Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

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HORIZONS DIPLOMATIQUES DOSSIER | GEOPOLITIQUE DE LEAU Printemps 2013 3

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HORIZONS

DIPLOMATIQUES

DOSSIER | GEOPOLITIQUE DE L’EAU

Printemps

2013

3

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HORIZONS DIPLOMATIQUES

Directrice de la publication

Raluca SCHUMACHER, Co-présidente de Youth Diplomacy

Conseil éditorial

Lucas BRUNET, Directeur de programme « Mondialisation et environnement »

Claire CALMELS, Directrice de programme « Gouvernance européenne »

Elisa DEHOVE, Directrice de programme « Géopolitique de l’eau »

Iris DELAHAYE, Directrice de programme « Géoéconomie et finance internationale »

Thomas FRIANG, Co-Président de Youth Diplomacy

Nicolas JUPILLAT, Directeur de programme « Affaires politiques et de sécurité »

Luc PIERRON, Directeur de programme « Questions sociales dans la mondialisation »

Matthieu SOULE, Directeur de programme « Nouvelles technologies et Relations internationales »

Youth Diplomacy

Youth Diplomacy est un think tank dont l’objectif est de donner à la jeunesse française des clés de

lecture transpartisanes de la mondialisation. La citoyenneté s’exprime aujourd’hui dans un contexte de

plus en plus globalisé que les parcours scolaires ne permettent pas toujours d’appréhender.

Modestement, Youth Diplomacy souhaite offrir une réponse à cette carence, sur la base du partage de

connaissances par ses conférences, ses publications et sa capacité à permettre aux jeunes de se rendre à

des Sommets internationaux en tant qu’acteurs ou observateurs.

Nous écrire un courrier : 79, Avenue de la République, 75011 Paris

Nous écrire un mail : [email protected]

Contribuez : [email protected]

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SOMMAIRE

Editorial ................................................................................................................................................... 3

DOSSIER

Grand Entretien : 2013 – Année internationale de la coopération dans le domaine de l’eau .................. 7

Une Baltique de l’environnement est-elle possible ? ............................................................................ 13

Le lac Léman : Une géopolitique multiscalaire, du local aux enjeux de la mondialisation .................. 31

¡ Conga no va ! Approvisionnement en eau domestique activité minière. La cas polémique du projet

Conga a Cajamarca (Pérou) ................................................................................................................... 44

La question des sources en géographie : Polysémie danubienne .......................................................... 55

Le bassin du Mékong. De l’hydroélectrique à la géopolitique .............................................................. 68

Les eaux de l’Himalaya, un enjeu stratégique pour les pays d’Asie du Sud ......................................... 86

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EDITORIAL

“The foreman over there hates the gang,

The poor people on the farm get it so rough,

Truck drivers drive like the devil,

The policemen they're acting so tough.

They need water,

Good water,

They need water”

The Who, “Water”, 19731

En 1973, les guitares du groupe

mythique sonnaient en hommage à l'eau,

source de tout, source de la fureur de vivre,

source de désir d'horizons nouveaux, mais

aussi source de tensions, de rixes et de

quiproquos. C'est cette ambition que se donne

ce nouveau numéro de la revue Horizons

diplomatiques, en traitant de ce que l'on

appelle, en majuscules, la Géopolitique de

l'Eau.

Le terme de géopolitique est en soi

polémique, puisqu'il comporte de lourdes

connotations originelles. En 1976, Yves

Lacoste publie La géographie, ça sert d'abord

à faire la guerre2. Ce manifeste entend

rappeler que les géographes ont joué un rôle

spécifique dans le rapport entre géographie,

politique, et domaine militaire. Des noms

viennent alors rapidement à l'esprit. Ainsi,

Ratzel3 et le "lebensraum" qui a justifié

l'entreprise nazie, et Mackinder4 par son

1 The Who, “Water”, Track Records/MCA, 1973. 2 Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la

guerre, Paris : Maspero, 1976, 187 p. 3 Friedrich Ratzel, Géographie politique, Paris : Éditions

régionales européennes et Economica, 1988 (1re éd. en

allemand, 1897), 385 p. 4 Halford John Mackinder, “The Geographical Pivot of

History”, Royal Geographical Society, Avril 1904.

"heartland" forgé en plein contexte de guerre

froide ont tous deux nourri les réflexions des

stratèges politiques et militaires, en orientant la

façon dont on se représentait l'espace national,

la cohabitation avec d'autres puissances à

l'échelle du globe, et les luttes de puissance

qu'il fallait mener au nom de l'affirmation de

telle ou telle idéologie. Les cartes s'en sont

trouvées affectées, les traités en ont découlés,

les guerres s'ensuivirent. Les discours de

militaires, journalistes et commentateurs ont

relayé l'omniprésence de la géopolitique dans

les relations internationales, faisant du monde

un ensemble découpé en plusieurs puissances

plus ou moins importantes, plus ou moins

légitimes.

Après l'implosion de l'URSS et le

déclenchement de la Guerre du Golfe, un

nombre croissant de spécialistes a peu à peu

endossé l'étiquette de géopoliticiens : le terme

"géopolitique" tendait à signifier "spécialiste

du monde, dans ses soubassements

idéologiques et politiques". Le terme est vite

devenu interchangeable avec celui de

"stratégique" ou "international". La

dramatisation et le catastrophisme médiatique

ont quant à eux forgé une image spectaculaire

propre au champ de la géopolitique. Le

contexte post-guerre froide a continué à donner

naissance à son lot de conceptions

géopolitiques, qui posaient la partition

différentielle du monde en ensembles par

essence antagonistes. L'exemple le plus

tonitruant est celui du "clash of civilizations"

de Samuel Huntington5, qui définissait

5 Samuel Huntington, Clash of Civilizations and the

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5

l'organisation du monde selon huit aires de

civilisation.

En nous départissant de ces

conceptions manichéistes, en orientant notre

propos vers plus de neutralité, en affinant

toujours plus l'échelle d'analyse, ce afin

d'échapper aux grossissements de traits et aux

conclusions simplistes, nous nous proposons

de traiter de la géopolitique comme science qui

présente les rapports entre acteurs, dans un

cadre politique prédéfini, allant des

interactions de quartier aux rapports

intercontinentaux.

En brassant des champs qui creusent

toujours plus avant la profondeur des

questionnements épistémologiques liés à la

géopolitique, nous entendons traiter d'un objet

spécifique, celui de l'eau. Et si nous

introduisions l'eau à l'aide de ses attributs

essentiels ? Le Larousse stipule : « Liquide

incolore transparent, inodore et insipide, qui

constitue un milieu indispensable à la vie.

L'eau est constituée de molécules formées de

deux atomes d'hydrogène et d'un atome

d'oxygène (H20). Elle bout à la température de

100°C, sous la pression de l'atmosphère, et se

solidifie à 0°C (glace, neige). La température

de son point triple est 0,01°C. Elle existe dans

l'atmosphère à l'état de vapeur. Un volume de

1 cm3 d'eau à 4°C a sensiblement une masse de

1 g ».

Pourquoi l'eau, aves ces attributs

énumérés, engendre-t-elle des conflits à

Remaking of World Order, Simon & Schuster, 1996, 367

p.

échelles variables, parfois croisées, voire

emboîtées ? Quelle est la raison pour laquelle

l'eau engendre des guerres, de quartiers ou

entre nations, entre aménageurs ou entre

sociétés civiles ? C'est parce qu'elle est une

ressource, qui se raréfie de plus en plus à

l'échelle du globe. Là est posé l'enjeu de notre

interrogation. L'eau comme ressource, l'eau-

ressource, qui "se trouve à l'origine de mythes

et de cultes", selon les mots de Roger Brunet.

En ce sens, la géopolitique propre à l'eau ne

scinde pas la réflexion, ne réduit pas la portée

du regard : au contraire, elle porte en elle les

germes qui expliquent ce qui est au centre des

interactions sociales, des arbitrages politiques,

des transactions économiques. L'eau est alors

vue comme richesse potentielle, comme valeur

marchande, comme ressource épuisable. L'eau

est ressource physique, "naturelle", mais elle

est objectivée par les économistes et autres

décideurs, et entre ainsi dans la catégorie de

valeur d'usage socialisée. Ressource = Relation

sociale. L'eau existe comme matière première

ou comme énergie naturelle, mais elle acquiert

comme valeur celle que la transaction sociale

lui attribue. Eurêka !

La géopolitique de l’eau apparaît alors

comme un thème de recherches et d’études qui

couvre l’ensemble des territoires et se dissout

dans un grand nombre de problématiques. Ces

problématiques, c’est à l’aide d’un groupe de

rédacteurs que nous tenterons de nous y atteler,

en tentant la prouesse de l'originalité. La

prétention de ces articles n’est pas de couvrir

l’ensemble des questions et des enjeux, mais

d’en souligner quelques-uns et d’y apporter

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des éléments de compréhension. C’est un

projet interdisciplinaire qui est mis en place,

appuyé par une dimension géographique

nécessaire. Géographes de formation pour la

plupart d’entre nous, nous utiliserons autant de

références qui appartiennent à d’autres

disciplines telles que l’histoire, la sociologie,

la science politique, la philosophie, ou encore

la géologie !

Mêler différentes compétences pour

aborder un objet de réflexion commun permet

de proposer une vision approfondie et qui tente

de se faire plurielle. C’est pourquoi les

thématiques traitées sont nombreuses et

traiteront l’eau sous toutes ses formes : des

sources des grands fleuves aux lacs et océans,

en passant par les précipitations et les

ressources hydrauliques souterraines, pour

arriver jusqu’à l’eau du robinet… Aussi, nos

articles s’inscrivent dans de grands débats et

des problématiques qui seront des clefs de

lecture du monde contemporain : des questions

d’épistémologie et d’histoire de la géopolitique

de l’eau, de l’actualité, des interviews

d’acteurs, de grands conflits liés à cette

ressource, ou encore des grands enjeux

environnementaux.

Magda Maaoui et Nora Nafaa, ENS Lyon

Notes de la rédaction

Ont participé à ce numéro : Elisa Dehove, Iris

Delahaye, Nicolas Escach, Magda Maaoui,

Nora Nafaa, Octavie Paris, Anaïs Volin.

Les opinions exprimées ici ne relèvent que de

la responsabilité des auteurs des articles et en

aucun cas des institutions auxquelles ils sont

rattachés.

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GRAND ENTRETIEN : 2013 – ANNEE INTERNATIONALE DE LA

COOPERATION DANS LE DOMAINE DE L’EAU

Grand Entretien avec PIERRE BERTHELOT par Elisa DEHOVE

M. Pierre Berthelot est docteur de l’Université de Bordeaux III depuis Juin 2008 (mention : cultures

et sociétés dans le monde arabe et musulman) et il est actuellement Enseignant-Chercheur au

CERMAM (Centre d’étude et de recherche sur le monde arabe et musulman), à l’Université Paris II-

Panthéon Assas et à la Faculté libre de Droit, d’Economie et de Gestion de Paris. Ses thèmes de

recherche concernent notamment les enjeux géopolitiques et géostratégiques relatifs à l’accès à l’eau

au Proche-Orient, au conflit israélo-palestinien, et à l’axe syro-iranien.

Elisa Dehove est diplômée du Master 2 de Coopération Internationale à l’Université Panthéon-

Sorbonne. Passionnée par le secteur WASH (Eau, Assainissement et Hygiène), elle travaille

aujourd'hui au sein du Partenariat Sanitation and Water for All.

Youth Diplomacy - Les Nations Unies ont

consacré l’année 2013 comme l’année

internationale de la coopération dans le

domaine de l'eau. Qu’est-ce que cela signifie

concrètement ? Que peut-on attendre

comme actions concrètes dans le contexte

géopolitique ?

Pierre Berthelot : Cette initiative a pour

objectif de montrer que l’eau, à travers un

certain nombre de manifestations et de

rencontres scientifiques peut être et doit être un

facteur de coopération davantage que de

conflit, alors que c’est plutôt cette dernière

thématique qui semble s’imposer auprès des

opinions publiques, à travers quelques cas

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fortement médiatisés qui restent cependant

minoritaires à l’échelle de la planète et de

l’ensemble des bassins hydrographiques. Il

s’agit aussi de maintenir l’attention sur ce sujet

crucial, alors que l’événement majeur, le

Forum mondial de l’eau n’a lieu que tous les

trois ans (le dernier a eu lieu à Marseille en

2012). En revanche, cette année internationale

de la coopération et les Nations-Unies

devraient probablement s’attacher à mettre en

exergue quelques cas emblématiques, à la fois

pour rendre plus visible leur action et de façon

concrète comment elle peut améliorer la

coopération lorsqu’elle est délicate. On peut

penser au cas du Nil où on pourrait envisager

une grande rencontre internationale avec tous

les acteurs concernés.

Y.D. - La « crise de l’eau » est souvent

décrite comme une crise de gouvernance.

Peut-on attendre un plus grand engagement

des politiques ? Peut-on attendre des

Nations Unies qu’elles interpellent les

politiques pour une meilleure gestion des

ressources en eau et sur les politiques

d’accès à l’eau dans les pays en

développement ?

Pierre Berthelot : C’est le rôle des Nations-

Unies d’interpeller les responsables politiques

pour qu’ils agissent pour améliorer la situation,

en particulier dans des pays qui doivent faire

face à une vraie crise de l’eau. Seulement, ce

n’est probablement pas suffisant pour les

inciter à agir vite et avec efficacité. Il faut

savoir habilement associer « la carotte et le

bâton » avec par exemple une remise de prix

aux chefs d’Etats ou de gouvernements qui

auraient obtenus de bons résultats suite à la

mise en place d’une politique efficace de

gestion de la ressource, et un accès privilégié à

des financements internationaux, et de l’autre

côté des avertissements et une restriction à ces

financements privilégiés lorsqu’aucune mesure

annoncée n’a été suivie d’effets.

Y.D. - La Gestion Intégrée des Ressources

en Eau (GIRE) remporte un succès

croissant à travers le monde. Pourriez-vous

revenir sur ce modèle de gestion « à la

française » ? Serait-t-il transposable à

travers le monde ? Quels espoirs porte-t-il ?

Pierre Berthelot : La GIRE part du principe

que ce qui menace la question de l’eau, ce

n’est pas tant son indisponibilité ou son

insuffisance que sa mauvaise gestion et qu’à ce

titre, il fut une coordination efficace de

l’ensemble des acteurs concernés pour y

parvenir. C’est à partir des Principes de Dublin

en 1992 que cela se généralise

progressivement, et c’est considéré comme

l’outil le plus adapté pour parvenir à un

développement durable et écologique de la

ressource. Cependant, ce modèle de gestion

n’est pas forcement transposable tel quel dans

le monde, puisque chaque Etat a ses

spécificités et que la coordination entre acteurs

concernés se fera avec plus ou moins de

facilité. En revanche, et c’est ce qui est

intéressant avec la GIRE c’est que bien qu’elle

soit parfois considérée comme un peu trop

théorique, c’eau d’abord qu’elle reste assez

facilement adaptable, et donc transposable à

travers d’autres pays. C’est d’ailleurs en partie

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le cas ou sur le point de l’être dans de

nombreuses régions du monde comme le

rappelle le RIOB (réseau international des

organismes de bassin) sur son site internet

(www.riob.org) ou ses publications et en

particulier son « Manuel de gestion intégrée

des ressources en eau ».

Y.D. - La gestion par bassin peut-elle être

une solution pour pallier aux blocages

politiques dans certaines régions où les

conflits géopolitiques de l’eau sont

récurrents, comme par exemple entre Israël

et la Palestine ?

Pierre Berthelot : En théorie oui, mais le

problème est que pour aboutir à cette gestion

par bassin dans des zones conflictuelles,

encore faut-il pouvoir créer un organisme de

gestion du bassin concerné, ce que promeut

notamment le RIOB (réseau international des

organismes de bassin), dont le secrétariat

technique permanent, basé à Paris, est assuré

par un Français, Jean-François Donzier. Le

problème est que lorsqu’il n’existe pas de

relations diplomatiques entre tous les Etats du

bassin et pas de médiateur impartial accepté

par tous, c’est impossible, et c’est ce qui

explique le blocage actuel au niveau du bassin

du Jourdain, composé des Territoires

palestiniens, d’Israël, mais aussi de la Jordanie,

de la Syrie et du Liban. A l’inverse des Etats

en confrontation plus ou moins ouverte comme

le Pakistan et l’Inde peuvent s’orienter vers

une gestion concertée de bassins communs, car

la question de l’eau n’a presque jamais été

instrumentalisée malgré quatre guerres depuis

1948.

Y.D. - Dans le secteur de l’eau, le débat

entre gestion publique et gestion privée est

particulièrement prégnant. Alors que dans

certaines régions, et notamment dans

certains Etats européens, on observe un

retour aux régies municipales, on observe

une croissance des partenariats public-

prives dans les pays des Suds (avec

croissance de la conditionnalité des banques

et agences de développement). Dans le futur,

pensez-vous qu’un modèle prévaudra sur

l’autre ? Ou un équilibre est-il envisageable

avec des études au cas par cas ?

Pierre Berthelot : Aucun modèle (concession,

régie, affermage, partenariat public-privé…)

ne s’imposera probablement car il faut

précisément étudier au cas par cas celui qui est

le plus approprié. Dans plusieurs Etats, et en

particulier dans les pays en développement, les

populations sont parfois très satisfaites de la

gestion par le secteur privé de leur eau potable

(c’est le cas de la Lydec à Casablanca, Groupe

Suez) mais à l’inverse d’autres critiques le rôle

de multinationales, qui auraient des impératifs

de rentabilité et augmenteraient de façon

excessive les tarifs. Dans certains Etats, le

gouvernement n’a pas les moyens financiers

voire les compétences de mettre en place

toutes les infrastructures nécessaires à une

bonne distribution de l’eau et il va donc

privilégier le partenariat avec les opérateurs

privés.

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Y.D. - Notre organisation, Youth

Diplomacy, tente d’interpeller les politiques

sur l’intégration des jeunes lors des grands

sommets internationaux. Pensez-vous que

les jeunes puissent apporter un nouveau

souffle aux débats ?

Pierre Berthelot : Certainement, et en

particulier lorsqu’ils ont eu l’opportunité de

voyager ou d’étudier à l’étranger, ce qui est de

plus en plus le cas. Cela permet d’avoir des

visions ou des approches nouvelles ou inédites

sur un certain nombre de sujets, qui sont alors

plus facilement transposables en France ou

dans sa sphère d’influence. Cela permet de

faire prendre à nos dirigeants que nous ne

sommes plus l’épicentre politique et

économique du monde, dont le centre de

gravité se déplace à grande vitesse.

Y.D. - Pensez en terme de “Nexus”

permettra-t-il de mieux répondre aux

pressions globales en terme d’eau, d'énergie

et d’alimentation ?

Pierre Berthelot : En effet, les problématiques

sont liées. Lorsque l’on parle de souveraineté

alimentaire ou de sécurité alimentaire, cela

implique que l’on a réfléchi parallèlement à

une politique efficace de gestion des

ressources hydriques. De même, les questions

énergétiques sont de plus en plus associées à la

question de l’eau ou de l’environnement. Par

exemple, le dessalement, cela semble être très

bien lorsque l’on se trouve en situation de

stress hydrique, mais il convient d’évaluer le

coût écologique, car il faudra le plus souvent

de l’énergie fossile polluante pour faire

fonctionner l’usine. De même, si les barrages

sont critiqués d’un point de vue écologique

(effets parfois négatifs sur l’écosystème), ils

sont aussi à l’origine de la production

d’électricité, et en l’occurrence de manière

« propre », alors c’est autant de CO2 qui n’est

pas produit, et par rapport au nucléaire, avec

des risques en termes de sécurité relativement

plus limités pour les populations. Il faut donc

une approche globale.

Y.D. - On parle de plus en plus du concept

d’eau virtuelle. Voyez-vous en ce concept un

outil utile à la gestion et à la répartition des

ressources en eau en situation de pénurie ?

Pierre Berthelot : Ce concept est à manier avec

prudence. Certes, dans certains cas, il peut

utilement permettre de réduire la dépendance à

l’eau, en important par exemple des céréales,

ce qui permet d’éviter de mobiliser trop d’eau

sur le plan domestique, qui est indirectement

présente dans ces produits importés. En

revanche, cela accroît aussi les risques de

dépendances vis-à-vis d’Etats étrangers (qui

pourront un jour faire pression en fonction de

leurs intérêts), mais aussi par rapport à la

volatilité des prix, et enfin, cela fait fuir vers

les villes de nombreux agriculteurs qui dans

certains cas auraient été plus utiles dans les

campagnes pour lutter contre la désertification

et fixer des populations qui parfois ne

trouveront pas de travail dans les villes (qui

verront de leur côté la demande en eau

exploser) et qui dans la zone sahélienne se

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tourneront vers des mouvements radicaux

fautes de ressources suffisantes pour vivre.

Y.D. - Les Nations Unies ont annoncé,

l’année dernière, que l'Objectif du

Millénaire pour le développement relatif à

l'eau potable avait été atteint en avance.

Que pensez-vous de ces chiffres ? Quelle

devrait être la prochaine étape ou le

prochain objectif, selon vous ?

Pierre Berthelot : Pour pouvoir tenter de

répondre, il faut savoir de quels objectifs on

part. Ils sont plutôt modestes, car il est clair

que si on fixe un cap impossible à atteindre, le

risque de démobilisation est grand. Des

progrès réels ont été réalisés, notamment parce

que l’on a observé que plusieurs Etats qui

partaient avec un handicap ont connu de fortes

croissances économiques. Mais le problème

c’est que ces chiffres sont généraux, et lorsque

l’on regarde pays par pays, on doit être

beaucoup plus nuancé, beaucoup sont très en

retard, et la situation est parfois catastrophique.

Néanmoins, il bon de fixer des objectifs

internationaux sur la durée, sinon, l’inaction

risque de se perpétuer. Le prochain objectif

devrait être d’agir davantage sur la qualité de

l’eau fournie et non plus uniquement sur son

accessibilité ou sa quantité.

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RESUME

Pierre Berthelot est chercheur associé à l'Institut Français d'Analyse Stratégique (IFAS) et à la

Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES). Fort de son expérience, Pierre Berthelot a

partagé avec nous sa vision du futur de la géopolitique de l’eau. On retiendra de cet entretien que

la gestion de cette ressource doit, avant tout, être appréhendée dans sa globalité, c'est-à-dire de façon

plurisectorielle, pluridisciplinaire, multi-niveaux et multi-générationnelle.

Mots-clés : eau, géopolitique, nexus, gestion, coopération, innovation

ABSTRACT

Pierre Berthelot is an associate researcher at the French Institute for Strategic Analysis (IFAS) and the

Mediterranean Foundation for Strategic Studies (FMES). In this interview, Pierre Berthelot shares his

vision for the future on the geopolitics of water. The interview teaches us that management of such a

scarce resource must, above all, be understood in its entirety, that is to say at a cross-sectoral,

interdisciplinary, multi-level and multigenerational level.

Keywords: water, geopolitics, nexus, management, cooperation, innovation

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UNE BALTIQUE DE L’ENVIRONNEMENT EST-ELLE POSSIBLE ?

Par Nicolas ESCACH, membre de Youth Diplomacy

Après trois années passées à l’Ecole Normale Supérieure, au cours desquelles il a obtenu l’agrégation

de géographie, Nicolas Escach prépare actuellement une thèse consacrée au rôle des réseaux de villes

dans la construction d’un espace baltique sous la direction de Lydia Coudroy de Lille (Lyon II) et de

Boris Grésillon (Aix-Marseille). Ses recherches l’amènent à mettre en perspective l’appui de ces

réseaux dans les processus d’européanisation et de métropolisation des villes baltiques, et font

régulièrement appel à des références issues des sciences politiques, de l’histoire, de la sociologie ou

de la littérature nordique et balte. Il a parallèlement collaboré à des programmes de recherche

appliquée pour la DATAR (Délégation interministérielle à l'Aménagement du Territoire et à

l'Attractivité Régionale) et la région Rhône-Alpes, autour de réflexions sur la politique européenne de

cohésion et a travaillé comme assistant au service culturel de l’ambassade de France à Berlin. Son

intérêt pour la géographie l’a également conduit à partager sa passion à la radio (Aligre FM) ou dans

la presse écrite.

« La propreté nous sépare, la saleté nous réunit »6

Aphorismes, Samuli Paronen (1917-1974),

romancier finnois

Il a suffi d’un aphorisme du romancier

finnois Samuli Paronen pour dresser les

contours d’une régionalisation baltique bien

plus ambiguë qu’il n’y paraît. Régulièrement

présenté comme « un laboratoire à ciel ouvert

de la gouvernance transnationale »

6 Citation recueillie dans le numéro 674-675 de la revue

Europe, publiée en Juin 1985.

(Christensen, 1997)7, l’espace baltique associe

des Etats et régions aux contrastes évidents. En

2009, Hambourg (DE) présentait le 4ème

PIB

par habitant en SPA de l’Union Européenne

alors que la région Lubelskie (PL) se classait

parmi les territoires les plus pauvres juste après

7 CHRISTENSEN T., « A European Meso-Region?

European Perspectives on the Baltic Sea Region », In:

JOENNIEMI P., (dir.), Neo-nationalism or regionality.

The restructuring of political space around the Baltic

Rim, Stockholm, NordREFO, 1997, pp.297-298.

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la plupart des régions roumaines et bulgares8.

Le PIB par habitant des régions riveraines était

alors marqué par un écart de 1 à 59. Dans ces

conditions, comment aborder la question d’une

régionalisation de l’ensemble des Etats

riverains ? Régionalisation est ici à entendre

comme la production d’un espace

supranational, aux limites souvent incertaines,

que forme un ensemble de réseaux d’acteurs

gouvernementaux et non gouvernementaux par

leur coopération autour de défis, d’intérêts, de

projets communs qu’ils ne pourraient pas

mener à une échelle inférieure.

La plupart des acteurs s’accordent eux-

mêmes à concéder que la région baltique est

une entité artificiellement construite par le

politique. De création récente comme unité

historique, sociale, politique, institutionnelle,

la région baltique relèverait même du mythe.

Ole Wæver le démontre dès 1991 : « La région

baltique existe-t-elle ? Pas pour l’instant, mais

ce sera bientôt le cas »10

. « L’ère de

l’alliance » a constitué le premier cycle de

production d’un discours baltique unifié. Il

prend ses racines au cours de la guerre froide.

Après que l’option d’une Allemagne unifiée ait

été écartée, et la division de l’Europe

largement entérinée, l’Union Soviétique vise

une reconnaissance de la RDA, et plus

largement, de ses frontières. La neutralité de la

Suède et une position relativement floue de la

Finlande (ligne Paasikivi), transforme ces deux

8 11e région la plus pauvre selon le PIB par habitant en

SPA en 2009. 9 Statistiques issues du site Eurostat (consulté le

20/09/2012). 10 WAEVER O., « Nordic Nostalgia: Northern Europe

after the Cold War », International Affairs, Vol. 68, n°1,

Janvier 1992, p.102.

pays en fronts pionniers à conquérir pour les

deux blocs antagonistes, lancés à la recherche

d’alliés11

. « L’ère de la convergence » marque

quant à elle les décennies 1980 et 1990 et vise

à surmonter les divisions de la guerre froide.

Les premiers réseaux baltiques institutionnels

apparaissent à cette époque et ont pour objectif

une démocratisation des anciennes sociétés

soviétiques et une mise en convergence des

normes politiques, administratives et

économiques. Enfin, à partir de 1999 et plus

encore dès 2004, « l’ère de l’européanisation »

acte la transformation de la Baltique en « lac

européen » avec huit pays membres sur neuf

pays riverains. Ces trois périodes culminent

avec l’émergence de forums ou de traités

essentiels : la naissance d’HELCOM en 1974,

la création du CBSS en 1992 et la mise en

place d’une « Dimension septentrionale » en

1997, suivie d’une stratégie européenne en mer

Baltique censée la relancer en 2009. Au cours

de ces trois étapes, les impératifs

environnementaux ont été détournés,

instrumentalisés mais rarement pris au sérieux.

La convention d’Helsinki, résultat d’une

compétition acharnée entre la Suède et la

Finlande pour le pilotage d’actions

environnementales en Baltique12

, est surtout à

l’époque de sa ratification, un moyen d’exalter

les valeurs des deux blocs. Le Conseil des

Etats de la mer Baltique, créé en 1992,

associant la Russie aux Etats baltes et aux

autres pays riverains écarte rapidement les

11 SIMOULIN V., La Coopération Nordique, Paris,

Éditions l’Harmattan, 1999, 319 p. 12 JOAS M., JAHN D., KERN K., Governing a common

sea, environmental policies in the Baltic Sea Region,

Londres, Earthscan, 2008, 238 p.

Page 15: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

15

questions de sécurité dure au profit d’une

coopération sur des sujets moins polémiques

comme l’environnement ou la culture13

. Quant

à la stratégie européenne en mer Baltique, qui

devait renouer avec la vocation première de la

Dimension septentrionale, à savoir un

renforcement de la gouvernance

transfrontalière aux marges de l’Europe, elle

relaie rapidement la Russie au rang de

« partenaire associé ». Dans les trois cas,

l’environnement offre une « régionalisation du

consensus » dans laquelle des acteurs refusant

le moindre conflit peuvent se complaire.

Il ne s’agit pas de nier le besoin d’une

coopération écologique autour d’une mer peu

profonde (53m en moyenne), à faible

renouvellement (tous les 30 ans), alimentée par

un bassin versant de 1,7 millions de km² soit

quatre fois sa taille, et support de 15% du trafic

de marchandises mondial, avec 5 000 navires y

circulant par mois. Les scientifiques estiment

par ailleurs que 40 000 tonnes d’armes

chimiques y sont encore stockées. Cependant,

la nécessité d’une action rapide et sans

équivoque ne doit pas oblitérer une réflexion

sur l’environnement comme possible levier de

substitution. Ces questions ne pourront pas être

efficacement traitées sans un renforcement des

coopérations de l’UE avec la Russie et la

Biélorussie qui comptent parmi les pays les

plus pollueurs. La Baltique n’aurait-t-elle donc

rien d’autre à partager que les conséquences de

la « tragédie des biens communs »14

?

13 MARIN C., « Argument baltique : faux prétexte et

modèle juste », Outre-terre, n°23, 2009, pp.347-362. 14 Expression tirée d’un article controversé de l’écologue

américain Garrett James Hardin publié dans la revue

Science en 1968.

Si les conditions ne semblent pas

pleinement réunies pour une régionalisation

environnementale à l’échelle étatique, la

dynamique serait-elle en marche à l’échelle

des villes ? Le thème de la ville durable est

certainement celui qui met le plus en tension

crise et innovation. Il est désormais admis que

croissance économique et politique

environnementale peuvent cohabiter15

. La

Baltique a constitué un espace clé dans

l’application et même la naissance des grands

textes sur la ville durable à l’image de la

Conférence des Nations-Unies sur

l’environnement humain de 1972 (Stockholm)

ou de la première conférence européenne sur

les villes durables de 1994 (Aalborg). En 2011,

trois des six principaux éco-quartiers

européens sont situés en mer Baltique :

Vesterbro à Copenhague, Bo01 à Malmö,

Hammarby Sjöstad à Stockholm. Huit des 14

villes européennes ayant pris une initiative ou

plus en matière d’énergies renouvelables y

sont localisées dont Hambourg, Växjö ou

Stockholm16

. Deux des douze principales

communautés utopistes du monde s’y

réunissent (Užupis à Vilnius et Christiania à

Copenhague).

La régionalisation à l’échelle locale,

particulièrement active depuis la fin des années

1980, à l’époque où la notion de projet urbain

émerge, participe de la nécessité d’un ancrage

au sein d’espaces intermédiaires dans un

contexte de concurrence généralisée. Les villes

doivent savoir se vendre pour attirer touristes

et investisseurs et construire une image de

15 JOAS M., JAHN D., KERN K.., op. cit. 16 Atlas des Utopies, Le Monde, 2012.

Page 16: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

16

marque « assez forte pour susciter le désir de

vivre dans la ville évoquée ou de la découvrir,

assez spécifique pour être concurrentielle »

(Baldini, Melka, 197517

). Cette dynamique

crée une inégalité entre les territoires qui

disposent du temps et des connaissances pour

mesurer et faire évoluer leur attractivité, et

ceux qui sont incapables d’acquérir ces

nouvelles compétences. L’environnement

constitue dans ce cadre une plus-value

certaine, et dans ce domaine, le marketing reste

à construire puisque la mer Baltique est

souvent teintée d’une image négative. La

régionalisation baltique, habituellement freinée

par la variété des systèmes économiques et

politiques et à l’échelle locale, par un manque

de légitimité vis-à-vis de niveaux supérieurs,

trouve dans le thème de l’environnement une

fluidité d’échange grâce aux municipalités qui

l’intègrent dans leur champ d’action.

A l’échelle locale, l’environnement

pourrait donc bien apparaître comme un

moteur de régionalisation. Mais de quelle

régionalisation est-il exactement question ?

L’espace des problèmes …

Il est délicat de dresser une géographie de la

pollution en Baltique tant les critères sont

nombreux (eutrophisation de la mer, taux de

nitrate, taux de phosphore, taux d’ammoniac,

pollution de l’air, accidents maritimes). Selon

les indicateurs choisis, des interprétations

contradictoires peuvent être avancées. A

l’échelle nationale, le WWF produit un score

17 BALDINI P., MELKA F., « Le graphisme urbain »,

Métropolis, n°1, 1975, pp. 52-59.

global18

annuel associant plusieurs facteurs

dont l’eutrophisation, la présence de

substances dangereuses, la biodiversité, les

activités maritimes. Les pays sont classés en

quatre catégories de note en fonction de leurs

scores : A, B, C, F19

. En 2011, la plupart des

Etats riverains ont obtenu un F, à l’exception

de l’Allemagne et de la Suède qui ont recueilli

un C. Les moins biens classés étaient la

Russie, la Lettonie, la Pologne, et la Lituanie,

l’Estonie obtenant un score légèrement

supérieur. A l’échelle sub-étatique, HELCOM

a dressé en 1992 une liste des 162 sources

majeures de pollution en mer Baltique dont 75

concernant des espaces urbains ou industriels

et urbains20

. En 2012, 51 de ces sources

avaient été traitées notamment en Pologne

(11), Russie (16), Estonie (5). Les efforts de

l’Estonie en matière environnementale

semblent avoir compté dans le classement du

score annuel du WWF. Le pays a reçu très tôt

une aide massive de la Finlande. En 1992, 40%

des sources de pollution affectant la Finlande

se trouvaient dans les régions occidentales

industrialisées de la Russie ou de l’Estonie.

Les émissions de So² étaient même accentuées

par des vents dominants d’est. Cette position

géographique peut expliquer l’accélération des

initiatives finnoises pour une coopération

transfrontalière soutenue dans le domaine de

l’environnement. Les vingt-quatre sources de

18 Baltic Sea Scorecard 2011, WWF Baltic Ecoregion

Programme. 19 La note A témoigne d’un bon état environnemental du

pays (80% des critères sont remplis), la note B atteste

d’un état relativement bon (60 à 80% des critères sont

remplis), la note C d’un mauvais état (40 à 60% des

critères sont remplis) et la note F d’un très mauvais état

(moins de 40% des critères sont remplis). 20 Source: HELCOM.

Page 17: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

17

pollution municipales encore actives à l’heure

actuelle selon HELCOM sont nettement

situées dans la partie sud d’une ligne Saint-

Pétersbourg-Szczecin, la plupart se concentrant

encore en Pologne, Russie et Biélorussie. Un

seul des points non traités ne concerne pas les

anciens pays soviétiques : la ville de Göteborg

en Suède. Cette géographie s’explique par de

nombreux facteurs. Les conséquences de

l’héritage soviétique, en matière

d’industrialisation et de pratiques agricoles

intensives ne sont pas à négliger. D’autre part,

la Pologne et la Russie rassemblent la plupart

des très grandes villes de l’espace baltique. La

Pologne compte ainsi 39 villes de plus de

100 000 habitants en 2011 contre 8 pour la

Finlande et 7 pour la Suède. Enfin, les fleuves

les plus importants coulent dans la partie sud

de la Baltique. A leurs embouchures, s'étaient

installés des ports importants depuis l'époque

de la Hanse (Riga, Klaipėda, Gdańsk,

Szczecin). Le bassin hydrographique de la mer

Baltique est ainsi constitué en grande partie par

le bassin de la Neva (17%), ainsi que par les

bassins de la Vistule (12%), de l’Oder (8%),

du Niémen (6%) et de la Daugava (5%). La

carte de l’eutrophisation en 2010 met

justement en avant un mauvais état général de

la baie de Gdańsk, du golfe de Finlande et du

golfe de Riga (Fig.1).

…Et celui des solutions

La pollution urbaine reste donc

largement répandue dans les villes du sud et de

l’est de la Baltique comme Saint-Pétersbourg

(RU), Varsovie/Cracovie (PL), Katowice (PL)

ou Grodno (BE). La Baltique des problèmes

est-elle celle des solutions ? Prenons l’exemple

des municipalités et de leur implication dans

les réseaux régionaux de traitement

écologique. Trois bases de données ont été

mobilisées à cette fin. La première rassemble

les municipalités de 26 réseaux institutionnels

et INTERREG-IV-B liés à la thématique de

l’environnement21

(Fig. 2). La seconde

rassemble 11 réseaux institutionnels européens

liés à cette même thématique22

(Fig. 3). La

dernière base de données a été élaborée à partir

d’une plateforme de l’Union des Cités de la

Baltique rendant public l’ensemble des bonnes

pratiques environnementales au sein de

l’espace baltique afin de faciliter les transferts

d’expérience (Fig. 4).

Même si les efforts effectués en

Pologne et en Russie sont indéniables, la

géographie des réseaux d’expérience baltiques

dans le domaine de l’environnement reste

concentrée sur les pays scandinaves (Norvège,

Suède, Finlande, Danemark, Allemagne). Les

grandes métropoles du Norden comme

Copenhague, Malmö, Stockholm, Helsinki et

Turku se détachent nettement. Turku apparaît

comme une ville particulièrement dynamique :

elle cumule le plus grand nombre de bonnes

pratiques, constitue l’une des têtes de réseau en

21 Liste des réseaux baltiques : BALTCICA, Baltic

Biogas Bus, Baltic Local Agenda Forum 21 (BLA21F),

Baltic Master II, Baltic Sea Action Group, Baltic Sea

Challenge, Balticclimate, BERAS Implementation,

BGLC, BSR INNOSHIP, Cleanship, COHIBA, Cool-

Bricks, ECO-REGION, Healthy Cities Network Phase V,

KIMO, Longlife, Parks and Benefits, PEA, PRESTO,

PURE, RB21T, Submariner, UBC-Environment

(Commission), Urb.Energy, Waterpraxis. 22 Liste des réseaux européens : Brundtland City Energy,

C40 Cities, Climate Alliance, Creative Cities UNESCO,

Energy Cities, EUROCITIES Environment Commission,

European Green Capitals, European Green Cities

Network, Healthy Cities, ICLEI, Nordic Baltic Aalborg

Commitments Network.

Page 18: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

18

Baltique dans le domaine environnemental et

est la première ville administratrice avec cinq

réseaux. La plupart des bonnes pratiques

environnementales semblent converger vers le

pôle de l’Øresund autour d’un réseau de villes

moyennes comme Odense, Horsens, Kolding,

Lund, Naestved (Fig. 4).

Cette inégalité dans la pratique

environnementale à l’échelle régionale tient à

deux facteurs : la précocité au sein des

municipalités d’une prise en compte

écologique et paysagère d’une part, la

possibilité d’insertion dans les réseaux d’autre

part. Les pays scandinaves ont connu une

urbanisation relativement tardive. Les villes

nordiques ont rapidement compris l’intérêt

d’entretenir l’image de nature qu’elles

véhiculaient à l’étranger. Elles ont été

traversées de mouvements écologistes à partir

des années 70-80 à l’image de Turku. Dès les

années 60, d’ambitieuses réalisations

architecturales sont menées dans la ville sur un

modèle moderniste autour d’un groupe

d’acteurs rassemblant le maire, les

responsables d’urbanisme, des entreprises et

un cabinet d’architecte. L’ensemble accède

rapidement à la célébrité sous le nom de

« maladie de Turku ». Au cours de la décennie

1980, des groupes s’organisent pour contester

les grands projets d’urbanisme. En 1990, la

ville est touchée par la récession économique.

En 1993, l’association « Notre Turku » est

créée par des mouvements écologistes. Le

collectif prépare une vision alternative de la

ville, avec un centre-ville sans voitures et

l’extension des transports en commun23.

Les

années 1990 sont l’occasion pour beaucoup

d’espaces métropolitains de se lancer dans la

construction méthodique d’une image de

marque. Les capitales nordiques affichent le

label « ville verte » : les espaces verts et parcs

représentent en effet 40% de la ville de

Stockholm et 33% de la ville d’Helsinki. A

l’échelle nationale et régionale, la

représentativité des pays nordiques ne s’est pas

uniquement construite sur des initiatives

locales mais aussi sur un arsenal législatif

puissant, relayé par des maires déjà sensibilisés

à des thématiques comme le logement, la

réduction des émissions CO2 ou les

constructions HQE. L’exemple des seize

objectifs environnementaux fixés par le

Riksdag, le parlement suédois pour 2020 est

édifiant. Ce sont aussi des lois et directives

danoises qui ont permis à l’Øresund de se

couvrir progressivement d’un blanc manteau

d’éco-projets comme la pyramide de Kolding

(station d’assainissement des eaux par les

plantes), le projet de pont habité de l’agence

BIG à Copenhague ou le quartier de Trekroner

à Roskilde.

Les actions ont été favorisées par le jeu

des compétences. Dans la plupart des pays

scandinaves, la gestion environnementale est

une compétence directe des communes : c’est

le cas en Finlande (« Construction et entretien

des infrastructures techniques et

environnementales24

») ou en Suède

23 LE GALES P., Le retour des villes européennes, Paris,

Presses de Sciences Po, 2011, 454 p. 24 Cela comprend la voirie, l’énergie, la distribution d’eau

et l’évacuation des eaux usées, l’élimination des déchets,

les ports et transports publics.

Page 19: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

19

(« Protection de l’environnement »). La

Lituanie et l’Estonie ont également octroyé des

compétences à leurs municipalités

(Environnement). En revanche, les villes

lettones n’ont pas de marge d’action en termes

écologiques, ce qui a des conséquences

directes nettement visibles sur la carte (Fig.4).

En Pologne, l’environnement est à la fois une

compétence des municipalités et des comtés

(powiaty) ce qui peut engendrer une

complexification de l’action entre les différents

échelons. Enfin, le Danemark et l’Allemagne

ont connu des réformes récentes qui ont affecté

les domaines de compétence. Au Danemark, la

compétence environnementale incombe aux

municipalités et aux régions. En Allemagne,

elle revient aux Länder, les communes gérant

seulement la distribution de l’eau et la gestion

des eaux usées.

La réforme administrative de 2011 en

Mecklembourg-Poméranie-Occidentale a été

relativement défavorable aux municipalités,

transférant une partie des compétences aux

Kreise dont certaines thématiques liées à

l’environnement. La ville de Wismar a dans un

premier temps cherché à obtenir le statut de

ville-arrondissement (kreisfreie Stadt) pour

garder son personnel mais elle a dû se résigner

à perdre 184 employés au profit de l’échelon

supérieur. Cette coupure a engendré une

réflexion des employés municipaux autour du

maintien de la ville dans le réseau

institutionnel Union des Cités de la Baltique, la

commission la plus importante de ce réseau

étant la commission « Environnement ». Les

ressources humaines s’avéraient insuffisantes

pour que la ville mène une réelle politique

baltique.

Ce dernier exemple révèle une autre

forme d’inégalité au sein des municipalités

baltiques : la capacité de rejoindre des réseaux

internationaux d’action. Celle-ci se mesure

encore une fois à des critères historiques. La

coopération nordique, bien plus ancienne que

l’appel à une baltique unifiée a très tôt créé des

outils dans le domaine de l’environnement25

.

La disparité se situe aussi dans la volonté

politique et dans la présence de ressources

humaines et financières tant au sein des

départements des relations internationales

qu’au sein des départements

« Environnement ». Le nombre d’employés

dépend souvent de la taille de la ville mais pas

seulement : Turku (179 000 habitants), qui

accueille le secrétariat de la commission

Environnement de l’UBC, dispose ainsi de dix-

sept personnes à temps plein en grande partie

financées par les projets européens. De même,

la ville de Trelleborg, qui n’a pas à proprement

parler de département des relations

internationales ou de division « projet », s’est

concentrée sur le département

« environnement » au sein duquel 5 employés

à temps plein travaillent sur des projets

européens, ce qui est beaucoup pour une ville

de 28 000 habitants. Enfin, l’absence de villes

biélorusses, et la concentration des actions

autour de quelques villes russes (Saint-

Pétersbourg, Kaliningrad), met bien en

évidence la géographie des fonds européens

25 Conseil nordique (1952), Conseil nordique des

ministres (1971), Convention nordique sur la protection

de l’environnement (1974), puis Partenariat

environnemental de la dimension nordique (2001).

Page 20: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

20

INTERREG et la faiblesse des programmes de

financement entre l’UE et les pays aux

frontières de l’UE.

La régionalisation en pratique : le cas de

Trelleborg

L’exemple de Trelleborg26

concentre

l’ensemble des problématiques liées à la

régionalisation de l’environnement en

Baltique. La ville est située dans la région de

Scanie, à 33 km de Malmö. Son profil est

relativement varié. L’agriculture est très

présente puisqu’elle occupe 86% de la surface

de la municipalité en 2011. La plupart des

activités agricoles concernent la betterave à

sucre mais il existe également des cultures du

blé : la municipalité de Trelleborg fournit 50%

de la production de blé nécessaire au

fonctionnement de la marque Absolut Vodka.

La ville constitue également le 2e port cargo en

tonnage de Suède (10,6 Millions de tonnes), et

le 4e port suédois au total derrière Göteborg,

Brofjorden et Copenhague/Malmö (10,8

Millions de tonnes)27

. Le port connait un

intense trafic ro-ro : 34 entrées ou sorties de

ferries chaque jour, soit 13 bateaux en tout

exerçant des rotations permanentes vers

Rostock, Świnoujście ou Sassnitz.

Même si le tournant environnemental a

débuté à Trelleborg en 2005, la période 2007-

2013 des fonds européens a été un catalyseur

pour la ville qui a participé à trois projets

européens destinés à créer une ville

26 Entretiens avec la mairie et le port de Trelleborg

réalisés en 2012. 27 Chiffres du Baltic Transport Journal, 4/2011.

fonctionnant entièrement au biogaz. Ils

associent des partenaires baltiques et

concernent respectivement la fabrication de

biogaz à partir d’algues (WAB), la création

d’une zone intégrée côtière pour la gestion des

pollutions maritimes, notamment issues des

déballastages sauvages (Baltic Master II) et la

recherche d’énergies alternatives pour les

ferries (Cleanship). Le tout participe d’une

réelle cohérence et d’une véritable synergie, le

port et la ville s’associant dans la plupart des

cas. Ils sont portés par un employé du port de

Trelleborg, qui a siégé de nombreuses années

au conseil municipal, a travaillé pour le

ministère suédois de l’environnement ainsi que

pour des missions européennes et

internationales. Ils répondent à un véritable

besoin à différentes échelles de solutions

alternatives aux énergies fossiles. La Suède

s’est engagée à réduire ses émissions de

phosphore de 290 tonnes par an dès 2007 et ce

jusqu’en 2021. La région de Scanie a décidé

dès 2007 que les transports publics devaient

fonctionner en intégralité sans énergie fossile

d’ici à 2018. La demande en biogaz s’élèverait

alors à 45 millions de m3. Une réflexion sur les

gaz non liquéfiés (GNL) et les biogaz est

également indispensable pour un port de

l’importance de Trelleborg. La convention

MARPOL, adoptée par l’Organisation

Maritime internationale en octobre 2008,

prévoit des émissions contrôlées de soufre

(SECA) pour une vaste zone allant de la

Manche à la Baltique en passant par la mer du

Nord. Dans ces secteurs, l’utilisation d’un

carburant dont la teneur en soufre n’est que de

0,1% sera obligatoire d’ici à 2015 (contre 1%

Page 21: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

21

au 1er janvier 2010). La commune et le port de

Trelleborg espèrent d’ici à 2015 utiliser le

biogaz comme carburant pour l’ensemble des

ferries. Une réflexion sur le biogaz non

liquéfié pourrait même être menée dans

l’avenir avec l’aide des Lituaniens qui ont

développé un projet national de zone de

stockage LNG à Klaipėda. Le port de

Trelleborg se veut un cadre écologique pour

les liaisons maritimes : les plantes dépolluantes

utilisées pour le traitement des eaux usées de la

ville sont fertilisées en partie par les eaux usés

des ferries recueillies dans le port grâce à une

pompe.

La mairie et le port de Trelleborg

voient dans la possibilité d’une reconversion

écologique une opportunité de réorientation

des activités et d’attraction d’entreprises

innovantes. La ville était dans les années 60-70

relativement active sur un plan industriel.

L’entreprise principale Trelleborg AB28

employait alors 6000 personnes. Aujourd’hui,

seules 380 personnes y travaillent. A présent,

la municipalité accueille plutôt de petites

entreprises ou des sociétés liées aux activités

ro-ro (DHL, Scandlines, TT-Lines). La

proximité de Malmö joue un rôle ambigu et

aurait tendance à capter les investissements.

Dans le domaine agricole, la betterave à sucre

est également menacée par la crise. La

municipalité s’inscrit dans les quatre sources

majeures de pollution désignées par HELCOM

(l’agriculture, la navigation, l’urbanisation,

l’industrie). Le projet WAB (2010-2012),

28 Production de robots, robotique, matériaux pour les

voitures, pneumatique.

financé par l’UE29

, a lancé une étude sur la

possibilité de produire du biogaz dans un

centre de production à Smygehamn près de

Trelleborg à partir des algues présentes en

grand nombre sur les côtes suédoises durant

l’été. Les résidus du processus pourraient être

utilisés comme fertilisant dans les champs

agricoles. La reconstruction des boucles

humides permettrait d’éviter un déversement

massif de polluants issus de l’agriculture dans

la mer (Fig. 5). Le tout constitue donc un cycle

complet. Parallèlement, les agriculteurs de

Trelleborg ont monté un collectif distinct du

projet WAB avec un soutien financier du

gouvernement suédois destiné à étudier la

faisabilité d’un autre centre de production de

biogaz. Ils craignaient de devoir payer un

processus très couteux pour bénéficier des

résultats des projets lancés par les autorités

locales, alors qu’ils font déjà face à de grandes

difficultés économiques. Le centre alternatif de

Jordberga devait permettre de produire du

biogaz à partir de la biomasse, des résidus

agricoles et donc de la culture de la betterave.

Un projet d’utilisation d’algues a aussi été

étudié, avec la possibilité d’utiliser les résidus

de la production comme fertilisant dans les

champs, répartis et acheminés aux moyens de

pipelines. Les anciens sillons de betterave

pourraient être utilisés pour le stockage des

algues. Le centre devait ouvrir en Janvier 2013

mais la compagnie allemande E-ON AG,

principal soutien financier du projet, n’a pas pu

verser d’argent supplémentaire à cause de la

crise. Les deux projets parallèles bien que

29 Programme South Baltic (INTERREG IV-A).

Page 22: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

22

complémentaires mettent en avant un conflit

d’acteurs entre les agriculteurs et les acteurs

publics sur le financement du projet et les

possibilités d’utilisation. Les agriculteurs ont

été largement mis à contribution puisque 140

éoliennes ont été introduites sur le territoire de

la commune avec l’aide d’une expertise

danoise.

L’inscription des expériences menées à

Trelleborg au sein de projets européens en

partenariat avec des villes baltiques permet à la

ville à la fois de trouver des fonds et des

partenaires. La municipalité cherche en effet à

développer un savoir-faire qu’elle pourra

monnayer ensuite à l’étranger d’autant qu’elle

a inauguré en avril 2012 un centre de

formation sur le biogaz pour les acteurs publics

et privés en partenariat avec l’université de

Lund (Fig. 5). Le centre servira aussi à

l’échelle locale à former les agriculteurs à la

production de plantes dépolluantes. Il pourrait

donc rapporter des fonds et constituer la

première pierre d’un pôle sur ce sujet. Le

responsable des différents projets auprès du

port de Trelleborg30

a déjà prévu de se rendre

en Pologne et Russie pour faire la promotion

des différentes techniques développées. Dans

la revue de la municipalité, il décrit ainsi

l’intérêt d’une ouverture internationale : « Les

échanges internationaux sont instructifs en

eux-mêmes et la collaboration nous entraine

dans un cercle vertueux. Nous diffusons notre

expertise et gagnons l’argent nécessaire pour

30 Il est l’acteur le plus actif à Trelleborg. Il travaille

actuellement à la compagnie du port Trelleborgs Hamn

AB qui appartient à 100% à la ville. Il conserve un

bureau dans les bâtiments de la mairie et participe aux

débats qui s’y déroulent. Il semble plus optimiste que le

maire quant à la faisabilité des différents projets entamés.

rendre les projets possibles. Cela signifie que

nous apprenons plus, acquérons plus de savoir

scientifique que nous pourrons à nouveau

échanger avec les autres31

». Il multiplie les

conférences dans le sud de la Baltique,

particulièrement auprès de la région Poméranie

avec des agriculteurs (Marshal’s Office à

Gdańsk). Les initiatives de la ville et du port,

notamment les projets européens lui permettent

d’ériger Trelleborg en modèle, et de faciliter la

demande de financement auprès des acteurs

gouvernementaux et régionaux. Les projets

démontrent que la ville est active, et offrent

une expertise bon marché qui appuie

l’argumentation, précise les visions

stratégiques.

Si le chargé de projet du port paraît

optimiste quant aux différentes mutations

écologiques de la ville, le maire se révèle quant

à lui plus prudent. A l’échelle locale, les

difficultés ne manquent pas : où prélever les

algues ? Un prélèvement en offshore

perturberait le transit sédimentaire. La récolte

sur la plage ne serait pas non plus sans

conséquence sur l’équilibre écologique. Enfin,

une culture à l’intérieur des terres suppose

l’acheminement par camion-citerne d’une

grande quantité d’eau ce qui augmenterait les

émissions de CO².

La question d’un possible transfert

d’expérience est également épineuse.

Trelleborg aimerait transmettre son expérience

à la ville de Sopot (Pologne) qui fait face l’été

31 « International exchanges are instructive in themselves

and collaboration leads us into a positive circle. We

spread expertise and we gain the financial support that

makes the project possible. This means that we learn

more and acquire more scientific knowledge that we can

share with others ».

Page 23: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

23

à une recrudescence des algues sur son littoral.

La municipalité a très rapidement réagi face à

ce qui pourrait nuire à son image de station

balnéaire. Elle serait intéressée par la

restauration des zones humides et par

l’installation de boucles purificatrices censées

éviter une pollution supplémentaire de la mer

baltique par les polluants agricoles. En tant que

partenaire du projet WAB, elle est également

intéressée par la production de biogaz, d’autant

plus que l’approvisionnement en énergie

durable s’avère indispensable pour un pôle

touristique de son importance. Les acteurs ont

étudié la possibilité de produire de la biomasse

à partir d’algues mais aussi de purin de

chevaux et d’eaux usées. Une étude de

faisabilité a révélé qu’il était possible de

produire du biogaz mais que la quantité

d’algues disponibles était insuffisante.

La construction d’installations pour

produire le complément n’apparaît pas rentable

selon un calcul coût/bénéfice (il faudrait plus

de 15 ans pour en tirer bénéfice). De plus, la

côte polonaise présente un profil sableux et

non rocheux comme en Suède ce qui suppose

des méthodes différentes de collecte des

algues. Ces éléments sont autant d’obstacles au

transfert d’expérience.

D’autre part, les Polonais apparaissent

globalement sceptiques sur la possibilité d’une

culture d’algues ou de plantes dépolluantes. Ils

craignent que celle-ci ne se substitue aux

cultures nourricières. La possibilité d’un

transfert d’expérience hors de la Pologne

semble compromise pour le moment, la plupart

des autres contacts du chargé de projet du port

étant situés en Russie (Pskov et Saint-

Pétersbourg). Les différences administratives

et financières entre les deux pays sont

évidemment très grandes. En Pologne, les

acteurs locaux peuvent trouver des ressources

propres ou des possibilités de financement

mais en Russie, ils doivent s’adresser

directement au Kremlin pour obtenir de

l’argent. La mafia et la corruption y jouent un

rôle beaucoup plus important.

Des difficultés sont également à

prévoir au niveau du passage au biogaz des

ferries. Cela suppose un équipement des villes

partenaires concernées par les traversées

maritimes (Rostock, Travemünde) ce qui peut

s’avérer coûteux et long. La ville de Trelleborg

entretient des relations amicales avec la ville

de Rostock sur plusieurs domaines :

investissements futurs, visions du

développement, mais aussi réciprocité

nécessaire des investissements. Les liaisons

ferries réalisées à partir de la ville sont

relativement courtes mais un problème de

capacité se posera si elle cherche à se lancer

dans des liaisons plus longues (vers la Suède

ou la Finlande par exemple).

Ces quelques exemples montrent les

principales difficultés d’une régionalisation sur

le thème de l’environnement. Celle-ci prend

souvent la forme d’un transfert simple

d’expérience, parfois monnayé, rarement d’une

situation « gagnant-gagnant ». Les systèmes

politiques, administratifs, et financiers sont

parfois incompatibles. Enfin, les spécificités

locales empêchent souvent une application

stricte et harmonisée des solutions.

Page 24: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

24

La coopération régionale : un outil

insuffisant ?

Le cas de Trelleborg illustre

parfaitement les enjeux (réorientation

économique, reconversion, construction d’une

image de marque, internationalisation,

attraction des financements) mais également

les difficultés (incompatibilités, conflits

d’acteurs) d’une régionalisation

environnementale. Les contrastes sont évidents

entre une Suède qui doit importer des déchets

car les installations de traitement sont trop

nombreuses et des pays comme les Etats baltes

ou la Pologne où la dynamique

environnementale est en marche mais connaît

de multiples difficultés. A l’image de

l’Estonie, de nombreux progrès ont cependant

été effectués. Il manque cependant à la

Baltique une réelle gestion intégrée que la

stratégie européenne était censée offrir.

L’inflation des priorités, le manque de

financement apporté (pas de nouveau budget),

ainsi que la ratification après le début de la

dernière période de financement (2007-2013)

ne laissent pas présager une réelle efficacité.

L’absence de prise en compte des spécificités

des territoires baltiques et une échelle

géographique restrictive excluant la Russie et

la Biélorussie d’un statut de membre à part

entière, transforment le thème de

l’environnement en une liste de bonnes

intentions.

D’autre part, les investissements liés à

l’environnement en Europe centrale et

orientale sont considérables.

Les projets européens INTERREG et a

fortiori les réseaux institutionnels baltiques ou

européens ont peu d’argent à offrir en

comparaison avec d’autres sources

européennes de financement (fonds sociaux

européens, fonds de cohésion, programmes

URBAN). La ville de Liepāja en Lettonie,

fermée à l’époque de l’URSS, n’a vu partir les

troupes russes qu’en 1994. Elle doit gérer

depuis une réorientation totale de ses activités.

Elle a pu recueillir 200 millions d’euros entre

2007 et 2013 pour des infrastructures hard

alors qu’un projet européen les aurait

cofinancées à hauteur de 100 000 à 300 000

euros. La dépollution du canal Karosta exige

par exemple à elle seule la levée de 16 millions

d’euros. Les troupes russes y ont coulé des

sous-marins, des bateaux et les risques de

fuites radioactives existent. Un projet débute

en 2013 avec l’aide des fonds de cohésion

européens pour décontaminer le lieu qui

s’apparente actuellement à un cimetière

militaire.

Les projets transnationaux révèlent ici

leur limite : un financement faible sur des

éléments ponctuels et difficiles à transférer. Le

désir de coopération vient alors s’échouer sur

le pragmatisme de l’urgence.

Page 25: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

25

ANNEXE

FIGURES ET CARTES

Figure n°1 : Eutrophisation de la mer Baltique en 2010

(Source : HELCOM)

Page 26: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

26

Figure n°2 : Réseaux institutionnels baltiques sur le thème de l’environnement (2011)

Point méthodologique : L’ensemble des réseaux de la base de données a été pris en compte. Le

nombre de municipalités par pays appartenant à ces réseaux a ensuite été établi. Nous nommons

municipalité administratrice une municipalité exerçant la coordination pour l’ensemble des partenaires

d’un réseau donné.

Figure n°3 : Réseaux européens sur l’environnement (2011)

Point méthodologique : L’ensemble des réseaux européens de la base de données a été pris en compte.

La démarche est similaire à elle expliquée ci-dessus pour la réalisation de la Figure n°2.

Page 27: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

27

Figure n°4 : La carte de la Baltique environnementale32

32 Une bonne pratique est une action environnementale innovante dont d’autres villes sont invitées à s’inspirer. Une base de

données sur le site de l’Union des Cités de la Baltique rassemble ces actions. Un grand nombre de bonnes pratiques révèle

l’engagement d’une ville dans des pratiques écologiques et/ou sa capacité à en tirer bénéfice pour son image de marque.

Page 28: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

28

Figure n°5 : La production de biogaz à Trelleborg

Centre de formation ouvert en 2012 (Source : © Escach, 2012)

Cycle de production du biogaz à partir d’algues à Trelleborg (Site internet du projet WAB)

Page 29: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

29

BILBIOGRAPHIE

Ouvrages

Christensen, T., (1997), « A European Meso-Region? European Perspectives on the Baltic Sea

Region» in Joenniemi, P., Neo-nationalism or regionality. The restructuring of political space around

the Baltic Rim, Stockholm, NordREFO, 1997.

Joas, M., Jahn, D., Kern, K., Governing a common sea, environmental policies in the Baltic Sea

Region, Londres, Earthscan, 2008.

Le Galès, P., Le retour des villes européennes, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.

Veyret, Y., Le Goix, R., Atlas des villes durables, Paris, Autrement, 2011.

Simoulin, V., La Coopération Nordique, Paris, Éditions l’Harmattan, 1999.

Articles scientifiques

Baldini, P., Melka, F., « Le graphisme urbain », Métropolis, n°1, 1975, pp. 52-59.

Marin, C., « Argument baltique : faux prétexte et modèle juste », Outre-terre, n°23, 2009, pp.347-362.

Waever, O., « Nordic Nostalgia : Northern Europe after the Cold War », International Affairs, Vol. 68,

n°1, 1992, pp.77-102.

Autres publications

Atlas des Utopies, Le Monde, 2012.

Littérature de Finlande, Europe, n°674-675, 1985.

Sitographie

Baltic Transport Journal : http://www.baltictransportjournal.com

Helcom : http://www.helcom.fi

South Baltic Programme : www.southbaltic.eu

Union of Baltic Cities (UBC): http://www.ubc.net

WAB project: http://www.wabproject.pl/en

Page 30: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

30

RESUME

La Baltique, un eldorado écologique ? La mondialisation ne cesse d’intégrer les territoires locaux dans

une logique de marché. Mis en concurrence, ceux-ci sont contraints de choisir une voie entre

coopération régionale protectrice et valorisation des ressources locales. Ils doivent bâtir une image de

marque suffisamment personnelle pour attirer touristes et investisseurs. Manquant des ressources

techniques, scientifiques et financières nécessaires pour agir seuls, ils ont toutefois de plus en plus

recours à une réflexion à l’échelle baltique afin d’espérer peser sur les échanges mondiaux.

Mais comment vendre la beauté des immensités baltiques lorsque la mer qui les relie est régulièrement

classée parmi les plus polluées du monde ? La coopération environnementale en Baltique est

indispensable à la promotion de la région dans tous les domaines. Elle participe pleinement de

l’engagement des pays riverains pour une Baltique attractive et compétitive et répond aux injonctions

de la stratégie Europe 2020. Est-elle seulement possible ? Du moins, est-elle réalisable avant que

d’autres questions épineuses comme l’intégration de la Russie ou la gestion des marges de l’UE

n’aient été résolues ?

Mots clés: Baltique, Régionalisation, Environnement, Ville durable, Réseau de villes

ABSTRACT

Is the Baltic Sea Region an ecological Eldorado? With globalization, local territories are increasingly

involved in the logic of markets. As they face competition, they have to make a choice between local

cooperation – which has a protective effect - and adding value to their local resources. They need to

build up a public image that is distinctive enough to attract tourists and investors. They lack the

technological, scientific and financial resources needed to act alone. That is why they tend to rely on

their role within the Baltic area to better influence global exchanges. But how can they promote the

beauty of the Baltics when the sea which connects them ranks among the most highly polluted in the

world? If the Baltic Sea Region wants to ensure its promotion in all fields, it is indispensable for all

the areas of the Baltics to cooperate in matters of environmental protection. Such cooperation is highly

dependent on the commitment of the countries around it to promote an attractive and competitive

Baltic Sea Region and meet the requirements of the Europe 2020 Strategy. Can this goal be achieved?

Or can it be reached at least before other thorny questions such as the integration of Russia or the

management of the borders of the European Union are resolved?

Keywords: Baltic Sea Region, Regionalism, Environment, Sustainable City, City-Networks

Page 31: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

31

LE LAC LEMAN : UNE GEOPOLITIQUE MULTISCALAIRE, DU LOCAL

AUX ENJEUX DE LA MONDIALISATION

Par Nora NAFAA, membre de Youth Diplomacy

Après trois années de classes préparatoires aux grandes écoles en région parisienne, Nora entre à

l’Ecole Normale Supérieure de Lyon en ayant validé une licence de géographie et une licence

d’histoire à la Sorbonne (Paris IV). Elle est actuellement en master de sciences sociales, mention

recherche, spécialité géographie. Passionnée par sa discipline mais aussi engagée sur des questions

sociales, elle consacre ses travaux à l’étude du fonctionnement du système scolaire en tant qu’élément

fondamental de la construction d’une société. Lors de sa première année de master, elle a travaillé sur

ces questions au sein de la commune de Sarcelles dans le Val d’Oise en co-direction avec l’Université

Paris I et l’ENS de Lyon. Elle choisit de continuer sur les thématiques de pauvreté et de ségrégation

par l’analyse des transformations du système scolaire américain par l’exemple de Philadelphie

Université Lumière - Lyon II. Interdisciplinaires, ces travaux mêlent géographie, histoire, sciences

politiques et sociologie. Ces centres d’intérêt se manifestent plus particulièrement au travers du statut

de responsable du soutien scolaire de l’association ENSeigner à l’ENS de Lyon qui a pour vocation de

proposer de l’aide aux lycéens lyonnais de manière hebdomadaire et totalement bénévole.

«Un lac est un individu géographique

en lui-même et par lui-même. Il a sa vie propre

et indépendante de toute action humaine ; ses

relations avec les cités des hommes transitoires

et passagères en comparaison de la durée bien

supérieure du lac sont d'importance accessoire.

On doit dire le Léman.»33

François-Alphonse

Forel, universitaire vaudois, écrit au XIXème

33 François-Alphonse Forel, Le Léman : monographie

limnologique, Lausanne : F. Rouge, 1892-1904.

siècle cette phrase qui nous permet

d’introduire le lac Léman. Plus grande réserve

d’eau douce occidentale, le lac est situé aux

limites de deux Etats, la France et la Suisse

(carte 1). La situation frontalière fait de cet

espace un lieu de contacts et d’interfaces qui

était autrefois considéré comme une frontière

naturelle. Bordé par les métropoles suisses de

Genève et Lausanne, les rives françaises

abritent quant à elles des villes plus modestes,

Page 32: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

32

telles que Thonon-les-Bains et Evian situées

dans le département de la Haute-Savoie en

région Rhône-Alpes. Cette disparité de pôles

urbains se retrouve en termes d’emprise

territoriale. La rive française s’étire sur 53 km,

tandis que la rive suisse, partie convexe du

croissant que forme le Léman, s’étend sur 114

km, comptant les cantons de Vaud, de Genève

et du Valais.

Le lac Léman est un lac naturel issu de

plissements tectoniques et de périodes de

glaciation : on y distingue également

différentes parties. On s’accorde à dire que le

petit lac d’une part, dans la partie occidental du

site, s’étendant de la pointe du croissant

formée par Genève jusqu’à Nyon, en Suisse, et

Yvoire, en France. La partie orientale du lac

est celle du haut lac ou grand lac, et domine en

termes de superficie et de profondeur. Traversé

par le Rhône, on ne peut négliger le passage de

ce fleuve qui est un des plus grands axes de

circulation fluviale en France et dont le débit

draine le lac.

Ces éléments de localisations donnés,

il est alors aisé de justifier l’utilisation du mot

« géopolitique » dans le contexte de cet espace.

En tant que territoire administratif, le lac

Léman fait l’objet d’une réglementation

concernant ses eaux, mais aussi ses rives et les

différentes activités qui s’y développent.

L’analyse multiscalaire semble inévitable au

sens où cette géopolitique inclut des acteurs

variés et agissant à différents niveaux, tout en

entrant en interaction dans cet espace qui est à

la fois frontière et interface. L’échelle

internationale est bien évidemment celle de la

frontière franco-suisse et de sa réglementation

mais aussi celle de l’Europe, et donc de

l’Union Européenne, qui engage encore des

processus distincts. La seconde échelle est bien

plus nationale, et rejoint l’échelle régionale, en

ce qu’elle est celle de l’économie et du

développement de la région fondés en partie

autour du lac. Cette échelle est celle du pays au

sens institutionnel, avec un appel aux

différents ministères et à leur intervention au

niveau du lac, mais c’est celle surtout de la

région Rhône-Alpes et de son préfet. Enfin, la

plus grande échelle est l'échelle locale qui est

composée des rives du lac, mais aussi de

l’arrière-pays, le Chablais en Haute-Savoie du

côté français et les trois cantons suisses sur la

rive septentrionale.

Afin de mener cette analyse, nous nous

appuierons sur des enquêtes réalisées en

novembre 2011 sur les rives françaises du lac,

auprès des pêcheurs professionnels et d’un

certain nombre d’acteurs locaux34

. Cette

enquête est le fondement de cet exposé, bien

qu’il se nourrisse également de la lecture d’un

certain nombre d’éléments de littérature

institutionnelle. La rive française est donc

privilégiée dans l’analyse des enjeux locaux

autour de cette ressource lacustre.

Traiter de la géopolitique de l’eau au

sein de cet espace pose donc la question des

enjeux et des rapports de force qui se lisent au

prisme de l'analyse d’un espace et des usages

qui en sont faits. Paysage, ressource

halieutique, lieu de loisir, frontière… Le lac

34 Master STADE, ENS de Lyon, Stage de M1, 2011.

Page 33: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

33

Léman est un espace où le conflit est bien vite

arrivé du fait de la multiplicité d’acteurs et

d’activités qu’il abrite et attire. La

problématique est donc celle d’un jeu

d’échelles, tant administratives

qu’économiques, qui mettent au cœur de la

réflexion un territoire attractif mais sensible

dont la durabilité est à l’épreuve de ces

différentes issues. Afin de traiter cette

question, il faut s’attacher à définir quelle est

la gestion internationale du lac et en quoi elle

relève d’une véritable géopolitique, pour

ensuite déterminer l’enjeu de l’économie

régionale structurée par le lac et soumise au

jeu de la mondialisation ainsi que ses effets sur

les ressources lémaniques. Notre réflexion

porte enfin sur le milieu lacustre qu’est celui

du lac et sur sa protection par le prisme de la

notion de durabilité.

Une gestion internationale du lac :

quelle géopolitique de l’espace lacustre ?

Une situation transnationale

La gestion internationale du lac, au

sens où elle est soumise à la présence d’une

frontière étatique qui le partage entre la France

et la Suisse, amène à se poser la question de la

géopolitique. En tant qu’analyse des rapports

entre Etats, elle est ici appelée à traiter des

questions des espaces de frontière

« naturelle ». Issu de l’histoire du duché de

Savoie et nommé dans la plupart des pays « lac

de Genève », le lac Léman demeure en partie

sous autorité française.

Afin de régir les différentes activités

qui s’y développent, un concordat est signé

entre les deux Etats. Le Conseil fédéral suisse

et le gouvernement de la République française

mettent en place ce texte le 20 novembre 1980

et il entre en vigueur le 1er septembre 1982. Il

fait l’objet d’un certain nombre d’ajouts et

d’actualisations depuis, la dernière en date

étant celle de 2003. Si chaque Etat conserve

des libertés en matière de réglementation,

certaines lois restent communes. Par exemple,

chaque état peut décider de la quantité de

poisson pêché par chaque professionnel et de

la puissance maximale des bateaux, cependant

les règles d’accès au permis de pêche sont

régies de la même manière sur les deux rives.

Le concordat tend à définir les zones effectives

des frontières des Etats par rapport au lac et à

ses affluents, prenant en compte la topographie

du paysage. Il délimite également les

règlements en matière de type de pêche et de

calendrier. Ce concordat, s’il vise à

réglementer la pêche, est surtout destiné à

réguler l’exploitation des ressources du lac et à

le préserver en limitant les quantités de pêche

sur chacune des rives et en déterminant les

espèces autorisées à la pêche et celles qui sont

alors protégées. On note qu’une des

actualisations récentes du concordat fut

l’interdiction de pêcher l’omble chevalier,

alors en danger, puis la récente réouverture de

sa pêche.

Cependant, si le concordat régit un

certain nombre de domaines, il faut mentionner

l’un des points de désaccord entre les deux

Etats, notamment pour les acteurs locaux.

Dans une logique top-down, les deux Etats

sont responsables de leurs propres rives.

Page 34: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

34

Cependant, le découpage administratif fait de

la rive française un territoire du département

de Haute-Savoie, tandis que la rive suisse est

partagée entre trois cantons. Aussi, quand se

pose la question de la Compagnie Générale de

Navigation (CGN) qui est une société suisse,

l’autorité de ces différentes entités

administratives est remise en question. Cette

compagnie créée le 16 janvier 1873 propose

des services de transports sur le lac Léman,

transports en commun ou navettes touristiques.

Ces bateaux sont très empruntés par les

travailleurs transfrontaliers et par les Suisses

qui traversent le lac, notamment de Lausanne à

Genève, pour se rendre sur leur lieu de travail.

Ses bateaux de style « Belle Epoque » sont

cependant la cause de conflits sur le lac. Les

axes empruntés par les bateaux traversent les

zones de pêche, tant des pêcheurs français que

suisses. Cette circulation entraine la perte de

filets des pêcheurs voire des accidents. On note

cependant que c’est bien plus du côté français

que cette question se pose, au niveau du petit

lac dont les deux rives sont extrêmement

proches. Ces accidents donnent lieu à des

conflits, notamment en matière

d’indemnisation des pêcheurs pour leur

matériel endommagé ou perdu. Face aux

plaintes des pêcheurs, l’Etat fédéral suisse

renvoie la responsabilité aux différents cantons

qui ne trouvent pas de solution et font

régulièrement appel à l'arbitrage de l'État

fédéral. Il y a ici un jeu d’échelles

administratives qui se met en place accentuant

la situation frontalière du lac, ce qui

complexifie le règlement des conflits

Un territoire de l’Union Européenne

Au cœur de l’Europe de l’Ouest, le lac

Léman ne pouvait être gracié de la

réglementation européenne, du moins sur sa

rive française, car la Suisse ne fait pas partie

de l’Union Européenne (UE). La protection

des milieux et la durabilité des territoires sont

deux axes de développement de l’UE, ce qui

passe par une réglementation mise en place et

sans cesse actualisée. L’organe chargé de cette

mission est la Commission Internationale de

Protection des Eaux du Léman (CIPEL). La

CIPEL a mis en place un plan d’action sur 9

ans, 2011-2020, avec pour slogan « Préserver

le Léman, ses rives et ses rivières, aujourd’hui

et demain ». Ce plan d’action est relayé par la

Politique Commune des Pêches (PCP) ainsi

que différents ministères en France.

Ce plan d’action passe notamment par

l’établissement du réseau NATURA 2000 sur

le lac Léman à travers les directives

« Oiseaux » de 1979 et « Habitats, faune et

flore » de 1992. Le site fait également partie de

la Zone Importante pour la Conservation des

Oiseaux (ZICO). Plusieurs communes sont

concernées par ces directives. Prenons

l’exemple d’une commune, Anthy-sur-Léman.

La zone en question est située sur la commune,

en complément du delta de la Dranse, à

proximité immédiate de Thonon-les-Bains. Sur

cette commune, la directive tendrait à couvrir

la quasi-totalité de la rive. Ici, l’intervention

européenne dans le cadre du programme

INTERREG entre en conflit avec les acteurs

locaux. L’enquête auprès des pêcheurs, qui

s’est parfois étendue aux riverains du lac, a

Page 35: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

35

montré que la présence de certaines espèces,

moins présentes auparavant, devient un réel

frein à l’activité de pêche. L’un des pêcheurs

d’Anthy-sur-Léman parlent de ces espèces

comme des « criminels du lac ». Considérés

comme « concurrence déloyale par certains »

et comme « ressources naturelles » par

d’autres, ces oiseaux sont au cœur des ressentis

locaux, notamment les cormorans et les

hérons. L’un des pêcheurs confie même « On

devrait pouvoir les tirer ! ».

L’intervention européenne, au travers

de l’enquête, est ressentie dans la filière pêche

comme une entrave au métier. Etant une

activité traditionnelle et plutôt artisanale, la

mise aux normes européennes de leurs locaux,

les fameuses guérites de pêcheurs, rend la

tâche compliquée. Cela représente pour eux un

réel investissement. Le métier tend alors à se

moderniser et à « s’industrialiser ». Pour

certains pêcheurs du petit lac, bien plus

traditionnels, cette mise aux normes est vue

comme une entrave à l’exercice de leur métier

tandis que pour d’autres acteurs de la filière

pêche, notamment les restaurateurs, et atteste

de l’agrément du pêcheur. Cette

réglementation mêle des échelles variées

d’autorité. Il y a celle de l’Union Européenne

qui trouve son relais dans les Etats, mais

surtout auprès de la région et donc du préfet. Il

trouve lui-même des relais auprès des élus

locaux. Cependant, cette autorité semble

minorer par le site qui par son exceptionnalité

fait défaut dans l’application des lois. On note

que certaines guérites de pêcheurs sont encore

bien loin de la mise aux normes. Il en est de

même de la réglementation sur le lac qui doit

être régie par des garde-pêches responsables

des trois lacs alpins. Les élus locaux déclarent

que leurs interventions sont plus que

lacunaires, bien que les infractions soient de

coutumes pour certains usagers du lac,

notamment sur la rive française.

L’interventionnisme top-down de

l’Union Européenne est alors avéré au niveau

institutionnel, notamment en matière de

normes et de protection des milieux, actions

qui se précisent dans le temps, mais qui ne

demeurent appliquées que de manière

lacunaire. L’échelle internationale n’a de sens

que lorsqu’elle est croisée avec l’échelle

régionale ou locale : c’est à partir de ce

croisement que se met en place une

géopolitique au sein du territoire.

Une économie régionale soumise au jeu de la

mondialisation : quelle exploitation des

ressources lémaniques ?

Cet espace lacustre, s’il appartient à

deux Etats, s’inscrit aussi dans des économies

régionales. Son exploitation est plurielle et ses

usages peuvent donner lieu à des conflits

d’intérêts, notamment entre les acteurs locaux,

mais mettant en jeu des interventions

extérieures.

Le tourisme, principale exploitation du lac

Le tourisme est l’une des activités les

plus rémunératrices sur les rives lémaniques.

Outre les deux grandes métropoles que sont

Genève et Lausanne du côté suisse, la rive

française, à travers les deux pôles de Thonon-

Page 36: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

36

les-Bains et Évian-les-Bains, impose une

attractivité touristique. Tourisme balnéaire ou

thermalisme, ces deux types de tourisme

dominent, complétés par l’attraction proche

des Alpes qui profite à l’arrière-pays du

Chablais. Du côté français, les rives attirent

plutôt lors de la période estivale. Des centaines

de touristes affluent alors sur les plages du lac

Léman et deviennent des acteurs clés du

territoire. Acteurs, consommateurs, usagers,

les touristes représentent un élément du

système lémanique non négligeable. Ils

rythment lors de leur passage l’activité sur le

lac, mais aussi autour du lac. C’est toute une

économie qui se met en route : hôtels,

restaurants, lieux de loisirs… Une économie en

veille durant l’hiver.

C’est au même moment la période de

prospérité du lac. En effet, s’il fait bon pour les

touristes, il fait bon pour les poissons. C’est à

ce moment-ci que les ressources sont les plus

abondantes pour la pêche. Aussi, pêcheurs et

touristes se rencontrent sur le lac, ce qui peut

mener à divers conflits d’usage qui relèvent

des politiques appliquées par les mairies. Ce ne

sont pas tant les baigneurs qui posent

problème, mais les touristes qui sont aussi des

pêcheurs amateurs ou qui possèdent un bateau

de plaisance. Les autorités locales entrent en

scène lorsqu’il s’agit d’attribuer des places

dans les ports, ce qui est partagé entre les

pêcheurs et les plaisanciers, ou d’accorder des

terrains en bord de lac pour permettre aux

pêcheurs d’y construire leurs locaux. Si les

pêcheurs entrent en conflit avec les touristes,

ils peuvent parfois être mis en valeur par les

mairies comme des pôles d’attractivité pour le

tourisme et le patrimoine. La commune

d’Yvoire, restructurée autour d’un cœur de cité

médiévale, tend à mettre en valeur la

patrimonialisation des activités traditionnelles.

L’entretien réalisé auprès du maire d’Yvoire

par nos étudiants montre bien la « fierté »

d’avoir un pêcheur professionnel sur la

commune, qui « partage » son savoir-faire

avec les visiteurs. Il s’agit bien ici de voir ce

pêcheur comme une attraction touristique,

cependant, seule une place est attribuée à la

pêche professionnelle dans le port d’Yvoire.

De la même manière, la ville de Thonon-les-

Bains a investi dans la réhabilitation des

guérites de pêcheurs sur le port de Rives ainsi

que dans la constitution d’un écomusée du

Léman afin de faire de ce patrimoine paysage

une attraction touristique. La présence d’un

« village de pêcheurs » fait mouche chaque été

pour les touristes étrangers (Photo 1).

La filière pêche à l’épreuve de la

mondialisation : perche du lac versus perche

de lac

Ce qui inscrit cette économie lacustre

dans un jeu d’échelles, c'est son intégration

dans une filière économique qu’est celle de la

pêche. Cette filière, fondée sur une activité

artisanale, connait depuis quelques décennies

une modernisation qui tend à s’accélérer au

rythme de la mondialisation. La logique de

l’offre et de la demande domine cette

économie. Bien que la volonté de « faire de la

qualité plutôt que de la quantité » soit présente

dans l’esprit des pêcheurs, on note parmi les

Page 37: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

37

barons de la pêche une activité qui

s’industrialise avec des tonnages qui vont du

simple au triple des pêcheurs moyens. Aussi, la

réponse qu’ils apportent en justification de leur

exploitation du lac est celle du jeu de la

concurrence étrangère. Ici, il faut donc intégrer

une échelle bien plus large qui est celle des

circuits d’importation des poissons.

Les circuits de commercialisation des

poissons sont ceux des supermarchés, des

grossistes, et principalement des restaurants.

Ces restaurants, vivant du tourisme, se doivent

d’approvisionner leurs stocks. Cependant, la

pêche du lac Léman ne permet de couvrir que

20% des besoins en saison estivale alors que

les pêcheurs sont dans leur période la plus

intense de productivité. De ce fait, les

restaurateurs achètent du poisson importé,

notamment d’Estonie ou de Pologne pour ce

qui est de la perche. Ce poisson d’élevage dont

le prix est bien inférieur au poisson français,

trois fois moins cher, ne bénéficie pas des

mêmes conditions d’élevage, d’où notre

opposition « perche de lac » et « perche du

lac ». Sur leurs menus, les restaurateurs

trompent le client pour la plupart et ne jouent

pas le jeu du « produire local ». La perche du

lac est la perche du lac Léman tandis que la

perche de lac est celle d’importation. Les

restaurateurs ne font pas toujours la différence.

Si ceci est le discours de la plupart des

pêcheurs enquêtés, il faut souligner que

certains des restaurateurs rencontrés

reconnaissent qu’ils importent, mais ils ne sont

pas nombreux. La relation entre les

consommateurs et le lac est donc ainsi falsifiée

par l’échelle économique qui est celle de la

mondialisation. La rencontre d’un des

pêcheurs suisses du port de Nyon, reconnu

comme étant l’un des « anciens » par les autres

pêcheurs, rapporte que de la même manière les

pêcheurs suisses doivent y faire face.

Cependant, l’activité de pêche est moins

importante du côté suisse et la valorisation

bien plus favorisée. Les pêcheurs suisses

intègrent des circuits de commercialisation qui

dépassent l’échelle locale, contrairement aux

pêcheurs français, et ont le droit d’autant plus

de vendre leur poisson en France, ce qui n’est

pas réciproque. Par ailleurs, la transformation

du produit et la mise en place d’un certain

nombre de produits cuisinés à partir du poisson

sont plus importants du côté suisse. La

commercialisation en est facilitée et la

concurrence n’est donc pas sur le même plan.

L’exploitation des ressources du lac est à

questionner en vue de ces problématiques

économiques qui placent leurs logiques au-delà

de la simple rive lémanique.

Un milieu lacustre à protéger : quelle

durabilité ?

Si l’on parle de géopolitique de l’eau,

on parle également d’une gestion de ressource

naturelle. Ici, elle prend la forme d’un lac.

Bien qu’irrigué par différents cours d’eau et

surtout traversé par le Rhône, un lac demeure

un espace fermé qui a son propre écosystème

et ses ressources halieutiques qui lui

appartiennent.

Protéger les espèces

Page 38: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

38

Amorcée par les propos tenus sur

l’UE, l’idée d’une gestion durable des

ressources écologiques du lac n’est pas

nouvelle. Elle intègre l’idée d’une géopolitique

dans le sens où le lac n’est pas seulement un

lieu à préserver puisque ses usages sont

multiples. Ainsi, diverses initiatives sont mises

en place mais engagent des conflits quant à

leur efficacité. L’une des polémiques qui a

marqué l’histoire du lac est celle de l’INRA et

de ses fameuses écrevisses californiennes. Une

antenne de l’INRA (Institut National de

Recherche Agronomique) a ses laboratoires de

recherches sur la rive lémanique. Travaillant

depuis quelques années sur les conditions de

rempoissonnement du lac, un accident est

survenu il y a quelques années. En effet, des

écrevisses californiennes auraient été lâchées

dans le lac alors qu’elles ne font pas partie de

l’écosystème de base du Léman. Cela a alors

engrangé une polémique puisque cette espèce

semble avoir déstabilisé le développement

d’autres populations de poissons, eux,

endémiques, et a surtout gêné les pêcheurs,

tant amateurs que professionnels, se prenant

dans les mailles des filets. Aujourd’hui,

certains pêcheurs professionnels utilisent des

nasses à écrevisses afin de les attraper et

ensuite de les commercialiser auprès des

grandes surfaces.

A ce centre de recherche est corrélée

une autre organisation qui joue un rôle

essentiel dans cette dynamique de

rempoissonnement et de protection du lac.

L’Association pour la mise en valeur piscicole

des Plans d’Eaux en Rhône-Alpes (APERA),

créée en 1989, s’engage sur cette voie dès les

débuts avec l’installation de la pisciculture de

Rives à Thonon-les-Bains (Photo 2). Cette

pisciculture travaille avec l’Association des

Pêcheurs Professionnels des Lacs Alpins

(APPLA) et a pris de l’importance après la

crise des PCB qui a eu lieu il y a quelques

années dans le lac. Face à la quasi-disparition

de l’omble chevalier, elle a mis en place un

travail de statistiques auprès des élus locaux et

des pêcheurs, mais travaille aujourd'hui aussi

avec l’Office National des Eaux et Milieux

Aquacoles (ONEMA), dont elle reçoit des

subventions. Bien plus qu’une situation

d’accords, les relations sont ici celles d’une

collaboration qui vise à entretenir les

ressources du lac.

La surpêche, un risque au cœur des

tensions

L’enquête sur laquelle s’appuie cet

article était essentiellement tournée vers le

discours des pêcheurs professionnels de la rive

française du lac Léman. La question de la

ressource débouchait bien souvent sur celle de

la surpêche. Ces professionnels, lorsqu’ils

abordent la question de la ressource, sont

conscients de son caractère précieux et surtout

fragile. Lorsqu’il s’agit alors de tonnages, on

aborde un sujet sensible. L’enquête rend

compte d’une typologie des pêcheurs,

différenciant les petits, des moyens et des gros

pêcheurs, ces derniers étant ceux qui pratiquent

une pêche quasi-industrielle et gérant leur

pêche comme un chef d’entreprise bien plus

que comme un artisan. Des tensions existent

alors entre les différents pêcheurs et se

Page 39: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

39

ressentent dans le discours du président de

l’APPLA qui tente de donner du crédit aux

deux façons de faire. A travers leurs discours,

il en va de la définition même du lac, soit

comme source de productivité, soit comme

ressource à protéger. D’un point de vue spatial,

cela va se transcrire au niveau de la carte des

zones de pêches et surtout des conflits autour

des points de contact des zones de pêche. Elles

ne sont pas réglementées, si ce n’est par la

frontière franco-suisse ; ainsi appliquent un

mode de cohabitation tacite où en général ils

« se connaissent » et ont leurs habitudes.

En plus de ces conflits entre pêcheurs

professionnels, soulignons également la

pression exercée par les pêcheurs amateurs qui

se font de plus en plus nombreux et qui ne

respectent pas toujours les limites établies pour

la pêche. Les pêcheurs professionnels les

voient comme vecteurs d'une concurrence

déloyale, sachant que certains d’entre eux

revendent leur poisson et s’introduisent comme

acteurs dans la filière pêche. A ceux-ci

s’ajoutent les pêcheurs retraités qui sont

également nombreux sur le lac et sont en

général d’anciens pêcheurs professionnels

ayant choisi de continuer leur activité par

passion et en complément de leur retraite. Ces

deux nouveaux types d’acteurs influent

également sur la quantité de poissons pêchés :

le processus de surpêche est enclenché. C’est

aussi cette multiplicité d’acteurs qui fait que la

gestion des ressources en est d’autant plus

compliquée.

La situation d’interface que détient le

lac est une entrée à prendre en compte lorsque

l’on traite de la durabilité de sa ressource.

L’échelle de la rive n’est pas l’échelle lacustre

qui doit considérer les pratiques suisses

comme les pratiques françaises, voire de plus

en plus celles de l'UE. Si les initiatives de

protection du milieu existent, il n’en demeure

pas moins que le lac est avant tout le lieu d’une

exploitation plus que d’une protection

naturelle.

Etablir une étude d’un territoire à

travers le prisme de la géopolitique engage une

analyse qui se veut multiscalaire. Le lac

Léman, son site et sa situation, obligent à

varier les échelles dans l’analyse du « système

lacustre lémanique » (schéma 1). L’eau,

ressource, paysage, lieu de vie, lieu de travail,

lieu de loisir, ici sous la forme d’un lac,

demeure un espace d’usages différents qui

intègrent alors une multiplicité d’acteurs dont

les interactions conditionnent la durabilité de

la ressource.

Page 40: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

40

ANNEXES

FIGURES ET CARTES

Carte 1. Carte de localisation du lac Léman

Photo 1. Photographie du port de Rives prise depuis le belvédère de Thonon-les-Bains

Page 41: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

41

Photo 2. Photographie de la pisciculture de Rives présentant les différents acteurs de son

organisation : Ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement, Conseil Supérieur

de la Pêche, Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, Direction Départementale de l’Agriculture et

de la Forêt de Haute-Savoie, A.P.E.R.A.

Schéma 1. Schéma synthétique des jeux d’acteurs et des échelles de la géopolitique du lac Léman

Page 42: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

42

BILBIOGRAPHIE

Bibliographie littéraire

Cesco (de) F., Le Léman, Silva, 1989.

Forel F.-A., Le Léman : monographie limnologique, Lausanne : F. Rouge, 1892-1904.

Winthrop M., 100 ans de pêche en eau douce, Editions Flammarion, 2001.

Littérature scientifique

Les pêcheurs professionnels sur la rive française du lac Léman : Parcours de vie, Métier, Pratiques et

Patrimonialisation, Mémoire collectif de stage de terrain de M1, Pelaez A., Maaoui Zeghar M., Nafaa

N., 2012.

Les jeux d’acteurs : la pêche professionnelle sur le lac Léman, Mémoire collectif de stage de terrain

de M1, Paris O., Volin A., 2012.

La pêche sur les rives du Léman, Mémoire collectif de stage de terrain de M1, Bonte M., Brisson C.,

Descamps M., Desvallées L., Sannicolo E. et Chantal Gillette (dir.), 2001.

Noel J., Regard géographique sur la mondialisation halieutique, l’altermondialisation et les formes de

résistance des « pêches artisanales », Thèse de géographie soutenu le 14/01/2011, université de

Nantes, sous la direction de J. Guillaume.

Sources officielles

Accord entre le Conseil fédéral suisse et le Gouvernement de la République française concernant la

pêche dans le lac Léman, Janvier 2011.

Arrêté préfectoral réglementant la pêche dans les eaux françaises du Lac Léman, Direction

Départementale des Territoires, Service Eau Environnement, Cellule Chasse Pêche et Faune Sauvage,

Mars 2011.

Commission Internationale pour la pêche dans le lac Léman. Bilan 1996-2002, 2005.

Etude socio-économique sur le secteur de la pêche professionnelle en eau douce, Rapport final,

Agence Nationale pour le Développement International, 2009.

Sitographie

Ministère de l’agriculture et de l’agroalimentaire : http://www.agriculture.gouv.fr/sous-produits-

animaux

Commission internationale pour la protection des eaux du Léman : http://www.cipel.org

Association des pêcheurs amateurs des lacs alpins : http://www.leman-peche.fr

Site personnel d'Eric Jacquier, pêcheur professionnel : http://www.eric-jacquier-pecherie.com

Page 43: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

43

RESUME

Entre Suisse et France, bordé par deux métropoles, Genève et Lausanne, le lac Léman est un espace de

frontière et d’interface. Anciennement régi par le duché de Savoie, le lac fait aujourd’hui l’objet d’un

concordat entre l’Etat fédéral suisse et le gouvernement de la république française afin d’organiser les

activités et la vie sur le lac. Présenter une géopolitique multiscalaire de ce territoire revient à présenter

le système territorial à travers un jeu d’échelles qui mêle des acteurs locaux, régionaux, ou

internationaux intégrant le territoire à des problématiques liées à la mondialisation et au

développement durable. L’article traitera ainsi de trois grandes problématiques. La première est celle

de la gestion du lac à l’échelle binationale et à la lumière de l’intervention de l’Union Européenne. La

seconde sera celle de l’économie régionale du lac et de son inscription dans des jeux d’acteurs autour

d’enjeux économiques. Enfin, nous proposerons d’étudier le lac en tant que ressource naturelle, en

analysant les actions mises en place afin de le préserver. A noter que cet article s’appuie en grande

partie par une étude auprès des pêcheurs professionnels de la rive française du lac Léman menée en

2011.

Mots-clés: Lac Léman, Union Européenne, Pêche, Géopolitique, Environnement

ABSTRACT

Lake Geneva lies in-between Switzerland and France and is bordered with two major cities, Geneva

and Lausanne. It is a natural border and interface. Formerly governed by the duchy of Savoy, the lake

is subject to a concordat between the Swiss federal state and the French Republic: its aim is to regulate

the activities on the lake. A multi-scale geopolitical analysis helps understand the territorial system

that characterizes the lake. It involves local, regional and international actors in the context of

globalization and sustainable development. Therefore, the article will tackle three main issues. The

first one will be the management of the lake on a bi-national basis and the role of the European Union.

The second one will be the regional economy of the lake and its links to geoeconomics. Finally, we

will analyze the protection regime of this natural resource. This article is largely based on a study

conducted with French professional fishermen of Lake Geneva which was conducted in 2011.

Keywords: Geneva Lake, European Union, Fishing, Geopolitics, Environment

.

Page 44: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

44

¡ CONGA NO VA ! APPROVISIONNEMENT EN EAU DOMESTIQUE /

ACTIVITE MINIERE : LE CAS POLEMIQUE DU PROJET CONGA A

CAJAMARCA (PEROU)

Par Octavie PARIS, membre de Youth Diplomacy

Après l’obtention d’une Licence de Géographie et d’Aménagement par un parcours truffé

d’expériences académiques diverses, depuis la CPGE Littéraire, suivie par une année à l’Université

Jean Moulin Lyon III doublée d’un Diplôme Universitaire sur l’Amérique Latine et les Caraïbes à

l’IEP de Lyon, et enfin d’une troisième année en échange universitaire à la PUCP de Lima au Pérou,

Octavie Paris est aujourd’hui auditrice à l’ENS de Lyon en Master 2 de Géographie. Forte d’une

pluri-méthodologie géographique de par ces différentes formations, elle concentre aujourd’hui son

travail de recherche sur les thématiques liées à l’habitat populaire du centre des grandes villes

brésiliennes. En 2012, son mémoire de recherche de Master 1 l’a menée jusqu’à São Paulo où elle a

étudié durant son terrain de recherche, le régime de visibilité des cortiços du quartier de Bela Vista.

Ce thème urbain, soulevant de nombreuses problématiques, - et notamment celles de l’accessibilité et

de la centralité – appliqué à un tout autre contexte urbain que la capitale pauliste, - en se

territorialisant cette fois-ci dans la ville de Recife - sera l’objet de son second travail de recherche,

sur lequel elle travaille déjà depuis quelques mois dans le cadre de sa deuxième année de Master.

Le Pérou, des paysages colorés, la

Cordillère des Andes, son mondialement

connu Machu Picchu… mais le Pérou ce n’est

pas que cela ! Si la présence de tels sites

naturels font que l’activité touristique soit une

part importante de l’économie péruvienne,

l’activité minière représente également un

poids lourd de l’économie de ce pays dit

« andin »35

. La région de Cajamarca au Nord

de la capitale liménienne, a vu son économie

35 On oublie bien trop souvent la région orientale du pays

qui fait partie du bassin amazonien, le pays se divisant

d’Ouest en Est selon trois grandes régions, la côte (avec

la capitale Lima) « costa », les Andes « sierra », et la

région amazonienne « selva ».

se développer d’une part grâce à la mise en

tourisme de son patrimoine, avec la présence

de Baños del Inca ville thermale des

civilisations Inca et pré-Incas et du temple où a

été arrêté l’Inca Atahualpa par les Espagnols

dans la ville capitale de Cajamarca.

Cependant, le touriste ne connaît

généralement pas l’existence de la mine d’or

de Yanacocha, la plus grande de tout le sous-

continent d’Amérique du Sud. Depuis le début

de son activité en 1993, quels ont été les

impacts de cette présence d’activité minière

très soutenue dans la région ? A qui profite

Page 45: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

45

réellement cette littérale et concrète manne

d’or ? Quelles sont les répercussions sur

l’environnement alentour de cette mine à ciel

ouvert ? Dans quelles mesures en arrive-t-on à

un conflit d’intérêt, un conflit d’usage et une

certaine concurrence déséquilibrée entre

activité minière et activité agricole et

domestique, notamment pour

l’approvisionnement en eau et pour la gestion

de celle-ci ?

Autant de questions auxquelles il

semble important d’apporter quelques

éléments de réponse par le biais de cet article.

Le format réduit ne permet pas de rentrer dans

des considérations exhaustives sur le thème

mais prétend amener des pistes de réflexion et

conduire à une présentation des faits de la

géopolitique de l’eau à Cajamarca. Entendons

que la géopolitique est un concept aux

définitions plurielles et que j’emploie ici celle

d’Yves Lacoste qui la résume comme « une

rivalité de pouvoirs sur du territoire » dans un

contexte international plus ou moins vaste36

.

Cet article est présenté comme un fait

d’actualité marqué par de nombreuses

manifestations populaires qui ont eu lieu

depuis Novembre 2011 et qui ont enfin été

relayées médiatiquement au printemps 201237

.

Celles-ci ont pour but de protester contre les

actions des entreprises qui exploitent la mine

36 Le jeu multiscalaire qui s’opère entre les différentes

entités politico-administratives péruviennes et les

entreprises minières qui investissent dans les concessions

minières, ainsi que la compétitivité de l’activité minière à

l’échelle mondiale témoignent que nous abordons bien ici

un thème de géopolitique. 37 Très timidement et de façon parfois quelque peu

romancée de la part des médias péruviens notamment,

donnant une image manipulée à la population péruvienne

qui laissait penser à une situation de guerre civile

provoquée par les habitants de Cajamarca.

de Yanacocha, ces actions ayant d’importantes

répercussions sur la vie quotidienne des

paysans cajamarquinos et sur l’environnement

en général, comme il sera avancé plus loin.

Ces protestations soulèvent également des

déceptions d’ordre politique, suite à l’élection

à la Présidence de l’Etat d’Ollanta Humala en

Juin 2011 qui avait basé son programme sur le

soutien aux populations andines face à la

mainmise des entreprises minières dans le

pays.

“¿Lo que es más importante: el agua o

el oro? No comemos oro, tomamos agua.

Nosotros necesitamos el agua. Me

comprometo a respectar la voluntad del

pueblo y la agricultura.”38

Ces mouvements de grève, de

manifestations citoyennes, de descentes dans

les rues, se sont soldées par une forte

répression policière de la part du pouvoir en

place, à laquelle se sont ajoutés les

agissements des agents de Forza l’entreprise

de sécurité privée des entreprises minières.

C’est par là même un exemple de mobilisation

citoyenne à l’échelle de toute une région, avec

la déclaration du paro general (grève

générale) depuis le 24 Novembre 2011, et le

soutien de la région Sud du pays autour de la

ville d’Arequipa notamment.

En cause, le projet de construction de

barrages afin d’approvisionner les mines en

eau et modifiant donc le cours originel des

38 « Qu’est ce qui est le plus important : l’eau ou l’or ?

Nous ne mangeons pas d’or mais nous buvons de l’eau.

Nous avons besoin de l’eau. Je m’engage à respecter le

peuple et l’agriculture. »

Page 46: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

46

cours d’eau environnants. Il faut avant tout

apporter les éléments de contextualisation

nécessaires à la compréhension d'un projet

d’aménagement privé de la ressource en eau

dans cette région péruvienne. Le second temps

de la réflexion doit nous mener vers les

conséquences politiques, sociales et

économiques d’un tel aménagement, pour

enfin, mettre en évidence les stratégies

d’acteurs qui se tiennent dans un tel rapport

entre approvisionnement en eau pour l’activité

minière et pour l’usage domestique et/ou

agricole.

Si les problèmes environnementaux ne

doivent pas concentrer tout l’intérêt, ni être

l’objet central de cet article, qui vise surtout les

conflits d’intérêts entre une utilisation

domestique et une utilisation pour l’activité

minière de l’eau, ils font également partie

prenante du mouvement de contestation et des

conséquences dénonciables du projet de

Conga.

Cajamarca, région de la sierra Nord du Pérou

Région reconnue Patrimoine

Historique et Culturel des Amériques39

,

Cajamarca présente sur son territoire divers

attraits touristiques (naturels et historiques,

avec les Ventanillas de Otuzco ou encore el

Quarto del Rescate, qui marque la domination

des espagnols), et se compose de 13 provinces.

39 Distinction de l’OEA Organización de los Estados

Americanos.

Le tourisme n’est cependant pas le

secteur le plus important, le plus rentable dans

l’économie de la région, puisque l’industrie

minière y est également très développée. La

mine la plus importante est celle de Yanacocha

(Lagune Noire en Quechua40

) qui se situe

seulement à 70 kms de la capitale régionale : la

ville de Cajamarca [Carte 1].

Il s’agit d’une région où l’activité

minière représente la part la plus importante du

PIB régional, comme permet de l’avancer le

tableau suivant, où l’on constate que l’activité

minière est trois fois plus importante que le

secteur de l’agriculture. [Figure 1]

Apparition d’une activité minière ultra

rentable au prix de la disparition d’une lagune

En 1992, sous la présidence d’Alberto

Fujimori, s’installe l’activité minière intensive

à proximité de la ville de Cajamarca, avec la

prédominance de la mine Yanacocha, dont les

principaux actionnaires aujourd’hui sont :

l’entreprise étasunienne Newmont Mining

Corporation (51,35%), l’entreprise péruvienne

Companía de Minas Buenaventura (41,65%) et

enfin les 5% restants appartiennent à l’IFC

(International Finance Corporation)41

.

Le projet Conga

Ce projet minier prévoit le drainage de

quatre lagunes, deux pour l’exploitation du

métal et deux pour déposer les résidus miniers.

40 Langue andine. 41 Données chiffrées extraites du site officiel de

Yanacocha.

Page 47: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

47

Daniel Abugattás42

parle de la mine la plus

discréditée de toute l’Amérique du Sud par le

non-respect et le non-accomplissement des

responsabilités sociales et des protections

environnementales, qui s’avèrent être

particulièrement bien instrumentalisées pour

couvrir l’entreprise et ne pas desservir ses

intérêts. Ces quatre lagunes naturelles de

Namococha, Chica, Azul et Perol verraient

leurs eaux transbordées dans trois réservoirs

que souhaite construire l’entreprise

Yanacocha. L’entreprise ayant pour crédo « El

agua primero, la mina después »43

ayant

attribué au Projet Conga le slogan « La minería

empieza por la gente. »44

, l’entreprise avance

ici une promesse que les habitants et certains

experts ont du mal à croire.

La forte médiatisation des projets de

responsabilité environnementale et de

responsabilité sociale (avec notamment une

aide pour l’accès à l’éducation et aux systèmes

de santé…) entrepris par la firme minière ne

parvient que partiellement à faire accepter les

prétentions d’expansion de l’exploitation

minière.

L’image satellite ci-dessous permet

d’apprécier l’étendue des exploitations

minières dans la région, on observe notamment

à l’Ouest le fort visuel de la mine à ciel ouvert

d’or de Yanacocha et plus à l’Est l’aire

d’extension du projet Conga qui soulève tant

de polémiques. [Carte 2]

42 Président du Congrès Péruvien jusqu’en Juillet 2012. 43 « L’eau en priorité, la mine ensuite. » 44 « L’activité minière commence avec les personnes. »

L’entreprise minière voudrait se

positionner en amont des bassins des rivières

Llaucano et Cajamarquino, affectant ainsi le

cours d’eau de rivières plus petites telles que

Chirimayo, Chugurmayo y Jadibamba qui

constituent actuellement la ressource en eau

pour l’agriculture, l’élevage mais aussi pour la

consommation domestique d’eau potable, ce

qui apparaît comme une menace au quotidien

pour la population résidente. [Carte 3]

Ce qui dérange : une précédente expérience

d’aménagements hydrauliques de la part des

entreprises minières plutôt polémique.

De tels projets d’aménagement de la

ressource en eau ne sont pas les premiers dans

la région. En effet, lors d’un discours officiel

le 28 Avril 2008, l’ex-président Alan García

s’exprimait en ces termes :

"Los que dicen que la minería siempre

destruye, están pensando en el siglo

XIX, pero no han visto experiencias

como se ven en el resto del mundo,

donde al lado de ciudades tan

importantes están las minas apenas a

un kilómetro de distancia y aquí

estamos buscándole cinco pies al gato

para decir que no hay que hacer más

minería, este es el planteamiento.

Optimismo, entusiasmo, futuro, Viva el

Perú"45

45 « Ceux qui affirment que l’activité minière est

destructrice, pensent comme au XIXème siècle, mais ils

n’ont pas vus des expériences à travers de monde, où à

proximité de grandes villes, les mines se trouvent à un

Page 48: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

48

Il s’agissait alors de l’inauguration du

réservoir San José sur une extension de 27

hectares pour la somme de 25 millions de

dollars pour une œuvre qui allait servir

essentiellement à l’activité minière et à

l’extraction d’or. Cependant, cette construction

a été justifiée et légitimée par les pouvoirs

publics en place comme la possibilité

d’approvisionnement en eau de toute la région

de Cajamarca - et pas seulement de l’activité

minière -, par le recueil et le stockage des eaux

pluviales en vue de compenser les dommages

sur les ressources en eau potable causés par

l’activité minière et ses pollutions des canaux

d’irrigation qui servaient pour l’agriculture et

l’usage domestique. A ce jour ce réservoir est

totalement vide, sans une goutte d’eau en son

sein. Le réservoir serait vide, selon la position

officielle, à cause de failles et de géo-

membranes rompues depuis deux ans

maintenant ! En parallèle, l’activité minière

continue de déverser des eaux cyanurées,

traitées et polluées dans les canaux d’irrigation

pour la consommation domestique. Ce cas

péruvien n’est pas isolé et reprend des

problématiques communes à de nombreux

pays à travers le monde46

sur les questions de

conflit d’intérêts et d’impact de l’activité

minière, posant la question suivante : dans ces

situations de concessions minières, quel degré

de responsabilité de l’Etat et quelles

possibilités d’action ?

kilomètre de distance et ici nous rechignions pour stopper

l’activité minière, voilà la méthode : Optimisme,

enthousiasme, futur, Vive le Pérou. ». 46 Au Ganha, en Tanzanie près du lac Victoria, dans le

Golfe de Nicoya au Costa Rica (…) entre autres.

Vers la possibilité d’une activité minière plus

responsable ?

L’idée n’est donc pas ici de faire un

procès virulent à l’activité minière qui est

capitale dans l’économie péruvienne. Il

conviendrait plutôt de se demander si le

développement de cette activité est souhaitable

pour un pays en développement comme le

Pérou, il convient de le faire de façon plus

normée et plus respectueuse de

l’environnement social et naturel. De plus,

l’activité minière sert-elle réellement le

développement économique de la région même

de Cajamarca ? Si les revenus de l’activité

minière sont payés à l’Etat sous formes

d’impôts et de taxes proportionnelles à la

production/extraction de minéral, il convient

de souligner qu’après 18 ans de présence de

l’entreprise Yanacocha, Cajamarca est passée

de la quatrième province la plus pauvre du

pays en 1993 au rang de deuxième province au

niveau national en 2000. Dans quelles mesures

peut-on donc avancer l’argument du

développement économique, dans un souci

d’inclusion sociale locale, apportée par

l’activité minière ?

Cette richesse présente sur le territoire

doit être exploitée, mais ceci doit être fait selon

des principes plus responsables, en

développant une activité minière sous

conditions. Cela ne devrait-il pas passer par

une révision des différentes législations,

notamment de la Nouvelle Loi de l’activité

Minière et la Loi de la Promotion de

l’Investissement Etranger, bien trop souples

envers les entreprises minières au vu des

Page 49: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

49

dividendes que celles-ci peuvent rapporter à

l’Etat péruvien ? Mais à quel prix ces

dividendes sont obtenus ? Au prix de la

destruction – ou tout au moins de la

modification – des paysages et des

écosystèmes environnants ? Quelle durabilité

peuvent avoir les agissements de ces

entreprises minières ?

En principe, Yanacocha devrait fermer

dans une dizaine d’années ; cependant, certains

experts affirment que la mine peut encore être

rentable pendant environ trente ans. Difficile

donc de prévoir des politiques de récupération

de l’environnement affecté ou encore d’établir

un dialogue fondé avec les populations

résidentes lorsque l’Etat péruvien laisse des

milliers d’hectares en concession. Par là

même, apparait la possibilité de simplement

déplacer les exploitations dans ce secteur et de

perdurer dans ce système de mise en danger

des populations et des territoires alentours,

avec une importante affectation de la ressource

en eau en faveur du poste de l’activité

minière47

.

47 Remerciements aux Membres de “La Ruche des

Citoyens” de Villefranche sur Saône.

Page 50: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

ANNEXE

FIGURES ET CARTES

Carte 1. Localisation de la Région de Cajamarca Source : Réalisation Personnelle O.P, octobre 2012

Page 51: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

51

Figure 1. Perú en Números 2009

(http://www.proinversion.gob.pe - 28 octobre 2012)

Carte 2. Localisation sur image satellite des différents projets de l’activité minière ;

( lamula.pe - 28 octobre 2012)

Page 52: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

52

Carte 3. Localisation des différents bassins hydrauliques à proximité de la mine de Yanacocha

Source : Grufides, Patricia Rodas (31 Octobre 2012)

Page 53: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

53

BILBIOGRAPHIE

Ouvrages

DESHAIES M., Les territoires miniers. Exploitation et reconquête, Paris : Ellipses, 2007, 224p.

GUIULFO L.Z., Cajamarca : Lineamiento para una politica de desarrollo minero, Ed. Francisco

Guerra García, 2006.

Articles Scientifiques

DESHAIES M., « Grands projets d’exploitation minière et stratégie des firmes pour se rendre

environnementalement acceptables », L’espace politique, octobre 2011.

HERRIAZ I., « Pérou : la loi de l’or dans la plus grande mine d’Amérique. » Réseau d’Information et

de Solidarité avec l’Amérique Latine, 2004.

PALACIN M., « Pérou : Quand les industries minières menacent les terres des communautés.

Alterinfos America Latina », Dial, 2002.

ROJAS Y., « La actividad carbonifera y su incidencia en la configuración del territorio zuliano

(Venezuela) : propuestas parciales para un plan de ordenamiento territorial. » Revista Geográfica

Venezolana, 45, 2 : 199 – 220, 2004.

Sitographie

- Site de l’Institut national de statistiques et d’information (INSEE péruvien) http://www.inei.gob.pe/

- Site de l’entreprise minière Yanacocha

* http://www.yanacocha.com.pe/

* http://www.yanacocha.com.pe/sala-de-prensa/ultimas-noticias/nota-de-prensa-

yanacocha-confirma-que-en-zona-de-conga-solo-se-construyen-reservorios/

* http://www.yanacocha.com.pe/wp-content/uploads/Suplemento-Proyecto-Conga.pdf

- Site de l’association de soutien au peuple Cajamarquino : Solidarité Cajamarca

http://solidaritecajamarca.blogspot.fr/p/cinco-regiones-del-sur-del-peru.html

- Site gouvernemental ProInversión, Agence pour la promotion de l’investissement

privé au Pérou

http://www.proinversion.gob.pe

Veille documentaire sur les journaux péruviens La República

http://www.larepublica.pe/ y El Comercio http://elcomercio.pe/

Page 54: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

54

RESUME

Entre possibilités de développement de l’activité minière, respect de l’environnement et atténuation

des impacts sociaux pour la population résidente, l’étude de la situation de l’industrie minière à

Cajamarca illustre bien ce conflit d’intérêt entre l’eau-ressource domestique et l’eau-ressource pour les

entreprises minières. Cet article vise à présenter le cas de la région de Cajamarca (Pérou). Depuis

novembre 2011, s’y développent de nombreuses manifestations « anti activité minière » suite à

l’annonce d’un énième plan d’aménagement de la ressource en eau, par la firme qui exploite la plus

grande mine d’or du sous-continent, la mine de Yanacocha, avec le projet Conga. Bien que le relais

médiatique n’ait été que très discret, la situation s’est dévoilée de façon plus marquée à partir du

printemps 2012. Si l’exhaustivité n’est pas recherchée dans cet article, c’est plutôt l’ouverture de

réflexions sur un sujet d’actualité pouvant s’appliquer à d’autres régions du monde, qui est souhaitée

par une entrée spatialisée sur le territoire péruvien.

Mots-clés : Ressources en eau, Développement, Activité minière, Gestion, Pérou

RESUMEN

Entre las posibilidades de desarrollo de la actividad minera, el respecto del medio ambiante y la

atenuación de los impactos sociales sobre la población residente, el estudio de la situación de la

industria minera en Cajamarca ilustra el conflicto de intéres entre el agua como recurso doméstico y el

agua como recurso para las empresas mineras. Este artículo pretende presentar el caso de la región de

Cajamarca en el Perú, que, desde el mes de Noviembre del 2011, cuenta con el desarrollo de cada vez

más manifestaciones “anti-minas” después del anuncio de un nuevo plan de planejamiento del recurso

del agua por la empresa que explota la mayor mina de oro del sub-continente, la mina de Yanacocha

con el proyecto Conga. A pesar de que el alcance mediático estuviese muy discreto, la situación se

reveló un poco más en la primavera del 2012. Si la exhaustividad no es lo que se busca en este

articulo, es más bien la apertura de reflexiones sobre un tema de actualidad que se puede aplicar a

otras regiones del mundo a traves de una entrada espacializada en el territorio peruano.

Palavras-claves : Recursos en agua, Desarrollo, Actividad minera, Gestión, Perú

ABSTRACT

Between the possibilities of the mining industry’s development, the respect for the environment and

the reduction of social impact on the population, the study of the mining industry’s situation in

Cajamarca illustrates this conflict of interest that exists between water as a household resource and

water as a mining companies’ resource. This article introduces the case of the Cajamarca region in

Peru. Since November 2011, many « anti-mining » demonstrations have been observed after the

announcement of a new plan of resourcing water for the factory which exploits the biggest gold mine

of the sub-continent, the Yanacocha mine, with the Conga project. In spite of the fact that the media’s

coverage has been discreet, the situation was revealed in spring 2012. Rather than aiming for

comprehensiveness, this article is an attempt to adopt a new approach to a widespread issue in the

world through the specific case of Peru and its territory. It is more the openmindedness about an actual

subject which can be applied in other areas of the world, which is the matter of this article with a

specific entrance by the peruvian territory.

Keywords: Water resources, Development, Mining activity, Management, Peru

Page 55: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

55

LA QUESTION DES SOURCES EN GEOGRAPHIE : POLYSEMIE

DANUBIENNE

Par Anaïs VOLIN, membre de Youth Diplomacy

Après deux années passées en classes préparatoires littéraires au Lycée Edouard Herriot de Lyon,

ainsi qu’un an à l’Université Jean Moulin Lyon III, Anaïs Volin obtient sa licence d’histoire avec

mention. Son entrée à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon en tant qu’auditrice lui permet d’intégrer

un master recherche en sciences sociales, mention géographie, choix issu d’un intérêt profond pour

l’espace européen et particulièrement le monde germanique. Durant l’année 2011-2012, elle travaille

sur les questions de coopérations en Europe, plus particulièrement sur la macro-région Danube, sous

la direction d’Emmanuelle Boulineau (ENS Lyon). Un stage de terrain de deux mois dans le Bade-

Wurtemberg a été effectué afin de réaliser des entretiens en allemand avec des acteurs du Land. La

maîtrise de la langue allemande reste un atout mis en valeur pour intégrer un récent groupe de

recherche allemand sur la macro-région. Ses intérêts pour l’espace européen l’ont incitée à de

nombreux voyages, lectures et rencontres dans les pays d’Europe centrale et orientale. Impliquée

dans l’association d’Art plastique de l’ENS Lyon et passionnée par les arts vivants (théâtre, danse,

cinéma), ses recherches se poursuivent cette année sur la question de la spatialité du cinéma dans la

ville de Prague.

« Près de sa source, entre les parois

rocheuses, le Danube coule avec hésitation ».

Cette citation d’Heidegger commentant les

poèmes d’Hölderlin, notamment : Ister et Am

Quelle der Donau48

(A la source du Danube),

aborde un véritable topos aussi bien littéraire

que géographique. En effet, de nombreux

écrivains et chercheurs se sont intéressés et

parfois passionnés pour ce fleuve impétueux

48 In Holderlin, (1967) Œuvres. Paris, Gallimard, La

Pléiade. Partie IV, les grands poèmes (1800-1806).

qu’est le Danube. Emmanuel de Martonne,

dans l’ouvrage consacré à l’Europe médiane49

nous indique « qu’il n’est pas de fleuve aussi

puissant dans l’Europe centrale par la longueur

de son cours (2850km), l’étendue de son

bassin (817 000 km²) et même son débit

moyen (5830m3) ». Le Danube apparaît

comme le plus long fleuve d’Europe après la

Volga, ce qui lui confère une certaine notoriété

49 Vidal de la Blache P et Gallois L. (1930), Géographie

Universelle, Tome IV (1) : Europe Centrale par

Emmanuel de Martonne. Paris, Armand Colin, 379p.

Page 56: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

56

depuis les écoliers apprenant la géographie de

l’Europe jusqu’aux chercheurs en sciences

sociales et exactes. L’article présenté ici

souhaite mettre en lumière, à travers les

sciences sociales, l’importance de la question

des sources. Plus précisément, il s’agit de

comprendre les enjeux spatiaux et symboliques

associés aux sources du fleuve Danube.

Un fleuve, river ou Fluss est un cours

d’eau se jetant dans la mer ou une unité

hydrographique de grande taille (longueur,

largeur) et de fort débit selon la définition

donnée par le dictionnaire de Lévy, Lussault50

.

Un fleuve possède une ou plusieurs sources,

parfois voire souvent difficiles à identifier.

Jacques Bethemont51

insiste sur le fait que les

sources d’un fleuve sont souvent multiples et

l’identification de la source officielle reste

souvent sujette à débat. Nous n’avons

aucunement la prétention de légitimer la

source officielle du Danube, mais il nous

semble intéressant de réfléchir, à travers le cas

du Danube, à la question des sources en

géographie.

Notre article porte ainsi sur le Danube,

fleuve qui compte, dans son bassin versant, le

plus grand nombre de pays au monde. Un

bassin versant se définit52

comme « une

étendue drainée par un cours d’eau et

l’ensemble de ses affluents, le tout limité par

une ligne de partage des eaux ». Celui du

Danube débute en Allemagne, puis traverse

50 Lévy J. et Lussault M. (éd.), (2003), Dictionnaire de la

géographie et de l'espace des sociétés. Paris, Belin,

1033p. 51 Bethemont, J. (1999), Les grands fleuves. Paris,

Armand Colin, Collection U géographie, 255p. 52 Ibid.

l’Autriche, la République Tchèque, la

Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie puis la

Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le

Monténégro, la Roumanie, la Bulgarie, la

Moldavie et l’Ukraine. Le Danube s’écoule

ainsi, directement ou indirectement dans vingt

Etats dont nous avons cités les principaux. La

carte ci-dessous illustre bien la multitude

d’Etats traversés par le Danube.

Les espaces traversés par le fleuve au

travers de l’Europe médiane semblent bien

différents, tant d’un point de vue

topographique, que du point de vue des

structures économiques ou de l’histoire propre

à ces Etats. Néanmoins, après avoir étudié ces

espaces dans leurs singularités et dans leurs

ressemblances, nous souhaitons mettre en

exergue le socle commun possédé par ces

peuples. L’espace danubien a été le théâtre de

nombreuses migrations de population depuis la

révolution néolithique jusqu’aux flux

migratoires intensifiés avec l’ouverture de

l’espace Schengen à des pays de l’Union

Européenne des 27 Malgré les nombreux

conflits, le fleuve reste cependant un espace de

liaisons qui voit les flux humains,

économiques, matériaux et intellectuels

dynamiser les relations entre les Etats. Notre

réflexion se veut ancrée dans le temps présent,

elle ne peut cependant pas faire totalement

l’économie de quelques rappels historiques.

Nous allons ainsi nous interroger sur

l’importance de la question des sources en

géographie avec un ancrage particulier autour

de la polysémie du mot source,

particulièrement intéressant concernant le

Page 57: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

57

fleuve Danube. Pour cela nous conduirons

notre raisonnement en deux temps. Tout

d’abord, il s’agit de comprendre la portée de la

polysémie du mot source, concept appliqué à

la géographie. Puis, nous tenterons d’expliquer

la singularité du cas danubien, en ce qui

concerne les sources multiples du fleuve.

La question des sources : un concept

polysémique

Des sources écrites qui entretiennent le mythe

La question des sources abordée sous

l’angle de la géographie semble recouvrir des

caractères semblables et divergents par rapport

aux autres sciences sociales. En effet, la

comparaison avec l’Histoire n’est pas rare du

fait de la plus grande légitimité accordée

depuis longtemps aux sources écrites en

Histoire. Le travail sur le terrain est spécifique

à la géographie en ce qu’il appréhende l’espace

de visu, par la rencontre d’acteurs et par le fait

de parcourir, souvent à pied, le terrain d’étude.

Néanmoins, ce que nous souhaitons mettre en

évidence à travers l’exemple du Danube reste

l’importance et la légitimité dans le monde de

la recherche en géographie, des sources écrites.

Concernant l’espace danubien, nous

pourrions nous accorder sur le fait que la

question des sources fait partie des grands

mythes européens. Comme l’origine

mystérieuse de certains peuples, l’espace

originel des grands fleuves européens intéresse

grandement les chercheurs en sciences

humaines. Lors du commencement de mes

recherches sur le Danube, j’ai pris conscience

de l’abondance des récits littéraires sur la

question des sources de ce fleuve. L’excellent

ouvrage de Claudio Magris, Danube53

illustre

bien l’ensemble des mythes associés à l’espace

danubien, aussi bien au niveau historique,

topographique que culturel. Le début de ce

récit de voyage par un homme de lettres averti,

transporte son lectorat dans le Jura Souabe

allemand, au cœur du Land du Bade-

Wurtemberg. Ces espaces sont peu peuplés, la

commune de Furtwangen possède une densité

de 112hab/km² et Donaueschingen, une densité

de 201hab/km² 54

pour une densité moyenne

dans le Land de 302hab/km². Les montagnes

du Jura Souabe laissent ainsi la place de naître

au Danube, devenant à partir de Passau un

grand fleuve, imprévisible et majestueux. Le

schéma ci-dessous spatialise le cours du fleuve

depuis ses sources jusqu’à Ulm qui reste la

dernière ville sur le Danube située dans le

Bade-Wurtemberg.

La connaissance de ces lieux nous a

semblé primordiale pour comprendre la

complexité des réflexions menées sur la

question des sources du Danube. Claudio

Magris55

retrace l’historique des

questionnements posés par les penseurs

antiques tels qu’Hérodote, Strabon, Pline ou

Sénèque. Nous pouvons ici remarquer que des

géographes ont très tôt montré de l’intérêt pour

les sources mystérieuses du Danube. Strabon

53 Magris C. (1988), Danube. Paris, Gallimard,

L'arpenteur domaine italien. 497p. 54 Données du service de statistiques du Land, le

Statistisches Landesamt Baden-Württemberg :

http://www.statistik.baden-wuerttemberg.de/, consulté le

9-11-2012. 55 Magris C. (1988), Danube. (op. cit.)

Page 58: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

58

mentionne ainsi le Danube ou Ister dans son

ouvrage Géographie56

. La définition du lieu

exact des sources semble faire l’objet de

discordes. Les communes de Furtwangen et

Donaueschingen, mentionnées sur la carte, se

partagent la paternité du Danube. Certains

affirment que la véritable source se situe à

Furtwangen puisque la source unique reste la

Breg. Tandis que d’autres soutiennent que le

Danube naît et devient fleuve à la confluence

du Breg et de la Brigach située sur la commune

de Donaueschingen.

Sources topographiques : Deux sources pour

un même fleuve

Comme l’indique une citation

d’écolier « La Brigach et la Breg engendrent le

Danube », avec la belle métaphore exprimant

la naissance du fleuve de Richard Strauss57

«faisant du Danube jaune et boueux, un fleuve

dangereux et redouté, le fleuve aux flots

bleus»58

. Il convient de préciser que le Danube

est un fleuve à l’orientation Ouest-Est comme

le fait remarquer Jean Ritter59

dans la mesure

où il constitue le seul fleuve européen avec ce

sens d’écoulement. Les sources du fleuve sont

constituées d’eaux issues du versant Nord des

Alpes et seul le Haut Danube provient du tracé

hydrographique originel. En effet, avant la

dernière période glaciaire, nombres de cours

d’eaux alpins alimentaient le Danube et non le

56 Strabon, Géographie Tome IV-livre VII. Edition et

traduction Raoul Baladié (1989), Paris, Les belles lettres. 57 Richard Strauss, Le beau Danube bleu, valse composée

en 1866. 58 Burlaud P. (2001), Danube-Rhapsodie. Images, mythes

et représentations d'un fleuve européen. Mesnil-sur-

l'Estrée,Grasset, le monde de l'éducation, Partage du

savoir. 337p. 59 Ritter J. (1976), Le Danube. Paris, Presses

Universitaires de France, QSJ. 128p.

Rhin. Aujourd’hui avec le creusement de la

plaine du Rhin supérieur, un certains nombre

de cours d’eaux coulent désormais en direction

du Rhin et non plus du Danube. Pour retrouver

l’influence de cours d’eaux alpins sur le fleuve

Danube, il convient d’étudier l’espace bavarois

avec les affluents suivants : « Iller, Lech et

l’Isar dont le débit total représente 400m3 »60

.

La complexité géologique associée à

l’espace des sources du Danube n’est pas un

cas isolé (voir le tracé du Rhin) et nous

laissons le soin aux connaisseurs de

développer d’autres exemples. Néanmoins, il

paraissait important de mettre en lumière la

spatialité spécifique des sources du Danube

dans le Jura Souabe. Entre les sources et la

ville d’Ulm, le fleuve parcourt 251kms dans le

Land du Bade-Wurtemberg et son lit ne

dépasse pas 30m de long. C’est pourquoi le

Danube garde des allures de rivière avant

d’atteindre la Bavière. La photographie

suivante illustre la petitesse du lit du Danube,

environ 10m, dans la ville de Beuron située au

bord du fleuve entre les villes au Sud-Ouest de

Tuttlingen et au Nord-Est de Sigmaringen (cf.

schéma 1).

Néanmoins, nous discernons déjà la

puissance d’un fleuve « tangible et

véridique »61

. Le Danube apparaît ainsi comme

un fleuve alpin jusqu’à l’Autriche ; son lit

s’élargit sur les plaines fertiles du Danube,

jusqu’à parvenir aux Carpates et aux Portes de

Fer pour atteindre le delta et ses trois bras :

60 Vidal de la Blache P et Gallois L. (1930), Géographie

Universelle (op. cit.). 61 Extrait des propos de Newelowsky, rapportés in Magris

C.(1988), Danube. (op. cit.).

Page 59: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

59

Chilia, Sulina et Saint-Georges. Pierre

Burlaud62

évoque le Danube comme un fleuve

craint par les populations du fait des

nombreuses crues, notamment en Bulgarie et

en Roumanie, à cause de la fonte des neiges et

des pluies abondantes. Le cours d’eau du Jura

Souabe devient un fleuve menaçant mais

également la source de nombreuses richesses

grâce aux alluvions.

Nous allons à présent revenir sur le

territoire du Bade-Wurtemberg, à l’échelle du

Land afin d’expliquer l’organisation de

l’espace en fonction de la présence de deux

fleuves, le Danube et le Rhin.

Les sources du Danube dans un espace

rhénan : quels enjeux ?

Le Bade-Wurtemberg : un espace avant tout

rhénan

La volonté de traiter plus en détails le

thème des sources du Danube fait suite à un vif

intérêt porté pendant un an au Bade-

Wurtemberg et à son ancrage aussi bien dans

les lieux (site) que dans les esprits avec la

géographie des représentations. Après avoir

étudié les caractéristiques topographiques et

hydrologiques du fleuve, nous allons tenter de

comprendre quels enjeux pour l’espace bade-

wurtembergeois (avantages et contraintes)

représente le fait de posséder deux fleuves sur

son territoire.

62 Burlaud P. (2001), Danube-Rhapsodie. Images, mythes

et représentations d'un fleuve européen (op. cit.).

Pour commencer, nous allons détailler

la situation du Land en Europe. Le Bade-

Wurtemberg est un Land occidental allemand

possédant des frontières avec la France à

l’Ouest, la Suisse et l’Autriche au Sud ainsi

qu’avec la Bavière à l’Est et les Länder de

Hesse et de Rhénanie-Palatinat au Nord. Le

Bade-Wurtemberg se situe au cœur de la

dorsale européenne et jouit ainsi d’une position

centrale au sein d’espaces riches et

dynamiques. Le Land compte 10 758 000

habitants, représentant l’équivalent de la

population du Portugal ou de la Belgique63

sur

une superficie de 35 751km², ce qui

correspond environ à la superficie belge (le

Land étant un peu plus grand que la Belgique).

D’un point de vue topographique et

hydrologique, le Bade-Wurtemberg est marqué

par les plaines du Haut-Rhin à l’Est, le long de

la frontière française puis par la Forêt-Noire

(Schwarzwald). Le sud est caractérisé par de

grandes plaines autour du lac de Constance

puis par le Jura Souabe (Schwäbische Alb) le

long de l’espace danubien. Quant à la partie

septentrionale du Land, elle se compose de

plateaux. Le réseau hydrologique quadrille le

territoire avec la présence de deux grands

bassins, celui du Rhin et celui du Danube. Le

bassin du Rhin se divise en cinq grandes zones

d’écoulement avec le Rhin Alpin près du lac

de Constance, le Haut-Rhin près de la Suisse,

le Bas-Rhin près de la frontière française, la

vallée du Neckar près de Stuttgart et enfin le

Main dans les espaces septentrionaux du

63 Where Ideas work, Baden-Württemberg : présentation

pour la promotion du Land par le ministère central du

Land (2008), disponible sur internet.

Page 60: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

60

Land64

. Le Bade-Wurtemberg apparaît ainsi

comme un des grands Land rhénan dont le

bassin prend place dans les 2/3 du Bade-

Wurtemberg. Que ce soit autour du Rhin lui-

même ou de ses affluents avec comme

principal affluent le Neckar, l’empreinte du

fleuve est bien visible sur le territoire.

En termes démographiques,

économiques ou symboliques, l’espace rhénan

semble un véritable moteur pour le Land. Les

espaces situés dans la région du Rhin médian,

dans la sphère d’attraction de Karlsruhe

témoigne d’une concentration

démographique65

de 473 habitants par km² en

2011 tandis que la moyenne du Land, déjà

élevée, est de 302 habitants par km². La

polarisation de la capitale du Land, Stuttgart,

semble pourtant indéniable avec la présence de

737 habitants par km² en 2011 dans la région

de Stuttgart66

. Cette Allemagne rhénane, dans

son acception large incluant la vallée du

Neckar, compte pour la moitié du Produit

Intérieur Brut du Bade-Wurtemberg. En 2008,

les trois régions de Stuttgart, du Rhin médian

et du Rhin-Neckar ont apporté 180 Milliards

de PIB sur les 365 du Land. L’importance de

la Silicon Neckar, en référence à la Silicon

Valley étasunienne, tient à la conjugaison de la

présence de grands groupes établis en

Konzern67

et par la présence d’un réseau de

64 Atlas de l’Allemagne en cartes, disponible sur

http://hoeckmann.de/, consulté le 9-11-2012. 65 Données extraites du service de statistiques du Land, le

Statistisches Landesamt Baden-Württemberg 66 Le découpage territorial allemand se compose de la

manière suivante : l’Etat fédéral puis les Länder puis les

districts (Regierungsbezirke), les régions (dont

Stuttgart)… 67 20 Konzern : nom donné aux grandes entreprises

allemandes depuis la Révolution industrielle, In Mangin

Petites et Moyennes Entreprises très

compétitives. La présence de sièges sociaux

d’entreprises tels que Porsche confère une

image de marque à cet économie présente à

l’internationale. D’un point de vue

symbolique, le Rhin apparaît encore

aujourd’hui comme l’illustration de la

puissance industrielle allemande au niveau

européen voire mondial. C’est pourquoi lors de

nos différents entretiens68

dans le Land, la

primauté de l’espace rhénan a souvent été

confirmée. En effet, les possibilités en termes

de transport fluvial sont facilitées sur le Rhin

du fait de la largeur de son lit et de la

proximité géographique de grands centres

industriels désireux d’importer et d’exporter

des marchandises par ce biais-là.

Cependant le territoire bade-

wurtembergeois ne peut se réduire au seul

espace rhénan, du fait même de la présence des

sources du Danube, fleuve qui se trouve aux

portes de l’Europe médiane.

Un espace également danubien

Aborder ici la question du Bade-

Wurtemberg comme espace danubien prend

tout son sens dans la mesure où il existe un

véritable conflit entre les deux fleuves au sein

du Land : Rhin versus Danube. Les écrits

littéraires souvent à caractère géographique se

sont faits le chantre de cette opposition

marquée entre les deux fleuves. Il existerait, un

C. (2003), L'Allemagne. Paris, Belin, Mémento

Géographie. 191p. 68 Entretiens réalisés dans le cadre de mon mémoire

produit en 2011-2012.

Page 61: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

61

« duo-duel »69

entre le Rhin considéré comme

le fleuve historique et porteur d’une identité et

le Danube. La figure du père représente

souvent le Rhin, dont le genre est masculin en

allemand (Der Rhein), ce qui a une

signification particulière incarnant la

germanité. A l’inverse, le Danube, dont le

genre est féminin en allemand (die Donau),

semble moins porteur de sens et caractérise un

espace souvent considéré comme sans identité.

Tandis que le Rhin apparaît ainsi comme ancré

spatialement et symboliquement dans l’identité

allemande, le Danube tente de s’affirmer par

d’autres moyens.

La ville d’Ulm, aux confins orientaux

du Land, incarne l’attachement des populations

et du territoire au Danube. « Ici le Danube est

jeune (…) ironie qui a fait la grandeur de la

civilisation de la Mitteleuropa ». La citation

extraite de Claudio Magris70

montre

combien la ville d’Ulm constitue la porte

d’entrée du Bade-Wurtemberg dans cette

Europe médiane complexe. Les acteurs

politiques tendent à faire de cette situation

d’intermédiaire un véritable atout pour le

tourisme et la patrimonialisation. Le fleuve

coule à Ulm, ce qui confère une légitimité aux

entreprises de valorisation de ce patrimoine

fluvial, si bien qu’en menant une analyse fine

des structures de la ville et de la

communication faite autour du fleuve, nous

pouvons prendre conscience de l’importance

du Danube.

69 Burlaud P. (2001), Danube-Rhapsodie. Images, mythes

et représentations d'un fleuve européen (op. cit.). 70 Magris C. (1988), Danube. (op. cit.).

La présence du fleuve à Ulm est

davantage symbolique plus que réelle dans le

sens où le fleuve n’est pas encore navigable, en

ce lieu, pour des gros bateaux de

marchandises. Nous trouvons ainsi, dans la

ville d’Einstein (ce qui confère une aura

supplémentaire à cette ville) des marques de la

prégnance du Danube. Que ce soit par les

promenades urbaines proposées le long de bras

du fleuve ou directement sur les berges du

fleuve ou encore que ce soit par l’installation

d’instances politiques et culturelles de

promotion de l’espace danubien. Nous avons

notamment pu rencontrer le directeur de la

Donauakademie dont le siège se situe à Ulm et

qui tend à consolider les liens existants entre

les pays du bassin versant du Danube. Il s’agit

de mettre en perspective, avec des acteurs

danubiens, des sujets de société, de culture, de

politique et d’environnement à travers

l’organisation de conférences, journées

d’études, expositions, rencontres diverses

(entre-autres avec des écrivains ou avec des

médias).

Le second aspect très ambivalent

présent à Ulm, reste la question de la

communauté souabe du Danube. Il convient de

revenir au XVIIIème siècle et au départ

d’allemands et d’autrichiens fortement conviés

à aller peupler des régions en Hongrie, en

Roumanie ou en Croatie. Ces personnes

partaient en bateau d’Ulm, dans le Bade-

Wurtemberg, à bord des « Ulmer Schachteln »,

de longues barques en bois dont nous pouvons

voir un modèle au musée central des souabes

du Danube situé à Ulm. La communauté

Page 62: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

62

souabe est difficilement identifiable puisque

qu’elle est très diffuse et souvent peu

répertoriée comme une minorité. Néanmoins,

nous pouvons remarquer la présence de

communautés allemandes dans des régions

comme le Banat, communautés pour lesquelles

la culture germanique reste un fait important.

A l’initiative de ces descendants de souabes du

Danube et avec le soutien appuyé des autorités

de la ville, a été créé le Musée central des

souabes du Danube à Ulm.

Le musée retrace les flux de

populations entre le Bade-Wurtemberg et les

pays d’Europe centrale et orientale depuis le

XVIIIème siècle. Une partie du musée est

consacrée à la culture souabe que les colons

allemands ont continué de pratiquer dans les

pays d’immigration puis gardée lors de leurs

retours en Allemagne. Il est fait mention71

des

différentes régions dans lesquelles les colons

se sont installés. Il s’agit des moyennes

montagnes de Hongrie, des régions du Banat

(Roumanie), du Batschka (Serbie-Hongrie)

avec l’idée que tous ces espaces forment

l’espace culturel de la minorité allemande

souabe. Dès les années 1920, le nom de

souabes du Danube est attribué à ces

populations considérées comme une véritable

minorité allemande.

Puis, après la Seconde Guerre

mondiale ou plus récemment, après la fin de la

Guerre froide, certains souabes sont revenus en

Allemagne, souvent pour des raisons

économiques. La ville d’Ulm est fière de

71 Les informations précises concernant les souabes

proviennent du musée central des souabes que j’ai visité.

mettre en valeur les souabes et leur a consacré

une journée du souvenir. Le ministre de

l’intérieur du Land insiste sur le lien des

populations souabes avec leur passé et la patrie

dans laquelle ils vivaient. Il affirme: « Qu’avec

ma présence, je souhaiterais mettre en exergue

le lien indéniable que j’ai avec les expatriés et

leurs souhait de perpétrer la culture souabe ».

La plaque commémorative (cf. Annexe, photo

2) rend hommage à ces hommes et ces femmes

partis d’Ulm en direction de cette Europe

centrale légendaire rend hommage à ces

hommes et ces femmes partis d’Ulm en

direction de cette Europe centrale légendaire.

Finalement, considérer uniquement le

Bade-Wurtemberg à travers les espaces

rhénans semble mettre de côté tout l’espace

oriental du Land. Quant au fait d’appréhender

le Bade-Wurtemberg seulement dans une

acception danubienne cela semble subjectif et

peu représentatif de la géographie et de

l’identité de cet espace. La complexité de la

compréhension de ces territoires tient dans

l’appréhension conjointe d’un Land composé

de deux espaces distincts et d’identités

multiples. La présence des sources du Danube

en plein cœur du Jura Souabe met en exergue

l’importance de la portée symbolique

d’éléments naturels (ici le fleuve Danube),

comparé à leur importance réelle politique ou

commerciale. Il serait intéressant, dans la

poursuite de cet article, de prendre en

considération tout l’espace danubien, sans

revenir sur la question des sources. En effet,

une étude centrée sur la géopolitique de

l’espace du Danube serait un prolongement

Page 63: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

63

pertinent et faisant référence à des

problématiques très récentes comme la

création de la macro-région Danube en juin

2011.

Page 64: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

64

ANNEXE

FIGURES ET CARTES

Carte 1 : Présentation générale de la géopolitique danubienne, quels espaces concernés ?

Source : Courrier International, article de Georg Paul Hefty http://www.courrierinternational.com/article/2010/07/29/cent-trente-ponts-et-des-grands-projets

(consulté le 20-11-2012)

Figure 1 : Schéma du tracé du fleuve Danube dans le Land du Bade-Wurtemberg

(A.Volin, 2012)

Page 65: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

65

Photo 1 : Le Danube à Beuron avec en arrière-plan l’abbaye Saint-Martin

(crédits : A. Volin, 2012)

Photo 2 : Plaque commémorative des souabes du Danube, sur la rive gauche du fleuve à Ulm

(Crédits : A. Volin, 2012)

Page 66: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

66

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie littéraire

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Magris C. (1988), Danube. Paris, Gallimard, L'arpenteur domaine italien. 497p

Reportage Arte, Le Danube, l’artère bleue de l’Europe, [De la Forêt Noire à la mer Noire]. Réalisé

par Michael Schlamberger et Rita Schlamberger, Autriche/France, 2012, 43min, diffusion en

octobre 2012

Bibliographie scientifique

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Lévy J. et Lussault M. (éd.), (2003), Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés. Paris,

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Strabon, Géographie Tome IV-livre VII. Edition et traduction Raoul Baladié (1989), Paris, Les belles

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Emmanuel de Martonne. Paris, Armand Colin, 379p.

Volin, A. L’implication du Land du Bade-Wurtemberg dans la macro-région Danube, Mémoire de

master 1 sous la direction d’Emmanuelle Boulineau, UMR 5600-EVS, ENS Lyon, 150p

Zrinscak G. (1998), L'Europe médiane : des pays baltes aux Balkans. Paris, La Documentation

française, 63p.

Sitographie

Atlas de l’Allemagne : http://hoeckmann.de/

Office statistique du Land du Bade-Wurtemberg :http://www.statistik.baden-wuerttemberg.de/

Page 67: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

RESUME

La question des sources en sciences sociales demeure un débat récurrent dans le monde de la

recherche. La géographie semble être considérée en France comme une science liée aux phénomènes

sociaux, tandis que nombreux sont ceux en Europe qui intègrent la géographie dans les sciences

naturelles (biologie, géologie…).Raisonner en termes de positionnement dans un cadre théorique

général, ici les sciences sociales, amène l’étudiant et le chercheur à traiter un certain type de source.

Or, le propre de la géographie -ce qui rend complexe la discipline, réside non seulement dans la

multiplicité et la variété des sources, ce qui est commun à toutes les sciences, mais également dans la

place accordée à l’espace – et donc aux données brutes récoltées sur le terrain. Tout l’intérêt de

prendre en compte à la fois les écrits littéraires et/ou scientifiques et les informations issues du travail

de terrain se trouve dans la complémentarité des sources et du traitement objectif que l’on peut en

faire. Cet article se veut épistémologique dans le sens où il traite du concept même de source en

géographie à travers l’exemple du fleuve Danube. A la base de ce travail, se trouve mon mémoire

produit en 2011-2012 dont j’ai décidé d’approfondir un thème particulier et souvent peu abordé dans

la littérature géographique.

Mots-clés : Danube, Bade-Wurtemberg, Epistémologie, Source, Souabe

ABSTRACT

The recurring issue of sources in social sciences remains highly debated within the scientific

community. In France, geography seems to be considered as a science as it regards social phenomena

whereas in European universities, geography generally is integrated into the natural sciences (biology,

geology…). Students and researchers think in terms of a special theoretical model- the social sciences-

and therefore only consider a certain form of sources. The distinctive and more complex aspects of

geography lie in that it has lots of various sources. We must take into account the role of space and

territory. That is to say, we need to explore some raw information from the study site. The

complementarity of the different kind of sources seems to be interesting because we have some

literature sources and ground facts collected by ourselves. This epistemological article dates back to

2012 and aims to deal with the concept of source in geography through the example of the Danube.

Keywords: Danube, Bade-Wurtemberg, Epistemology, Source, Souabe

Page 68: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

68

LE BASSIN DU MEKONG. DE L’HYDROELECTRIQUE A LA

GEOPOLITIQUE

Par Marie LE TEXIER, membre de Youth Diplomacy

Diplômée de l’école d’ingénieur de l’ENSEEIHT en sciences de l’eau, Marie Le Texier est actuellement en

master en politiques environnementales à Sciences Po Paris. Passionnée par les problématiques de gestion de

l’eau, elle participe au Forum Mondial de l’Eau à Marseille en 2012 au sein de l’équipe du Réseau Projection

de jeunes professionnels. Elle rejoint le pôle Géopolitique de l’Eau de Youth Diplomacy en août 2012 alors

qu’elle effectue son stage de fin d’études aux Nations-Unies au Laos. En parallèle, Marie Le Texier poursuit ses

activités de recherche, un goût qu’elle a développé au cours de ses deux stages à l’IRD (Institut de Recherche

pour le Développement) au Pérou et au Brésil, et qui l’a conduit à être co-auteur de deux publications

internationales.

« Lorsque l’eau se retirera, le tronc d’arbre

apparaîtra ». Proverbe thaïlandais.

Surnommé « l’Empire des rapides » au

Laos, « le fleuve tumultueux » dans la

province du Yunnan en Chine ou encore le

« fleuve aux neuf dragons » au Vietnam, le

fleuve Mékong est le quatrième fleuve d’Asie

en terme de débit, ce qui en fait une source

d’hydro-électricité particulièrement productive

pour les six pays qu’il traverse (cf. figure 1).

De fait, le Mékong est considéré comme un

enjeu stratégique majeur par la Chine, la

Birmanie, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge

et le Vietnam qui voient en lui, outre une

source de production d’électricité, une

ressource vitale pour l’agriculture, la pêche, et

l’approvisionnement en eau des populations de

la région. C’est dans l’optique de concilier ces

différents usages qu’en 1957 le Cambodge, le

Laos, le Vietnam et la Thaïlande créent, aidés

des États-Unis et des Nations-Unies, le Comité

du Mékong (Mekong Committee – MC),

organisme de bassin transfrontalier qui

deviendra la Commission du Bassin du

Mékong (Mekong River Commission – MRC)

en 1995.

Figure 1 : Le fleuve Mékong, surnommé « l’Empire des

rapides » au Laos. Source : auteur.

Page 69: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

69

Le rôle de médiateur de la MRC est

mis à l’épreuve ces derniers mois par la

volonté du Laos de procéder à la construction

du barrage de Xayaburi, premier barrage à être

construit sur le cours principal du fleuve dans

la partie aval du bassin (dite aussi Bas-

Mékong), une volonté qui va à l’encontre de

celle des autres États membres de la MRC.

Ces-derniers, inquiets des conséquences

transfrontalières potentielles qu’engendrerait

un tel barrage, ont recommandé, à l’issue d’un

long processus de concertation72

, la poursuite

des études d’impacts avant le lancement

officiel des travaux. Il est important de noter

que, si de très nombreux barrages sont déjà

construits ou en phase de l’être dans le bassin,

aucun n’a suscité un débat régional d’une telle

ampleur jusqu’à aujourd’hui. De fait, les autres

barrages sont pour la plupart localisés sur les

affluents du Mékong et présentent donc des

conséquences transfrontalières moins

importantes que celles d’un barrage sur le

cours principal du fleuve. La vague de huit

projets de barrages lancée par la Chine dans la

partie amont du cours principal du fleuve avait,

quant à elle, déjà entraîné de vives oppositions

dans la région (particulièrement en Thaïlande).

Mais, la Chine ne faisant pas partie de la MRC,

le débat ne remettait pas en cause le

mécanisme de coopération régionale en tant

que tel.

En termes de géopolitique, il est

intéressant de voir de nouvelles alliances,

inattendues pour certaines, se tisser dans le

bassin suite à l’annonce de ce projet de

72 Appelé « Procédures de Notification, de Consultation

Préalable et d’Accord » (PNPCA).

Xayaburi. Elles viennent modifier l’équilibre

qu’il était possible de déceler au regard des

événements attachés à la vague de barrages

chinoise. Dans ce contexte, nous chercherons à

répondre à la question suivante : dans quelle

mesure la vague de construction de barrages

sur le cours principal du Bas-Mékong (dite

« vague indochinoise ») est-elle synonyme de

remises en cause de l’équilibre géopolitique

régional établi suite à la « vague chinoise » de

barrages dans le Haut- Mékong ?

La réponse à cette question sera envisagée

à deux niveaux d’analyse, non sans avoir

préalablement rappelé le cadre de l’étude

(première partie) : au niveau des relations

diplomatiques entre les différents États de la

région d’une part (deuxième partie) et au

niveau interétatique de la MRC d’autre part

(dernière partie). Le choix de ne pas traiter la

question au niveau intra-étatique, comprenant

entre autres les acteurs de la société civile et

ceux du secteur privé, est délibéré. Ce niveau

d’analyse fait en effet appel à un cadre

théorique (l’économie-politique ou political

economy en anglais) différent de celui

nécessaire à l’analyse des deux autres niveaux

mentionnés ci-dessus (politique mondiale

centrée sur l’État comme principal

protagoniste).

Cadre de l’étude : les barrages sur le cours

principal du fleuve comme élément révélateur

des rapports géopolitiques à l’œuvre dans la

région

Cadre géographique : Le bassin du Mékong,

fleuve transfrontalier unique en termes de

biodiversité et de productivité piscicole

Page 70: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

70

Le fleuve Mékong, dixième plus grand

fleuve du monde et plus long fleuve d’Asie du

Sud-Est - SE, « prend sa source dans l’est de la

région autonome du Tibet, serpente la province

chinoise du Yunnan, avant de devenir frontière

commune entre Birmanie et Laos, puis entre

Laos et Thaïlande, pour enfin entrer au

Cambodge et finir sa course au Vietnam »73

.

Le bassin du Mékong est communément divisé

entre le Haut-Mékong – Chine et Birmanie – et

le Bas-Mékong – Cambodge, Laos, Vietnam et

Thaïlande (cf. figure 2). Si le Haut-Mékong ne

contribue qu’à moins d’un cinquième du débit

total du fleuve et affecte en ce sens

relativement peu l’hydrologie du Bas-Mékong,

il apporte néanmoins une contribution

significative en termes de charge sédimentaire

et de débit d’eau en saison sèche. Du fait du

lien entre quantité de sédiments et productivité

biologique aquatique, les barrages chinois dans

le Haut-Mékong, en modifiant la quantité de

sédiments transmise vers l’aval du fleuve, ont

des conséquences potentielles dramatiques en

termes de biodiversité dans la partie aval du

fleuve74

.

Le fleuve est en effet le second fleuve

le plus riche en termes de biodiversité

aquatique derrière l’Amazone. Cette richesse

biologique est liée en grande partie au lac

Tonlé Sap, situé au Cambodge et relié au

73 F. Galland, L'Eau: Géopolitique, enjeux, stratégies,

Paris: CNRS, 2008. Op. Cit., p. 133. 74 M. Keskinen, O. Varis, K. Mehtonen, “Transboundary

cooperation vs. internal ambitions: The role of China and

Cambodia in the Mekong region”, dans: International

Water Security: Domestic Threats and Opportunities,

Tokyo, Japan: United Nations University Press, 2008, pp.

79-109.

Mékong par une rivière du même nom. Le plus

grand lac d’Asie du SE présente en effet un

système hydrologique unique au monde :

durant la saison des pluies, le niveau d’eau du

Mékong en crue devient supérieur à celui du

lac, forçant ainsi le courant de la rivière Tonlé

Sap à s’inverser pour aller emplir le lac en

amont. Le lac, qui voit sa superficie

quadrupler, recouvre alors une vaste plaine

inondable, zone de frai particulièrement

adaptée aux espèces aquatiques de la région.

En saison sèche, le phénomène s’inverse et les

eaux accumulées en excès par le Tonlé Sap se

déversent dans le Mékong, apportant avec elles

une grande quantité d’espèces de poissons

migrateurs75

. Les conséquences potentielles

que les projets de barrages sur le cours

principal du Mékong pourraient avoir sur ces

variations hydrologiques saisonnières sont au

nombre des préoccupations principales

partagées par de nombreux scientifiques.

Du fait de cette grande diversité

biologique, le fleuve est essentiel à la sécurité

alimentaire d’une population estimée à 65

millions de personnes, dont le mode de vie se

base essentiellement sur la pêche et

l’agriculture. Cette dépendance est

particulièrement sensible dans le delta du

Mékong au Vietnam : surnommé « grenier à

riz de l’Asie du SE », ce delta assure la moitié

de la production nationale de riz du Vietnam,

pays qui est par ailleurs le deuxième

exportateur mondial de la céréale la plus

consommée de la planète.

75 R. Cronin & T. Hamlin, Mekong Turning Point:

Shared River for a Shared Future, Washington, DC: The

Henry L. Stimson Center, 2012.

Page 71: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

71

Encadré 1 : « Une situation géopolitique se

définit, à un moment donné d’une évolution

historique, par des rivalités de pouvoirs de plus

ou moins grande envergure, et par des rapports

entre des forces qui se trouvent sur différentes

parties du territoire en question. » (Lacoste,

1993, p. 3). Dans notre cas : (i) le moment

donné est la période comprise entre la

construction du premier barrage chinois et

aujourd’hui ; (ii) l’évolution historique est

celle du Bassin, qui a été marquée

successivement par la colonisation française ;

la guerre froide ; la guerre du Vietnam ; et

enfin par une relativement longue période de

paix dans la région avec des efforts notables de

construction d’un espace régional pacifié et

intégré ; (iii) les rivalités de pouvoirs

concernent les rivalités naissant autour de la

ressource du Mékong entre différents acteurs,

aussi bien les États (Chine et pays membres de

la MRC) que les acteurs du secteur privé

(entreprises de construction des barrages et

grands organismes financiers internationaux

entre autres) ou encore les acteurs de la société

civile (nationale ou internationale) ; (iv) le

territoire en question est, cela va sans dire, le

bassin du Mékong depuis les hauts plateaux du

Yunnan jusqu’au Delta au Vietnam.

Cadre théorique : bassin du Mékong et

géopolitique

Mais quel est le lien entre Mékong et

géopolitique ? Selon Yves Lacoste, « le terme

‘géopolitique’ […] dont il est fait aujourd’hui

de nombreux usages, désigne, en premier lieu,

tout ce qui concerne les rivalités de pouvoirs

ou d’influences sur des territoires et sur des

populations qui y vivent »76

. Ces rivalités

doivent être analysées à différentes échelles,

du local au global, et replacées dans le

contexte historique de rivalités passées.

Partant de cette définition, en quoi le

Mékong est-il « un cas d'école pour la

géopolitique »77

? Pour Affeltranger &

Lasserre, trois raisons permettent de considérer

le bassin du Mékong comme une « ressource

géopolitique plurielle » : (1) le Mékong, en

tant que ressource d’eau, représente un enjeu

du développement agricole, industriel et

urbain ; (2) l’espace physique même du bassin

du Mékong peut être considéré comme une

ressource géopolitique, à la fois en tant que

« ressource en termes de terres arables, de

ressources forestières et de développement

urbain » et comme « cadre de l’intégration

économique régionale croissante » ; (3) enfin,

le bassin constitue une zone d’influence, i.e. un

« territoire où se côtoient des acteurs majeurs

76 Y. Lacoste, Géopolitique - La longue histoire

d'aujourd'hui, Larousse, 2009. 77 B. Affeltranger & F. Lasserre, « La gestion par bassin

versant : du principe écologique à la contrainte politique

– le cas du Mékong », . VertigO - la revue électronique

en sciences de l'environnement, Volume 4, No. 3, 2003.

Op. Cit., p. 33.

des relations internationales et de l’économie

en Asie de l’Est et du Sud-Est »78

.

Le point de vue retenu dans le présent

article, comme justifié dans la partie suivante,

est celui des barrages prévus ou en

construction sur le cours principal du fleuve.

Ce cadre constitue, en reprenant la définition

d’Yves Lacoste, une « situation géopolitique »

(cf. encadré 1)79

.

78 Il également est intéressant de noter que le terme de

« géopolitique », abandonné durant les années de Guerre

Froide car associé à l’idéologie hitlérienne, ressurgit en

France en 1979 à l’occasion de la guerre entre Vietnam et

Cambodge pour le contrôle du delta du Mékong (Lacoste,

2010). 79 Cette analogie est inspirée de celle développée par

Julien Dedenis dans son mémoire intitulé « Sahara

occidental – Essai d’approche géopolitique » (2007).

Page 72: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

Cadre thématique : les deux vagues de

barrages sur le cours principal du fleuve

Comme mentionné en introduction, de

nombreux barrages – à l’état de projet, en

construction ou en fonctionnement – existent

sur les affluents du Mékong. Avec pour

ambition de devenir la « batterie du Sud-Est

asiatique », le Laos est le pays qui a le plus de

projets de barrages dans la région (seize

barrages sur les affluents du fleuve, dont neuf

encore en construction, et vingt-trois projets de

futurs barrages). En ce qui concerne le cours

principal du fleuve, on distingue deux vagues

principales de projets de barrages :

(1) la « vague chinoise » (comme nous

l’appellerons dans la suite du texte) de huit

barrages prévus par la Chine dans le Haut-

Mékong, dont la retenue d’eau totale atteint

quarante billions de mètres cubes, équivalent

de la quantité d’eau comprise dans le réservoir

du barrage des Trois-Gorges80

; (2) et la

« vague indochinoise » de douze projets

hydroélectriques, parmi lesquels dix sont

planifiés par le Laos et deux par le Cambodge.

Quatre des huit barrages chinois ont déjà été

construits, tandis qu’aucun barrage n’a encore

été terminé dans la partie aval du fleuve.

Notons toutefois que l’inauguration officielle

du début des travaux du barrage de Xayaburi

eu lieu le 7 novembre 2012.

Le choix de se focaliser sur ces vingt

barrages est délibéré dans la perspective d’une

étude géopolitique du bassin. En effet, en tant

qu’enjeu multi-échelle (de la réalisation d’un

barrage localement sur une portion du fleuve

aux conséquences à l’échelle régionale voire

internationale comme nous le verrons par la

suite), les barrages se prêtent particulièrement

à l’analyse géopolitique. Plus encore, ils

agissent comme un révélateur des relations

géopolitiques à l’œuvre dans la région. Selon

Cronin (2012): « Aucun aspect du rôle et de

l’influence croissants de la Chine dans la

région n’est plus évident ni plus problématique

que sa volonté d’exploiter l’énorme potentiel

hydroélectrique du Haut-Mékong avec la

construction d’une cascade massive de huit

80 C. G. Baker, “Dams, power and security in the

Mekong: A non-traditional security assessment of hydro-

development in th Mekong River Basin”,NTS-Asia

Research Paper No. 8, Issue 8, 2012.

Figure 2 : carte des principaux barrages en projet ou en

construction sur le cours principal du fleuve Mékong. Source :

ICEM, 2010.

Page 73: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

73

énormes barrages sur le cours principal du

fleuve dans la Province du Yunnan »81

.

L’échiquier régional en mutation

La vague chinoise de barrages ou la politique

habile de conquête du Sud-est asiatique par la

Chine

La Chine à la conquête du Mékong –

une politique de rapprochement de ses

voisins du Sud-Est asiatique habile

Selon Osborne, la politique que la Chine

mène envers le Mékong peut être décrite

comme une combinaison de « fort intérêt

personnel et de relations étroites avec ses

voisins»82

. Et de fait, il est indéniable que la

Chine s’est étroitement rapprochée de ses

voisins sud-asiatiques ces dernières années. Ce

rapprochement se traduit avant tout par un fort

engagement économique : la Chine est ainsi le

premier investisseur au Cambodge depuis 2007

et au Laos depuis 200883

. S’ajoute à ces

aspects économiques un net rapprochement

diplomatique, marqué en particulier par une

augmentation du nombre de visites officielles

de la Chine à ses voisins du SE asiatique. À

noter que la majorité de ces visites a abouti à la

81 Op. Cit.: R. P. Cronin, « China and the Geopolitics of

the Mekong River Basin », World Politics Review, 2012,

en ligne:

http://www.worldpoliticsreview.com/articles/11761/china

-and-the-geopolitics-of-the-mekong-river-basin-part-i 82 M. Osborne,. The paramount power - China and the

countries of Southeast Asia. New South Wales :

Longueville, 2006. Op. Cit. p. 5 83 Ibid. On dénombre par ailleurs en 2007 434 projets

d’investissement de la Chine au Vietnam contre 236 au

Laos, selon A. Menras, « Laos, Cambodge et Vietnam,

premiers dominos de l'expansionnisme chinois? »,

Recherches internationales , Issue 86, pp. 53-77, 2009.

signature d’accords bilatéraux84

. Au niveau

institutionnel, enfin, il est intéressant de

relever la participation de la Chine au

programme ‘Greater Mekong Subregion’

(GMS) de la Banque de Développement

Asiatique (ADB) ainsi qu’au programme de

développement du bassin du Mékong de

l’ASEAN (Association des Nations d’Asie du

SE), deux programmes visant à une plus

grande intégration économique régionale en

Asie du SE.

Néanmoins, cette politique de

rapprochement n’est évidemment pas

désintéressée, les intérêts de la Chine étant

multiples dans la région. Le rapprochement de

la Chine envers le Cambodge prend ainsi une

signification toute particulière lorsque mis en

perspective avec « la présence de la marine

chinoise dans les ports cambodgiens du Golfe

de Thaïlande »85

, signe évident de la volonté

stratégique de la Chine de « se ménager un

accès sécurisé pour pouvoir mieux rayonner

dans la Mer de Chine méridionale »86

. Nous

pourrions même aller jusqu’à parler d’une

« opération de séduction » des pays d’aval,

pour reprendre les termes de Gabriel-

Oyhamburu : « La maîtrise de ces ressources

débouche aujourd’hui vers une course effrénée

pour maîtriser ces ressources et donc pour

séduire d’une façon ou d’une autre les pays qui

en regorgent »87

. Dans le cas du Mékong, la

Chine chercherait ainsi à « séduire » ses

84 Ibid. 85 F. Galland (2008), Op. Cit., p. 136. 86 Ibid. 87 Gabriel-Oyhamburu, « Le retour d'une géopolitique de

ressources? », L'Espace Politique, Volume 12, No. 3,

2010. Op. Cit., p. 10.

Page 74: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

74

voisins en aval afin de limiter par la suite leur

liberté de s’opposer aux travaux qu’elle

envisage sur le cours principal du fleuve.

Mehtonen88

cite à ce propos l’exemple du

Cambodge dont les dirigeants politiques

n’osent pas s’opposer frontalement à la

politique des barrages de la Chine du fait de

l’aide massive que le pays reçoit de la part de

cette dernière. Grâce à sa politique habile,

Pékin est ainsi libre de renforcer ses intérêts

propres dans le Haut-Mékong.

Et les intérêts de la Chine pour le

Mékong ne manquent pas : en construisant la

cascade de barrages, il s’agit pour elle de

«diminuer les risques d’inondation […],

développer le potentiel agricole des régions

qu’il traverse, et augmenter les capacités de

production hydroélectrique dans un pays

encore trop dépendant de centrales thermiques

pollueuses et obsolètes »89

. En outre,

développer la région du Yunnan permettrait

de créer une véritable « porte ouverte sur le

sud-est asiatique ». Dans cette optique, Pékin,

outre les barrages, a investi des montants

colossaux dans « les infrastructures routières,

les chemins de fer, les réseaux de transports

électriques, des hubs de télécommunication »,

etc. de cette région. En parallèle, les autorités

chinoises cherche à créer un véritable « Rhin

asiatique », en rendant navigable le segment

du Mékong compris entre la source du fleuve

et Luang Prabang, au Laos. Le but est de «

88 K. Mehtonen, “Do the downstream coutries oppose the

upstream dams?”, dans: M. Kummu, K. Mehtonen & O.

Varis, éds. Modern myths of the Mekong , Helsinki:

Helsinki University of Technology, 2008, pp. 161-173. 89 F. Galland (2008), Op. Cit., p. 134. Les citations du

reste de ce paragraphe proviennent également de cette

source.

favoriser les échanges commerciaux avec les

pays à l’aval, et [d’] y développer un tourisme

fluvial ».

Réaction des pays en aval – Coopération

intéressée de la Thaïlande, du Laos et du

Cambodge vs. Rapprochement

stratégique du Vietnam avec les États-

Unis

Du fait de la position dominante de la

Chine face aux pays du Bas-Mékong, à la fois

du point de vue hydrologique (située en amont

du fleuve, elle contrôle le « robinet du

Mékong ») et socio-économique, il est peu

étonnant que les pays en aval n’aient pas

manifesté une opposition forte envers la

politique de Pékin (cf. encadré 290

).

Néanmoins, contrairement à ce que la

plupart des médias laissent entendre, les

critiques officielles de la part des autorités

politiques thaïlandaises, cambodgiennes,

laotiennes et vietnamiennes ne sont pas aussi

nombreuses ni aussi virulentes qu’elles n’y

paraissent91

. L’image médiatique selon

laquelle les gouvernements des États membres

de la MRC sont opposés à la politique de

développement hydroélectrique chinoise mais

n’osent le faire entendre officiellement est

ainsi trompeuse : les quatre États manifestent

de fait un appétit grandissant de

90 Sources citées das cet encadré: (1) M. Zeitoun & J.

Warner, “Hydro-hegemony – a framework for analysis of

trans-boundary water conflicts”, Water Policy, Volume 8,

pp. 435-460, 2006; (2) T. Menniken, “China's

Performance in International Resource Politics: Lessons

from the Mekong.”, Contemporary Southeast Asia,

Volume 29, No. 1, pp. 97-120, 2007. 91 Mehtonen (2008) - cf. note de bas de page 88.

Page 75: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

75

Encadré 2 : Du point de vue de l’hydro-

politique, la Chine est le prototype même

d’un ‘hydro-hégémon’. L’hydro-hégémonie

est définie, dans le célèbre papier de Zeitoun et

Warner (2006), comme étant l’hégémonie à

l’échelle du bassin versant. Dans le cas du

bassin du Mékong, nous nous trouvons

typiquement face à un cas d’hydro-hégémonie

‘négative/dominatrice’, comme c’est le cas

dans les bassins du Tigre et de l’Euphrate, du

Jourdain, et du Nil, où la Turquie, Israël et

l’Egypte sont les hydro-hégémons respectifs.

En effet, la Chine, en refusant de faire partie de

la MRC, refuse par là-même toute coopération

avec ses voisins en aval dans la gestion du

fleuve afin de préserver sa propre liberté de

mouvements dans la mise en œuvre de ses

intérêts personnels sur le fleuve. En termes de

théorie du jeu, une telle situation d’hydro-

hégémonie génère typiquement des ‘situations

de Rambo’ (Menniken, 2007). Dans le cas

présent, la situation de domination exercée par

la Chine sur le bassin est amplifiée du fait que

cette dernière se présente non seulement

comme le Rambo géophysique mais aussi le

Rambo militaire, économique et politique du

jeu.

développement dans lequel la Chine occupe

une place centrale92

.

Outre le fait que la « politique de

séduction chinoise » les « obligent » à modérer

leurs critiques s’ils veulent continuer à profiter

des alliances commerciales et financières avec

la Chine, la Thaïlande, le Laos et le Cambodge

ont des raisons plus directement liées aux

barrages chinois de ne pas les critiquer. Le

Laos, qui entend devenir la « batterie du SE

asiatique » (comme mentionné plus haut),

développe ainsi sa propre politique de grands

barrages dans laquelle les entreprises chinoises

jouent un rôle non négligeable – notamment au

92 Ibid.

niveau de la construction93

. La Thaïlande,

quant à elle, est intéressée par le rachat d’une

partie de l’électricité produite par le Yunnan94

.

Ces raisons économiques sont encore

renforcées par l’intensification des flux

migratoires entre la Chine et ses voisins, qui

forgent des alliances bilatérales fortes. Ainsi,

un nombre croissant de minorités ethniques

chinoises émigrent au Laos tandis que la

diaspora chinoise en Thaïlande, beaucoup plus

ancienne, continue à s’accroître95

.

La situation du Vietnam, rival

ancestral96

de la Chine, est un peu à part. Si

Hanoï ne s’oppose pas officiellement à la

politique hydroélectrique chinoise, elle n’en

est pas moins méfiante. Les autorités

vietnamiennes craignent en particulier les

modifications dont serait victime le delta du

Mékong97

. Par ailleurs, la croissance

industrielle et domestique du Yunnan fait

craindre aux autorités politiques une pollution

du Fleuve Rouge, lequel alimente en grande

partie la capitale vietnamienne98

. Les

perspectives pour le Vietnam de faire entendre

sa voix au sein de la MRC, dont la Chine ne

fait pas partie et au sein de laquelle les trois

autres membres ne sont pas formellement

opposés à la politique chinoise, sont peu

prometteuses. Dans ce contexte, il est naturel

de voir le Vietnam aller « chercher à

l’extérieur des alliés susceptibles de le

93 Mehtonen (2008) - cf. note de bas de page 88. 94 Ibid. 95 M. Osborne (2006) – cf. note de bas de page 82. 96 Rivalité qui s’exprime en particulier en mer de Chine. 97 F. Galland (2008) – cf. note de bas de page 73. 98 Ibid.

Page 76: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

76

défendre », en particulier l’Inde99

. Il est moins

naturel en revanche d’assister à un

rapprochement diplomatique entre le Vietnam

et les États-Unis, suite à la si meurtrière guerre

du Vietnam ! Signe de ce rapprochement, « le

ministre vietnamien de la Défense, Pham Van

Tra, s’est d’abord rendu à Washington pour y

rencontrer le secrétaire d’État à la Défense

Donald Rumsfeld, et, pour la première fois

depuis 1975, un navire américain a mouillé

dans le port de Saigon »100

. Le déplacement du

président américain Gorges Bush au Vietnam,

en novembre 2007, ont achevé de consolider la

nouvelle alliance diplomatique entre les deux

États.

En résumé, la Chine agit comme le

« pouvoir suprême » de la région du

Mékong101

, et en ce sens il est naturel qu’elle

ne rencontre que peu d’opposition face à sa

politique de grands barrages dans le Yunnan.

Néanmoins, il est important de comprendre

que les États de la péninsule du Mékong ne

sont pas en claire opposition avec la Chine, et

qu’ils ont eux aussi des bénéfices économiques

à tirer de cette vague de barrages.

Vague indochinoise : vers une redéfinition de

l’équilibre géopolitique dans la région ?

Le Laos face à ses trois voisins en aval :

vers un nouvel ‘équilibre’ régional ?

99 F. Galland (2008), Op. Cit., p. 139. 100 F. Galland (2008), Op. Cit., p. 140. 101 M. Osborne (2006), Op. Cit. : «the paramount

power »

La « controverse de Xayaburi » qui divise les

États membres de la MRC ces derniers mois

semble dessiner un nouvel équilibre

géopolitique dans la région : le Laos, dans sa

détermination à construire le barrage de

Xayaburi, se trouve isolé face à ses voisins en

aval – le Cambodge, la Thaïlande et le

Vietnam – tous trois opposés à cette décision

du gouvernement laotien. Cette configuration

de l’échiquier régional est apparue

officiellement lors d’une réunion spéciale du

Comité Mixte de la MRC à Vientiane le 19

avril 2011102

.

Ce positionnement hydro-diplomatique

des pays du Bassin est étonnant compte tenu

de l’histoire récente de la région. De fait, il

oppose Laos et Vietnam, deux pays ayant

entretenu des « relations spéciales » depuis la

prise de pouvoir de leur régime communiste

respectif103

. Peut-être plus étonnant encore est

le rapprochement vietnamo-cambodgien. Les

tensions entre ces deux États, qui ont culminé

en 1978-79 lors de la guerre Cambodge-

Vietnam, ont, malgré une nette amélioration à

partir des années 1990, perduré jusqu’à

102 MRC, “Lower Mekong countries take prior

consultation on Xayaburi project to ministerial level”,

mis en ligne le 19 avril 2011:

http://www.mrcmekong.org/news-and-

events/news/lower-mekong-countries-take-prior-

consultation-on-xayaburi-project-to-ministerial-level/ 103 La coopération vietnamo-laotienne était ainsi

particulièrement développée durant les années 70 et 80,

notamment sur le plan militaire, à tel point que les

dirigeants des deux États aimaient à dire que leurs nations

se complétaient comme « lèvres et dents » (International

Business Publications, 2009, p. 60). Si les liens

diplomatiques et commerciaux ne sont plus aussi forts

aujourd’hui – le Laos s’étant sensiblement rapproché de

la Thaïlande et de la Chine entre temps – le Vietnam

demeure pour le Laos « un mentor et un allié d’urgence »

(Ibid.). Fort de ces rappels historiques, il semble donc

étonnant d’assister à une opposition « officielle » de ces

deux États sur la question hautement médiatisée du

barrage de Xayaburi.

Page 77: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

77

aujourd’hui au sujet de délimitations de

frontières terrestres104

. La perception commune

d’être les deux pays les plus exposés aux

conséquences transfrontalières des barrages

(car les plus en aval du fleuve) pourrait, contre

toute attente, permettre une nette amélioration

des relations diplomatiques105

.

Enfin, le fait que cette escarmouche

hydro-politique rapproche la Thaïlande – seul

pays capitaliste allié des États-Unis dans la

région durant la Guerre Froide – du Cambodge

et du Vietnam – deux pays du Bloc

communiste – est le signe on ne peut plus clair

d’un changement de donne géopolitique dans

la région106

. Outre ces régimes politiques

diamétralement opposés, d’autres raisons

viennent nourrir les tensions que l’on a pu

observer entre la Thaïlande et ses deux voisins

d’aval. En ce qui concerne relations vietnamo-

thaïlandaises premièrement, les sources de

tension sont à chercher dans le support de la

Thaïlande au régime Khmer Rouge suite à

l’invasion vietnamienne du Cambodge dans les

années 1980 d’une part et d’autre part dans les

différences de perceptions de l’ordre régional

par chacune des deux nations. Quant aux

rapports Thaïlande-Cambodge, ils se

caractérisent encore à ce jour par des

différends territoriaux, particulièrement au

Nord-Ouest du Cambodge, qui sont allés

104 « Le Cambodge à l'entrée du 21e siècle », en ligne :

http://www.senat.fr/ga/ga75/ga751.html. 105 S. Schmeier, “Regional Cooperation Efforts in the

Mekong River Basin: Mitigating river-related security

threats and promoting regional development”, Society for

South-East Asian Studies (SEAS), Volume 2, No. 2, pp.

28-52, 2010. Les arguments du paragraphe suivant, sauf

mention contraire, proviennent de cette source. 106 M. Goichot, Interview du 11 octobre 2012 par

l’auteur, Vientiane, Laos.

jusqu’à l’éclatement de violences en 2008 dans

la zone de Preah Vihear.

Une vision trop simpliste, négligeant les

paradoxes de comportements des

différents pays

Il faut toutefois se garder d’une vision

caricaturale des choses. Les positions

mentionnées ci-dessus sont celles énoncées

officiellement par les dirigeants des quatre

pays lors de la réunion spéciale du Comité

Mixte de la MRC. Dans la pratique, les

comportements de chaque État sont emprunts

de contradictions. Ainsi, le Vietnam

quoiqu’officiellement opposé au barrage de

Xayaburi, finance en parallèle le projet de

barrage de Luang Prabang (Laos), également

sur le cours principal du fleuve, via sa firme

Petro Vietnam Power Corporation (cf. tableau

1). Plus encore que le Vietnam, la Thaïlande

est le principal investisseur dans les projets de

barrages laotiens, y compris dans le barrage de

Xayaburi! Enfin, le Cambodge projette de

construire trois barrages sur la partie du cours

principal localisée à l’intérieur de ses

frontières.

Ces paradoxes révèlent ainsi l’existence de

voix dissonantes au sein des États : pris entre

les intérêts économiques de nouveaux acteurs

puissants dans la région (nouvelles firmes

privées chinoises, vietnamiennes et

thaïlandaises en quêtes d’investissements

bilatéraux dans la région) d’une part, et la

pression de la communauté internationale et de

la société civile d’autre part, les dirigeants des

Page 78: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

78

États affichent une position politique officielle

en contradiction avec leurs agissements. Plus

encore, les positions adoptées par les membres

du Comité Mixte lui-même ne font pas

nécessairement consensus au niveau national

entre les différents ministères chargés de la

gestion du fleuve, du fait du manque

d’intégration sectorielle au sein de chaque État

du Bas-Mékong107

.

La MRC, un ‘tigre de papier’ en mutation?

107 D. Suhardiman, M. Giordano, F. Molle, “Scalar

Disconnect: The Logic of Transboundary Water

Governance in the Mekong”, Society & Natural

Resources: An International Journal, Volume 25, No. 6,

pp. 572-586, 2012.

Du Comité du Mékong à la Commission du

Bassin du Mékong : brève histoire

institutionnelle de la coopération dans le

bassin

Le premier organisme de coopération

régionale entre les quatre États du Bas-

Mékong – le Comité du Mékong (CM) ou

Mekong Comittee en anglais – voit le jour en

1957. Sa création fait suite aux études

techniques menées par les Nations-Unies (plus

précisément par l’ECAFE, United Nations

Economic Commission for Asia and Far East)

d’une part et par le Bureau des Réclamations

des États-Unis (USBR, United States Bureau

of Reclamation) d’autre part au sujet du

potentiel de développement des ressources en

eau du fleuve (irrigation, hydro-électricité et

navigation principalement)108

. A noter que

l’engagement des États-Unis dans la région

répondait principalement à une volonté de

« contenir » l’expansion du communisme en

Asie du SE suite à la prise de pouvoir par Mao

en 1949, dans un contexte de Guerre Froide.

Le mandat du CM, comme précisé dans

l’article 4 des Statuts du comité, était de :

« promouvoir, coordonner, superviser et

contrôler la planification et les recherches sur

les projets de développement dans le Bas-

Mékong »109

.

L’année 1975 marque un tournant dans

l’histoire de la région et de celle de la

108 F. Molle, T. Foran, P. Floch, “Introduction: Changing

Waterscapes in the Mekog Region - Historical

Backgound and Context”, dans: F. Molle, T. Foran & M.

Käkönen, éds. Contested Waterscapes in the Mekong

Region. Earthscan, pp. 1-19, 2009. 109 Ibid.

Tableau 1 : Principaux développeurs des barrages sur le

cours principal du Bas-Mékong. Source : adapté de MRC

(2010).

Page 79: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

79

Figure 3: Les trois organismes de bassin du Mékong successifs. Les lettres correspondent à la 1ère

lettre

de chaque pays membre (Cambodge, Laos, Thaïlande et Vietnam). Source : Keskinen et al. (2008).

coopération régionale a fortiori. Année où les

communistes extrémistes Khmers Rouges

prennent le pouvoir, elle marque également la

rupture du Cambodge avec le CM110

. Les trois

pays restés membres du Comité décident alors

conjointement d’instaurer un Comité

Intérimaire du Mékong (Interim Committee en

anglais), dont le champ d’action était toutefois

nettement plus limité que celui du CM111

. Une

autre raison parfois citée comme ayant favorisé

la création du Comité Intérimaire est la

réduction de l’aide financière au CM en

provenance des Nations-Unies et des États-

Unis respectivement – suite à la fin de la

présence américaine dans la région après la

Guerre du Vietnam dans le second cas112

.

Il faut attendre le début des années

1990 pour assister à une revitalisation de la

coopération régionale : de fait, suite au traité

de paix signé au Cambodge en 1991, le

nouveau gouvernement cambodgien exprime

le souhait de rejoindre l’ex-CM113

. Les

discussions engagées entre les quatre États sur

la forme légale à donner au successeur du

Comité Intérimaire aboutissent à la signature,

110 Keskinen et al. (2008) - cf. note de bas de page 74. 111 Ibid. 112 Molle et al. (2009) - cf. note de bas de page 108. 113 Keskinen et al. (2008) - cf. note de bas de page 74.

en 1995, de l’ « Accord de Coopération pour

un Développement Durable du Bassin du

Mékong » (communément appelé « Accord de

1995 ») et de ce fait à la création de la

Commission du Bassin du Mékong (Mekong

River Commission, MRC, en anglais).

Remarquons que le nouvel accord de

coopération met l’accent non plus sur la

planification et la construction de grands

projets de développement mais plutôt sur la

gestion durable de la ressource en eau, raison

pour laquelle il est considéré comme une étape

essentielle dans l’histoire de la gestion

internationale des ressources en eau114

. Par

ailleurs, la MRC se voit attribuer un rôle plus

proche de celui de coordinateur que de celui

d’arbitre/contrôleur de la gestion de la

ressource, contrairement au CM115

. C’est cette

absence même de pouvoir supranational qui lui

a valu, et lui vaut encore, d’être considérée par

certains comme un « tigre de papier »116

.

114 Ibid. 115 Ibid. 116 « Tigre de papier: personne ou chose qui est moins

puissante ou menaçante qu’elle semble/prétend l’être »,

cité dans E. B. Backer, Paper Tiger Meets White

Elephant? An Analysis of the Effectiveness of the Mekong

River Regime, Lysaker, Norway: Fridtjof Nansen

Institute, 2006.

Page 80: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

80

La vague chinoise : la MRC, « tigre de

papier » ?

Si « certains saluent “l'esprit du Mékong”

[Nakayama, 2000:71] et invitent les autres

bassins transfrontaliers à s'en inspirer

[Vatanasapt, 2003:4] »117

, les analyses

critiques de la MRC sont également

nombreuses. Parmi les raisons les plus souvent

citées pour expliquer les difficultés de la MRC

à mettre un frein à la vague chinoise, nous

retiendrons118

:

Le manque de pouvoir exécutif de

l’organisme: il convient de rappeler ici que

la MRC, conformément à l’Accord de

1995, est avant tout un organisme

interétatique gouverné de ce fait par la

volonté de ses quatre États membres, et

non une organisation supranationale ayant

un pouvoir de décision propre119

. L’ex-

CEO du Secrétariat de la MRC rappelle

ainsi que la MRC « n’a pas un rôle

117 B. Affeltranger, Le contrôle de la vérité :

(géo)politique de l’information hydrologique – Le cas du

Bassin du Mékong, Asie du Sud-Est, Laval, Québec :

Faculté des études supérieures de l'Université Laval

(thèse de doctorat), 2008. Op. Cit., p. 34-35. 118 D’autres aspects sont parfois critiqués, au nombre

desquels : le mode de gouvernance de la MRC en tant

que tel, qualifié par Hirsch et al. (2006, p. 141) d’« étroit,

souvent arbitraire » ; la faiblesse de la capacité

institutionnelle de l’organisme du fait de la faible

capacité institutionnelle de ses membres (Keskinen, et al.,

2008) ; la non-prise en compte des différentes échelles

spatio-temporelles (Keskinen, et al., 2008) ; le manque

d’implication des acteurs non-étatiques dans son

fonctionnement (Keskinen, et al., 2008; Hirsch, et al.,

2006) ; et le manque de capacité d’adaptation de la MRC

à un environnement régional en mutation rapide (Lee &

Scurrah, 2009, p. 47). 119 Voir par exemple: Lee & Scurrah (2009) ; Cronin &

Hamlin (2012) ; Hirsch et al. (2006).

d’exécuteur mais un rôle de

facilitateur »120

.

La non-participation de la Chine et de la

Birmanie au régime de coopération : ces

deux États n’ont de fait que le statut

d’observateurs au sein de la MRC. Si une

certaine coopération de la part de la Chine

existe en ce qui concerne le partage des

données hydrologiques121

, il convient de

remarquer que ce partage reste néanmoins

limité122

. Cette absence de la Chine et de la

Birmanie au régime de gouvernance en

place contrevient au principe clé selon

lequel tout organisme de bassin devrait

coïncider avec les limites géographiques

du bassin hydrographique.

L’écart entre le discours pour la

coopération régionale et la poursuite de la

défense des intérêts nationaux par les

différents États membres : ces derniers ne

sont pas prêts à abandonner une part de

leur souveraineté123

. Par conséquent, la

MRC demeure gouvernée principalement

par les intérêts nationaux de chacun de ses

membres124

.

120 Traduit de l’anglais: “We do not have an enforcement

role, we have a facilitation role.”. Cité dans G. Lee & N.

Scurrah, Power and responsibility - The Mekong River

Commission and Lower Mekong mainstream dams,

Sydney, Australia: Oxfam Australia and University of

Sydney, 2009, p. 19. 121 Menniken (2007) - cf. note de bas de page 90 (2). 122 Cronin & Hamlin (2012) - cf. note de bas de page 75. 123 Keskinen et al. (2008) - cf. note de bas de page 74. 124 P. Hirsch, et al., National Interests and

Transboundary Water Governance in the Mekong,

Sydney: The University of Sydney; Australian Mekong

Resource Center; in collaboration with the Danish

International Development Assistance, 2006.

Page 81: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

81

La vague indochinoise : une occasion unique

pour la MRC de prouver son pouvoir de

médiateur

Contrairement au cas de la vague

chinoise qui opposait le géant chinois au bloc

des quatre États en aval, le barrage de

Xayaburi (et a fortiori la vague indochinoise de

projets de barrages) est objet de controverse

entre États membres de la MRC. En ce sens, il

s’agit du «plus gros test de la MRC depuis son

établissement en termes à la fois de procédures

et d’engagement de ses États membres pour

une gestion coopérative, durable, et

mutuellement bénéfique »125

. Et l’enjeu est de

taille puisqu’il semble que la décision du

Cambodge de construire ses deux barrages de

Stung Treng et Sambor soit suspendue à celle

du Laos de se lancer dans la construction de

Xayaburi126

. Si ce dernier venait à être

construit, il est fort à parier que les onze autres

projets de barrages indochinois suivraient.

C’est donc un moment décisif pour le futur du

fleuve. Un tournant qui décidera si les États du

Bas-Mékong basculeront ou non vers la

« tragédie de Hardin »127

, à savoir vers

l’exploitation unilatérale du fleuve par chacun

des pays riverains conduisant à l’épuisement

de la ressource hydrique.

Dans ce contexte, quelles pistes, un

peu moins radicales que la redéfinition de

125 Cronin & Hamlin (2012), Op. Cit., p. 47. 126 Ibid. 127 La ‘Tragédie des ressources communes’ de Hardin

(1968) prédit l’épuisement des ressources naturelles non-

exclusives et rivales (appelées ressources communes ou

Common Pool Ressources en anglais). Selon Hardin,

chaque individu exploitant ladite ressource est

naturellement incité à consommer la ressource plus que le

bien-être commun le commanderait.

l’accord de 1995, pouvons-nous proposer afin

de modifier le mode de gouvernance actuel de

la MRC? Diverses options ont déjà été

formulées. Hirsch et al. (2006)128

, par exemple,

recommandent une stratégie en trois points

pour augmenter l’efficacité de la MRC en tant

qu’organisme de bassin plus effectif129

.

D’autres auteurs130

prônent un renforcement de

la participation des différentes parties

prenantes, en particulier de la société civile, au

processus de gouvernance de la MRC. Enfin,

des moyens d’amener la Chine à coopérer ont

été recensés, parmi lesquels l’idée d’englober

la problématique de la gestion du fleuve dans

l’agenda plus général d’organismes régionaux

tels que l’ASEAN ou le GMS131

. De fait, il

semble que la Chine soit plus intéressée par

une coopération régionale incluant les

problématiques économiques que par une pure

coopération hydro-politique132

.

Un aspect commun à ces différentes

options est qu’elles se fondent sur les points

négatifs de la MRC (non-inclusion de la

Chine ; manque de participation de la société

civile ; etc.). Une alternative consisterait à

fonder la réforme de la MRC sur les points

forts de l’organisme, comme le recommandent

Affeltranger et Lasserre (2003)133

: « Ne

disposant pas d’une réelle capacité de décision,

et privée statutairement d’un capacité à gérer

effectivement l’ensemble du bassin, la MRC

dispose en revanche de deux avantages

128 Cf. note de bas de page 124. 129 Hirsch et al. (2006) - cf. note de bas de page 124. 130 Lee & Scurrah (2009) – cf. note de bas de page 120. 131 Menniken (2007) – cf. note de bas de page 90 (2). 132 Keskinen et al. (2008) – cf. note de bas de page 74. 133 Op. Cit., p. 21 (paragraphe 90).

Page 82: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

82

majeurs. D’une part, une capacité de

production d’un discours sur la gestion du

fleuve (et du bassin) ainsi qu’un accès aux

médias. D’autre part, une expertise technique

et une capacité de vulgarisation et de diffusion

de ces connaissances, notamment vers ceux

des groupes d’acteurs ayant le plus à perdre de

décisions unilatérales de valorisation du

potentiel hydraulique. L’appui à la MRC

devrait aller dans le sens d’une utilisation

pertinente de ces deux atouts».

C’est la deuxième dimension qui nous

semble particulièrement intéressante à

développer pour la MRC. Pour Lee et Scurrah

(2009)134

, le développement hydroélectrique

sur le cours principal du Mékong représente

ainsi une occasion unique pour la MRC de

démontrer que son expertise peut avoir un

impact réel sur la décision finale de mise en

œuvre des projets de développement du cours

d’eau, et de prouver de ce fait sa pertinence en

tant qu’organisme de bassin. La production de

connaissances scientifiques permet en effet de

fournir aux différentes parties prenantes un

avis scientifique pertinent135

.

La gestion de bassin transfrontalier – un

difficile équilibre à trouver entre appétits de

développement nationaux et coopération

régionale

La décision du gouvernement laotien

de procéder à la construction du barrage de

134 Lee & Scurrah (2009) – cf. note de bas de page 120. 135 Hirsch et al. (2006) – cf. note de bas de page 124.

Xayaburi, quoiqu’insignifiante en apparence,

vient modifier de façon notoire l’équilibre

hydro-politique régional établi depuis quelques

années. La Chine semblait ainsi être le pouvoir

suprême par excellence, ni les pays aval ni la

MRC n’ayant la capacité – voire la volonté

dans le cas des États en aval – de mettre un

frein à sa vague de construction de barrages

dans la partie amont du fleuve. Avec Xayaburi,

les États membres de la MRC se trouvent

confrontés les uns aux autres. De nouvelles

alliances se tissent, parfois improbables : le

Cambodge et le Vietnam, aux relations

historiquement mouvementées, se voient ainsi

devenir « alliés » dans cette controverse contre

le Laos, pourtant allié historique du Vietnam.

Mais c’est avant tout une remise en question

du mécanisme de gouvernance en place dans le

bassin qui est train de se jouer. La MRC se

retrouvant au cœur de la controverse dans une

position d’arbitre qu’elle ne peut tenir du fait

de son mandat actuel, nous assistons à un

tournant décisif dans l’histoire de l’organisme.

Ce dernier peut aussi bien basculer dans un

rôle purement symbolique, si le principe de

souveraineté des États membres l’emporte sur

leur volonté de coopérer, comme dans un rôle

d’acteur clé, si elle parvient à démontrer que

son expertise est la seule base possible à une

gestion durable de la ressource.

Ce cas d’étude, outre cet enjeu

géopolitique régional, illustre bien un

« paradoxe du développement » comme le

décrit Phillips et al.136

(2006). Alors que les

136 D. Phillips, et al., Transboundary Water Co-operation

as a Tool for Conflict Prevention and for Broader

Benefit-sharing, Windhoek, Namibia: Phillips Robinson

and Associates, 2006.

Page 83: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

83

barrages sont promus par le gouvernement

laotien comme des moteurs de développement

économique, ils sont par ailleurs critiqués par

leurs détracteurs comme étant porteurs de

coûts socio-environnementaux extrêmement

élevés pouvant plonger une bonne partie de la

population du bassin dans l’extrême pauvreté.

Au cœur de ce paradoxe se trouve, selon Rist

(2007)137

, la croyance fondamentalement

fausse selon laquelle la croissance et le progrès

économiques sont synonymes de prospérité et

de bien-être social. Une croyance bien ancrée

dans l’imaginaire occidental et dans celui de

bien des dirigeants des pays en

développement138

.

137 G. Rist, Le développement, histoire d'une croyance

occidentale, Paris, France: Sciences Po Les Presses,

2007. 138 Je tiens à remercier tout particulièrement : Coraline

ADAM (Ambassade de France au Laos) ; Franck

GALLAND (Environmental Emergency & Security

Services) ; Raphaël GLEMET (IUCN) ; Marc

GOICHOT (WWF) ; Samuel LESLIE (IUCN) ;

Alexandre LE VERNOY (SABMiller) ; Philipp

MAGIERA (GIZ) ; Samuel MARTIN (HELVETAS) ;

François MOLLE (IRD) ; Heather ROBERTSON (UN-

HABITAT) ; Avi SARKAR (UN-HABITAT) ; Julien

SIMERY (MRCS); Diana SUHARDIMAN (IWMI).

Page 84: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

Galland, F., 2008. L'Eau: Géopolitique, enjeux, stratégies. Paris: CNRS.

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Articles scientifiques

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Technology, pp. 161-173.

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Interviews

Goichot, M., 2012. Interview sur la géopolitique du Mékong du point de vue de l'hydro-politique

[Interview] (11 octobre 2012).

Page 85: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

85

RESUMÉ

Le bassin du Mékong, cité à de nombreuses reprises comme modèle de coopération régionale, est

confronté depuis quelques années à un développement hydroélectrique sans précédent. La Chine s’est

ainsi lancée dans une vague de huit barrages sur le cours principal de la partie amont du fleuve, tandis

que le Laos et le Cambodge ont pour projet de construire douze centrales hydroélectriques sur le cours

principal du Bas-Mékong. Ces projets de développement de la ressource hydrique sont porteurs de

conséquences socio-environnementales transfrontalières non négligeables et de ce fait provoquent un

vif débat dans la région. Au point de vue géopolitique, il est intéressant de voir l’échiquier régional se

modifier au gré de ces deux vagues de barrages. Si l’hypothèse d’un conflit autour de la question de

l’eau reste improbable, la remise en cause du modèle de gouvernance régional est en revanche à

l’ordre du jour. Ainsi, la MRC (Commission du Bassin du Mékong), organisme de bassin au cœur de

la gestion équitable du fleuve, se voit propulsée au centre de la scène politique. Sera-t-elle capable de

saisir cette opportunité pour renforcer son rôle de plateforme régionale de coopération ?

Mots-clés : Bassin du Mékong, Géopolitique, Barrages, MRC, coopération de bassin transfrontalier

ABSTRACT

The Mekong River Basin, often quoted as a model for regional basin cooperation, has been faced with

intense hydro-electric development over the last few years. For instance, China has undertaken the

construction of eight mainstream dams in the upper Mekong, while Laos and Cambodia plan to build

twelve hydro-electric power plants on the mainstream of the lower reach of the river. These

development projects are bound to cause trans-boundary socio-ecological consequences, and therefore

have brought about a strong debate in the region. From a geopolitical point of view, it is interesting to

bear witness to the modifications of the regional exchequer as a result of the two successive waves of

mainstream dams development. If a real conflict over the water resource remains unlikely, the

questioning of the current governance regime’s relevance is however very much on the regional

agenda. The MRC (Mekong River Commission), the river basin organization in charge of the fair use

of the river, has indeed been pushed into the limelight these days. Will it be able to seize this

opportunity and to reinforce its role as a regional platform for cooperation?

Keywords: Mekong River Basin, Geopolitics, Dams, MRC, Trans-boundary River Cooperation

Page 86: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

86

LES EAUX DE L’HIMALAYA, UN ENJEU STRATEGIQUE POUR LES

PAYS D’ASIE DU SUD

Par Iris DELAHAYE, directrice de programme Youth Diplomacy

Iris Delahaye est diplômée de l'Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) en

Géoéconomie et Intelligence Stratégique. Dans la perspective d’une thèse sur le thème des déchets et

de l’économie circulaire, elle poursuit ses études en M2 de recherche à l'Institut Français de

Géopolitique (Paris 8) et en M1 d'Economie Internationale à la Faculté d’économie de Grenoble. Elle

a travaillé à Terra Nova et auprès du directeur de l'IRIS en tant qu'assistante de recherche, et sera

prochainement en stage chez GDF Suez aux Affaires Internationales sur l’Asie.

La Salouen, l’Arun : s’arranger avec ses

« petits » voisins (Birmanie, Népal) ?

Une relation politique sino-birmane

privilégiée et réciproque à conserver

Depuis 1988, la relation sino-birmane

est relativement asymétrique et inégale, mais

elle reste bénéfique aux deux parties : située

entre l’Asie du Sud-Est et l’Inde dont elle est

frontalière, la Birmanie dispose d’une situation

géographique stratégique. A long terme, elle

pourrait servir la stratégie chinoise

d’expansion dans l’Océan Indien à travers la

militarisation du Golfe du Bengale.

Par ailleurs, la Chine a lancé fin 2009

le projet de construction d’un terminal

pétrolier à Kyaukphyu, au milieu du littoral

birman, et prévoit de faire remonter des

gazoducs et des pipelines jusqu’à Kunming, la

capitale du Yunnan. Cela lui permettrait

d’éviter le détroit de Malacca par lequel

transitent aujourd’hui 80% des importations

chinoises de pétrole mais que la piraterie rend

dangereux. La première livraison de gaz est

prévue pour 2013.

Pékin fait ainsi d’une pierre deux

coups. D’une part, elle contribue à la sécurité

de son approvisionnement en pétrole. D’autre

part, elle revalorise les régions enclavées du

Sichuan et du Yunnan en y installant des

Page 87: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

87

terminaux gaziers/pétroliers et en donnant un

nouveau souffle aux échanges transfrontaliers

qui ont animé ces régions à l’époque de la

Route de la Soie. En 2010, la Chine a ainsi

investi 8 milliards de dollars en Birmanie139

.

Cependant, la Birmanie, extrêmement

nationaliste, n’a pas non plus l’intention de

devenir un simple satellite de la Chine. Depuis

les sanctions économiques occidentales de

1988 (en réponse aux tirs sur les

manifestations étudiantes), la Birmanie a

cherché la protection militaire et économique

de Pékin qui allait subir, quelques mois plus

tard, les mêmes réprobations occidentales à

l’occasion des événements de Tian Anmen.

Conscientes des dangers d’un rapprochement

diplomatique trop évident avec la Chine, les

autorités birmanes ont cependant choisi

d’approfondir également leurs relations avec

l’Inde, le Japon et l’ASEAN140

.

La Salouen, entre intérêts communs et

convoitise chinoise

La Salouen naît au Tibet, près des

monts T’ank-ku-la. Elle passe par le Yunnan

puis par les états de Shan et Kayah à l’Est de la

Birmanie, longe la frontière birmano-

thaïlandaise avant de se jeter dans la mer

d’Andaman. La Salouen est plus courte que le

Mékong (2400km contre 4425km), mais son lit

139 « China’s relations with Myanmar – Welcome

neighbour », The Economist, 9 sept. 2010, Beijing, print

edition. 140 « The Political Economy of China-Myanmar

relations : Strategic and Economic Dimensions » par

Poon Kim Shee, bulletin du College of International

Relations, Ritsumeikan University, Japan.

est plus profond de 400m en moyenne141

. C’est

donc une zone difficile à pénétrer, peu peuplée,

mais riche d’une biodiversité remarquable.

Près de 7000 espèces de plantes, 140 espèces

de poissons y sont répertoriées. Elle abrite

aussi la plus grande réserve de tortues d’eau

douce au monde. Cela explique en partie que la

partie nord de la Salouen ait été classée en

2003 Patrimoine mondial de l’humanité par

l’Unesco dans le cadre des « Aires protégées

des trois fleuves parallèles au Yunnan »142

.

La Chine convoite la Salouen car elle

offre la possibilité d’une route maritime vers

l’Océan Indien sans passer par le dangereux

détroit de Malacca, essentiel pour son

importation de pétrole entre autre. Cependant,

les conditions de navigation du fleuve sont

extrêmement mauvaises car le fleuve est étroit,

tortueux et comporte de nombreux rapides. En

revanche, avec un débit moyen de

10 000m3/seconde, elle présente un énorme

potentiel hydroélectrique : en 2003, un

consortium d’entreprises nationales chinoises,

dirigé par Li Peng, ancien Premier Ministre et

auteur du projet des Trois-Gorges, a présenté

un projet de construction de 13 barrages sur la

Salouen (il n’y en avait que deux sur le fleuve

à l’époque). Le projet a dû être réévalué car au

même moment, le fleuve était classé au

Patrimoine mondial de l’humanité avec l’appui

d’ONG, de journalistes, de scientifiques

spécialistes de l’environnement. De 13

barrages, le projet a été réduit à 4. Cependant,

141 « Notes de géographie humaine sur la vallée de la

Salouen », André Guibaut, Louis Liotard dans Annales de

Géographie (1945), p.29. 142 Wikipédia, article « Salouen ».

Page 88: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

88

les besoins énergétiques de la Chine ont

progressivement pris le dessus au cours des

dernières années : la Salouen compte

aujourd’hui 13 barrages143

au total.

Mise au ban par le reste de la communauté

internationale, la Birmanie ne semble pas

émettre d’opposition forte aux projets chinois.

Elle continue d’avoir besoin de sa protection et

de son soutien diplomatique, militaire et

économique.

Enjeux énergétique et mainmise progressive de

la Chine sur le Népal

En proie à la guerre civile de 1996 à

2005, le Népal est un pays pauvre (parmi les

27 pays les moins avancés). Disposant de peu

de ressources, l’économie du Népal est

principalement fondée sur le tourisme et le

trekking. Comme le Népal est à flanc de la

chaîne himalayenne, son territoire est escarpé,

et à peine 20% des terres sont cultivables, et

sont principalement situées au sud, dans le

Teraï. Avec une population de 27 millions

d’habitants et un taux de natalité très élevé

(32%), le pays peine à atteindre

l’autosuffisance alimentaire. Pour y remédier

et agrandir la surface des terres cultivables, le

Népal est engagé dans une logique de

déforestation : cette pratique est d’ailleurs un

problème majeur puisque les terres s’érodent

de manière accélérée, provoquant des

glissements de terrain. Le recyclage, le

traitement des eaux usées et la gestion des

déchets sont aussi défectueux.

143 Bilan géostratégique 2010, Le Monde, p.167.

En revanche, s’il est une ressource

dont le Népal dispose largement, c’est l’eau.

Le pays cherche donc à mettre en valeur le

potentiel hydroélectrique de ses rivières.

Comme le rappelle Joe Manickavasagam,

représentant de la Banque Mondiale à

Kathmandu en 1993: "When there is this

energy, people will cut fewer trees, there will

be more industries and surplus power could be

sold "144

.

Le projet de l’Arun 3 - 68m de haut et

155m de long - répondait à cette analyse. Sa

faisabilité est étudiée par la Banque Mondiale

dans un rapport remis au Népal « Least Cost

Generation Expansion Plan » en 1988. Il est

lancé en 1993. Il semble avoir tous les

avantages : apporter une énergie propre,

réduire la déforestation, créer de nouveaux

emplois, développer un nouveau secteur

d’activité et fournir un surplus d’énergie

exportable en Inde.

Mais dès 1995, le projet bascule :

après de nombreuses protestations de groupes

de défense de l’environnement népalais et

étrangers, la Banque Mondiale finit par refuser

un second prêt au gouvernement népalais (859

millions de dollars destinés entre autres à

construire la route jusqu’au chantier et à

engager la première phase de construction)

arguant que les conditions d’édification avaient

des impacts négatifs sur l’environnement,

qu’un projet d’une aussi grande ampleur allait

endetter durablement le Népal, et qu’il n’y

144 « More dam trouble : Nepal (Arun 3 Project), The

Economist (October 16th 1993).

Page 89: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

89

avait pas assez de main d’œuvre qualifiée sur

place pour gérer correctement le barrage145

.

Le refus de prêt a soulevé beaucoup

d’indignation au Népal mais également au sein

de la Banque Mondiale. Un cadre supérieur, de

longue date à la Banque Mondiale, a même

donné sa démission en signe de protestation,

expliquant que ce refus mettait en péril

l’économie et le peuple népalais146

.

Cependant, il n’est pas interdit de

penser que les autorités népalaises et la Banque

Mondiale avaient vu trop grand pour le Népal :

la construction d’un aussi grand barrage aurait

entraîné des déplacements importants de

populations dans le Teraï, la partie basse du

Népal, qui est déjà densément peuplée.

L’Himalaya est une chaîne de montagnes

relativement jeune, donc une région soumise

au risque sismique, en plus du défi technique

de construire sur des montagnes abruptes.

Enfin, convertir les 201 MWh produits

nécessitait de coûteux investissements en

transformation d’énergie pour la

consommation ménagère.

En 2000, le projet semble renaître de

ses cendres, financé cette fois par un

investisseur privé américain, EuroOrient147

: il

prévoit un barrage encore plus grand (300m de

longueur au lieu de 155m) qui produirait 402

MWh et dans le but quasi unique d’exporter

145 « Large Hydropower Projects: Environmental

Analysis, A Case Study of Arun River III In Nepal »

Naresh N. Rimal - 5224 Luxemburg Road, New Franken,

Wisconsin 55430, USA. 146 Monster of the Himalayas; The World Bank's

Misconceived Mega-Project in the Heart of Nepal, The

Washington Post, November 6, 1994. 147 « Arun III is back », Nepali Times, July 19 2000.

l’énergie produite vers l’Inde. Officiellement,

seulement 88MWh devait être consacrés à la

consommation des ménages népalais. Les

entreprises du centre industriel situé à côté de

l’hypothétique barrage ne tournent pas à plein

régime car elles manquent d’électricité. 200

MWh seraient nécessaires pour qu’elles

fonctionnent au maximum, et les besoins

seront sans doute croissants à l’avenir. Le

gouvernement népalais opère déjà des

délestages sur les lignes électriques pour éviter

qu’elles ne sautent, mais le surplus d’énergie

dont a besoin le Népal ne serait pas de toute

façon couvert par le projet de l’Arun 3, même

dans sa nouvelle extension148

. Pour l’instant le

projet d’EuroOrient est bloqué : l’entreprise ne

parvient pas à obtenir la licence de

construction car elle refuse de signer un

« Power Purchase Agreement » avec l’Inde. En

parallèle, le Népal et la Chine entretiennent des

relations encore compliquées mais en voie

d’ouverture.

Le 17 août dernier, Zhou Yongkang,

membre du Comité permanent du Bureau

politique du Comité central du Parti

communiste chinois (PCC) et secrétaire de la

Commission des Affaires politiques et

juridiques du Comité central du PCC,

rencontre le président du Parti communiste du

Népal (maoïste) Pushpa Kamal Dahal

"Prachanda" puis le ministre des Affaires

étrangères du Népal Upendra Yadav149

.

148 « Arun III Project: Nepal’s Electricity Crisis and it’s

Role in Current Load Shedding and the Potential Role 10

Years Hence », blog de Ratna Sansar Shrestha, March 13,

2009. 149 « Zhou Yongkang en visite au Népal » sur

Page 90: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

90

C’est l’occasion pour la Chine de

réaffirmer son souhait d’une stabilité politique

au Népal, régulièrement menacée par les

factions maoïstes au Parlement depuis leur

entrée en 2008150

. Si l’ambassadeur chinois au

Népal affirme que « Le peuple chinois a

toujours prié pour la stabilité et le

développement du Népal et le peuple népalais

a toujours soutenu les préoccupations du

peuple chinois »151

, force est de constater la

prédominance de la Chine dans les affaires

internes du Népal depuis la signature des

accords pour l’établissement de relations

diplomatiques entre la Chine et le Népal en

1955.

Pour le Népal, c’est l’occasion de se

détacher de la tutelle économique et politique

de l’Inde. Comme le rappelle Bhim Rawal,

ancien Ministre de l’Intérieur et actuellement

membre du Parlement : « We have two big

neighbors. We have to maintain a delicate

balance »152

. La présence de quelque 15 000

réfugiés tibétains -en situation précaire - sur le

territoire népalais n’est pas appréciée par la

Chine alors même que le gouvernement

népalais se sent l’obligé de la Chine, en

particulier depuis que les maoïstes pro-chinois

sont entrés au Parlement. Concrètement, pour

les réfugiés tibétains, cette nouvelle donne se

traduit par le refus de leur accorder un statut

politique: ils n’ont pas de papiers et ne peuvent

pas travailler. Chaque année, les descentes de

www.chine-informations.com . 150 Wikipédia, article « Népal ». 151 « Les relations entre la Chine et le Népal entrent dans

une nouvelle ère » Agence de presse Xinhua, sur

www.french.china.org . 152 « Nepal-China relations worry Tibetan refugees », The

World, April 27, 2011.

police dans les quartiers tibétains sont plus

fréquentes, les répressions des manifestations

pro-tibétaines de plus en plus violentes, et le

nombre de réfugiés tibétains a décru de 800

personnes sur les 2000-3000 Tibétains qui

fuient le Tibet chaque année153

.

Néanmoins, la Chine n’investit que 7,6

milliards de roupies au Népal là où l’Inde

investit 32,3 milliards de roupies154

.

Traditionnellement, l’Inde a toujours considéré

le Népal comme l’une de ses régions : la

proximité culturelle et religieuse favorise ce

rapprochement. Ce n’est pas le cas avec la

Chine.

Le réchauffement climatique, un défi commun

pour les pays de l’Himalaya

La Chine, l’Inde et le Népal ont en

partage l’Himalaya, mais aussi la menace de la

fonte de ses glaciers et la mauvaise gestion de

ses fleuves et rivières. En 1994, un rapport

public rendu par les ONG des trois pays

intitulé « Convertir l’eau en richesse :

coopération régionale pour l’aménagement des

cours d’eau de l’Himalaya oriental » dénonçait

les impacts environnementaux négatifs et le

gâchis d’argent et d’énergie entraînés par la

multiplication d’aménagements lourds155

.

L’idée d’un centre d’étude international des

eaux et des glaces de l’Himalaya avait

également été lancée lors d’une rencontre

153 Id. 154 « Expanding Chinese investment in Nepal: Political or

Apolitical? » Telegraph Nepal. 155 « L’Himalaya, le changement climatique et la

géopolitique de l’Asie » sur www.partagedeseaux.com .

Page 91: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

91

internationale sur l’hydrologie qui s’est tenue à

Paris il y a une vingtaine d’années. Trop vite

abandonnée pour certains, cette idée n’a pas eu

de suite. Mais d’aucuns pensent qu’il serait de

l’intérêt de tous les pays himalayens de

s’investir dans un tel projet156

.

Cela permettrait d’officialiser une

coopération déjà existante, entre autres sur des

projets hydroélectriques. Par exemple, le

barrage de Koshi fut construit en 1964 par les

Indiens sur le territoire népalais suite à un

accord entre les deux pays. A la même période,

côté chinois, la construction du petit barrage

nommé Small Sunkoshi Hydropower Project

(2,6 MW), situé dans le district de

Sindhupalchowk, au Nord de Katmandou,

incluait l’Inde, le Népal et la Chine qui avait

offert son assistance technique et ses capitaux.

Dans les années 70, la Chine a fourni une

assistance dans l’installation du système

d’irrigation de Pokhara157

. A travers ces

investissements, la Chine a l’occasion de créer

des liens et de s’affirmer auprès du Népal

contre l’Inde.

Cependant, l’Inde continue d’être le

principal investisseur et partenaire économique

du Népal. La coopération entre l’Inde et le

Népal va d’ailleurs au-delà de la simple

production en hydroélectricité : elle inclut

également les secteurs de la pêche, de la

156 « Water Resource in Nepal-China Relation » by Mr.

Hiranyalal Shrestha Via www.telegraphnepal.com -

Thursday, May 8, 2008. 157 « Water Resource in Nepal-China Relation » by Mr.

Hiranyalal Shrestha Via www.telegraphnepal.com -

Thursday, May 8, 2008.

navigation ou encore du reboisement dans le

but de contenir la sédimentation en aval.

A l’avenir, on peut imaginer la

création d’une organisation de coopération

pour le développement de la région Gange-

Brahmapoutre, sur le modèle de la Mekong

River Commission, auquel la Chine ne

participe cependant que de loin. Car de fait,

derrière les rapprochements bilatéraux, la règle

générale qui prévaut est plutôt celle des

décisions unilatérales, notamment de la part de

l’Inde qui développe ses propres projets sans

forcément tenir compte de ses voisins

(Pakistan, Népal, Bangladesh…).

Comportement qu’elle reproche à la Chine

dans ses projets de dérivation sur le

Brahmapoutre sans tenir compte des

conséquences en aval. Un exemple assez

édifiant des difficultés de coopération entre

voisins : l’effondrement du barrage de Koshi

(Sud-Est du Népal, à la frontière du Bihar

indien) en août 2008 et les inondations qui

suivirent. Construit à l’origine pour assurer

l’irrigation des deux côtés de la frontière, la

gestion du barrage était assurée par l’Inde.

Mais celle-ci n’a pas hésité à accuser les

Népalais d’être à l’origine de la catastrophe.

Les disputes ont progressivement laissé place

aux négociations qui ont permis de mettre sur

la table les reproches mutuels, et ont

finalement abouti à la relance de projets

communs : une centrale hydroélectrique de

240 MWh à Naumure, la relance des projets de

méga-barrages de Sapta Koshi et de

Page 92: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

92

Pandeswor, autrefois délaissés pour raison de

méfiance réciproque entre les deux pays158

.

L’Indus et le Brahmapoutre ou comment

évincer son rival économique (l’Inde)

L’Inde représente près de 16% de la

population mondiale. Mais elle ne dispose que

de 4% des réserves d’eau douce. Avec une

croissance démographique forte (21% de taux

de natalité159

), les ressources disponibles par

habitant ne cessent de diminuer : de 5177 m3

par habitant en 1951, l’Inde est passée à 1869

m3 par habitant en 2001

160.

L’eau, un bien déjà rare en Inde

La forte croissance démographique

(1,7 milliard d’habitants prévus en 2024),

alliée à l’urbanisation anarchique et en plein

essor (29% en 2003, 50% en 2020) auront pour

conséquence une diminution drastique de la

disponibilité en eau par habitant en Inde. En

2025, les estimations donnent 1341m3 par

habitant et 1140m3 en 2050.

Certaines nappes phréatiques,

insuffisamment remplies par des moussons

irrégulières, sont au bord de l’épuisement à

force de pompages excessifs pour l’agriculture,

l’industrie ou la vie quotidienne. La qualité des

eaux de surface laisse également à désirer : les

rivières sont considérées comme des divinités

en Inde, mais cela ne les empêche pas de

souffrir de larges prélèvements et de pollutions

158 « L’Himalaya, le changement climatique et la

géopolitique de l’Asie » sur www.partagedeseaux.com . 159 L’Année Stratégique 2011, sous la direction de Pascal

Boniface, Armand Colin. 160 « L’eau en Inde, un enjeu social et géopolitique », par

Bénédicte Manier, 1er février 2010.

industrielles et domestiques (rejets d’usine,

égouts urbains, pesticides). Autant de pratiques

qui rendent une bonne partie des eaux des

fleuves impropres à la consommation. Il faut

aussi prendre en compte le manque d’eau

chronique. En 2009 par exemple, au Rajasthan

la saison des pluies a été très en deçà du niveau

habituel (en fait, le plus faible depuis 1972) :

cette année-là, les terres de blé ont réduit de

36% et le prix des denrées alimentaires de base

a augmenté de presque 20% en moyenne,

obligeant l’Inde à importer du riz pour la

première fois depuis 20 ans161

. Cette situation

provoque des crises. Le 3 décembre 2009 par

exemple, une manifestation populaire a

protesté contre une première mesure de

rationnement. Les émeutes ont fait un mort.

L’Inde fait ainsi face à une pénurie

d’eau relativement similaire à celle de la

Chine : pression démographique forte en

particulier dans les villes, surexploitation des

aquifères, sécheresses chroniques dans

certaines régions, une agriculture

consommatrice d’eau, vétusté des réseaux

d’irrigation et de transport de l’eau, et une

gestion politique corrompue qui empêche toute

amélioration de l’efficacité du système.

Or, les deux pays ont des besoins

croissants en eau pour leur population qui non

seulement augmente, mais s’enrichit et modifie

son mode de consommation en général et de

l’eau en particulier. A cela s’ajoute la nécessité

de subvenir aux besoins croissants en énergie

de deux économies en développement

161 « L’eau en Inde, un enjeu social et géopolitique », par

Bénédicte Manier, 1er février 2010.

Page 93: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

93

accéléré. Et l’Inde comme la Chine se sont

toutes deux lancées dans une politique de

grands barrages.

Tensions sino-indiennes autour du

Brahmapoutre

A travers le contrôle du Tibet, la Chine

maîtrise la source et l’amont des grands

fleuves qui traversent l’Inde du Nord (Indus,

affluents du Gange et Brahmapoutre) : les

relations diplomatiques se sont donc dégradées

entre les deux « géants asiatiques ».

Connaissant le potentiel crisogène de

son stress hydrique, l’Inde voit d’un très

mauvais œil la perspective de déviation du

cours supérieur du Brahmapoutre supposé

alimenter le Yangzi avec le PAESN. Avec un

débit annuel de 140 milliards de m3, le

Brahmapoutre constitue en effet une source

très prometteuse pour compenser le Yangzi qui

souffre d’assèchements chroniques162

.

A plus court terme, l’Inde craint

également les projets de barrages chinois sur le

Brahmapoutre qui vont à l’encontre de ses

propres projets hydroélectriques : c’est le cas

notamment du projet de « méga barrage »

(encore plus grand que celui des Trois Gorges)

au potentiel électrique de 38 GWh. Pour

l’instant, ce projet chinois reste à l’étude car

les difficultés techniques liées à la topographie

du terrain rendent la construction et l’entretien

particulièrement périlleux.

New Delhi, de son côté a ordonné le

lancement d’un vaste projet d’aménagement

162 « Géopolitique de l’eau en Chine » par Franck

Galland dans Monde chinois, n°15, automne 2008.

hydroélectrique du cours indien du

Brahmapoutre, espérant pouvoir produire

jusqu’à 50 GWh. Une première phase des

travaux a été lancée dans l’Arunachal

Pradresh, financée par un consortium public

(National Hydroelectric Power Corporation)

et privé (Reliance Energy, Jindal Steel and

Power). Pour faire accepter ses projets, Pékin

assure que ses barrages permettront de

contrôler les crues et de réguler les périodes

sèches. Mais New Delhi y voit – à juste titre ?

– un moyen pour la Chine de faire pression et

de menacer la sécurité de l’approvisionnement

en eau et en énergie de l’Inde. A l’été 2000, un

barrage naturel côté chinois a cédé, provoquant

ainsi une inondation dans la région de

l’Assam, sans que les autorités chinoises

n’aient prévenu leurs voisins indiens sur la

montée des eaux liée aux fortes pluies qui

avaient précédé. Ruptures de ponts,

inondations, court-circuits... : côté indien, les

dégâts causés ont été considérables.

A la suite de cette catastrophe, en

2002, les deux pays se sont mis d’accord pour

partager régulièrement leurs informations sur

le débit des rivières (notamment de la Sutlej) et

prévenir ensemble les inondations du

Brahmapoutre et de ses affluents lors de la

mousson.

En 2005, un accord du même genre a été signé

en prévention des crues potentielles sur le

cours supérieur de la Sutlej. C’est dans le cadre

de cet accord que Pékin a notamment présenté

son projet de méga-barrage sur Brahmapoutre,

dans un endroit à très haut potentiel

hydroélectrique. Devenu aujourd’hui symbole

Page 94: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

94

des préoccupations de New Delhi, il pèse sur le

contentieux entre la Chine et l’Inde sur la

région contestée de l’Arunachal Pradesh.

Cette région indienne a fait l’objet

d’un conflit en 1962. Les cartes officielles

chinoises la montrent d’ailleurs encore comme

partie intégrante de la République Populaire.

Dès que l’Arunachal Pradesh fait l’objet de

crues anormales, les tensions réapparaissent

entre les deux pays et viennent rappeler

l’épisode dramatique de 2000. Or, l’Arunachal

Pradesh est une région peu peuplée mais dont

la biodiversité est extrêmement riche. C’est en

effet dans cette région qu’on trouve l’aire

protégée de Eagle Nest avec des espèces

menacées ou rares comme le tigre du Bengale,

l'éléphant d'Asie, le Panda rouge ou l'ours noir

d'Asie. Elle est donc à protéger même si ces

préoccupations ne sont pas encore des

priorités, ni pour l’Inde, ni pour la Chine.

L’Indus et la Sutlej (affluent le plus

important de l’Indus) prennent tous deux leur

source au Mont Kailash, haut lieu de

pèlerinage bouddhiste et hindouiste, à quelques

kilomètres seulement des sources du

Brahmapoutre. La Sutej et l’Indus traversent le

Nord-ouest de l’Inde (Ladakh et Cachemire)

puis se rejoignent au Pakistan pour se jeter

dans la mer d’Oman. Traversant trois pays

dont les relations diplomatiques ont toujours

été tendues depuis les années 1940, l’Indus et

la Sutlej font l’objet d’un conflit tripartite entre

l’Inde et la Chine, et entre l’Inde et le Pakistan.

La partition de 1947 a scindé la partie

Ouest et la partie Est de l’ancien Panjab

britannique. Dès 1948, l’Inde s’est servie de sa

position géographique en amont pour réduire

l’écoulement de l’eau de la rivière Sutlej dans

les canaux pakistanais, pénalisant la partie

occidentale du Panjab, grenier à blé du pays.

Ces coupures étaient momentanées et ne

constituaient qu’un pourcentage relativement

faible de l’eau s’écoulant du Panjab, mais c’est

un évènement qui souligne la menace

permanente que l’Inde fait peser sur le

Pakistan. Or, la moitié du système d’irrigation

ainsi que la moitié de l’électricité produite par

le Pakistan dépendent de l’Indus.

En 1960, sous l’égide de la Banque

Mondiale, le traité de l’Indus est signé entre

l’Inde et le Pakistan : il donne au Pakistan le

droit d’utiliser toute l’eau de trois affluents de

l’Ouest de l’Indus tandis que l’eau de trois

affluents de l’Est revient à l’Inde qui achemine

ensuite la majeure partie de l’eau à travers un

canal d’irrigation de 450 km dans le désert

bordant le Pakistan. Aucune des deux parties

n’a le droit de prélever dans les rivières de

l’autre sauf pour quelques petits barrages à

usage limité, à la condition que les retenues

d’eau respectent la limite, très basse, fixée par

les deux pays et sous réserve de concertation

bilatérale163

. Ainsi, l’Inde dispose de la Ravi,

de la Sutlej et de la partie orientale de l’Indus.

Le Pakistan dispose de la partie occidentale de

l’Indus, de la Jhelum et de la Chenab. Pour la

partie indienne de ces deux dernières, l’Inde

est soumise au Traité et à la négociation.

163 L’eau, source de conflits en Asie du Sud, par Alaim

Lamballe (2007).

Page 95: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

95

La Commission du fleuve Indus, née

avec Traité, est paritaire avec un commissaire

indien et un commissaire pakistanais. Mais les

relations sont restées houleuses : certaines

réunions annuelles ont été annulées et le

Pakistan reproche à l’Inde de ne pas avoir

transmis d’informations sur le fleuve dont elle

dispose de l’amont. Le traité a été menacé de

suspension, ce qui aurait des conséquences

tragiques pour le Pakistan, situé en aval. Avec

ce traité, il a réussi à préserver ses intérêts et

même à réunir les fonds nécessaires à la

construction de projets hydroélectriques et de

systèmes d’irrigation essentiels à son

développement économique.

De son côté, avec l’Indus et la Sutlej,

l’Inde soumet le Pakistan aux mêmes pressions

que celles que la Chine inflige l’Inde avec le

Brahmapoutre : ouvrir les vannes et provoquer

des inondations meurtrières, ou bien retenir

l’eau, et risquer de compromettre le

développement en aval.

Cependant, à défaut d’une bonne

entente entre les parties, la Commission a dans

l’ensemble bien tenu son rôle : en 1970, l’Inde

a souhaité construire une centrale

hydroélectrique à Salal, dans la partie indienne

du Cachemire, sur la rivière Chenab et dont

l’utilisation, en vertu du Traité sur l’Indus,

revenait au Pakistan et dont les ponctions

d’eau ne dépassaient pas la limite. Le Pakistan

a d’abord refusé, y voyant encore un moyen

pour l’Inde de faire pression sur le débit

disponible en aval. Mais il a également

constaté que le barrage pouvait alimenter la

rivière pendant la saison sèche. Autre

dimension essentielle des négociations : l’eau

ponctionnée par l’Inde revient au profit de

populations musulmanes du Cachemire dont le

Pakistan se fait le protecteur. Ainsi, le Pakistan

tente de rester un interlocuteur diplomate.

Suite à un accord conclu en 1975, le barrage a

donc finalement été construit en 1978164

.

L’implication de la Chine dans les relations

entre l’Inde et le Pakistan

Dans les années 1950, la mainmise de

la Chine sur l’Aksaï Chin, au nord du Jammu

Cachemire, s’inscrit dans le droit fil de sa

politique d’expansion à l’Ouest (cf. Partie I).

La Chine y voit à la fois le moyen de faciliter

les liaisons dans cette zone stratégique et

d’exercer une surveillance rapprochée sur la

partie de l’Indus sous l’égide de l’Inde. Cette

« conquête » est à l’origine de tensions durable

entre l’Inde et la Chine.

La reconnaissance du Tibet chinois par

Nehru en avril 1954 lors de « l’Accord de

l’Inde et de la République Populaire de Chine

sur le commerce et les relations entre la région

tibétaine de Chine et l’Inde » vise notamment à

pacifier les relations entre la Chine et l’Inde,

relations que Nehru jugeait fondamentales

pour donner une image unie de ce qui allait

devenir les pays non-alignés un an plus tard.

Cette reconnaissance participe également de la

politique de rupture avec l’ex-colon

britannique qui a toujours tenté d’accéder au

164 Si le conflit au Cachemire n’a pas pour origine unique

les contentieux autour de l’eau, cette dernière en

constitue néanmoins une composante importante : le

Pakistan considère qu’au moment de la Partition, le

Cachemire majoritairement musulman lui revenait de

droit.

Page 96: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

96

Tibet pour développer des relations

commerciales avec Chine et contrer l’influence

russe. L’accueil par Nehru du quatorzième

Dalaï Lama en 1959 met fin à cette

coopération naissante et aboutit au conflit de

1962 à la frontière sino-indienne au Tibet. La

région du Tibet se militarise et depuis, les

rencontres au sommet entre l’Inde et la Chine

se font rares et sont souvent infructueuses.

Aujourd’hui, l’Inde ne dispose même plus d’un

consulat au Tibet alors qu’elle y a des intérêts

majeurs.

Parallèlement, la Chine cherche à

développer des partenariats avec les voisins

immédiats de l’Inde : le Bangladesh, le Népal

mais aussi et surtout le Pakistan. Depuis que

les deux nations ont établis des relations

diplomatiques en 1951, elles ont su profiter

mutuellement d’avantages. Le Pakistan est un

des premiers pays à reconnaître la Chine

populaire, et est resté un partenaire fidèle de la

Chine pendant la période d’isolation des

années 1960-1970. En contrepartie, la Chine a

apporté au Pakistan une assistance militaire

(savoir-faire nucléaire notamment), logistique

et économique. Néanmoins, la montée en

puissance de l’Inde, la menace islamiste et la

complexification des interactions en Asie ont

poussé la Chine à prendre des distances avec le

Pakistan165

. Cela n’a néanmoins pas empêché

le ministre chinois des Affaires Etrangères

Yang Jiechi se s’entretenir le 23 août dernier

avec son homologue pakistanaise Hina

165 « Les relations entre la Chine et le Pakistan » par

Jean-Luc Racine, Observatoire Chine, 11 décembre 2008.

Rabbani Khar, dans le but affiché de

promouvoir les relations bilatérales166

.

Si à l’Ouest de son territoire, l’Inde

n’est pas parvenue à s’opposer au

développement des relations Chine-Pakistan, à

l’Est, elle veut à tout prix éviter que Pékin ne

se mêle au règlement des conflits sur l’eau :

écarter Pékin des affaires d’Asie du Sud

constitue pour elle une priorité167

.

Progressivement, la Chine passe d’une

démarche fondée sur les rapports de force

Chine-Inde-Pakistan à une politique de bon

voisinage.

D’une manière générale, il ne s’agit

pas seulement de mieux maitriser la ressource

en eau ou la production hydroélectrique :

l’enjeu est aussi de contrôler des fleuves dont

le cours est perturbé par la déforestation

massive - qui empêche les régions

montagneuses de l’Himalaya de retenir l’eau

de pluie dans le sol - et le changement

climatique. La coopération à l’échelle

régionale s’impose désormais pour éviter les

catastrophes écologiques. Des contacts non

officiels existent déjà entre des organismes de

recherche (Policy Research de New Delhi,

Bangladesh Unnayan Parishad de Dacca,

Institue for Integrated Development Studies de

Kathmandu). La Banque mondiale et la

Banque Asiatique de Développement ont

exprimé leur intérêt pour des projets communs

de mise en valeurs qu’elles pourraient financer.

166 « Rencontre des ministres chinois et pakistanais des

Affaires Etrangères », Agence de presse Xinhua, 25 août

2011. 167 « L’eau, source de conflits en Asie du Sud » par Alain

Lamballe, 2007.

Page 97: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

97

Mais les responsables indiens craignent de voir

se former une alliance des petits pays, ce qui

bloque le processus de coopération régionale

pour le moment. New Delhi, comme Pékin

d’ailleurs, privilégient des négociations

bilatérales avec le Népal ou le Bangladesh, car

ils peuvent exercer alors de fortes pressions.

Dans un contexte de réchauffement

climatique, les raisons de s’engager dans des

programmes de coopération transfrontalière ne

manquent pas (ampleur des changements,

interdépendances des pays). Mais les intérêts

nationaux demeurent et tendent à prendre le

pas.

Page 98: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

98

ANNEXE

FIGURES ET CARTES

Carte 1. L’Indus et la Sutlej : le « duel à trois » dans une région hautement instable

Page 99: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

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BIBLIOGRAPHIE

Articles

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Rapports annuels:

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L’Année Stratégique 2011, sous la direction de Pascal Boniface, éd. Armand Colin (2011).

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« Monster of the Himalayas; the World Bank's Misconceived Mega-Project in the Heart of Nepal »,

The Washington Post, November 6, 1994

« China’s relations with Myanmar – Welcome neighbour », The Economist, September 9, 2010.

« Arun III is back », Nepali Times, July 19, 2000.

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2011.

Sitographie :

Agence de presse Xinhua

www.chine-informations.com

www.french.china.org

www.partagedeseaux.com

www.telegraphnepal.com

Page 100: Horizons-diplomatiques-n°-3-Géopolitique de l'eau Printemps 2013 YD

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RESUME

En contrôlant le plateau tibétain, la Chine contrôle aussi, en amont, la source des principaux fleuves

d’Asie : l’Indus, le Brahmapoutre et les affluents du Gange pour le subcontinent indien, la Salouen et

le Mékong pour l’Asie du Sud-Est. Ces fleuves tirent à 90% leur approvisionnement en eau de la

mousson d’été tandis que la fonte des glaciers alimente les 10% restant en hiver. C’est durant cette

période sèche que la Chine détient un moyen de pression crucial sur ses voisins en aval, d’autant plus

important qu’aucun d’eux n’a suffisamment d’influence sur elle pour la freiner dans ses projets de

développement. De plus, le droit international autour de la gestion transfrontalière des fleuves est

relativement flou, ce qui privilégie la nation en amont du cours d’eau : les traités et les accords sur le

partage des eaux manquent cruellement dans la région, donnant un avantage considérable à Pékin.

Mots-clés : Himalaya, Gange, Chine, Asie du Sud

ABSTRACT

Controlling the Tibetan plateau has given China a considerable geopolitical asset since Tibet is home

to the main source of every major Asian river: the Indus, the Brahmaputra, the affluents of the Ganges,

the Salween and the Mekong. 90 per cent of the source of supply for these rivers comes from the

monsoon season in the summer. The melting of Tibetan glaciers provides for the other 10 per cent in

the winter. This winter season allows China to put pressure on the downstream regions in South Asia.

The power China holds is all the bigger as none of its downstream neighbour is influential enough to

restrain China’s development projects. Furthermore, international law on cross-border rivers remains

quite vague, which favours the upper-stream country in negotiations. Thus, diplomatic relations with

its rival India and smaller neighbours such as Nepal and Burma have been evolving.

Keywords: Himalayas, Ganges, China, South Asia

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