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Le Récit de voyage, à travers l'œuvre de Jean de Léry : Histoire d'un voyage faict en la Terre de Brésil Université de Bretagne Sud, Lorient UFR Lettres Langues Sciences Humaines et Sociales M2 recherche Jessica Kologreski 23 mai 2013 Le récit de voyage à travers l’œuvre de Jean de Léry Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil Directeur de recherche : Monsieur Jean-Louis Benoît 1

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Le Récit de voyage, à travers l'œuvre de Jean de Léry :

Histoire d'un voyage faict en la Terre de Brésil

Université de Bretagne Sud, Lorient

UFR Lettres Langues Sciences Humaines et Sociales

M2 recherche

Jessica Kologreski

23 mai 2013

Le récit de voyage à travers l’œuvre de Jean de Léry Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil

Directeur de recherche : Monsieur Jean-Louis Benoît

1

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction p.3-8

I) Aux sources du genre du Récit de voyage: comment l'œuvre de Jean de Léry se situe-t-elle dans ce genre ?

I.1. La naissance d'un genre éclectique : le récit de voyage. p.10-17I.2. Les aspects du genre dans l'œuvre de Jean de Léry. p.18-26I.3. Les aspects novateurs de l'œuvre de Jean de Léry. p.27-32

II) Du récit ethnographique au récit littéraire.

II.1. Le regard scientifique d'un homme de foi. p.34-48II.2. Une volonté didactique. p.49-60II.3. L'engagement personnel dans une écriture littéraire. p.61-81

III) Au-delà de l'œuvre.

III.1. Polémiques et enjeux autour de l'œuvre. p.83-96III.2. Le ''bon sauvage'' et les prémices de l’humanisme. p.97-104

Conclusion p.106

Bibliographie p.107-108

Annexes p.110-116

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INTRODUCTION

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Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Ou comme cestuy - là qui conquit la toison,

Et puis est retourné, plein d'usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge.

.. nous conte Joachim du Bellay, dans son célèbre sonnet Heureux qui comme Ulysse a fait

un beau voyage, au XVIe siècle. Ulysse, ce héros dont L' Odyssée se présente comme le

premier récit de voyage connu. Depuis que l' Homme est Homme, les voyageurs explorent et

les autres apprennent : tous évoluent. Le voyage, davantage qu'un déplacement, véritable

exploration de lieux, de cultures, et de soi-même, source de bon nombre de changements, est

un sujet qui prend toute sa place au sein de l'humanité. Nicolas de Nicolay en parle ainsi, dans

sa préface à La louange des pérégrinations:

Chacune espèce de bête par ordonnance naturelle est conterminée en certaine

partie du monde, voire de région dont elle ne passe point les fins, sinon par

violente force. Mais à l'homme, comme Seigneur et Prince de toute la ronde

terrienne, et marine, toutes terres et mers sont ou doivent être par droit de

nature ouvertes, patentes et découvertes1.

Tout un monde à explorer... Il semblerait d' après certains récits d'anciennes tribus

indiennes, récits rapportés oralement au fil des siècles, qu' un moine nommé Brendan

accompagné de 14 autres frères venant d' Irlande, ait séjourné au Mexique en l'an 5512. Plus

tard en l'an 986, les Vikings Scandinaves d' Eirik Rauda – Erik le rouge – auraient à leur tour

fait leur passage en Amérique. Il faudra pourtant attendre la seconde moitié du XVe siècle, et

notamment le premier voyage de Christophe Colomb vers les Antilles en 1492, avant de voir

la découverte officielle de cette ''princesse nue, surprise dans le sommeil de son innocence et

de sa sauvagerie'': l' Amérique, représentée allégoriquement ainsi au XVIe siècle3.

Pendant ce temps, les voyages vers l'Orient se multipliaient : le commerce en Inde et

l'intérêt pour la terre sainte à Jérusalem y étant pour beaucoup, tandis que l'Amérique, terre

''vierge'', se voit peu à peu déchirée entre Espagnols et Portugais. De ces découvertes du

1. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire le voyage au XVIe en France, PUF, 2000, p.7.

2. Jean Pictet, L' Épopée des Peaux-Rouges, Favre, 1988, p.69.

3. Marie-Christine Gomez-Géraud, op. cit., p.8.

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monde , bien avant le XVIe siècle avec entre autres grands voyageurs Marco Polo et Jacques

Cartier, résultaient tout d'abord des récits oraux, narrés par les voyageurs, qui se muèrent en

récits écrits au fil des siècles, appelés Récits de voyage.

Insaisissable, incertain, confus, hétéroclite, le genre viatique reste controversé. A

l'image du voyage-même, ce genre regroupe diverses voix, divers genres et procédés... Classé

comme ''sous-genre'' de l'autobiographie, en ce sens que l'auteur, le narrateur et le voyageur

(ou personnage principal) sont une seule et même personne, le récit de voyage peut alors se

présenter sous forme de journaux, de récits, de mémoires, et se trouve fréquemment en lien

étroit avec d'autres genres tels que l' Histoire, le journal, l' autobiographie. Ce genre viatique

connaît une certaine évolution au fil du temps, faisant varier la relation entre le ''moi'' et le lieu

étranger, souvent elle-même impliquée par l' ''autre'', posant toujours la question de la véracité

dans le texte, interrogeant sur la part qui doit être accordée à l'imaginaire, au fantasme, ou

plus légitimement à la mise en forme du récit. Par cette diversité de repères et

d'interrogations, ce genre désoriente. Or, ne voyageons-nous pas – et ne lit-on pas – le plus

souvent pour cela?

Depuis L' Odyssée d' Homère, en passant par Le Devisement du monde de Marco Polo en

1298, et jusqu'à notre actuel et régional Michel Lebris, auteur de La porte d'or en 1986, le

Récit de voyage a su trouver ses lecteurs. Apprendre sur l' ''autre'', et sur un monde parfois

insoupçonné, s'ouvrir aux chamboulements internes que peut générer la divulgation de

l'existence de peuples aux us et coutumes à l'extrême opposé des nôtres, c'est le rôle que tient

le lecteur d'un Récit de voyage. Quelque surprenante que fût la découverte des peuples

d'Amérique pour les Français de la Renaissance, dont les seuls repères politico-religieux se

situaient à travers le christianisme et la royauté, le lecteur accède bel et bien sciemment à des

connaissances nouvelles, faisant son propre voyage, dans lequel ce sont ses repères

personnels, géographiques et culturels qui seront mis à l'épreuve. C'est un voyage à deux qui

s'engage.

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Voyager... et écrire son voyage. C'est ce que fit Jean de Léry, pasteur genevois né

autour de 1535, mort 77ans plus tard. Issu d'une famille très modeste, il bénéficia cependant

d'une bonne éducation, et s'orientera rapidement vers le calvinisme. Rien ne prédisposait cet

homme à sa rencontre avec un peuple d' Indiens au-delà des mers, pas plus qu'à l' écriture, par

la suite.

Nous sommes à la fin de l'année 1556. Jusque là, le Brésil est revendiqué par le Portugal.

Mais la France, nouvellement intéressée par le commerce du « bois de brésil » qui se trouve

là-bas, conquiert momentanément le territoire. Jean de Léry, alors jeune cordonnier de

profession, calviniste de religion, s'intègre au départ d'une colonie, dont le chef se nomme

Villegagnon : protestant à son départ de France, catholique à son retour... Une fois arrivés sur

l' île Coligny, dans ce qui se nomme aujourd'hui la baie de Rio de Janeiro (anciennement

appelée Guanabara), persécutant sans relâche ses hommes, Villegagnon pousse les protestants

à quitter le camp Français. Jean de Léry et ses compatriotes vont ainsi intégrer une tribu d'

Indiens qu'ils fréquentaient jusque là de temps à autre, nommés les Tupinambas, et avec

lesquels ils vont vivre plusieurs mois. Jean de Léry y tiendra un cahier de notes précis, depuis

sa rencontre avec les Indiens et jusqu'à son retour en France, en janvier 1558, soit un an plus

tard.

Cependant il attend presque 20 ans avant de publier enfin son ouvrage : Histoire d'un

voyage faict en la Terre de Brésil4, en 1578, dans lequel il se fait le témoin amoureux d'une

civilisation du bout de l'océan.

Si d'une manière générale, l'auteur d'un Récit de voyage entretient un rapport entre

objectivité et subjectivité souvent discuté par les critiques, pour Jean de Léry la tâche s'avère

d'autant plus ardue. Car en parfait observateur, minutieux dans ses descriptions, il se fait tout

autant le témoin d'un peuple qu'il a aimé et qu'il défend, faisant fi de toute neutralité alors.

Cette double position tout au long de l'œuvre se voit accrue par des enjeux, tels que sa

vocation religieuse, sa parole à portée humaniste, et sa réponse à André Thévet, qui publia en

1557 les Singularités de la France Antarctique, dont Jean de Léry n'aura de cesse de récuser

les accusations qui y sont faites à l'encontre des tribus indiennes... Ainsi, par ce Voyage faict

en la Terre de Brésil, c'est davantage la qualité littéraire de l' écriture de Jean de Léry qui va

4. Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, Paris, 2èédition 1580, Librairie Générale

Française, 1994.

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se révéler, c'est à dire une approche descriptive personnelle et maîtrisée, à travers une étude

ethnographique tout aussi précise qu' orientée.

Aussi, nous sommes amenés à nous questionner sur la portée de cette œuvre dans

la grande famille des récits de voyage, et sur la place qu'elle occupe au sein de la littérature

française : plus précisément, il est intéressant d'observer en quoi l'œuvre de Jean de Léry

Histoire d'un voyage faict en la Terre de Brésil est un fondement du genre viatique,

enrichissant ce genre jusqu'à le dépasser, pour en faire une œuvre littéraire tout à fait à part.

C'est à dire une œuvre littéraire complète, impliquant divers genres et procédés par une

écriture remarquable, et apportant la fraîcheur d'un point de vue narratologique en avance sur

son temps.

Afin de mieux cerner la question, il est indispensable tout d'abord de retourner aux

sources du genre du récit de voyage, et de replacer l'œuvre de Jean de Léry dans son contexte.

C'est pourquoi dans un premier temps, nous commencerons par évoquer la naissance du genre

viatique en France, observant des liaisons avec le récit de Jean de Léry. Nous approfondirons

alors les aspects du genre du récit de voyage présents dans son ouvrage, en y explorant

notamment le rapport qu'il entretient avec les récits d'aventure et initiatiques, puis nous

relèverons les aspects novateurs de l'œuvre, tout en tenant compte des problèmes référentiels

liés au genre naissant.

Dans un second temps, nous nous attarderons sur le passage du récit ethnographique au

récit littéraire, dans l' Histoire d'un voyage faict en la Terre du Brésil, . En d'autres termes

nous verrons comment, dans son œuvre, par une volonté didactique indéniable et un regard

scientifique avéré, Jean de Léry parvient cependant à intégrer sinon un certain jugement, tout

du moins un point de vue parfois subjectif, révélateur d'un engagement personnel qui, par

l'emploi d'une écriture singulière autant que maîtrisée, s'avère se fondre dans ce récit aux

couleurs davantage littéraires que purement viatiques.

Ce passage au récit littéraire révèle ainsi une œuvre affirmée, orientée, dont les enjeux se

révèlent derrière les lignes, ce qui fera l'objet d'une troisième et dernière partie. C'est le début

de la réflexion sur le ''sauvage'', réflexion qui va perdurer jusqu'à Rousseau, et du rapport à l'

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Autre, mettant en scène un aspect affectif inévitable pour Jean de Léry. Par l'emploi d'une

écriture littéraire recherchée, cet homme de foi se fait le défenseur d'un point de vue,

soulevant des polémiques ; une prise de position qui prouve par elle-même un véritable

engagement de l'auteur : la position humaniste de Jean de Léry.

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I.

Aux sources du genre du récit de voyage:

comment l'œuvre de Jean de Léry se situe-t-elle

dans ce genre ?

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I.1. La naissance d' un genre éclectique : le récit de voyage.

« Le récit de voyage fait partie de ces genres mêlés qu'aucune poétique ne saurait à

première vue rigoureusement définir » nous dit Philippe Antoine, chercheur à l'université de

Paris Sorbonne, dans sa préface de Roman et Récit de voyage.5

Ce genre polyphonique prend un sens différent selon les siècles, les courants et critiques

littéraires. Il n'est donc pas aisé de situer précisément le récit de voyage au sein de la

littérature française, quand on observe la présence de ce genre dans des récits aussi variés et

éloignés – sur le plan géographique et historique – que le sont L' Iliade et L' Odyssée

d'Homère, Le Devisement du monde de Marco Polo en 1298, Voyage au centre de la terre de

Jules Verne en 1864, Hongkong à vélo de François Picard en 2008, pour ne citer qu'eux.

Inévitablement, la finalité de ce genre a, elle aussi, connu une évolution depuis l'Antiquité :

divertir, instruire, comprendre, le genre du Récit de voyage a fait son chemin.

Comme le rappelle Jean Roudaut, le récit de voyage se définit avant tout par sa diversité6.

Diversité qui se retrouve tant par les explorations de nouvelles régions du monde, les

conquêtes religieuses, les nécessités commerciales, que dans la forme même du genre

viatique. Conséquence de l'union entre l' Histoire et l' autobiographie, le récit de voyage

entretient une relation ambiguë avec la fiction narrative; une relation dont les contours sont

flous. Philippe Antoine nous parle de ''contamination'' des genres, ce qui entraîne une certaine

confusion entre eux.

Nous pouvons rapprocher le récit de voyage d'un récit à la fois autobiographique

et historique. Autobiographique, car le récit de voyage emploie le pronom ''je'' relatif à un

individu bien réel, et s'engage ainsi à rapporter ce qu'il reflète lui-même : une forme de la

réalité, perçue à un moment donné, retranscrite plus tard, donc effectuant un passage

5. Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, Roman et récit de voyage, Presses de l' Université de

Paris-Sorbonne, 2001, p.5.

6. Ibid., p.637.

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incontournable – conscient ou non – par une analyse personnelle, une introspection ou une

confrontation.

Touchant ainsi à l'intime, à une perception propre, il est évident que le Récit de voyage ne

se contente que rarement d'avoir pour finalité première, la retranscription pure et simple d'un

voyage effectué en un lieu donné à un moment précis. Dans le Dictionnaire des genres et

notions littéraires, Philippe Lejeune nous dit à ce sujet : « […] l'autobiographie n'en est pas

moins une œuvre d'art : travailler de manière originale le langage pour tenter de s'exprimer

constitue un des chemins les plus exigeants et les plus authentiques vers la vérité»7. Comment

qualifier mieux un récit tel que Voyage Fait en la Terre de Bresil, dans lequel l'expression

écrite suppose un travail exigeant de l'auteur, dont la personnalité apporte en plus fraîcheur et

originalité? Dans ce même Dictionnaire des genres et notions littéraires, en ce qui concerne la

définition du genre viatique, Jean Roudaut précise que « Les récits de voyage entrent dans la

catégorie de l'autobiographie. L'auteur, le narrateur et le voyageur sont la même personne ;

leur aventure ne commence pas par une naissance mais par un départ, et ne se dénoue pas

arbitrairement mais doit s'achever par un retour. […] De ce fait, à la façon de l'autobiographie,

le récit tend à donner un rythme et un sens à une aventure, à faire de détails hasardeux une

totalité»8… citant au passage le nom de Jean de Léry dont le récit prend la forme de

mémoires, c'est à dire du récit de souvenirs personnels liés à des événements historiques

importants.

Ainsi l'Histoire tient un rôle certain dans le récit viatique. Outre l'aspect ''moi je'' propre à

l'autobiographie et reflétant peut-être une certaine forme de narcissisme, le récit de voyage

n'est donc pas qu'autobiographie : il est aussi historique.

Alain Viala, dans sa définition de l' Histoire, nous dit qu' elle « désigne au sens plein la

connaissance des faits du passé »9. Considérée en tant que genre littéraire jusqu'au début du

XIXe siècle , nous dit-il encore, « elle se définit comme la parole du témoin » et tenait ainsi

toute sa place au sein des récits. Jusqu'au siècle de Jean de Léry, l' Histoire avait pour

principal but de donner des leçons de morale. Dès le XIXe siècle, elle devient un « matériau

7. Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, op cit., p.50.

8. Ibid., p.638.

9. Le dictionnaire du Littéraire, Paul Aron / Denis Saint-Jacques / Alain Viala, Paris, Presses Universitaires de

France, 2002, p.264.

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essentiel de la littérature qui s'appuie sur elle pour affirmer le souci de l' humain »10. Bien que

le rapport de l'Histoire à la littérature ait souvent fait débat, il n'en reste pas moins que l'

Histoire appartient à la littérature, et inversement, comme le souligne aussi Alain Viala. La

part d' histoire accordée à l’œuvre de Jean de Léry est indéniable, ne serait-ce que dans son

titre Histoire d'un Voyage faict en la Terre du Bresil : le livre relate des faits passés, dans un

souci d'exactitude et de vérité, par le détour d'une écriture littéraire avérée.

Le Journal du Voyage d' Espagne de François Bertaud, publié en 1669, s'ouvre avec un

avis du Libraire au lecteur : il définit le récit de voyage comme un genre à la frontière entre le

roman et l'Histoire :

[…] il n'y a que la négligence, s'il faut ainsi dire, du langage, & l'exactitude à

remarquer les moindres choses aussi bien que les plus grandes, qui donnent

de la créance aux gens qui viennent de loin, & qui fassent dévorer avec plaisir

ces sortes de livres que l'on peut appeler les Romans de ceux qui font

scrupule d'en lire, & l' Histoire de ceux qui ne se veulent pas donner la peine

de l'étudier. Les Voyages estant en effet d'un genre metoyen entre les uns &

les autres, en ce qu'ils ne traitent que les aventures des particuliers, comme les

Romans, mais avec autant de vérité & pus d'exactitude encore que les

Histoires11.

Sylvie Requemora, dans son chapitre Du roman au récit, du récit au roman12 parle du voyage

comme d'un genre mitoyen. Elle évoque les inter-influences récurrentes entre les deux genres

viatique et romanesque qui, au cours de ce siècle, entraînent l'évolution inévitable du genre du

Récit de voyage. Elle parle de la différence d'interprétation des anecdotes dans l'un et l'autre,

avançant le fait que dans un récit de voyage, une anecdote romanesque est perçue comme une

digression, tandis que dans le roman, les digressions se situent autour des descriptions

géographiques. Il y a donc bien de réelles nuances à apporter à l'un et à l'autre genre.

Cependant lorsqu'on parle de Récit de voyage, on entend qu'il s'agit avant tout d'

10. Le dictionnaire du Littéraire, Paul Aron / Denis Saint-Jacques / Alain Viala, op cit., p.265.

11. François Bertaud, Journal du Voyage d' Espagne, 1669, p.25.

12. Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, op. cit., p.31-32.

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un récit, en ce qu'il respecte la cohésion du pacte auteur/lecteur/personnage/langage, selon des

points de vue différents, omniscients ou autres. Aussi, il est fréquent d'y percevoir en tant que

lecteur averti, une petite pincée de fiction narrative, une bribe d'aventure romancée ; l'auteur

ayant toute liberté d'authentification des faits, ceux-ci se déroulant le plus souvent à des

milliers de kilomètres.

Mais parler de fiction ou d'aventure romancée entraîne inévitablement un rapprochement

du genre viatique avec le genre romanesque, ce qui se révèle être délicat. Faire ce

rapprochement implique avant toute chose de définir le roman. Or la définition qu'on accorde

au terme de roman sous-entend déjà une certaine ambiguïté : « Le roman pouvant absorber

tous les langages et s’établir sur n'importe quelle structure de la réalité sociale ou

psychologique, on l'a volontiers tenu pour un genre impossible à définir sémantiquement et

esthétiquement » explique Michel Zéraffa13. Selon les siècles, les auteurs, les courants

littéraires, le roman n'est pas le même. Ainsi Stendhal pourra dire, en son temps, qu'un roman

est : « un miroir promené le long d'un chemin », rapprochant ce genre romanesque du reflet

d'une certaine réalité : celle d'un auteur dont la perception des choses et des hommes lui est

propre, puis ensuite fidèlement retranscrite sur papier, y imprimant ainsi sa réalité

personnelle. Peut-être est-ce dans cette définition stendhalienne que nous pouvons davantage

établir de rapport entre le récit de voyage et le roman...

Dans la littérature viatique, les genres se fondent et se confondent. Au sein même d'un

genre, toute autre notion littéraire s'y inscrit, par apport ou par contradiction. Derrière chaque

forme d' écriture, derrière tout choix littéraire, et ce depuis L' Odyssée jusqu'à Kafka en

passant par Flaubert, il y a une circulation, un échange entre les genres et les courants.

L’œuvre littéraire fait sens par son auteur, par le genre auquel elle appartient et ce qu'elle

choisit de retranscrire, par le lecteur qu'elle sous-entend. Elle projette son sens, joue un rôle et

prend part aux grandes évolutions littéraires.

Le roman d'aventures lui-même joue son rôle auprès du récit de voyage. Pour définir le

Roman d'aventures, Ariel Denis cite Jean-Luc Godard14 qui raconte, dans Pierrot-le-Fou15:

13. Dictionnaire des genres et notions littéraires, nouvelle édition augmentée par François Nourissier, Paris,

Encyclopedia Universalis et Albin Michel, 2001, p.678.

14. Ibid., p.699.

15. Pierrot-le-Fou, film réalisé par Jean-Luc Godard en 1965.

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Il y avait un petit port, comme dans un roman de Conrad, un bateau à voiles,

comme dans un roman de Stevenson, un marin devenu milliardaire, comme

dans un roman de Jack London, et deux types qui voulaient me tuer, comme

dans un roman de Raymond Chandler.

Ce genre de roman est directement assimilé à l'imaginaire, et pourtant comment ne pas y voir

un lien avec des récits de voyage tels que L' Odyssée ou Voyage faict en la terre de Bresil,

centrés sur des aventures outre-mer, aux couleurs essentiellement océaniques ? C'est qu'il y en

a bien un, en effet. Mais lequel des deux inspire l'autre, alors ? Selon Joël Soler : « récit de

voyage et fiction procèdent donc […] à des échanges réciproques : la fiction se nourrit du

récit de voyage, et arbore, grâce à lui, une légitime spécificité »16.

Dans son introduction aux Œuvres d' Homère, Robert Flacelière parle de L' Odyssée

comme d'une « épopée ''romanesque'' , une sorte de roman d'aventures : le héros, après avoir

pensé vingt fois mourir, retrouve à la fin sa femme, sa maison, tous les siens »17. Ses propos

témoignent de la situation ambiguë dans laquelle se trouvent les récits-romans d'aventures,

desquels Jean de Léry ne se trouve pas si éloigné : après mille péripéties, Jean de Léry

retourne chez lui en vivant sa dernière aventure en mer, et retrouve aussi les siens.

Il est à noter qu'Ariel Denis dans le Dictionnaire des genres et notions littéraires considère

la dénomination de roman d'aventures comme « une expression malheureuse, qui honore et

déshonore tour à tour et presque simultanément les livres qu'elle désigne, sans permettre de

préciser […] leur caractère véritable ». Il parle aussi d' « expression énigmatique » mettant en

parallèle deux éléments. Il dit: « […] que peut bien raconter un roman, sinon des événements,

si minimes soient-ils, des choses qui arrivent ; or l'aventure, c'est ce qui arrive, précisément :

un roman d'aventures, c'est donc, si l'on s'en tient au sens exact des mots, le récit des choses

qui adviennent.» laissant apparaître une certaine authenticité du discours, qu'il associe

pourtant à une fiction propre : « […] une histoire qui n'est qu'histoire pour le plaisir de

raconter – en somme une « fête de la narration18 ».

Il est donc bien question d'une histoire à l'intérieur d'un roman d'aventures, alors qu'un récit

de voyage s'en défend, plaçant au devant de la scène le vécu, la réalité d'un individu.

16. Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, op. cit., p.23.

17. Robert Flacelière, Œuvres d' Homère, Bibliothèque de la Pléiade, introduction.

18. Dictionnaire des genres et notions littéraires, op. cit., p.699-700.

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Ariel Denis explique que ce genre du roman d'aventures apparaît pour définir des récits

relatant des événements ou civilisations éloignés des us et coutumes et du cadre géographique

habituel. Ainsi les récits de piraterie, la conquête de l'ouest et celle des colonies, sont

largement susceptibles d'être assimilés à tort ou à raison à des romans d'aventures. Il ajoute:

« L'aventure apparaît donc lorsque la situation sociale et historique laisse des espaces de

liberté suffisants pour que l'individu puisse y agir avec assez d'autonomie : l'aventure

coloniale en est probablement le dernier exemple »19. Puis il termine sa définition du roman

d'aventures – que l'on a jugé judicieux d'introduire dans celle du Récit de voyage – en

insistant sur le caractère imaginatif de ces romans, sur les aspects symboliques (que nous

retrouvons dans Moby Dick, Le Loup des mers, Le Seigneur des anneaux, et qui y résident en

tant qu'éléments fantastiques propres), et sur les aspects historiques dans les œuvres

d'Alexandre Dumas par exemple. Ces récits sont ainsi attribués au roman d'aventures, se

situant de l'autre côté du monde habituel, par leur caractère justement extraordinaire.

Le voyage, qu'il soit fictif ou réel, comporte en son thème l'aventure, qui se définit

elle-même par une suite d'événements, de péripéties, de rebondissements ou de découvertes.

C'est à cela que l'on reconnaît les récits de voyage – donc d'aventure – tels que L' Odyssée,

Voyage faict en la terre de Bresil, ou les Relations de Jacques Cartier.

Il s'agit du récit d' explorations lointaines dont l'objectif personnel, variant selon

l'explorateur, détourne le voyage en quête : celle du nouveau monde, d'un trésor, ou simple

quête spirituelle, les trois étant quelque peu liés, constituent le point central de ces voyages.

Lorsque Ariel Denis dit:

Tout livre d'aventures est un voyage mouvementé, et le plus célèbre d'entre

eux a donné son nom à ce genre d'itinéraire : odyssée, d'un homme ou d'un

groupe, partant de chez eux pour un but lointain ou loin de chez eux

cherchant à y revenir, ou éternels errants poussés d'aventures en aventures –

odyssée, donc, tel est le nom donné à ces voyages dont les événements

innombrables forment les épisodes du récit [...]20.

19. Dictionnaire des genres ..., op. Cit., p.701.

20. Ibid.., p.703.

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Comment alors ne pas rapprocher un récit de voyage tel que celui de Jean de Léry, d'une

forme d' Odyssée, dans laquelle l'aventure en mer constitue plus de sept chapitres, et où la

présence divine reste décisive des situations extrêmes, comme celles que l'on retrouve en

mer ? Marie-Christine Gomez-Géraud soulève elle-même cette idée de proximité entre

l’œuvre de Jean de Léry et le roman d'aventures, lorsqu'elle évoque les conditions du retour de

l'auteur en bateau : « dans des conditions dignes d'un roman d'aventure »21.

Jean Roudaut précise que « Le récit de voyage se double d'un récit de quête »22. Dans la

démarche de Jean de Léry d'aller jusqu'en Amérique, tant pour y faire connaître la religion que

par intérêt personnel, l'idée d'une quête du Paradis comme le suggère Jean Roudaut, n'est pas

à exclure : la foi de Jean de Léry étant audacieuse et profonde. « Les récits de voyage nous

servent ainsi à prendre conscience de nos particularités » dit encore Jean Roudaut23 : lorsque

Jean de Léry fait la description de la tenue vestimentaire des Touoüpinambaoults – c'est à dire

de leur nudité – il ne manque pas de faire constater inversement, à son lecteur, l'aspect

particulier qu'ont les vêtements pour ce peuple24. Pour conclure sur sa définition du récit de

voyage et la place qu'il occupe au sein de la littérature, Jean Roudaut explique qu'à ce jour :

Tel est l'objet de la littérature : la transformation de la société, de notre

rapport au monde et aux autres, par la modification de notre façon de

l'imaginer. Aussi la notion de « Récits de Voyage » doit elle être retenue dans

un sens plus étendu que son usuelle acception. La littérature n'est jamais que

« Récits de Voyage » : elle consiste à explorer les possibilités de narration, à

faire jouer les formes de représentation, à saisir dans un même mouvement le

lieu où l'on est et ses antipodes25.

Cette transformation du monde, qui passe avant tout par une évolution individuelle mentale, et

donc par une forme d'enseignement, d'apprentissage quel qu'il soit, met au premier rang

l'utilité du voyage et de son récit. C'est un cheminement, qui passe du voyageur à l'écrivain,

21. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre de Brésil Jean de Léry, écrivain, Orléans,

Paradigme, 1999, p.66.

22. Dictionnaire des genres..., op cit., p.645.

23. Ibid., p.644.

24. Jean de Léry, op. cit., Chapitre VIII.

25. Dictionnaire des genres..., op. cit., p.649.

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de l'écrivain au livre, du livre au lecteur, du lecteur à une perception du monde qui évolue, et

de cette perception mentale à une réelle évolution du monde. À partit de là, le récit de voyage

est bien plus qu'un simple récit : il est objet révolutionnaire, et son éveil dans la littérature se

voit logiquement lié à un éveil de la pensée critique, dû aux découvertes géographiques, entre

autre, qui ont conduit elles-mêmes à élargir davantage l'esprit des hommes – de la plupart du

moins – au fil des siècles. L’œuvre de Jean de Léry recèle une écriture de l'exploration : celle

des lieux et d'elle-même. C'est une écriture nouvelle, dans ce XVIe siècle où le désir

d'objectivité, de savoir, l'emportait sur le souci de retracer une expérience personnelle.

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I.2. Les aspects du genre du récit de voyage dans l'œuvre de

Jean de Léry.

Il est délicat de dater la naissance du genre du récit de voyage tant celui-ci s'avère

effectivement hétéroclite. Si l'on s'en tient à l'aspect purement exploratif avec la découverte de

nouvelles contrées, par l'entreprise d'une aventure personnelle, sans souci de véracité dans un

premier temps, alors on ne peut évoquer le genre viatique sans rappeler les plus anciennes et

célèbres œuvres littéraires que furent L' Iliade et L' Odyssée d' Homère.

De texte aussi incertain que les traductions en sont diverses, cette œuvre fut figée pourtant,

en vers au VIe siècle avant J-C par Pisistrate, puis par Périclès au siècle suivant, se posant

alors comme véritable texte littéraire, fondateur de l'Occident26. Ce livre à caractère

initiatique, tout autant sur la géographie que le voyage et les relations humaines – ce qui le

rapproche de Voyage faict en la Terre de Bresil de Jean de Léry – se présente aussi comme un

livre moralisateur, cherchant à unifier un peuple grec à cette époque en pleine ''diaspora'', c'est

à dire désuni. Les analystes ont placé Homère comme auteur premier de ses aventures, bien

que le sujet ait souvent fait débat, et le discours direct tient une place importante dans la

narration, prenant tout son sens. Quand L' Iliade relate la guerre de Troie, fondée sur l'unité et

la cohésion des peuples grecs, tout en évoquant l'apogée et la fin d'un monde, celui de l'

Orient disparu, L' Odyssée quant à elle évoque un retour chez soi, marqué du Nostos27. C'est l'

« épopée » d'un individu aux frontières de lui-même, où la Métis28 et les règles d'hospitalité

sont mises au premier plan.

A son échelle, Jean de Léry raconte dans son œuvre le quotidien d'une tribu unie,

intelligente, dont l'hospitalité n'est plus à prouver, en guerre contre d'autres tribus, vouée à

l'abandon de Dieu et donc à sa fin. De plus, le trajet retour de Jean de Léry en France est lui

26. Cours de Madame Françoise Jappé, Master 1 Littérature et Langage, UBS, 2011-2012.

27. Nostos vient du Grec nostos, qui désigne la nostalgie.

28. Métis vient du Grec ancien Μῆτις / Mễtis, littéralement « le conseil, la ruse ». Dans la mythologie grecque

archaïque, Métis est la fille d'Océan et de Thétis, et la mère d'Athéna. Elle est la personnification de la sagesse et

de l'intelligence rusée.

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aussi marqué d'un certaine tristesse, son cœur étant resté auprès des ''sauvages'', et cela associé

à une traversée océanique plus que mouvementée, fait de son œuvre vue sous ce jour, un récit

digne d'une aventure homérique...

Ne pouvant remonter à l'aube des récits de voyage, on peut cependant chercher

plus en amont ce qui pousse l' homme dans une telle entreprise : voyager et écrire ce voyage.

À l'origine de toutes les explications, c'est sans nul doute un intérêt prédominant pour

l'ailleurs et pour l'Autre. Ce que l'on nomme plus communément la curiosité. À ce propose,

Joël Soler souligne qu' « au second siècle, la curiosité a été analysée par Plutarque comme un

facteur de décentrement du sujet, comme une tendance à la dispersion, qui éloigne l'individu

de lui-même »29. La curiosité est ce qui définit le comportement d'un individu ayant un grand

intérêt pour quelque chose. Ce trait de caractère est souvent assimilé à un sentiment négatif, se

rapprochant du désir, de la convoitise, ''brouillant'' parfois l'esprit du curieux. Dans cette

conception religieuse, Jean de Léry se retrouve lui-même lorsqu'il dit : « Or combien que je

confesse (nonobstant ma curiosité) n'avoir point si bien remarqué tous les animaux de ceste

terre d'Amerique que je desirerois »30. Il ''confesse'' ici sa curiosité.

Et il ne nie pas ce même sentiment alors qu'il s'embarque pour le Mexique, à la découverte

et à la rencontre d'autres peuples à convertir au calvinisme : car il part, dit-il, « tant pour la

bonne volonté que Dieu m'avoit donnée dès lors de servir à sa gloire, que curieux de voir ce

monde nouveau »31.

Aussi, Joël Soler dans Lecture nomade et frontières de la fiction dans les Métamorphoses

d'Apulée, évoque un fait majeur et constant au processus d'écriture du voyage ; celui d'une

« rencontre de l'altérité » et ce d'aussi loin que remontent les premiers récits de voyage, en l'

occurrence L' Odyssée qui, comme il le dit: « offre un terrain d'étude privilégié des modèles

culturels qui président à sa représentation, figure inversée du Grec civilisé »32. Jean Roudaut

parle de L'Odyssée comme le modèle absolu d'une quête, racontée dans les termes d'une

29. Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, op. cit., p.20.

30. Jean de Léry, op. cit., Préface, p.273.

31. Ibid., p.112.

32. Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, op. cit., p.19.

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navigation.33 C'est effectivement sur ce modèle que ce sont établis bon nombre de romans et,

parallèlement, de récits de voyage. Marie-Christine Gomez-Géraud dit très justement à ce

sujet : « L'élargissement des horizons géographiques autant qu'un nouveau désir de

connaissance expliquent une tendance qui marque franchement le XVIe siècle ; le récit de

voyage participe directement à cette entreprise épistémologique et se donne pour ambition de

constituer le miroir de l' Ailleurs. »34

Loin d'avoir la prétention de se dépeindre en héros représentatif d' Ulysse au-delà des âges,

Jean de Léry décrit cependant ses aventures en mer comme des exploits à tendance héroïque :

passages indispensables du départ et retour des confins des mers, en quête d'une vérité à

teneur humaniste. Et c'est par cette quête de vérité revendiquée qu'il parvient à faire accepter

ses aventures comme pur produit de la réalité, en les incorporant à un récit de voyage

revendiqué comme authentique :

Je vis, je me trouvay, cela m' advint […]. Finalement asseurant ceux qui

aiment mieux la vérité dite simplement que le mensonge orné et fardé de

beau langage, qu'ils trouveront les choses par moy proposées en ceste

histoire non seulement veritables, mais aussi aucunes […] dignes

d'admiration35.

Il est à noter que le récit de voyage, dominé par la figure rhétorique de la variatio, ne fait pas

directement sens : il ne respecte pas un schéma pré-établi, pré-tracé, cernant une intrigue

principale et son dénouement, qu'un romancier aura – dans la plupart des cas – déjà en tête.

Un récit de voyage au contraire, se doit de retranscrire les faits tels qu'ils sont apparus lors du

voyage, même si un point de vue est toujours un point de vue subjectif cela va sans dire, et de

les retranscrire presque spontanément, par une description qui se veut objective, dénuée de

jugement, ou de fiction manipulée. Cela entraîne pourtant un problème dans le travail

d'écriture ; une œuvre pour pouvoir être lue, et afin de ne pas perdre son lecteur, a tout intérêt

à offrir un minimum de structure. En ce qui concerne le récit de voyage, cette structure se

trouve caractérisée par divers éléments : les transitions, les titres aux chapitres, les

33. Dictionnaire des genres..., op. cit., p.646.

34. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.45.

35. Jean de Léry, op. cit., Préface, p.98-99.

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interventions de l'auteur au sein du texte qui replacent l'enjeu du voyage, sont autant de points

essentiels au bon déroulement de la lecture.

Ainsi Sylvie Requemora parle d'une technique du récit de voyage qui sert « essentiellement

de modèle de vraisemblance et de cadre original »36. Marie-Christine Gomez-Géraud évoque

une « conscience littéraire qui anime le projet des auteurs de la bibliographie des voyages »37.

Il y aurait donc, dans l’œuvre viatique, une écriture qui se conforme à « des règles et des

modèles repérables » propres à ce genre.

Lorsque Sylvie Requemora étudie Les Amours de Pistion œuvre de Du Périer38, elle fait cas

des topoi du récit viatique, tels que l'étude de la faune et de la flore, les relevés

météorologiques et géographiques, les sentiments du voyageur, les comparaisons d'un monde

à l'autre, d'une espèce à l'autre, l' étude des mœurs, et bien souvent les préjugés

ethnocentriques, que nous ne retrouvons cependant pas chez Jean de Léry. Pour le reste,

l'auteur se rapproche fidèlement de ce genre viatique par l'emploi de la plupart des motifs que

nous venons de voir : Jean de Léry consacre les chapitres X, XI et XII de son œuvre à la faune

animale du Brésil, le XIIIe à la flore, tout aussi minutieusement exposée comme on peut le

voir par exemple en ce qui concerne la description d'un arbre appelé Airy dont il décrit :

[…] les feuilles comme celles d'un Palmier, la tige garnie tout à l'entour d'

espines, aussi desliées et picquantes qu'esguilles, et qu'il porte un fruict de

moyenne grosseur, dans lequel se trouve un noyau blanc comme neige, qui

neantmoins n'est pas bon à manger, est à mon advis une espece d' hebene39.

Il revient souvent sur l'état météorologique en mer, au chapitre IV : « […] nous eusmes lors

non seulement un temps fort fascheux, entremeslé de pluy et de calme », « […] à cause de

l'inconstance des divers vents qui souffloyent tous ensemble »40, « […] la pluye qui tombe

sous et és environs de ceste ligne », « […] le soleil y est si ardent »41. Quant aux relevés

36. Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, op. cit., Chapitre de Sylvie Requemora, Du Roman au

Récit, du récit au roman, Université de Provence, p.30.

37. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.29.

38. Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, op. cit., Chapitre de Sylvie Requemora, op. cit., p.29.

39. Jean de Léry, op. cit., ch XIII, p.315.

40. Ibid., p.137.

41. Ibid., p.138.

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géographiques, ils font l'objet des chapitres V et VII du récit, largement détaillés encore une

fois comme c'est le cas pour la description de la rivière de Ganabara :

[ …] laquelle demeure par les vingt et trois degrez au-dela de l' Equinoctial,

et droit sus le tropique de Capricorne. […] elle a environ douze lieues de

long, et en quelques endroits sept ou huict de large42.

Mais le récit de voyage n'est pas fondé uniquement sur ce genre de topos. Comme le souligne

Marie-Christine Gomez-Géraud, il y a effectivement un travail d'écriture « né de l'expérience

directe » et qui « se nourrit de la copie de discours préalable suivant des agencements »43.

Alors quels sont ces agencements?

Elle parle avant tout de la part conséquente du texte préalable : c'est le recours préalable à

la bibliothèque, aux œuvres antérieures, à une réflexion quant à la mise en ordre « objective

des données du réel »44. Le texte préalable traduit aussi l’anecdote : certains moments forts du

voyage sont notés, et forment les topoi ; du moment du départ à l'émoi de l'arrivée en terre

inconnue, des maladies consécutives à la malnutrition, de la mer et de ses tempêtes.

Jean de Léry relate le périple en mer sur quatre chapitres avant son arrivée, ainsi que sur

les deux derniers chapitres de son livre. Ici encore on peut percevoir la légère influence de

''discours préalables'' tels que L' Odyssée, dont l'aventure en mer supplante celle sur terre. On

y retrouve cette manière de décrire l'océan avec tant d' émotion et de foi, et d'autant plus

lorsque Jean de Léry partage ses envolées lyriques :

Quoy que la mer par son onde bruyante,

Face herisser de peur cil qui la hante,

Ce nonobstant l'homme se fie au bois,

Qui d'espesseur n'a que quatre ou cinq doigts,

De quoy est faict le vaisseau qui le porte :

Ne voyant qu'il vit en telle sorte

Qu'il a la mort à quatre doigts de luy.

Reputer fol on peut donc bien celuy

42. Jean de Léry, op. Cit., ch VII, p.197.

43. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.31.

44. Ibid., p.33.

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Qui va sur mer, si en dieu ne se fie,

Car c'est dieu seul qui peut sauver sa vie45.

Marie-Christine Gomez-Géraud rapproche cette constance de la tempête dans les récit de

voyage d' un exemplum à :

dimension didactique: le récit propose une suite de rebondissements […]. Le

moment est venu, pour les passagers du navire de redire leur foi en Dieu seul

secours dans la détresse. Alors seulement cesse la tourmente, […], présenté

comme le signal de la bienveillance divine qui a mis fin à l'épreuve. La

tempête ne saurait donc être apparentée à un épisode jouant simplement sur le

ressort de l'aventure : en effet, épreuve qualifiante susceptible de conférer au

voyageur le statut du héros et d’autoriser ainsi son témoignage, épreuve de foi

qui résume et vérifie la démarche du pèlerin, elle est aussi parfois l'occasion

de poser un certain nombre de questions métaphysiques sur la place et l'action

de dieu dans l'univers46.

Rappelons à ce propos combien Jean de Léry était un homme de foi, et combien il ne l'oublia

pas dans ses pires moments :

Nous fusmes doncques ainsi agitez, et navigeasmes avec grandes difficultez

jusques au trezieme jour apres notre embarquement, que Dieu appaisa les

flots et orages de la mer47.

Ce thème de la tempête, perçue comme une épreuve à caractère spirituelle, est souvent associé

à une occasion de prières et de réflexions pour Jean de Léry.

Mais revenons à la teneur du ''discours préalable'' et à son utilité dans le récit viatique.

Avant le travail d'écriture, penser son récit permet de l'organiser, de l'ordonner. Marie-

Christine Gomez-Géraud nous dit :

Tel qu'il s'impose comme genre littéraire à l'époque de la renaissance, le récit

45. Jean de Léry, op. cit., p.119.

46. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.37.

47. Jean de Léry, op. cit., p.115.

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de voyage privilégie l'imitation et la copie de textes préalable. Le livre est le

lieu d'élection où trouver les éléments qui permettront d'ordonner, de

comprendre et d'interpréter le spectacle du monde, que le seul regard du

voyage ne saurait décoder. En ceci, le texte se veut avant tout reconnaissance

et célébration de l'ordre des choses – voire conjuration du désordre ou de

l’erreur48.

C'est en sens qu'est présentée politiquement L' Odyssée qui, déjà, ordonnait les éléments.

Il est aisé d'entrevoir dans les récits de la Renaissance une certaine tendance à ordonner le

monde, un peu à la manière de Jean de Léry pour qui chaque découverte est minutieusement

détaillée autant qu'organisée, sévèrement, par chapitre. Il ne mêle pas la description physique

des Indiens à l'alimentation, les animaux, les arbres, les coutumes ; chaque thème est bien

séparé de l'autre, et le détail de chacun révèle une vision du monde anthropocentrique, comme

le précise Marie-Christine Gomez-Géraud. Outre cette façon de voir le monde, cela révèle

aussi un désir « de montrer le monde comme un espace organisé malgré sa complexité,

composés d'éléments identifiables malgré leur nombre »49. Peut être est-ce là un moyen de

rassurer – qui du lecteur ou de l'auteur ? – et de rappeler qu'au delà des terres connues, même

sur des terres hostiles, le monde n'est qu'un.

Revenons à présent aux topoï du genre viatique : Jean Roudaut rappelle que l'un

des critères principaux du Récit de voyage se retrouve aussi en ce que « la personnalité du

narrateur n'est pas toujours l'essentiel du récit de voyage »50. En effet le lecteur ne tend pas à

la découverte de l'auteur, comme c'est le cas pour d'autres genres littéraires, mais bien à la

découverte de ce que dit l'auteur, à travers son propre rapport au monde et son talent littéraire.

Il ajoute que la matière du Récit de voyage est « principalement constituée par l 'étude des

mœurs » : les modes de vie, les déplacements ''cartographiques'', le sens de l'hospitalité selon

les cultures, sont autant d'éléments relatés par l'auteur pour un lecteur. Ces caractères typiques

se retrouvent chez Jean de Léry, qui consacre des paragraphes entiers à l'étude minutieuse des

48. Jean de Léry, op. cit., p.., p.44.

49. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.47.

50. Dictionnaire des genres..., op. cit., p.639.

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coutumes des peuples rencontrés ; leur mode de vie fait l'objet de plusieurs chapitres (IX-XII-

XIV-XV-XVII), tandis que le sens de l'hospitalité observé chez les Tauaüpinambaours est

traité fidèlement dans le XVIIIe chapitre intitulé Ce qu'on peut appeler loix et police civile

entre les sauvages : comment ils traittent et reçoivent humainement leurs amis qui les vont

visiter : et des pleurs et discours joyeux que les femmes font à leur arrivée et bien-venue.51 Le

tire à lui seul, apporte déjà la preuve du sens de l'hospitalité de cette tribu indienne.

Enfin, le motif du péril n'est pas à exclure des thèmes récurrents rencontrés dans ce genre

viatique, et ce même motif nous le retrouvons effectivement aussi dans Histoire d'un Voyage

faict en la Terre de Bresil : outre le danger que représente la mer, il y a aussi ceux présents sur

la terre. Jean de Léry met parfois ce péril en avant, comme c'est le cas lorsqu'il décrit le

crocodile :

[…] j' ay ouy dire aux vieillards, qu'allans par pays ils sont quelquesfois

assaillis, et ont fort affaire de se deffendre à grans coups de flesches contre

une sorte de Jacaré, grans et monstrueux52.

Ce motif du péril est repris quelques pages plus loin, alors que l'auteur s'est égaré dans la

nature avec deux de ses compagnons :

[…] voyant sur le costau un lezard beaucoup plus gros que le corps d'un

homme, et long de six à sept pieds, lequel paroissant couvert d'escailles

blanchastres, aspres et raboteuses comme coquilles d'huitres, l'un des pieds

devant levé, la teste haussée et les yeux étincelans […], craignans

neantmoins si nous nous enfuiyons qu'il ne nous courust plus fort que nous,

et que nous ayant attrapez il ne nous engloutist et devorast53.

Mais encore une fois, on ne peut prêter à Jean de Léry, de caractère trop modeste, le besoin d'

héroïciser sa personne, comme le font bon nombre d'autres auteurs de récits de voyages. Il

s'agit simplement pour ce pasteur, de rappeler la toute puissance divine. Dans le cas du

crocodile diabolisé, Jean de Léry ajoute :

51. Jean de Léry, op. cit., p.439.

52. Ibid.., p.264.

53. Ibid., p.269.

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Partant nous, qui ayans eu l'une de nos peurs, n'avions garde de courir apres,

en louant Dieu qui nous avoit delivrez de ce danger, nous passasmes outre54.

C'est encore Dieu, selon Jean de Léry, qui sauve les marins des tempêtes, non pas un acte

héroïque invraisemblable :

Quant à nous, après qu'en telle misere que vous avez entendu, nous eusmes

demeuré, viré et tourné environ cinq sepmaines à l'entour de cest ligne, en

estans finalement peu à peu ainsi approchez, Dieu ayant pitié de nous, et

nous envoyant le vent de Nord-Nord'est, fit que le quatriesme jour de

Febvrier nous fusmes poussez droit sous icelle55.

Nous reviendrons sur cette forme d'engagement théologique plus tard. Rappelons simplement

ici, que les divers motifs propres au genre viatique se retrouvent effectivement dans Histoire

d'un voyage faict en la terre de Bresil, ainsi que nous venons de le voir.

54. Jean de Léry, op. Cit., p.269.

55. Ibid., p.142.

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I.3. Les aspects novateurs de l'œuvre de Jean de Léry.

Après avoir tenté une approche sur la naissance du Récit de voyage en tant que genre

littéraire, et avoir défini les principaux contours de ce genre retrouvés dans Histoire d'un

voyage faict en la terre de Bresil, voyons à présent en quoi l’œuvre de Jean de Léry présente

un aspect novateur, par rapport aux récits de voyage de son temps.

L’œuvre date de 1578, nous sommes alors en pleine expansion des territoires du monde :

les découvertes géographiques officielles voient se dessiner sur les cartes de plus en plus de

terres lointaines, îles, et contours précis. Dans la seconde moitié du XVe siècle, en même

temps que les explorations vers l’Amérique commencent, la route des Indes s'ouvre et prend

l'avant de la scène en matière de récits viatiques. L’ Amérique se trouve alors largement

délaissée de l’intérêt littéraire des Français. Marie-Christine Gomez-Géraud explique ce

désintérêt par le fait que, politiquement parlant, ce continent vierge ne promettait rien tandis

que l'Orient, reconnu pour son haut degré de civilisation à ce moment en plein

épanouissement, était alors sujet à des alliances d’intérêts politiques et commerciaux56. Par

ailleurs, afin de mieux marquer l'opposition à l'Empire de Charles-Quint, François 1er s’allia

avec les Turcs, et de là naquit une relation durable entre ces deux mondes, fondée sur des

contacts solides et des échanges inter-culturels constants.

Dans cet intérêt prédominant pour l'Orient, l'histoire littéraire des voyages fut marquée d'

un événement considérable. Marchand italien du XIIIe siècle, Marco Polo parcourut la route

de la soie et vécut 17 ans en Chine au service de l'Empereur mongol Kûbilaï Khân. C'est à son

retour, dans une prison d'Italie en 1298, qu'il écrivit son célèbre Devisement du monde, dans

lequel il fait la narration de ses nombreux voyages en Chine. Son œuvre enseigne non

seulement la géographie du pays, mais aussi les traditions et coutumes asiatiques dont il fait

l'éloge. L’œuvre se présente comme une encyclopédie, un guide à destination des marchands,

un reportage aussi, par la précision des informations qu'il transmet.

56. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.10-11.

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Aussi, l'aspect religieux entre largement en compte dans cette prédominance du moyen-

orient dans la littérature française avant la Renaissance : le milieu littéraire à cette époque

était encore ancré dans ses références religieuses médiévales, qui faisaient de Jérusalem le

centre d’intérêt principal face au monde d'alors. En effet, la ville sainte fut l'objet de bon

nombre de récits de pèlerinages, qui profitèrent d'ailleurs de l'amélioration des techniques de

gravure et de l'augmentation des planches illustrées. Les récits étaient ainsi agrémentés

d'images remarquables, comme on peut le voir dans Discours du Voyage... de Jerusalem

d'Antoine Regnaut en 1573, qui contient entre autre 86 figures gravées. D'autres auteurs

connurent le succès tel que le Sieur de Villamont qui écrivit Les Voyages en 1595, Gabriel

Giraudet avec son Discours du Voyage d'Outre-mer au S.Sepulchre en 1575, et Lais Balourdet

qui écrit le Guide des chemins pour le Voyage de Hierusalem en 1601. Mais outre ces récits

de dévotion, « dans le corpus des Voyages français du XVIe siècle, la part des récits de

découverte reste faible. »57 précise Marie-Christine Gomez-Géraud. D'autant plus lorsqu'on

cherche du côté de l'Amérique, dont on relève essentiellement La Cosmographie de Levant

d'André Thévet, l'Observation de plusieurs singularitez de Pierre Belon du Mans, Des

sauvages de Samuel Champlain.

C'est en cela que Jean de Léry se démarque dans un premier temps : relatant par

écrit son voyage effectué 20 ans plus tôt, il connaît un réel succès. On est alors amené à se

questionner sur les raisons de ce succès, lorsqu'on sait le désintérêt littéraire que représentait

l'Amérique au XVIe siècle. En somme, ce succès est sans doute dû à l’association futile entre

l'aspect purement viatique, quant aux découvertes et aux aventures relatées, l'aspect

didactique, que nous verrons par la suite, et l'aspect religieux, à teneur initiatique.

Il est important de rappeler le contexte historique de la France autour de 1578 (date de la

première édition du récit) : celle-ci se voit déchirée par les guerres de religions qui opposent

catholiques et calvinistes. Même s'il n'est pas question ici d' un récit de pèlerinage, la teneur

de ce voyage au-delà de l’océan garde une teneur religieuse, puisque l'auteur s'engage, à son

départ, à introduire le calvinisme en colonisant les anciens peuples de cette nouvelle terre. Il

s'apercevra rapidement que cette conversion religieuse n'est pas envisageable chez les Indiens,

57. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.24.

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et le récit de Jean de Léry rapporte alors leurs propres coutumes et croyances de l'autre côté de

l’océan jusqu’en France, inversant le sens de l'enseignement prévu initialement. De ce fait,

l'aventure qu'il vit au Brésil supplante l'aspect théologique que l'on retrouvait dans les récits

de pèlerinages : il y a dans cette Amérique un apprentissage de l'altérité inévitable. Jean de

Léry dit lui même qu'il part « tant pour la bonne volonté que Dieu m'avait donné dès lors de

servir sa gloire, que curieux de voir ce monde nouveau »58.

Histoire d'un voyage faict en la terre de Bresil est aussi une innovation géographique :

l’œuvre parvient à intéresser le lecteur français au continent américain, et non plus à l'Orient

et aux Indes. Le récit tout entier porte sur le voyage au Brésil et ses terres inconnues, où

l'unique profit du blanc se trouve dans le commerce du bois. Pour y parvenir, le seul moyen

est de traverser l'océan encore mal connu à cette époque, qui s'ouvre sur des tribus indiennes

encore moins connues, et dont les mœurs transcendent l'exotisme oriental connu jusque là.

Cet exotisme justement, au sens grec exôtikos qui signifie ''étranger, extérieur'', c'est cet intérêt

pour l'ailleurs, pour l'autre, pour ce qui diffère de notre cadre de références habituel, tant pour

l'aspect physique que moral et géographique. L'auteur d'un récit de voyage effectué outre-

Atlantique fait preuve d'une grande innovation : il ne s'agit plus de l'exotisme oriental d'un

Marco Polo sur une civilisation autrement avancée telles que celles de la Chine et de l'Orient

du XIIIe siècle, mais d'un ailleurs étranger en tout point, inconnu au monde européen jusque

là.

Notons au passage l'aspect également initiatique de l’œuvre de Jean de Léry. En effet,

protestant convaincu, il part ainsi, revient ainsi, et tire les leçons de son voyage en lien avec sa

foi, comme il tire des leçons sur le monde et les hommes. Ce côté « apprentissage de la vie »

se retrouvera deux siècles plus tard dans les romans d'éducation, tels que Candide de Voltaire,

Gil Blas de Alain-René Lesage, dans lesquels les héros partent à la découverte tant du monde

que d'eux mêmes, pour revenir chargés de leçons et de réponses.

Pour revenir au succès du livre de Jean de Léry, l'auteur illustre aussi ses découvertes par

des gravures saisissantes (voir illustrations en annexe) représentatives des moments forts

passés avec les Indiens, ce qui n'est sans doute pas non plus étranger à son succès. Et par le

biais de ces gravures, ainsi que d'une écriture subtile et structurée, avec la mise en place d'un

regard novateur sur l'Autre, Jean de Léry use ainsi de plusieurs procédés afin de rendre son

58. Jean de Léry, op. cit., p.111-112.

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œuvre ''viable'', c'est à dire acceptable, lue, et appréciée. Il offre en réalité une sorte de

compilation, s'appuyant sur « plusieurs belles fleurs cueillies çà et là » comme il le dit dans

son advertissement de l'édition de 160059. Il y a dans son œuvre plusieurs voix qui tantôt

décrivent, tantôt portent une réflexion, et toujours innovent dans la matière viatique connue

jusque là. Il s'agit d'une « polyphonie textuelle » dit Franck Lestringant, « consciemment

élaborée et servie autant que par l'indéniable qualité littéraire d'un témoignage »60. L’œuvre,

qui se présente sous plusieurs articulations, connut un réel succès à son époque, succès réitéré

au XXe siècle avec l'arrivée des sciences humaines, l'avènement de la pensée structuraliste et,

notons-le, avec l'éloge qu'en fit Claude Lévi-Strauss.

En plus d'être un récit littéraire apportant le témoignage d'un voyage, cette œuvre

marque aussi un engagement personnel, sur lequel nous reviendrons plus tard. Commençons

par rappeler ce qu'il advint un an avant l'arrivée de Jean de Léry au Brésil. Un certain André

Thévet, moine d' Angoulême qui deviendra par la suite le cosmographe du Roi, entreprend le

voyage que fera Jean de Léry. Arrivé près des tribus, que côtoiera aussi notre cordonnier, il y

passe presque son séjour – de deux mois et demi – enfermé dans sa tente pour raisons

médicales. Il se fera pourtant l'auteur des Singularitez de la France Antarctique en 1557 où il

décrit dans un véritable inventaire le nouveau monde découvert et ses peuplades. Cette

description se présente sous la forme de rayons d'étalage, dignes d'un magasin, un peu comme

le fit Rabelais dans Exotica, et qui constituait alors le « degré zéro de la narration

pérégrine »61 dit Franck Lestringant. C'est sans doute là que réside l'une des plus grandes

nouveautés chez Jean de Léry : témoin lui aussi de cette nouvelle terre, il fait pourtant de son

voyage une réflexion plus profonde.

On observe dans cette technique du genre viatique propre à lui, et seule en son temps, le

passage de l'inventaire à l'aventure, chose notable. Franck Lestringant dit de l'écriture de Jean

de Léry qu'elle s'est « transportée du domaine des objets à celui du comportement humain, de

l'univers matériel aux réalités morales » et il dit de l’œuvre Histoire d'un voyage faict en la

59. Jean de Léry, op. cit., 1600.

60. Franck Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit., p.37.

61. Ibid., p.87.

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terre de Bresil qu'elle « pourrait être définie comme un voyage philosophique avant la lettre.

Désormais s'affirme la prédominance de l'aventure sur l'inventaire, de l'autobiographie sur le

catalogue »62. Nous voyons bien dans ce récit, et notamment au début du chapitre XVIII, dans

lequel Jean de Léry évoque la rareté des conflits chez les Tupinambas, que nous sommes loin

de l'étalage de barbarie présent dans Les Singularitez d'André Thévet : prédomine ici l'étude

des mœurs des Indiens, par un regard bien-veillant invitant à la réflexion. Cette forme

nouvelle d' humanisation – dans le sens où on s'intéresse enfin au ''sauvage'' en tant que genre

humain – dans le Récit viatique, a indéniablement contribué au succès de l’œuvre de Jean de

Léry. Et cet aspect ethnologique présent dans son œuvre fait de cette écriture singulière une

œuvre nouvelle et influente.

Par ailleurs reconnu par Claude Lévi-Strauss comme étant le premier ethnologue français,

Jean de Léry décrit ce qu'il vit avec rigueur et modestie, usant du pronom ''je'' comme seul

référent et témoin de la vérité. Il offre une nouvelle définition au verbe voir ; et tout y passe,

avec fluidité. Dans son entretien sur Jean de Léry, Claude Lévi-Strauss dit : « Et ce qui

immédiatement enchante et séduit, par rapport aux ouvrages d'un André Thévet, par exemple,

c'est la fraîcheur du regard de Léry »63. Ce pasteur, faisant certains parallélismes entre ce qu'il

voit au Bresil et ce qui existe en Europe, parvient à retranscrire ses découvertes avec un

regard neuf, et à décrire la différence dans le respect d'elle-même, intégrant l'exotisme dans

son récit comme une réalité nouvelle, autant que respectable et incontestable. Frédéric

Tinguely en dit d'ailleurs : « […] ce que la distance entre Thévet et Léry donne clairement à

voir, c'est l' « effondrement de la pensée analogique » et l'avènement du règne de la

différence »64.

Quant au regard de Jean de Léry porté sur le nouveau peuple, sur l'Autre aussi

sauvage et cannibale soit-il, il reste bienveillant, et doté d'une capacité d'analyse rare. Jean de

Léry se positionne d'emblée comme un défenseur. Défenseur des Indiens face aux mensonges,

dit-il, d' André Thévet qui n'a fait que souligner l'infériorité de ces Indiens diabolisés,

62. Franck Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit., p.88-89.

63. Jean de Léry, op. cit., entretien avec Claude Lévi-Strauss, p.6.

64. Franck Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit. p.128.

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défenseur de ce peuple face à tous car, comme il le reconnaît, il s'attacha aux Tupinambas

jusqu'à les regretter bien après son retour en France. En cela, le livre se démarque aussi par

une forme d'engagement.

Franck Lestringant, dans sa préface intitulée Léry ou le rire de l' Indien dit ceci : « […] par

son mélange de lyrisme et de défiance à l'endroit du sauvage, le livre offre un ton inédit. Léry

invente un regard. Il découvre dans l' Indien nu et anthropophage, en l'espèce le

« Toüoupinambaoult » du littoral brésilien, une altérité inouïe et combien fascinante »65.

Par tous ces aspects, l' œuvre de Jean de Léry se présente effectivement comme une œuvre

novatrice dans la littérature viatique du XVIe siècle, repoussant les limites du regard en même

temps que se fait l' éloignement géographique du voyageur, proposant une réflexion moderne

sur ce nouvel Autre dans un nouveau monde. L'auteur fait ainsi preuve de courage, à la fin de

ce siècle où les récits tendent davantage vers le profit occidental, qu'il soit commercial ou

théologique, et dans lesquels la supériorité de l'homme blanc reste de rigueur.

65. Jean de Léry, op. cit., préface de Franck Lestringant Léry ou le rire de l' Indien, p.26.

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II.

Du récit ethnographique au récit littéraire.

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II.1. Le regard scientifique d'un homme de foi.

Il y a chez Jean de Léry cette capacité littéraire remarquable : il mêle un récit

descriptif à teneur scientifique, basé sur le principe de vérité où même la foi n'ébranle pas la

neutralité du regard, à une volonté d'enseignement, cet enseignement portant autant sur la

nature que sur l'homme. Cela fait de son récit une œuvre littéraire à part entière, puisqu'il

contient en lui-même plusieurs procédés d'écriture, comme nous l'avons vu, ainsi qu'une

fraîcheur d'analyse, aux fins d'intéresser, séduire, éveiller et enseigner tout à la fois son public.

Ces analyses menées dans l'œuvre par Jean de Léry ne laissent aucun doute quant aux

capacités d'observation de l'auteur : son regard est scientifique.

Mais avant d'aller plus loin, dans notre recherche tendant à démontrer comment Histoire

d'un Voyage faict en la Terre de Bresil représente un fondement de l’œuvre viatique, et plus

généralement une œuvre incontournable de l'ethnographie, il s'agit tout d'abord de définir les

contours d'un regard scientifique.

Avant toute autre chose, le regard scientifique va chercher à décrire le cadre de son

observation : un paysage, une jungle, une population, et jusqu'à la plus petite feuille d'arbre.

C'est ce que fit très scrupuleusement le botanique Allemand Humbolt au XIXe siècle lors de

ses voyages, ainsi que le scientifique Charles Marie de la Condamine lorsqu'il descendit

l'Amazone presque deux siècles après la publication de l’œuvre de Jean de Léry.

C'est aussi un regard qui cherche à être le plus objectif et complet possible, à se débarrasser

de tout préjugé, de tout point de vue personnel. Sur ce point la démarche est double, car il

s'agit à la fois de se débarrasser du facteur culturel imprimé en soi, et de sa propre position

physique face au cadre d'observation, tout en créant un nouveau cadre le plus universel

possible. Ainsi deux personnes ne verront pas les mêmes faits d'un même point de vue. La

démarche scientifique conduit alors le regard de ces personnes à chercher une position plus

universelle, tendant à être la plus objective possible.

De plus, la démarche scientifique consiste parfois à se contredire pour se dépasser. Jean de

Léry n'hésite effectivement pas à prendre la parole de ses contemporains européens, fervents

catholiques, qui découvrent ces Indiens primitifs, afin d'entrer dans des réflexions théologico-

philosophiques plus approfondies. Le corps se déplace dans un nouveau cadre, les yeux

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observent, les doigts notent, la raison analyse. Il y a, dans cette démarche, une recherche

d’absolu et de vérité.

Nous sommes alors face à un homme de foi au regard scientifique, ce qui peut

sembler intriguant pour l'époque. Comment, à la fin de ce XVIe siècle français profondément

ancré dans le christianisme, cet auteur déjà en marge parvient-il à concevoir un monde à ce

point étranger au sien, tant dans les us et coutumes que les croyances, en y relativisant chaque

élément, au point d'aboutir à une démarche quasi ethnographique ?

En effet, à la différence de ce que notre siècle et société actuelle connaissent, il est très rare

de voir au milieu du XVIe siècle un chrétien accepter de négliger, en quelque sorte,

momentanément ses croyances religieuses le temps de s'ouvrir spirituellement à celles d'autres

hommes, pour mieux les comprendre. C'est d'autant plus rare lorsqu'on sait que ce chrétien

était pasteur, représentant direct de l' Église réformée – réputée à cette époque pour sa sévérité

face aux profanes – et que les hommes qu'il tentait de comprendre étaient nus et cannibales à

leurs heures...

Le point de départ de Jean de Léry se fait tout d'abord sur un désir profond de retranscrire

la vérité, telle qu'il l'a vue, sans artifice. C'est pour cette raison qu'il emploie le pronom

personnel ''je'' tout au long de son récit. Il légitime ainsi l'écriture de son aventure, aventure

dont il présente l'objectif dès le début du 1er chapitre :

[…] mon intention et mon sujet sera en ceste histoire de seulement déclarer

ce que j'aye pratiqué, veu, ouy et observé tant sur la mer, allant et retournant,

que parmi les sauvages Ameriquains, entre lesquels j'ay fréquenté et demeuré

environ un an66.

Le ton est donné : il s'agira, avant tout autre chose, du réel. Et ce souci de remettre la vérité au

grand jour fera office d'axe principal dans l’œuvre. Il en informe largement le lecteur dans sa

préface, écrivant entre autre exemple :

[…] si quelqu'un, di-je, trouve mauvais que, quand ci-apres je parleray de la

66. Jean de Léry, op. cit., p.105.

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façon de faire des sauvages (comme si je voulais faire valoir), j'use si

souvent de ceste façon de parler, Je vis, je me trouvay, cela m'advint67.

Par ailleurs, cette attention concentrée sur la vérité se voit autant dans la teneur du récit que

par son support, puisque Jean de Léry, ayant pris ses notes sur le lieu même de ses aventures,

les écrivit ''d'ancre de Bresil''. Il évoque cette encre dès les toutes premières lignes de sa

préface, ce qui a pour effet d'accentuer l'aspect véridique de son œuvre – véridique : en ce

qu'elle rapporte la vérité avec exactitude, et véritable en ce qu'elle rapporte la vérité avec

sincérité – en prévenant aussitôt le lecteur que toutes remises en cause seraient malvenues :

[…] monstrant les mémoires que j'avois, la pluspart escrits d'ancre de Bresil,

et en l'Amerique mesme, contenant les choses notables par moy observées en

mon voyage : joint les récits que j'en faisois68.

Comme le souligne Franck Lestringant : « On reconnaît ici l'affirmation d'un discours de

Vérité »69. Cette encre de Brésil est en fait une encre de couleur rouge « qui fait trace et

conserve en séchant la couleur de son origine (et) apporte la preuve d'une réalité inouïe, celle

du Brésil des mangeurs d'hommes. […] Les pièces citées par Léry sont fiables, c'est entendu :

l'encre devient le témoin incontestable de ce qui fut »70 précise encore Franck Lestringant. Le

''pau brasil'' est en effet un arbre à la sève rouge, qui servait durant le Moyen Âge à faire de la

teinture ou de l'encre. Celle-ci pose la matière concrète, au sens littéral et scientifique du

terme.

En ce qui concerne la légitimité du vécu, le récit est principalement orienté autour du

champ lexical du verbe ''regarder''. Ici l'auteur voit ce qu'il vit, et dit ce qu'il voit. Il utilise

sans cesse le sens de la vue, ainsi qu'on peut l'observer entre autre exemple au chapitre

II : « […] que non seulement je vis par plusieurs fois, les vagues sauter et s'eslever par dessus

le Tillac de nostre navire »71, « […] je veux bien encore déclarer le moyen duquel j'ay veu

67. Jean de Léry, op. Cit.., p.98.

68. Ibid., p.61-62.

69. Franck Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit., p.6.

70. Ibid., p.5-6.

71. Jean de Léry, op. cit., p.117.

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user aux matelots pour les avoir »72, « […] je veux aussi discourir, tant sur ce que j'ay observé

touchant la façon de vivre des sauvages, que des autres choses singulières et incognues par

deçà, que j'ay vues en leur pays »73 Il dit encore, au chapitre V : « Et parce que ce furent les

premiers sauvages que je vis de pres, vous laissant à penser si je les regarday et contemplay

attentivement, encore que je reserve à les descrir et depeindre au long en autre lieu plus

propre »74. Jusqu'à la fin de son récit, ces termes ''voir'' et ''regarder'' sont les fils conducteurs

et les supports garants de ses écrits. Pour bien transmettre des connaissances, il s'agit de

savoir bien regarder.

C'est sans nul doute ainsi que nous pouvons rapprocher la méthode de Jean de Léry d'une

démarche scientifique : il sait se placer sous un angle de vue suffisamment universel,

impersonnel, pour étudier avec rigueur ce qui se trouve en face de lui. On constate ici les

prémices de l'ethnologie, puisque Jean de Léry opère des comparaisons, donne des

explications, effectue des parallèles entre les deux univers au travers desquels il évolue,

cherche à ordonner et à structurer ses découvertes dans des chapitres chronologiques et

classifiés.

Michel Jeanneret souligne l'importance de ce regard chez l'auteur : « Nous voici parvenus

au cœur de la méthode de Léry. Son activité fondamentale […] est celle du regard. La relation

qu'il instaure avec les phénomènes, pendant son voyage, est tout entière commandée par

l’œil »75. En véritable scientifique, Jean de Léry touche des yeux ce qu'il voit et pointe un

doigt sur les détails, sans les inventer, en les décrivant – la plupart du temps – seulement. Ce

regard, fil conducteur du récit, s'avère être non seulement le plus neutre possible, mais aussi

être un regard neuf. Jean de Léry voit plus loin, plus profondément, que ses prédécesseurs

égocentriques, préoccupés à faire des liens avec leur références propres quand ils ne passent

pas le reste du temps à établir des hiérarchies, suggérant sans cesse la supériorité de l'homme

blanc chrétien, généralisant tout et son contraire. Le regard novateur de Jean de Léry est un

regard neutre, simple : vrai, qui se rapproche par son action de celui des ethnologues et

scientifiques contemporains, soit cinq siècles plus tard...

Il n'invente rien et met en place, pour apporter des preuves à l'appui – en plus de l' ''encre

72. Jean de Léry, op. cit., p.132.

73. Ibid, p.237.

74. Ibid., p.148-149.

75. Franck Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit., p.116.

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de Brésil'', un certain nombre de gravures, comme celle de la famille Tupinamba76 sur laquelle

nous voyons poser un homme et une femme qui tient son enfant, souriant dans ses bras,

comme le décrit Jean de Léry :

Vray est que pour remplir ceste planche, nous avons mis aupres de ce

Toüoupinambaoults l'une de ses femmes, laquelle suyvant leur coustume,

tenant son enfant dans une escharpe de cotton, l'enfant au reciproque, selon

la façon aussi qu'elles les portent, tient le costé de la mere embrassé avec les

deux jambes : et aupres des trois un lict de cotton, fait comme une rets à

pescher, pendu en l'air, ainsi qu'ils couchent en leur pays77.

Le tout reposant dans une ambiance paisible et fertile, avec la présence de fruits au premier

plan. Une autre de ses gravures représente un portrait du combat entre les sauvages

Touoüpinambaoults et Margajas Ameriquains78. Sur celle-ci, on peut voir au premier plan la

guerre entre les tribus, tandis qu'à l'arrière plan se déroule une scène quotidienne des

Tupinambas.

Le propre de Jean de Léry reste la minutie avec laquelle il fait ses descriptions. Marie-

Christine Gomez-Géraud écrit à ce propos : « Certains s'attachent à décrire les coutumes

étrangères avec une précision très neuve. […] Jean de Léry se livre à une description

minutieuse du rituel cannibale chez les Indiens Tupinambas »79, rituel sur lequel nous

reviendrons plus loin. Ce procédé est vérifiable à chacun de ses chapitres de découvertes : le

III pour les poissons, le IV pour le nouveau continent, le VII pour la géographie, le VIII et le

IX pour les Indiens et leur alimentation, etc... Bref, il dresse un véritable inventaire, logique et

détaillé, de tous ces éléments nouveaux pour des occidentaux : il structure et littéralise tout, en

laissant un aspect brut et véritable aux choses. La technique de Jean de Léry est un art. Michel

Jeanneret dit de lui qu'

76. cf annexe : gravure Jean de Léry, n°1, intitulée « Famille Tupinamba à l'ananas », issue de Jean de Léry, op.

cit., p.213.

77. Jean de Léry, op. cit., p.227.

78. cf annexe : gravure Jean de Léry, n°2, intitulée « Portrait du combat entre les sauvages Touoüpinambaoults et

Margajas Ameriquains », issue de Jean de Léry, op. cit., p.339.

79. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.50.

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il s'attarde avec tant d'attention aux détails des apparences, des fait et gestes,

que les ethnologues reconnaîtront en lui un maître, pour la précision de son

information documentaire. Pas de flou ni d'omission, qu'il s'agisse des

animaux ou de la végétation, des moeurs alimentaires ou des pratiques

guerrières, c'est, à chaque page, la même vigilance, la même qualité

d'observation respectueuse devant la réalité telle quelle80.

Il n'y a qu'à voir le chapitre XIII dans lequel il décrit très précisément tous Les arbres, les

herbes, racines, et fruicts exquis que produit la terre du Bresil, ainsi qu'est noté le titre. Il

détaille ainsi un végétal nommé Aouai :

[…] qui put et sent si fort les aulx, que quand on le coupe ou qu'on en met le

feu, on ne peut durer aupres : et a ce dernier quasi les fueilles comme celles

de nos pommiers. Mais au reste son fruict (lequel ressemble aucunement une

chastaigne d'eau) et encore plus, le noyau qui est dedans, est si venimeux

que qui en mangeroit il sentiroit soudain l'effect d'un vray poison81.

Il serait trop long de tout reprendre ici tant les exemples sont multiples, mais il faut retenir de

ces descriptions un tel souci du détail visuel, qu'il éloigne par lui-même la tentation de

mensonge ou d'invention.

Ainsi chez Jean de Léry, de la géographie aux coutumes en passant par la faune et la flore,

chaque découverte est recensée précieusement. Marie-Christine Gomez-Géraud parle de cette

évocation très détaillée des nouveautés en précisant que : « La richesse du monde oblige donc

à cette mise en ordre patiente et raisonnée qui fait de la relation de voyage le laboratoire

ouvert du traité de botanique ou de zoologie. »82 Ainsi se présentent les découvertes de Jean

de Léry, c'est à dire de manière composée, authentique et scientifique. Claude Lévy-Strauss

dit : « […] rien de ce qu'il entend ni de ce qu'on lui raconte ne lui gâche l'œil, si je puis dire.

C'est proprement extraordinaire. Il conserve intacte sa capacité de voir »83. Le regard

focalisant de Jean de Léry fait le voyage en ce sens : des yeux à l'objet d'étude, ce qui est aussi

80. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op.cit., p.118-119.

81. Jean de Léry, op. cit., p.316.

82. Marie-Christine Gomez-Géraud, écrire..., op.cit., p.49.

83. Sur Jean de Léry, entretient avec Claude Lévy-Strauss, propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni,

Jean de Léry, Histoire... op.cit., p.9.

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propre à une démarche scientifique, ici bien en avance pour son temps.

Frédéric Tinguely, évoque l'auteur ainsi : « prudent comme de coutume, il préfère s'en tenir

au fameux principe d'autopsie, lequel lui interdit toute généralisation de ce genre »84. Le terme

d'autopsie est tout à fait approprié quant à la méthode de Jean de Léry. Jusque là, la tendance

était plutôt inverse : des auteurs de Récits de voyage tel qu'André Thévet ont fait le ''voyage''

dans l'autre sens ; non pas de l’œil à l'objet mais de l'objet à la généralité. Savoir observer

pour bien voir est pourtant essentiel lorsqu'on prétend être cosmographe, que l'on relate des

découvertes par écrit. Or André Thévet – que Jean de Léry ne cesse d'accuser de menteur – n'a

rien vu, ou pas grand chose n'ayant passé que trois mois au Brésil dont la plus grande partie

du temps alité. Il se permet pourtant, dans sa cosmographie, de porter un jugement sans le

fonder, et de ternir l'image des Indiens, par pure subjectivité.

Si, lorsqu'on parle de récits de voyage, on s'attend avant toute chose à des descriptions

sincères, alors avec Jean de Léry on est comblé, par le regard objectif qui est le sien.

Étonnement comblé, même, lorsqu'on sait que l'auteur fut un religieux convaincu, c'est à dire

initialement amené à se référer à ses propres fondements chrétiens, eux-mêmes très éloignés

des croyances indiennes...

Deux éléments du récit de Jean de Léry sont représentatifs de son incroyable capacité

d'analyse des peuples dans toute leur authenticité, et ce faisant, sans se voir handicapé par les

valeurs religieuses qui l'ont formé : il s'agit des chapitres consacrés à la nudité et à l'

anthropophagie des Tupinambas. Le chapitre VII se charge de la description, fidèle, véritable

et étonnante de la part d'un homme de foi, du corps de l'Indien : c'est à dire de sa nudité. Il

commence par préciser que les Indiens :

n'estans point plus grans, plus gros, ou plus petits de stature que nous

sommes en l'Europe, n'ont le corps ny monstrueux ny prodigieux à nostre

esgard85.

et de continuer à relater plus loin :

Quant à leur couleur naturelle, attendu la région chaude où ils habitent,

84. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op.cit., p.134.

85. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.211.

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n'estans pas autrement noirs, ils sont seulement basanez, comme vous diriez

les Espagnols ou Provençaux86.

Rappelons là-dessus que nous sommes au XVIe siècle, que la traite des hommes noirs en tant

qu'esclaves est en plein essor.

L'auteur raconte ensuite comment les Indiens vivent nus :

Au reste, chose non moins estrange que difficile à croire à ceux qui ne l'ont

vu, tant hommes, femmes qu'enfans, non seulement sans cacher aucunes

partis de leurs corps, mais aussi sans monstrer aucun signe d'en avoir honte

ny vergongne, demeurent et vont coustumierement aussi nuds qu'ils sortent

du ventre de leurs meres87.

… et il expose le détail de leur pilosité, précisant que les femmes Tupinambas s'épilent

entièrement le corps :

Premierement outre ce que j'ay dit au commencement de ce chapitre qu'elles

vont ordinairement toutes nues aussi bien que les hommes, encor ont-elles

cela de commun avec eux de s'arracher tant tout le poil qui croist sur elles

que les paupieres et sourcils des yeux88.

Le ton est neutre, le vocabulaire est précis, la description est fidèle et se justifie par la gravure

''Famille de Tupinambas''89. Chez Jean de Léry se dessine la méthode que nous nommons

aujourd’hui la méthode scientifique : à partir d'un cadre d'observation, il fait un constat, le

plus juste et rationnel possible, qu'il retranscrit par écrit. C'est encore plus frappant lorsqu'il se

consacre à la description Des Bonites, Albacores, Dorades, Marsoins, poissons volans, et

autres de plusieurs sortes que nous vismes et prismes sous la zone Torride90 tel qu'il intitule

son chapitre III. Il y décrit sans cesse et avec cette même rigueur, chaque espèce rencontrée

86. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.212.

87. Ibid., p.212-213.

88. Ibid., p.228-229.

89 cf annexes : gravure Jean de Léry, n°1, intitulée « Famille Tupinamba à l'anans », issue de Jean de Léry, op.

cit., p.213.

90. Jean de Léry, Histoire..., op. cit., p.127.

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sur le bateau. Ainsi par exemple, lorsqu'il observe un poisson-volant :

Il est de forme assez semblable au haren, toutesfois un peu plus long et plus

rond, a des petits barbillons sous la gorge, les aisles comme celles d'une

Chauvesouris et presques aussi longues que tout le corps91.

Mais c'est dans l'observation minutieuse des us et coutumes que l'auteur montre le plus de

mérite car, rappelons-le, il est parallèlement issu d'une éducation chrétienne telle qu'on peut la

voir en ce XVIe siècle. Comme la Bible l'enseigne, l'homme se doit d'être vêtu, la nudité

n'étant innocente qu'au jardin d’Éden. Or ici le corps des Indiens est entièrement nu et, il faut

bien l'accepter, n'incite nullement à la « lubricité et paillardise »92 comme le précise l'auteur.

On pourrait, sur un plan théologique, être amené à les rapprocher à juste mesure, des

Adamites : ces hommes nostalgiques du Jardin d’Éden qui vivaient nus, innocents et libres.

Mais nous reviendrons sur ces points – délicats pour le pasteur qu'est Jean de Léry – par la

suite.

Plus surprenant encore est la retranscription que fait Jean de Léry des scènes de

cannibalisme auxquelles il assiste lors de son séjour au Brésil. Il en parle au chapitre XV, qu'il

intitule très justement Comment les Ameriquains traittent leurs prisonniers prins en guerre, et

les ceremonies qu'ils observent tant à les tuer qu'à les manger.93 L'auteur explique par des

termes précis, usant d'un vocabulaire neutre, comment les prisonniers sont traités puis

mangés :

Or cependant apres qu'avec les autres il aura ainsi riblé et chanté six ou sept

heures durant : deux ou trois des plus estimez de la troupe l'empoignans, et

par le milieu du corps le lians avec des cordes de cotton, ou autres faites de

l'escorce d'un arbre qu'ils appellent yvire, laquelle est semblable à celle du

Til de par deçà, sans qu'il face aucune resistance, combien qu'on luy laisse

les deux bras à delivre, il sera ainsi quelque peu de temps pour mené en

trophée parmi le village94.

91. Jean de Léry, Histoire..., op. cit, p.128.

92. Ibid.,, p.234.

93. Ibid., p.354.

94. Ibid., p.355.

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Il y a ici encore une véritable prouesse ethnographique. Partant d'une chose largement

condamnée par l' Église telle que l'anthropophagie, et stupéfiante sans nul doute pour le

modeste cordonnier qu'il est dans son pays, Jean de Léry n'en reste pourtant pas moins

l'observateur consciencieux que nous connaissons, et garde son sens du détail, allant jusqu'à

faire une parenthèse sur l'écorce d'un arbre au moment où l'on s'y attend le moins. La scène se

voit détaillée ainsi :

Vray est qu'estans estendus par terre à cause des nerfs et du sang qui se retire,

on les voit un peu formiller et trembler : mais quoy qu'il en soit, ceux qui font

l'execution frappent ordinairement si droit sur le test de la teste, voire sçavent

si bien choisir derriere l'oreille, que (sans qu'il en sorte gueres de sang) pour

leur oster la vie il n'y retournent pas deux fois95.

Alain Trouvé, professeur au lycée Chateaubriand, dit, au sujet de cette pratique cannibale qui

s'en suit, que Jean de Léry « la dépeint souvent avec une espèce de neutralité distante, selon

un point de vue qui mériterait pour le coup d'être qualifié de quasi ''ethnographique''. La scène

du meurtre du prisonnier est ainsi décrite sous un angle très technique »96. L'auteur expose

sous tous les angles, le cadre d'observation parvenant à être universel comme nous l'avons vu,

il prend même le point de vue du prisonnier, qui raconte :

[…] J'ay moy-mesme,vaillant que je suis, premierement ainsi lié et garrotté

vos parens […] J'ay mangé de ton pere […] J'ay assomé et boucané tes

freres : bref, adjoustera-il, J'ay en général tant mangé d'hommes et de

femmes, voire des enfans de vous autres Toüoupinambaoults, lesquels j'ay

prins en guerre, que je n'en sçaurois dire le nombre97.

Et toujours aussi simplement, l'auteur décrit plus loin la cuisson du mort, dont il n'omet aucun

détail :

Or toutes les pièces du corps, et mesmes les trippes apres estre bien nettoyées

sont incontinent mises sur les Boucans, aupres desquels, pendant que le tout

95. Jean de Léry, Histoire..., op. cit., p.360.

96. Alain Trouvé, cours de première Supérieure au lycée Chateaubriand, inédit, 2004, partie intitulée Guerre et

cannibalisme.

97. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.356.

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cuict ainsi à leur mode, les vieilles femmes (lesquelles, comme j'ay dit,

appetent merveilleusement de manger de la chair humaine) estans toutes

assemblées pour recueillir la graisse qui degoutte le long des bastons de ces

grandes et hautes grilles de bois, exhortans les hommes de faire en sorte

qu'elles ayent toujours de telle viande : et en leschans leurs doigts disent,

Yguatou, c'est à dire, il est bon98.

Nous sommes bien, malgré l'horreur que peut susciter la scène, dans le registre de la

description purement technique, dénuée de toute émotion. Michel Jeanneret résume assez

clairement la chose : « La primauté du regard entraîne, dans la méthode, plusieurs points

essentiels. Si l'observation et sa restitution fidèle sont des opérations suffisantes, il s'en suit

d'abord que le fait singulier, l'événement simple peuvent être transmis sans autre justification.

Une bonne relation de voyage, pour Léry, se propose avant tout une information exacte et

ponctuelle »99. Ici, le regard prime effectivement sur l'éthique ou l'émotif.

L'absence de jugement direct voire de ressentiment ou de condamnation, par cet

homme d' Église, trouve en réalité son secret dans un procédé de distanciation, dont nous fait

part Alain Trouvé.

Jean de Léry observe et note. Son écriture, entre le moment où il assiste aux événements, le

moment où il prend ses notes, et le moment où, 20 ans plus tard, il écrit son livre, a eu elle

aussi le temps de ''voyager''. En fin observateur, il est parvenu sur le terrain

à mettre en question son propre jugement. Il sait en outre faire la part des

choses, relativiser son point de vue en confrontant le par-delà au par-deçà et

parvient dès lors à se tenir à distance de ces deux extrêmes qui ignorent la

singularité de l'Autre en voyant en lui soit un même idéal, soit un inférieur

méprisable100.

98. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.364.

99. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op.cit.,cité par Michel Jeanneret, p.116.

100. Alain Trouvé, cours de première Supérieure au lycée Chateaubriand, inédit, 2004, partie intitulée Une

vision nuancée du Nouveau Monde : un « bréviaire de l'ethnologue » ?

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... analyse Alain Trouvé. Il explique alors cette faculté de décentrement par trois points101 : la

prudence du doute, qui lui fait employer des tournures concessives ou des nuances comme « Il

est vray que »102, « Neantmoins »103, le sens de l'autocritique, puisque Jean de Léry n'a de

cesse de vouloir améliorer et corriger s'il le faut son œuvre, et enfin, le sens de l’auto-dérision,

étant capable de rire des Indiens autant que d'accepter leurs propres moqueries sur les

Occidentaux. Concernant la nudité des Indiens il agit de la même sorte, se mettant à distance,

allant au-delà des us et coutumes des uns et des autres.

Conscient du scandale que de telles révélations peuvent provoquer sur les lecteurs

chrétiens de France, il est amené à justifier ce qu'il voit, aux fins de le faire accepter. Alors il

use de cette distanciation, mais aussi de détours agiles : il n'approuve ni ne réprouve, en bon

scientifique quand cela est nécessaire, ne se positionnant pas, il fait ainsi part d'un

raisonnement critique. Prenons pour exemple la nudité des Tupinambas : plutôt que de la

critiquer, il recentre le sujet en plaçant sur le devant de la scène, l'excès vestimentaire des

femmes européennes :

[…] je maintien que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux tortillez,

grands collets fraisez, vertugales, robbes sur robbes, et autres infinies

bagatelles dont les femmes et filles de par-deça se contrefont et n'ont jamais

assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n'est la nudité

ordinaire des femmes sauvages104.

L'énumération volontaire de tous ces « attifets, fards, fausses perruques » etc... à la suite,

marque la pluralité. Quant à l'emploi du terme « nudité ordinaire » concernant les femmes

indiennes, il sous-entend l'aspect extra-ordinaire des surplus vestimentaires occidentaux, et

marque une rupture nette entre la description, longue, de ce que les françaises portent, et cette

nudité simple des Tupinambas, reprise par l'auteur en quelques mots.

Sans vanter cette nudité pour autant, il propose seulement une réflexion inverse à son

lecteur :

101. Alain Trouvé, op. cit.

102. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.429.

103. Ibid., p.374.

104. Ibid., p.234.

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Mais ce que j'ay dit de ces sauvages est, pour monstrer qu'en les condamnans

si austrement, de ce que sans nulle vergongne ils vont ainsi le corps

entierement descouvert, nous excedans en l'autre extremité, c'est à dire en nos

boubances, superfluitez et exces en habits, ne sommes gueres plus louables.

Et pleust à Dieu, pour mettre fin à ce poinct, qu'un chacun de nous, plus pour

l'honnesteté et necessité, que pour la gloire et mondanité, s'habillast

modestement105.

Il en va de même pour la scène d'anthropophagie, où il introduit quelques parenthèses

indispensables pour le bien-être de l'entendement chrétien de ses lecteurs, comme on le voit

au chapitre XV : « (chose horrible à ouir, et encore plus à voir) »106. Car, et il ne faut pas l'

oublier, la Bible considère le cannibalisme comme une malédiction107 et Jean de Léry,

conscient de cet aspect théologique incontournable pour son public de lecteurs français, est

contraint d'y faire face. Pour répondre à ce problème, il rapproche alors les horreurs des

guerres chrétiennes – auxquelles il a assisté durant l'été 1572 à Auxerre et qui l'ont marqué –

aux pratiques cannibales. Ainsi la cruauté se présente comme universelle, intemporelle, et non

concentrée sur ce peuple d'Indiens. Il relate les faits observés lors de cet été 1572 :

Semblablement apres qu'un nommé Coeur de Roy, faisant profession de la

Religion reformée dans la ville d' Auxerre, fut miserablement massacré, ceux

qui commirent ce meurtre, ne decouperent-ils pas son coeur en pieces,

l'exposerent en vente à ses haineux, et finalement le ayant fait griller sur les

charbons, assouvissans leur rage comme des chiens mastins, en mangerent108.

Il utilise l'adverbe « miserablement », et compare ces barbares à des « chiens mastins »

enragés, ce qui a pour effet de faire ressentir à ses lecteurs de la compassion pour ces

victimes, et de la colère pour ces bourreaux. Le problème de la cruauté, dont le sujet initial

était l'Indien cannibale, est donc subtilement déplacé. Il continue ainsi, invitant le lecteur à se

sentir autant concerné par ces actes d'horreur que ceux que l'on nomme les sauvages :

105. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.236.

106. Ibid., p.369.

107. Lévitique 26, verset 29, 2 Rois 6 verset 28.

108. Jean de Léry, Histoire..., op.cit, p.376.

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Parquoy qu'on n'haborre plus tant desormais la cruauté des sauvages

Anthropophages, c'est à dire, mangeurs d'hommes : car puisqu'il y en a de

tels, voire d'autant plus detestables et pires au milieu de nous, qu'eux qui,

comme il a esté veu, ne se ruent que sur les nations lesquelles leur sont

ennemies, et ceux-ce se sont plongez au sang de leurs parens, voisins et

compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu'en leur pays, ny qu'en l' Amerique

pour voir choses si monstrueuses et prodigieuses109.

Jean de Léry ne justifie ni ne condamne les Indiens. Il ouvre une réflexion, comme on place

un miroir , en opérant un glissement de regard sur ses proches occidentaux. Ainsi donc, pour

parvenir à cette relative neutralité et pour la transmettre, chose plus dure, à ses lecteurs

concernés, il relativise, justifie, et apporte matière à réflexion. Ce qui révèle par endroit un

aspect didactique certain à l’œuvre, dont nous parlerons ensuite.

Par cette distanciation, écartant ainsi jugement et généralisation, sans renier pour

autant sa foi, Jean de Léry parvient par un coup de maître à faire accepter l'inacceptable. Le

sens du détail, son regard neutre et neuf sur ces peuples outre-Atlantique, et sans doute une

grande sagesse, lui permettent ainsi de faire connaître aux occidentaux les mœurs des Indiens

Tupinambas. Le tout par le biais d'une écriture – émanant d'une réflexion quasi philosophique

– dans laquelle apparaissent les prémices de ce qui sera nommé plus tard la ''science de

l'homme''.

Cette méthode de retranscription a donc indéniablement un caractère scientifique, comme

nous venons de le voir. Étant l'un des premiers textes consacré à l' observation minutieuse et

rigoureuse du fonctionnement d'une société étrangère, Histoire d'un Voyage faict en la terre

de Bresil se présente effectivement comme une entrée en matière de l'ethnologie, celle-ci ne

voyant pourtant le jour qu'au XVIIIe siècle. C'est par ailleurs avec ce récit en poche, que

Claude Lévi-Strauss arpentera les mêmes routes maritimes et brésiliennes que Jean de Léry

quatre siècles plus tôt, et qu'il considérera cette œuvre Histoire d'un Voyage faict en la Terre

de Bresil comme un chef d’œuvre de la littérature ethnographique. Dans un entretien avec

109. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.377.

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Claude Lévi-Strauss110, ce dernier va même jusqu'à parler « d'une connivence, d'un

parallélisme » entre leurs deux existences, tant sur le plan du voyage, que des expériences de

guerre à leur retour, et jusqu'à la ressemblance de leurs noms ''Léry'' et ''Lévi''. Évoquant l'

Histoire d'un Voyage faict en la terre de Bresil111, Claude Lévi-Strauss dit : « qu'il est on ne

peut plus moderne. Construit comme une monographie d'un ethnologue contemporain » et

insiste : « Je l'ai déjà écrit, je le répète : il s'agit vraiment là du premier modèle d'une

monographie d'ethnologue »112. L'influence qu'à eue Jean de Léry sur cet homme est

indéniable : il est allé étudier les peuples du Brésil, dont sera issu Tristes Tropiques en 1955.

Reconnu mondialement comme étant un grand ethnographe, par la précision de ses travaux

d'études sur le terrain notamment, Claude Lévi-Strauss avait non seulement lu Histoire d'un

Voyage faict en la terre de Bresil, mais en admirait de plus le contenu. Cela suffit à prouver

qu'il y a dans le regard quasi scientifique et la méthode littéraire de Jean de Léry, les prémices

de l'ethnologie. Mais l'auteur, loin de prétendre à cette science, qui n'existait d' ailleurs pas au

XVIe siècle, exprime avant tout un intérêt pour la retranscription pure, et une volonté

didactique principalement axée sur l'Autre, la nature, et parfois la religion.

110. Sur Jean de Léry, Entretien avec Claude Lévi-Strauss, propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni,p.7.

111. Jean de Léry, Histoire..., op.cit.

112. Sur Jean de Léry, Entretien... op. cit., p.8.

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II.2. Une volonté didactique.

Par ce récit à caractère ethnographique, Jean de Léry tend à transmettre des

connaissances, et à les enseigner d'une certaine manière. Ces transmissions sont d'ordre

divers : la faune, la flore, l'océan et ses poissons, les mœurs d'une civilisation sur tous points

différente, la place de Dieu dans ce monde...

Cette transmission des connaissances révèle de fait une volonté didactique qui pousse à la

réflexion. Apprendre est le propre de l'homme. Mais c'est aussi pour certains, lorsque cette

transmission de savoirs ne cible pas le bon objectif, une façon de s'approprier les choses en

tant que commerces, les hommes en tant qu'esclaves, et plus amplement de s'approprier le

monde, c'est à dire faire de ces nouveautés sa propriété propre et individuelle. Par le biais de

ce récit, Jean de Léry enseigne cet altruisme indispensable à l'âme du monde.

Pour alléguer à l'auteur une volonté didactique, commençons par définir cette notion :

qu'entendons-nous par ''didactique'' ? Il s'agit d'une sorte d'art de l'apprentissage : la

didactique étudie l'acte d'enseigner, et se trouve aujourd'hui étroitement liée aux sciences de

l'éducation. Dans son livre Du rapport au savoir, Bernard Charlot affirme qu'apprendre, c'est

entrer dans un ensemble de rapports et de processus, qui constituent un système de sens, où se

dit qui je suis, qui est le monde, qui sont les autres. Quatre siècles plus tôt, Jean de Léry

touchait déjà à cette science. Puisque s'ouvrant sur un monde nouveau totalement étranger à

ses références personnelles, l'auteur saura pourtant y mettre du sens, et s'en distancer

suffisamment pour mieux l'imprimer dans son œuvre. Il apprend lui-même, il enseigne aussi.

Les récits de voyage depuis l'Antiquité enseignent. Il n' y a qu'à prendre les plus vieux

exemples qui soient : L' Iliade et l' Odyssée d'Homère. Ces œuvres peuvent être considérées

comme des livres de morale, tendant à unifier un peuple grec dispersé, entre le XVe et le IIIe

siècle avant J-C. Ces deux récits trouvent leur origine dans la guerre de Troie. L' Iliade relate

cette guerre, fondée sur la cohésion des peuples. Quant à l' Odyssée, il s'agit d'un véritable

guide maritime. Le critique Bernard Victor soulève d'ailleurs l'idée que cette œuvre serait un

manuel de navigateur, dans le but de créer des comptoirs et des colonies. Le caractère

didactique de ces deux œuvres se trouve essentiellement sur le plan géographique, mais il est

aussi présent sur les plans politiques et philosophiques : l' Odyssée raconte l' épopée d'un

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individu témoin de toutes les facettes, où la métis et les règles d'hospitalité sont mises en

valeur tout au long du récit. L'enseignement est également interne, puisque Ulysse vit un

voyage certes lointain, mais aussi en lui-même, révélant la teneur initiatique de ce récit.

Notons que dans sa définition du Roman d'éducation, Claude Burgelin précise qu'

on a employé le terme de roman d'éducation (Bildungsroman) pour désigner

tous les récits qui décrivent les péripéties que connaît un héros dans son

apprentissage du monde et qui montrent les leçons qui en sont tirées. […] on

nous conte l'aventure d'un héros qui sort de l'adolescence et qui expérimente

l'efficacité ou les limites de son pouvoir sur le monde113 .

A propos d'initiation, Jean de Léry ne part-il pas à l'âge de 20 ans pour faire face, à travers la

rencontre des Indiens, à ses propres limites d' homme et de pasteur, dans un nouveau monde

où le christianisme n'a pas sa place ? C'est une véritable initiation à la vie à laquelle Jean de

Léry fait également face. Frédéric Tinguely va également dans ce sens lorsqu'il dit, reprenant

l'épisode au début du chapitre IV dans lequel Jean de Léry affronte une tempête au cœur de l'

océan : « Métamorphosé de la sorte en crête tempétueuse, l'équateur ne peut être franchi

qu'au prix d'une traversée infernale à caractère proprement initiatique »114.

Pour en revenir aux œuvres antiques, que sont l' Iliade et l' Odyssée : la civilisation reste le

sujet central à ces deux œuvres, tout est construit sur ce thème. Dans l' Odyssée, la Phéacie se

présente comme une société basée sur la réciprocité et la reconnaissance de l'Autre, à l'inverse

de l'incivilité des Cyclopes. Or : « être humain, c'est être dans l'échange »115, et non pas être

dans l'appropriation personnelle du monde et de ses trésors, pour son seul intérêt. On

retrouvera cette notion d'échange, essentielle à toute civilisation, avec Claude Lévi-Strauss

lors de son séjour avec les Indiens du Brésil entre 1935 et 1939, qu'il rapporte dans sa thèse en

1949 : Les structures élémentaires de la parenté, et six ans plus tard dans Tristes tropiques.

Jean de Léry détaille si bien ces échanges et cette ouverture sur l'Autre que le lecteur se

voit accepter docilement cet enseignement philosophique. De son côté, icône de la fin du XIIIe

siècle, Marco Polo aussi nous apprend beaucoup sur l'Orient, ses coutumes et ses routes, sur

113. Dictionnaire... op. cit., p.707.

114. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op.cit., cité par Frédéric Tinguely, p.137.

115. Cours de Madame Françoise Jappé, Master 1 Littérature et Langage, UBS, 2011-2012.

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l'exemple que représente la civilisation orientale pour l'Occident. Un autre voyageur mérite

d'être cité ici : Nicolas de Nicolay, auteur des Navigations et Pérégrinations en 1568: il fut

entre autre le premier à décrire la ville d'Alger, et voyagea dans de nombreux pays, autour de

1551. Ses descriptions « débordent, elles aussi, le cadre de l'expérience individuelle pour

mener une réflexion sur l'Empire turc et son extension possible : la description de l'espace

étranger tourne alors au traité géopolitique »116 dit Marie-Christine Gomez-Géraud à son sujet.

André Thévet prend part lui aussi à cette volonté didactique dans ses Singularitez de la

France Antarctique117, en 1557. Pour prendre l'exemple le plus concret, il apprend au lecteur

les cinq zones du pôle Nord au pôle Sud en passant par l'équateur, en lui faisant utiliser sa

main : « La main senestre au soleil levant, les doigts estendus et separez l'un de l'autre […]

fleschissez-les et courbez un chacun en forme d'un cercle »118. Frank Lestringant parle de ce

« truc pratique, que le lecteur est invité à répéter d'après le geste du démonstrateur, (qui)

rappelle ces enseignements que l'on trouve dans les manuels de navigation et les routiers

maritimes du temps, accompagnés parfois de modèles en papier découpés »119. André Thévet

introduit ainsi dans son livre plusieurs cartes, précises, sur lesquelles nous retrouvons par

exemple l'emplacement de l'île des Français au Brésil, ou encore la description géographique

de la rivière Guanabara120

Jean de Léry de son côté, transmet aussi la science de la navigation par le biais de la voie

céleste, comme on le voit au chapitre IV par exemple :

Ainsi sans intervalle, nous singlasmes de nostre bon vent de Nord-Nord'est,

jusques à quatre degrez au-delà de la ligne Equinoctiale. De là nous

commençâsmes de voir le Pole Antarctique, lequel les mariniers de

Normandie appellent l' Estoile du Su : à l'entour de laquelle, comme je

remarquay dés lors, il y a certaines autres estoiles en croix, qu'ils appellent

aussi la croisée du Su. Comme au semblable quelque autre a escrit, que les

premiers qui de nostre temps firent ce voyage, rapporterent qu'il se voit

tousjours pres d'iceluy Pole Antarctique, ou midi, une petite nuée blanche et

116. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.26.

117. André Thévet, Les Singularitez de la France Antarctique, Paris, les héritiers de M. de la Porte, 1557

118. Ibid., p.97-98.

119. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op.cit., p.100.

120. cf annexes : n° 5 et 6.

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quastre estoiles en croix, avec trois autres qui ressemblent à nostre

Septentrion121.

Il y a ici effectivement une réelle volonté d'enseigner la topographie de terrain ainsi que l'art

de la navigation, par cette démarche explicative. Par ailleurs, André Thévet s'intéresse aux

progrès de la colonisation : usant de sa culture littéraire plus que de ses propres yeux, il n' a de

cesse d'en dire ce qu'il pense, par rapport à la supériorité de l'homme blanc sur les autres

peuples outre-Atlantique. Cela démontre en quelque sorte aussi une volonté d'enseigner un

rapport de force entre les hommes.

Mais mis à part ce regard dévalorisant qu'ont certains voyageurs sur les peuples étrangers,

la plupart des explorateurs qui ont rédigé leurs aventures ont bien dans leur intention le fait

d'apprendre quelque chose à ceux qui ne voyagent pas, et de leur enseigner, dans une certaine

mesure, le monde nouveau. C'est ce que pense aussi Michel Jeanneret lorsqu'il dit :

« Explorateurs, ils se tiennent disponibles à l'ensemble des phénomènes et jettent sur le

monde, autant qu'il leur appartient, un regard libre de préjugés. Écrivains, ils se proposent la

restitution précise des données observées […]. Leurs ouvrages se proposent notamment de

servir de guide aux voyageurs »122. Rappelons ici, que Claude Lévi-Strauss est parti au Brésil

à la rencontre des Indiens, avec le récit de Jean de Léry en poche... Le Récit de voyage dans

son ensemble dispense des « leçons de géographie, d'histoire, d'ethnologie, de linguistique »123

précise Jean Roudaut, et ces leçons que le lecteur est libre de prendre ou non, se manifestent

de différentes manières.

Lorsqu'on a étudié les sciences de l'éducation, on sait qu'il existe trois postures

complémentaires qui théorisent la réussite d'un enseignement. Premièrement, le procédé de

distanciation, qui soulève l'idée que la réussite des apprentissages est possible quand le sujet

qui apprend devient capable de réinvestir, dans des contextes variés, un savoir acquis par

ailleurs. Deuxièmement, le procédé d' autonomisation, qui démontre la capacité d' user de son

intelligence sans l'appui d'un élément extérieur, d'avancer seul, de savoir contrôler le

développement de sa propre intelligence au monde. Et enfin, le procédé d'émancipation :

lorsque celui qui apprend est capable de se détacher de l'habitus, c'est à dire de certitudes

121. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.143-144.

122. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op.cit., p.110.

123. Dictionnaire des genres..., op. cit., p.640.

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acquises durant sa vie. Ce travail, loin d'être évident et pourtant essentiel, se trouve abouti

dans l’œuvre de Jean de Léry : nous avons vu qu'il se met à distance de l'objet d'observation,

et parvient à l'intégrer dans divers contextes. Il est aussi capable de réfléchir par lui-même,

faisant fi des enseignements culturels et religieux qu'il a assimilé jusqu'alors dans son pays

natal. Il se trouve de cette façon entièrement apte à partager ses connaissances.

La finalité du travail d'écriture de Jean de Léry reste la transmission de ses

découvertes. Les descriptions précises qu'il fait, les termes techniques qu'il emploie, l'ordre

par lequel il aborde les choses, la structure de son récit, tout fait sens.

Son récit est divisé en 22 chapitres, respectivement composés comme suit : le chapitre I

pour le départ. Le chapitre II, III, IV, et V pour l'aventure en mer : celle qui comprend

l'embarquement, les rencontres en mer, les îles et les poissons, les tempêtes et ses

conséquences sur l'équipage. Le VI pour leur arrivée au fort de Coligny, et le comportement

de Villegagnon. Le VII pour la description des lieux alentours. Le VIII pour la description des

Indiens. Le IX pour leur alimentation. Le X, XI, XII pour la faune, le XIII pour la flore, le

XIV pour la pratique de la guerre, le XV pour celle du cannibalisme. Le XVI pour l'aspect

religieux des Indiens, le XVII pour les pratiques sexuelles des Indiens, le XVIII pour leur

civisme. Le XIX pour les soins et funérailles. Le XX pour le colloque entre

Touoüpinambaoults et Toupinenkin. Enfin, le XXI et le XXII pour le retour périlleux, en

bateau jusqu'en France. Cette suite de chapitres a un sens. Certes, il y a celui d'ordonner le

récit dans un souci de faciliter au lecteur l'intégration de nouvelles données. Mais ce descriptif

documentaire suit aussi un ordre bien défini : la mer d'abord, puis les hommes, la faune, la

flore, les coutumes, le retour. En d'autres termes, l'ordre dans lequel Jean de Léry a vécu, à

peu de choses près, son aventure, ce qui la rend d'autant plus réaliste. Mais c'est aussi la

retranscription d'un ordre pré-établi selon la Bible : la toute puissance divine en premier lieu,

ensuite vient l'homme, puis l'animal et le végétal, ainsi cet ordre tel qu'on le trouve dans les

deux premières pages de l'Ancien Testament, concernant la genèse.

Et à y regarder de près, chaque catégorie est elle-même divisée en sous-catégories : ainsi

par exemple, dans sa description de la mer, qui recouvre les cinq premiers chapitres, Jean de

Léry commence en introduisant les raisons exactes qui le poussèrent à entreprendre ce voyage

sur l'océan. Puis il évoque le début de la traversée, qu'il place d'emblée sous le signe du

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danger. Ensuite, il offre un inventaire très détaillé des poissons, de leur goût, pour après

revenir à l'aventure et aux inconstances de l'océan. Et, en observant d'encore plus près l'une de

ces sous-catégories, on en constate encore d'autres, qui semblent elles aussi faire sens entre

elles et dans leur déroulement. Par exemple lorsque Jean de Léry décrit les poissons, au

chapitre III, il commence curieusement par décrire les poissons-volant. Or nous sommes au

tout début de cette traversée en mer, dont l'étendue immense fascinait et continue de fasciner,

encore aujourd'hui, même les plus grands navigateurs. Alors dans ce XVIe siècle, l'auteur

semble vouloir rapidement émettre une sorte de lien apaisant, entre cet océan encore très mal

connu et la terre dont il provient. Plus que cela, le poisson volant, créature de Dieu pour ce

pasteur, représente ce lien qui unit l'eau – poisson – à l'air – volant –, sous-entendant la terre

comme lien invisible, en troisième élément naturel.

Jean de Léry poursuit cette description de la faune aquatique en opérant, notons-le

également, une gradation dans la taille des animaux qu'il choisit de décrire, telle une montée

en puissance de cette nature nouvelle, prévenant l' approche d'un monde d'autant plus

surprenant. On constate cette gradation également dans le chapitre X qui s'intitule Des

animaux, venaisons, gros lezards, serpens, et autres bestes monstrueuses de l'Amerique.124 Il y

a un véritable ordre établi et structuré dans son récit, qu'il justifie régulièrement, comme pour

recadrer son discours. Il nous dit ainsi, dans l'introduction de son chapitre VIII dans lequel il

s'attarde sur la description du physique des Indiens : « En premier lieu doncques (à fin que

commençant par le principal, je poursuive par ordre) »125. Par ailleurs, bien des titres de

chapitres sont eux-mêmes largement représentatifs de l'aspect ordonné de son récit : le

chapitre VIII dans lequel il décrit les Indiens est intitulé Du naturel, force, stature, nudité,

disposition et ornements du corps, tant des hommes que des femmes sauvages Bresiliens,

habitans en l' Amerique, entre lesquels j'ay frequenté environ un an. Ce titre est long, et relate

à lui seul l'essentiel ; on sait en le lisant déjà presque tout : les Indiens, en osmose avec la

nature, sont forts, charismatiques, et nus. La gravure qu'il en fait, intitulée ''Guerrier-bourreau

à la massue et archer''126 illustre parfaitement ses propos. Il en va de même pour le chapitre

IIII intitulé De l'Equateur ou ligne Equinoctiale : ensemble des tempestes, incontances des

vents, pluye infecte, chaleurs, soifs et autres incommoditez que nous eusmes et endurasmes

124. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.256.

125. Ibid., 210-211.

126. cf annexes : n°3.

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aux environs et sous icelle.127 On se doute ainsi fort avant même d'entamer ce chapitre, que

leur traversée ne fut pas un moment de repos. Il y a aussi une organisation, un sens de lecture

prédisposé au sein de ces titres : Comment les sauvages se traitent en leur maladies :

ensemble de leurs sepultures et funerailles : et des grands pleurs qu'ils font apres leurs

morts.128 Comme le souligne justement Marie-Christine Gomez-Géraud, l'univers de Jean de

Léry est « un univers organisé »129.

On retrouve une structure ordonnée du récit dans chaque partie de son œuvre, cette

structure reposant parfois aussi sur le principe rassurant des analogies : il fait en effet des

parallèles fréquents entre les animaux d'ici et de là-bas, entre certains aspects – physiques

notamment – des Indiens et des Français, entre le monde marin et le monde terrestre. Enfin,

concernant l'organisation du récit, il faut remarquer que ce pasteur-humaniste termine son

livre sur des chapitres consacrés à une réflexion théologique, au langage et aux coutumes

civiles. Après-tout, c'est son Dieu qui le fit partir : puis sa rencontre avec les Indiens, les

animaux et la végétation le firent grandir, et à son retour, tout cela le fit réfléchir. Ainsi se

trouve régi l'ordre des chapitres dans son œuvre. Il ne tarit pas d'éloge non plus quant aux

valeurs telles que la générosité des Indiens, leur franchise et leur simplicité, qu'il relève en

utilisant les anecdotes, plus rapides et plus utiles pour retranscrire un moment chargé

d'émotion, traduisant une nature profonde chez les Indiens.

Jean de Léry veut transmettre ses expériences et connaissances. Il apporte donc à

son lecteur une forme d'apprentissage. Il s'agit pour lui d'enseigner oui, mais d' enseigner le

Vrai, la Vérité à laquelle il tient tant, comme il le répète suffisamment dans son œuvre. Il

impose très vite cette volonté de placer la vérité avant tout, dès sa préface lorsqu'il évoque le

livre d' André Thévet :

Asavoir que ce livre des Singularitez est singulierement farci de mensonges

[…]. Mais quant en ceste presente année 1577. lisant la Cosmographie de

Thévet, j'ay veu que il n'a pas seulement renouvelé et augmenté ses premiers

127. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.173.

128. Ibid., p.468.

129. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.46.

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erreurs, mais, qui plus est […], avec des digressions fausses, piquantes, et

injurieuses, nous a imposé des crimes ; à fin, di-je, de repousser ces

impostures de Thévet , j'ay esté comme contraint de mettre en lumiere tout le

discours de nostre voyage130.

Réparer les mensonges et erreurs de son prédécesseur... et mettre au grand jour la Vérité,

finalement : c'est la principale motivation de Jean de Léry, qui « hay la menterie et les

menteurs »131. Et durant toute son œuvre il ne se lassera pas de digressions personnelles, de

parenthèses ou d' analepses, pour remettre en ordre et en lumière les réalités physiques des

Indiens, entre autre exemple. On le voit au chapitre V lorsqu'il décrit longuement le corps et

les parures des Tupinambas :

Je reserve aussi à refuter cy apres l' erreur de ceux qui nous ont voulu faire

accroire que les sauvages estoyent velus132.

Il va plus loin encore ; il se refuse de défendre sans fondement ou de mettre en avant

systématiquement les Indiens Tupinambas. Il écrit ce qu'il a vu et appris là-bas, sans

diaboliser à la façon d' André Thévet, mais sans idéaliser non plus. Il prend soin de rester

objectif, tant dans son jugement intellectuel, que dans sa morale religieuse. A l'inverse de son

prédécesseur un an plus tôt. Michel Jeanneret résume ce profond différend entre les deux

hommes lorsqu'il dit : « Autant Léry était respectueux et curieux de la nouveauté, autant

Thévet affiche parfois de rigidité et d'étroitesse. Au nom des valeurs européennes et des

lumières de la foi, il se pose en juge et, pour qualifier les Indiens, accumule les épithètes

méprisantes »133. Et de conclure : « A travers l'opposition de Léry et Thévet se joue un

problème de grande portée : c'est la vision du monde à la Renaissance qu'il s'agit ; c'est d'

épistémologie […] qu'il est question. »134.

Effectivement, lorsque Jean de Léry se contente de rendre une scène vécue sans artifice,

dans le respect d'elle-même et sans jugement direct, il en observe ainsi le plus petit détail et

130. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., préface p.63.

131. Ibid., préface p.93.

132. Ibid, p.149.

133. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit.,cité par Michel Jeanneret, p.122.

134. Ibid, p.124.

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opère une sorte de ''zoom'' littéraire, allant de l’œil à l'objet d'étude. André Thévet lui, fait d'un

détail une généralité universelle et immuable, aussi noire et marquée d'idées préconçues soit-

elle. C'est ce que montre aussi l'exemple sur la nudité des Indiens : alors qu'André Thévet la

condamne sans retour, Jean de Léry l'explique, justifiant celle des femmes en rappelant

qu'elles ne sont pas des tentatrices.

Or il s'avère qu'André Thévet avant lui – ayant, rappelons-le, à peine passé quelques jours

au contact des Indiens – en avait dressé une image dévalorisante, avançant que les femmes

nues du Brésil incitaient à la lubricité. Jean de Léry conteste ses propos et, nous l'avons vu

précédemment, va largement évoquer ce problème que pose la nudité aux chrétiens. Depuis

son propre point de vue, l'auteur d' Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil enseigne le

relativisme : il permet au lecteur français du XVIe siècle d'observer les événements sous un

jour nouveau. Voici la finalité première de cet aspect didactique propre à Jean de Léry : tendre

à véhiculer une réalité depuis longtemps salie.

L'aspect didactique de l’œuvre se révèle également par l'esprit critique de son auteur,

capable de défendre la religion chrétienne autant que la nudité des étrangers. On touche ici à

un enseignement plutôt moraliste. Jean de Léry dit à ce propos :

Ce n'est pas cependant que contre ce que dit la saincte Escriture d'Adam et

Eve, lesquels apres le peché, recognoissans qu'ils estoyent nuds furent

honteux, je vueille en façon que ce soit approuver ceste nudité […]. Mais ce

que j'ay dit de ces sauvages est, pour monstrer qu'en les condamnans si

austerement, de ce que sans nulle vergongne ils vont ainsi le corps

entierement descouvert, nous excedans en l'autre extremité, c'est à dire en nos

boubances, superfluitez et exces en habits, ne sommes gueres plus louables.

Et pleust à Dieu, pour mettre fin à ce poinct, qu'un chacun de nous, plus pour

l'honnesteté et necessité, que pour la gloire et mondanité, s' habillast

modestement135.

Jean de Léry évoque la double nature des choses, à l'image du poisson-volant, et il évoque la

juste mesure : il en appelle à la modestie des occidentaux. Il continue de croire que la nudité

est condamnable par Dieu, mais que la vanité du surplus vestimentaire l'est tout autant. Le fait

est que Jean de Léry, dans cette nature sauvage du Brésil, retrouve l’œuvre de Dieu : il ressent

135. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.236.

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l'union fusionnelle entre la religion et la nature. Dieu est présent partout, que ce soit sur

l'Océan, dans la forêt, ou auprès de la tribu indienne qu'il côtoie. Qu'importe si celle-ci se

promène aussi innocemment nue qu'un nouveau-né. Il rappelle le Psaume 104 du Livre

Premier quand il écrit:

O Seigneur Dieu que tes œuvres divers

Sont merveilleux par le monde univers :

O que tu as tout fait par grande sagesse !

Bref, la terre est pleine de ta largesse136.

Le psaume 104 dit justement : « Que tes œuvres sont nombreuses, ô Éternel ! Tu les as toutes

faites avec sagesse. La terre est pleine de tes richesses. »137

A la fois moraliste et homme de foi, rien ne semble incompatible autour de lui à ses yeux.

Il n'hésite pas, parfois, à faire fi de toute morale préconçue pour laisser éclater son indignation

face aux aberrations du monde occidental. Il en va ainsi lorsqu'il évoque l'horreur des guerres

de religion, ou plus simplement le ridicule et l’hypocrisie des pratiques françaises... Jean de

Léry sort donc quelquefois de son cadre d'observateur scientifique, pour devenir un véritable

moraliste, et enseigner à sa manière des valeurs absentes chez l'homme blanc. Ainsi, il place l'

''Autre'' comme maître d’enseignement : c'est alors cet étranger qui apprend qui nous sommes,

profondément. Moraliste aussi en ce qu'il rappelle régulièrement le Bien dans chaque action,

et qu'il voit la présence de Dieu partout : il ancre son texte dans certaines références à la

Bible, dont les Psaumes, et n'hésite pas à rappeler la toute puissance du créateur, surtout dans

des moments de dangers tels que les tempêtes en mer.

Fin observateur à caractère ethnographique, moralisateur parfois, il se fait aussi professeur.

Et, en tant que professeur pluridisciplinaire, il enseigne toutes sortes de matières : de l'art

culinaire aux coutumes des Tupis, dont la nudité s'avère leur être bénéfique et saine, comme il

l'expose au chapitre VIII :

136. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.334.

137. La Sainte Bible qui comprend l'Ancien et le Nouveau Testament, traduits des textes originaux par J.N.

Darby, nouvelle édition, Bibles et publications Chrétiennes, 1992, Psaume 104, p.617.

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Vray est que pour pretexte de s'en exempter et demeurer tousjours nues, nous

allegant leur coustume, qui est qu'à toutes les fontaines et rivieres claires qu'

elles rencontrent, s'accroupissans sur le bord, ou se mettans dedans, elles

jettent avec les deux mains de l'eau sur leur teste138.

Il transmet aussi à son lecteur les savoir-faire des Indiens : en cuisine, comme le montre cet

exemple au chapitre IX dans lequel il présente une sorte de recette culinaire à la mode Tupis :

Apres cela et pour l'apprester ces femmes Bresiliennes ayans de grandes et

fort larges poesles de terre […] les mettans sur le feu, et quantité de ceste

farine dedans : pendant que elle cuict elles ne cessent de la remuer avec des

courges miparties139.

L'auteur fait de même pour l'art de la chasse, du troc entre tribus, des soins : il détaille comme

des guides à suivre chaque étape nécessaire à la réalisation de chaque chose du quotidien des

Indiens. Et, plus amplement, il apprend le langage Tupi : on aurait assez de matière ici pour

faire un dictionnaire du vocabulaire qu'il traduit, comme ''leripés'' pour dire ''huitres''140, ''Y-

aci''141 pour la lune, ''boüre'' pour ''collier''142, ''conomi-miri''143 pour désigner les petits garçons,

etc... et jusqu'à un inventaire des poissons sous leur nom Indien au chapitre XII.

Plus que simple observateur, Jean de Léry enseigne ainsi sur la nature : les

plantes, leurs textures et leur goûts, leurs utilisations médicinales ou culinaires, si bien que le

lecteur peut ainsi en reconnaître beaucoup sans les avoir jamais vues. Il enseigne la théologie,

dispense sa morale, tout en apprenant au lecteur à adopter un point de vue – déjà – humaniste,

le tout sous le fil conducteur de la vérité.

Jean de Léry apprend à ceux qui, ne voyageant pas, ne voient pas. Il use de sa plume pour

faire le lien entre les deux mondes, comme un navire reliant les deux continents. Il va ainsi

138. Jean de Léry, Histoire..., op.cit , p.232.

139. Ibid., p.238.

140. Ibid., p.207.

141. Ibid., p.219.

142. Ibid., p.230.

143. Ibid., p.233.

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même au-delà de cette finalité didactique : il appelle réellement à la réflexion. Histoire d'un

Voyage faict en la Terre de Bresil est « une relation qui invite au questionnement, au-delà de

l'information didactique qu'elle est censée délivrer »144, conclut Alain Trouvé.

L’œuvre de Jean de Léry peut être effectivement assimilée à un récit de voyage, faisant

partie intégrante de ce genre littéraire, par tous les aspects que nous avons vus. Un récit de

voyage pourtant bien différent de ceux que l'on connaît du XVIe siècle et d'avant : il y a un

aspect étrangement novateur, voire précurseur, dans l'écriture de Jean de Léry et dans sa

méthode d'observation - retranscription, qui fait de lui le père de l'ethnologie, reconnu jusqu'à

ce jour par les plus grands tels que Claude Lévi-Strauss. Son regard scientifique associé à une

forte volonté didactique, nous propose plus qu'un guide en région amazonienne. C'est une

véritable œuvre littéraire, qui pousse au voyage, à la réflexion, à l'altruisme et à l'humanisme

d'une manière générale. Mais une œuvre qui est aussi parfois sujet à polémiques, touchant de

près aux valeurs religieuses notamment, les frôlant sans véritablement aller à l'encontre de

celles-ci. Il s'agit à présent de nous pencher sur cet autre aspect davantage littéraire de

l’œuvre.

144. Alain Trouvé, op. cit., partie conclusion.

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II.3. L' engagement personnel dans une écriture littéraire.

À travers son œuvre, Jean de Léry opère une transmission : la communication

d'observations, de savoirs, sur une culture différente. Aussi, nous venons de le voir, il peut être

considéré comme l'un des pères de l'ethnographie. Mais son récit va au-delà de cette approche

scientifique ou didactique.

Il y a dans cette œuvre un véritable travail d'écriture, qui en fait une œuvre littéraire

complète, d'autant plus que par l'effet de glissements permanents entre observations et

réflexions, Jean de Léry porte un regard engagé indéniable, ce qui entraîne l'élargissement de

la teneur du livre. Ces glissements peuvent être assimilés à des changements de point de vue,

ce qui implique de préciser qu'il arrive effectivement à l'auteur, de quitter son habit d'

ethnographe-scientifique, et avec cela son objectivité, pour endosser d'autres rôles, de fait

moins objectifs. Tantôt celui de pasteur, tantôt celui de philosophe, quelques fois celui de

juge, ou de sage.

Mais derrière chacun de ces multiples rôles, il y a toujours l'auteur. Il s'agit ici pour nous de

relever l'engagement personnel de Jean de Léry, par l'emploi qu'il fait d'une écriture

spécifique, à la tonalité variée, où il exprime sur un mode nouveau sa perception de l' Autre, et

du monde dans son ensemble.

Il dépasse ainsi son rôle d'écrivain objectif, observateur d'un peuple nouveau, et

l'engagement dont il fait alors preuve mérite qu'on s'y attarde un moment. Michel Jeanneret

explique :

L'information géographique ou ethnographique n'est jamais anonyme ; elle

est fondée sur la participation intime du sujet ; elle se dégage de scènes

vécues, se mêle à des anecdotes et des souvenirs. En quoi la revendication

d'objectivité doit être atténuée. L'engagement personnel peut même être si

intense que la perception affective prend parfois le relais ; le sentiment –

admiration, peur, réprobation, tendresse, nostalgie... – couvre alors le fait

brut et le modifie. C'est un des charmes de Léry, précisément, que l'

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alternance d'observation rigoureuse et d'adhésion passionnée145.

En l’occurrence, la revendication de Jean de Léry est bien plus celle de la Vérité que de

l'objectivité, dont il parle peu, si l'on accorde bien une différence entre ces deux termes.

Dans cet engagement personnel, où il est question a posteriori d'un point de vue davantage

subjectif, le récit se fait alors l'écho d'une double voix : à la fois spirituelle et philosophique.

L'auteur amène indubitablement à réfléchir et à sentir.

Ce double éveil que l'écrivain propose au lecteur, est encouragé et légitimé par cette

alternance dont nous parle Michel Jeanneret : entre une observation rigoureuse et une

adhésion passionnée. L'exemple de l'une de ses observations les plus rigoureuses reste celle

du rite cannibale ; il est question ici d'un point de vue strictement descriptif, professionnel par

son objectivité, comme nous l'avons vu lors de notre chapitre précédent. Or sur ce même

thème – de l'anthropophagie – Jean de Léry, dans un même temps prend réellement position

contre les crimes commis au nom des religions en Occident. Crimes bien plus barbares dont il

parle dans l'appendice, au chapitre XV bis intitulé Des cruautez exercées par les Turcs, et

autres peuples : et nommément par les Espagnols, beaucoup plus barbares que les Sauvages

mesmes. Jean de Léry y décrit avec véhémence les massacres de Huguenots, hommes et

enfants :

Mais, ô choses du tout espouvantables, les petis enfants n'ont-ils pas esté

rostis, et les hommes enterrez tous vifs ? Mesme un corps mort a esté trouvé

tout découpé, et toutes les playes remplies de sel : l'ayant les meschans, par

ceste invention de Satan, ainsi cruellement fait mourir146.

Afin de mieux encore marquer sa défense des peuples Indiens face aux accusations

chrétiennes, quant à leurs pratiques ''sauvages'', Jean de Léry choisit de relater un peu plus

loin les massacres observés lors de la Saint Barthélémy : la « sanglante tragédie » comme il le

dit, du 24 août 1572. Mais il ne se contente pas simplement de décrire l'horreur observée, ici :

il implique directement le lecteur comme témoin, par le procédé d'interrogations négatives,

incitant l’acquiescement du public. Il raconte ainsi :

145. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. Cit., cité par Michel Jeanneret, p.117.

146. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.582-583.

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Car entre autres actes horribles à raconter, qui se perpetrerent lors par tout le

Royaume, la graisse des corps humains, qui d'une façon plus barbare et

cruelle que celles des Sauvages et des Turcs, furent massacrez dans Lyon,

apres estre retirez de la riviere de Saone, ne fut-elle pas publiquement venduë

au plus ofrant et dernier encherisseur ? Les foyes, cœurs, et autres parties des

corps de quelques uns ne furent-ils pas aussi mangez par les furieux

meurtriers, dont les enfers ont horreur ? Semblablement apres qu'un nommé

Cœur de Roy, faisant profession de la Religion reformée dans la ville

d'Auxerre, fut miserablement massacré, ceux qui commirent ce meurtre, ne

découperent-ils pas son cœur en pieces, l'exposerent en vente à ses haineux,

et finalement l'ayant fait griller sur les charbons assouvissans leur rage

comme chiens mastins, en mangerent ?147

Lorsqu'il évoque la raison de la nudité des Indiens, il procède de la même manière : « Ne

voilà pas une belle et bien pertinente raison ? »148

Jean de Léry use régulièrement de ce procédé d'implication du lecteur tout au long de son

récit. Ainsi il ajoute un grand nombre de questions, de parenthèses, de digressions du type :

« (comme vous mesmes jugerez apres l'avoir entendu) »149, et d'expressions récurrentes :

« (comme j'ay dit) »150, « Que dites-vous la dessus »151 comme pour inciter le lecteur à rester

attentif, à tenir un rôle, à s'associer, en quelque sorte, dans une réflexion commune à celle de

l'auteur.

Autre procédé employé régulièrement par Jean de Léry afin de conduire son lectorat à une

réflexion plus profonde, que par le simple biais d'une description passive : le recours aux

anecdotes. Bon nombre d'anecdotes sont reprises dans le livre de Jean de Léry, et elles font

toutes sens. Il y a par exemple celle du vieillard, qui parle du bois de Brésil : par un jeu de

questions – réponses, Jean de Léry prend la voix de cet homme, symbole de sagesse, pour

démontrer le vice et l’incohérence de l'homme blanc en ce monde, ainsi que son besoin

matérialiste et irrationnel d'appropriation des éléments, contre son propre intérêt trop souvent.

L'auteur transmet cette leçon de vie, perception philosophique et quasi spirituelle du monde,

147. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.583-584.

148. Ibid., p.232.

149. Ibid., p.278.

150. Ibid., p.275.

151. Ibid., p.140.

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ainsi :

[…] il y eut une fois un vieillard d'entre eux , qui sur cela me fit telle

demande : que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c'est à dire François

et Portugais, veniez de si loin querir du bois pour vous chauffer ? N'en y a-il

point en vostre pays ? A quoy luy ayant respondu qu'ouy, et en grande

quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni mesmes du bois de

Bresil, lequel nous ne bruslions pas comme il pensoit, ains […] que les

nostres l'emmenoyent pour faire de la teinture, il me repliqua soudain : Voire,

mais vous en faut-il tant ? Ouy, lui di-je, car […] y ayant tel marchand en

nostre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire mesme […] de

cousteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n'en avez jamais

veu par deça, un tel seul achetera tout le bois de Bresil dont plusieurs navires

s'en retournent chargez de ton pays. Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes

merveilles. Puis ayant bien retenu ce que je luy venois de dire, m'interrogant

plus outre dit, Mais cest homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il

point ? Si fait, si fait, luy di-je, aussi bien que les autres. Sur quoy, comme ils

sont aussi grands discoureurs, et poursuyvent fort bien un propos jusques au

bout, il me demanda derechef, Et quand doncques il est mort, à qui est tout le

bien qu'il laisse ? A ses enfans, s'il en aet à defaut d'iceux à ses freres, seurs,

ou plus prochains parens. Vrayement, dit lors mon vieillard (lequel comme

vous jugerez n'estoit nullement lourdaut) à ceste heure cognois-je, que vous

autres Mairs, c'est à dire François, estes de grands fols : car vous faut-il tant

travailler à passer la mer, sur laquelle […] vous endurez tant de maux, pour

amasser des richesses ou à vos enfans ou à ceux qui survivent apres vous ? La

terre qui vous a nourris n'est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous

avons […] des parens et des enfans, lesquels, comme tu vois, nous aimons et

cherissons : mais parce que nous nous asseurons qu'apres nostre mort la terre

qui nous a nourri les nourrira, sans nous en soucier plus avant nous nous

reposons sur cela152.

Le vieillard se questionne sur la nécessité qu'à l'homme blanc à venir chercher si loin, et par

un trajet si périlleux, tant de bois du Brésil. Jean de Léry insère cette idée de vieillard –

philosophe, lorsqu'il dit : « Sur quoy, comme ils sont aussi grands discoureurs, et

poursuyvent fort bien un propos jusques au bout ». Après en avoir entendu la raison

commerciale, le vieil homme se questionne alors sur la nécessité de ce commerce en gros, de

152. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.311-312.

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ce désir de fortune, pour l'homme blanc qui, comme tout être humain, finira par mourir. Jean

de Léry replace une seconde fois le vieillard en position de sage : « (lequel comme vous

jugerez n'estoit nullement lourdaut) ». Ce vieil Indien finit par conclure ce débat en pointant

du doigt la folie des hommes blancs, avides de richesses, prêts à détruire toutes les forêts pour

leur seul gain personnel153. Quoi de plus fort et toujours à propos en notre troisième

millénaire, en vérité ?

Par cette allégorie du vieux sage, Jean de Léry dénonce indirectement le matérialisme,

l'envie, et l'avarice des Occidentaux, qui est effectivement un péché condamnable par Dieu.

L'auteur enchaîne ensuite sur une digression forte, pleine de sens, et assumée cette fois,

faisant un parallèle entre le comportement malhonnête des hommes de foi tel que

Villegagnon, et la sincérité des Indiens :

Parquoy suyvant ce que j'ay dit ailleurs, que les Toüoupinambaoults haïssent

mortellement les avaricieux, pleust à Dieu qu'à fin que ils servissent desjà de

demons et de furies pour tourmenter nos gouffres insatiables, qui n'ayans

jamais assez ne font ici que succer le sang et la moelle des autres, ils fussent

tous confinez parmi eux. Il falloit qu'à nostre grande honte, et pour justifier

nos sauvages du peu de soin qu'ils ont des choses de ce monde, je fisse ceste

digression en leur faveur154.

Assimilant ces ''avaricieux'' à des vampires, Jean de Léry s'engage : il dénonce, ose, se

positionne. Le témoin n'est plus neutre, l'information donnée est orientée et assumée.

Comme nous l'avons dit plus haut, dans l'écriture de Jean de Léry, on trouve deux

voix. C'est aussi ce que pense Alain Trouvé lorsqu'il parle de « […] deux instances et par

conséquence deux registres de discours dans HV : une voix qui dénonce, accuse, se scandalise

ou s'épouvante, et une voix qui louange, ou qui sait se faire complice voire

compassionnelle »155.

Observons la première de ces deux voix : Jean de Léry fait effectivement preuve d'un

153. cf annexes : gravure n°4.

154. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.312-313.

155. Alain Trouvé, op. Cit., p.99.

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raisonnement critique, dans le sens où il rationalise sa pensée en prenant du recul, s'oriente sur

le questionnement, remet en cause les préjugés et l'opinion publique, et argumente son point

de vue. Sans pouvoir clairement affirmer que les pratiques des sauvages – nudité,

cannibalisme, athéisme – font sens, il se positionne cependant en leur faveur, apportant des

arguments par une structure littéraire axée sur la réflexion. Ainsi au sujet de la nudité, il donne

un premier argument pour contrecarrer la critique de ceux qui pensent que face à tant de

femmes nues, l'homme se voit tenter :

Toutesfois avant que de clorre ce chapitre, ce lieu-ci requiert que je responde,

tant à ceux qui ont éscrit, qu'à ceux qui pensent que la frequentation entre ces

sauvages tous nuds, et principalement parmi les femmes, incite à la lubricité et

paillardise. Sur quoy je diray en un mot, qu'encores voirement qu'en apparence

il n'y ait que trop d'occasion d'estimer qu'outre la deshonnesteté de voir ces

femmes nues, cela ne semble aussi servir comme d'un appast ordinaire à

convoitise : toutesfois, pour en parler selon ce qui s'en est communement

apperceu pour lors, ceste nudité ainsi grossiere en telle femme est beaucoup

moins attrayante qu'on ne cuideroit156.

Ce premier argument portant sur le fait que, d'une part en tant qu'homme de foi, il ne s'est pas

lui-même penché sur le corps de la femme pour mesurer le degré de séduction de celle-ci,

soutient-il du moins, et d'autre part sur le fait que ces femmes vivant effectivement nues au

quotidien, cette nudité se voit ancrée dans leur norme et usages de vivre, donc acceptable

puisque acceptée par tous, au Brésil.

Il en donne ensuite un second argument, basé sur la comparaison avec les femmes

occidentales qui s'avèrent être bien plus tentatrices que les Indiennes, par l'utilisation de bon

nombre d'objets séduisants :

Et partant, je maintien que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux

tortillez, […] sont sans comparaison, cause de plus de maux que n'est la

nudité ordinaire des femmes sauvages157.

156. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.234.

157. Ibid., p.234.

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Et il termine son argumentaire sur un troisième point : celui de l'acceptation – sinon de la

légitimité – de la nudité des Indiens par Dieu, sous couvert de modestie. Et donc,

parallèlement, il soulève la condamnation de la luxure de l'occidental :

[…] ce que j'ay dit de ces sauvages est, pour monstrer qu'en les condamnans si

austerement, de ce que sans nulle vergogne ils vont ainsi le corps entierement

descouvert, nous excedans en l'autre extremite, c'est à dire en nos boubances,

superfluitez et exces en habits, ne sommes gueres plus louables. Et pleust à

Dieu, pour mettre fin à ce poinct, qu'un chacun de nous, plus pour l'honnesteté

et necessité, que pour la gloire et mondanité, s'habillast modestement158.

Ainsi, par trois arguments en leur faveur, Jean de Léry propose une réflexion sur les usages

des Indiens. Il travaille à rendre plus positive l'idée que le lecteur peut se faire de ces

étrangers, par un discours construit et orienté. Son écriture participe bien à une réflexion

philosophique rationnelle.

L'auteur se pose en témoin : le témoin d'une civilisation primitive qu'il refuse de laisser se

faire diaboliser par des hommes tels qu'André Thévet, mais aussi le témoin d'un peuple auprès

duquel il a vécu durant plusieurs mois, ressenti, partagé, et dont il a appris les coutumes sur

place. En d'autres termes, un peuple qu'il connaît aussi humainement. C'est cette lecture

interne des Touoüpinambaoults qui nous intéresse ici : elle conduit indéniablement Jean de

Léry à l'implication, à la prise de position, et donc à une défense plus ou moins rationnelle

sinon réfléchie, de ce peuple à travers son ouvrage.

Il ne peut se revendiquer neutre et s'implique, souvent, très personnellement dans ses

observations. Nous venons de le voir pour la nudité, mais il en va de même dans de

nombreuses situations. Ainsi l'auteur apporte toutes autres sortes d'observations que celles

effectuées visuellement : il ''observe'', moins objectivement de ce fait, par le goût, l'odorat, le

toucher, l’ouïe... Le sens de la vue, assimilé à raison à son observation rigoureuse, quasi

scientifique, n'est donc pas le seul sens à être employé dans les descriptions.

Il évoque le goût régulièrement : « […] ainsi sucrées nous la buvions avec grand

contentement »159, et « Touchant la chair de ce Tapiroussou, elle a presque le mesme goust que

158. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.236.

159. Ibid., p.255.

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celle de bœuf »160.

L'odorat est utilisé essentiellement dans ses descriptions de plantes : « […] il y a un arbre

en ce pays-là, lequel avec la beauté sent si merveilleusement bon, que quand les menuisiers le

chapotoyent ou rabotoyent, si nous en prenions des coupeaux ou des buschilles en la main,

nous avions la vraye senteur d'une franche rose. »161

On retrouve également le sens du toucher, dans les descriptions toujours aussi précises de

Jean de Léry : « Et de faict, ceste peau ainsi seichée et accoustrée est si dure, que je ne crois

pas qu'il y ait flesche, tant rudement descochée fust-elle, qui la sceut percer. »162.

Quant à l’ouïe, en voici un exemple lors de sa rencontre avec le crocodile : « Ainsi apres

que ce monstrueux et espouvantable lezard en ouvrant la gueule, […] soufflant si fort que

nous l'entendions bien aisément, […] et faisant plus grand bruit et fracassement de fueilles et

de branches par où il passoit »163.

Davantage que ses cinq sens, l'auteur en vient même à laisser de temps à autre parler son

cœur, comme un sixième sens, en quelque sorte : « […] j'en demeuray tout ravi : mais aussi

toutes les fois qu'il m'en ressouvient, le cœur m'en tressaillant, il me semble que je les aye

encor aux oreilles. »164 Alain Trouvé, dans sa partie intitulée Celui qui laisse parler son corps

et ses sens, présente d'ailleurs Jean de Léry comme un « témoin amoureux » qui « donne

souvent libre cours à ses affects et à ses sens. La vue, mais aussi l’ouïe, le goût, l'odorat,

inspirent l'évaluation du Nouveau Monde en fonction d'une satisfaction ou d'une horripilation

immédiatement éprouvées par le sujet. »165

Ces sensations, gustatives olfactives et autres, révèlent la présence d'un témoin, engagé

dans un échange et dans le rapport qu'il entretient avec cet échange, donc d'un témoin

impliqué sur tous les plans.

Il propose ses impressions, ses avis au lecteur. Parfois, il va plus loin que le simple fait

d'observation, et même plus loin qu'un point de vue philosophique : il dépasse réellement son

rôle d'écrivain-pasteur pour prendre celui de « Juge Divin » tel que le nomme Alain Trouvé.

160. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.258.

161. Ibid., p.316.

162. Ibid., p.258.

163. Ibid., p.269.

164. Ibid., p.403.

165. Alain Trouvé, op. cit., p.99.

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Ainsi, il se positionne en tant que tel face au comportement de Villegagnon, aux mensonges

d’André Thévet, ce que nous verrons par la suite, et plus largement face aux péchés de

l'homme. On retrouve cette position supérieure, sinon divine, détentrice de la vérité, dans des

propos tels que ceux orientés contre Villegagnon : « Cependant, et pour le faire court, […]

assavoir, qu'il est mal aisé de contrefaire long temps le vertueux, tout aussi qu'on appercevoit

aisément qu'il n'y avoit qu'ostentation en son fait »166, ou encore : « […] ses disputes et

l'occasion qu'il print pour se destourner de l'Evangile : […] l'inhumanité dont il usoit envers

ses gens, […] , tant le congé qu'il nous bailla, que la trahison dont il usa envers nous à nostre

departement de la terre des sauvages, […] je le lairray pour maintenant battre et tourmenter

ses gens dans son fort »167.

Jean de Léry tient véritablement à remettre la vérité au grand jour, n'hésitant pas à accuser

directement Villegagnon de trahison, le condamnant ainsi. Parallèlement, l'auteur juge André

Thévet d'ignorant et d'orgueilleux de façon claire, quand il dit de lui : « […] il est aisé à juger

que ceux qui font telles Cartes sont ignorans, lesquels n'ont jamais eu cognoissance des

choses qu'ils mettent en avant»168. Il accuse encore, lorsqu'il dénonce les massacres de la Saint

Barthélémy durant l'été 1572, ou plus largement l'avarice et la cruauté des hommes blancs. Et

plus que d'accuser, l'auteur juge également : il dépasse ici son rôle d' écrivain-voyageur pour

condamner ce massacre occidental, rappelant que dans cette barbarie des catholiques sur les

protestants, il vit des hommes dévorer femmes et enfants. Rappelons que le ''cannibalisme''

indien consiste, de son côté, à ingérer une partie du corps de leur ennemi après une

préparation culinaire traditionnelle, dans un cadre, sans doute difficilement acceptable pour

nous, mais cohérent et répondant à un rite guerrier.

Jean de Léry prend donc parfois le rôle de Juge Suprême, se plaçant comme lien direct

entre Dieu et les hommes, et tend à prouver ainsi à son lecteur la véracité de ses propos, et que

son positionnement dans ces différents débats que nous venons de voir, est le bon. Dans son

dernier chapitre, il rappelle ainsi que Dieu, tout au long de l'aventure, fut de son côté :

Voila comme Dieu, qui surprend les rusez en leurs cautelles, non seulement par

le moyen de ces bons personnages, nous delivra du danger où la revolte de

166. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.175.

167. Ibid., p.196.

168. Ibid., p.365.

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Villegagnon nous avoit mis, mais qui plus est, la trahison qu'il nous avoit

brassée estant ainsi descouverte à sa confusion, le tout retourna à nostre

soulagement. Apres doncques que nous eusmes receu ce nouveau benefice de

la main de celuy, lequel, ainsi que j'ay dit, tant sur mer que sur terre se monstra

nostre protecteur […]169.

Cela étant, si parfois l'auteur se prête à ce rôle de juge, c'est dans le seul but de défendre une

cause à laquelle il croit. Il n'a pas plus de prétention, et il serait bien plus juste de retenir de

Jean de Léry la sagesse présente dans sa démarche, dans ses observations, et dans ses

réflexions. Plus humblement, c'est d'un témoin à la fois sensible et spirituel qu' il s'agit,

derrière le narrateur, capable de changer de point de vue, capable de distanciation autant que

de rapprochement. De la même façon que dans son écriture, des glissements s'opèrent en ce

même homme-auteur. Le philosophe perturbe le scientifique comme il perturbe le croyant.

Mais l'homme de foi resurgit régulièrement dans le texte, fidèle, jusqu'à la fin de l'aventure

et au-delà, puisque nous savons que Jean de Léry continua à exercer son rôle de serviteur de

Dieu par la suite.

Observateur rigoureux, penseur et écrivain, Jean de Léry est avant-tout pasteur

lorsqu'il publie son récit, c'est à dire ''ministre du Saint Évangile''. En tant que tel, il est au

service du culte de la religion chrétienne, de la religion ''réformée'' : en d'autres termes au

service du Dieu auquel il croit. Aussi, fidèle à cela il inclut Dieu dans son aventure, à

intervalles réguliers.

L'auteur inclut Dieu dans les péripéties maritimes lors du voyage vers le Brésil et, aussitôt

arrivé au Fort Coligny, il raconte comment ils louèrent Dieu :

Et parce que nous voyans lors non seulement delivrez des perils et dangers

dont nous avions tant de fois esté environnez sur mer, mais aussi avoir esté si

heureusement conduits au port desiré : la premiere chose que nous fismes,

apres avoir mis pied à terre, fut de tous ensemble en rendre graces à Dieu170.

169. Jean de Léry, Histoire..., op.cit., p.546.

170. Ibid., p.161.

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Jean de Léry évoque Dieu dans son récit en permanence, tant dans les moments de péril où

Dieu apparaît comme un sauveur : « De l’extrême famine, tourmentes et autres dangers d'où

Dieu nous preserva en repassant en France » ainsi qu'il intitule son chapitre XXII171, que dans

les moments d'émerveillement, lors desquels il relate notamment :

Parquoy toutes les fois que l'image de ce nouveau monde, que Dieu m'a fait

voir, se représente devant mes yeux : et que je considère la serenité de l'air, la

diversité des animaux, la variété des oyseaux, la beauté des arbres et des

plantes, l'excellence des fruicts : et brief en general les richesses dont ceste

terre du Bresil est decorée »172

Ce rapport à la Nature ressentie comme une création divine ou merveilleuse, est souvent

repris dans les récits de voyage. Marie-Christine Gomez-Géraud le souligne ainsi : « Le

voyageur se déclare au service du savoir sur les pays nouveaux et étranges, mais il ne manque

pas non plus une occasion de s'émerveiller devant la diversité des œuvres de Nature »173. Les

causes du voyage tout comme le travail effectué sur place ou les diverses missions,

n'empêchent pas le voyageur d'apprécier pleinement le voyage, d'être attentif à d'autres

éléments que sa propre quête. Ses contemplations se présentent alors un peu comme des

digressions, nécessaires au récit pour permettre au lecteur de percevoir plus justement les

événements.

Jean de Léry orne son récit de ces digressions spirituelles, entre autre par le rappel de

Psaumes, et de références permanentes aux Évangiles. Dans le passage que nous avons

précédemment repris, lors duquel l'auteur et ses compagnons louent Dieu pour leur arrivée au

Fort, Jean de Léry poursuit ainsi :

[…] incontinent ceste exclamation du Prophete au Pseaume 104, me revient

en memoire.

171. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.526.

172. Ibid., p.334.

173. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op. cit., p.47.

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O Seigneur Dieu que tes œuvres divers

Sont merveilleux par le monde univers :

O que tu as tout fait par grande sagesse !

Bref, la terre est pleine de ta largesse174.

Il reprend ici le Psaume 104 de la Bible, qui raconte les beautés de la Création.

Le chapitre VI de l' Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil relate la rencontre avec

Villegagnon et ne parle, pour ainsi dire, que de la religion et des effets qu'elle produit sur les

uns et les autres. Jean de Léry y introduit des sermons de Villegagnon, longs de plusieurs

pages175.

Outre l'aspect purement religieux, lié à l’Église, c'est aussi un regard plein de sagesse qui

se dessine derrière les yeux de Jean de Léry. Il y a ce vieillard qui questionne l'occidental sur

les motivations réelles qu'il entretient avec le commerce tout au long de sa vie. Il y a ces

réflexions sur la nudité respectables des Indiens, sur la polygamie : « elles vivent ensemble en

une paix la nompareille »176 nous dit à ce sujet l'auteur. Il y a, pour résumer, cette invitation à

un élargissement spirituel des horizons, à un accord silencieux entre les différences, et

finalement, à un altruisme enrichissant. Joëlle Soler, dans son étude, développe l'idée d'une

richesse interne que procure la curiosité – en tant qu'intérêt de l'Autre, de l'étranger – et elle

décrit le processus en ces termes :

Le voyageur est paralysé, bien plus, son esprit s'est égaré hors de ses propres

limites ex-terminatus. Il se perçoit comme étranger à lui-même. Cette stupeur,

comme la curiosité, dépouille le sujet de lui-même pour le rendre réceptif à

l'altérité qui s'empare de lui, le contamine, au point qu'il ne se reconnaît plus

lui-même, se sent différent177.

174. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.334.

175. L'un de ces sermons occupe 6 pages, de la page 168 à la page 174.

176. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.427.

177. Joëlle Soler, Récit de Voyage Lecture nomade et frontière de la fiction, université Toulouse Le-Mirail, 2001,

p.20.

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C'est dans cette confusion que Jean de Léry révèle le sage qui sommeille en lui : l'étranger

qu'il est face à l'étranger qu'il voit, c'est bien cette distanciation mentale de lui-même qui lui

permet de mieux appréhender, comprendre, et finalement défendre ce monde étrange et

nouveau.

Endossant successivement le rôle de philosophe, juge, protestant, sage, l'auteur est engagé.

Son point de vue, qui se veut objectif lorsque, par exemple, il recense de manière scientifique

les espèces animales ou végétales rencontrées, se mue en subjectivité assumée quant il s'agit

de s'intéresser aux us et coutumes des Indiens. C'est là toute la magie de l'écrivain : maîtriser

suffisamment son écriture pour en retirer l'essentiel, c'est à dire une prise de position

précisément disposée dans le récit à travers la description minutieuse du Nouveau Monde, et

la faire habilement accepter à l'Ancien Monde.

Cela étant, la présence de l'homme-témoin derrière l'auteur ne se perçoit pas qu'à travers

les digressions et avis personnels de ce dernier : l’œuvre toute entière reflète la maîtrise

littéraire d'un voyageur au grand cœur.

Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil révèle un souci du style littéraire

certain de la part de son auteur. Par l'emploi de divers procédés d'écriture, Jean de Léry

démontre un engagement personnel auprès des Tupinambas, se plaçant pour ce faire en tant

qu'écrivain avéré.

Observons tout d'abord l'emploi de l'humour dans son texte. Parmi les divers procédés

stylistiques utilisés par l'auteur dans son travail d'écriture, la présence de l'humour reste

essentielle. Ainsi, lorsqu'il décrit l'aspect physique des Indiens au chapitre VIII, il n'omet pas

de relater certains détails qui porteront le lecteur à rire.

Il raconte entre autre :

Mais les uns, sans rien avoir sur leurs corps, chaussans aucunefois de ces

chausses larges à la Matelotte : les autres au contraire sans chausses vestans

des sayes, qui ne leur venoyent que jusques aux fesses, apres qu'ils s'estoyent

un peu regardez et pourmenez en tel equippage (qui n'estoit pas sans nous

faire rire tout nostre saoul), eux despouillans ces habits, les laissoyent en

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leurs maisons178.

Jean de Léry use de ses expériences vécues sur le terrain pour continuer à toucher le lectorat

français. Et par effet de mimétisme, il invite au sourire en utilisant le décalage – inoffensif et

réel – qu'il a pu constater de visu au Brésil. Ce type d'anecdote révèle une volonté didactique,

nous l'avons vu précédemment : en l’occurrence ici il s'agit d'un retournement de situation

lorsque l'auteur, quelques lignes plus loin, condamne le surplus vestimentaire occidental. Mais

qu'importe alors, l'invitation au rire reste sincère et sa manière dénuée de mépris, comme

l'explique Franck Lestringant dans la préface au livre de Jean de Léry, préface intitulée Léry

ou le rire de l'Indien. Il y explique notamment que « le jeu du renversement associe dès ce

moment l'observateur européen à l'Indien ami, objet de son discours »179. Un autre passage de

l’œuvre de Jean de Léry illustre bien la présence de l'humour dans son texte, ironisant quelque

peu sur la bienséance si chère aux français, quand ils offrent aux Indiens quelques vêtements :

[…] (n'ayans pas accoustumé d'avoir linges ny autres habillemens sur eux), à

fin de ne les gaster en les troussant jusques au nombril, et descouvrans ce que

plustost il falloit cacher, ils voulurent encores, en prenant congé de nous, que

nous vissions leur derriere et leurs fesses. Ne voilà pas d'honnestes officiers,

et une belle civilité pour des embassadeurs ?180

Par la suite, Jean de Léry s'arrêtera aussi sur l'humour même des Indiens, insistant ainsi une

fois de plus sur le caractère humain de ces derniers, tout en replaçant le rire réconciliateur au

cœur de l'échange.

L'humour et les tonalités ironiques employés par l'auteur dans ce récit, démontrent un

travail préliminaire et conscient d'écriture. Alain Trouvé évoque ce travail littéraire

consciencieux lorsqu'il parle du sens de l'auto-dérision de Jean de Léry « capable de se

moquer des préjugés du colon en terre étrangère » comme « de lui-même »181.

Entre littérature et ethnographie, Jean de Léry opère des glissements constants. On peut

178. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.226.

179. Franck Lestringant, Léry ou le rire de l'Indien, préface de Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.17.

180. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.150-151.

181. Alain Trouvé, op. Cit., p.108.

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tout aussi bien sentir le poids de l'expérience réelle, retranscrite spontanément dans certains

passages amusants entre autre, mais pour autant le fond reste travaillé. Rien n'est rapporté au

hasard, aussi naturel que cela puisse paraître. Tout est préalablement réfléchi, « c'est de la

littérature »182 dira Claude Lévi-Strauss.

Et pour cause : il suffirait simplement d'observer l'utilisation que Jean de Léry fait des

pronoms personnels comme de la structure du récit, entraînant presque inévitablement le

lecteur dans son aventure brésilienne, et dans la formation de sa pensée. En effet, durant tout

son livre, l'auteur s'implique directement en tant que ''je'' autobiographique, se positionnant

individuellement face au ''vous'', représentant les lecteurs français. Cet emploi du ''je'', qui fait

de Jean de Léry un auteur à part entière, est quasi constant, prédominant et appuyé tout au

long du récit, presque déstabilisant dans les digressions personnelles de l'auteur, tant ce ''je''

s'appuie, s'affirme, jusqu'à se faire pressant. Marie-Christine Gomez-Géraud dit à ce sujet :

Dans la littérature des voyages à cette époque, lorsque la mise en scène d'un

« je » dépasse les simples limites du compte rendu d'anecdotes destinées à

authentifier le témoignage, elle devient elle-même un procédé littéraire aux

enjeux importants »183.

Appuyer sur la véracité du récit, transporter le lecteur dans l'instant présent, avec soi,

s'impliquer aux fins de l'impliquer, sont autant d'enjeux majeurs pour Jean de Léry...

Nous pouvons alors nous étonner de la présence de ces ''nous'' visibles par endroit, ainsi

que le pronom possessif associé à cette première personne du pluriel : ''nos'', repris très

régulièrement dès lors que l'auteur évoque les Indiens, comme une marque affective plus que

possessive : « J'excepte seulement quant à nos Toüoupinambaoults »184, et multiples « nos

sauvages », « nos Indiens » permanents dans toute l’œuvre. Notons aussi des tournures de

phrases telles que « Nous verrons encore plus amplement ci apres »185, où il implique ici

182. Sur Jean de Léry, Entretien avec Claude Lévi-Strauss, propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni,

p.13.

183. Marie-Christine Gomez-Géraud, écrire..., op.cit., p.39.

184. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.214.

185. Ibid., p.234.

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directement le lecteur dans la construction, dans la structure de son récit.

Et l'auteur va l'impliquer encore davantage par la suite, au sein même de sa réflexion et de

manière active, quand il écrira :

Parquoy qu'on n'haborre plus tant desormais la cruauté des sauvages

Anthropophages, c'est à dire, mangeurs d'hommes : car puisqu'il y en a de

tels, voire d'autant plus detestables et pires au milieu de nous, qu'eux qui, […]

ne se ruent que sur les nations lesquelles leur sont ennemies, et ceux-ci se

sont plongez au sang de leurs parens, voisins et compatriotes, il ne faut pas

aller si loin qu'en leur pays, ny qu'en l'Amerique pour voir choses si

monstrueuses et prodigieuses.186

Ici Jean de Léry appuie cette participation du lecteur de deux manières quand il dit « au milieu

de nous » : par ce ''nous'' il implique l'Occidental, lecteur ou non, comme il s'implique lui-

même. Et par ce ''au milieu de'', il évoque de façon détournée le mal prédominant au cœur de

l'Occident, dont le point central est représenté par le fratricide, observé au sein d'une nation ou

d'une religion.

Sous couvert d'objectivité et de véracité, tel que le récit est présenté en préface par

son auteur, Jean de Léry n'en a pas moins travaillé consciemment sa mise en forme, de

manière orientée et approfondie. Il s'est montré fin observateur lorsqu'il était au Brésil, dans

cette continuité il se montre tout aussi précis et rigoureux au travers de son écriture. Ainsi le

littéraire poursuit le travail du scientifique, et le poursuit tout aussi scrupuleusement. Par ses

prises de notes ou par ses simples souvenirs, Jean de Léry sait parler au lecteur : il opère un

véritable travail de composition, tant pour les chapitres que pour les parties et sous-parties qui

les régissent. Le texte est composé pour intéresser et interpeller le lecteur, l'encourager à lire

la suite et, si possible, le ranger à son avis. Ce n'est pas le récit d'un voyage chronologique, car

déjà, tout n'est pas linéaire dans le temps, mais plutôt thématique : les chapitres X, XI, XII

parlent des animaux, le chapitre XIV des végétaux, le XV de la guerre, etc...

186. Jean de Léry, Histoire.... op. cit, p.377.

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S'il est vrai que l'auteur dresse de manière scientifique l'inventaire des animaux qu'il

rencontre, par exemple, il le fait dans un ordre sensé, par le biais d'une écriture précise, dont

les champs lexicaux orientent encore le lecteur dans le sens que Jean de Léry choisit. Aussi,

les digressions apportées sont presque plus conséquentes que les descriptions mêmes, offrant

un véritable point d'appui au lecteur. Frank Lestringant dit :

En outre cet inventaire est chez Léry fortement encadré par la narration.

L'aventure personnelle soude en chaque point de l'Histoire les données

éparses de la description. Léry a l'art d'introduire dans ses énumérations telle

anecdote ou tel souvenir, qui donne à l'exposé le plus technique le parfum

indéfinissable de la chose vue.187

Ainsi lorsque Jean de Léry narre l'aventure du poisson-sirène, il s'agit bien du genre

d'aventure que nous ne trouverions pas dans une simple monographie ethnologique ni dans un

quelconque rapport scientifique :

[…] sur ce propos de la pescherie des sauvages, je ne veux pas omettre de

reciter ce que j'ay ouy dire à l'un d'iceux : […] il estoit une fois en temps de

calme, dans une de leur barque d'escorce assez avant en mer, il y eut un gros

poisson, lequel la prenant par le bord avec la patte, à son advis, ou la vouloit

renverser, ou se jetter dedans. Ce que voyant, disoit-il, je luy couppay

soudainement la main avec une serpe, laquelle main estant tombée et

demeurée dans nostre barque, non seulement nous vismes qu'elle avoit cinq

doigts, comme celle d'un homme, mais aussi de la douleur que ce poisson

sentit, monstrant, hors de l'eau une teste qui avoit semblablement forme

humaine.188

On frôle même ici le récit fantastique tout droit sorti de l'imaginaire. Jean de Léry l'insère

pourtant dans son œuvre, mais afin de ne pas avoir à en assumer l'aspect irréel, il n'omet pas

de préciser que c'est ce qu'il a « ouï dire ».

187. Frank Lestringant, Léry ou le rire de l'Indien, préface de Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.31.

188. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.300-301.

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Le talent de narrateur de Jean de Léry se perçoit jusqu'à la fin de son récit : le retour des

navigateurs, marqué par la famine, rappelle le retour de ces héros dignes des meilleurs romans

d'aventures, élément que nous retrouvons souvent dans le récit pathétique.

Ce qui démontre aussi qu'il y a bien dans cette œuvre à caractère ethnographique, la

prédominance d'une écriture littéraire travaillée, c'est l'aspect argumentatif auquel Jean de

Léry a recours dans certains passages. Prenons pour exemple la description de la nudité des

Indiens et la réflexion de l'auteur qui suit :

[…] il n'a jamais esté en nostre puissance de les faire vestir […]. Vray est

que pour pretxte de s'en exempter et demeurer tousjours nues, nous allegant

leur coustume, qui est qu'à toutes les fontaines et rivieres claires qu'elles

rencontrent, s'accroupissans sur le bord, ou se mettans dedans, […] se lavent

et plongent ainsi tout le corps comme cannes, tel jour sera plus de douze fois,

elles disoyent que ce leur seroit trop de peine de se despouiller si souvent. Ne

voilà pas une belle et bien pertinente raison ? Mais telle qu'elle est, si la faut-

il recevoir, car d'en contester davantage contre elles, ce seroit vain et n'en

auriez autre chose. […] cest animal se delecte si fort en ceste nudité, que non

seulement, […] les femmes […] estoyent là du tout obstinées de ne vouloir

s'habiller en façon que ce fust : mais aussi quoy que nous fissions couvrir par

la force les prisonnieres de guerre que nous avions achetées […], tant y a

toutesfois qu'aussitost que la nuict estoit close, elles despouillans

secretement leurs chemises et les autres haillons qu'on leur bailloit, il fallloit

que pour leur plaisir et avant que se coucher elles se pourmenassent toutes

nues parmi nostre isle. Brief, si c'eust esté au chois de ces pauvres

miserables, et qu'à grands coups de fouets on ne les eust contraintes de

s'habiller, elles eussent mieux aimé endurer le halle et la chaleur du Soleil,

voire s'escorcher les bras […], que rien endurer sur elles.189

Cette partie du passage se présente comme un texte argumentatif à trois niveaux :

l'argumentaire est structuré, progressif, et procède par déplacement. Observons tout d'abord sa

structure.

Jean de Léry procède, dans ce passage, à une sorte de démonstration du bien-fondé de leur

189. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.232-233.

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nudité. Pour ce faire, il commence par évoquer la volonté des blancs de faire vêtir les

Indiennes par n'importe quel moyen. Volonté tout à fait vaine, car même « à grands coups de

fouets on les eust contraintes de s'habiller »190, elles « eussent mieux aimé endurer le halle et

la chaleur du Soleil, voire s'escorcher les bras et les espaules […], que de rien endurer sur

elles »191 poursuit l'auteur un peu plus loin. L'argument principal ici est l'hygiène intime,

argument que Jean de Léry cautionne lorsqu'il dit : « Ne voila pas une belle et pertinente

raison ? »192. Le second argument utilisé pour faire accepter la nudité des Indiens, est la

détermination totale de ce peuple nu : « mais telle qu'elle est, si la faut-il recevoir, car d'en

contester davantage contre elles ce seroit vain et n'en auriez autre chose »193.

La structure argumentative se poursuit à la page suivante : après avoir fait une parenthèse

sur le mariage des Tupinambas, il revient sur la nudité des Indiens, en prétextant devoir

répondre aux étonnements de ses contemporains occidentaux. Son texte présente une

progression, comme s'il reflétait lui-même une réflexion progressive de l'auteur : le recul et le

temps lui auront fait comprendre davantage les événements si étranges qu'il avait observés

chez les Tupinambas. Il ajoute alors d'autres éléments argumentatifs, et non des moindres,

issus d'une réflexion ultérieure. Voici ce passage, argumentatif, progressif, qui sort de la

simple description ethnographique :

Toutesfois avant que clorre ce chapitre, ce lieu-ci requiert que je responde, tant

à ceux qui ont escrit, qu'à ceux qui pensent que la frequentation entre ces

sauvages tous nuds, et principalement parmi les femmes, incite à lubricité et

paillardise. Sur quoy je diray en un mot, qu'encores voirement qu'en apparence

il n'y ait que trop d'occasion d'estimer qu'outre la deshonnesteté de voir ces

femmes nues, cela ne semble aussi servir comme d'un appast ordinaire à

convoitise : toutesfois, pour en parler selon ce qui s'en est communément

apperceu pour lors, ceste nudité ainsi grossiere en telle femme est beaucoup

moins attrayante qu'on ne cuideroit. Et partant, je maintien que les attifets, […]

et autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deça se contrefont

et n'ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n'est

190. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.232.

191. Ibid., p.233.

192. Ibid., p.232.

193. Ibid., p.232.

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la nudité ordinaire des femmes sauvages : lesquelles cependant, quant au

naturel, ne doivent rien aux autres en beauté. Tellement que si l'honnesteté me

permettoit d'en dire davantage, me vantant bien de soudre toutes les objections

qu'on pourroit amener au contraire, j'en donnerois des raisons si evidentes que

nul ne les pourroit nier194.

Ici, Jean de Léry commence par appuyer son point de vue sur le fait que la nudité n'entraîne

pas le désir tant elle est naturelle chez eux. Ce point étant ainsi réglé, son second argumenta se

porte sur la superficialité des occidentales, par un procédé de déplacement : de manière

détournée, l'auteur parvient à valider la nudité indienne en pointant du doigt l'excès souvent

aguicheur ou tout du moins non innocent, des femmes blanches. Son écriture fait alors appel

au raisonnement critique, dont nous avons déjà parlé. Enfin il termine sur ce sujet en

reprenant les Saintes Écritures et, de façon détournée, en invitant le lecteur à percevoir dans

cette coutume une image innocente du jardin d’Éden, là où la nudité n'était encore apparentée

à aucun péché :

Et ils étaient tous deux nus, l'homme et sa femme, et ils n'en avaient pas honte 195.

Ces techniques stylistiques que nous venons d'observer s'appliquent à bien d'autres

passages du livre de Jean de Léry : pour décrire les animaux, qui ne sont pas si différents de

ceux d'Europe, pour expliquer les coutumes guerrières, ou encore lorsqu'il évoque l'image que

renvoie le commerce des blancs au vieux sage Indien, et même leur pratique du

cannibalisme... en d'autres termes, à chaque fois que l'auteur tente de faire accepter la

différence à ses lecteurs, il utilise des techniques d'écriture basées sur l'argumentation – en

effectuant une progression dans son discours, des glissements d'un monde à l'autre, afin de

porter plus loin la réflexion du lecteur – et une structure de narration maîtrisée. En bref, il a

recours à de véritables procédés littéraires.

194. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.234-235.

195. La Sainte Bible qui comprend l'Ancien et le Nouveau Testament, op. cit., Genèse, p.3.

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Entre aventures personnelles et rapports objectifs de faits observés, Jean de Léry

l'ethnologue précurseur se dévoile avant tout comme auteur d'une œuvre maîtrisée. Son talent

de narrateur révèle l'art littéraire présent dans ce récit de voyage. Il croise différents aspects

littéraires, opère des glissements entre souvenirs, prises de notes effectives, réflexions

personnelles, instructions objectives, divertissement et engagement. C'est un jeu permanent,

entre narration et représentation, qui fait de son récit de voyage, une véritable œuvre littéraire

complète.

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III.

AU-DELA DE L'OEUVRE

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III.1. Polémiques et enjeux autour de l'œuvre.

L'Histoire d'un Voyage faict en la terre de Bresil se présente donc comme une œuvre

complexe et travaillée. Les aspects pluridisciplinaires que nous avons perçus en elle, ainsi que

l'engagement personnel avéré de son auteur, entraînent inévitablement certaines questions

pour un lecteur averti, et portent à polémique sur les raisons réelles de l'élaboration et la

publication de cette œuvre. Il y a plusieurs points successifs à aborder alors : comment cette

Histoire a-t-elle vu le jour ? Dans quel contexte, et soulevant ainsi quelles problématiques ?

C'est Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud qui pourront le mieux nous

éclairer sur cette naissance quelque peu confuse et controversée, tout du moins atypique, de

l’œuvre de Jean de Léry. C'est pourquoi dans cette partie de nos recherches, nous nous

appuierons essentiellement sur leur étude menée conjointement et intitulée D'encre de Brésil,

Jean de Léry, écrivain196.

L' Histoire de Jean de Léry commence par le récit d'un véritable voyage, celui du

cordonnier. Lors de son aventure brésilienne, il prend des notes. A son retour il regroupe ses

notes sous forme de manuscrit. C'est là que l'histoire se complique : ce fameux manuscrit lui

aurait échappé à deux reprises, ce qui expliquerait pourquoi Jean de Léry a attendu presque

vingt ans avant de mettre en récit son voyage. Il dit lui-même, afin de s'en expliquer, dès le

début de sa préface :

Du commencement que je fus de retour en France, mostrant les memoires que

j'avois, la pluspart escrits d'ancre de Bresil, et en l'Amerique mesme, […]

joint les recits que j'en faisois de bouche à ceux qui s'en enqueroyent plus

avant […]. Mais quelques-uns de ceux avec lesquels j'en conferois souvent,

m'allegans qu'à fin que tant de choses qu'ils jugeoyent dignes de memoire ne

demeurassent ensevelies, je les devois rediger plus au long et par ordre : à

leurs prieres et solicitations, des l'an 1563, j'en avois fait un assez ample

discours : lequel […] fut tellement esgaré, que, […] il ne me fut pas possible

de le recouvrer. […] ayant quelque temps apres retiré les brouillars que j'en

avois laissé à celuy qui le m'avoit transcrit, […] j'avois derechef le tout mis

196. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre de Brésil Jean de Léry, op. Cit.

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au net. Mais quand je l'eus achevé, […] les confusions survenantes en France

sur ceux de la Religion, je fus contraint, afin d'éviter ceste furie, de quitter à

grand haste tous mes livres et papiers pour me sauver à Sancerre : […] le tout

estant pillé, ce second recueil Ameriquain estant ainsi esvanoui, je fus pour la

seconde fois privé de mon labeur.197

Dans cette même préface il ajoute ensuite ses intentions officielles quant à cette publication.

C'est ici qu'il insistera sur l'importance de rétablir une vérité salie par André Thévet, son

prédécesseur en Amérique. Nous y reviendrons.

L’œuvre de Jean de Léry connut ainsi de nombreuses difficultés avant de voir le jour dans

le monde de l'édition. Aléas du sort ou causes plus subtiles, en cette période historique

chargée sur le plan théologique, ce laps de temps long de vingt ans entre l'aventure et

l'écriture, reste une énigme... Marie-Christine Gomez-Géraud se questionne en ce sens

lorsqu'elle étudie les propos de l'auteur dans sa préface, concernant les péripéties qu'a connues

le livre avant sa publication :

[…] sous le manteau de la simple anecdote, se dissimule une fable mettant en

scène les tribulations d'une séparation – métaphore vive de la realtion entre

l'auteur et le livre imprimé. Aujourd'hui encore, certains critiques s'appliquent

à situer les étapes qui ponctuent l'itinéraire de ces manuscrits, décidément

insaisissables. Ainsi, même lorsque Sophie Delpech, dans sa préface à son

édition de 1980 se demande : Léry « a-t-il réellement égaré les manuscrits de

son texte ou utilise-t-il ce subtefuge pour justifier que son livre soit paru

après celui de Thévet ? »198

1578 : publication officielle de l' Histoire d'un Voyage faict en la terre de Bresil. C'est aussi le

commencement de toute une série de changements sur le récit : Jean de Léry n'aura de cesse

que de l'améliorer. 1578, 1580, 1585, 1600, 1611, comme le note Marie-Christine Gomez-

Géraud, à chacune des ces rééditions successives, c'est chaque fois la même volonté : revoir,

corriger et augmenter. « Sans cesse il ajoute, jamais il ne supprime »199.

197. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.61-62.

198. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre de Brésil Jean de Léry, op. cit., p.68-69.

199. Ibid., p.75.

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Mais la redécouverte du manuscrit, décrite comme miraculeuse, se mêle inévitablement à

la controverse religieuse qui opposa la compagnie protestante de Jean de Léry à Villegagnon.

A l'heure de la publication du récit, nous sommes en pleine guerre civile. L'auteur perçoit sans

doute dans ce conflit qui oppose catholiques et protestants, le miroir de cette rencontre entre

les deux mondes : Occident et Amérique. En protestant oppressé, n'y aurait-il pas alors une

certaine forme d'identification de Jean de Léry à l'Indien martyre du nouveau continent ?

Censé orienter les Tupinambas vers le Christianisme, Jean de Léry vit son rôle

d'ambassadeur de la foi chrétienne se muer en observateur passif des rites spirituels des

Indiens. Ce n'est que plusieurs années après, alors qu'il deviendra pasteur, que vont réellement

pouvoir aboutir ses réflexions théologiques nées lors du voyage et notamment des conflits

avec Villegagnon. Par ailleurs, les pages consacrées à la religion sont légions dans le récit, et

les discours de Villegagnon, que Jean de Léry reprend, sont axés sur ce point central de l'

Histoire : le débat sur la transsubstantiation.

Dans la préface Léry ou le rire de l'Indien, Frank Lestringant explore ces conflits utilisés

par Jean de Léry comme l'une des finalités premières de l'aboutissement de son œuvre. Il

évoque notamment comment le principe de substantiation du corps du Christ peut être

représenté dans la sauvagerie des Indiens anthropophages, lorsqu'il dit très justement:

Pour le protestant qu'il persécute et brûle vif sur les bûchers, le catholique

fait figure d'authentique anthropophage. L'assimilation polémique, qui

connaît une certaine vogue au temps des guerres de Religion, trouve son

fondement ultime dans le dogme de la transsubstantiation, qui veut que lors

de l'Eucharistie le corps et le sang du Christ soient en présence sacrifiés et

ingérés par le prêtre, et les parcelles de cette chair sanctifiée distribuées

ensuite à tous les fidèles. Or le débat théologique sur la Présence réelle et

corporelle du Christ dans le pain et le vin de la Cène a occupé le plus clair de

l'activité des colons durant la brève histoire de la France Antarctique. La

poignée de protestants et de catholiques regroupés sur un îlot « déshabité »

des Antipodes, à l'entrée de la baie de Rio de Janeiro, s'est déchirée, […] sur

cette question ô combien épineuse – et c'est à cette querelle que Léry

consacre le plus long chapitre de son Histoire.200

200. Frank Lestringant, Léry ou le rire de l'Indien, préface de Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.22.

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Et, reprenant les longs discours de Villegagnon relatés dans l’œuvre et agrémentés du point de

vue de l'auteur (cf chapitre VI), Frank Lestringant ajoute :

Ces deux prières, à la forte charpente rhétorique, font partie intégrante du

texte de Léry. Elles exposent en effet avec la plus grande exactitude le dogme

calviniste en matière de christologie. On y décèle l'horreur de la chair et du

sang présents au cœur du rite catholique de la Messe.201

Après avoir repris les deux prières de Villegagnon, Jean de Léry évoque l'importance de ce

conflit sur l'Eucharistie dont Frank Lestringant vient de nous parler. Le pasteur écrit à ce

propos:

Ces deux prieres finies, Villegagnon se presenta le premier à la table du

Seigneur, et receut à genoux le pain et le vin de la main du ministre. […] ils

avoyent neantmoins plus d'envie de debatre et contester que d'apprendre et

profiter : aussi ne tarderent-ils pas beaucoup à esmouvoir des disputes

touchant la doctrine. Mais principalement sur le point de la Cene : car

combien qu'ils rejetassent la transubstantiation de l'Eglise Romaine, comme

une opinion laquelle ils disoyent ouvertement estre fort lourde et absurde, […]

et prouvoyent par la parole de Dieu, que le pain et le vin n'estoyent point

reellement changez au corps et au sang du Seigneur, lequel aussi n'estoit pas

enclos dans iceux, ains que Jesus Christ est au ciel, d'où, par la vertu de son

sainct Esprit, il se communique en nourriture spirituelle à ceux qui reçoivent

les signes en foy.202

Il donnera ensuite son avis de façon claire, rapprochant le catholique Villegagnon et ses

hommes des ''mauvais'' Indiens Ou-ëtacas, ceux qui mangent la chair crue et ne font cas

d'aucun échange avec les autres peuples, mais plutôt preuve d'une grande cruauté. Et par suite

logique, l'auteur fait le second parallèle, entre les protestants et cette tribu d'Indiens innocents

et subtils tels que sont représentés les Tupinambas.

L'auteur dit encore, au sujet des hommes de Villegagnon :

201. Frank Lestringant, Léry ou le rire de l'Indien, préface de Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.23.

202. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.174-175.

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[…] ils vouloyent neantmoins non seulement grossierement, plustost que

spirituellement, manger la chair de Jesus Christ, mais qui pis estoit, à la

maniere des sauvages nommez Ou-ëtacas, dont j'ay parlé ci-devant, ils la

vouloyent mascher et avaler toute crue.203

Après l'observation de ces éléments, il apparaît davantage justifié que le récit de Jean de Léry

fut sujet à nombreuses polémiques dans ses enjeux sous-jacents, et quant au réel intérêt de son

auteur. L’œuvre put donc effectivement être perçue comme une sorte de pamphlet contre le

catholicisme. Dans Le Huguenot et le Sauvage, Frank Lestringant explique que :

[…] les protestants français ont besoin, pour compenser leur échec historique

sur le front extérieur des Indes nouvelles aussi bien que leurs revers sur le

plan intérieur, de la transparence illusoire de cette relation à l'autre. En

l'Indien persécuté, ils peuvent reconnaître un frère de souffrance et un allié

virtuel. Au besoin on les verra poursuivre avec celui-ci un rêve

d'identification.204

A début de son périple, Jean de Léry futur pasteur, est indéniablement rangé du côté

protestant. Or à l'époque de son voyage, l'auteur n'était encore qu'un cordonnier, et au vu de

son adaptabilité au milieu des Indiens et de leurs rites païens, il apparaît bien étonnant de le

voir évoluer quotidiennement auprès d'eux, sans plus de conflit. Les enjeux qu'il défend dans

son œuvre, comme la transsubstantiation ou plus largement le calvinisme, semblent en vérité

n'être que le fruit de ses réflexions théologiques, spirituelles, durant ces vingt années qui

suivirent son retour. Frank Lestringant parle d'une œuvre qui :

[…] réalise la synthèse entre un projet littéraire personnel et la commande

passée par les représentants du parti huguenot. […] Quant à la ''conversion''

tardive et inattendue, par laquelle l'ex-cordonnier […] en devient vingt ans

après le porte-parole et le chroniqueur, ses causes sont à rechercher

simultanément dans une stratégie individuelle – celle d'une vocation

d'écrivain engagé qui se découvre sur le tard, au moment du siège de

Sancerre – et dans une stratégie globale : ce que l'on pourrait appeler un

203. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.176-177.

204. Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, La française d' Edition et d'Impression, 1990, p.14.

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''front protestant européen'' [...].205

Cela n'exclut bien sûr pas le fait qu'il fut, à l’époque déjà, largement tourné vers cette religion

qui, rappelons-le, régnait en France. C'est pourquoi Jean de Léry associe si souvent Dieu à ses

réflexions et se réfère à la Bible régulièrement dans son aventure. Souvenons-nous aussi qu'il

venait, initialement, en Terre de Brésil avec pour mission première de christianiser les Indiens

vivant déjà sur ces terres.

Mais « on s'étonnera qu'un messager de Calvin affiche pareil relativisme » face à la non-

croyance des Indiens, entre autre, souligne à ce sujet Michel Jeanneret206, d'autant plus

lorsqu'on constate que Jean de Léry reconnaît lui-même à la fin de son œuvre, l'inutilité de

vouloir convertir ces peuples à sa religion. La cause en est simple : selon lui, les Indiens

étaient d'ores et déjà voués à l'abandon de Dieu, bien avant l'arrivée des premiers

missionnaires catholiques. Claude Lévi-Strauss peut conclure sur ce point :

Considérez plutôt le contraste qui existe chez lui. Il est protestant, il sera

pasteur et, à ses yeux, les Indiens n'ont aucune chance : ils sont

définitivement perdus et ne retrouveront jamais leur humanité. Pas de salut

pour eux. C'est chez lui une conviction arrêtée. Pourtant ils le fascinent et, sa

vie durant, il répétera : « Comme j'aimerais mieux être parmi mes

sauvages ! »207

De ces questions découle un autre conflit, celui qui opposa André Thévet le catholique à Jean

de Léry le protestant, et qui fut source de bon nombre de polémiques après la première

publication de l' Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil. En effet, nous l'avons déjà

mentionné précédemment, l'une des raisons principales officielle de la publication de cette

œuvre fut pour Jean de Léry, de corriger les erreurs présentes dans les Singularités d'André

Thévet, comme il le précise :

205. Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, op. cit., p.60.

206. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre de Brésil... op. cit., p.113.

207. Sur Jean de Léry, Entretien avec Claude Lévi-Strauss, propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni,

p.10.

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[…] ce livre des Singularitez est singulierement farci de mensonges[...] avec

des digressions fausses, piquantes, et injurieuses […] ; à fin, di-je, de

repousser ces impostures de Thevet, j'ay esté comme contraint de mettre en

lumiere tout le discours de nostre voyage.208

Corriger, selon lui, les mensonges et grossièretés au sujet des Indiens, de la part d'un homme

qui ne les a pas même côtoyés, mais aussi et plus en amont, dénoncer les agissements de

Villegagnon et remettre la justice du côté des protestants. Frank Lestringant résume cette

affaire ainsi :

Le ''corpus huguenot'' sur l'Amérique naît de la réplique légitime

qu'appelaient les insolences de Thévet. Occasion inespérée qui s'offre à un

parti jusqu'alors en quête d'une doctrine en matière de politique coloniale.

Au-delà du tour anecdotique des événements et des querelles de personnes –

Thevet contre Léry, […] s'ouvre un débat aux enjeux fondamentaux, qui

engage deux perceptions de monde et deux stratégies antagonistes.209

Jean de Léry dénonce, accuse, non seulement les agissements de la Compagnie de

Villegagnon et plus largement les catholiques, mais aussi et nous l'avons vu au chapitre

précédent, les occidentaux avaricieux et cupides, les athées, et les colonisateurs. Et quoi de

plus approprié qu'une critique virulente des écrits du catholique André Thevet pour mieux se

faire entendre ? Marie-Christine Gomez-Géraud analyse à ce sujet :

[…] le pasteur souligne le rôle d'un récit qui aura pour tâche de pourfendre

les erreurs diffusées par les ouvrages d'André Thevet sur la France

antarctique et sur la petite colonie réformée qui avait cherché à s'y établir : les

Singularitez (1558) et la Cosmographie universelle (1575). Réchappé du

silence éternel, comme Léry fut sauvé des eaux de l'océan, le livre est lui

aussi élu pour le service de la vérité.210

208. Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.63.

209. Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, op. cit., p.43.

210. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op.cit.,p.39.

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Mais au final, qu'à réellement fait Thevet ? Car derrière de telles proportions de polémiques, il

est bien légitime de chercher à connaître la face cachée des critiques et ce sur quoi elles

reposent.

André Thevet a publié les Singularitez de la France Antarctique en 1557, soit 21

ans avant la première édition de l'Histoire de Jean de Léry. C'est l’œuvre d'un cosmographe

qui ne l'aurait pas écrite...

Les éléments sont rapportés de façon disparate, décousue, et ne suivent aucun fil directeur

ni aucune idée commune. A certains moments, il est possible cependant d'y sentir une

préoccupation scientifique, un souci du détail, comme ici :

[…] cette contrée du Levant que l'on nomme Inde a pris ce nom du fleuve

notable Indus, qui est bien loin de notre Amérique. Il suffira donc de l'appeler

Amérique ou France Antarctique. Elle est située véritablement entre les

tropiques jusque delà le Capricorne, se confinant du côté d'occident vers

Temistitant et les Moluques ; vers le midi au détroit de Magellan, et des deux

côtés de la mer Océane et Pacifique. Vrai est que près Dariene et Furne, ce

pays est fort étroit, car la mer, des deux côtés, entre fort dans terre.211

Or à bien d'autres moments, c'est dénuée d'objectivité et de bon sens que l’œuvre se révèle.

Ainsi, nous constatons sans difficulté un mépris assumé de l'auteur envers ces peuples nus aux

terres vastes et non cultivées. Dès sa première description des Indiens, André Thevet écrit :

Elle a été et est habitée pour le jourd'hui […] de gens merveilleusement

étranges et sauvages, sans foi, sans loi, sans religion, sans civilité aucune,

mais vivant comme bêtes irraisonnables, ainsi que nature les a produits,

mangeant racines, demeurant toujours nus tant hommes que femmes, jusques

à tant, peut-être, qu'ils seront hantés des chrétiens, dont ils pourront peu à peu

211. F. André Thevet, Les Singularitez de la France Antarctique, 1557, édition intégrale établie, présentée et

annotée par Frank Lestringant, Le Brésil d'André Thevet, Paris, éditions Chandeigne, librairie Portugaise,

1997, p.122.

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dépouiller cette brutalité pour vêtir une façon plus civile et humaine.212

Alors que Jean de Léry évoque la nudité des Indiens de manière relativement neutre et

menant à une réflexion de l'un et l'autre des continents, André Thevet lui, ne fait pas cas de

telles intellectualisations, et résume l'apparence des Indiens ainsi :

Si vous demandez s'ils font cela par indigence, ou pour les chaleurs, je

répondrai qu'ils pourraient faire quelques chemises de coton, aussi bien qu'ils

savent faire lits pour coucher ; ou bien pourraient faire quelques robes de

peaux de bêtes sauvages et s'en vêtir, ainsi que ceux du Canada […]. mais ils

ont cette opinion d'être plus allègres et dispos à tous exercices que s'ils

étaient vêtus. Et qui plus est, s'ils sont vêtus de quelque chemise légère, […]

la dépouilleront incontinent, avant que mettre la main aux armes, […]

estimant que cela leur ôterait la dextérité et l'allégreté au combat, même

qu'ils ne pourraient aisément fuir ou se mouvoir devant leurs ennemis, voire

qu'ils seraient pris par tels vêtements ; par quoi se mettront nus, tant sont

rudes et mal avisés.213

A la page suivante, André Thevet conclut ceci, loin de la pensée Léryenne : « Ainsi sont

montrés ces hérétiques plus impertinents après avoir eu la connaissance des choses, que nos

Amériques. »214 Mais il ne s'arrête pas en si bon chemin : et dans sa description tout à fait

subjective des peuples étrangers découverts au Brésil, il poursuit sur leur apparence

physique :

Je dirai encore de ces pauvres sauvages qu'ils ont un regard fort épouvantable,

le parler austère, réitérant leur parole plusieurs fois. Leur langage est bref et

obscur […]. Ils prennent grand plaisir à parler indistinctement, à vanter les

victoires et triomphes qu'ils ont faits sus leurs ennemis. Les vieux tiennent

leurs promesses et sont plus fidèles que les jeunes, tous néanmoins fort sujets à

212. F. André Thevet, Les Singularitez, op. cit., p.122.

213. Ibid., p.126.

214. Ibid., p.127.

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larcin, non qu'ils dérobent l'un l'autre, mais s'ils trouvent un chrétien ou autre

étranger, ils le pilleront. Quant à l'or et l'argent, ils ne lui en feront tort, car ils

n'en ont aucune connaissance. Ils usent de grandes menaces, spécialement

quand on les a irrités, non de frapper seulement, mais de tuer. […] au surplus,

bien formés et proportionnés de leurs membres ; les yeux toutefois mal faits,

c'est-à-savoir noirs, louches, et leur regard presque comme celui d'une bête

sauvage.215

L'emploi d'adjectifs comme « fort épouvantable », « austère », « obscur », « mal faits »,

« louches », et la comparaison sans appel à « une bête sauvage », traduisent d'eux-même le

peu de souci que se faisait André Thevet d'une observation objective dans le cadre d'une

découverte et d'une ouverture à l'altérité. Dans ce récit, il ne montrera aucun intérêt d'ailleurs

à l'échange, d'une manière générale. On est décidément loin de l'émerveillement de Jean de

Léry et de ses compagnons en pareilles circonstances.

Mais un autre élément vient ici nous surprendre : est-ce bien André Thevet l'auteur de ce

récit confus ? Frank Lestringant est l'homme le plus à même de nous répondre, et voici ce

qu'il en dit :

Son éducation avait été sommaire ; sa connaissance des humanités était des

plus brouillonnes. Il lui fallait donc, pour dresser les vastes compilations

géographiques publiées sous son nom, s'entourer de scribes compétents, ces

''administrés et coadjuteurs'' dont parle joliment Belleforest, le premier et le

plus illustre d'entre eux. […] Quant aux Singularitez, dont Thevet s'était borné

à rapporter du Brésil les matériaux disparates, leur véritable auteur est un

bachelier en médecine et helléniste compétent du nom de Mathurin Héret. La

volumineuse Cosmographie universelle de 1575 ne nécessita pas moins de

deux collaborations, le médecin-poète Filber Bretin succédant en cours de

travail à Belleforest, qui, ayant repris du service sous Thevet, s'était

définitivement brouillé avec lui en 1568. […] Les déboires de Thevet avec ses

scribes étaient d'autant plus gênants que le cosmographe du roi revendiquait

une sorte de monopole du savoir géographique en France. Prétendant exercer

un pouvoir absolu et quasi monarchique dans cette discipline aux frontières

215. F. André Thevet, op. cit., p.128.

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mal définies, et se faisant fort de fonder sur sa seule expérience de voyageur

au long cours la vérité de la description du monde, il tombait par là dans

l'impiété la plus manifeste. Une prétention aussi démesurée l'amenait à

contredire, sur la foi de ses yeux, non seulement l'autorité des Anciens, mais

aussi le témoignage de l'Ecriture Sainte.216

André Thevet n'aurait donc pas écrit grand chose, sinon ses quelques notes prises sur place,

loin des tribus indiennes, et préconçues par une ignorance trop grande du véritable échange

profond entre deux cultures. C'est aussi ce qui contribua à opposer Jean de Léry et André

Thevet : le rapport à l'Autre, la perception de la rencontre, et le degré d'ouverture

indispensable à celle-ci. Cette froideur, cette étroitesse d’esprit propre au cosmographe, fut

peut-être la matière première subrepticement présente au cœur des propos de Jean de Léry à

l’encontre d' André Thevet.

De l'autre côté – du côté ''contre Jean de Léry'', s'il en fut un – on vit inévitablement la

notion de plagiat servir de cause à André Thevet. Jean de Léry publie son récit

postérieurement au sien, et les éléments de descriptions tels que les paysages, se font

effectivement écho. Ce à quoi nous pouvons répondre : quoi de plus normal ; le cadre spatio-

temporel réel étant identique. Claude Lévi-Strauss résume ce conflit ainsi :

[…] on a dit, et même écrit, à propos de la polémique ayant opposé les deux

hommes, que Léry avait plagié Thevet et que c'est pour cette raison qu'il

l'avait ensuite critiqué de façon si véhémente... La thèse est absurde ! Sur

place, les deux hommes ont recueilli les mêmes informations, et pas

seulement par observation directe, ils ont aussi, comme je l'ai dit, bénéficié du

témoignage de ceux qui étaient installés là. Du coup, la différence entre les

deux hommes, entre les deux visions qu'ils proposent, vient de l’œil de Léry :

à l'instar de l'ethnologue, il a fait passer ses expériences avant les informations

de seconde main qu'il recueillait. 217

216. Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, op. cit., p.41-42.

217. Sur Jean de Léry, Entretien avec Claude Lévi-Strauss, propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni,

p.9.

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Tout comme la Bible est un livre qui à la fois guide, unit et divise l'humanité

depuis des siècles, chaque livre contient en lui assez de corps – et d'esprit – pour être sujet à

polémiques. Les critiques n'ont d'ailleurs jamais chômé dans le monde littéraire...

Ici auprès de ce pasteur, les enjeux de l’œuvre sont moindres, mais restent toujours source

d'interrogations. Au-delà de l'aspect théologique, Jean de Léry explore de nouvelles voies de

questionnement, davantage tournées vers l'extérieur et l'acceptation totale de l'Autre. L'auteur

dépasse alors le simple rôle de protestant missionnaire. Franck Lestringant dit lui-même au

sujet de ce récit :

Si celui-ci a pu être considéré au XXe siècle comme le ''bréviaire de

l'ethnologue'', c'est précisément qu'il n'est pas un manuel d'évangélisation,

moins encore un précis de colonisation.218

C'est plus que cela : c'est une ouverture complète à l'étranger, à cet Autre, dont nous parlerons

plus loin, c'est une pénétration respectueuse des terres hostiles et surprenantes, une intégration

de ces peuples sauvages à l'univers occidental de Jean de Léry, et inversement. C'est

l'acceptation intégrale des différences au cœur d'un monde christianisé.

Ce récit est précieux, « Léry a vu des choses qui n'ont pas de prix, parce que c'était la

première fois qu'on les voyait et que c'était il y a 400 ans » dira Claude Lévi-Strauss219.

Mais cette étonnante capacité de réflexion, par un procédé de distanciation, sur ce Nouveau

Monde si différent, est le fruit de plusieurs années de recul, et d'expériences post-brésiliennes.

Le travail ultérieur de Jean de Léry est une raison essentielle du succès de son œuvre :

l'aventure a laissé place au retour en France, à la vie quotidienne et à la vocation de pasteur.

Bref, elle a vu vingt années se succéder avant d'être retranscrite dans un livre.

Le travail de réflexion de l'auteur n'est donc pas à sous-estimer : son récit n'est pas à l'état

''brut'', mais il est bel et bien l'aboutissement d'une production élaborée, orientée et maîtrisée,

avec tout ce qu'apporte la maturation et le recul des années. Frank Lestringant compare cet

218. Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, op. cit., p.49.

219. Sur Jean de Léry, Entretien avec Claude Lévi-Strauss, propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni,

p.13.

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« artisan de 1557, libre de préjugés, amoureux de la vie » au « pasteur pessimiste de 1578,

mûri à travers les épreuves de la guerre civile »220.

Il y a effectivement ce travail de maturation de l’œuvre, par la méditation et le

raisonnement de l'auteur sur plusieurs années, plongé entre autre dans les guerres civiles qui

le marqueront, à prendre en compte dans son analyse. L'auteur a créé le livre lorsque la vie

s'est chargée de créé l'auteur. L'influence de la vie sur l’œuvre littéraire est indéniable d'une

manière générale, et ici plus qu'ailleurs.

L'art de Jean de Léry réside alors dans la façon dont il jongle entre expérience réelle –

l'ouverture au Brésil – et expérience interne : celle de l'homme devenu pasteur et habité

d'autres finalités que celles de partager simplement un morceau de vie. L'objectivité du

discours est, comme toujours, remise en question, mais là n'est plus le problème : c'est un

moyen nécessairement revendiqué par l'auteur pour l'aboutissement de son œuvre et le bien-

fondé des réflexions qu'il suscite. La subjectivité se défend ainsi par la présence d'un regard

bien-veillant sur l'Indien.

À nouveau, Frank Lestringant évoque lui aussi l’œuvre de Jean de Léry comme

l'aboutissement d'une vie, qui unit expérience passée et réalité présente, par cet écrivain qui

« domine avec une remarquable maîtrise un passé réécrit de fond en comble en fonction d'une

logique intrinsèque et contraignante. […] son ''histoire'' […] acquiert la solidité infrangible

d'un mythe personnel »221.

Réécriture du passé dans un présent douloureux, expression de soi-même et de ce qui l'a

construit, influencé et dirigé : cette œuvre présente une force littéraire certaine. Elle contient

en son corps tous les ingrédients nécessaires à son aboutissement profond, à une « expression

littéraire plus affirmée. Ceci au prix d'un éloignement du référent réel de l'espace étranger qui

devient alors soit le prétexte à une méditation empruntant les chemins de l'allégorie, soit le

support symbolique d'une rêverie »222, reprend Marie-Christine Gomez-Géraud.

Initialement issue de notes prises lors d'un voyage dans un monde nouveau, cette œuvre

démontre un travail grandiose de la part de son auteur : une capacité d'observation digne d'un

220. Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, op. cit., p.49.

221. Ibid., p.81.

222. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op.cit., p.41.

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ethnographe contemporain et une adresse littéraire remarquable, ont suffit à placer l' Histoire

d'un Voyage faict en la Terre de Bresil dans la postérité. Car en dehors de Claude Lévi-

Strauss, l’œuvre marqua d'autres grands hommes. Ainsi Janet Whathey est allé jusqu'à étudier

les liens existant entre le récit de Jean de Léry et La Tempête de Shakespeare223.

Ce voyage léryen touchera aussi les philosophes du siècle des Lumières, étant la première

œuvre à poser la question du ''bon sauvage'', question qui n'en finira pas de faire parler les

penseurs et couler l'encre des écrivains. On peut citer une dernière fois, ici, Frank Lestringant

afin de clore cette partie axée sur les polémiques autour de l’œuvre :

[…] l'Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil constitue la somme d'une

vie et, par le regard nostalgique qu'elle porte sur les enfances de l'humanité,

une œuvre unique dans la littérature européenne de la Renaissance.224

223. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit.,p.163.

224. Frank Lestringant, Léry ou le rire de l'Indien, préface de Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.29.

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III.2. Le bon sauvage et les prémices de l'humanisme.

Le ''bon sauvage'', cet Indien du bout du monde, fit beaucoup parler de lui dans la

littérature de la Renaissance en France et par la suite. Et il apparaît bien que cette idée du

sauvage heureux et vertueux fut initialement importé par Jean de Léry dans le milieu des

écrivains du XVIe siècle. À l'origine méconnue, cette idée, elle-même exotique, fut reprise par

bon nombre de philosophes et d'auteurs du XVIIIe siècle.

Il serait plus judicieux de consacrer un mémoire entier à ce sujet qu'est la notion de ''bon

sauvage'' dans la littérature, et l'influence qu'elle a exercée sur les réflexions philosophiques

ultérieures, tant le thème est vaste et multidimensionnel. C'est pourquoi nous nous bornerons

ici à survoler ce sujet, en retirant de lui l'essentiel, qui s'avère être en lien avec Jean de Léry

écrivain.

On observera alors dans cette dernière partie comment, partant d'une appréhension positive

de l'Indien, Jean de Léry s'est mis à introduire subrepticement l'idée d'un ''bon sauvage'' dans

l'esprit de ses contemporains et comment, à partir de ce précepte à l'origine utilisé pour

défendre la cause du protestantisme, il en est venu à véhiculer toute une philosophie axée sur

l'Autre, au cours des siècles suivants. « Objet de spectacle saisi au départ dans sa différence,

l'Autre entrera bientôt sur la scène littéraire pour jouer les utilités dans le discours moraliste

ou polémique, ne gardant plus de son identité que des éléments largement stéréotypés »225, dit

à ce sujet Marie-Christine Gomez-Géraud.

Il est inutile de reprendre chaque élément du récit de Jean de Léry qui démontre le travail

revalorisant de l'auteur sur l'image des Indiens auprès du monde occidental, nous avons vu

cela précédemment. En revanche, certains procédés peuvent être abordés ici : ce qui semblait

émaner à priori d'une opposition entre sauvage et civilisé se fonde à posteriori en une

analogie. Ainsi, là où Jean de Léry dénonce le superflu vestimentaire des Européens en

opposition à la nudité des Tupinambas, il démontre dans un même temps que l'un et l'autre se

valent finalement bien, rappelant dans un second temps que le premier homme était nu au

jardin d’Éden. Une notion de miroir se met en place, et l'auteur en usera régulièrement aux

225. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op.cit., p.45.

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fins de toucher son lecteur.

Marie-Christine Gomez-Géraud parle elle-aussi du reflet de l'un en l'autre quand elle nous

dit :

Au-delà de cette attitude, où se combinent attirance et répulsion, il faut peut-

être envisager la construction d'un modèle de l'homme des antipodes,

susceptible de renvoyer au lecteur d'Europe le miroir de ses propres

faiblesses.226

Jean de Léry fait se refléter deux mondes, effectivement, mais en y incluant une nuance et pas

des moindres : ce Nouveau Monde n'est « pas exactement le miroir fidèle, mais l'idéal perdu

de l'Ancien. L’ Indien, en particulier, révèle à l'homme d'Europe sa vérité »227, explique Frank

Lestringant.

Car plus qu'un miroir, « le voyage révèle l'autre »228. Cet Autre, ce n'est pas uniquement le

sauvage perçu à travers l'Indien : il y a aussi cet autre qui est en nous. Le voyage nous révèle,

individuellement et au-delà de tous fantasmes. L'étrangeté que renvoient ces terres nouvelles

d'Amérique aux peuples étranges est bien loin de l'exotisme de Rabelais, ou encore de

l'orientalisme de Marco Polo jusqu'à Nerval au XIXe siècle. Dans l'Histoire d'un Voyage faict

en la Terre de Bresil, nous sommes très loin de cette forme d'exotisme, qui était auparavant

« une chose, ou plutôt une liste de choses, un catalogue d'objet précieux – le butin des

merveilles ramenées d'une campagne militaire, ou, comme ici, d'un négoce sur les docks d'un

grand port, Alexandrie ou Séville, Lisbonne ou Anvers »229, souligne Frank Lestringant.

Il reste de l'exotisme ces paysages surprenant aux couleurs nouvelles, cet intérêt pour la

nouveauté dans son ensemble le plus vaste, ce langage et ces animaux méconnus que nous

décrit Jean de Léry. Tant d'éléments qui ne permettent pas le doute. Il y a ici aussi cette

richesse intérieure propre à l'exotique, au lointain, au non-connu. Mais l' intérêt pour

l'étranger va plus loin chez le pasteur. Frank Lestringant parle de cette autre découverte,

226. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op.cit., p.54.

227. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit.,p.28.

228. Propos de Michel Jeanneret, par Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op.

cit.,p.118.

229. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit.,p.87.

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interne :

On observe à cet égard une sorte d'intériorisation de l'exotisme. Si tant est

que l'exotique représente la part de l'autre qui peut être objectivée, négociée,

voire fétichisée, alors Léry conduit le processus à son terme.

[…] Il reste que c'est sans doute de Léry que date ce trouble, ce tremblement

lié à la découverte d'une vérité bouleversante entre toutes, vérité seulement

entr'aperçue à ce stade, que l'exotisme n'est pas ailleurs, dans les objets du

monde, mais en soi, au plus intime de l'être.230

Le voyage, aussi lointain soit-il, révèle finalement ce qu'il y a de plus proche en nous : cette

part d'ombre que l'on porte en soi, inconnue et qui ne peut se découvrir, qu'éveillée par le choc

d'une altérité surprenante, inattendue. Frank Lestringant ajoute ainsi :

L'Odyssée brésilienne aura pour résultat cette découverte surprenante que

l'exotisme, comme le monde des apparences géographiques, se retourne

comme une peau. L'exotisme accuse pour finir l'irréductible et scandaleuse

étrangeté du familier.231

Aussi exotique qu'il puisse être, ce ''sauvage'' découvert se révèle être banal sous bien des

aspects, et son sens de l'humour en fait partie intégrante. Dans la préface Léry ou le rire de

l'Indien, Frank Lestringant analyse très justement : « […] si le Cannibale rit aussi souvent

dans l'Histoire d'un Voyage, c'est qu'il fait indiscutablement partie de l'humanité »232, le rire

étant bien le propre de l'homme et non celui de l'animal, qu'il soit de France ou d'ailleurs.

Dans son récit, Jean de Léry évoque un rire réciproque, celui de l'occidental voyant l'Indien

se vêtir de façon carnavalesque, ou celui de l'Indien voyant l'occidental trembler de peur de se

faire dévorer tout cru dans son sommeil. L'auteur relativise par cette technique les différences

et fait du rire universel la meilleur preuve d'une altérité équivalente, intégrant ainsi pleinement

le ''sauvage'' à l'humanité. En 1550 et 1551, la célèbre controverse de Valladolid aura trouvé le

230. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op. cit.,p.88 et 91.

231. Ibid., p.88.

232. Frank Lestringant, Léry ou le rire de l'Indien, préface de Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.16.

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meilleur de ses arguments en faveur de l'Indien ainsi, dans ce rire même. Sur la demande de

Charles Quint, ce débat positionne alors l'Indien à l'égal de l'homme blanc, le libérant –

officiellement du moins – de la domination des conquistadors et des mauvais traitements que

ces derniers leur faisaient subir, sous couvert des besoins de la colonisation.

L'auteur de l'Histoire apporte donc ces analogies essentielles, que sont celles du rire, mais

aussi de la sagesse, l’hospitalité et de la bravoure présentes chez les Tupinambas, bien

conscient de démontrer que les capacités des Indiens équivalaient celles des Européens en tout

points. Avec cette nuance en plus, que ces ''sauvages'' au cœur tendre lui montrèrent

finalement moins de barbarie que ses contemporains d'Europe. Ce faisant, Jean de Léry

procède en parallèle, volontairement ou non, à une forme d’idéalisation de ces peuples,

proches de l'état de grâce, à laquelle il ne peut s'empêcher d’associer un point de vue

théologique moins optimiste. Heureux et insouciants de prime abord, ils représentent pour

l'écrivain la conséquence d'une malédiction de Dieu, abandonnés à eux-mêmes dans cet état

de nudité originel, ignorants de l'écriture, et incapables d'évoluer puisque ne reconnaissant pas

la religion Chrétienne.

C'est par cet état de grâce et d'harmonie des Indiens du Brésil notamment que va naître,

progressivement, une image positive de l' étranger, une sorte de vie exemplaire, rapportée en

Occident à l'attention de tous, telle une sagesse venue de l'au-delà des mers pour nous éclairer.

Le mythe du ''bon sauvage'' ne peut cependant pas être attribué uniquement à Jean

de Léry, même si ce dernier contribua largement à sa naissance. C'est essentiellement avec

Montaigne le philosophe moraliste, que ce mythe prit vraiment forme à travers ses Essais,

dans lesquels il ne cesse de chercher ce qu'est l'Homme, au travers d'une grande humilité et

d'une sagesse reconnue de tous. Par la suite, Diderot renforcera largement cette idée du

sauvage vertueux, bon et généreux.

La connaissance du monde et de ses habitants passe avant-tout par l'acceptation de la

différence, par cette « conscience de l'altérité »233, nous dirait Marie-Christine Gomez-Géraud.

L'Autre se fait représentation de soi-même, comme un miroir révélateur, tant du bien que du

233. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire..., op.cit., p.49.

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mal. La sagesse des Indiens quant au commerce du bois par les blancs, leur observation de

rituels fidèles au sein de la tribu, leur respect de règles à la fois simples et efficaces, leur

humble nudité, et leur capacité au rire, font refléter une image plus contrastée, souvent

négative, de l'occidental qui découvre alors en eux une forme de modèle à suivre. Dans une

étude sur Montaigne et le mythe du bon Sauvage, Bernard Mouralis parle d'une

représentation, à travers ces Indiens, du mythe de l'âge d'or, où le Sauvage « semblait être

meilleur et plus heureux que l'homme civilisé car il vivait selon la Nature, au sein d'un

système social égalitaire où la propriété privée était inconnue »234. Sur un plan politico-

philosophique, cette idée du bon Sauvage permet d' « exprimer les hantises ou les fantasmes

de l'Occident et, notamment, sa mauvaise conscience. »235

L’œuvre de Jean de Léry, à l'image de l'Odyssée et de bien d'autres récits de voyage, offre

donc un cadre de réflexion idéal sur l'homme et sa société, n'hésitant pas à présenter des

modèles tels que celui des Grecs pour Homère. Ainsi l'altérité fait sens : « le sauvage fait […]

la leçon à l'Européen »236 dit Frank Lestringant, analysant fort bien ce mythe du ''bon sauvage''

et l'évolution qu'il va connaître à travers les récits, les voyages, et les siècles. Ce dernier nous

fait encore part de ses réflexions sur le sujet, très à propos dans notre étude sur cet Indien

idéalisé :

Réinventée par un XVIIIe siècle qui ne croit plus guère au péché originel,

l'image de l'Indien libre et nu brille d'une nouvelle jeunesse. […] le Tahitien

de Bougainville et de Diderot remplace le Tupinambas de Léry et de

Montaigne. Comme lui, il pratique une hospitalité généreuse, jusqu'à offrir

ses filles à l'étranger de passage. Ignorant les tabous pernicieux d'une

civilisation cruelle et intolérante, et gardant intactes en lui les vertus

originelles, il devient le double idéal et rêvé de l'Européen. À l'aube de la

Révolution, il cristallise cette aspiration au renouvellement du vieil homme

qui va bouleverser l'ancien monde.237

234. Bernard Mouralis, Montaigne et le mythe du bon Sauvage, Paris, Pierre Bordas et fils, 1989, p3.

235. Ibid., p.4.

236. Frank Lestringant, Léry ou le rire de l'Indien, préface de Jean de Léry, Histoire.... op. cit., p.20.

237. Ibid., p.39.

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A cette analyse du sauvage idéalisé de Frank Lestringant, le professeur Alain Trouvé apporte

une nuance. L'intention de Jean de Léry, aussi controversée soit-elle concernant la défense du

Protestantisme, ou l'accusation portant sur la compagnie de Villegagnon, n'était pas d'idéaliser

l'homme Indien, mais avant-tout seulement de le décrire, avec toute la simplicité dont l'auteur

était capable. Rappelons que du point de vue du pasteur, la destinée des Tupinambas n'est pas

idyllique, leur acceptation au Paradis étant même remise en question. Alain Trouvé rappelle la

sincérité bien souvent désintéressée des propos de Jean de Léry, et le réalisme prépondérant

de son récit :

Si son livre a pu contribuer à l'émergence du mythe du ''bon sauvage'', il ne l'a

certes pas cautionné, ni dans sa positivité sans nuances, ni dans son

instrumentation conceptuelle. Chez lui l'Indien est un être de chair et de sang,

avec ses travers et ses qualités. Un être obligé de composer avec une nature

bien particulière, qui n'est pas la Nature des philosophes.238

Ce sauvage Léryen n'est pas mi-homme, mi-animal, ou mi-Dieu. C'est un Brésilien, dans tout

ce que ce terme peut contenir : c'est à dire un homme du Brésil au XVIe siècle.

Jean de Léry n'est pas naïf à son égard, nous le voyons dans ses descriptions du rituel

cannibale par exemple, ni sévère puisqu'il ne condamne pas leurs usages. L'auteur fait au

contraire preuve d'une grande justesse dans ses propos, et de cette objectivité propre aux

ethnographes, dont nous avons déjà parlé.

Cet Autre, humain différent du bout du monde mais tout aussi réel, dépeint par

Jean de Léry, se fait non seulement miroir du connu mais contribue également à une évolution

de la pensée, nous conduisant indubitablement vers les prémices de l' humanisme, là où

l'homme dans toute sa diversité fera l'objet de sa propre réflexion.

Bien sûr, l'éveil de la philosophie humaniste ne s'est pas fait que par le regard juste et droit

de Jean de Léry au Brésil : c'est la conséquence de toute une série d'événements, littéraires et

238. Alain Trouvé, cours de première Supérieure au lycée Chateaubriand, inédit, 2004, partie intitulée Ni

l'idylle , ni le mépris.

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historiques, qui trouve son commencement dans l'Antiquité Grecque par les réflexions-mêmes

de Platon, Socrate ou Aristote. Notons par ailleurs que Jean de Léry dans son récit, nous fait

part à plusieurs reprises de citations d'auteurs gréco-latins.

Cette idée humaniste, qui plaçait alors l'Indien comme un modèle idéal, connaît pourtant

un engouement plus prononcé à la Renaissance en France, ce que Frank Lestringant explique

par le comportement de la France face à l’expansion du Monde et les colonies des pays

concurrents tels que le Portugal, l'Espagne ou l’Angleterre. Selon lui, le fait que la France ne

soit finalement pas parvenue à s'implanter – par la force – là où d'autres pays occidentaux ont

réussi, constitue le témoignage d'un comportement davantage axé sur l'altérité de la part des

Français. Il nous dit à ce sujet :

[…] l'échec historique de la France au Nouveau Monde a préparé la voie à

cette idéalisation. La faillite des soldats et des missionnaires isolait et

valorisait avec le recul l’éphémère partenaire commercial, l'allié de courtes

campagnes et le philosophe nu, enseignant au chrétien les maximes de la

Nature.239

L'Autre enseigne. C'est ce que le regard de Jean de Léry observe et ce que sa plume

retranscrit. Bien plus que de nous parler du quotidien des Indiens du Brésil, l' Histoire d'un

Voyage faict en la terre de Bresil révèle en fait cette vérité trop souvent occultée : nous avons

tous à apprendre des autres.

L'homme traversa l' Océan pour gagner des territoires en y introduisant sa religion, son

mode de vie : il s'en revint perdant et lui-même chargé de leçons. Ironie du sort que notre

auteur sembla accepter docilement, humblement. Impossibles à convertir, les Tupinambas

feront échouer la mission première du futur pasteur, qui ne leur en tiendra pas rigueur le

moins du monde, allant plutôt jusqu'à souvent regretter de ne plus être au milieu de ses

sauvages.

Car loin d'être perdant, comme le précise Frédéric Tinguely dans son étude sur le rapport

de Jean de Léry avec l'étranger, l'écrivain qui rentre au pays y « rapporte un trésor plus

239. Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, op. cit., p.271.

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précieux que toutes les richesses de l'improbable Eldorado : la certitude que l'Autre est

également un ''Je''. »240 Ce qui est d'autant plus notable que nous sommes face à deux ''entités''

bien différentes : d'un côté un protestant pratiquant ayant pour mission première de répandre

sa foi sous une robe de pasteur, de l'autre un Indien athée, libre de toute morale religieuse, et

définitivement nu ...

C'est ici que se révèle la plus grande sagesse de Jean de Léry qui, loin de condamner,

mépriser ou combattre ce peuple si différent, peut-être dérangeant, va jusqu'à les défendre à

son retour. « Le résultat pratique de la doctrine calvinienne du péché, c'est ici la tolérance et le

sentiment d'une fondamentale égalité parmi les hommes – égalité dans la réprobation et dans

l'incertitude du salut »241, dira Michel Jeanneret. C'est aussi le résultat de l'observation honnête

d'un homme voyageur, à l'esprit ouvert et au cœur droit , auprès duquel le terme d'altruisme

prend tout son sens.

240. Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, propos de Frédéric Tinguely dans le chapitre intitulé

Jean de Léry et les vestiges de la pensée analogique, D'encre..., op. cit.,p.146.

241. Propos de Michel Jeanneret, par Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud, D'encre..., op.

cit.,p.114.

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CONCLUSION

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C'est l'histoire d' un petit artisan qui partit un jour de l'autre côté de l'Océan, tenter

de convertir les Indiens, et qui s'en revint conquis, avec le récit qu'à présent nous connaissons

bien. Observateur attentif et bienveillant, Jean de Léry apporte une réflexion nouvelle au sein

de ce XVIe siècle bouleversé par tant de changements et de découvertes. Sculpteur, usant d'une

seule matière sur plusieurs supports et sous plusieurs formes, nous pouvons considérer son

écriture comme un art. Si la teneur de ses propos, soulevant des paramètres variés, s'avère

effectivement orientée, c'est avant-tout à une réflexion humaniste qu'elle aura conduit, et à

l'éveil d'une pensée plus positive sur les Indiens d'Amériques en général.

On peut se demander si Jean de Léry, défenseur de ces peuples, qu'il considère par ailleurs

abandonnés de Dieu – ne connaissant pas l'écriture et donc ne pouvant lire les Saintes

Écritures – n'a pas tenté de les sauver malgré eux, en inscrivant leur nom et leur histoire dans

un livre. Jean de Léry grave ainsi leur existence dans ce Nouveau Monde où le colonialisme

fait rage, ce qu' il dénonce peut-être aussi...

Les récits de voyage, bien qu'hétéroclites, composés de multiples tendances littéraires,

nous enseignent bon nombre de choses. Les informations qu'ils contiennent permettent des

évolutions notables, et dans différents domaines : la géographie, la médecine, les sciences

humaines, la sociologie, la théologie... L' Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil,

considérée comme le bréviaire de l'ethnologie par Claude Lévi-Strauss, est à elle seule

parfaitement représentative de ce que l'on peut attendre d'un récit de voyage. Mais au-delà de

son appartenance viatique, ce récit novateur fait honneur à la littérature française dans son

ensemble. Le fond et la forme s'y rejoignent dans un souci de justesse littéraire certain : on ne

peut que saluer la sagesse et le talent d'écrivain de Jean de Léry.

Il existe une influence inconsidérée des livres sur les hommes. Cette influence conduit, par

l'ouverture du livre, à l'ouverture de soi sur une idée, une histoire, un voyage, des

connaissances. Nous parlons de ces récits, de ces rencontres. Nous parlons de ces hommes qui

partirent un jour, et contribuèrent ainsi à l'ouverture des cœurs, par celle des yeux. Le

mouvement du corps, comme celui de l'esprit, fait vivre les hommes et les sociétés.

Ce que nous invitent finalement à faire les récits de voyage, c'est à poser pour un temps sa

plume, fermer ses livres, et voyager enfin...

Léonard de Vinci dit un jour : « Le mouvement est le principe de toute vie ».

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- Lévitique 26, verset 29, 2 Rois 6 verset 28.

Entretient :

- Grisoni Dominique-Antoine, Sur Jean de Léry, entretient avec Claude Lévi-Strauss, Jean de Léry, Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil, Paris, 2e édition 1580, Librairie Générale Française, 1994.

Cours :

- Jappé Françoise, cours de Master 1 Littérature et Langage, L'Odyssée, Université de Bretagne Sud, 2011-2012.- Trouvé Alain, cours de première Supérieure au lycée Chateaubriand, inédit, 2004, partie intitulée Guerre et cannibalisme.

Documents internet :

- Gallica, Gallica BnF, gallicabnf.fr

- Lettres-histoire, Lettres-histoire dans l'Académie de Versailles, Lettres-Histoire.ac-Versaille.fr

Filmographie :

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ANNEXES

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GRAVURE N°1 :

Famille Tupinamba à l'ananas

(source: Jean de Léry Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil, Paris, 2èédition 1580,

Librairie Générale Française, 1994, p.213)

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GRAVURE N°2 :

Portrait du combat entre les sauvages

Toüoupinambaoults et Margajas Ameriquains

(Source : Jean de Léry Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil, Paris, 2èédition 1580,

Librairie Générale Française, 1994, p.339)

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GRAVURE N°3 :

Guerrier-bourreau à la massue et archer

(Source : Jean de Léry Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil, Paris, 2èédition 1580,

Librairie Générale Française, 1994, p.350)

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GRAVURE N°4 :

La traite du pau brasil dans les environs du Cabo Frio

(Source : Jean de Léry Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil, Paris, 2èédition 1580,

Librairie Générale Française, 1994, p.199, issu de André Thévet, La Cosmographie

universelle, 1575)

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GRAVURE N°5 :

« Isle et fort des François »

(Source : Jean de Léry Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil, Paris, 2èédition 1580,

Librairie Générale Française, 1994, p.202, issu de André Thévet, La Cosmographie

universelle, 1575)

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GRAVURE N°6 :

Gouffre de la rivière de Guanabara ou Janaire

(Source : Jean de Léry Histoire d'un Voyage faict en la Terre de Bresil, Paris, 2èédition 1580,

Librairie Générale Française, 1994, p.206, issu de André Thévet, Le G rand Insulaire, 1586-

1588)

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Lettre de Joseph the Younger :

« If the white man wants to leave in peace with the Indian he can leave in peace.

There need be no trouble. Treat all men alike.

Give them all the same law. Give them all an even chance to live and grow...

Let me be a free man – free to travel, free to stop, free to work, free to trade where I

choose, free to choose my own teachers, free to think and talk and act for of myself – and I

will obey every low, or submit to the penalty. »

Chief Joseph, 1879

Nez percé, dit Joseph The Younger,

1871 - 1904

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