoles rurales sont en-core très vulnérables. Plus de la moi-tié de cette population est considé-rée comme pauvre et 17% en situa-tion d’insécurité alimentaire.

La région dispose pourtant de nom-breux atouts non encore valorisés. Une diversité de systèmes agro-éco-logiques, des ressources en terres et en eau encore inexploitées, une forte capacité d’adaptation des exploita-tions familiales, ou encore un mar-ché régional de taille importante en construction.

Ces atouts devraient lui permettre de relever des défis essentiels, à sa-voir nourrir convenablement une po-pulation en constante augmentation et fortement urbanisée, assurer la pro-motion d’un développement durable, au double plan social et environne-mental, et contribuer à la construc-

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Politique47

afrique de l’ouest

les organisations paysannes défrichent le terrain de l’intégration agricoleLes organisations paysannes de la région sont devenues des interlocuteurs incontournables de la politique agricole. Avec la participation de l’État, ces collectivités solidaires et organisées en réseaux définissent peu à peu une politique favorable à leurs agricultures.

PAPE ASSANE DIOPAppui technique – Fédération des ONG du Sénégal (Fongs)

tion d’un marché régional performant et à l’insertion dans le marché interna-tional de l’agriculture ouest-africaine.

C’est de ce constat qu’est partie l’idée de l’élaboration de la politique agri-cole (Ecowap) de la Communauté éco-nomique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), avec la volonté de promou-voir une politique agricole régionale ca-pable de relever ces défis. Avec comme vision de mettre en place « une agri-culture moderne et durable, fondée sur l’efficacité et l’efficience des exploita-tions familiales et la promotion des en-treprises agricoles ».

L’Ecowap s’articule autour de trois axes d’intervention, qui sont l’accrois-sement de la productivité et de la com-pétitivité de l’agriculture, la mise en place d’un régime commercial intra-communautaire et l’adaptation du ré-gime commercial extérieur. « L’Ecowap témoigne d’une volonté politique, celle de créer les conditions pour atteindre la souveraineté alimentaire des pays de la Cedeao. La volonté existe mais la ques-tion est comment mettre cette politique en œuvre. C’est écrit mais comment tra-duire cela en décisions concrètes ?», s’in-terroge Nadjirou Sall, secrétaire général de la Fédération des ONG du Sénégal.

lentement mais sûrementAu lendemain des indépendances ac-

quises dans les années 1960 et jusqu’en 1980, la plupart des États d’Afrique de l’Ouest se sont orientés vers la construc-tion d’États-nations, avec des adminis-trations fortes et omniprésentes, lais-sant peu de place à la dimension ré-

gionale dans les différentes politiques sectorielles. Dans le domaine agro-pas-toral, les autorités publiques ont elles-mêmes impulsé la mise en place des organisations paysannes et de produc-teurs, dont le rôle se limite à la distri-bution des semences, des intrants et du matériel agricole, et pour la mise en place et le recouvrement des crédits. Ces organisations de type coopératif n’étaient en réalité que des instruments au service des États eux-mêmes, sans aucune vision propre ou autonomie.

À partir des années 1970, les longues périodes de sécheresse et de crises ali-mentaires successives ont modifié la composition des acteurs du secteur de l’agriculture, avec l’arrivée d’ONG et d’associations internationales et la naissance des premières organisations paysannes se réclamant autonomes et visant le développement de leurs com-munautés locales.

Pendant la même période, tous ces États connaissent des déficits au ni-veau de leurs budgets publics et de leurs balances commerciales. C’est ain-si que de 1980 à 2000, les institutions financières internationales (Fonds mo-nétaire international et Banque mon-diale) imposent à chaque pays des ré-formes politiques et des ajustements structurels, avec comme préoccupation centrale, le transfert vers les organisa-tions socioprofessionnelles des com-pétences jusqu’alors assumées par les États. C’est ainsi qu’est né le principe de la participation des organisations pay-sannes aux orientations politiques et à leur mise en œuvre.

Petit à petit, dans les différents pays, les organisations paysannes (OP) ont réussi à se structurer autour de faî-tières zonales ou par filière, sans réus-sir cependant à faire émerger des plate-formes paysannes nationales représen-tatives de toutes les organisations lo-cales. À l’exception sans doute du Cadre national de concertation et de coopéra-tion des ruraux (CNCR) au Sénégal, et du Cadre de convergence des OP au Mali, qui donnera lieu au CNOP-Mali.

En 2001, de nombreuses plateformes nationales d’organisations paysannes se sont regroupées pour créer le Réseau des organisations paysannes et de pro-ducteurs de l’Afrique de l’Ouest (Rop-pa), avec comme objectif, entre autres, de défendre et promouvoir l’agriculture familiale et le droit des États à la souve-raineté alimentaire. Longtemps confi-nées dans le rôle d’instruments des gou-vernements en place, ces organisations paysannes se sont structurées à partir de 2003, pour peser de tout leur poids dans la négociation des Accords de par-tenariat économique avec l’Union euro-péenne et dans la définition de la poli-tique agricole régionale.

L’ouverture des négociations des Ac-cords de partenariat économique avec l’Union européenne, simultanément avec celles relatives à la création de l’Union douanière de la Cedeao en 2003, va être le premier chantier d’apprentis-sage des OP à l’échelle régionale, avant le lancement en 2004 du processus de formulation de la politique agricole de la Cedeao (Ecowap) et son adoption en 2005.

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les traités de libre-échange menacent les terres des paysansPour attirer les investisseurs étrangers, la Colombie concède 40% de ses terres aux multinationales les plus intéressées. Un territoire peuplé par plus de 4 000 indigènes. L’Organisation nationale indigène de Colombie a réussi jusque-là à préserver ses droits, mais reste prudente : intimidations et assassinats restent courants dans la région.jACQUES BAStINSolidarité Socialiste

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de l’importance des rÉseaux et du plaidoyer

« La participation du Rop-pa1 à l’élaboration de l’Ecowap s’est faite dans un jeu de pou-voir avec plusieurs acteurs et des intérêts divergents. Le ré-seau était le maillon faible, mais il a valorisé sa capacité de plaidoyer et d’alliance », af-firme Ndiogou Fall, président du Roppa au moment des né-gociations.

Hormis la reconnaissance de l’exploitation familiale comme base du développe-ment de l’agriculture ouest-africaine et la promotion de la souveraineté alimentaire, le Roppa a inscrit dans ses reven-dications et positions la créa-tion d’un marché régional et la protection des produits/fi-lières stratégiques ainsi que la sécurisation foncière des exploitations familiales et la garantie de la durabilité des systèmes de production. Sans oublier l’implication des OP à toutes les étapes de la formu-lation, de la mise en œuvre et du suivi/évaluation de la poli-tique et des programmes.

Pour arriver à faire pas-ser ses positions, le Roppa a construit des alliances afin de connaître les agendas et les positions des uns et des autres. Des ateliers ont été organisés au niveau national et régional pour mieux har-moniser les positions des OP avant d’aller les défendre de façon concertée. Le Roppa a développé plusieurs straté-gies d’approche, notamment auprès des médias pour atti-rer l’attention des autorités et s’est appuyé sur les plate-formes paysannes nationales pour préparer et consolider son plaidoyer auprès des au-torités politiques et des ex-perts techniques.

Au bout du compte, ces stratégies se sont révélées payantes puisque, dans le cadre de l’Ecowap, l’exploi-tation familiale est recon-nue comme modèle de pro-duction et apparaît explicite-

ment dans la formulation de la vision d’« une agriculture moderne et durable, fondée sur l’efficacité et l’efficience des exploitations familiales et la promotion des entreprises agricoles ».

Toutefois, des OP émettent certaines réserves et inter-rogations concernant la me-sure qui prévoit la possibili-té d’intervention du secteur privé dans le développement des exploitations familiales. Ces craintes portent précisé-ment sur la question « d’atti-rer des investissements étran-gers », sans que cela soit ba-lisé. Les OP redoutent qu’une porte ne soit ouverte au phé-nomène d’accaparements des terres qui devient de plus en plus inquiétant pour les pays du Sud.

Au niveau des États membres de la Cedeao, la participation des OP à l’élaboration et à la mise en œuvre des pro-grammes nationaux d’inves-tissements agricoles (PNIA) revêt un caractère obliga-toire, imposé à la fois par les acteurs non étatiques et les partenaires techniques et fi-nanciers. Malheureusement, du fait que la Cedeao n’a au-cun moyen de contraindre les États à faciliter une partici-pation qualitative des OP, ces dernières doivent faire face, dans la plupart des pays, à des stratégies de contour-nement développées par les États. C’est ainsi qu’au Séné-gal, l’État a mis en place son propre syndicat des paysans pour faire croire à qui veut l’entendre à une participation des OP. Dans la plupart des autres pays, en lieu et place des OP autonomes, les États actionnent et impliquent les chambres d’agriculture qui, en réalité, n’ont qu’un carac-tère consultatif, et ne peu-vent dès lors jouer un rôle de contre-proposition. n

1 réseau des organisations paysannes et des producteurs de l’afrique de l’ouest. (NDlr)

afrique de l’ouest

les organisations paysannes défrichent… PAPE ASSANE DIOP

Vous rappelez-vous de l’Ami ? Le projet d’Ac-cord multilatéral d’in-vestissement, négocié au sein de l’Organisa-tion pour la coopéra-

tion et le développement économique (OCDE) à la fin des années 1990, avait été bloqué par les mouvements so-ciaux qui lui reprochaient d’ouvrir toutes les frontières aux investisse-ments privés au mépris des lois so-ciales et environnementales en vi-gueur dans chaque pays.

Cependant, en l’absence d’un accord global et multilatéral, ce sont les Abi qui ont pris le relais. Les Accords bi-latéraux d’investissement ont proli-féré depuis lors : on n’en compte pas moins de 2300 conclus dans les dix années qui ont suivi l’échec de l’Ami. La Belgique s’est associée au Luxem-bourg1 pour négocier près de 80 Abi, dont en février 2009 celui avec la Co-lombie qui n’a cependant pas été rati-fié par les parlements régionaux sous la pression des ONG et des syndicats. Depuis le traité de Lisbonne, c’est l’UE qui est en charge de ces négociations au nom de ses 27 États membres. Les accords conclus auparavant resteront

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les traités de libre-échange menacent les terres des paysansPour attirer les investisseurs étrangers, la Colombie concède 40% de ses terres aux multinationales les plus intéressées. Un territoire peuplé par plus de 4 000 indigènes. L’Organisation nationale indigène de Colombie a réussi jusque-là à préserver ses droits, mais reste prudente : intimidations et assassinats restent courants dans la région.jACQUES BAStINSolidarité Socialiste

cependant valables.En ce qui concerne le commerce,

l’OMC non plus n’a pas encore été en mesure de conclure un accord mul-tilatéral depuis les dernières négo-ciations du Gatt2. Et donc ici aus-si ce sont les traités bilatéraux de libre-échange (TLC) qui abondent. Au sein de l’UE c’est la Commission européenne qui les négocie pour ses États membres. À côté des contro-versés accords de partenariat éco-nomique (APE) avec les pays ACP3, les traités de libre-échange se négo-cient aussi entre l’Europe et l’Amé-rique latine, dont le dernier en date avec la Colombie et le Pérou a été finalisé en avril dernier et doit en-core être soumis à l’approbation du parlement et des États membres.

Bref, une frénésie marchande do-mine les relations internationales, avec une certaine prétention à s’im-poser comme étant le seul para-digme valable du développement : tout investissement est vu de facto comme une chance pour le dévelop-pement et les pays en voie de déve-loppement doivent à tout prix at-tirer les investissements étrangers.

Dans cette course à l’échalote néolibérale, la Colombie veut être en tête. Le gouvernement colom-bien cherche à établir « un climat de confiance favorable aux investis-seurs étrangers », par exemple en ouvrant 40% de son territoire à des demandes de concessions pour l’ex-ploitation minière. Pour introduire une demande, rien de plus simple, la requête s’effectue en ligne, il

suffit d’indiquer quatre coordon-nées GPS déterminant le polygone du terrain convoité et de payer 400 dollars.

Oui mais voilà, beaucoup de ces territoires sont aussi ceux des peuples indigènes. Et l’exploitation minière menace directement leur existence. Luis Evelis Andrade, dé-légué de l’Organisation nationale indigène de Colombie (Onic4) en donne un exemple : « Dans le dépar-tement du Chocó, à la frontière entre la Colombie et le Panama, 4000 in-digènes environ vivent dans cette zone de 44 000 hectares qui com-prend également quelques-unes des plus grandes réserves naturelles du pays. Une des stratégies du gouver-nement c’est de décréter qu’une zone est protégée pour l’attribuer en-suite à des exploitations minières. Il a donc ouvert toute cette région aux demandes de concessions des entreprises colombiennes et multi-nationales. Et il a reçu pas moins de 24 000 offres d’achat de la part de sociétés actives dans l’extraction d’or, de pétrole, de charbon, de col-tan… sur des sites situés majori-tairement dans les territoires indi-gènes. L’Onic a porté plainte devant la Cour constitutionnelle colom-bienne qui a émis un avis en notre faveur, reconnaissant que ces exploi-tations s’implantent illégalement étant donné l’obligation de consul-tation stipulée dans la Constitution. La Cour a donc ordonné l’arrêt des activités. »5

Dans deux autres cas la Cour

constitutionnelle a donné raison à l’Onic et a recommandé de stopper toutes les activités en cours et d’or-ganiser une consultation préalable sur tous les projets. Cependant, l’Onic n’a pas vraiment confiance pour la suite car, malgré la cam-pagne du président Santos insis-tant sur la défense des peuples in-digènes et de leur territoire, leurs droits sont régulièrement violés. Alors que la constitution de 1991 leur reconnaît des droits de pro-priété, le gouvernement y ouvre des concessions, sans consultation aucune et passe outre ces droits. Intimidations, violences et assas-sinats sont le lot régulier des com-munautés indigènes et de leurs or-ganisations.

le contexte actuel n’aide pasCe que celles-ci craignent par-

dessus tout face à l’explosion de l’exploitation minière6, « c’est,

1 au sein de l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UeBl).

2 accord général sur les tarifs douaniers et le commerce.

3 afrique-caraïbes-Pacifique.

4 l’onic intègre des délégués de 102 peuples indigènes répartis sur l’ensemble du territoire colombien. on y recense 69 langues différentes.

5 Propos recueillis par Pascale Bodinaux le 22 juin 2011.

6 entre 2006 et 2009 la production d’or en colombie a triplé pour atteindre 1,75 million d’onces en 2009.

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poursuit Luis Evelis Andrade, l’exacerbation des conflits. Les ter-ritoires concédés sont en effet “sé-curisés” par l’armée pour protéger les entreprises. Mais, dans notre pays, qui dit présence de l’armée officielle dit aussi confrontation avec les groupes paramilitaires (qui ont aussi des intérêts dans ces régions), la guérilla, et aussi avec les populations qui entendent dé-fendre leurs droits territoriaux. Ce sont les leaders qui sont prioritai-rement visés et assassinés car cela déstructure toute la communauté. Des groupes sont victimes de dé-placements forcés ou fuient spon-tanément vers les grandes villes où ils vont grossir le nombre de pauvres vivant dans les périphé-ries. Il n’est pas rare de rencon-trer sur les trottoirs de Bogota, un chef et les membres de sa commu-nauté réduits à vivre de mendici-té. Dans le département de Chocó, 60 leaders ont été tués. Au rythme actuel, on estime que 35 peuples sur les 102 existants disparaîtront au cours des prochaines années. »

Pour Luis Evelis Andrade, les traités de libre-échange jouent un rôle clé dans la spoliation des droits des communautés indi-gènes. « Pour nous, ces traités re-présentent une autre manière de légitimer la colonisation de notre pays et de nos territoires et l’ex-ploitation prédatrice de nos res-sources. Ils ne sont rien d’autre qu’un nouveau mécanisme de pillage, à partir de la perspective dominante de la mondialisation de l’économie selon laquelle “ nous sommes tous du même village glo-bal ; tout appartient à tous, donc on peut aller partout et se ser-vir ”. Cette logique de la domina-tion du pouvoir économique gé-nère les conditions pour permettre aux entreprises de s’installer où elles veulent. Les TLC vont dans ce sens. Ils encouragent la flexi-bilisation des normes. Au lieu de garantir la souveraineté nationale via la législation interne, on sou-

tient une loi supra-nationale qui autorise les entreprises extérieures à entrer en Colombie à leur bonne convenance ».

C’est le choc des logiques de développement. D’un côté celle du commerce qui dépossède les États de leurs facultés politiques, du libre-échange moteur de la création de profits et de richesses dont on ne se préoccupe pas de sa-voir comment ils sont répartis. Au contraire, toute tentative de ré-guler cette répartition est jugée comme un obstacle à la prospéri-té des marchés. De l’autre, la lo-gique des droits des peuples, mais aussi des travailleurs, à exister en cohérence avec leur histoire et leur culture, soucieux de leur co-hésion sociale, de leur qualité de vie et de leur dignité. Sont-elles conciliables ?

des protections menacÉes Les organisations indigènes

ne sont pas opposées par prin-cipe à l’exploitation minière. Mais elles revendiquent d’être systé-matiquement consultées de fa-çon à examiner les impacts sur l’environnement et sur les com-munautés, d’étudier les retom-bées réelles en matière d’em-ploi, de services de santé, d’édu-cation. Pour Luis Andrade « l’ex-ploitation minière peut avoir une place et des retombées positives, dans certains endroits et sous cer-taines conditions ». Et la posi-tion de l’Onic par rapport au TLC est la suivante : « D’abord, les po-pulations concernées doivent être consultées. Ensuite, il faut avoir des garanties pour que ces traités n’approfondissent pas la crise hu-manitaire et sociale, l’extermina-tion de notre peuple et la perte de notre territoire ».

Certes le texte de l’accord de libre-échange négocié entre l’Eu-rope et la Colombie comporte un chapitre portant sur le « dévelop-pement durable », que la Com-mission européenne ne néglige

pas de mettre en évidence dans sa communication. Il fait explici-tement référence au respect des normes sociales et environnemen-tales et aux conventions interna-tionales (OIT et environnement). Il établit également une obliga-tion de transparence et de consul-tation de la société civile dans sa mise en œuvre. L’expérience montre toutefois que sans méca-nismes contraignants de contrôle et de sanction ces dispositions ris-quent de rester un vœu pieu. Et ce d’autant plus dans un pays où les droits humains et syndicaux sont bafoués, où les assassinats de lea-ders syndicaux et populaires sont monnaie courante.

Imposer et faire respecter les normes sociales et environnemen-tales dans les échanges commer-ciaux internationaux, promou-voir la souveraineté alimentaire et l’agriculture familiale, permettre aux économies locales et régio-nales de se renforcer, constituent aujourd’hui les enjeux sur lesquels se mobilisent les mouvements so-ciaux et des droits humains co-lombiens et leurs réseaux inter-nationaux. n

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les traités de libre-échange menacent… jACQUES BAStIN

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l’ Accord de Cotonou en-tend abolir « de ma-nière progressive et ré-ciproque » les entraves aux échanges com-merciaux en les libé-

ralisant. Les accords de partenariat économique (APE), mis en place sous la pression de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), afin de rendre les accords commerciaux bilatéraux UE-ACP conformes à ses propres règles, renforcent notam-ment l’abaissement des barrières douanières des pays ACP.

Sous le prétexte généreux de les intégrer à l’économie mondiale, l’« aide » déployée au travers des APE s’avérera à terme, selon toute probabilité, surtout profitable à l’UE et à ses entreprises. Elle n’est cependant pas gratuite. Le parte-nariat européen s’inscrit en effet dans la droite ligne des pratiques du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale des décennies antérieures, condition-nant leurs prêts à des « politiques d’ajustements structurels » se sol-dant par la privatisation du secteur public (essentiellement dans les secteurs sociaux comme la santé et l’éducation), des réformes institu-

tionnelles, des mesures en matière d’utilisation des ressources, de ré-duction de la pauvreté, de dévelop-pement durable, d’accords de réad-mission des ressortissants ACP en-trés irrégulièrement en Europe…

Un livre1 publié en 2002 dénon-çait une stratégie européenne né-ocolonialiste vis-à-vis des ACP. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Les APE, supposés être ratifiés au 31 décembre 2007 entre l’UE et quatre régions d’Afrique, plus le Pacifique et les Caraïbes, n’ont pas encore pu être conclus. La mobili-sation massive de nombreuses or-ganisations de la société civile ACP et européenne et de certains gou-vernements africains a fini par en-rayer ce processus, et le bloquer partiellement.

intÉgrations rÉgionales à pas forcÉs

Le préalable imposé par l’UE pour la signature des APE est l’intégra-tion régionale des marchés afri-cains, au travers des quatre dif-férentes Unions économiques et monétaires (UEMOA, Cemac, EAC, SADC2), comparables à l’ancêtre de l’Union européenne, le « mar-ché commun ».

Cependant cette intégration est loin d’être accomplie. En pous-sant ce processus à marche forcée, l’UE ignore globalement les agen-das de développement nationaux et semble oublier également qu’il lui a fallu des décennies de déve-loppement économique pour ac-complir elle-même cette intégra-tion au plan européen. Et le fait de se retrouver dans une région avec quatre régimes commerciaux différents ne facilite pas les choses pour les pays concernés…

Si on s’en réfère aux matières agricoles, principal secteur de pro-duction en Afrique, il reste en ef-fet de nombreux obstacles tech-niques au commerce entre régions en termes d’approvisionnement en semences, en engrais, d’infrastruc-tures ou encore de transport.

Aurélien Atidegla, président du Groupe de recherche et d’action pour la promotion de l’agriculture

ape

Aide-toi et l’Afrique t’aideraL’accord de Cotonou entre l’Union européenne et les États d’Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP) a été signé le 23 juin 2000, après l’expiration de la Convention de Lomé. Bien que la lutte contre la pauvreté reste prétendument l’objectif central de l’accord, il marque résolument un virage beaucoup mois orienté sur l’aide au développement que sur le commerce, prôné par les tenants du libéralisme comme recette miracle de la croissance économique.

PASCALE BODINAUX Et SEyDOU SArr

1 L’Accord de Cotonou. Les habits neufs de la servitude, colophon, essais, 2002.

2 Union économique et monétaire ouest-africaine, communauté économique et monétaire d’afrique centrale, communauté d’afrique de l’est et communauté de développement d’afrique australe.

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et du développement (Grapad) au Bénin, évoque cette question en ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest dont les pays sont regroupés au sein de l’UEMOA.

« L’UEMOA a adopté un plan de politique agricole commune, l’Eco-wap, qui, même s’il n’est pas encore totalement opérationnel, met l’ac-cent sur l’agriculture familiale et comporte un préalable indispen-sable : l’adoption d’un tarif exté-rieur commun. Car s’il n’existe pas de protection, la libéralisation avec l’UE va entraîner le démantèlement de la production locale. Et jusqu’ici, les pays n’ont pas eu le temps de se préparer pour offrir sur le marché local les produits dont la région a besoin, ni pour commercialiser effi-cacement les surplus entre les pays de l’UEMOA, ce qui éviterait l’achat de produits importés moins chers ».

Selon Aurélien Atidegla, l’ouver-ture des marchés permet en effet aujourd’hui à l’UE d’y déverser ses surplus de produits subvention-nés, qui concurrencent les pro-duits locaux. Les agriculteurs fami-liaux produisent et n’arrivent pas à vendre. Il cite en exemple l’inonda-tion des marchés africains de pro-duits européens comme les pou-lets congelés dont on a tant par-lé, mais aussi du lait, des huiles, de la viande et du riz. « Il faut re-connaître que les APE négociés tels quels constitueraient un désastre économique pour la région. Il faut attendre que les régions achèvent l’intégration et puissent négocier d’égal à égal, sinon les APE reste-ront une utopie », insiste-t-il.

Abondant dans le même sens, Christine Andela, coordinatrice du Collectif des ONG pour la sé-curité alimentaire et le dévelop-pement rural au Cameroun (Cosa-der) met l’accent sur les déséqui-libres engendrés par les APE. « Les matières premières et produits finis européens arrivent sans droits de douane. Nos pays, pour la plupart, n’ont pas élaboré de politiques agri-

coles propres et nous avons peu de produits à vendre sur les marchés européens. Avec les APE, l’UE vend tout ce qu’elle veut et nous ne ven-dons quasiment rien. Le seul do-maine dans lequel nous pourrions être compétitifs, c’est l’agriculture. Et ces accords vont ruiner ce sec-teur clé », affirme-t-elle.

Pour Aurélien Atidegla aus-si, le déséquilibre est énorme car l’Afrique n’a pas fini d’élaborer ses propres politiques agricoles, ni de réaliser les intégrations ré-gionales. Difficile dans ce cas de concurrencer les produits euro-péens importés en masse, résultat d’une politique agricole commune de l’UE (Pac) orientée vers l’expor-tation et soutenue par des sub-ventions directes aux agriculteurs

quelle stratÉgie europÉenne pour l’afrique ?

Outre la question du bien-fon-dé du processus de libéralisation, la négociation des APE pose donc aussi celle de la cohérence de la politique d’aide au développe-ment de l’UE.

La Déclaration de Paris de 20053 sur l’efficacité de l’aide a retenu une série de principes de base se-lon lesquels il appartient aux pays en développement de définir et de s’approprier les priorités en ma-tière de réduction de la pauvreté, et les pays donneurs doivent non seulement s’aligner sur les objec-tifs arrêtés, mais aussi s’appuyer sur les systèmes locaux pour les mettre en œuvre. Pour Christine Andela, les priorités sont défi-nies ailleurs et non par les diri-geants africains. « Et, malheureu-sement l’agriculture n’est pas la priorité de l’UE. Les APE tels qu’ils sont conçus constituent une aide au commerce et non à l’agriculture », argue-t-elle.

Un avis partagé par Aurélien Ati-degla, qui révèle que des évalua-tions prouvent que ce n’est pas le commerce qui génère le développe-

ment. « Mais on continue de foncer tête baissée vers les APE. L’accord éloigne des investissements agri-coles et empêche la diversification de l’agriculture. Si l’UE est sincère dans son engagement, et ses inten-tions affichées, elle appuierait en priorité la mise en œuvre des po-litiques de soutien aux filières de valeur dans le secteur agricole et ceux de la pêche et de l’élevage », déclare-t-il.

quelle place pour la souverainetÉ alimentaire ?

Quand on parle de souveraineté alimentaire en Afrique, quelle im-portance accorde-t-on au consom-mateur et à la production lo-cale ? Selon Christine Andela, au cours des négociations avec l’UE, les gouvernements ont choisi de soutenir le riz importé, consi-déré comme « produit sensible » car il est consommé partout, parce que moins cher. « On ne consomme d’ailleurs pas partout les mêmes denrées sur le continent. En Afrique centrale, par exemple, on consomme traditionnellement plus de racines (manioc, ignames…) que de céréales. Cette poussée des produits subventionnés a boulever-sé les habitudes alimentaires tra-ditionnelles des populations. Les produits devenus populaires, ceux de consommation courante, ne sont plus ceux de l’agriculture tra-

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Aide-toi et l’Afrique t’aidera PASCALE BODINAUX Et SEyDOU SArr

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ditionnelle familiale africaine », se plaint-elle. Et d’ajouter qu’au-jourd’hui en Afrique, les denrées de première nécessité sont produites ailleurs (Europe, Asie et États-Unis). « Ce n’est pas notre huile de palme que nous consommons le plus mais les huiles végétales de l’Asie du Sud-est ou d’autres pays », précise-t-elle.

Selon elle, la souveraineté ali-mentaire est impossible si les pays africains ne sont pas en mesure de définir quels sont les produits prio-ritaires pour leurs populations. Sous la pression des politiques de libre-échange, les États africains en sont réduits à soutenir les pro-ductions des pays du Nord ou émer-gents. « La Pac est sans doute une très bonne politique pour l’Union européenne, mais pas pour les pay-sans africains », dit encore Chris-tine Andela, qui clame qu’il n’y a pas plus pauvre que celui qui n’ar-rive pas à consommer ce qu’il pro-duit ou à produire ce qu’il veut manger. n

3 la Déclaration de Paris est un accord international auquel une centaine de ministres, de responsables d’organismes d’aide et d’autres hauts fonctionnaires ont adhéré en s’engageant à ce que les pays et organismes qu’ils représentent accentuent les efforts d’harmonisation, d’alignement et de gestion axée sur les résultats de l’aide, afin d’en accroître l’efficacité.

l’ accord de cotonou (2000-2020) a pour objectif la réduction et l’éradication de la pauvreté tout en contribuant

au développement durable et à l’intégration des 77 pays acP (afrique-caraïbes-Pacifique) dans l’économie mondiale. Par rapport à la convention antérieure qu’il remplace, celle de lomé signée en 1975 et renouvelée quatre fois, il a marqué un tournant dans la conception des préférences commerciales, ces dernières étant désormais discriminatoires et non réciproques.

les accords de cotonou et, partant, les aPe envisagent ainsi l’ouverture réciproque entre l’Ue et les six blocs régionaux acP. les préférences commerciales héritées de la convention de lomé étaient, en effet, incompatibles avec les règles de l’oMc. Pour réintégrer la sphère du droit international, les aPe proposent la création d’une zone de libre-échange entre l’Ue et les six régions acP.

Selon un expert de l’acPSec (Secrétariat de l’acP Group of States), qui s’exprime à titre personnel, « ce principe de réciprocité est essentiel car il permet aux pays ACP d’entamer sur un pied d’égalité des stratégies et négociations commerciales avec l’UE qui auparavant leur garantissait des avantages sans exiger la moindre contrepartie ».

en pratique, l’Ue aurait dû supprimer toutes les barrières douanières résiduelles sur les produits en provenance des pays acP dès 2008. les pays acP devront, d’une manière réciproque mais asymétrique, ouvrir leurs frontières aux produits européens. l’asymétrie est double. les pays acP pourraient maintenir leurs droits de douane sur un ensemble de produits sensibles représentant jusqu’à 20% de leurs importations en provenance d’europe tout en bénéficiant d’un plus long délai (jusqu’à vingt ans) pour appliquer les aPe.

Souveraineté alimentaire ou sécurité alimentaire ?

en formant une zone de libre-échange entre les six régions et l’Ue, les pays partenaires devraient théoriquement améliorer la création d’échanges à l’intérieur de la zone. Grâce aux économies d’échelles et à un accès à des produits moins chers, les prix seraient tirés vers le bas, au bénéfice des consommateurs notamment. la concurrence accrue et le flux d’investissements générés par la sécurisation d’un marché

important entraîneraient un gain de prospérité. enfin, les aPe peuvent être une opportunité pour constituer de véritables marchés régionaux au sein des pays acP.

« Développer prioritairement des marchés régionaux qui proposeraient des produits à des prix compétitifs plutôt que d’importer directement ces mêmes produits de l’UE est essentiel, estime l’acPSec. La souveraineté alimentaire doit elle aussi s’inscrire dans une stratégie régionale car elle est plus intéressante dans une perspective régionale que nationale. Qui plus est, dans un monde globalisé, le protectionnisme d’une agriculture nationale est coûteux, obsolète et ne fait guère l’objet d’une réelle politique dans les APE. »

Même si, pour l’heure, aucun aPe n’a encore été complètement signé, leur application entraînera une profonde mutation dans les relations commerciales entre des partenaires commerciaux inégaux en termes de richesses et de dépendance commerciale.

la libéralisation des échanges n’engendre pas automatiquement la croissance et le développement économique. les exportations subventionnées des pays développés ont ainsi écarté bon nombre de pays acP de certains marchés.

Si les aPe se mettent en place, ils pourraient « détruire le modèle agricole de production familiale, estime l’acPSec. En termes de souveraineté alimentaire, les pays ACP doivent accomplir un travail préalable à l’application des APE consistant notamment à constituer des stocks alimentaires afin d’être à l’abri des fluctuations du marché. Le renforcement des capacités de productions compétitives et la stabilisation des prix sont les conditions minimales d’une ouverture de leurs marchés à des importations à bas prix. Sans ces mesures, la mise en place des APE pourrait avoir pour corollaire une moindre incitation à la production vivrière dans des pays qui se trouveraient inondés de produits agricoles européens subventionnés. Mais dans une économie globalisée et interdépendante, il faut davantage mettre l’accent sur la sécurité alimentaire que sur la souveraineté alimentaire, soit assurer aux populations des pays ACP un accès à une nourriture à prix accessible, indépendamment de sa provenance. » n

ape

Des partenariats élargis au fil

du tempsANNICk M’kELE

Journaliste free-lance (Belga)

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le pays assure son autonomie alimentaireL’État malawite est, depuis cinq ans, en mesure de produire en quantité suffisante son alimentation par un système de semences subventionnées. En consacrant une plus grande partie de son budget à l’agriculture, le pays montre l’exemple aux autres pays africains en terme de politique agricole.

ArNAUD BÉBIENInfoSud-Belgique

q ui pourrait si-tuer le Malawi sur une carte ? Pays d’Afrique australe peuplé de 15 mil-lions d’habitants

s’étendant sur 900 km du nord au sud, enclavé et tirant son nom du lac qui le borde sur sa partie est, il n’a guère fait parler de lui ces der-nières années, en dehors des deux adoptions de la chanteuse améri-caine Madonna.

Cette ancienne colonie britan-nique fait pourtant face, comme de nombreux pays du continent, à des insuffisances alimentaires chro-niques depuis les années 1960. La population, rurale à plus de 80%, cultive majoritairement sur de pe-tites parcelles qui ne comblent pas complètement les besoins alimen-taires. Le maïs, à la base du plat traditionnel, est la culture la plus répandue.

Soumise aux aléas climatiques, la population rurale souffre régu-lièrement de mauvaises récoltes. Si la météo joue un rôle dévas-tateur, certains n’hésitent pas à pointer du doigt les responsabili-tés des bailleurs de fonds interna-tionaux et du gouvernement pour leur manque de concertation et la faillite de certaines de leurs poli-tiques agricoles. En 2005, alors que Bingu wa Mutharika, un ancien économiste ayant effectué sa car-rière dans les institutions interna-tionales, a été élu président, l’État malawite intervint en raison de la

gravité de la crise alimentaire. Il fallait trouver rapidement des so-lutions pour en sortir et ne pas y replonger.

L’une des premières mesures prises fut de consacrer plus de 10% du budget national à l’agriculture, conformément aux engagements du volet agricole du Nepad (Nou-veau partenariat pour le dévelop-pement de l’Afrique). La règle pa-raît peut-être simpliste mais c’est en soutenant l’agriculture que le Malawi compte régler son pro-blème d’insécurité alimentaire. Au Malawi, la décision de Bingu wa Mutharika succède à des décennies au cours desquelles les investisse-ments agricoles ont largement été insuffisants. L’année 2005 est en quelque sorte celle de la « révolu-tion verte ». Et pour mieux la com-prendre, à la hauteur de ce qu’elle fut saluée – et continue de l’être – sur le continent, il faut remonter le fil de l’histoire depuis l’indépen-dance obtenue en 1964.

annÉes 1960 : agriculture d’exportation

À l’indépendance, le système mis en place par les colons britan-niques survit et Kamuzu Banda, président du Malawi durant trois décennies (1964–1994), perpétue l’agriculture d’exportation. Le ta-bac, le thé et le sucre sont produits dans de grands domaines privés et ces productions sont exportées. Dans le même temps, l’État taxe les petits producteurs de maïs, en

fixant des prix d’achats inférieurs aux cours mondiaux. De plus, les domaines privés s’agrandissent sans cesse et accaparent les terres des petits fermiers. Ces derniers, privés de leur moyen de produc-tion, rejoignent les grands do-maines comme journaliers pour des salaires très bas. On assiste alors à un enrichissement des plus aisés et à un appauvrissement de la po-pulation rurale.

Au cours des années 1970 et 1980, la situation politique au Mozambique voisin, alors en guerre, n’arrange pas les choses : des milliers de Mozambicains fuient au Malawi qui se retrouve privé de l’accès aux ports de ce pays pour ses exportations. La situa-tion du Malawi se dégrade encore plus sérieusement avec la hausse du prix du pétrole et la chute des cours de ses exportations tradi-tionnelles. Le pays n’exporte plus suffisamment pour financer ses importations : il s’endette.

Le recours à l’emprunt auprès du Fonds monétaire international (FMI) est alors inévitable. S’en sui-vent les plans d’ajustements struc-turels : les dépenses publiques doi-vent diminuer. La baisse des sub-ventions aux engrais et aux se-mences pour les paysans en est l’une des conséquences directes. Si les conditions de vie devien-nent difficiles dans les campagnes, le gouvernement tout comme les institutions internationales veu-lent éviter le pire et favorisent l’ac-

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cès au crédit des producteurs de maïs. Malheureusement, tout le monde n’en bénéficie pas et compte tenu de l’ac-croissement rapide de la population, la production n’est pas suffisante pour garantir de la nourriture à cha-cun. L’insécurité alimentaire guette, et la décennie 1990 est marquée par une terrible sécheresse qui, entre avril 1992 et novembre 1994, touche sept millions de personnes. La pro-duction de maïs chute de 50%, les prix flambent.

2005 : le changementBingu wa Mutharika hérite donc

d’un pays en bien mauvais état à son élection en 2004, après les exécrables conditions climatiques (inonda-tions et sécheresse) des années 2001 et 2002 qui ont ruiné les récoltes. Plusieurs millions de Malawites sont proches de la famine. Après avoir été un thème central de la campagne élec-torale, le problème de l’insécurité ali-mentaire ne peut être ignoré. Le Ma-lawi connaît encore en 2005 une sai-son de récoltes déficitaires. L’État se voit obligé d’importer 400 000 tonnes de maïs. Dès son investiture, Mutha-rika se saisit du dossier.

Il lance en 2005 un vaste pro-gramme de distribution et de subven-tions de fertilisants et de semences, destiné en priorité aux agriculteurs trop pauvres pour acheter des engrais aux prix du marché, soit 1,5 million de ménages. Cette décision ne plaît guère aux institutions financières in-ternationales (IFI) et c’est donc dans un climat en sa défaveur que Mutha-

rika prend cette initiative. Les IFI re-prochent surtout au Malawi son degré de corruption et doutent de la réus-site du plan de Mutharika. Pourtant dès l’année 2006, les résultats sont au rendez-vous : le Malawi a assuré son autonomie alimentaire et n’importe presque plus. Les IFI, agréablement surprises, font marche arrière et sou-tiennent à nouveau le Malawi. Par ses mesures, Bingu wa Mutharika a permis à son pays de doubler sa production de maïs en 2006 par rapport à 2005. Et en cinq ans seulement, entre 2005 et 2010, le rendement de maïs par hec-tare cultivé a progressé de 150%, pas-sant de 0,8 à 2 tonnes.

Ce cercle vertueux de l’agricul-ture rejaillit de manière immédiate sur la situation économique natio-nale puisqu’après l’arrêt ou presque des importations de denrées de base, le Malawi voit ses exportations agri-coles augmenter. Car c’est l’ensemble de l’agriculture malawite qui bénéficie des semences et accroît ainsi sa pro-duction : les producteurs de maïs et de tabac en bénéficient dès les origines, avant ceux du thé et du café en 2008. Grâce à la croissance du produit inté-rieur brut (PIB) agricole de 10% par an depuis 2006, la croissance écono-mique du Malawi a été en moyenne de 7% par an entre 2006 et 2009, contre à peine 2% entre 2000 et 2005. Les ef-fets sont aussi bien visibles sur le taux de pauvreté, qui passe de 52 à 40% de la population en seulement trois ans, entre 2004 et 2007. En augmentant ses exportations de tabac, le pays fait rentrer plus de devises et permet à un

nombre toujours plus croissant de Ma-lawites de manger à leur faim.

semences contre couponsLa réussite agricole malawite s’ex-

plique surtout par le système de cou-pons, adopté par le gouvernement pour distribuer ses semences, déjà en vigueur dans le pays depuis quelques années. Ce système permet de toucher le plus grand nombre, avec une distri-bution étendue à l’ensemble du pays. Les bénéficiaires de ces coupons se rendent chez des commerçants man-datés par l’État afin d’échanger leurs bons contre des semences subvention-nées. Quant aux commerçants, ils ré-cupèrent le montant des semences au-près d’une institution financière.

Avec cette stratégie de distribution, le gouvernement connaît les bénéfi-ciaires, et les suit. Il peut ainsi mo-duler la nature et la quantité des se-mences, selon les besoins. De plus, en s’appuyant sur les commerçants, il dynamise le secteur privé et per-met une meilleure circulation des en-grais, dont les points de vente se mul-tiplient. L’agriculture nationale en ressort ainsi gagnante puisque n’im-porte quel paysan, bénéficiaire ou pas de coupon, est certain de trouver des semences et des engrais près de chez lui. En 2007, pour une meilleure iden-tification d’éventuels bénéficiaires, le gouvernement malawite implique les responsables des communautés vil-lageoises en leur confiant la distri-bution des coupons. Ce sont eux qui doivent à présent cibler les besoins.

Si en 2005, l’État ne finance que

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les achats publics renforcent l’agriculture familialeLe gouvernement brésilien a mis en place deux programmes favorisant la consommation d’aliments produits par l’agriculture familiale. Ceux-ci illustrent l’importance des décisions politiques en matière de sécurité alimentaire.

LÍvIA DUArtEjournaliste à la Fédération pour l’assistance sociale et éducative (FASE-Bahia)

20% du prix d’achat des semences par ses coupons, les subventions du gouvernement atteignent de-puis jusqu’à 90% du prix. Un tel programme agricole n’a pas été sans conséquence sur le budget national. Dans un pays tel que le Malawi, au PIB parmi les plus bas de la planète, l’effort réalisé pour la subvention des semences est considérable. Ainsi, en 2005, si le coût représentait 51 mil-lions de dollars, le montant a ra-pidement atteint 265 millions en 2008, soit près des trois-quarts du budget du ministère de l’Agri-culture. Au Malawi, il est difficile de supporter une telle charge, qui plus est avec l’envolée du prix des semences sur les marchés inter-nationaux. Il a bien fallu se ré-soudre à diminuer la distribu-tion d’engrais : les ciblages ont été renforcés, tout en n’excluant pas les plus nécessiteux.

Aujourd’hui, malgré son auto-suffisance, des défis demeurent. Le Malawi cherche des investisse-ments massifs pour son agricul-ture, à travers notamment son programme « Initiative ceinture verte » lancé en 2009. Dévelop-per l’irrigation et les capacités de stockage sont les points clés de ce projet. Car si le Malawi est en position d’exporter une part de sa production, se pose le souci des stocks. Car de bonnes récoltes non stockées se perdent. Enfin, au sein du Malawi, le sud, en rai-son de son plus grand nombre d’habitants et de parcelles par habitant plus petites qu’au nord, fait souvent face à des pénuries alimentaires. Pour y remédier, la Réserve alimentaire nationale du Malawi se dote à chaque récolte d’un fonds d’urgence de plusieurs dizaines de milliers de tonnes.

Le Malawi, avec ses moyens et ses capacités, avance vers la sécu-rité alimentaire, pas encore assu-rée en raison d’une pauvreté en-démique et des aléas climatiques. Mais l’État montre en tout cas qu’il se soucie de son peuple. Un exemple bien trop rare en Afrique où seulement cinq pays, dont le Malawi évidemment, consacrent plus de 10% de leur budget à l’agriculture. n

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le pays assure son autonomie alimentaire ArNAUD BÉBIEN

instauré en 2003 dans le but de promouvoir la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations au niveau fédéral, le Programme

d’acquisition d’aliments issus de l’agriculture familiale (PAA) a consacré, en 2010, 870 millions de reals (360,5 millions d’euros) pour l’achat de près de 540 000 tonnes d’aliments destinés à l’approvisionnement en denrées alimentaires de restaurants po-pulaires, cuisines communau-taires, écoles, banques alimen-taires et autres programmes de distribution de colis.

Ce programme d’achats insti-tutionnels de denrées issues de l’agriculture familiale, qui tra-duit la volonté des autorités po-litiques de stimuler la produc-tion et la consommation d’ali-ments sains, démontre, selon les organisations de base, l’impor-tance du rôle des pouvoirs pu-blics en matière de sécurité ali-mentaire.

Dans le même ordre d’idées, depuis 2009, le Programme na-tional d’alimentation scolaire (PNAE) doit, légalement, consa-crer au minimum 30% du budget destiné aux cantines scolaires, à l’achat direct de denrées pro-duites par l’agriculture familiale locale. « La loi reconnaît le rôle

social et économique de l’agricul-ture familiale dans la production d’aliments diversifiés. En même temps, elle permet des modes d’achats plus adaptés à la réali-té de l’agriculture familiale et la vente par des groupes informels, en dynamisant par exemple l’ac-tivité des groupes de femmes », confirme Vanessa Schottz, se-crétaire générale du Forum bré-silien pour la sécurité alimen-taire et nutritionnelle (FBS-SAN). Le budget total du PNAE en 2011 s’élève à 3,1 milliards de reals (1,25 milliard d’euros) dont près de 930 millions reals (385 millions d’euros) sont desti-nés à l’achat d’aliments produits par des paysans locaux.

Sur le terrain, les mesures prises commencent à porter leurs fruits et les changements démontrent que l’approche de l’agriculture familiale est pos-sible. « Il y a deux ans, les prin-cipaux produits cultivés pour la commercialisation étaient les ba-nanes, le cacao, le guarana et le clou de girofle. Aujourd’hui, la production diversifiée de fruits, œufs et volaille s’est accrue. La sécurité alimentaire des fa-milles productrices s’est amélio-rée considérablement », explique Fernando Ferreira Oiticica, tech-nicien de la Fase-Bahia1, qui sou-ligne également la dynamisation

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les achats publics renforcent l’agriculture familialeLe gouvernement brésilien a mis en place deux programmes favorisant la consommation d’aliments produits par l’agriculture familiale. Ceux-ci illustrent l’importance des décisions politiques en matière de sécurité alimentaire.

LÍvIA DUArtEjournaliste à la Fédération pour l’assistance sociale et éducative (FASE-Bahia)

des marchés locaux grâce à l’augmenta-tion de la production familiale.

produire et consommer sain« Les enfants apprécient beaucoup.

Nous sommes heureuses parce que nous contribuons à la santé des enfants par-mi lesquels se trouvent aussi les nôtres », explique avec fierté Maria Alves Miran-da, qui fait partie des 95 000 familles ayant produit des aliments pour le PAA. Des aliments destinés principalement à des crèches que les familles connais-sent bien. Selon elle, des programmes comme le PAA ont une portée bien plus grande que la simple gestion d’opportu-nités de marchés et la dynamisation du commerce local. Les initiatives contri-buent à l’approvisionnement en ali-ments variés, frais, de bonne qualité et correspondant aux habitudes alimen-taires locales.

Bien que les productrices se plai-gnent du prix trop bas perçu pour les aliments transformés, Maria reconnaît les impacts positifs de l’augmentation du revenu mensuel moyen sur la réali-té quotidienne des familles.

Un avis que partage Fátima Aparecida Garcia de Moura, de la Fase-Mato Grosso, qui explique qu’avant l’instauration des programmes, les familles produisaient sans être sûres de pouvoir commercia-liser leurs récoltes. « Aujourd’hui, elles produisent de façon planifiée, pour ré-pondre à la demande du marché insti-tutionnel. Elles peuvent en même temps accéder à d’autres marchés locaux »,

confie-t-elle.Des changements positifs dont se ré-

jouit également Joélia Alves dos Santos, agricultrice dans une municipalité de Bahia. Elle affirme qu’au-delà de l’aug-mentation des revenus des ménages, le PNAE a permis d’améliorer la sécurité alimentaire des populations, dont les agriculteurs eux-mêmes.

Auparavant, le principal aliment pro-duit dans la région était la banane, ven-due aux intermédiaires. D’autres den-rées étaient en grande partie gaspillées. « Certaines familles n’avaient pas l’habi-tude de manger les fruits et légumes lo-caux. Elles ont à présent pris conscience de l’importance d’en consommer et de-viennent enthousiastes pour en cultiver et en revendre au PNAE. Beaucoup de producteurs voulaient arrêter l’activité et quitter les terres, mais aujourd’hui, ils se rendent compte qu’il est possible de vivre ici, explique Joélia, qui re-connaît les aspects bénéfiques des pro-grammes sur le développement des en-fants de la communauté. Ici, la fréquen-tation scolaire s’améliore parallèlement à l’alimentation ». Elle estime cepen-dant, en sa qualité de présidente de l’Association des habitants de la région de Rio do Braço, qu’il serait possible de vendre davantage et de diversifier l’offre si la production était mieux or-ganisée. Elle regrette que le gouverne-ment n’ait jusqu’à présent pris aucune mesure pour résoudre les questions de logistique, pour le transport des den-rées alimentaires par exemple.

un pas vers l’agriculture ÉcologiqueDe plus en plus, les fonds du pro-

gramme d’achats pour l’alimentation scolaire ciblent prioritairement les ali-ments organiques et issus de l’agricul-ture écologique. M. Monteiro, secrétaire exécutif de l’Articulation nationale d’agro-écologie (Ana), explique qu’en stimulant la diversification de la pro-duction, les achats du gouvernement favorisent également la transition vers une production agro-écologique. Plus de 330 types d’aliments sont acquis à travers le PAA.

« Le rapprochement entre le produc-teur et le consommateur stimule aus-si la production d’aliments plus sains, sans produits toxiques ». M. Monteiro explique que le PAA a expérimenté l’achat de semences traditionnelles et agro-écologiques et en a fait don aux producteurs. « L’extension de l’utilisa-tion de ces semences est très importante car elles sont mieux adaptées à la région et réduisent le degré de dépendance par rapport aux intrants. Le fait que ces se-mences soient disponibles stimule donc aussi la production agro-écologique ». n

1 Fédération d’institutions pour l’assistance sociale et éducationnelle. organisation non gouvernementale orientée sur le travail d’organisation et de développement local, communautaire et associatif. implantée dans six États brésiliens, elle a son siège à rio.

C’est démontré : l’agriculture familiale est possible. Même sans tracteur.L' c SUMEjA

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l’Afrique ne doit plus importer pour mangerAlors qu’il devrait être un exemple en matière de souveraineté alimentaire, le Cameroun importe 40% de sa nourriture. L’inefficacité du gouvernement, la corruption et les pays voisins sont mis en cause. Pour les acteurs du secteur, la solution est pourtant simple : soutenir les petits paysans.

gUStAvO kühNjournaliste à la Tribune de Genève. Cet article a été écrit dans le cadre du projet «En quête d’ailleurs 2011», un partenariat journalistique entre des médias suisses et « des pays éloignés tant culturellement, politiquement que socialement ». (eqda.ch)

C’ est le drame du Cameroun : nous avons des mil-lions d’hectares de terres arables inexploitées, un

immense potentiel hydraulique, de la main-d’œuvre disponible, mais nous sommes incapables de produire suffisamment pour nous nourrir. Nous importons donc des milliers de tonnes de vivres chaque année. » L’amer constat de Bernard Njonga, président de l’ONG Acdic1 et porte-parole de la Coalition pour la sécurité alimentaire au Came-roun, est partagé dans divers sec-teurs de la population de ce pays d’Afrique centrale.

Le Cameroun, souvent désigné comme « l’Afrique en miniature » en raison de sa diversité humaine et géographique, devrait pour-tant être un exemple en matière d’autosuffisance alimentaire, au vu de son potentiel naturel et de sa population, à plus de 50% ru-rale. Pourtant, les importations de nourriture augmentent continuel-lement depuis plusieurs décennies. « À la fin des années 1970, nous produisions près de 85% de nos be-

soins alimentaires. Aujourd’hui, à peine plus de 60% », affirme Ber-nard Njonga.

une politique agricole inexistanteLe gouvernement camerounais

est conscient du problème : « Nous avons consacré, en 2009, 500 mil-liards de francs CFA [822 millions d’euros] pour l’importation de fa-rine, de riz et de poisson, soit sept fois de plus qu’en 1994 ! Nous de-vons absolument nous libérer de cette dépendance. L’Afrique ne doit plus importer pour manger », a dé-claré en janvier le président Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, réé-lu en octobre 2011 pour sept ans.

Les acteurs concernés s’accor-dent cependant à dénoncer des discours qui ne sont jamais suivis d’actes et le fait que le Cameroun n’a pas de politique agricole cohé-rente depuis des années. Une des plus importantes actions de ces derniers mois a ainsi été le lance-ment d’une usine de tracteurs. Une « aberration » pour la plupart des spécialistes. Bernard Njonga ex-plique en effet que 97% des pro-ducteurs travaillent dans de toutes petites exploitations : « Ils n’ont pas besoin de tracteurs. Et en-core moins les moyens d’en ache-ter même s’ils avaient la possibi-lité d’avoir plus de terres. On ne

peut pas théoriser le développe-ment. Il faut agir en lisant la réa-lité du terrain ».

des subventions dÉtournÉesDes « solutions » font l’unani-

mité chez les producteurs, les ven-deurs, les ONG et les défenseurs des consommateurs. Tous récla-ment un soutien aux petits pro-ducteurs, en allouant notamment des subventions pour des fertili-sants et des meilleures semences, afin d’améliorer la productivité des exploitations. « Ces intrants sont beaucoup trop chers pour la majo-rité des paysans », explique un pro-ducteur à Foumbot, dans l’ouest du pays.

Des subventions, il en existe pourtant. Mais elles arrivent rare-ment chez les vrais producteurs. Hervé, qui cultive des ananas et des pastèques à 60 km de Yaoun-dé, raconte qu’il a déjà rempli de nombreuses demandes de sou-tien financier. « Nos dossiers res-tent systématiquement en bas de la pile. Il y a beaucoup de détour-nements », assure-t-il. Ses accusa-tions sont confirmées par des en-quêtes d’ONG. Ainsi, selon une étude de l’Acdic, en 2008, plus de 60% des aides destinées aux pro-ducteurs de maïs ont été attribuées à des structures fictives montées

1 association citoyenne de défense des intérêts citoyens. (NDlr)

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par des fonctionnaires du minis-tère de l’Agriculture.

Mais le détournement n’est pas le seul problème lié aux subventions existantes. Jean-Francis Atanga-na, producteur de poisson et d’ana-nas, avoue qu’il ne sait simplement pas comment les obtenir : « Je n’en ai jamais demandé car je ne connais personne qui puisse m’expliquer comment faire ». Le jeune homme n’est pourtant pas un pauvre pay-san illettré du fin fond du pays. Il fréquente l’université, est issu d’une famille de fonctionnaires, et son exploitation est située à une quinzaine de kilomètres seulement de la capitale.

Jean-Francis Atangana n’a pas particulièrement besoin d’intrants dans sa branche. « Moi, mon prin-cipal problème, c’est le transport », déclare-t-il en parcourant son champ d’ananas, qui s’étale sur un peu moins d’un hectare et se situe à moins de 2 km d’une route gou-dronnée. « Dans ma voiture, je peux en transporter une centaine, que je vends dans les petits marchés du coin. Mais quand un grand nombre arrive à maturité en même temps, ce n’est pas possible. Je dois appe-ler un grossiste pour qu’il vienne les chercher. Seulement, il m’im-pose le prix qu’il veut. Les ananas valent de 250 à 300 francs CFA la

pièce. Mais les grossistes ne me les prennent qu’à 100. Et je n’ai pas le choix. C’est désespérant ».

Le transport est en effet un autre problème majeur, explique Delor Magella Kamseu Kamgaing, prési-dent de la Ligue camerounaise des consommateurs. « Des productions entières pourrissent faute de pou-voir être acheminées vers les mar-chés ». Surtout lors de la saison des pluies. « La plupart des routes sont en terre ici, alors à cette époque, le transport est beaucoup plus diffi-cile. Et donc plus cher », explique une vendeuse de bananes plantains du marché central de Yaoundé.

des voisins gourmandsPour Alex, qui commercialise

des grains, le gouvernement de-vrait lancer un plan pour stabiliser les prix, notamment au travers du stockage. « Les coûts de production et de transport varient énormément d’une saison à l’autre. En amélio-rant la conservation des aliments, on pourrait faire des réserves aux bonnes périodes pour les remettre sur le marché lorsque les prix sont tendus. Le gouvernement arrive bien à le faire avec le carburant, alors pourquoi pas avec la nourri-ture, qui est ce qu’il y a de plus im-portant pour la population. » D’au-tant que la montée des prix de cer-

tains grains produit des effets per-vers en cascade. La pénurie de maïs, notamment, affecte directement le marché du poulet.

En février, le gouvernement a créé la Mission de régulation des approvisionnements des produits de grande consommation. Mais son administrateur, Cyprien Bam Zock Ntol, affirme que l’organisme n’en est encore qu’au recrutement du personnel. « Nous devrons en-suite lancer une évaluation de la situation pour pouvoir définir les grandes lignes de notre action ».

Mais le manque de véritable politique agricole du Cameroun n’est pas le seul « coupable » dé-signé. L’appétit des voisins taxés de « nouveaux riches » que sont le Gabon et la Guinée équatoriale est aussi pointé du doigt. « Ils envahis-sent les marchés et viennent parfois jusque dans les plantations ache-ter directement les produits. Cela aggrave la pénurie et fait encore augmenter les prix », assure Delor Magella Kamseu Kamgaing. Alex, le vendeur de grain, le constate aussi : « Nous achetons norma-lement un sac comme celui-ci à 60 000 francs. Mais les Guinéens et les Gabonais arrivent et en propo-sent 70 000 ou 80 000. Alors évi-demment, les producteurs leur ven-dent d’abord à eux. » n

Marché à Ebolowa, Cameroun (2011). c StOtO98

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l’agroécologie fait avancer le droit à l’alimentationPour faire reculer la pauvreté dans le monde et assurer l’autosuffisance alimentaire des populations, de plus en plus de voix soutiennent l’agroécologie. Si et seulement si la participation des paysans et les savoirs locaux sont respectés.

gAËtAN vAN LOQUErENagroéconomiste, chercheur à l’Université catholique de Louvain et conseiller du rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation

l’ agroécologie mise d’une part sur l’in-teraction entre les sols, les organismes du sol, les plantes et les arbres ainsi que

les insectes. C’est l’étude et la conception de systèmes agricoles productifs qui s’inspirent des sys-tèmes écologiques naturels. La fer-tilité dépend par exemple d’abord du système, afin de limiter les ap-ports extérieurs sous forme d’in-trants de synthèse. Une résistance se développe contre les maladies, les parasites ou les changements climatiques. D’autre part, l’agroé-cologie met les organisations pay-sannes au centre de la dynamique du développement et les implique comme acteurs des politiques. La participation n’est pas un vernis, mais un fondement.

L’agroécologie offre une ré-ponse intéressante à la question de l’affectation efficace des res-sources lorsqu’elles sont rares. Par exemple, un pays du Sud achète cent tracteurs, suite à un soutien d’un donateur ou sur ses propres ressources. À qui vont-ils ser-vir ? Souvent à cent paysans bien connectés au pouvoir et possé-dant de larges exploitations. Dans le meilleur des cas, ces tracteurs seront affectés à des coopératives qui vont partager leur usage – sans pour autant parvenir à toucher la majorité des paysans qui cultivent un hectare ou moins.

D’ailleurs, pour ceux-ci, un trac-teur n’est pas le meilleur outil :

leur usage nécessite une capacité technique, une capacité de finan-cement, et dans certaines zones, il n’y a pas de carburant pour les faire fonctionner ou celui-ci est à un prix prohibitif. Ce type d’inves-tissement n’est pas le plus ration-nel, d’autres types de mécanisa-tion sont plus appropriés

Autre exemple, en Afrique, presque tous les engrais sont im-portés, et les pays doivent pour cela utiliser leurs devises étran-gères issues des exportations. Dans un contexte où les prix de l’énergie restent hauts, fluctuent régulière-ment et influencent sur le prix des engrais, les pays qui choisissent de subsidier fortement les engrais doivent affecter des ressources de plus en plus importantes pour ob-tenir le même résultat.

L’agroforesterie est une piste al-ternative intéressante pour assu-rer la fertilité des sols sur base de ressources locales. En encoura-geant les paysans à planter dans leurs champs les arbres d’une cer-taine façon, la même parcelle pour-ra produire non seulement des cé-réales, mais aussi des fruits, du bois et des engrais : les feuilles des arbres, en tombant, vont créer de l’humus et fertiliser le sol. Les pay-sans disent : j’ai ma fabrique d’en-grais dans le champ !

les conditionsCela demande un travail parti-

cipatif entre collectivités locales et spécialistes pour identifier les meilleures espèces d’arbres qui

pourraient être développées dans des pépinières tenues par des pay-sans-entrepreneurs plus rapide-ment que dans la nature, mais aussi un soutien de l’État (des conseillers, un soutien financier à ces pépinières…), et l’aide d’outils modernes de cartographie par sa-tellite permet même de cibler au mieux des programmes nationaux.

Mais en trois-quatre ans, les ré-sultats sont là. De nombreuses études scientifiques prouvent les avantages comparatifs de l’agro-écologie sur les méthodes méca-niques de la révolution verte. Cela ne veut pas dire se passer tota-lement d’engrais : en Afrique de l’Est, certains projets choisissent d’affecter seulement un quart de leurs ressources pour financer des engrais subsidiés, pour accélérer le processus les deux premières an-nées avec des doses très modérées, mais la majorité des ressources va à des méthodes agroécologiques par-ticipatives pour assurer une vraie durabilité.

Soutenue par une recherche agronomique participative, l’agro-écologie permettrait de mêler les savoir locaux avec les apports de la science moderne, à condition de construire ces projets avec les pay-sans, et de renforcer les organisa-tions qui les représentent et les structurent, par exemple pour en-courager une dissémination hori-zontale des bonnes pratiques entre paysans. À Madagascar, les experts en agroécologie estiment qu’ils ont réussi leur mission quand leurs

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l’Afrique revendique son propre marchéCinquante ans après les indépendances africaines, l’agriculture en Afrique ne se porte pas au meilleur de sa forme. Pourtant les solutions ne manquent pas. Les décisions politiques pourraient faire avancer les choses en donnant notamment de plus grands moyens aux exploitations familiales qui assurent 60% des produits agricoles.

ENtrEtIEN AvEC NADjIrOU SALLagriculteur et secrétaire général de la Fédération des ONG sénégalaises (Fongs)

conseillers techniques locaux leur annoncent qu’ils ne font plus que conduire un bus de paysans d’un vil-lage à l’autre, car ceux-ci échangent entre eux sans besoin d’appui exté-rieur, alors que les conseillers devai-ent précédemment assurer des for-mations techniques. Accroître l’au-tonomie est important.

Jusqu’à présent, pour répondre aux défis de la sécurité alimentaire, la voie moderniste a été privilégiée. Or elle n’est pas celle qui améliore le mieux les revenus des paysans qui le nécessitent le plus – ceux qui sont régulièrement en situation d’insé-curité alimentaire – et elle ne ré-pond pas non plus au défi du chan-gement climatique.

L’agroécologie, en renforçant tant la résistance des systèmes agri-coles aux changements climatiques que les capacités des organisations paysannes à créer des savoirs et à « rendre puissants » (empower) les plus vulnérables, est une approche qui permet de faire avancer le droit à l’alimentation, et de faire reculer la faim. Elle doit bien sûr être com-binée avec des lois et des politiques qui assurent les autres aspects de ce droit. n

Pour aller plus loin :

o. De Schutter, L’agroécologie et le droit à l’alimentation, rapport présenté à la 16e session du conseil des droits de l’homme de l’oNU [a/Hrc/16/49], 8 mars 2011.

G. Van loqueren et P. Baret, « Des laboratoires aux champs : les enjeux d’un changement de paradigme », i. cassiers et al., Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris, éditions de l’aube, 2011.

Quel est l’état des lieux de l’agriculture africaine cinquante ans après les indépendances ?

Nous sommes dans une situation très mitigée. Ce qui était fonda-mental n’a pas été discuté au mo-ment des indépendances. Les po-litiques ont discuté du pouvoir au lieu de penser à créer des condi-tions favorables pour le dévelop-pement de l’agriculture dans nos pays. Cela a duré cinquante ans, alors que 70% de la population vit de l’agriculture ! À l’heure actuelle, on ne peut pas dire que l’agricul-ture se porte bien. Mais cela serait possible si un certain nombre de conditions étaient remplies.

Peut-on dire que l’agriculture nourrit les populations ?

En Afrique, l’agriculture fami-liale participe globalement à nour-rir des familles. Mais il y a un bé-mol : elle n’arrive pas à le faire dans une situation globale. Dans l’espace de la Communauté éco-nomique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), il y a maintenant ce qu’on appelle la volonté poli-tique, cette volonté de créer des conditions pour parvenir à la sou-veraineté alimentaire. Le soubas-sement de celle-ci est le dévelop-pement de l’exploitation familiale.

Au Sénégal, on trouve des ex-ploitations familiales qui peuvent se nourrir, mais il y en a qui ne peuvent pas nourrir toutes les fa-milles. Comment allons-nous chan-

ger cela ? En structurant le marché, en travaillant sur la valeur ajoutée de nos produits et en ayant des po-litiques d’aménagement du terri-toire concrètes. En même temps, nous devons rendre nos produits concurrentiels.

Les entreprises familiales sont-elles suffisamment solides pour faire face à l’agro-industrie ?

Je serai très affirmatif. Cin-quante ans après les indépen-dances, la seule structure privée qui a pu s’adapter au changement, modifier sa stratégie par rapport à la réalité, c’est l’entreprise fa-miliale. Elle est prête à faire face aux grandes industries si on l’aide à avoir un projet, si on l’aide à uti-liser et mieux gérer ses ressources naturelles. C’est elle qui a la main-d’œuvre, c’est elle qui agit.

Vous parlez de ressources naturelles. On sait que le problème qui se pose pour les entreprises familiales est celui de l’accaparement des terres et de la spéculation. Comment peuvent-elles y faire face ?

Elles peuvent se défendre si elles ont une loi qui leur permette de se défendre. Je connais des asso-ciations paysannes en Afrique de l’Ouest qui luttent depuis toujours pour arriver à créer ce cadre juri-dique. Les entités familiales sont en train de développer des straté-gies de sécurisation foncière ayant

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trait à la restauration des sols, mais, au-delà de ça, à la mise en valeur de ce cadre juridique.

L’exploitation familiale peut-elle nourrir le Sénégal ?

La situation n’est pas aussi si-nistre qu’on le pense. La structure familiale n’apporte pas sa contri-bution à l’économie nationale, et pourtant, au Sénégal, 60% des produits émanent de ces exploita-tions. C’est une façon de montrer qu’effectivement, nous pourrions arriver à nous nourrir si nous agis-sions sur la productivité globale de l’exploitation familiale.

Quelle est la compétitivité des exploitations familiales face aux produits exportés issus d’une agriculture subventionnée ?

Les marchés africains sont inon-dés de produits qui viennent concurrencer les produits locaux. Le constater n’avance à rien. Le plus fondamental est de créer des conditions pour que nous puis-sions avoir nos propres marchés. L’Europe s’est développée en ayant son propre marché, idem pour les États-Unis. Il faut qu’on nous per-mette d’avoir les conditions pour créer nos propres marchés. On ne va pas en guerre sans avoir les mêmes armes, il faut être très pru-dent sur ces questions.

Ce que nous revendiquons en Afrique, c’est d’investir dans l’agri-culture, c’est de créer nos propres marchés, des conditions aux ni-veaux local, régional et national pour arriver, à un moment donné, à échanger. Nous avons tant de produits céréaliers que l’on peut échanger, tant de produits légu-mineux : c’est sur cet aspect qu’il faut travailler.

Au niveau de la Cedeao, on s’in-téresse à cet aspect régional. Cela inclut les infrastructures pour la mobilité, les conditions de trans-formation, de conditionnement, qui permettent une accessibili-té rapide.

Quelles sont les orientations de la politique agricole (Ecowap) mise en place par la Cedeao, dont vous avez parlé tout à l’heure ?

Cette politique a pour grande orientation de parvenir après un certain nombre d’années à la sou-veraineté alimentaire des États ouest-africains. Son socle sera l’ex-ploitation familiale. Elle a proposé toute une série d’éléments qui ont pour but de tout mettre en œuvre pour arriver à atteindre cet objec-tif. La participation de l’ensemble des acteurs sera déterminante.

À ce niveau-là, il semble que les organisations paysannes (OP) ont été mises à contribution pour l’élaboration de cette politique agricole. Quelle est l’influence de ces celles-ci, dont la vôtre ?

Nous avons participé à la créa-tion de la politique agricole de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), ensuite de la Cedeao. La deuxième problé-matique, c’est comment agir sur les pays. Ces dernières années, nous nous sommes demandé sur quoi l’on pouvait compter pour nourrir les populations africaines. Nous proposons des pistes sur ces éléments, nous essayons d’alerter les décideurs, nous les convions à des ateliers de concertation en essayant d’intégrer le maximum d’outils.

Vous parliez de la création d’un marché régional. Est-ce que les conditions sont mises en place pour le développement de ce marché au niveau des barrières douanières, de la tarification... ?

Tous les pays de la Cedeao ont si-gné un engagement pour un mar-ché régional. C’est ce que j’appelle la volonté politique. La deuxième chose, c’est la mise en œuvre de ces politiques. Un autre problème, ce sont les routes. Maintenant il existe des voies de liaison entre les différents pays, les gens voyagent plus facilement. Les barrières tari-faires existent, les gens les ont dé-noncées, on en parle chaque année et il commence à y avoir des ou-vertures sur ces questions.

Est-il facile pour vous d’uniformiser l’ensemble des volontés au sein même des OP ?

Le mouvement en lui-même est quelque chose qui bouge, mais, dans la zone de la Cedeao, nous avons des organisations fortes et structurées qui sont devenues des interlocuteurs puissants au niveau des prises de décisions dans le do-maine agricole.

N’avez-vous pas peur justement que cette « force » soit récupérée par le politique ?

Cette tentative est quotidienne, c’est un piège que l’on essaye d’évi-ter. Dans les OP, on retrouve par-fois des leaders puissants et cha-rismatiques qui sont récupérés par

Marché à Akkra, Ghana (2008). c jNtOLVA

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le pouvoir, mais cela n’empêche pas le mouvement de continuer.

Qu’est ce qui ce qui caractérise la force du mouvement paysan en Afrique de l’Ouest ?

Sur le plan politique, les OP ont su détecter l’endroit où il fallait agir. Les OP ont compris qu’il faut tou-jours créer des espaces. Par exemple, quand on a créé la Cedeao, elles ont compris qu’il fallait réunir des plate-formes pour être intégré dans le pro-cessus de prise de décisions. C’est une forme d’anticipation pour savoir quand et comment agir au niveau po-litique. Il faut également souligner que ce sont des organisations qui ont une histoire, depuis les années 1974-1976 ; elles ont un background, de l’expérience. Elles ont participé à tout un processus pour obtenir leur auto-nomie, aussi bien au niveau local que national. Elles ont su créer l’espace qu’il fallait au moment où il fallait pour pouvoir dialoguer au niveau po-litique. Mais, en même temps, la ques-tion économique a trop traîné au ni-veau politique.

Ne pensez-vous pas que ce soit un combat perdu d’avance ? Comment ça se passe avec l’UE ?

Pour commencer, l’UE, ce n’est pas notre espace ; c’est un espace de par-tenariat. Nous cherchons à mener le même combat que celui mené avec la Cedeao : nous cherchons à dire à nos dirigeants d’être dans une posture de partenariat équitable. Ce combat n’est pas facile, nous péchons indubitable-ment sur ce sujet, nos gouvernements pèchent… Il faut reconnaître que si les APE n’ont pas été signés, c’est parce que nous, organisations pay-sannes, avons mené un combat en ce sens. Mais c’est un dialogue de sourd : ce que nous pensons n’est pas forcé-ment ce que pensent les décideurs. Au niveau européen, nous avons des or-ganisations « sœurs » avec lesquelles nous dialoguons. La question de l’agri-culture n’est pas une question de fron-tière. Tout ce que nous pouvons, c’est influencer ceux qui ont la légitimité de négocier, et ce sont nos États. n

Propos recueillis par Seydou Sarr et Wendy Bashi (InfoSud Belgique).