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HISTOIRE DE L’ART N O 84-85 2019/2020 235 Yves LE FUR Histoire de l’art et musées : l’art extra-occidental anonyme Malgré les travaux de Carl Einstein dès 1915 1 , on commence à peine à envisager com- ment des pièces ou des items de cultures non occidentales, africaines ou océaniennes principalement, peuvent intégrer l’histoire de l’art. La création en 2006 du musée du quai Branly, aujourd’hui musée du quai Branly – Jacques Chirac, est le dernier jalon permettant d’envisager le statut des 300 000 items qui composaient les fonds du musée de l’Homme et du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie. Ces objets, dans leur nombre et leur diversité, étaient globalement compris comme des témoins ethno- logiques et anthropologiques et rarement comme témoins d’une activité artistique. Les modes opératoires classiques de l’histoire de l’art empêchaient, voire décourageaient, de les y intégrer au même titre que les catégories de création habituelles, qu’il s’agisse d’approches individuelles des créateurs, d’ensembles chronologiques ou stylistiques constitués autant que de mouvements ou d’ensembles de sensibilités. En l’absence de repères chronologiques, d’archives ou de signatures, comment aborder ces créations et les présenter dans le contexte du musée ? Doit-on se contenter de les considérer seulement du point de vue de leur effet sur l’art occidental ? Peut- on, depuis le temps récent de leur reconnaissance, distinguer des créateurs et des foyers de créations ? Ou encore renoncer à l’approche d’une histoire de l’art « clas- sique » pour l’orienter, en l’absence de noms, vers d’autres modes d’approche ? Leur reconnaissance en temps qu’œuvres d’art est-elle la phase ultime d’accomplissement ou peut-elle encore évoluer autrement ? Des havres incertains La succession des institutions ayant accueilli ces pièces et justifié leur collecte ne s’est établie de manière globale que récemment 2 . Elle montre la diversité des enjeux et des approches occidentales vis-à-vis des productions non occidentales. Prenons pour exemple le cas de la massue tupinamba dite « Thevet » (fig. 1) aujourd’hui conservée au musée du quai Branly 3 . Cette arme est ramenée par André Thevet (1516-1590) du Brésil à la suite d’un séjour de novembre 1556 à janvier 1557. Dans le récit de ce voyage, il décrit les mœurs des Tupinambas de la baie de Rio de Janeiro et mentionne un casse-tête que lui aurait donné Quoniambec, chef tupinamba 4 . Nommé en 1558 cosmographe du roi Henri II, il devient garde du Cabinet de curiosités du roi. On retrouve ce « castetete des Ile du Sude 5  », dit André Delpuech, au milieu du xix e  siècle à la Bibliothèque nationale, héritière des cabinets de curiosités des rois de France, puis il est transféré en 1866 au musée de l’Artillerie. De 1877 à 1917, la massue y est portée par le mannequin n o  47 bis de la Galerie ethnographique. À sa transformation en musée de l’Armée, la massue est transférée au musée ethnographique du Trocadéro. C’est à la fin des années 1920 qu’Alfred Métraux la repère et en rétablit l’histoire. PERSPECTIVES

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HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 235

Yves LE FUR

Histoire de l’art et musées : l’art extra-occidental anonyme

Malgré les travaux de Carl Einstein dès 19151, on commence à peine à envisager com-ment des pièces ou des items de cultures non occidentales, africaines ou océaniennes principalement, peuvent intégrer l’histoire de l’art. La création en 2006 du musée du quai Branly, aujourd’hui musée du quai Branly – Jacques Chirac, est le dernier jalon permettant d’envisager le statut des 300 000 items qui composaient les fonds du musée de l’Homme et du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie. Ces objets, dans leur nombre et leur diversité, étaient globalement compris comme des témoins ethno-logiques et anthropologiques et rarement comme témoins d’une activité artistique. Les modes opératoires classiques de l’histoire de l’art empêchaient, voire décourageaient, de les y intégrer au même titre que les catégories de création habituelles, qu’il s’agisse d’approches individuelles des créateurs, d’ensembles chronologiques ou stylistiques constitués autant que de mouvements ou d’ensembles de sensibilités.

En l’absence de repères chronologiques, d’archives ou de signatures, comment aborder ces créations et les présenter dans le contexte du musée ? Doit-on se contenter de les considérer seulement du point de vue de leur effet sur l’art occidental ? Peut-on, depuis le temps récent de leur reconnaissance, distinguer des créateurs et des foyers de créations ? Ou encore renoncer à l’approche d’une histoire de l’art « clas-sique » pour l’orienter, en l’absence de noms, vers d’autres modes d’approche ? Leur reconnaissance en temps qu’œuvres d’art est-elle la phase ultime d’accomplissement ou peut-elle encore évoluer autrement ?

Des havres incertainsLa succession des institutions ayant accueilli ces pièces et justifié leur collecte ne s’est établie de manière globale que récemment2. Elle montre la diversité des enjeux et des approches occidentales vis-à-vis des productions non occidentales.

Prenons pour exemple le cas de la massue tupinamba dite « Thevet » (fig. 1) aujourd’hui conservée au musée du quai Branly3. Cette arme est ramenée par André Thevet (1516-1590) du Brésil à la suite d’un séjour de novembre 1556 à janvier 1557. Dans le récit de ce voyage, il décrit les mœurs des Tupinambas de la baie de Rio de Janeiro et mentionne un casse-tête que lui aurait donné Quoniambec, chef tupinamba4. Nommé en 1558 cosmographe du roi Henri II, il devient garde du Cabinet de curiosités du roi. On retrouve ce « castetete des Ile du Sude5 », dit André Delpuech, au milieu du xixe siècle à la Bibliothèque nationale, héritière des cabinets de curiosités des rois de France, puis il est transféré en 1866 au musée de l’Artillerie. De 1877 à 1917, la massue y est portée par le mannequin no 47 bis de la Galerie ethnographique. À sa transformation en musée de l’Armée, la massue est transférée au musée ethnographique du Trocadéro. C’est à la fin des années 1920 qu’Alfred Métraux la repère et en rétablit l’histoire.

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Fig. 1. Massue tupinamba, Brésil, xvie siècle, bois dur et fils de coton, 131 × 28 × 9 cm, Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, inv. 71.1917.3.62 D. © Musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Patrick Gries.

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Elle est ensuite présentée au musée de l’Homme puis au musée du quai Branly comme témoin de la profondeur historique de la collection.

Nombre de pièces ont ainsi vécu des tribulations qui les ont fait passer d’une institution à une autre, changeant leur statut et le regard que l’on pouvait avoir sur elles. Ces aléas trahissent depuis le xvie siècle la grande valse-hésitation réservée aux œuvres des « Autres », en les faisant passer d’un « Cabinet des Singularitez » au Louvre, puis des Antiquités et médailles au musée de la Marine au Louvre encore, puis au musée des Antiquités nationales, du musée de l’Artillerie au musée d’ethnographie du Trocadéro (fig. 2) et au musée de l’Homme, du musée des Colonies, renommé musée de la France d’Outremer, au Pavillon des Sessions du Louvre, encore une fois, et enfin, du musée des Arts et Civi-lisations au musée du quai Branly – Jacques Chirac. Par ailleurs, les quelques études sur ces différentes affectations proposent des chronologies différentes et manquent encore de précision dans les dates ; une recherche archivistique rigoureuse serait bienvenue.

Si d’autres institutions en Europe ont continué avec plus de constance à s’affirmer comme musées d’ethnographie, on remarque que leur approche concerne également différentes orientations historiques, politiques et ontologiques. Leurs perspectives n’ont généralement pas « compris » celle des arts et a fortiori de leur histoire, mais une déli-mitation au domaine de l’anthropologie et de l’ethnographie. À New York cependant, les collections du Primitive Art Museum, ouvert en 1957 et transféré au Metropolitan Museum of Art en 1976, et à Londres, celles du Museum of Mankind (1970-2004) au British Museum, ont été incorporées dans le grand ensemble des arts mondiaux. En 1988, en France, la légitimité artistique de l’art africain ne semble toujours pas acquise, s’étonne Jean-Louis Paudrat dans son introduction du Citadelles & Mazenod sur l’art africain, bien qu’André Malraux ait imposé en 1972 le Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (mais pas des Amériques), douzième grand département des Musées nationaux. L’intégration de collections extra-européennes au Pavillon des Sessions du Louvre (fig. 3) en 2000 a nécessité l’autorité du président de la République et doit être confirmée par chaque nouveau directeur du musée.

Comment cependant a-t-on envisagé cette histoire des arts maintenant nommés extra-occidentaux ? La question des arts et de leurs histoires ailleurs qu’en Occident a-t-elle été laissée aux anthropologues et aux ethnologues et s’en sont-ils emparés ? Cette approche a-t-elle évolué et quelles en sont les perspectives ?

Sommes-nous condamnés au primitivisme ?La réponse primitiviste fut la plus commune parce que la plus pratique pour juger à l’aune des critères européens les formes inconnues qui se présentaient. L’approche comparatiste permit au xixe siècle d’évaluer l’art des peuples primitifs sur une échelle évolutionniste. Il faut reprendre ici l’ouvrage fondamental Primitivism in Modern Art, de Robert Goldwater6, qui, dès 1938, retrace dans sa préface cette succession d’opinions. Il mentionne l’ouvrage d’Edward Tylor, Primitive Culture, paru en 1871, dont le souci était de « déterminer le rapport entre la condition mentale des sauvages et celle de l’homme civilisé7 ». Ses contemporains anglais accordèrent leur attention à l’art décoratif, mais la conception d’une représentation naturaliste fidèle comme pierre de touche de la valeur artistique domine aussi l’exposé datant de 1865 de William Oldfield sur les Australiens, incapables selon lui de se reconnaître eux-mêmes et pouvant seulement accomplir des dessins « rudimentaires » et « exagérés8 ». Goldwater cite également : « Quand on leur montra une gravure en couleur d’un aborigène de Nouvelle-Hollande, l’un déclara que c’était un bateau, un autre un kangourou et ainsi de suite ; il n’y en eut pas un sur une dizaine pour identifier le portrait comme ayant rapport avec lui9. » On peut s’arrêter sur cet exemple maintes fois rencontré, notamment avec la présentation de photographies sur lesquelles les sujets ne se reconnaissaient pas. Il s’agit d’un primitivisme en creux réciproque. Chaque partie est incapable de voir et reconnaître ce que l’autre lui montre

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mais juge d’après ce qu’elle sait ; un portrait, mais qui n’a pas les particularités d’une personne identifiable. Ce que le regard de l’aborigène montre, c’est qu’une image n’est pas une personne et que cette personne peut être associée à une autre réalité qui la désignera mieux. Il fallut longtemps pour que cette intelligence soit envisagée et partagée.

NaturalismeSur l’échelle des valeurs positivistes, la référence ultime reste donc le naturalisme. Comme le souligne Goldwater, même si « en 1885, tous les types fondamentaux de l’art primitif étaient accessibles » et même si de nombreux autres arts seraient décou-verts, comme celui d’Ife ou celui du Bénin en 1897, « tout l’éventail des types, du naturalisme à une extrême stylisation, était accessible à l’analyse10 ». L’absence de naturalisme est donc le premier obstacle à la reconnaissance des qualités artistiques des « sauvages ». Un rapprochement régulier fut mis en œuvre avec l’art égyptien. Maurice Delafosse trouva des ressemblances entre l’art égyptien et celui de la Côte d’Ivoire. Il est d’accord avec Gaston Maspero sur le fait que la sculpture égyptienne est « un mélange de science naïve et de maladresses prenant ses désirs pour la réalité11 ». Dès lors, la créativité artistique fut reconnue pour l’ornementation et le décor. Le décor géométrique emporte les faveurs pour une supposée absence de sens. Owen Jones, dans The Grammar of Ornement (1868), souligne la valeur du décor primitif, équilibre entre forme et culture, l’opposant au décor des nations civilisées dont « la première impulsion qui engendra est affaiblie par une constante répétition12 ». Alois Riegl exprime l’opposition à l’évolutionnisme naturaliste au profit de « volontés de formes » qui peuvent emprunter au style géométrique et être appréciées en fonction de leur maîtrise et qui changent selon les cultures.

Fig. 2. Salle Océanie au musée d’ethnographie du Trocadéro, 1895, épreuve sur papier baryté, Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, inv. PP0001442. © Société d’excursions des amateurs de photographies / musée du quai Branly – Jacques Chirac.

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L’ouvrage de Goldwater remet en lumière nombre d’écrits et de théories qui se confrontent à ces formes « dissemblantes » au regard des modèles ayant suivi la Renaissance. Son mérite est de se tourner particulièrement vers les auteurs allemands, qui offrent un large éventail de réflexions ethnographiques, historiques, psychanalytiques et politiques qui déploient des théories et des arguments qui pourraient nous sembler aujourd’hui étranges sur « la distance d’avec nous-mêmes ».

Du goût pour le primitifL’histoire attendue et répétée du contact artistique avec les arts non occidentaux com-mence, de manière conventionnelle, avec Paul Gauguin. On ne répètera pas ici les stations de sa création, qui font confondre l’expérience bretonne à l’engagement polynésien. On ne compte plus le nombre d’ouvrages et d’expositions sur ce thème alliant attrait des mers du Sud et art moderne. On a peu recherché sur les acquisitions par l’artiste de pièces américaines et africaines à l’Exposition universelle de 188913. Son intérêt pour les mythes maoris, ses connaissances et sa compréhension, son appréciation et son goût pour les œuvres polynésiennes sont peu étudiés dans le contexte de sa rencontre avec des hommes et des femmes dont la culture était déjà profondément transformée.

Il est plus aisé de continuer à transmettre l’idée du « sauvage », du désir de corps « faciles », quitte à le juger rétrospectivement en méconnaissance de cause, à le bor-ner à l’exotisme, quitte à ce qu’il devienne « partage d’exotismes14 ». Ce primitivisme comme un retour au Sauvage, à la Nature, à la « simplicité nue » chez les Fauves, est compris comme une écologie « primitive ». On le relie à la recherche de l’Urmensch, l’homme des origines, à ses instincts et ses extases chez les expressionnistes allemands et l’on en voudrait pour preuve leur pratique du naturisme.

Fig. 3. Pavillon des Sessions abritant les collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac, Paris, musée du Louvre, décembre 2014. © Musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Cyril Zannettacci.

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Aussi l’analyse de cette sensibilité ira dans le sens d’un classement des primitivismes. Goldwater distingue primitivismes romantique, affectif, intellectuel ou subconscient, mais élabore une « hypothèse primitiviste » dans laquelle des arts très différents par leur variété auraient en commun d’atteindre une qualité de simplicité et de primordial. « Pour Gauguin c’était indifféremment l’égyptien, l’indien et le polynésien, pour les Fauves les phases curieuses de la sculpture africaine et les images d’Épinal […] alors que pour Picasso, primitif voulait dire la sculpture de Côte d’Ivoire et la peinture d’Henri Rousseau15. » Cette primitivité décelée dans les objets aurait été plus psychologique que formelle et variant selon l’orientation des groupes. Ce concept d’influence mouvante est pertinent et Goldwater fait remarquer que l’influence formelle de ces arts fut assez limitée, le mouvement de fond antinaturaliste et de retour aux fondamentaux ayant débuté avant la découverte des arts extra-occidentaux. On pense alors à l’énigmatique prophétie de Paul Cézanne : « Je suis le primitif d’une ère nouvelle. »

Les musées et nombre d’expositions ont tourné autour de cette démarche compa-ratiste et de ce qui n’était ni un mouvement reconnu, ni un style ou une agrégation d’artistes différents, comme l’ont montré trois expositions jalons, Picasso-Braque à la galerie 291 d’Alfred Stieglitz à New York en 1915, Arts primitif dans les ateliers d’artistes au musée de l’Homme de Paris en 1967 et Primitivism in 20th Century Art de William Rubin au Museum of Modern Art de New York en 1984. Pourtant, pour aussi belles et pionnières qu’elles furent, ces expositions comparaient des noms célèbres en Europe à des anonymes. Peut-on alors trouver des noms, déplacer la problématique vers des démarches plus classiques de l’histoire de l’art, comme celle de la recherche d’auteurs et de mains ?

Une histoire de l’art de maîtres anonymesDès la découverte de l’art africain, la question des auteurs s’est posée pour les ama-teurs et collectionneurs. Guillaume Apollinaire fut l’un des premiers à l’écrire en 1912 à propos de la « perle de la collection Dahomey, la grande statue de fer, qui est sans doute l’objet d’art le plus imprévu et un des plus gracieux qu’il y ait à Paris », au musée du Trocadero, la statue du dieu Gou (fig. 4), dont, écrit-il, « l’artiste nègre était évidemment un créateur16 ». On sait depuis que son auteur, Akati Ekplékendo, un forgeron de renom, avait été enlevé par le souverain Glélé pour le servir. Mais si Jacob Epstein avait lui aussi dès les années 1930 déclaré que les grandes créations avaient pour auteurs des individus17, ces artistes allaient rester anonymes. L’ethnographie a trop souvent cantonné les œuvres à leur symbolisme et à leur fonction au sein d’ensembles, dans une visée de spécimens d’histoire naturelle. Les amateurs peuvent se contenter de considérer la sculpture africaine « au travers d’une sorte de brume mystique18 » et certains s’abstraient volontiers de la personnalité de l’auteur pour mieux apprécier le formalisme de l’œuvre. Apollinaire appelait pourtant en 1918 :

Il faut maintenant que les chercheurs, savants, les hommes de goût collaborent pour que l’on arrive à une classification rationnelle de ces sculptures d’Afrique et d’Océanie. Quand on connaîtra bien les ateliers et l’époque où elles furent conçues on sera plus à même de juger de leur beauté et de les comparer entre elles ; ce que l’on ne peut guère aujourd’hui, les points de repère ne permettant encore que des conjectures19.

Si les divergences ont davantage dominé que les collaborations, force est de constater que les outils habituels de l’histoire de l’art occidental – corpus, styles, iconographie – sont parfois opérants mais rarement généralisables.

On se heurte à des conditions de collecte marquées par l’urgence, qui n’ont pas permis de recueillir certaines informations, ignorées de personnes non initiées, ayant changé de culture ou de religion, notamment du fait de la progression de l’islam, des usages qui accordaient moins d’importance à l’auteur d’un objet qu’à l’esprit

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Fig. 4. Akati Ekplékendo, Sculpture dédiée à Gou, Abomey, vers 1858, fer martelé et bois, 178,5 × 53 × 60 cm, Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, don d’Eugène Fonssagrives, inv. 71.1894.32.1. © Musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Hughes Dubois.

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de cet objet ou à son destinataire. Pour Ezio Bassani : « Ils se souviennent parfaitement du nom de l’entité surnaturelle – de l’esprit – à qui l’objet est dédié, de celui de son destinataire (prêtre, devin ou danseur) ou de son propriétaire20. » Pour Silvie Memel Kassi, directrice du musée des civilisations de Côte d’Ivoire à Abidjan :

Les sculpteurs traditionnels africains, anonymes pour la plupart […] n’ont pas connu ce désir de distinction extrême de l’individu pour, comme leurs pairs occidentaux, signer leurs œuvres. En effet, en Afrique, l’œuvre d’art n’est pas la propriété du sculp-teur mais est l’expression d’une famille, d’une ethnie, d’un peuple, de l’humanité de Dieu qui utilise sa main habile pour déposer son étincelle divine dans l’œuvre utilitaire réalisée21.

On se heurte évidemment à l’absence d’archives, de travail préparatoire, d’esquisses au profit d’une pratique directe qui efface le processus de création de l’œuvre ou le confine à une pratique banale, taille directe dans la forme en poteau d’un tronc ou d’une branche. On manque presque totalement d’études ou de rapport ethnographique sur la critique esthétique vernaculaire, les commentaires et la réception des œuvres par les commanditaires. On doit cependant admettre que, le plus souvent, cette critique, réservée à des cénacles savants et secrets, n’était pas accessible. Par ailleurs, on doit aussi se laisser convaincre par d’autres attitudes vis-à-vis de la création artistique, concevoir l’effacement de l’individu créateur au profit d’une « magie » de la création au service de la communauté en relation avec des entités différentes (ancêtres, esprits…). Réduire à un individu cette création reviendrait à en amoindrir la puissance qui doit rester à l’œuvre.

Les tentatives de reconstitution de styles, d’ateliers, de maîtres sont aussi rares que méritantes22. La présence en Occident d’une grande partie de la sculpture africaine, par exemple, laissait envisager les comparaisons, les approches par corpus. Malgré les efforts de classification, elles achoppent sur le détachement vis-à-vis de l’auteur. L’approche de la vision « une tribu, un style » se heurte à la circulation des styles, à leur « pollinisation23 », selon le mot d’Ezio Bassani, et à la pratique des sculpteurs de travailler pour des ethnies différentes et même, selon la demande, de reproduire ou d’« arranger » des styles très éloignés, comme produire en Côte d’Ivoire des œuvres reprenant les formes du Gabon.

On peut donc s’interroger sur l’intelligibilité de la présentation d’œuvres non occi-dentales dans un musée occidental. En l’absence de données généralisables, doit-on s’en tenir à des divisions géographiques ou ethniques d’un autre temps, se forcer à des attributions de maîtres et plaquer sur des arts conçus différemment des concepts de l’histoire de l’art que l’on estimerait universels ? Si l’on ne conteste pas l’utilité de ces répartitions, elles gagnent de plus en plus à profiter d’autres approches pratiquées par des technologies nouvelles dans le domaine de la datation, des études matériolo-giques ou des explorations non invasives (scanner). Elles gagnent aussi à considérer des mondes mouvants, changeants, tels que l’Histoire les aborde maintenant24, en utilisant les ressources de l’économie, de la linguistique25, de la microhistoire.

Du décolonialEn dehors de ces démarches scientifiques, une tendance récente met en avant des enjeux de repentance, préalable à toute approche des arts non occidentaux. Leur dimension psychologique plus que formelle et esthétique a ouvert un espace de juge-ment politique, de révision historique qui n’a cessé de s’immiscer dans l’appréciation de ces arts, depuis la valorisation d’une pureté originelle mais perdue jusqu’à la violence coloniale qui entacherait définitivement les œuvres, que le regard occidental aurait irrémédiablement souillées.

La direction récemment prise par les recherches de la conservation du musée du quai Branly sur les provenances des objets relève davantage d’une recherche historique. Elle a répondu aux injonctions exagérées de principes idéologiques voulant que toute collecte

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effectuée pendant les périodes coloniales soit entachée de suspicion de spoliation. Il sera toujours utile de mettre à jour les vies des personnes ayant constitué les relais de passage entre les cultures d’origine des objets et les réceptions européennes. De même, ces recherches éclaireront des « biographies » d’objets et leurs parcours.

Enfin, la revendication par les cultures d’origine de l’exclusivité systématique du savoir et de la parole sur des œuvres est aussi un enjeu contemporain. Le musée du quai Branly a expérimenté l’émergence d’une double, voire triple, parole sur les commentaires des œuvres26. Des expositions sont entièrement conçues et réalisées par des membres des cultures d’origine ou en mixité27. On doit se situer raisonnablement dans un monde de multivocalité dont font partie l’histoire des arts et les musées.

Yves Le Fur est conservateur général du patrimoine, direc-teur du patrimoine et des collections au musée du quai Branly – Jacques Chirac. Il y a organisé de nombreuses expositions, notamment D’un regard l’autre. Histoire des regards européens sur l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie en 2006, Cheveux chéris. Frivolités et trophées en 2012, ainsi que Picasso primitif et Les Forêts natales en 2017.

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NOTES

1. C. Einstein, Negerplastik, Leipzig, Verlag der Weissen Bücher, 1915.

2. Même si des chronologies spécialisées existaient, il n’existait pas de chronologie générale. Voir Y. Le Fur (dir.), Musée du quai Branly. La collection, Paris, Skira/Flammarion/musée du quai Branly, 2009, p. 456-457 ; Y. Le Fur (dir.), 20 ans : les acquisitions du musée du quai Branly – Jacques-Chirac, cat. expo. (Paris, musée du quai Branly, 24 septembre 2019 – 26 janvier 2020), Paris, Skira, p. 18-24.

3. Sous le numéro d’inventaire 71.1917.3.83

4. Histoire d’André Thevet Angoumoisin, Cosmographe du Roy, de deux voyages par luy faits aux Indes Australes et Occidentales. 1587-1588, éd. J.-C. Laborie et F. Lestringant, Genève, Droz, 2006.

5. A. Delpuech, « Casse-tête. Brésil. Tupinamba », dans Le Fur, Musée du quai Branly, p. 380.

6. R. Goldwater, Le Primitivisme dans l’art moderne (1938), Paris, PUF, 1988.

7. Ibid., p. 31.

8. W. Oldfield, « On the Aborigines of Australia », Transactions of the Ethnological Society of London, vol. 3, 1865, p. 215-298.

9. Ibid., p. 227.

10. Ibid., p. 30.

11. M. Delafosse, « Sur les traces probables de civilisation égyptienne et d’hommes de race blanche à la Côte d’Ivoire », Anthropologie, vol. 11, 1900, p. 431, cité dans ibid., p. 39.

12. O. Jones, The Grammar of Ornament, Londres, B. Quaritch, 1868, p. 15-16.

13. « Gauguin avait dû aller aux Marquises pour trouver l’art poly-nésien, et son contenu exotique avec ses associations l’intéressa autant que sa forme ; même sa copie de sculpture aztèque prit place dans le cadre d’une exposition coloniale où son origine étrangère ne pouvait être oubliée aisément. » Goldwater, Le Primitivisme dans l’art moderne, p. 94.

14. Partage d’exotismes, commissariat : J.-H. Martin, 5e Biennale d’art contemporain de Lyon, 2000.

15. Goldwater, Le Primitivisme dans l’art moderne, p. 223

16. G. Apollinaire, « Exotisme et ethnographie », Paris Journal, 10 septembre 1912.

17. « The finest works of [African] art are works of highly indivi-dualized artists, with an outlook and a technique of their own. » A. Haskell, The Sculptor Speaks, Londres, W. Heinemann, 1931, p. 89-90.

18. W. Fagg, Nigerian Images: The Splendor of African Sculptures, New York, Praeger, 1963, p. 119.

19. Louis Troëme [G. Apollinaire], Les Arts à Paris, 15 juillet 1918.

20. E. Bassani, dans B. De Grunne (dir.), Mains de maîtres, Bruxelles, BBL, 2001.

21. S. Memel Kassi, dans E. Fischer et L. Homberger, Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire, Paris, Skira/musée du quai Branly, 2015, p. 10.

22. H. Himmelheber, Negerkünstler. Ethnographische Studien über den Schnitzkünstler bei den Stämmen der Atutu und Guro im Innern der Elfelbeinküste, Stuttgart, Strecker und Ströder, 1935 ; Fischer et Homberger, Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire.

23. Bassani, Mains de maîtres.

24. Cf. G. Beaujean et C. Coquery (dir.), L’Afrique des routes, cat. expo. (Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, 31 janvier – 12 novembre 2017), Paris, Actes Sud/musée du quai Branly – Jacques Chirac, 2017.

25. G. C. Loubamono-Bessacque, « Panorama des déplacements », dans Y. Le Fur (dir.), Les Forêts natales. Arts d’Afrique équatoriale atlantique, cat. expo. (Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, 3 octobre 2017 – 21 janvier 2018), Paris, Actes Sud, 2017, p. 118-129 ; P. Mouguiama-Daouda, « Langues et migrations », dans ibid., p. 26-35.

26. G. Beaujean (dir.), Artistes d’Abomey, cat. expo. (Cotonou, Fondation Zinsou ; Paris, musée du quai Branly, 10 novembre 2009 – 31 janvier 2010), Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, 2009. Des commentaires d’œuvres par des personnes de la diaspora s’ajoutent aux cartels développés de la présentation permanente de la collection Marc Ladreit de Lacharrière.

27. Par exemple les expositions Maori. Leurs trésors ont une âme en 2012, Kanak. L’art est une parole en 2014 ou, à venir, La Route des chefferies du Cameroun en 2021.