Histoire d'un voyage faict...

12
JEAN DE LÉRY -. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil 1578 TEXTE ÉTABLI. PRÉSENTÉ ET ANNOTÉ PAR PRANK LESTRINGANT Précédé d'un entretien avec Claude Lévi-Strauss LE LIVRE DE POCHE Classiques Professeur à la Sorbonne, Frank Lestringant est spécialiste de littéra- ture française du XVI' siècle, mais aussi de Musset auquel il a consacré une biographie (Flammarion, 1999) et dont il a édité plusieurs œuvres au Livre de Poche. © Librairie Générale Française, 1994, pour l'entretien, la préface et les notes. ISBN: 978-2-253-90707-7 - 1~publication _LGF SUR JEAN DE LÉRY Entretien avec Claude LéVI-STRAUSS - Dans Tristes Tropiques, lorsque vous rapportez votre découverte de Rio de Janeiro, un jour de mars 193.5, l'une de vos premières pensées s'adresse à Jean de Léry. II me semble même que vous/'évoquez avecsoulagement, comme si la lecture de son livre vous avait réconforté. « Je foule l'A venida Rio-Branco, écrivez-vous, où s'élevaient jadis les villages Tupinamba, mais j'ai dans ma poche Jean de Léry, bréviairede l'ethnologue. »Puis, au long de plUSieurs pages, VOUS racontez l'aventure brésiliennede Jean de Léry, l'épisode de Vi[legagnon,et VOUSconcluez en qua[ifitmt ['Histoire d'un Voyage faict en la Terre du Bresil de «chef-d'œuvre de [a littérature ethnographique ». Vous êtes a.s:sez précis sur le contenu même du texte; en revanche vous ne donnez aucune indication sur la manière dont vous avez été amené à le découvrir. Hasard ? Lecture d'un autre livre renvoyant à lui? Conseil d'un ami ou d'un maître ? - Honnêtement, je ne sais plus... - Vraide vrai ? - Je vous assure. - Ça n'est pas la réminiscence d'une lecture? Par exemple un souvenir des pages que Montaigne consacre aux Cannibales ? - Montaigne? Certainement pas. Comme vous lesavez, il ne cite jamais le nom de Jean de Ury. Il aurait donc 1 1

Transcript of Histoire d'un voyage faict...

Page 1: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

JEAN DE LÉRY

-.

2' édition, 1580

Histoire d'un voyagefaict en la terre du Bresil

1578

TEXTE ÉTABLI. PRÉSENTÉ ET ANNOTÉ PAR PRANK LESTRINGANT

Précédé d'un entretien avec Claude Lévi-Strauss

LE LIVRE DE POCHEClassiques

Professeur à la Sorbonne, Frank Lestringant est spécialiste de littéra-ture française du XVI' siècle, mais aussi de Musset auquel il a consacréune biographie (Flammarion, 1999) et dont il a édité plusieurs œuvresau Livre de Poche.

© Librairie Générale Française, 1994, pour l'entretien,la préface et les notes.

ISBN: 978-2-253-90707-7 - 1~ publication _LGF

SUR JEAN DE LÉRYEntretien avec Claude LéVI-STRAUSS

- Dans Tristes Tropiques, lorsque vous rapportez votredécouverte de Rio de Janeiro, un jour de mars 193.5, l'unede vos premières pensées s'adresse à Jean de Léry. II mesemble même que vous/'évoquez avec soulagement, commesi la lecture de son livre vous avait réconforté. « Je foulel'A venida Rio-Branco, écrivez-vous, où s'élevaient jadisles villages Tupinamba, mais j'ai dans ma poche Jean deLéry, bréviairede l'ethnologue. »Puis, au long de plUSieurspages, VOUSracontez l'aventure brésiliennede Jean de Léry,l'épisode de Vi[legagnon, et VOUSconcluez en qua[ifitmt['Histoire d'un Voyage faict en la Terre du Bresil de«chef-d'œuvre de [a littérature ethnographique ». Vousêtes a.s:sez précis sur le contenu même du texte; en revanchevous ne donnez aucune indication sur la manière dontvous avez été amené à le découvrir. Hasard ? Lecture d'unautre livre renvoyant à lui? Conseil d'un ami ou d'unmaître ?- Honnêtement, je ne sais plus...- Vrai de vrai ?- Je vous assure.- Ça n'est pas la réminiscence d'une lecture? Par

exemple un souvenir des pages que Montaigne consacreaux Cannibales ?- Montaigne? Certainement pas. Comme vous le savez,

il ne cite jamais le nom de Jean de Ury. Il aurait donc

1

1

Page 2: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

6 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

fallu que je dispose d'une édition savante, sérieusementannotée. A l'époque, je lisais les Essais dans une éditionordinaire. Non, j'ai vraiment oublié. Mais c'est normal,et vous allez comprendre pourquoi. En 1934,décidé à melancer dans le travail ethnographique, j'avais demandé àpartir pour faire du terrain... sans fixer de destinationparticulière. On m'aurait proposé la Nouvelle Calédonieou l'Afrique, j'aurais accepté. Le hasard a voulu que cesoit le Brésil, un pays dont je ne connaissais rien. J'aidonc rassemblé de la documentation, et comme j'aitoujours eu un goût marqué pour les commencements, j'aivoulu savoir ce qu'il en était de son histoire, de sadécouverte et des péripéties de la colonisation. Probable-ment est-ce à cette occasion, tandis que j'entreprenaismes premières recherches à la bibliothèque du Musée del'Homme, que j'ai trouvé une référence à Léry et que jeme suis mis à le lire.- Donc ce n'est pas un événement notable qui vous

porte à cette découverte? Juste la banale préparationd'une documentation ...- Exactement.- Comment comprendre votre formule: « Jean de

Léry, bréviaire de l'ethnologue» ? Vous voulez dire qu'iléduque le regard? Qu'il apprend à voir autrement les êtreset les choses ?- Ce livre est beaucoup plus et beaucoup mieux que

cela. Que demande-t-on à l'ethnologue qui est allé .sur leterrain ? De nous rendre vivants des êtres et perceptiblesdes choses qui sont à des milliers de kilomètres. Qu'il dise,

oT' comme dans la fable: « J'étais là, telle chose m'advint.Vous y croiriez être vous-même. » Eh bien, avec Léry c'estencore plus extraordinaire! Non seulement ce qu'il décritse situe à dix mille kilomètres de la France, mais letémoignage date d'il y a quatre cents ans. Quatre siècles!Vous imaginez? C'est comme de la sorcellerie. Tout àcoup, Ury fait revivre au présent et devant nos yeux unformidable spectacle. A travers son texte, nous découvronsles côtes du Brésil, la baie de la « France Antarctique »,qui est aujourd 'hui celle de Rio de Janeiro: faune,

Sur Jean de Léry 7

flore, indigènes, rien ne manque. On y est. Et ce quiimmédiatement enchante et séduit, par rapport aux ouvra-ges d'un André Thevet, par exemple, c'est la fraîcheur duregard de Ury.- N'avez-vous pas été intrigué, ou pour dire les choses

autrement, ne vous êtes-vous pas interrogé sur les secretsde fabrication de l'Histoire d'un voyage?- En effet, c'est un texte qui pose de nombreux

problèmes et qui m'en a posé tout au long de ma vie. Lelivre, mais aussi Ury. Ce que je vais vous dire vousparaitra peut-être présomptueux, je vous prie de m'enexcuser, mais j'ai l'impression d'une connivence, d'unparallélisme, entre l'existence de Ury et la mienne. Je l'airessenti, dès le début, et cela n'a fait que se développer aufil des années. Ury part pour le Brésil à vingt-deux ouvingt-trois ans ; j'en ai vingt-six quand j'entreprends lemême voyage. Ury attend dix-huit ans avant de rédiger "son Voyage; j'en attends quinze avant d'écrire TristesTropiques. Dans l'intervalle, pendant ces dix-huit annéespour Léry, ces quinze pour moi, que s'est-il passé? PourLéry : les guerres de Religion, les désordres de Lyon, dela Charité-sur-Loire, le siège de Sancerre - qu'il a vécuet sur lequel il a écrit un livre. Et pour moi: la SecondeGuerre mondiale, également la fuite devant les persécutions.Prenez les choses un peu plus tard : Ury termine sa viecomme pasteur à Vufflens, dans le pays de Vaud. OrVufflens, c'est le château de la famille Saussure, et vousn'êtes pas sans savoir le rôle joué au xx- siècle parFerdinand de Saussure, ni l'influence considérable qu'il aexercée sur moi. Sans compter que, par la. suite, j'ai étélié avec Raymond de Saussure, son fils, Enfin, lorsque ily a trente ans, ma femme et moi cherchions une maisonde campagne, nous en visitâmes des dizaines dans toute laFrance, pour fmalement nous arrêter sur une en Bourgognedu nord. L'idée ne m'avait pas traversé alors qu'eUe étaitproche de La Margelle, paroisse natale de Ury, oùd'ailleurs existe un hameau portant son nom... Je vouslaisse imaginer ce que les surréalistes auraient pu tirer detelles coïncidences. Pour ma part, et vous comprenez

Page 3: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

8 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

pourquoi, j'ai constamment senti se développer une intimitéavec Léry.- Étranges rapprochements, en effet. L'ombre de Léry

vous aura poursuivi toute votre existence. Mais revenonsà ma question, si vous le voulez bien: la fabrication dulivre. A votre avis, Léry a-t-il tenu des carnets, consignéde manière méthodique ce qu'il voyait et entendait? C'estce que fait l'ethnologue. C'est ce que vous avez fait vous-même. Non?

:).,1.1

- A cette différence près que mes carnets sont informes.1 Je suis horrifié de voir à quel point ils étaient mal tenus.

- Oui, mais grâce à eux vous avez écrit Tristes Tropi-ques. La matière y était. Dense et abondante.- Un magma, vous voulez dire. Il a fallu que je fasse

un effort considérable pour le débrouiller.- Alors Léry, comment procède-t-il ?- Je l'ignore. Peut-être les exégètes ont-ils la réponse.

Il faut demander à Frank Lestringant : c'est le meilleuraujourd'hui. Mais je ne crois pas que l'on ait retrouvé cesarchives de Léry.- Et que dire sur lafaçon dont est construit leVoyage ?- Qu'il est on ne peut plus moderne. Construit comme

une monographie d'un ethnographe contemporain: lemilieu, la vie matérielle, la nourriture, la préparation desaliments, les relations de famille, lesmariages, les croyancesreligieuses... Je l'ai déjà écrit, je le répète: il s'agit vraimentlà du premier modèle d'une monographie d'ethnologue.- D'où un second mystère: qu'est-ce qui, dans l'his-

toire de Léry, son passé, sa formation, le préparait àinventer une telle méthodologie ?- Rien, certainement, dans sa formation. Il était cor-

donnier quand il fit son voyage. Devint pasteur ensuite.Non, je ne vois pas ce qui aurait pu le préparer. A monsens, pourtant, deux éléments sont intervenus. D'abord, ily a eu chez lui une sorte de révélation du terrain. Il a sus'émerveiller des choses inouïes. Précisons toutefois qu'àl'époque où il aborde aux rivages du Brésil, c'est-à-dire enmars ISS7, cela fait déjà une bonne cinquantaine d'annéesque la région est visitée par intermittence, que des originaux

/

( t--{ ~ '" ~" ~'\t: \~-.l;",.~,

Sur Jean de Léry 9

venus d'Europe y ont pris racine, prêts à servir detruchements. Ainsi, à travers des témoignages répétés, oùont surnagé des points essentiels et des vérités communes,s'est peu à peu constituée une vulgate brésilienne. Theveten est l'exemple type: le texte qu'il publie est bourréd'informations, bien qu'il n'ait passé que dix semainesau Brésil. Ce qui n'aurait pas été possible sans desinteœédiaire:j. -=- Voilàpour le premier élément....- Oui. Et le second est le regard de Léry : rien de ce

qu'il entend ni de ce qu'on lui raconte ne lui gâche l'œil,si je puis dire. C'est proprement extraordinaire. Il conserveintacte sa capacité de voir et, j'imagine, l'utilise pourcontrôler ce que disent de rares interprètes, qui savent .énormément de choses, mais n'ont pas nécessairement lesouci de la véracité.- Selon vous, est-ce à couse de ce manque de vérifica-

tion qu'il polémique avec Thevet et critique certains de sespropos en affirmant qu'ils sont fantaisistes? Ce qui,indirectement, revient à taxer Thevet d'avoir pris pourargent comptant tout ce qu'on lui racontait, non?- Reconnaissons que Thevet, en dépit de ses vantardi-

ses, disposait d'un bon stock' d'informations. Et, aussipesante que 'soit sa littérature - il ne faut pas oublier quedes « nègres» travaillaient pour lui et qu'il avait l'ambitionde connaître l'univers entier à partir de quelques voyageseffectués en Orient et dix semaines au Brésil-, elle a étéet demeure précieuse. Cela posé, on a dit, et même écrit,à propos de la polémique ayant opposé les deux hommes,

-t> que Léry avait plagié Thevet et que c'est pour cette raisonqu'il l'avait ensuite critiqué de façon si véhémente... Lathèse est absurde !Sur place, les deux hommes ont recueilliles mêmes informations, et pas seulement par observationdirecte, ils ont aussi, comme je l'ai dit, bénéficié dû -teijiôfill!.la~ de ceux qui étaient installés là. Du coup, ladifférence entre les deux hommes, entre les deux visionsqu'ils proposent, vient de l'œil de Léry: à l'instar del'ethnologue, il a fait passer ses expériences avant lesinformations de seconde main qu'il recueillait.

Page 4: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

10 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

- Au début de son livre, Jean de Ury propose aulecteur un exposé doctrinal assez long sur le « bien-penser »religieux. Comment l'interpréter? Est-ce qu'il veut donnerà son propos son poids de vérité incontestable? Desfondations théoriques irrécusables ? Une sorte de scienti-ficité ...

- Considérez plutôt le contraste qui existe chez lui. Ilest protestant, il sera pasteur et, à ses yeux, les Indiensn'ont aucune chance: ils sont définitivement perdus et neretrouveront jamais leur humanité. Pas de salut pour eux.C'est chez lui une conviction arrêtée. Pourtant ils lefascinent et, sa vie durant, il répétera: « Comme j'aimeraismieux être parmi mes sauvages !»

~ - En effet, je suis frappé de consuuer qu'à aucun,. endroit dans son texte, Léry ne profère de condamnation, morale des Indiens. Même lorsqu'il décrit les scènes

d'anthropophagie dont il a été le témoin : il le fait avecun luxe de détails inouï, expliquant par le menu lestechniques de préparation des corps, comment on lesdécoupe, comment on les fait cuire, comment ils sont« boucanés »... La seule remarque qu'il concède, vers lafin du chapitre consacré aux mœurs anthropophages, estune courte appréciation : tous ces actes, dit-il, manifestentla « cruauté des sauvages envers leurs ennemis », et ilajoute qu'il en a assez dit « pour faire avoir horreur etdresser à chacun les cheveux en la tête »,- Oui, mais il conclut aussi par un parallèle avec les

mœurs des civilisésdont il ressort que ceux-ci sont capablesde monstruosités équivalentes, sinon plus grandes. Dans~ dernière partie de ce chapitre sur l'anthropophagie, il

.......tt/appelle les massacres qui se déroulèrent en France, en-'filS72 - le 24 août, ce fut la Saint-Barthélemy -, et les

violences de toutes sortes exercées contre les protestants àParis, à Lyon, à Auxerre ... Partout, les actes de barbarieont été plus terribles encore que ceux dont il avait ététémoin chez les Indiens : à Lyon, raconte-t-il, on venditaux enchères de la graisse prélevée sur les cadavres desprotestants; à Auxerre, c'est le cœur d'un certain Cœurde Roi qui est arraché, découpé en morceaux et grillé sur

Sur Jean de Léry Il

la braise. Néanmoins, pour Léry, le critère de l'anthro-pophagie est radical : il est la preuve que le divorce entreles Indiens et Dieu est sans recours.- Pensez-vous que c'est à partir de Léry que va se

constituer le mythe du « bon sauvage» qui cu/mineraensuite avec la philosophie des Lumières ?- Je crois que vous accordez à Léry une importance

trop directe. Son livre a eu du succès, il a été 1?.eaucouplu- de son vivant, il a connu au moins cinq éditionssuccessives, ce qui pour l'époque est considérable-,mais c'est surtout à travers M()~..!!liA.~eque s'exerça soninfluence. Et puis, le mythe du « bon sauvage» n'est pastout d'une pièce. Même dans la philosophie des Lumières :vous le trouvez chez Diderot, pas chez Rousseau. C'estplus net dans les pays Anglo-Saxons. Aux États-Unis, le« noble sauvage» a été, chez certains, une véritableidéologie.- Revenons au livre de Léry, à la question de sa

méthodologie.- Sur ce point, ce sont les historiens des idées du

XVIe qui pourraient vous répondre. Je n'aperçois pas deméthodologie précise. Léry invente. Improvise. Le secret,c'est qu'il s'est mis d~ns la..l?~~U!~sJ~9.i~I.!!._- Pourtant, dans les récits de voyage de la même

époque, comme dans ceux qui viendront après, on neretrouve pas un systématisme comparable.- Je me demande si vous ne posez pas là un problème

qui n'est pas celui de Léry mais qui est le problème duXVIe siècle tout entier. A savoir qu'il y a chez des genscomme Rabelais ou Montaigne une.merveilleuse fraîcheurdu regard qui va disparaître ensuite.- Fraîcheur du regard: vous avez recours à cette

expression pour la seconde fois. Expliquez-moi ce qu'elle.signifie.

- Un peu ce qui se passera en peinture avec lesimpressionnistes: le pouvoir d'appréhender dans leur véritéles êtres et les choses en ignorant ou en rejetant lesconventions.- Vous ne lui accordez pas un autre sens? L'idée d'un

Page 5: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

12 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

-

regard originel. Le premier regardà se poser sur une réalitéignoréejusque-là?- Pas du tout.- C'est l'ambition de tout ethnologue, non ? Être le

premier à voir...- Je vous assure que non. D'ailleurs l'ethnologue ne

rêve pas nécessairement d'être le premier.- En tout cas vous, vous y rêvez. Au début de Tristes

Tropiques vous avez une bouffée de nostalgie et vous vousdemandez s'il n'aurait pas mieux valu que vous arriviezavec le regard de Léry. Pour moi c'est l'aveu d'un désirfrustré: ne pas avoir été parmi les premiers à voir la chosedans son état naturel, primitif, c'est-à-dire avant que leshommes et la nature d'un lieu n'aient été marqués par lesinfluences extérieures, par d'autres civilisations. Toujoursdans Tristes Tropiques, mais cette fois beaucoup plus loindans le texte, vous affirmez qu '« il n 'y a pas de perspectiveplus exaltante pour l'ethnographe que celled'être lepremierBlanc à pénétrer dans une communauté indigène »,- Ne soyez pas trop systématique et distinguez les

effets de rhétorique des principes de méthode. Chez lesethnologues existent des tempéraments différents. Prenez~arSllr~LMe!Q. Nous étions très amis, et cependant nosattitudes étaient à l'opposé. Elle était immergée dans leprésent. La recherche des commencements l'intéressait dansla mesure où elle pouvait éclairer les problèmes de notretemps. Alors que pour moi, c'est l'occasion de m'évaderdu présent. Vous savez: le fait d'être ou pas le premier àvoir teUe ou telle communauté indienne n'est pas un vraisouci pour l'ethnologue. Ce que nous observons est unétat donné, à un moment donné. J'en veux pour exempleles travaux actuels de Anna Roosevelt, une archéologueaméricaine. Elle est en train d'accumuler les preuves quimontrent que tout le bassin amazonien était, lors desa découverte, le siège de civilisations florissantes. Enparticulier, l'art de la céramique, que l'on croyait originairede l'Équateur ou du Pérou, existait là bien plus tôt. DesviDess'étendaient sur plusieurs kilomètres et rassemblaientdes dizaines de milliers d'habitants, là où nous ne trouvons

Sur Jean de Léry 13

plus que des petits groupes de cent ou deux cents per-sonnes...- Votre attachement à Léry, en dehors des étonnantes

coïncidences dont vous m'avez JH1rléau début, en quoiconsiste-t-il encore ?C'est le plaisir du texte, de la lecture ?- C'est le sentiment que, lors de mes voyages chez les

.. Indiens, j'ai retrouvé non seulement des choses, mais un: climat, une forme de contact qui déjà existaient i~.J,~ai plusieurs siècles. Ainsi, à l'occasion d'un séjour à Rio, lesgens du Musée National m'ont conduit au fond de la bâie-où l'on venait juste de découvrir un site indien. A cetteépoque, la vie urbaine ne s'étendait pas très loin : l'endroitétait vierge de toute habitation. Sur place, il y avaitquelques restes, des tessons de poteries, et même un vaseentier. En les contemplant, je me disais que j'étais peut-être le premier à revenir là depuis le temps de Ury, àfouler un sol sur lequel il avait peut-être marché. Tout estdans cette émotion, dans ce sentiment qui m'a fugitivementtraversé: la lecture de Ury m'aide à m'échapper de monsiècle, à reprendre contact avec ce que j'appellerai une« sur-réalité» - qui n'est pas celle dont parlent lessurréalistes : une réalité plus réelle encore que celle dontj'ai été le témoin. Léry a vu des choses qui n'ont pas deprix, parce que c'était la première fois qu'on les voyait etque c'était il y a quatre cents ans.- Quels conseils donneriez-vous pour lire Léry? Doit-

on aborder son texte comme un document d'ethnologie oucomme de la littérature ?- Le livre est un enchantement. C'est de la littérature.

Qu'on laisse l'ethnologie aux ethnologues et que le publiclise l'Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresi!comme une grande œuvre littéraire. Et aussi comme unextraordinaire roman d'aventures. Faites le bilan de ce queraconte Ury : pendant un an et demi, ça n'arrête pas. Aucours du voyage aller, qui dure près de trois mois, ce nesont que tempêtes, arraisonnements, canonnades, pillages.Au retour, c'est plus terrible encore: cinq mois detraversée, durant lesquels on frise le naufrage à plusieursreprises, des brèches se sont ouvertes dans la coque du

Page 6: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

"r1

14 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

navire qu'il est impossible de colmater, un incendie ravagele pont et détruit voiles et filins, la révolte gronde chez lesmarins, le pilote se trompe de route, les tempêtes semultiplient, enfin, pour couronner le tout, les vivresfinissent par manquer et une famine terrifiante décimel'équipage. Quant au séjour brésilien, le témoignage émer-veillé de Léry vaut les plus foUes aventures. A cela,j'ajouterai encore une question, parce que l'idée mepoursuit depuis des années - je l'avais déjà suggérée dansTristes Tropiques : comment se fait-il que personne, à cejour, n'ait songé à tourner le grand film que méritel'aventure de Villegagnon telle que Léry l'a racontée?C'est une histoire passionnante, avec tous les ingrédientsde l'épopée: des péripéties dramatiques, des paysagesgrandioses, des personnages fascinants, tout y est.- Vous écririez le scénario ?- Pas tout seul.- Mais vous y collaboreriez ?- Avec joie, si on me le demandait.

(Propos recueillispar Dominique-Antoine Grisoni.)

PRÉFACE

LÉRY OU LE RIRE DE L'INDIEN

A la mémoire de Michel de Cerleau.

Le Cannibale aime rire. C'est cette évidence insolite quel'Histoire d'un voyage fait partager à son lecteur. Du rirede l'Indien, dont il est presque toujours complice, Jean deLéry offre cent exemples. Le caquet de leurs hôtes euro-péens pendant les repas (ch. IX, p. 251), le gros orteil del'auteur mordu la nuit par un vampire et son hamac trempéde sang au réveil (ch. XI, p. 289), une pirogue renverséeen pleine mer et l'inquiétude des Français se portant à sonsecours à force d'avirons (ch. XII, p. 3(0), une dinde etautres volailles tournant à la broche (ch. XV, p. 365), toutest prétexte pour les Cannibales à rire et à gaudisserie.Des Indiens du Brésil, coutumiers de s'éjouir, boire et

danser en leurs viDages, Léry affirme à plusieurs reprisesque c'est un « peuple fuyant mélancolie », comme si toutel'amertume du monde était renfermée dans la vieilleEuropedu déclin du XVI" siècle, bientôt ravagée par les guerresdites de religion, et comme s'il suffisait de franchir l'océanpour échapper à ce glissement général vers le gouffre, dontla conscience aiguë hante les contemporains de Montaigneet d'Agrippa d'Aubigné. Ce n'est pas seulement que leNouveau Monde soit à ses yeux, pour reprendre une célèbreformule desEssais, ce « monde enfant» que l'on considère,

Page 7: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

r30 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

sera le berceau de la famille de Saussure, et pour finir àL'Isle et Montricher, où il meurt de la peste en 1613.

THEVET ET LÉRY:DE L'INVENTAIRE À L'AVENTURE

L'Histoire d'un voyage ne serait pas telle, elle n'auraitni cette verve ni cette profondeur insolemment subjectivessans le précédent que constituent Les Singularitez de laFrance Antarctique d'André Thevet, ouvrage abondam-ment illustré publié en 1557et dont les liminaires renfermentles Odes de deux des plus illustres poètes de la Pléiade,Jean Dorat et Etienne Jodelle. C'est devenu un exercicerhétorique obligé Que d'opposer les deux hommes et lesdeux œuvres. Au départ, pourtant, Thevet et Ury ont encommun d'humbles origines. Le premier, né en 1516 etmort en 1592, est le cadet d'une famille de chi~giens-barbiers d'Angoulême. Quant à Ury, son métier decordonnier ne le prédisposait certes pas à devenir l'un desporte-parole les plus éloquents du parti huguenot. Mais àpartir de cet ancrage social similaire les destins divergent.Thevet doit à sa robe de franciscain une carrière tardive,mais foudroyante, Qui le fait entrer dans 'la clientèle deCatherine de Médicis et des derniers Valois. Quant à Ury,c'est.la prise de conscience de sa vocation qui confère à savie un tour exceptionnel : huguenot exilé au Brésil, puisen Suisse romande, où il finira ses jours, il traverse lesguerres de Religion dans sa province natale de Bour~o~e,y exerçant la périlleuse charge de pasteur de 1Egliseréformée.Si l'on place en vis-à-vis les Singularitez et l'Histoire,

publiées à vingt années d'intervalle, on s'aperçoit que lesdeux ouvrages combinent en des proportions inversesl'aventure et l'inventaire, ces deux composantes fondamen-tales de tout récit d'itinéraire. L'aventure enveloppe l'inven-taire, lui donnant sens et dynamisme, mais de façon trèslâche chez Thevet, de manière beaucoup plus nécessaire etrécurrente chez Léry. Le pluriel du titre de Thevet est delui-même tout un programme. L'inventaire des singularités

lf

l

co

Léry ou le rire de l'Indien 31

du Brésil apparait plutôt désordonné: c'est un pêle-mêlede merveilles, où les richesses naturelles sont mêlées auxtraits culturels, où les Amazones légendaires cohabitentavec les très réels Indiens anthropophages. Le catalogueest ordonné au contraire de manière systématique chezUry, qui commence par un portrait en pied des Tupinam-bas, poursuit par la flore, la faune et les mœurs desBrésiliens, chaque chapitre découpant à l'intérieur dusavoir exotique une région bien délimitée : « grosses racineset gros mil » (ch. IX) ; « animaux, venaisons, gros lézards,serpents et autres bêtes monstrueuses de }'Amérique »(ch. X); « oiseaux... , chauves-souris, abeilles, mouches,mouchillons et autres vermines étranges »~h. XI) ; « d'au-cuns poissons plus communs » (ch. XII), etc.En outre cet inventaire est chez Léry fortement encadré

par la narration. L'aventure personnelle soude en chaquepoint de l'Histoire les données éparses de la description.Ury a l'art d'introduire dans ses énumérations telleanecdote ou tel souvenir, qui donne à l'exposé le plustechnique le parfum indéfinissable de la chose vue. S'agit-il de dresser l'inventaire des « arbres, herbes, racines etfruits exquis que produit la terre du Brésil »? Il seraquestion de la mésaventure survenue à 1'« un de notrecompagnie », qui, croyant blanchir les chemises en mêlantà la lessive des cendres de pau brasil, les retrouva teintesd'une couleur rouge indélébile. Le même chapitre dèbotanique renferme, toujours à propos du bois de braise,le « conoque de l'auteur et d'un sauvage », où, deux sièclesavant Diderot, l'Européen est vilipendé pour sa follecupidité. De fait l'appât d'un gain illusoire lui fait abandon-ner femme et enfants pour courir les mers au péril de savie et, qui plus est, au mépris de son salut. Sur le sujetnon moins austère des racines et céréales, Ury évoque lacurieuse expérience à laquelle lui-même et ses compagnonsse sont livrés pour confectionner « d'une plus honnêtefaçon » le caouin ou bière de manioc et de mil. Dégoûtésen effet par la méthode indigène, qui recourt à la salivedes femmes comme agent de fermentation, les Françaisont tenté de lui substituer une autre technique, en portant

Page 8: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

32 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

la mixture à ébullition : mais le résultat ne répondant pasà leur attente, ils adoptent sans plus de réticence la recette« sauvage ».

Les deux livres s'opposent en fait dès le premier stadede leur gestation. Les Singularitez de Thevet sont uneœuvre collective, un bricolage textuel où plusieurs mainssont repérables: le libraire Ambroise de la Porte, l'hellé-niste Mathurin Hëret eurent sans doute une plus grandepart à sa rédaction que l'auteur officiel, dont le nom seulfigure sur la page de titre. D'où un procès pour paternitélittéraire. où Thevet, grâce à ses hautes protections, obtintde justesse gain de cause. Au contraire Léry fait œuvresolitaire. S'il se souvient en plus d'une page des écritsantérieurs de Thevet, l'histoire d'une subjectivité tend àunifier dans une même pâte narrative la disparité desingrédients et des emprunts.

Mais la différence principale réside peut-être ailleurs :les Singularitez sont un florilège prélevé sur un corpusplus abondant, dont les matériaux seront progressivementrévélés dans les ouvrages postérieurs de Thevet : la Cos-mographie universelle de 1575, et surtout ses deux dernièresœuvres demeurées manuscrites, l'Histoire de deux voyagesaux Indes australes et occidentales et Le Grand Insulaireet pilotage. Les scribes Ambroise de La Porte et MathurinHéret ont donc procédé à un travail de soustraction etde sélection. En d'autres termes les Singularitez offrentl'équivalent d'un « digest» de lecture rapide et agréable.« Voilà, conclut Thevet à la fin de sa description du Brésil,ce qu'avons voulu réduire assez sommairement, après avoirobservé les choses les plus singulières qu'avons connuespar-delà, dont nous pourrons quelquefois écrire plusamplement» (SPA, ch. 58, f. 115-116). Pierre d'attenteen vue du plus grand œuvre, Les Singularitez sont « compo-sées de diverses matières», tant il est vrai que l'esprithumain est « semblable aux terres qui demandent diversitéet mutation de semences » (CL, p. 5)

A l'inverse l'Histoire d'un voyage de Léry apparaîtcomme le résultat d'une amplification. Son progrès, au fildes cinq éditions successives publiées du vivant de l'auteur,

Léry ou le rire de l'Indien 33

va dans le même sens. Plutôt qu'une paraphrase, quirépéterait le texte premier de Thevet, c'est une périphrasequi l'enveloppe de toutes parts. D'où le caractère pluslittéraire de l'Histoire de Ury, qui serait à cet égard lecommentaire romancé de l'ouvrage, absent en son centre,des Singularitez - ou plutôt de sa version augmentée,contenue au livre XXI de la Cosmographie universelle de1575. Ury exige plus de son lecteur que ne le faisaitThevet : au lieu de lui proposer un passe-temps mêlé dedivers jeux et sujets, il lui impose l'ordre d'une démonstra-tion - ordre complexe où le discours ne cesse de revenirsur son propre cheminement, multipliant les incises et lescorrections. Cet apparat critique, en quelque sorte intégréà l'œuvre, va constamment s'enrichir, se nuancer, maisaussi s'alourdir, jusqu'à la mort de Ury.

En définitive la genèse des deux textes indique qu'ils serattachent respectivement à deux genres hétérogènes : laglose, au sens où le terme peut s'appliquer aux Essais deMontaigne, et l'on sait que Ury a pu être qualifié de« Montaigne des voyageurs », et l'anthologie.

RÉMANENCE DU SAUVAGE

Ultime opposition, et sans doute la plus fondamentale,cette fois en considération de l'avenir: publiées alors quel'expérience coloniale suit son cours, Les Singularitez sontune sorte de prospectus luxueux et comme telles constituentun texte d'anticipation. Au rebours de cette vision prospec-tive, l'Histoire d'un voyage, de vingt ans plus tardive etpostérieure à l'abandon de la France Antarctique, est untexte nostalgique, fondé sur le regret et le remords, toutcomme la littérature ethnologique, qu'elle crée en quelquemanière.

La vision des lointains est restituée par Léry dans sesmoindres composantes sensibles. La narration abonde enphénomènes de mémoire involontaire, d'origine olfactive,gustative ou auditive. L'odeur d'amidon du manioc râpétransporte soudain le Brésil et ses fêtes dans la campagnebourguignonne des jours de lessive - et c'est, sur le mode

Page 9: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

34 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

sauvage, l'humble et rustique ancêtre de la madeleine deProust. Les parfums entêtants de la forêt tropicale, lalancinante mélopée des danseurs produisent de la mêmemanière le miracle d'une présence intacte. En déPit deces réminiscences qui paraissent en suspendre la ruineinéluctable, l'Eden brésilien n'en est pas moins menacé àterme. Cette précarité en fait tout le prix. Elle en rehaussela saveur. L'ambiguïté d'une telle attitude éclate dansl'aveu final du narrateur: « Je regrette souvent que je nesuis parmi les sauvages» (ch. XXI, p. 508). C'est l'exilqui fonde la beauté du sauvage; c'est sa mort virtuelle et,au-delà sa damnation probable qui le rendent désirable.Vingt ~ées exactement séparent le séjour brésilien deUry de la publication de son témoignage: vingt annéesremplies par le fracas des guerres civiles et les vicissitudesd'une carrière pastorale dans une France déchirée entreprotestants et catholiques. L'Histoire d'un voyage ne seraitpas empreinte de cette magie communicative s'il n'y avait,formant écran entre le tableau enchanté du Brésil et lenarrateur la hantise des guerres de Religion et de leursatrocités récentes, De même la Seconde Guerre mondialeet l'Holocauste s'interposent entre le séjour de ClaudeLévi-Strauss au Brésil en 1940 et la parution en 1955 deTristes Tropiques, ce voyage philosophique qui .réeritLéry à travers Jean-Jacques Rousseau. Dix à douze ansd'intervalle seulement, mais emplis de quelle Apocalypse,approfondissent ici le deuil des origines radieuses.En filigrane du spectacle d'une Nature déchue sans

doute, mais presque intacte encore, se perçoit la rémanenced'une barbarie sans nom,_pire incomparablement que celledes prétendus sauvages. Dans le chapitre XV, consacré àl'anthropophagie des Tupinamba et sans cesse augmentéau fil des éditions successivesde l'Histoire, Léry dresse envis-à-vis comme les deux pans d'un diptyque, le tableau, .de cette cuisine rituelle et celui des horreurs conumses enFrance, où il est arrivé qu'une vengeance perverse conduiseau crime de cannibalisme.Tout l'effort de ce texte rétrospectif est en définitive

de conjurer l'éloignement inéluctable d'origines de toute

;

1

!JJ~

Léry ou le rire de l'Indien 35

manière perdues: la Chute d'Adam n'en fmit pas deproduire ses conséquences dévastatrices, et la catastrophede -la Conquête espagnole en est l'ultime confirmation.Car sur le paysage des origines plane l'Ange de l'Apoca-lypse, déjà venu visiter les Indiens en des temps antérieurs,comme en témoigne leur tradition orale (ch. XVI). Soumisà l'empire du péché originel, et se refusant au bénéfice dela grâce, les voilà donc promis à une perdition certaine.Ainsi donc, comme le croyaient déjà Christophe Colombet les missionnaires franciscains du Mexique, comme lesoulignait à son tour Bartolomé de Las Casas dans sa TrèsBrève Relation de la destruction des Indes, la Découvertede l'Amérique est pour Léry le signe d'un achèvement,que confirme à sa manière l'échec colonial de la FranceAntarctique. Dès lors le rire de l'Indien sonne de manièrebien sinistre.L'Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil

poursuivrait en ce sens un dessein guère moins ambitieuxque celui de la Recherche du temps perdu. Car l'entrepriselittéraire de Ury est en dernière instance d'ordre métaphysi-que. Elle voudrait retenir l'écoulement général du temps;elle ambitionne une victoire sur l'empirement irrémédiablede J'Histoire universelle. Le recours si fréquent au procédéde l'ekphrasis - ces tableaux peints enchâssés dans lanarration - pour représenter les Indiens en pied et dansles postures les plus variées, du défilé de mode à lagesticulation guerrière, tend à immobiliser ce glissementdu Nouveau Monde et de ses habitants vers l'abîme. Plusdurable que l'airain, l'écriture est précisément ce qui peutdonner l'illusion d'un éternel présent. Elle donne à voir età toucher du doigt ce qui, sans doute, par-delà les mers,est en train de disparaître à tout jamais.Encore cette entreprise n'est-elle pas toujours couronnée

de succès. Certes, par une sorte d'hallucination continuée,les Indiens, grands et petits, continuent de se représenter,en chair et en os, et dans leurs moindres attitudes, àl'entendement du voyageur. « Il m'est avis, dit Ury, queje les vois toujours devant mes yeux. » Mais il a beauentretenir en lui ce mirage né de la volonté, il a beau

Page 10: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

36 HiStoire d'un voyage en la terre du Bresil

nourrir cette rémanence visuelle de toute sa nostalgie et detoutes les déceptions présentes, force lui est d'avouerqu'« à cause de leurs gestes et contenances du toutdissemblables des nôtres, il est malaisé de les bien représen-ter, ni par écrit, ni même par peinture» (ch. VIII, p. 234).En dépit des efforts de l'écrivain, la perte de l'autre, cetteperte amoureuse aggravée par la distance, est irrémédiabl~.Il appartient à l'autobiographie d'accomplir le ~enttravaildu deuil et de joindre à ce rite littéraire les réUSOnsde lathéologie. .. .Cependant Léry ne nie pas le processus histonque, bien

au contraire. Comme l'a montré Michel de Cerleau,l'élogede l'écriture - au double sens de technique de transmissiondu langage et de livres sacrés - permet à Ury de diviser

\l'humanité en deux. Les « peuples sans écriture », commele disaient naguère encore les anthropologues, sont enconséquence non seulement privés d'histoire, mais de salut.Car ils n'ont par eux-mêmes nul accès aux vérités contenuesdans la Bible. Or pour le calviniste rigoureux qu'est Jeande Léry, l'Écriture Sainte est l'unique tru~hement parlequel la Parole de Dieu se révèle au croyant smcère.Il en est un autre sans doute: le Livre de la Nature

largement ouvert aux yeux des simples et des enfants. EtDieu sait si ce livre de plantes et d'arbres, de bêtes etd'oiseaux, étale à travers les étendues du Nouveau Mondeses pages les plus richement enluminées. Se souvenant del'action de grâces du prophète au Psaume 104, Léry peuts'exclamer: « Heureux donc les peuples qui y habitent,s'ils connaissaient l'auteur et créateur de toutes ces cho-ses ! » (ch. XIII, p. 335). Mais pas plus qu'ils ne savententendre la voix des missives que les chrétiens s'adressentles uns aux autres, les Brésiliens ne sont à même dedéchiffrer les caractères inscrits dans le paysage immensede leurs forêts et de leurs montagnes. C'est une humanitéaveugle et nomade qui marche sans connaissance, fortéloignée de la vérité qui s'énonce pourtant sous ses pas, àchaque moment de son errance interminable.De la condamnation morale que prononce chaque page

de l'Histoire d'un voyage à l'encontre d'une Europe

Léry ou le rire de l'Indien 37

abâtardie et persécutrice, oublieuse de la loi divine, nerésulte en effet aucun bénéfice direct pour les hommes duNouveau Monde. Car l'échec spirituel est patent. Par lemauvais vouloir d'Indiens qui refusent d'abandonner levieil homme pour embrasser l'Evangile, la mission estcompromise dès avant l'abandon militaire de la FranceAntarctique du Brésil en marsJS60. C'est pour cette raison hque Léry apparaît en définitive comme un anticolonialiste: l'l'Indien étant inconvertible, ainsi que l'échec de la coloniefrançaise du Brésil l'a montré, les Espagnols et les Portugaisn'ont aucun droit à occuper ses terres sous prétexted'évangélisation. A l'instar de ses coreligionnaires, Léryadhère sans restriction à la « leyenda negra »anti-espa- Ilgnole, tirée par le parti huguenot des écrits du Dominicain ,Bartolomé de Las Casas. Léry peut alors dénoncer leshorreurs commises au nom de la Croix. L'autre est protégédans son intégrité physique, dans lemoment même où ilest écarté du rachat.D'où le rejet qui frappe les Indiens au tenne du chapitre

XVI, de « ce qu'on peut appeler religion entre les sauvagesAméricains », et qui sanctionne a contrario l'élection desjustes. L'admiration que Léry éprouve à leur endroitcœxiste chez lui avec un pessimisme historique fondamen-tal, qui exclut ces mêmes peuples du plan divin de laRÇdemption. Il voit en effet en eux, à la suite de l'EspagnolLépez de Gomara, «un peuple maudit et délaissé deDieu» (ch. XVI, p. 420). C'est,. à n'en pas douter, ladescendance de Cham, celui de ses trois rlls sur lequelNoé, au lendemain du Déluge, a jeté une malédictionéternelle. Face au spectacle des Brésiliens « visiblement etactuellement» tourmentés par le démon, Léry est confirmédans sa foi, «ayant fort clairement connu en leurspersonnes la différence qu'il y a entre ceux qui sontilluminés par le Saint-Esprit et par l'Ecriture Sainte, etceux qui sont abandonnés à leur sens et laissés en leuraveuglement» (p. 422-423). On ne saurait prononcer uneségrégation plus tranchée.Ainsi donc l'Histoire d'un voyage laid en /0 terre du

Bresil redouble la leçon du siège de Sancerre : elle circons-

Page 11: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

38 Histoire d'un voyage en la terre du Bresil

r

f1i

crit une communauté d'élite, les quatorze « Genevois » defraîche date, dont l'isolement aux extrémités de la terrehabitée, parmi les plus sauvages de l'univers, souligne d'au-tant mieux un destin d'exception, scellé ici-bas et confirméà la fm des temps. Un tel privilègeincombe de toute évidenceaux rares chrétiens authentiquement « réformés» de laFrance et de l'Europe, à ceux, en outre, qui ont préféré àleurs aises matérielles, si chéries des « Rabelistes » et autrespourceaux d'Epicure, le risque de la navigation lointaine etde l'engloutissement par les tempêtes du vaste monde.Le miracle opéré par l'écriture ne vaut dès lors que pour

les quelques privilégiés qui savent lire et savent entendre. Aeux seuls revient d'ores et déjà le profit moral et spirituelque leur apporte l'Histoire d'un voyagefaict en la terre duBresil ; à eux seuls appartiendra la jouissance du royaumeéternel. En ce sens le récit de Léry est une récitation. Ilréitère, sur le mode personnel, le texte premier de la Bible.L'omniprésence des Psaumes et du livre de Job confère àcette odyssée au pays des Cannibales la dimension mythiqued'une répétition. Béhémot et Léviathan guettent lesvoyageurs au passage des solitudes atlantiques. Une réma-nence de l'Eden perdu colore les forêts ensoleilléesdu Brésil,aux frondaisons remplies d'aras. Le déluge, dont l'écholointain est parvenu jusqu'aux Indiens, en dépit de leurfâcheuse absence de mémoire, s'actualise dans les tempêtesde l'interminable retour vers la France et la hantise dunaufrage qui guette les rescapés.L'Histoire d'un voyage nous décrit en définitive le

cheminement d'une rédemption. L'errance lointaine, aupéril du corps et de l'âme, s'oriente, par-delà l'épreuve dela mort, en récit de vocation : à son retour en France,le jeune cordonnier curieux de nouveautés, passionnéd'exotisme, deviendra pasteur de l'Eglise réformée. L'aven-ture se clôt par une action de grâces, tirée du cantiqued'Anne, dans le livre de Samuel: « l'Eternel est celui quifait mourir et fait vivre, qui fait descendre en la fosse eten fait remonter » (ch. XXII, p. 550). Mais cette résurrec-tion ne vaut ici que pour la petite communauté des réfugiés,réunie autour de la clarté qui monte du livre, dans

l

Léry ou le rire de l'Indien 39

le recueillement de la prière. Abandonné aux ténèbresextérieures, repoussé dans les profondeurs d'un continentdévasté par une Conquête brutale, l'Indien, décidément,représente la part du feu.Avec lui la tentation de l'impossible retour vers l'Eden

s'est manifestée une dernière fois à la conscience moderne,qui s'invente et se découvre dans ce texte fondateur,marqué par le travail du deuil. L'homme des origines, cetéternel revenant dont l'Histoire d'un voyage diagnostiqueJ'état de mort paradoxale, n'a pas fmi pour autant dehanter Je discours de l'Occident. Les figures bibliques del'enfant de Caïn et du fils de Cham vont être relayéesbientôt par un avatar promis à un bel avenir, celui du BonSauvage des Philosophes. Jean de Ury sera beaucoup luau siècledes Lumières : Bayle, Locke et plus tard Rousseau,Diderot et Raynal en feront, bien avant Claude Lévi-Strauss, leur « bréviaire». A une époque où l'athéismeprétendu des peuples primitifs a cessé de faire peur, oùson exemple peut au contraire servir d'allié occasionneldans la lutte contre l'obscurantisme et l'intolérance, lapeinture de l'homme de la Nature, une fois laïciséeet débarrassée de toute connotation péjorative, devientpleinement favorable. Réinventée par un XVIII- siècle quine croit plus guère au péché originel, l'image de l'In.dien1libre êt'nu brille d'une nouvelle.jeunesse. Elle quitte alorsl'Amérique pour les îles, et les rivages du Brésil pour lessolitudes insulaires du Pacifique. Le Tahitien de Bougain-ville et de Diderot remplace le Tupinamba de Ury et deMontaigne. Comme lui, il pratique une hospitalité géné-reuse, jusqu'à offrir ses filles à l'étranger de passage.Ignorant les tabous pernicieux d'une civilisation cruelle etintolérante, et gardant intactes en lui les vertus originelles,il devient le double idéal et rêvé de l'Européen. Al'aube de la Révolution, il cristallise cette aspiration aurenouvellement du vieil homme qui va bouleverser l'ancienmonde.

Frank LESTRfNGANT

Page 12: Histoire d'un voyage faict enlaterreduBresilsciences-sociales.ens.psl.eu/IMG/pdf/4._jean_de_lery.pdf · 2016. 2. 8. · JEAN DE LÉRY-. 2' édition, 1580 Histoire d'un voyage faict

98 Histoire d'un voyage en la terre du Bres;1

m'objecte qu'ayant ci-dessus reprins Thevet, et malint:CDIcondamnant encor ici quelques autres; je commetsmoins moy-mesme telles fautes : si quelqu'un, di-je,mauvais que, quand ci-apres je parleray de lafaire des sauvages (comme si je me voulois fairej'use si souvent de ceste façon de parler, Je vis,trouvay, cela m'advint, et choses semblables, jequ'outre (ainsi que j'ay touché) que ce sont maLtieresmon propre sujet, qu'encores, comme on dit,est-ceparlé de science, c'est à dire de veuë et d'experience 1 :

diray des choses que nul n'a possible jamais rP1lrUllrnn,1Iof!

avant que j'ay faiet, moins s'en trouve-il rien parJ'enten toutesfois, non pas de toute l'Amerique enmais seulement de J'endroit où j'ay demeuré eaviron:an 3: assavoir sous le tropique de Capricorne entresauvages nommez Touoûpmambaoults. Finalementrant ceux qui aiment mieux la verité dite simplementle mensonge orné et fardé de beau langage, qu'ilsront les choses par moy proposées en ceste histoire

1. C'est à dire de veuë et d'experience est une additionLa redondance de la formule souligne la valeur que Léryà « l'autopsie» ou « vue par soi-même ». Sur ces'accorderait assez bien avec son adversaire Thevet,soucieux de rappeler ses états de service dans les paysOn verra plus loin la limite de cette rencontre.2. Rien par escrit : le témoignage de Thevet, on le

passé aux profits et pertes. Quant au récit de Hansen 1557, la même année que les Singularitez de Thevet,ne lit pas l'allemand, n'en aura connaissance qu'en 1586.ci-après le ch. XXII, variante.3. Environ un an : une dizaine de mois en fait, du 7

1557 au 4 janvier 1558. En se refusant à parler de «l'Amerique en general », pour se cantonner à laparticulière de « l'endroit» qu'il a visité, Léry setopographe, et non pas en cosmographe comme Thevet.il annonce directement Montaigne, qui, au début du« Des Cannibales », condamne l'outrecuidance des COlIDKIgnlllet appelle de ses vœux, au rebours, « des topographesflSSCntnarration particuliere des endroits où ils ont estér, 31,éd. P. Villey, Paris, P.U.F., 1965, p. lOS).Montaigne, en 1580, expose ce programme, celui-ci vientexactement rempli deux ans plus tôt par Léry.

Preface 99

lCUlementveritables, mais aussi aucunes, pour avoir estécachées à ceux qui ont precedé nostre siecle, dignesd'admiration: je prie l'Eternel, auteur et conservateur detout cest univers, et de tant de belles creatures qui y sontcontenues, que ce mien petit labeur reussisse à la gloire de.,n sainet nom, Amen.