Cours Indiens

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LIndien dans les socits hispano-amricaines coloniales.

Pourquoi ce thme ? Dun point de vue conomique et social, je voudrais essayer de vous faire comprendre ce que cest quune socit coloniale, ce que cela signifie au quotidien qutre domin. En Amrique latine lpoque coloniale, on avait un type doppression trs diffrent dune oppression de type social, comme celle des ouvriers dans les socits capitalistes, ou religieux, comme celle des juifs dans les socits chrtiennes ou musulmanes : je voudrais souligner la diffrence. Jessaierai aussi de montrer comment les Indiens ont ragi loppression, de la rsistance frontale au suicide et la ngation de soi, en passant par toutes les adaptations possibles et imaginables. Dun point de vue culturel, je vais essayer de poser la question de ce qui demeure et de ce qui change. Je cde la parole Serge Gruzinski : Comment nat, se transforme et dprit une culture ? Comment produit-on et reproduit-on un environnement crdible dans des situations o des bouleversements politiques et sociaux, o les disparits des modes de vie et de pense, o les crises dmographiques semblent avoir atteint des seuils ingals ? Comment, plus gnralement, des individus et des groupes construisent-ils et vivent-ils leur rapport au rel dans une socit branle par une domination extrieure sans prcdent ? Ce sont des questions quon ne peut manquer de se poser parcourir le terrain prodigieux que constitue le Mexique conquis et domin par les Espagnols du XVIe au XVIIIe sicle. Non pour tancher une soif dexotisme et darchasme qui na rien de commun avec la dmarche historique et anthropologique, mais pour mieux comprendre ce qua pu signifier lexpansion en Amrique de lOccident moderne . La rflexion cherche[ra] moins pntrer les mondes indignes pour en exhumer une authenticit miraculeusement prserve ou irrmdiablement perdue qu prendre la mesure sur trois sicles dun processus doccidentalisation en effet, lhistoire que je vais vous raconter est bien, pour lessentiel, celle dune occidentalisation, y compris dans le cadre des (sub)cultures qui se revendiquent aujourdhui encore comme indignes. Si toute tradition recouvre une reconstitution et une dperdition de tous les instants (Gruzinski), ce quil y a dindien aujourdhui en Amrique latine est bien ce qui a merg dune catastrophe dune ampleur et dune soudainet sans pareilles dans lhistoire : mais il ne faut pas oublier que nous sommes tous le rsultat de destructions successives que nous reste-t-il des Gaulois ? De nos anctres qui peuplaient la France avant les Gaulois ?

Jean-Pierre Minaudier. Lyce La Bruyre, Versailles, fvrier 14, 2012.

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Rupture irrmdiable, car on ne sait mme pas avec quoi on a rompu 1. LIndien nest plus aujourdhui ce quil tait en 1492 : il est aujourdhui parmi les plus chrtiens des Amricains, ses costumes traditionnels sont souvent aussi rcents que pittoresques. Les cultures indiennes daujourdhui ne sont quen continuit trs partielle avec celles davant 1492, ne serait-ce que parce que tout ce qui tait culture urbaine, raffine, nobiliaire, a disparu corps et biens (ne restent que des paysans pauvres) ; elles sont le fruit de synthses labores lpoque coloniale et par la suite, et leur vident conservatisme actuel nest pas entirement fait dhritages prcolombiens : bref, mme lidentit indigne est issue de la Conqute. Cela commence du reste par ce mot d indigne ou d Indien , issu dune erreur gographique commise par les premiers conqurants : par dfinition, il ne pouvait y avoir de mot quivalent dans les langues dAmrique avant 1492, car les populations de ce continent navaient alors se dfinir ni par rapport des non-Amricains, ni par opposition des Croles , des mtis , des Blancs et des Noirs , et car elles navaient aucune conscience globale delles-mmes : les diffrentes ethnies ou groupes dethnies taient spares par des gouffres infranchissables au niveau des modes de vie (sdentaires contre nomades notamment) et des valeurs, et se vouaient des haines inexpiables. Lide dun peuple indien solidaire face aux agressions est par dfinition plus rcente en ralit, elle date essentiellement des indignismes du XXe sicle2. Quest-ce quune identit, du reste ? Le cas de lquateur contemporain est rvlateur des diffrentes dfinitions quon peut donner du concept d identit indienne , ou plutt de plusieurs dimensions de cette identit qui ne correspondent que trs partiellement entre elles3 : - selon une dfinition raciste, gntico-physique, environ 90% des1 2

G. Hyvernaud, Leur terre et leurs morts , in Lettre anonyme. Jappelle indignisme lensemble des idologies qui, depuis 1920 environ, ont invers le mpris sculaire des Blancs et des mtis pour les Indiens, et ont au contraire valoris positivement lindianit. Ces idologies vont de pair avec un regret de la Conqute, perue comme une catastrophe, et de ses consquences, perues comme essentiellement ngatives, et avec la revendication dune continuit (souvent imaginaire) avec le pass prcolombien, une nostalgie de ce pass (idalis) et parfois mme un programme de retour ce pass. Ce qui saccompagne parfois, notamment chez les intellectuels indignistes blancs ou mtis, dun mpris de soi (ou dune schizophrnie quant sa part blanche : on entend des gens qui ont manifestement du sang blanc dire les Espagnols nous ont conquis !). Dans certains cas extrmes comme la gurilla du Sentier Lumineux au Prou dans les annes 1980, il sagissait carrment dexpulser tous les non-Indiens du pays Lindignisme sest teint de socialisme marxisant dans les annes 1960-1970 (ctait la mode), avec des relectures assez saugrenues du pass prcolombien (il fut question du communisme primitif des Incas ou de lutopie communiste des rductions jsuites du Paraguay), mais cest un accident de lhistoire : lindignisme est structurellement bien plus proche des nationalismes europens, voire dun certain racisme europen invers (vous pouvez lire ce propos le livre de Mario Vargas Llosa sur lcrivain pruvien Arguedas, cit plus bas en note). Enfin, il faut signaler quen gnral lindignisme est une idologie de la classe moyenne blanche et mtisse, ainsi que de lintelligentsia qui gnralement est blanche, bien plus que des Indiens eux-mmes, gnralement peu politiss et toujours en retard dune modernisation intellectuelle comme jessaierai de le montrer. 3 Le passage qui suit sinspire, en partie de mmoire, dun article de The Economist paru vers 2005.

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quatoriens ont du sang indien et a se voit (mais selon une dfinition raciste radicale, o lIndien est celui qui a 100% de sang indien, presque personne nest indien en quateur) ; - selon une dfinition par le mode de vie paysan traditionnel, envrion 50% des quatoriens sont indiens (mais leurs techniques agricoles archaques ne sont pas toutes trs prcolombiennes, dans pas mal de cas on a plutt limpression dtre en Espagne au XIXe sicle) ; - il ny a plus vraiment en quateur de dfinition juridique de lIndien, cest--dire que les quatoriens nont pas la mention Indien , Blanc ou mtis inscrite sur leur carte didentit, avec des obligations et des privilges affrents mais ce fut le cas lpoque coloniale, et encore aujourdhui les non-Indiens jouissent de nombreux privilges de fait4. Je nai pas trouv de chiffres prcis : on peut estimer que 25 30% des quatoriens ressortent juridiquement dune communaut indienne, mais ils perdent leur lien juridique avec elle quand ils sinstallent en ville (les communauts indiennes sont toutes des villages ou des morceaux de villages, sauf dans le cas particulier des ethnies nomades dAmazonie) ; - tout le monde ne parle pas de langues indiennes dans les communauts indiennes, et par ailleurs il y a des indianophones hors des communauts. Selon une dfinition par la langue on tombe 17% de la population (selon le site Ethnologue), un pourcentage en baisse rapide depuis une gnration ; - enfin, il y a le critre le moins discutable, celui de lauto-dfinition :4

Cela dit, depuis quelques dcennies la plupart des pays dAmrique Latine reconnaisseent officiellement les communauts indiennes avec leurs autorits propres, et leur accordent un statut qui les protge un peu. De ce fait, on peut parler dun retour une dfinition juridique de lIndien. En Colombie, tout sest jou au dbut des annes 1990, lorsque les gens ont eu se dclarer indiens, noirs ou autres dans le cadre de la mise en place de nouvelles institutions en 1993. Aujourdhui, pour la premire fois depuis 500 ans il peut tre rentable dtre Indien dans ce pays, : ainsi il y a des quotas en leur faveur dans les universits, et les tudes suprieures leur sont gratuites attention quand mme : ces quelques privilges nannulent pas les discriminations socioconomiques, qui subsistent. Dans la partie andine du dpartement colombien de Nario, que je connais bien, tout le monde est gntiquement mtis, plus personne ne parle une langue indienne depuis le XVIII e sicle et tout le monde pratique le mme type dagriculture, mais de petits resguardos (rserves) indiens ont survcu depuis lpoque coloniale avant dtre rofficialiss en 1991. On se bouscule dsormais pour tre inscrit dans un de ces resguardos, dautant quils monopolisent lattention des ONG trangres (et laide financire qui va avec) : la proportion dIndiens au sens juridique remonte donc, elle est dsormais non ngligeable (5% ?), mais cest un phnomne tout rcent et passablement artificiel (un certain nombre de ces nouveaux Indiens sont des imposteurs purs et simples !) qui ne signifie pas rupture avec les valeurs et les usages de la socit mtisse dominante : lexception de quelques militants qui tentent de se reconstruire une identit indienne en grande partie importe du Prou faute de matriel local, les no-Indiens du sud de la Colombie, imposteurs ou non, ne manifestent aucune indianit particulire dans leur existence quotidienne. La proportion dIndiens au sens gntique et linguistique est toujours gale 0%, et au sens dun mode de vie particulier et de lauto-dfinition, cest %.

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est Indien qui se dit Indien. Or au rfrendum de 2001, seuls 6,1% des quatoriens se sont dclars indiens (et 4,6% ont reconnu parler une langue indienne) Au dsespoir des indignistes locaux, qui sarrachent les cheveux constater que personne ou presque ne vote pour eux, alors que pour eux lEquateur est un pays indien ! La plupart des quatoriens que les autres considrent comme des Indiens ont toujours honte de ltre Le principe de ce cours sera dviter lindignisme, la nostalgie du pass et dune puret ou dune authenticit perdues, la haine de la Malinche5 (et de soi-mme quand on est un Occidental), le racisme lenvers, la caricature du bon sauvage et du mauvais Occidental. Il ne ressemblera ni aux films Danse avec les loups et Avatar (le second est par ailleurs excellent dun point de vue graphique !), ni aux livres de J.M.G. Le Clzio6. En opposition rsolue cette idologie manichenne et moralisatrice qui drive trs facilement en racisme lenvers, je ne vous parlerai pas de bons et de mchants , de tratres et de hros , mais de cataclysmes et de ractions ces cataclysmes ; dune socit coloniale pas spcialement plus dure que dautres socits pr-modernes (si nous avons limpression inverse cest parce quelle est mieux documente) ; je parlerai de stratgies dadaptations ou de rsistance en essayant de ne pas les juger, mais de les comprendre. Mon but nest pas de mindigner, de vous faire vous indigner, car il nest pire pige pour lesprit que la dictature des sentiments, mais de tenter de vous faire saisir de qui sest pass : pour cela, la morale est contre-productive. Pour faire de lhistoire, il faut essayer, dans la mesure du possible, de suspendre les jugements moraux, ce qui ne signifie pas navoir pas davis part soi : il faut surtout viter de se focaliser sur la compassion envers les victimes des atrocits du pass, qui est un sentiment strile, et la remmoration de leurs souffrances, qui est en soi un acte intellectuellement strile et mme politiquement contre-productif, comme la trs bien soulign le philosophe dextrme-gauche Alain Badiou dans Le Monde (15 juillet 2007) : Je pense que la promotion des massacres et des victimes comme seuls contenus intressants de lhistoire est lie un profond processus de dpolitisation. Examiner toutes les situations travers des catgories exclusivement morales conduit limpuissance politique. Dautre part, je ne pense pas que la mmoire soit une bonne catgorie si lon dsire la non-rptition5 6

Sur ce personnage, voyez la partie sur le mtissage. crivain mdiocre qui ne mritait pas un prix Nobel, Le Clzio connat bien le Mexique et pratique trois langues indiennes de ce pays. mon avis personnel, sa vision des Indiens est entirement et radicalement fausse, avant tout parce quelle est caricaturalement manichenne : comme dans Danse avec les loups et dans Avatar, ce manichisme inverse le racisme anti-indien dautrefois (on na plus es bons Blans et les mchants Indiens mais les mchants Occidentaux et les bons indignes) mais ne vaut gure mieux en termes intellectuels (il ne permet pas de penser de manire fconde), mme sil vaut bien mieux en termes thiques (au moins, il ne justifie ni lusage de la force, ni loppression des faibles).

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des dsastres, parce que cette non-rptition suppose un jugement rationnel sur ce qui sest pass. Une mmoire motive fonde sur lhorreur et ses images est en ralit ambivalente. Distinguer entre ce qui relve de lmotion de rpulsion et lmotion de fascination est trs difficile. Oui, je me mfie de la mmoire. Tout autant de la mmoire des atrocits coloniales ou du stalinisme que de la mmoire du nazisme. Lintelligence politique et historique doit universellement remplacer la douteuse mmoire, proie dsigne des propagandes 7. La priode tudie stend de 1492 (arrive de Colomb aux Bahamas) 1809 (dbut des guerres dindpendances). Je laisse tomber le Brsil parce que je lis trop lentement le portugais, les Etats-Unis et le Canada parce que les problmatiques y sont trs diffrentes. (Observez les cartes {distribuer}. Montagnes attractives et ctes rpulsives, sauf rgions mayas ; le Mexique (en pyramide) et le Prou (2 cordillres et laltiplano). Principales aires culturelles ; anciennet des cultures ; sdentaires et nomades (au Mexique : les Chichimques). Cits-Etat au Mexique). 0-Remarques liminaires : raisons de la Conqute et de son succs. Quelles furent les raisons de la Conqute ? Il y eut videmment des raisons conomiques : la chasse aux pices, produits de luxe originaires de lactuelle Indonsie pour la plupart. Colomb esprait court-circuiter par louest les Portugais, qui taient en train douvrir une autre route vers cette rgion par le sud et lest stant tromp sur le diamtre de la Terre8, il esprait trouver la Chine, l o il trouva lAmrique, et quand il tomba sur des les, il les identifia au Japon. Dans un second temps, la chasse aux mtaux prcieux prit le relais. Mais il ne faut pas sous-estimer les raisons religieuses : la Conqute eut lieu dans une atmosphre dextrme exaltation spirituelle puisque la dcouverte de lAmrique (12 octobre 1492) suit presque immdiatement la fin de la Reconqute de lEspagne sur les musulmans (la chute du royaume de Grenade date du 2 janvier 1492, Colomb y avait dailleurs assist), mais7

Bon, la remmoration des atrocits du pass peut quand mme tre politiquement utile, par exemple lorsquelle permet aux Indiens actuels de mieux faire valoir leurs droits, en jouant sur les sentiments de culpabilit des non-Indiens. Mais cest une manire trs superficielle dutiliser le pass : Badiou, qui est marxiste et donc convaincu quon nagit pas sur le monde sans le comprendre en profondeur, a raison de souligner que pour mener une action politique efficace long terme et en profondeur, il faut commencer par avoir un rapport moins superficiel (moins affectif) avec le pass. Badiou souligne trs bien aussi le danger de lmotion : elle peut tre utilise dans un sens comme dans lautre. 8 Peut-tre volontairement : sil avait donn le bon diamtre, personne naurait financ son voyage et nul marin naurait voulu le suivre. Mais ce nest pas sr : le premier globe terrrestre conserv, qui date de 1492 (donc a t conu juste avant la dcouverte de lAmrique), est entach de la mme erreur.

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que la blessure de lchec des croisades en Terre Sainte tait toujours bante (et les Turcs avaient pris Constantinople en 1453). Par ailleurs, la gnration suivante dEspagnols vivait dans la hantise de la Rforme, qui date de 1517 : pour les catholiques Luther tait lAntchrist Bref, un ensemble de signes positifs et ngatifs envoys par Dieu aux hommes indiquaient quun vnement essentiel (dans lordre du salut ds mes videmment, le reste tait secondaire) tait imminent. Ds le dbut, la Conqute fut largement interprte en Espagne comme un signe de Dieu et une mission divine confie aux Espagnols pour prolonger la Reconqute. Autant que dpices, ce dont Colomb rvait, ctait de convertir le grand Khan , lempereur de Chine, connu par le rcit de Marco Polo : pour un catholique, les bnfices dune telle entreprise (le Paradis) taient plus durables que ceux retirer dune pauvre cargaison de poivre ! Sur le rle de lor dans la conqute de lAmrique, voici un passage de larticle de Jrme Baschet dans lHistoire du monde au XVe sicle (paru en 2010, p. 585) : chaque page du Journal [de Colomb] transparat lobsession de lor, objet des questions insistantes de Colomb tous les indignes avec lesquels il entre en contact. Alors quune lecture contemporaine serait porte ny voir quun simple appt du gain, lor a, pour Colomb, une toute autre signification. Pour lui, sa prsence serait avant tout la confirmation de la pleine ralisation de son entreprise, la preuve quil a bien atteint Cipango [le Japon, marge orientale de la Chine] o le mtal prcieux abonde tant que les palais en sont, aux dires de Marco Polo, littralement couverts. Mais lor est aussi une substance spirituelle, mystique, charge de lumire cleste : sa prsence serait le signe de la grce divine, le sceau dfinitif de la port providentielle de ses dcouvertes. La conception de lor que Colomb partage sans doute avec beaucoup de ses contemporains entrelace valeur mat rielle et valeur spirituelle : il ntait pas seulement un gage de richesse et de prestige pour lAmiral et pour ses commanditires royaux, car, comme Colomb le rappelle dans son Journal, il esprait surtout convaincre Ferdinand et Isabelle [les rois dEspagne] de mettre lor des Indes au service du grand rve de la Croisade (). Ce sont surtout des effets spirituels qui sont attendus de lor, moyen en mme temps que signe de la dilatation glorieuse de la chrtient quil incombe aux souverains hispaniques de mener bien . Mme si tous les conqurants taient loin dtre aussi mystiques que Colomb, noubliez jamais quau XVe sicle les gens taient infiniment plus croyants, plus mystiques, plus proccups de leur salut, que nous ne le sommes : et ceci dans le peuple (il ny avait pas de gauchistes anticlricaux au XVe sicle !) comme dans les lites (il ny avait pas non plus de bourgeoisie incroyante pour qui la religion nest plus quune police des mes desJean-Pierre Minaudier. Lyce La Bruyre, Versailles, fvrier 14, 2012. Indiens.6

tine faire peur au peuple pour lempcher de se rvolter : ce phnomne est n au XIXe sicle, comme lincroyance dune partie du peuple). Rappelez-vous dailleurs que tous les conqurants ne se sont pas enrichis : parmi le clerg notamment, certains, qui taient de familles riches, acceptrent de mener une vie de grande pauvret dans des conditions disolement extrme au fin fond des Andes ou du Mexique. Cela montre bien que la Conqute na pas entirement t motive par lappt du gain, et quen revanche les facteurs religieux y ont jou un rle majeur (la pauvret tait lune des valeurs essentielles du christianisme mdival et moderne) : il est possible que le concept de fanatisme en rende mieux compte que ceux d appt du gain et d exploitation 9. Dates principales : dcouverte de lAmrique 1492, conqute du Mexique central 1519-1521, du Prou 1531-1533. Observez les limites des zones conquises en 1809. Pourquoi la Conqute a-t-elle t si facile, si rapide, alors que les Espagnols taient trs peu nombreux moins de 500 au Mexique, 168 ou 169 au Prou ?10 Les tats prcolombiens taient fragiles : ils taient rcents (lessor de lEmpire aztque datait de 1418 et celui des Incas du rgne de Pachacutec, mont sur le trne en 1438) ; ctaient des mosaques ethniques (de plus, larrive des Espagnols lEmpire inca tait en guerre civile entre lInca lgitime Huascar et lusurpateur Atahuallpa, son frre11 ; au Mexique, les conqurants furent aids par la principaut de Tlaxcala, dont les Aztques respectaient lindpendance pour pouvoir se livrer avec elle au rituel de la guerre fleurie ). Leurs dirigeants rgnaient par la terreur : de ce fait, les Espagnols furent souvent assez bien accueillis. Les populations paysannes des hauts plateaux taient habitues obir : dans un premier temps elles lais9

Que des fanatiques religieux se soient comports dune manire qui nous semble contradictoire avec les principes de leur religion nest que trs superficiellement un mystre : dune part, ces gens navaient pas la mme notion que nous des principes de la religion chrtienne . En particulier, le christianisme de ce temps ntait pas pacifiste : Dieu tait le Dieu des armes, les croyants avaient le devoir se se battre pour lui. dautre part, presque personne ne vit entirement selon ses propres principes : presque tout le monde tend les oublier, gravement parfois (dans le vocabulaire chrtien : lhomme est pcheur lhomme qui parvient vivre entirement selon les principes de la religion est un saint). Cela ne veut pas dire quon y renonce ! Un chrtien pcheur reste un chrtien. 10 Notons aussi quau Prou, ds les lendemains de la Conqute les Espagnols se dchirrent : mais ces guerres civiles, qui durrent de 1538 1554 et furent trs sanglantes, ne permirent pas aux Indiens de reprendre le dessus. NB Le chiffre (auquel il faudrait ajouter un nombre indtermin d'esclaves africains) est celui du dbut de l'expdition, et notamment de la bataille de Cajamarca et de la capture d'Ataphuallpa. Par la suite, les Espagnols reurent des renfors: leur arrive au Cuzco ils taient 480, et lorsque les combats s'arrtrent ils taient 700 800 pour tenir toute la zone comprise entre la frontire sud de la Colombie et la frontire nord du Chili et de l'Argentine. 11 Ils capturrent Atahuallpa au moment o celui-ci venait de capturer son frre; ce qui n'empcha pas le premier, de sa prison, d'ordonner l'assassinat du second, de crainte qu'il ne s'allit aux Espagnols.

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srent le nouveau joug sinstaller sans trop faire la diffrence avec lancien, et quand elles ragirent ctait trop tard dautant quelles le firent dans le dsordre, puisque leurs lites avaient t dcapites. En revanche, les Espagnols avaient la niaque : ctaient parfois danciens gardiens de cochons analphabtes (tel Pizarre12), en tout cas des gens qui crevaient de faim au fin fond de lEspagne et virent dans la Conqute une opportunit exceptionnelle de slever dans lchelle sociale ; ctaient aussi pour certains des fanatiques et des frustrs de la Reconqute, vu quelle tait acheve en Espagne et ntait pas vraiment au programme au Maghreb (de rares tentatives en ce sens avaient abouti des catastrophes). Les conqurants jouissaient dune supriorit technologique crasante, car ils avaient bnfici de 4.000 ans dchanges matriels et intellectuels entre civilisations trs diverses, de lEurope la Chine ; en revanche lAmrique prcolombienne, totalement isole (il ny avait mme pratiquement pas dchanges entre le Mexique et les Andes), ne connaissait pas la roue (sauf pour des jouets) ; les Mexicains navaient aucun animal de trait et les Andins navaient que le lama qui est un animal naturellement syndiqu , cest--dire quil refuse de porter plus dun certain poids pendant plus dun certain temps13. La suprmatie des conqurants tait particulirement clatante en matire darmements. Ils avaient des armes feu ; en fait, ils les utilisrent assez peu du fait de problmes daccs aux munitions et de climat, mais elles faisaient perdre la tte aux Indiens qui, nayant rien de comparable, mirent du temps comprendre le principe du projectile et de sa trajectoire, et aussi comprendre quon peut sen protger en courant en zig-zag : les premiers temps ils couraient tout droit, ctaient de vraies cibles fixes ! Par ailleurs, les conqurants avaient des pes en acier face aux armes en bois et en pierre des Indiens, cassantes et beaucoup plus lourdes ; des armures, pnibles transporter mais utiles lors des batailles face aux flches, et qui semaient la terreur ; des chevaux (les Indiens, notamment ceux du Mexique, mirent du temps distinguer le cavalier de son cheval, comprendre quil ne sagissait pas dun seul tre monstrueux) ; des chiens14 (utiles pour suivre les pistes) Selon le chroniqueur pruvien Titu Cusi, qui crivait une gnration aprs la Conqute, [les Indiens] disaient quils avaient vu arriver dans leur pays des tres trs diffrents de nous, tant par les coutumes que par le vtement : ils ressemblaient des Viracuchas, nom12

Une anecdote clbre, quoique peut-tre apocryphe: Atahuallpa, prisonnier Cajamarca, ayant dcouvert les charmes de l'criture, s'tait fait inscrire le mot "DIOS" sur les phalanges et montrait son poing ferm ses gardiens, ravi de constater qu'ils disaient tous la mme chose sauf leur chef, qui resta muet, mortifi. L'anecdote veut que l'affaire ait jou un rle dans le procs inique que les Espagnols firent l'Inca, puis dans son excution sommaire. 13 Quand lama syndiqu, lui toujours faire ainsi. 14 Les Mexicains en avaient, mais ctait essentiellement pour les manger.

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par lesquels nous dsignions jadis le Crateur de toutes choses. Et ils appelrent ainsi les tres quils avaient vus, dune part parce quils diffraient beaucoup de nous, de visage et de costume, dautre part parce quils les voyaient chevaucher de trs grands animaux aux pieds dargent. Et ils les appelaient ainsi galement parce quils les voyaient parler loisir au moyen de draps blancs comme une personne parle avec une autre15, et encore cause de leur aspect remarquable : il y avait de grandes diffrences entre les uns et les autres, certains avaient une barbe noire, dautres une barbe rousse. Ils les voyaient manger dans des plats dargent. Et ils possdaient aussi des yllapas, nom que nous donnons la foudre . La soudainet de la Conqute explique en partie son succs : les Indiens neurent pas le temps de sadapter (dautant que trs vite ils tombrent malades, au Prou avant mme larrive des Espagnols: si Atahuallpa et Huascar taient en guerre l'arrive de Pizarre, c'tait parce que leur pre Huayna Capac tait mort de la variole dans l'actuelle rgion de Pasto en Colombie, en 1527). Une telle agression tait quelque chose de totalement nouveau pour eux, alors que pour les Espagnols la Conqute sinscrivait dans la longue suite des croisades et dans le prolongement de la Reconqute, et plus largement dans une longue tradition de contact avec des gens compltement diffrents (les Arabes, les Africains, les Chinois de Marco Polo, les Indiens dInde depuis que les Portugais avaient contourn lAfrique)16. Ainsi lempereur aztque Moctezuma eut un doute fatal en voyant arriver Corts : ntait-ce pas le retour annonc de Quetzalcoatl, une figure centrale de la mythologie toltque 17 ? Pour ne pas se mettre mal avec Quetzalcoatl, il les accueillit fastueusement en son palais Puis il fut compltement perturb par leur conduite rigoureusement imprvisible : ils refusaient les offrandes quon leur faisait et protestaient contre les sacrifices humains, ils ne laissaient mme pas les Aztques faire de prisonniers pour les sacrifices, ce qui tait le but essentiel de la guerre fleurie avant la Conqute Au Prou, Cajamarca, les Espagnols tendirent un15

N.B. quand on lui prsenta une Bible, lInca Atahuallpa essaya de lcouter Nous retrouverons cette

scne.16

A la mme poque, les Espagnols tentrent de conqurir la Chine, mais ils chourent en deux ans sans doute parce que les Chinois furent moins surpris que les Amricains : dune part ils avaient dj des liens avec des marchands europens comme Marco Polo, dautre part ils avaient de longues traditions de lutte contre les barbares du nord et de louest (les anctres des Turcs et des Mongols) ; enfin, au XVe sicle, ils avaient eux-mme men des explorations maritimes, et leurs expditions taient parvenues jusquen Afrique orientale (avant de sarrter pour des raisons mal connues). De mme, une improbable expdition espagnole de conqute du Cambodge ( partir des Philippines, qui, elles, taient tombes entre les mains des Espagnols) choua lextrme fin du XVIe sicle : cette date il y avait dj pas mal dEuropens en Indochine et en Insulinde (surtout des Portugais), aussi les Cambodgiens ne furent pas surpris de les voir dbarquer, ni de leur comportement. Un rcit de cet chec, quil est passionnant de comparer la conqute russie de lAmrique, a t rdit en 2009 par les ditions Anarchasis (Gabriel Quiroga de San Antonio : Les derniers conquistadores). 17 Les Aztques parlent en gros la mme langue que les Toltques et se considraient comme leurs descendants.

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pige lInca Atahuallpa : comme le bruit courait que leurs super-pouvoirs ne fonctionnaient pas la nuit, ils lui fixrent une entrevue au crpuscule ; lInca vint sans crainte en esprant les vaincre facilement et personnellement (ce qui et t bon pour son prestige), mais le pige se retourna contre lui. L o ils eurent du temps pour sadapter, les Indiens ont mieux rsist : la conqute du Yucatn, o des Espagnols avaient fait naufrage avant 1520, dura de 1527 1541 ; protgs par la fort vierge, quatre royaumes mayas subsistrent un certain temps18. En sens inverse, pourquoi certains Indiens rsistaient-ils encore la colonisation en 1800 ? Sans doute en bonne partie par manque dintrt des Espagnols pour des rgions pauvres ; parce quelles taient peu peuples, parce que les Indiens nomades taient difficiles attraper et presque impossibles mettre au travail ; enfin parce que les Indiens de ces rgions avaient eu le temps de sadapter : ainsi ceux des plaines dAmrique du nord et de Patagonie se mirent au cheval, un progrs dcisif pour des nomades19. Je reviendrai sur ces thmes dans la dernire partie. I-Aspects dmographiques. A-Donnes brutes. LAmrique avait environ 80 millions dhabitants en 1500, soit 20% de la population mondiale (lEurope en avait 100). 80% des Amricains, soit 65 millions de personnes, vivaient dans lactuelle Amrique hispanique. La conqute se traduisit avant tout par une catastrophe dmographique sans gale dans lhistoire cette chelle. Dans le Mexique central, quon appelait la Nouvelle-Espagne lpoque coloniale, vivaient 20 25 millions de personnes en 1520, dont 15 millions sous le pouvoir aztque. Les chiffres passrent 17 millions en 1532, 6 millions en 1550, 2,5 millions en 1570, un million en 1600. Selon une autre estimation, la population fut divise par 6,6 entre 1520 et 1568.18

Lun deux, le royaume dItz, au fin fond du Petn, au nord de lactuel Guatemala, a persist jusquen 1697 ; un autre, celui de Rabinal, nous a lgu la seul pice de thtre prcolombienne que nous ayions conserv, jy reviendrai (aujurdhui la langue dItz est moribonde, mais celle de Rabinal est bien vivante). Des formations politiques plus rduites ont galement survcu assez longtemps, comme, toujours dans la mme rgon, le microtat lacandon que je traiterai dans la sixime partie ; il y eut un net recul de la colonisation en Amazonie entre le XVIe et le XVIIIe sicle, et puis bien sr, avant le XIXe sicle les Espagnols ne sont arrivs prendre pied ni dans les grandes plaines nord-amricaines et dans le nord des Rocheuses, ni en Patagonie et en Terre de Feu. 19 Lui non plus, lIndien des plaines cheval des westerns de notre enfance (enfin, au moins de la mienne) na rien dancien ni de prcolombien : cest une consquence imprvue de la Conqute, un tre au mode de vie dj mtiss, le produit dune adaptation rcente : pas plus de 300 ans larrive de la colonisation franco-angloamricaine depuis la cte est, et moins de 100 ans dans certaines rgions.

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selon une autre estimation encore, celle de Gruzinski, on passa de 25,2 millions dhabitants en 1520 16,8 millions en 1532, 6,3 millions en 1548, 2,6 millions en 1568 ; la rgion comptait 1,9 millions dindignes en 1585 ( cette poque il y avait dj aussi un nombre apprciable de Blancs et de mtis) et 730.000 ltiage, vers 1625, cest--dire 3% du chiffre initial. Puis les chiffres se mirent remonter : 1,5 millions dindignes vers 1740, 2,5 millions vers 1820 mais cette date, ils ne reprsentaient plus que 60% de la population20. Dans lAnahuac (la valle de Mexico) il y avait 1,5 millions dhabitants vers 1500, soit une densit de 200 h/km2, bien plus leve que celle de nimporte quelle rgion dEspagne (Tenochtitln, la capitale, la future Mexico, tait elle-mme plus peuple que nimporte quelle ville espagnole). Ctait sans doute beaucoup trop il semble que la Conqute sest surajoute une crise de surpeuplement qui aurait eu lieu de toute faon, mais en bien moins violent (il est possible que lexplication vaille aussi pour dautres rgions du Mexique) : cest-dire quune famine ou une guerre civile, provoques par une tension sur les ressources naturelles, auraient rduit cette densit, comme cela se produisait rgulirement dans toutes les socits prmodernes. Toujours est-il que la population indigne passa 350.000 personnes vers 1570 et 70.000 au dbut du XVIIe sicle. Le nadir semble dater de 1650, et vers 1800 les indignes taient 175.000. Dans les Andes centrales, la catastrophe fut un peu moins brutale : de 6 10 millions en 1530, la population indigne passa 2,5 millions vers 1560 et 1,35 1,5 millions vers 1590. Entre ces deux dates, leffondrement fut trs ingal selon les provinces : moins 90% dans la province de Zamora en Equateur, moins 10% peine dans certaines rgions du sud des Andes pruviennes et de Bolivie. En revanche, la population continua diminuer un rythme plus modr jusque vers 1750. Dans certaines rgions, notamment de basses terres tropicales, la dpopulation fut encore plus spectaculaire : ainsi dans la rgion de Veracruz, toujours au Mexique, le rapport entre la population initiale et le chiffre le plus bas est de 48 1. Surtout, dans de nombreuses rgions il ny a jamais eu de rcupration : la population indigne a continu de dcliner jusqu disparatre compltement des dates variables encore quil sagit plutt, au moins20

Cest vers 1940 seulement que le Mexique a retrouv sa population de 1520. En 2000, pour lensemble du pays cette fois (une zone nettement plus tendue que la Nouvelle-Espagne coloniale), et selon le critre dauto-identification, il y avait 8 millions dIndiens, dont 84% parlaient des langues indignes, mais qui reprsentaient seulement 7 8% de la population. Aujourdhui il y a 5% dIndiens sur lensemble du continent amricain (selon le critre linguistique). Les chiffres absolus sont plus ou moins stables, mais tous cachent un dclin : la proportion dIndiens baisse mme l o les effectifs augmentent, car lensemble de la population crot rapidement. La cause de cette volution nest plus leffondrement dmographique (au contraire, les Indiens sont parmi les plus fertiles des Amricains) mais le recul constant des identits, des modes de vie, des cultures indignes : jy reviendrai longuement plus bas.

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vers la fin, dun processus de fusion dans les populations mtisses. De mme, la NouvelleGrenade, cest--dire en gros lactuelle Colombie, avait entre 500.000 et 1.500.000 habitants la veille de la Conqute : mais en 1778 il ny avait plus que 15% dIndiens parmi la population des hauts plateaux, et pratiquement plus aucun sur les basses terres. Un exemple classique est celui des Quimbayas : cette ethnie fournissait 15.000 tributaires21 en 1536, 4.553 en 1559, 1100 en 1585, 140 en 1605, 69 en 1628. Cest dans les Antilles, l o les Espagnols ont dbarqu en premier, que le processus a t le plus rapide : les Bahamas, o Colomb dbarqua en 1492, taient dpeuples ds 1513, il fallut y importer des Indiens des grandes Antilles. Vers 1530, les grandes Antilles taient leur tour compltement dpeuples : il demeurait 250 Indiens Cuba en 154022. Il avait fallu moins de 30 ans pour en exterminer la population Le cas est quand mme isol dans sa rapidit pour une zone aussi tendue23. Du fait de ces volutions, jusquau milieu du XXe sicle les ctes latino-amricaines ont t sous-peuples par rapport aux montagnes : effet dun dsquilibre antrieur la Conqute accentu par celle-ci, puis par le fait que le climat des montagnes tait plus propice la sant des colonisateurs et au dveloppement dconomies de type europen. B-Causes de leffondrement dmographique. Leffondrement dmographique est li bien sr dabord la brutalit de la Conqute. Non pas tant la guerre de conqute elle-mme et les brutalits physiques (limites par le faible nombre des conqurants) ; la Conqute fut gnralement un processus assez bref, et par la suite il rgna une pax hispanica de trois sicles, alors qu lpoque prcolombienne les guerres taient incessantes. Il faut souligner que la Conqute na pas t spcialement plus violente que les guerres de la mme poque en Europe, qui nont pas eu de consquences dmographiques notables ( lexception de la guerre de Trente ans en Allemagne au XVIIe sicle). En revanche, il faut sarrter sur la violence permanente et multiforme qui a suivi la21 22

Voyez plus bas pour ce terme : en gros, cela correspond aux chefs de famille. En revanche, il survcut des populations indiennes dans les petites Antilles, la Trinit, la Dominique et Saint-Vincent, les qui plus tard devinrent franaises. Il en reste, mais leur langue est morte dans les annes 1920. lpoque coloniale, des Noirs vads des plantations se sont mlangs ces Indiens et ont adopt leur langue : le garifuna, langue du groupe arawak, devint la langue vhiculaire des deux populations. Aprs la prise de contrle des deux les par les Anglais au XVIII e sicle, puis lcrasement dune rvolte pro-franaise en 1796, 5.000 de ces Noirs furent dports en Amrique centrale, rgion sur laquelle lAngleterre esprait mettre la main, avec cet tonnant rsultat que le garifuna, mort aux Antilles, est actuellement bien vivant au Honduras et au Guatemala, mais parmi une population exclusivement non indienne : il a 200.000 locuteurs, les Black Caribs (allez voir leurs sites sur Internet, ils ont notamment une musique tout fait audible). 23 vrai dire, on na aucune ide du peuplement de la rgion avant 1492, pour Cuba les estimations varient de 100.000 3,7 millions !

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Conqute, mme si en ce domaine aussi il faut tre prudent : les Empires prcolombiens ntaient pas non plus grs par des baba-cools sociaux-dmocrates. Mais les Indiens affrontaient une violence dun type nouveau, sortant de toutes les traditions et qui saccompagna dune dstructuration radicale des socits indignes, alors que la violence des socits prcolombiennes, au contraire, structurait un ordre social. Il faut voquer ici la dsorganisation gnrale des circuits conomiques, le travail forc avec son cortge de mauvais traitements, mais aussi de dplacements de communauts entires (plus les effets des fuites en masse : pas mal de fuyards sont morts de faim dans les montagnes ou dans les forts) ; les exigences parfois dlirantes des diffrentes autorits en matire de tribut et autres impts (dautant que dans un premier temps les Espagnols estimaient trs mal les quantits rcoltes dans tel ou tel village, la fertilit de tel ou tel terroir). La conqute provoqua aussi de graves problmes cologiques, avec notamment lextension des troupeaux des Europens qui annexrent les meilleurs terres et repoussrent les agriculteurs indiens vers des zones cologiquement marginales (de plus, les chvres, qui mangent absolument de tout, ravageaient la vgtation, do en montagne des problmes drosion24) . Dans la valle de Mexico, on note une rapide dforestation lie la construction, en quelques annes, de plusieurs importantes villes coloniales ; par ailleurs, les Europens introduisirent des charrues qui pntraient plus profond que les btons fouisseurs des Indiens, do risque que la terre ft emporte par un orage. Sy ajoutrent la dsorganisation du rseau de cours deau par lirrigation, et plus tard par le desage, cest-dire lasschement progressif du lac de Mexico, qui commena en 1608 : tout cela eut pour effet dappauvrir les terres25. Outre ces problmes socio-cologiques, il faut voquer les effets dune grosse dprime collective : il y eut de nombreux suicides de masse, infanticides, avortements, un peu partout on note un effondrement de la natalit. Les indios perezosos quvoquent certaines sources espagnoles, apathiques et silencieux, voquent les musulmans des camps de concentration nazis26. LEmpereur aztque Moctezuma lui-mme semble stre laiss mourir aprs avoir reu une pierre en une occasion o, otage des Espagnols, il devait sadresser 24

En revanche, lapparition danimaux de trait rduisit la duret du travail agricole et la ncessit du transport dos dhomme ; long terme, ctait aussi un progrs en matire dalimentation, mais dans un premier temps les Indiens navaient gure accs cette viande 25 Mme si cela permit aussi lextension de cultures nouvelles comme le maguey, un genre dalos qui demande des terres sches (on en tire le pulque, une boisson alcoolise). 26 On appelait ainsi les dports qui, sous le choc de la dcouverte du sort que les nazis leur avaient prpar, ne cherchaient pas se battre pour leur survie, et effectivement mouraient en quelques semaines (la mtaphore fait rfrence la soumission , au fatalisme prts aux musulmans par les prjugs des Europens du milieu du XXe sicle). Voyez le livre de Primo Levi : Si cest un homme.

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son peuple on ne sait pas si cest un Indien ou un Espagnol qui a lanc la pierre, mais il est clair que dans un cas comme dans lautre, un monarque absolu tait psychologiquement mal prpar ce genre dvnement. Pour les Indiens, le temps qui suivit la Conqute fut un temps dextrme solitude, sociale et intellectuelle, et dextrme dsarroi : tous les cadres anciens dans lesquels ils changeaient leurs ides et leurs expriences avaient disparu, les nouveaux matres se comportaient de manire non seulement violante, mais surtout incomprhensible. Les tmoignages indiens que nous avons conservs de lpoque de la Conqute voquent une espce de stupeur devant un vnement impossible apprhender, un vnement qui fit clater leur univers mental. Toute une srie de prsages et prophties, interprts la lumire de lvnement, identifiaient la Conqute lune des destructions cycliques de lunivers que postulaient les mythologies prcolombiennes. Dhabitude, des sacrifices humains massifs (au Mexique) ou dautres crmonies permettaient au monde de survivre et dentamer un nouveau cycle, mais cette fois ils navaient pas t accomplis, les envahisseurs ne respectaient aucune rgle, nhonoraient aucun dieu et pourtant le soleil ne mourait pas : il brillait toujours, mais pour les nouveaux matres. Les Mayas, qui taient des maniaques du calendrier, disaient que le temps tait devenu fou. Les Dieux taient morts, le monde nouveau tait inexplicable et les Indiens ny avaient plus leur place. Un chant pruvien sur la mort de linca Atahuallpa exprime ce sentiment de chaos sur le mode symbolique : Le soleil devient jaune, la nuit tombe mystrieusement La mort de lInca rduit le temps ce que dure un clignement dil La terre refuse denterrer son Seigneur Et les prcipices tremblent pour leur matre, entonnant des chants funbres . Assez curieusement au premier abord, certains Indiens du Prou interrogs par des visiteurs 27 vers 1583 exprimaient cet effondrement en termes de libert : lorsquon leur demandait pourquoi ils taient moins nombreux que du temps des Incas ils rpondaient ( ct de considrations concernant le travail forc et le tribut, qui montrent quon nest pas en prsence de textes invents par les colonisateurs) quautrefois tous vivaient plus rgulirement (regladamente) que maintenant ; il ny avait pas labondance daujourdhui, ni les possibilits de manger, de boire, ni les autres vices ; au temps de lInca, ils taient soumis un travail excessif ; il ny avait pas de vin [la consommation dalcool tait rserve aux lites]. Comme [les Indiens] sont maintenant plus vicieux quautrefois, et plus libres, ils vivent moins sainement . On a des textes du mme genre concernant le Mexique la mme27

On dsigne de ce nom des fonctionnaires chargs daller inspecter sur place divers aspects de la vie coloniale : il y avait des visiteurs ecclsiastiques, des visiteurs fiscaux, etc. Leur tmoignage nous est prcieux, parce quil nous parle de ce qui nallait pas, et parce quil donne parfois la parole aux gens ordinaires, Indiens ou non.

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poque : les rponses des Indiens aux grands questionnaires que les autorits coloniales leur demandaiennt de remplir expliquent entre autres leffondrement dmographique par l oisivet de la vie coloniale, la fin dune existence prouvante et laborieuse ( ils ne sarrtaient jamais mais sexeraient en de nombreuses choses qui les rendaient agiles ), la fin des guerres, une alimentation plus varie, livresse permise, les lits, les chemises Ce que ces textes essayaient dexprimer, ctait une rupture dans la cohrence dun mode de vie, le bouleversement des coutumes traditionnelles, dures mais connues et acceptes car remontant la plus haute antiquit et structurant les existences : ce bouleversement fut peru comme un effondrement des normes et non comme un progrs. Ainsi, dans des textes mexicains encore rdigs par ou sous linfluence de ce qui restait des anciennes lites, nous lisons que lamlioration de lalimentation a sans doute t perue dabord comme un brouillage des frontires sociales, un effondrement des structurations traditionnelles de lexistence : avant la Conqute, les gens du commun navaient pas le droit de manger de volailles, de gibier ni de chair humaine. De mme, depuis que la consommation dalcool ntait plus interdite aux gens du commun, lalcoolisme fleurissait, dautant que la situation incitait boire pour oublier28. En revanche, rares taient les explications par lancien paganisme (lpidmie comme punition des pchs), et les documents ne contiennent videmment aucune mention anticolonialiste : il ntait pas possible de critiquer la Conqute, il fallait donc trouver une autre rhtorique, dautres explications, non seulement destination du roi dEspagne mais aussi dsormais pour soi-mme. Mais la cause majeure de leffondrement dmographique, notamment pour les cinquante premires annes o se produisit lessentiel de la catastrophe, fut le choc microbien29. Londe de choc dplaa plus vite que la Conqute ; des rgions o les Espagnols ne pn28

Dans un passage intressant que jexploiterai en partie plus bas propos de la religion, Gruzinski affirme que cest largement le passage dun calendrier lautre, et donc la rupture du rseau serr, impratif et structurant de crmonies qui revenaient rgulirement dans le temps cyclique prcolonial, qui explique le sentiment quune oisivet coloniale (mauvaise) a succd une suroccupation prcolombienne structurante . 29 Cest un phnomne banal dans lhistoire de lhumanit lorsque deux populations isoles lune de lautre depuis longtemps, et qui nont donc plus les mmes dfenses immunitaires, entrent en contact : ainsi en 1348, la peste noire, ramene dOrient par des commerants, liquida le tiers de la population europenne, qui ne connaissait plus la peste depuis la fin de lEmpire romain et avait donc perdu ses dfenses ; de mme, le sida sest rpandu lorsque les populations trs isoles dAfrique centrale, o il devait tre endmique depuis longtemps, se sont trouves en contact avec des gens qui eux-mmes voyageaient beaucoup (il semble avoir t import en Occident la fin des annes 1960 par des membres du personnel de compagnies ariennes). De mme encore, jusqu louverture dun aroport dans les annes 1960, tout passage dun navire lle de Pques se traduisait par une pidmie, certes de moins en moins mortelle au fur mesure que les contacts taient de plus en plus frquents. Cela dit, la crise immunitaire que subit lAmrique fut dune ampleur exceptionnelle pour une zone aussi vaste.

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trrent pas se dpeuplrent aussi. Dans la valle de Mexico, il y eut une pidmie de variole juste aprs la Noche triste30 : elle permit Corts et ses hommes de reprendre le dessus, les dfenseurs de la ville tant morts ou clous au lit. Au Prou, la premire pidmie (sans doute galement de variole) se produisit cinq ans avant larrive des Espagnols, en 1524-1526 ; elle cota la vie lInca Huayna Cpac. Aussi quand les Espagnols arrivrent, non seulement la population tait affaiblie mais ctait la guerre civile entre deux de ses fils Pizarre en tira largement partie. Il y eut encore trois grandes pidmies aprs la Conqute : une en 1546 (les descriptions ne nous permettent pas didentifier la maladie), une en 1558 (sans doute nouveau de variole), puis en 1585-1591 une pouvantable conjonction de trois pidmies diffrentes sur des populations dj puises : une variole venue du Cuzco, une peste bubonique venue de Panam (et semble-t-il introduite depuis lAfrique par les premiers esclaves noirs, sans doute contamins dans la promiscuit des cachots du Cap-Vert) et une grippe venue de Potos, plus au sud. Mme les troupeaux de lamas furent dcims par une pizootie en 15441546, ce qui a sans doute accentu leffondrement conomique31. Les Indiens taient totalement isols du reste du monde depuis plus de 10.000 ans32, et trs isols les uns des autres : ils attraprent dun coup tous les microbes de lancien monde,30

Il sagit dune nuit o les Espagnols, chasss de Tenochtitln et poursuivis, durent senfuir de la ville : ils subirrent des pertes levs et lexpdition de Corts faillit sarrter l. 31 NB. Les pidmies npargnrent pas totalement les Espagnols. Le choc microbien se fit dans les deux sens : ainsi aux Antilles deux maladies non identifies, la baquia et la modorra, touchaient la plupart des personnes arrivant dEurope, avec des taux de 30% 50% de pertes en espagnol dAmrique, un vtran de la Conqute, puis par extension un homme dexprience, un brave trois poils, etc. sappelle un baquiano : littralement, celui qui a eu la baquia (et en a rchapp). Par ailleurs, un certain nombre de donnes (rgulirement contests, mais vraiment troublantes) laissent penser que cest bien la premire expdition de Colomb qui ramena en Europe la syphilis, maladie sexuellement transmissible qui fit des ravages jusquau XIXe sicle : les premiers cas sont peut-tre attests Barcelone, la ville o Colomb avait t reu par le roi son retour, en 1494. Sans doute tait-ce une maladie endmique aux Bahamas, la population locale ayant dvelopp assez de dfenses immunitaires pour ne pas en tre trop affecte. La fivre jaune semble galement tre venue des Antilles, o elle est atteste en 1502 ( Saint-Domingue) et surtout Cuba dans les dcennies suivantes : elle sest pandue dans le monde entier, en commenant par lAmrique du nord, au XVIIe sicle. [N.B. Cette thse de lorigine amricaine de la syphilis ne fait pas consensus : la premire description sre de la maladie date de 1495, lors de la retraite dItalie des armes de Charles VIII ; par ailleurs, des historiens de la mdecine soutiennent avoir trouv des altrations proches de celles quentrane la syphilis sur des squelettes antrieurs 1492 mais dans ce cas, pourquoi une diffusion si soudaine toute lEurope dune maladie discrte, prcisment ces annes-l ? Cela ressemble plus leffet dun choc microbien brutal quau dveloppement dune endmie autochtone ancienne ; seule une brusque mutation gntique du trponme ple, impossible prouver, permettrait dexpliquer cette soudaine flambe sans recourir lexplication amricaine. Le mot syphilis ne sest impos quau XIXe sicle (avant on disait grosse vrole , par opposition la petite vrole et la vrole volante que nous appelons aujourdhui varicelle) ; cest au dpart le nom dun personnage dun pome de G. Fracastor, publi en 1530 : Syphilis sive morbus gallicus.] Malgr tout, au total les conqurants (et les Europens en gnral, heureusement pour nous) rsistrent mieux que les Indiens au choc microbien. Pourquoi ? Sans doute parce que ds avant le Conqute ils voyageaient davantage (en Chine pour Marco Polo, autour de lAfrique et jusquen Asie orientale pour les Portugais) : exposs une varit bien plus large de germes, ils avaient dvelopp plus de dfenses immunitaires. 32 A quelques vikings prs qui avaient abord les ctes du Canada vers lan 1000, mais ntaient pas arrivs simplanter : manifestement, ils avaient eu trs peu de relation avec les populations locales.

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plus ceux des autres rgions dAmrique que les conqurants se chargrent de diffuser, et ce au pire moment puisquils taient dprims et soumis au travail forc. Au Mexique, on note une pidmie de rougeole en 1529, une de typhus ou de grippe en 1545 : ces maladies inoffensives en Europe firent des ravages. Les pidmies continurent jusquau XVIIIe sicle, mme aprs que la population et recommenc augmenter : ainsi il y en eut encore une dans la rgion de Mexico en 1736-1739. La concentration force des Indiens en villages a sans doute jou un rle dans la diffusion des pidmies, mais elles se sont diffuses aussi dans les rgions o il ny avait pas de villages33. C) Le mtissage. Sauf dans les Antilles34, les massacres et leffondrement dmographique dun ct, lafflux de population en provenance dEurope et dAfrique dautre part, nexpliquent pas eux seuls leuropanisation du continent amricain : il y a eu un processus de mtissage, lequel a eu des aspects culturels que je traiterai en dtail plus bas, mais aussi et avant tout des aspects gntiques sur lesquels je vais me concentrer ici, encore quil est fort difficile de faire le dpart entre les uns et les autres. Lexpos est compliqu par le fait que les notions dIndien et de mtis peuvent sentendre gntiquement, culturellement ou juridiquement ( lpoque coloniale, nous le verrons, Indien et mtis taient des statuts juridiques officiellement reconnus, impliquant toute une srie dobligations ou au contraire, plus rarement, de privilges). Le mtissage sest videmment engag ds le dbut de la Conqute : les conqurants taient clibataires et, sauf les prtres, navaient pas fait vu de chastet. Au Mexique, le symbole de ce mtissage prcoce, cest Malintzin, la fameuse Malinche, la concubine de Cor-

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Leffondrement dmographique eut quelques rares avantages : ainsi, dans la valle de Mexico, les conflits fonciers se firent moins aigus, et les agriculteurs abandonnrent avec soulagement les secteurs cologiques les plus marginaux pour reprendre des exploitations en deshrence dans des rgions plus cultivables cela dit, lapptit des conqurants pour les meilleures terres vint contrarier cette volution. N.B. Mme si ce nest pas mon sujet, il mest difficile de ne pas mentionner le lien direct qui existe entre cet effondrement dmographique et lintroduction desclaves noirs mais ce nen fut pas la seule cause : entre autres, il stait avr trs difficile de mettre au travail les Indiens nomades, dailleurs fort peu nombreux. En fait, les premiers Africains furent imports trs tt en Amrique, ds avant 1500, donc avant le grand effondrement dmographique il faut prciser qu cette poque, en contradiction avec les lois de lglise, lEspagne et surtout le Portugal en regorgeaient ! 20% de la population de Lisbonne tait noire au XVe sicle Ctaient officiellement des domestiques. Mais ce phnomne dimportation desclaves en Amrique demeura marginal jusqu ce que le manque de main-duvre indigne rendt la chose rentable. Le phnomne correspondit aussi un changement de modle conomique, au passage dune conomie de pillage une conomie de production et dexploitation : voyez plus bas. 34 Et, au XIXe sicle, dans la Pampa argentine et aux tats-Unis.

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ts35. Ce ntait dailleurs pas un sujet de friction avec les Indiens : au contraire, les femmes faisaient partie des cadeaux les plus banals en cas dambassade ou de reddition fort machistes, les socits prcolombiennes ne connaissaient pas, ou peu, de tabous en matire de virginit, et la monogamie leur tait inconnue. Les populations du Mexique et du Prou, pas seulement les dirigeants, avaient de trs anciennes traditions anciennes dchanges de femmes. Puis il y eut leffet du quasi esclavage des Indiens, et notamment du service domestique36. Entre autres choses, durant toute lpoque coloniale37, dans les moindres villages les curs vivaient en concubinage le contraire et t incomprhensible et mal vu, leurs enfants avaient dailleurs la place dhonneur lglise. Au Mexique, o limmigration europenne fut relativement importante, assez vite le mtissage fut gnral, y compris dans les communauts o les langues indiennes continuaient dominer : cest--dire quil pouvait y avoir mtissage gntique en labsence de mtissage culturel (voyez la fin de la note prcdente). Pour prendre un exemple dans une autre rgion, les Muiscas de la rgion de Bogot nont pas physiquement disparu, il suffit de se promener dans cette ville pour sen convaincre ; mais ds le XVIIIe sicle ils staient massivement mtisss gntiquement, ils staient compltement hispaniss culturellement, et juridiquement ils avaient progressivement eu accs au statut de mtis. En revanche, sur les hauts plateaux pruviens et boliviens le matriel gntique demeura essentiellement indien, mais il apparut quand mme une couche de mtis gntiques (dabord dans les villes) et surtout il se dveloppa un mtissage culturel qui dpassait largement cette couche de mtis gntiques. tait mtis celui qui quittait le mode de vie traditionnel, quel que ft le sang qui coulait dans ses veines. La premire gnration de mtis (gntiques et culturels) issus de conqurants et de femmes de la haute noblesse pruvienne joua un rle culturel important que nous verrons plus bas en dtail : le plus connu est Garcilaso de la Vega, sur qui je reviendrai38.35

La Malinche tait une Nahuatl du golfe du Mexique, bilingue en maya, que Corts prit pour compagne et pour interprte. Aujourdhui son nom est connu de tous les Mexicains : cest, dans le folklore nationaliste (et, au-del du Mexique, dans un certain folklore gauchiste), la tratresse par excellence, la pute et la complice de limprialisme, celle qui a prcipit la catastrophe, la figure de toutes nos compromissions avec ltranger abhorr, de notre incapacit tre pleinement nous-mmes, pleinement latino-amricains. 36 Lcrivain pruvien Mario Vargas Llosa raconte que dans son adolescence (dans les annes 1940), dans la bourgeoisie de Lima, les adolescents faisaient des espces de concours qui perdrait le premier son pucelage avec la bonne, toujours indienne. Bien entendu, lorsquelle tombait enceinte elle tait renvoye dans son village : elle y levait son enfant, un mtis donc mais le plus souvent elle llevait en quechua, langue dusage quotidien dans les villages indiens. Ce genre de pratique tait ancien et massif : cest ainsi quon trouvait au Prou, depuis toujours, des gens qui taient mtis par le sang, mais Indiens culturellement. 37 Et jusqu aujourdhui dans pas mal dendroits. 38 En revanche, dans les zones de forte population noire (Antilles, ctes colombiennes, zones ctires de lEquateur et du Prou) en gnral les Indiens restrent lcart et ne se mlangrent pas, mais ils taient acculturs et numriquement ngligeables. Ils sont aussi racistes que les Blancs !

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Les Espagnols mirent du temps dvelopper des thories expressment racistes : lEspagne mdivale tait un creuset de races39 (et lhostilit aux musulmans et aux juifs tait de nature religieuse, pas raciale !). Certains conqurants comme Corts taient mme hostiles larrive de femmes espagnoles, car ils voulaient une fusion raciale. Pour eux lopposition fondamentale ntait pas celle entre le Blanc et lIndien mais celle entre le chrtien et le paen, celle entre lIndien noble et lIndien ordinaire (en dautres termes, leurs prjugs sociaux taient bien plus forts que leurs prjugs raciaux) et aussi celle entre lenfant lgitime et lenfant illgitime. Ce qui prcde est une gnralisation qui comporte bien entendu ses exceptions on trouve bien des descriptions franchement racistes sous la plume de certains conqurants du XVIe sicle, par exemple Francisco Morales Padrn : Il est absurde de penser quils puissent devenir chrtiens avant longremps, et cela se voit rien qu ce qui leur sert de tte ; car ils ne les ont pas faites comme les autres gens, mais la coque en est si paisse et si grossire que la principale prcaution que les chrtiens doivent prendre en les combattant est de ne pas leur porter de coups la tte, car les pes sy rompent. Et ils ont lentendement est bestial et mal inclin, en proportion de la grossiret de leur figure . En Espagne, les satuts de puret de sang, cest--dire lobligation lgale, pour avoir accs certaines professions, de prouver ne pas avoir de sang impur , juif ou musulman, taient dj dans lair au moment de la conqute de lAmrique : les premiers sont apparus vers 1450. Par ailleurs, ds le dbut il y avait un prjug contre le multre et le zambo40 : enfants desclaves, ils taient forcment illgitimes avant la monte des thories racistes au XVIIIe sicle, le mpris du Noir venait de ce quil tait paen et esclave (n pour tre esclave car incapable de toute vie en socit, disait-on volontiers). Toujours est-il quil apparut progressivement une manie de la classification41. EnPlus tard, aprs 1870, la grande vague dimmigration europenne a numriquement marginalis les Indiens dans la population (notamment) de lArgentine et de lUruguay ; au XXe sicle, lcole, les mdias, le service militaire, la mobilit gographique et sociale croissante, ont provoqu une acculturation massive, avec de nouveaux mtissages gntiques ( cause notamment de lexplosion de la mobilit). Dans ces deux pays et dans les autres zones (nord du Mexique, Costa Rica) o llment europen est assez important pour que ce soit physiquement crdible, au bout dun certain temps la socit tend oublier son pass mtis et se considrer comme blanche . Attention toutes ces complexits : la seule zone dAmrique o une langue indienne la emport et domine encore aujourdhui, le Paraguay, se revendique mtisse et lest gntiquement ! Jy reviendrai plus bas. 39 Avec notamment pas mal de gens arrivs de France pour prter main-forte la Reconqute, des gens dorigine arabe et berbre, et des descendants desclaves noirs ayant fait souche dans les royaumes musulmans. 40 Un zambo a du sang noir et indien. La samba est cense tre leur danse (NB z se prononce s en espagnol dAmrique). 41 Elle touchait aussi les Blancs entre eux, avec la dichotomie de plus en plus importante entre Croles et

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tmoignent les tableaux de castes (les divers mtis, multres, zambos, etc., sappellent en espagnol castas), genre pictural apparu au XVIIIe sicle {montrer les photos}. Bien sr, la classification ntait jamais strictement biologique : un enfant lgitime lev lespagnole dans une famille espagnole tait rput blanc, mme ctait parfois un peu difficile croire (do abondance de ragots dans les bonnes socits, et dshonneurs familiaux quand un enfant naissait un peu trop fonc)42. Une partie des lments utiliss pour classifier les populations taient en fait de type culturel et social : les costumes, les coiffures, la langue ; pour les Indiens, une taille plus basse que la moyenne, des gencives abmes par la coca dans les Andes or ces traits, y compris la pratique dune langue indienne, pouvaient trs bien tre adopts par des gens qui taient biologiquement des mtis. Mais lessentiel est que, dans la tte des gens qui la pratiquaient, il sagissait bien dune classification gntique, raciale. Trs tt, il y eut une diffrence de statut juridique entre lIndien et le non-Indien, et cette diffrence avait elle aussi des implications tout fait concrtes : ce ntait pas seulement une question de prjugs comme nous le verrons plus bas, lIndien tait priv dune bonne partie de sa libert et soumis toute une srie dobligations, allant du travail forc des impts spcifiques. Progressivement, entre les deux statuts dIndien et de Blanc, un statut juridique de mtis sautonomisa : les Blancs ne voulaient pas les reconnatre comme Blancs et eux-mmes ne voulaient pas tre traits comme des Indiens43. Ctaient des enfants illgitimes dEspagnols et dIndiennes44 (non maris, moins pour des questions de racisme que de prjugs sociaux et religieux : lheure des limpiezas de sangre, il tait difficilement envisageable dintroduire des paens dans larbre gnalogique de la famille !). Le statut juridique de mtis allait gnralement de pair avec le mtissage culturel, mais il concernait aussi des gens qui vivaient dans des villages et parlaient une langue indienne au quotidien. Nous verrons plus bas que les autorits coloniales (espagnoles et indignes, laques et ecclsiastiques) firent tout pour les tenir lcart des Indiens, ce qui tait techniquement impossible car une bonne partie de ces mtis taient levs dans des foyers indiens, notamment lorsque leur pre avait renvoy leur mre enceinte dans son village. Ds le dbut, la plus grande mfiance rgna leur gard : en 1549, Charles Quint interdit de leur attribuer unemtropolitains ou guachupines. 42 En sens inverse, des documents juridiques du XVIIIe sicle nous parlent desclaves plus blancs que leurs matres , mais cela concerne les Noirs et pas les Indiens. Cette manie de la puret raciale aboutit un certain nombre dinventions perverses comme le test du peigne : sil tombe spontanment la jeune fille est pousable, sil saccroche dans les cheveux elle a du sang crpu. 43 En revanche, des appellations comme : zambo, chino, tentenelaire, etc., quon retrouve dans les tableaux de castes, neurent jamais de contenu juridique prcis. 44 Et pratiquement jamais le contraire : racisme et machisme ambiants faisaient quil ntait pas imaginable quune Espagnole poust un Indien.

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charge publique sans autorisation royale ; en 1562, un vice-roi du Prou essaya dinterdire les mariages mixtes, car les mtis taient trop nombreux son got Lima et reprsentaient un ferment potentiel de troubles : ctait, expliquait-il, quen raison de leur double ascendance, espagnole et amricaine, ils auraient pu se mettre revendiquer le pays pour eux (pourtant il ny avait aucune chance quils salliassent aux Indiens, quils mprisaient et qui les dtestaient). En 1567, toujours au Prou, suite une meute urbaine interprte comme une meute de mtis , on leur interdit de porter des armes. Le systme a lair trs rigide mais en fait il tait tait assez souple, dautant que ctaient des socits de peu de mmoire et o lon pouvait assez facilement passer la ligne 45 en changeant de province et de profession, et que ladministration tait inefficace et corrompue. Pour des raisons fiscales notamment, il y eut toutes sortes de tripatouillages identitaires : en gros, les Espagnols avaient intrt ranger certains mtis parmi les Indiens pour leur faire payer plus dimpts, et pour des raisons symtriques les lites indiennes faisaient pression pour se faire classer comme mtisses. Certains, lorsque la couleur de leur peau le leur permettait, changeaient didentit comme de chemise, Indiens au quotidien, mtis le jour du tribut, voire (lorsque ctait physiquement crdible) Blancs le jour de solliciter un poste officiel. Le cas des mineurs libres de Potos la fin de lpoque coloniale est bien connu : Indiens au village et mtis la mine, moyennant un changement de costume, de langue dusage courant, de valeurs affiches.46 Mais lessentiel, cest que du point de vue de la culture (au sens trs large, y compris les modes de culture de la terre, etc.) et des valeurs, et lexception du Paraguay sur lequel je reviendrai, le mtis tait du ct des Blancs : il ntait pas blanc, mais il rvait de ltre. Il faisait pression en faveur de lhispanisation, de lintgration la culture et lconomie europennes47. Bref, ds 1800, Indien ne signifiait pas descendant gntique des habitants45

Cette expression (to cross the line) concerne au dpart les Noirs amricains (mtis en fait, mais aux tats-Unis une goutte de sang noir fait un Noir) qui, lorsque leur physique le leur permettaient, quittaient le vieux Sud et se faisaient passer pour des Blancs. Cette attitude, banale au XIXe sicle, est aujourdhui violemment stigmatise par les militants afro-amricains. 46 De mme certains immigrs, chez nous, ont en quelque sorte une double vie : Franais dans lespace public (autant que la France les laisse ltre), attachs leur identit et leurs valeurs dorigine dans leur vie prive, Algriens, Turcs ou Peuls lorsquils rentrent chez eux. 47 Aujourdhui encore, la grande majorit des mtis savent quils ont des racines indiennes (de plus blancs queux les leur rappellent sans cesse) mais il nen sont pas fiers, souvent ils les rejettent lexception des milieux marqus par lindignisme, qui dailleurs na vraiment pris quau Mexique. Dans la zone des montagnes mayas au Mexique et au Guatemala, jusqu aujourdhui lopposition majeure entre Indien et ladino (ce nom local du mtis dsignait lorigine celui qui savait lespagnol) rend compte de cette situation.

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de lAmrique en 1491 , ni dailleurs descendant culturel comme on le verra plus bas. La population indigne de lAmrique avait cess dexister au sens gntique, sauf dans les rgions o les contacts taient encore rares (en 1800 : lAmazonie, les grandes plaines de lAmrique du nord, la Patagonie, les rgions les plus recules des Andes) et dans quelques zones o, malgr une forte intgration au monde colonial, le stock gntique navait pas t sensiblement renouvel (essentiellement les hauts-plaeaux du Prou et de Bolivie). Le mot Indien dsignait en 1800 une ralit juridique, culturelle et sociale (aujourdhui seulement culturelle et sociale) : des populations pauvres, loignes du pouvoir et exclues de la plupart des privilges dans une socit dAncien Rgime fonde sur lingalit juridique, marginalises du fait de leur origine gntique indigne relle ou suppose, complte ou partielle, et en retard sur lvolution du reste de la socit, car rsistant (au moins passivement) un certain nombre dinnovations apportes dEurope par les Espagnols. La couleur de peau, lapparence physique, ntait quun aspect de lidentit indienne, un discriminant certes important mais loin dtre le seul dautant que sil ny avait pas de personnes peau cuivre parmi les lites, il y en avait pas mal parmi les mtis. II-Aspects conomiques. Pour lessentiel, les conqurants imposrent une conomie dun type nouveau, laquelle gnra une socit de type nouveau dont je moccuperai dans la partie suivante. Ils unifirent conomiquement leur part du continent amricain, et surtout tablirent des liens fermes, mais ingaux, avec lEurope : cette ouverture force de lAmrique au monde fut lune des tapes dcisives de ce quon appelle aujourdhui la mondialisation certains historiens parlent dune mondialisation ibrique 48. Mais il faut bien comprendre que jusque vers 1750 au moins, le projet des Espagnols ntait pas un projet dessence conomique, et sutout pas un projet de type capitaliste : en gros, le capitalisme est apparu aux XVIIe-XVIIIe sicle en Angleterre, et lEspagne est lun des pays dEurope occidentale o il a rencontr le plus de rsistances. Ctait un projet idologique (ou plus prcisment religieux) et gopolitique (au sens o lun des buts essentiels de la colonisation de lAmrique tait de rapprocher le roi dEspagne du statut de monarque universel, et plus concrtement de le mettre en position de force par rapport ses rivaux europens). Ce nest que vers 1750 que Madrid se proccupa enfin de la rentabilit48

Ibrique et pas hispanique, parce que le Portugal y a jou un rle majeur. Elle a commenc au XV e sicle et sest prolonge jusquau XVIIIe sicle, lorsque les Anglo-Saxons ont pris le relais.

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de ses domaines amricains pour son malheur : les rsistances aux rformes finirent par dboucher sur diverses rvoltes, qui feront lobjet de la fin de ma dernire partie (dans la mesure, trs ingale, o les Indiens y prirent part), puis sur les guerres dindpendance, qui sont hors de mon sujet. A) Situation initiale. Les repartimientos de indios. Au dpart, lconomie de la Conqute fut une conomie de comptoir sous forme dchanges avec les Indiens sur les plages ou dans les villages : pas grand-chose en vrit lexception dun peu dor et de quelques perles, la grande inquitude de Colomb qui craignait que la monarchie espagnole lui reprocht de navoir point trouv les pices des Indes : ds 1495, il envoya aussi des esclaves indiens en Espagne, mais les curs lui cassrent la baraque. Trs vite, on passa une conomie de pillage : en quelques annes, les Espagnols pillrent les trsors accumuls par les chefs indignes. Il faut dire que lorsque les conqurants arrivrent, ils assistrent dimpressionnants talages de richesse, qui firent tourner pas mal de ttes : un trs beau texte bogotan du XVIIe sicle, El carnero de Rodrigo Freyle, nous a conserv la lgende muisca dEl Dorado, ce cacique indigne qui, lors de crmonies marquant son avnement, jetait des centaines dobjets en or dans la lagune de Guatavita 49 {montrer la balsa, distribuer le texte}. Cest sur la base de ce genre de rcits que lun des conqurants de Bogot, Hernn Prez de Quesada, se lana en 1541 dans une grande expdition vers lest. gar par les Indiens qui cherchaient lloigner, il parcourut tout le pimont andin jusqu remonter par le fleuve Putumayo, aujourdhui la frontire de lquateur, trois ans plus tard. Il y avait aussi la lgende des sept cits de Cibola, au rues paves dor : elle vient du rcit dun explorateur franciscain du nord du Mexique (en 1539), Marcos de Niza, qui les situait du ct de lactuel Arizona. Il sagissait dune version ractualise dune vielle lgende espagnole, selon laquelle sept vques disparus corps et biens dans un pisode des guerres avec les Maures, en 1150, taient censs avoir fond sept cits en un lieu inconnu : un bon chrtien ne pouvait accepter la disparition dvques et dvchs, non plus que celle des reliques que les vques taient censes avoir emportes avec eux. La lgende des cits de Cibola est rattacher aussi aux mythes mdivaux dun royaume chrtien par-del les infi-

49

O lon na rien retrouv, videmment. Rangez vos tubas.

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dles : par cette dimension, elle rappelle la lgende du royaume du prtre Jean 50. Le plus tonnant est que ds 1540, un autre explorateur dmentit la lgende (le Cibola quil dcouvrit effectivement ntait quun village pouilleux), mais que a ne lempcha pas de se rpandre dans tout lEmpire espagnol51. En ralit, les socits amricaines taient pauvres, ce dont les Espagnols semparrent en quelques annes tait le rsultat de sicles de patiente accumulation. Il fallait donc trouver dautres sources de richesse toujours dans le cadre dune conomie de pillage. Dans les zones o les conqurants dbarqurent, il ny avait pas de villes ni dartisanat : il ne pouvait donc sagir que de ressources naturelles. Lune des premires exportations fut le palo brasil, un bois utilis comme teinture dans lindustrie textile : il a laiss son nom au plus grand pays dAmrique latine. Sur la cte du Venezuela, il y avait galement des perles. Puis ce fut la dcouverte des gisements dor alluvionnaire, dabord sur Hispaniola : la technique dexploitation tait simple, il suffisait de laver le sable52. Pour que ce traval pt tre men bien, les Espagnols se rpartirent les Indiens Tanos, indios de razn ou de paz (Indiens raisonnables, pacifiques) qui les avaient bien accueillis en esprant tre protgs des Carabes, indios de guerra en expansion dans les Antilles et cannibales53. Quant aux indios de guerra, Carabes et autes, les Espagnols considraient quau nom des lois de la guerre, et plus prcisment sur le modle des cabalgadas (razzias) en terre musulmane dans lEspagne mdivale, ils avaient tous les droits sur eux. Des chasseurs desclaves apparurent : leurs victimes taient galement employs extraire lor alluvionnaire. Une fois Hispaniola dpeuple, ces chasseurs dhommes se tournrent vers les petites Antilles partir de 1510, puis vers le continent. La chasse intense dura jusque vers 1540 sur les ctes de ce qui est devenu la Colombie et le Venezuela ; elle eut pour consquence essentielle de rendre la totalit des populations ctires hostiles aux Espagnols, de transformer des indios de paz potentiels en indios de guerra. Mais au passage, les conqurants accumulrent les informa50

Au XVe sicle, les Portugais avaient identifi le royaume dudit prtre lAbyssinie, lactuelle thiopie ce dont les rois dAbyssinie profitrent, notamment pour prendre le dessus sur les potentats musulmans voisins laide darmes portugaises. Les histoires de rues paves dor se retrouvent aussi, plus tard, dans la lgende de Tombouctou, cit mystrieuse du Niger l aussi, la dception fut cruelle lorsque Ren Caill y pntra enfin, en 1828. N.B. Il existe une variante pruvienne de lEldorado, le Paytiti, dit encore Moxos, Candire ou royaume du Mamore ; plusieurs expditions se perdirent sa recherche dans les savanes marcageuses de ce qui est aujourdhui lest de la Bolivie, et ce jusquen plein XVIIe sicle. 51 Tout cela est loin dtre fini (anecdotes de lambassadeur de France en quateur, des plongeurs japonais dans la lagune de lAzufral), dautant que de temps en temps on tombe effectivement sur une belle tombe {Ipiales montrer les disques stroboscopiques}. 52 En lagitant de manire circulaire, ml de leau, dans un plat lgrement inclin en son centre, la bate. Les mtaux prcieux tant parmi les corps les plus lourds, demeurent au centre alors que le sable proprement dit a tendance glisser vers les bords. 53 Ce mot franais vient dune prononciation alternative de leur ethnonyme.

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tions, entendirent parler de grands royaumes fort riches, rels ou fantasmatiques, et formrent des interprtes. Au total, et aussi vu lhostilit de lglise et de la Couronne lesclavage (jy reviendrai plus bas), tout cela ne pouvait durer bien longtemps : il allait falloir trouver autre chose, une justification idologique quelconque pour soumettre les Indiens au travail forc. Dautant que le systme sautodtruisit en moins de deux gnrations. Mme ceux des Indiens qui ntaient pas esclaves ne comprirent pas lintrt de travailler pour un salaire (ils navaient pas dconomie montaire avant la conqute) ; ils refusrent les rythmes quon tentait de leur imposer. Du coup, les Espagnols accenturent la contrainte, il sengagea un cycle infernal de mauvais traitements, rvoltes, fuites et rpression ; une gnration plus tard, les maladies aidant, les Antilles taient dsertes et par ailleurs, les gisements dor alluvial taient dj puiss. Une histoire du mme type se reproduisit, un peu plus tard, dans les basses terres du pimont pacifique de la Colombie. Beaucoup plus abondant que dans les Antilles cause de la proximit des Andes, qui sont de trs hautes montagnes, lor alluvial fut exploit jusquau XIXe sicle, mais avec des esclaves noirs la disparition des Indiens54. B) Lencomienda et le tribut le corregidor, les ventes forces. On passa progressivement une conomie un peu plus labore : il sagissait dsormais de produire et pas seulement de piller mme si ce qui tait produit en Amrique servait essentiellement financer le rgime colonial, plus les rves de grandeur europens des rois dEspagne (leurs guerres, leurs palais, leurs glises, etc.). Pour cela, il tait ncessaire de forcer les Indiens travailler pour les colons. Pour justifier idologiquement ce travail forc tout en respectant superficiellement linterdiction de lesclavage, les Espagnols inventrent, ou plus exactement transplantrent en le modifiant, le systme de lencomienda : cest dans ce cadre dj que les indios de razn furent obligs dextraire lor des Antilles, puis au dclin des marchands desclaves, il stendit lensemble des Indiens. Lencomienda tait une institution fodale espagnole par laquelle des faibles se recommandaient (en espagnol se encomendaban) un puissant qui les protgeait et leur fournissait de quoi vivre (notamment une terre prise sur ses domaines) en change de divers services et notamment, sur le front de la Reconquista, dun service militaire55 ; en change, le54 55

Il lest encore aujourdhui, trs artisanalement, par des Noirs (libres videmment). Exactement comme les cosaques sur les marges barbares de la Russie.

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surplus du travail de lencomendado allait lencomendero, sans compensation salariale. En droit, lencomendado ntait pas un esclave, et lencomienda, lien personnel, ne pouvait shriter : les enfants ntaient pas forcs de se recommander la mme personne que leur pre, mme si bien sr beaucoup sy rsolvaient ne ft-ce que pour pouvoir continuer cultiver la mme terre. En Amrique, lencomienda eut une justification davantage religieuse quen Espagne : il sagissait en principe de services rendus par lencomendado (indien) lencomendero (blanc) en change de sa christianisation. Cela dit, dans les rgions o il y demeurait des Indiens insoumis il y avait aussi une justification militaire lencomienda : permettre lencomendero de se maintenir sur le pied de guerre. Puis de plus en plus, avec le temps, il sagit de permettre un Espagnol de vivre noblement . Il y eut dabord une encomienda de servicio, celle laquelle les Tanos taient soumis : elle disparut vite sous la pression, entre autres, de Las Casas (voyez plus bas). Puis il y eut une encomienda de tributos, cest--dire que les encomendados, quon appelle aussi dans ce cas des tributaires, devaient leur encomendero une rente, le tribut. Ce ntait en principe que la dlgation un conqurant du tribut quils devaient la Couronne en tant que ses vassaux par droit de conqute (cependant certains Indiens taient directement encomendados la Couronne, un statut plus favorable parce quil y avait un peu moins dabus et surtout parce que le matre tait loin). En revanche, lencomienda ne donnait pas lencomendero de droits sur la terre de ses encomendados ; il faut donc la distinguer soigneusement de lhacienda (grande proprit foncire prive) qui se dveloppa paralllement partir de terres confisques aux Indiens pour assurer la subsistance des conqurants. Un hacendero (propritaire dhacienda) tait souvent galement un encomendero, mais jamais son encomienda ne correspondait son hacienda56, souvent il ny avait mme aucun rapport entre lune et lautre57. Au dbut, le tribut vers par les Indiens encomendados consistait en lentretien matriel de leur encomendero et de ses proches, mais aussi en mtaux prcieux, en textiles (qui firent trs vite lobjet dun commerce longue distance, notamment destination de lEurope), etc. ; plus, malgr les dispositions officielles, la mise disposition de serviteurs indignes. Enfin, l aussi en contradiction avec la loi, des tributaires devaient travailler les terres56

Une hacienda, ce sont des terres ; une encomienda, ce sont des gens. Je veux dire que jamais aucune hacienda na t travaille par les membres dune seule encomienda appartenant son propritaire, et par eux seuls. 57 Une encomienda pouvait correspondre une cabecera, cest--dire une unit de base de peuplement, ou plusieurs pas forcment contigus ; au dbut, les problmes de dlimitation furent aigus.

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de leur encomendero. Cest aussi au titre du tribut que les Indiens de la valle de Mexico furent utiliss reconstruire la ville. Les encomenderos se livrrent immdiatement toutes sortes dabus : ils sattriburent les terres des communauts indignes, ou lui confisqurent ses sources dirrigation (un problme crucial dans une rgion assez sche). Corts marquait ses tributaires au fer et les vendait comme des esclaves, dautres les louaient , se vendaient entre eux des encomiendas Il sagissait donc dun statut non esclavagiste, et prcaire (il valait tant que les deux parties taient daccord pour quil vaille). Mais les encomenderos taient videmment persuads que les Indiens leur appartenaient par droit de conqute, titre dfinitif ; et ils ne faisaient pas la diffrence entre encomienda et esclavage. Ils firent tout pour prenniser leur domination, pour se faire reconnatre, par le biais de lencomienda, comme une vritable aristocratie, sur le modle de la noblesse dEspagne ; limmense majorit dentre eux savrrent fort peu proccups de lme de leurs tributaires. Aussi, trs vite, lencomienda eut mauvaise rputation Madrid, grce notamment Las Casas ; la Couronne tenta den limiter les abus, ce qui aboutit un certain nombre de conflits. Ainsi, aprs sa victoire, Corts distribua des encomiendas dans la valle de Mexico, mais quelques mois plus tard, en 1523, il arriva un ordre royal interdisant cette pratique : le conqurant refusa dobir, et Madrid dut sincliner pour ne pas perdre le Mexique. En 1529, Corts obtint mme le titre de Marqus del Valle ( Marquis de la Valle ), avec 23.000 vassaux tributaires titre, exceptionnellement, hrditaire. Vers 1530, il y avait 30 encomiendas dans la valle de Mexico (dont 3 hrditaires), avec 6000 tributaires en moyenne, mme si depuis 1528 une loi limitait thoriquement ce nombre 300. Dans les annes 1530, nouveau la Couronne essaya de mettre bon ordre tout cela, en partie par sentiment chrtien (Charles Quint tait fort proccup de son salut), en partie par crainte que trop dabus nentranassent des rvoltes ou une dpopulation. Elle tenta de limiter le montant du tribut, qui pesait trs lourd dans les rgions o la population seffondrait, en le rendant proportionnel la population. Des dispositions officielles stipulaient que le travail forc ne pouvait pas concerner plus de 4% de la population dune communaut indigne au Mexique, 7% au Prou, et que la force de travail des tributaires ne pouvait pas tre loue dautres Espagnols. Dautres dispositions limitaient les mauvais traitements. La Couronne tenta aussi dempcher que les encomiendas ne shritassent : en 1536, elle dut cependant accepter la rgle des deux vies (celle de lencomendero plus celle de son fils an), mais leur issue lencomienda revenait la Couronne, qui la redistribuait ou la gardait pour elle. Jean-Pierre Minaudier. Lyce La Bruyre, Versailles, fvrier 14, 2012. Indiens.27

Tout cela tait trs mal appliqu sur place. Le conflit le plus grave clata aprs la proclamation des Leyes nuevas (1542), suite la controverse de Valladolid (voyez plus bas) : ces lois annulaient les encomiendas attribues des fonctionnaires ou des clercs, revenaient sur la rgle des deux vies et interdisaient lattribution de nouvelles encomiendas le but tait dteindre cette institution moyen terme. En Nouvelle-Grenade, certains cabildos (conseils municipaux) espagnols refusrent dobir. Surtout au Prou, ces mesures provoqurent une grande rvolte des encomenderos, mens par Gonzalo Pizarro, le frre du conqurant (qui avait t assassin en 1541). Elle dura de 1542 1548, finit par tre vaincue (Pizarro fut excut), mais entre-temps Charles Quint avait d annuler en partie les Leyes nuevas, revenant notamment la rgle des deux vies. En 1549, tout travail forc fut quand mme nouveau interdit dans tout lEmpire. Au Mexique, les troubles sont un peu plus tardifs : dans les annes 1560, un complot dencomenderos aboutit lexil du fils de Corts et des excutions. Pour assurer le fonctionnement du systme et limiter larbitraire, un appareil administratif se mit en place, vers 1530-1560 au Mexique, vers 1590 en Colombie. Des fonctionnaires taient chargs de fixer le tribut pour quil ne ft pas trop arbitraire : il apparut notamment, lchelle de lencomienda ou parfois une chelle infrieure si elle tait trop vaste ou gographiquement discontinue, des corregidores de indios, assists dalguaciles de indios et dalcaldes de indios, qui se payaient sur le tribut et avaient autorit sur les caciques (je prsenterai ces derniers personnages plus bas). Ctaient le plus souvent des mtis, parfois des Blancs, rarement des Indiens. Il apparut galement des institutions judiciaires charges de rgler les litiges sur les encomiendas : ainsi en Nouvelle-Espagne, vers 1550, il apparut un juzgado general de indios et dautres fonctionnaires, les protectores de indios, chargs