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Les passions et les intérêts : L’argument politique en faveur du capitalisme aux XVII e et XVIII e siècles * Albert O. Hirschman, « Les passions et les intérêts : L’argument politique en faveur du capitalisme aux XVII e et XVIII e siècles », Informations sur les sciences sociales, vol.15, n°6, 1976, pp. 909-917. L’analyse que je vais vous présenter trouve son point de départ dans le désarroi que connaissent les sciences sociales quand il leur faut décrire de façon pertinente les conséquences politiques de la croissance économique. J’avais d’autre part le sentiment que pendant une période plus ancienne d’expansion — aux XVII e et XVIII e siècles — on pourrait trouver des spéculations hautement intéressantes sur ce sujet. Puisque, à cette époque, les "disciplines" d'économie et de science politique n’étaient pas encore autonomes, il n'y avait pas, de l'une à l'autre, de frontière à franchir. Rien n’arrêtait donc les philosophes et les économistes, quand ils s’interrogeaient, par exemple, sur les conséquences de l'expansion commerciale sur la paix ou de la croissance de l’industrie sur la liberté. En recherchant des exemples de ce genre de réflexion, j'étais tout de suite frappé par la manière particulière dont on soulignait les effets de l'expansion économique sous sa forme capitaliste : elle apparaît souhaitable moins à cause du progrès matériel qu’elle apporte que par la promesse qu’elle contient de défendre et de garantir le monde contre les fléaux de la guerre, du despotisme et de l'arbitraire du prince en général. Si j’ai raison de voir là la marque d’un important courant intellectuel (idéologique), on pourrait en déduire que l'avènement du capitalisme fut fortement aidé par ces espérances qui n'appartenaient pas en propre à la bourgeoisie mais qui naissaient plutôt à l'intérieur même de l'establishment. Je ne peux exposer ici que de façon très schématique comment j’envisage l'évolution de ces idées. Commençons par le début de l'Ere moderne et par une de ses caractéristiques les plus * * Ce texte est un résumé extrêmement "brutal" de mon livre The passions and the interests: Political arguments for capitalism before its triumph (à paraître, Princeton, NJ, Princeton University Press).

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Les passions et les intérêts : L’argument politique en faveur du capitalisme aux XVIIe et XVIIIe siècles *

Albert O. Hirschman, « Les passions et les intérêts : L’argument politique en faveur du capitalisme aux XVIIe et XVIIIe siècles », Informations sur les sciences sociales, vol.15, n°6, 1976, pp. 909-917.

L’analyse que je vais vous présenter trouve son point de départ dans le désarroi que connaissent les sciences sociales quand il leur faut décrire de façon pertinente les conséquences politiques de la croissance économique. J’avais d’autre part le sentiment que pendant une période plus ancienne d’expansion — aux XVIIe et XVIIIe siècles — on pourrait trouver des spéculations hautement intéressantes sur ce sujet. Puisque, à cette époque, les "disciplines" d'économie et de science politique n’étaient pas encore autonomes, il n'y avait pas, de l'une à l'autre, de frontière à franchir. Rien n’arrêtait donc les philosophes et les économistes, quand ils s’interrogeaient, par exemple, sur les conséquences de l'expansion commerciale sur la paix ou de la croissance de l’industrie sur la liberté.

En recherchant des exemples de ce genre de réflexion, j'étais tout de suite frappé par la manière particulière dont on soulignait les effets de l'expansion économique sous sa forme capitaliste : elle apparaît souhaitable moins à cause du progrès matériel qu’elle apporte que par la promesse qu’elle contient de défendre et de garantir le monde contre les fléaux de la guerre, du despotisme et de l'arbitraire du prince en général. Si j’ai raison de voir là la marque d’un important courant intellectuel (idéologique), on pourrait en déduire que l'avènement du capitalisme fut fortement aidé par ces espérances qui n'appartenaient pas en propre à la bourgeoisie mais qui naissaient plutôt à l'intérieur même de l'establishment.

Je ne peux exposer ici que de façon très schématique comment j’envisage l'évolution de ces idées. Commençons par le début de l'Ere moderne et par une de ses caractéristiques les plus remarquables : la ruine de la croyance en l'efficacité des préceptes moraux, moralisants et religieux. Il y eut une soudaine levée de boucliers contre les traités qui enseignent à l'homme et au prince comment ils doivent se conduire. On se mit à insister sur la nécessité de regarder l'homme et le prince tels qu'ils sont et non tels que nous voudrions qu'ils fussent.

Machiavel était peut-être le premier, dans le quinzième chapitre du Prince, à établir la distinction fondamentale entre "la vérité effective des choses" et les "républiques et monarchies imaginaires qui n’ont jamais été vues et n’ont jamais existé à ce qu'on sait". Il laissait ainsi entendre que les philosophes qui s'étaient occupés de morale et de politique avaient parlé uniquement de ces gouvernements imaginaires et donc failli à leur tâche qui était de donner des conseils utiles pour le monde réel, celui où le Prince doit agir.

Il est significatif que cette exigence de réalisme ait d’abord concerné la théorie de l'Etat. Ce n’est que plus tard qu’elle s’est étendue du Prince au citoyen, de la nature de l'Etat à la nature humaine. Ainsi Hobbes pensait-il qu’une théorie scientifique de l'État doit se fonder sur une connaissance systématique de l'homme et c’est pourquoi les dix premiers chapitres de Léviathan lui sont consacrés. La critique de Machiavel se retrouve chez Spinoza, mais appliquée cette fois directement à la nature humaine et non plus à celle de l'État. Dans le premier paragraphe du Tractatus politicus, Spinoza attaque violemment les philosophes qui "considèrent les hommes non tels qu'ils sont mais comme ils voudraient qu’ils fussent". Cette distinction réapparaît dans L'Éthique où il oppose à ceux qui ont tendance à détester et à se moquer des "passions humaines" son fameux projet qui est de "considérer les passions et appétits humains comme si [l’on] considérai[t] des lignes, des plans et des corps".

* * Ce texte est un résumé extrêmement "brutal" de mon livre The passions and the interests: Political arguments for capitalism before its triumph (à paraître, Princeton, NJ, Princeton University Press).

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Une fois ce point acquis, quelle est donc la vraie nature de l'homme? A y regarder de près, on la trouve assez effrayante : l'homme est dévoré par des appétits, des passions violentes, désordonnées, tumultueuses, contradictoires, avec peut-être l'amour-propre comme dénominateur commun. Telle était du moins la thèse de La Rochefoucauld et, à certains égards aussi, celle beaucoup plus complexe de Pascal (vanité, peur de la connaissance de soi). Comment, dans ces conditions, aboutir a une société viable? Il y eut plusieurs réponses a cette question fondamentale.

Hobbes, comme saint Augustin avant lui, préconisait un État fort qui sache réprimer ce qui ne lui convient pas. Mais la question était évidemment de savoir comment y arriver. Une autre lignée, qui va de Vico et Mandeville a Herder et Hegel, compte sur la transformation des passions dangereuses en activités utiles grâce à l’intervention de l'État ou, comme le dit Mandeville quand il essaie d’expliquer la transformation des vices en "public benefits", grâce au "skilful management of the dextrous policician". Mais, encore une fois, la façon dont cette métamorphose miraculeuse allait s’accomplir restait obscure.

La troisième solution proposée doit retenir particulièrement notre attention ; moins alchimique que les autres, elle devait avoir des prolongements lointains et plus nombreux. Elle pose que parmi les multiples passions des hommes il y en a qui sont moins néfastes que d’autres et que si ces passions pouvaient contenir et neutraliser les plus dangereuses, la question serait résolue. J’ai appelé cela la théorie de la "passion contrecarrante" (countervailing). Le premier a avoir exprimé cette idée est Bacon qui, dans Advancement of learning, loue les poètes et les historiens pour avoir

painted forth with great life, how affections are kindled and incited; how pacified and refrained; [...] how they disclose themselves, how they work, how they vary, how they gather and fortify, how they are inwrapped one within another, and how they do fight and encounter one with another, and other the like particularities; amongst which this last is of special use in moral and civil matters; how (I say) to set affection against affection and to master one by another : even as we use to hunt beast with beast and fly bird with bird [... ] For as in the government of states it is sometimes necessary to bridle one faction with another, so it is in the government within."

Le jalon suivant est Spinoza, qui est bien plus connu que Bacon pour avoir exprimé cette idée qui tient une place centrale dans L'Éthique :

"Un affect ne peut être limité ou repoussé que par un affect contraire plus puissant." 'Aucun affect ne peut être limité par la connaissance vraie du bien et du mal pour la raison qu'elle est vraie, mais pour autant qu'elle est considérée comme un affect."

On la retrouve sous la plume de Hume qui avait par ailleurs qualifié d'"horrible" (hideous) la philosophie de Spinoza :

"Let us, therefore, rest contented with asserting that two opposite vices in a state may be more advantageous than either of them alone; but let us never pronounce vice in itself advantageous."

Suit une formulation plus générale :

'Whatever may be the consequence of such a miraculous transformation of mankind as would endow them with every species of virtue, and free them from every species of vice; this concerns not the magistrate who aims only at possibilities. Very often he can only cure one vice by another; and in that case, he ought to prefer what is less pernicious for society."

Au XVIIIe siècle, cela devient pratiquement un lieu commun. Je ne donnerai qu’un exemple, pris dans d’Holbach :

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"Les passions sont les vrais contrepoids des passions; ne cherchons pas à les détruire mais tâchons de les diriger : balançons celles qui sont nuisibles par celles qui sont utiles a la société. La raison, fruit de l'expérience, n’est que 1’art de choisir les passions que nous devons écouter pour notre propre bonheur."

Voilà donc un segment de notre histoire.Pour passer du principe général à l'application pratique, il fallait se demander quelles

passions pernicieuses devaient être contrecarrées, et quelles passions privilégiées devaient le faire. Or il s’avère qu’à la suite d’une longue évolution intellectuelle, ce rôle fut attribué à l’avarice, non, bien entendu, sous ce terme ignominieux de péché capital, mais sous celui d'Intérêt.

L’histoire de ce terme trouve de nouveau son point de départ dans la théorie de l'État et, une fois de plus, il faut remonter à Machiavel. Comme Meinecke l'a démontré, il y a dans son texte la notion implicite d’une "volonté méticuleuse et sophistiquée qui n’est pas dérangée par des passions et des impulsions momentanées". L’expression "Intérêt de l'État" apparaît peu après Machiavel chez des écrivains comme Boccalini et Bonaventura, qui employaient "Interesse dello Stato" comme synonyme de "Ragione di Stato". L'œuvre la plus représentative de ce courant d’idées est le pamphlet du Duc de Rohan De l'intérêt des Princes et des États de la Chrétienté qui commence par la phrase retentissante: "Les princes commandent aux peuples, et l’intérêt commande aux princes."

Il précisait sa pensée en opposant l’intérêt du prince à ses passions :

"... en matière d’État on ne doit se laisser conduire aux désirs déréglés qui nous emportent souvent à entreprendre des choses au-delà de nos forces; ni aux passions violentes qui nous agitent diversement selon qu’elles nous possèdent; [...] mais à notre propre intérêt guidé par la seule raison, qui doit être la règle de nos actions..."

Cela ne manque certes pas d’ironie que la nouvelle doctrine de l’intérêt princier se voie si rapidement fixer le but qui avait été celui des préceptes moraux et religieux souvent ridiculisés comme inutiles et utopiques : la maîtrise des passions.

Vous aurez remarqué que jusqu'ici (c’est-à-dire jusqu’au début du XVIIe siècle) le terme "intérêt" d'État se rapporte à un concept très général - il s’oppose aux passions par l'élément de rationalité et de calcul qu’il contient. Au cours du XVIIe siècle, le terme évolue dans deux directions :

a) A l’intérêt (au singulier) de l'État s’ajoutent les intérêts des groupes et de l’individu. Cette évolution est particulièrement nette en Angleterre au cours des luttes politiques et de la guerre civile; la littérature des pamphlets analyse en détail ces intérêts de groupes opposés.

b) En Angleterre, et aussi en France, les "intérêts" des individus tendent à se limiter de plus en plus à leurs intérêts matériels et économiques. Ainsi La Rochefoucauld, dans un "Avis au lecteur" ajouté à la deuxième édition des Maximes (1666), met-il en garde son public contre l'évolution sémantique du mot : "Par le mot intérêt, je n’entends pas toujours un intérêt de bien mais plus fréquemment un intérêt d’honneur ou de gloire." Le fait qu’il se crut obligé de donner cet avertissement montre bien que le terme subissait le changement de sens dont nous avons parlé.

On continuait en attendant à opposer les intérêts aux passions, ce qui, étant donné le nouveau sens du terme intérêts, revenait à assigner à un groupe de passions, connues jusqu'ici comme avarice, amour du lucre, etc., la tâche de freiner d’autres passions telles que l'ambition, la soif de pouvoir et de domination (libido dominandi) et la volupté sexuelle. Ce résultat est évidemment très éloigné de l’intention de Machiavel dont la pensée est à l’origine de cette antinomie.

Il me faut maintenant expliquer un peu plus longuement pourquoi un monde dominé par l'intérêt paraissait une chose éminemment souhaitable au XVIIe siècle, et en partie aussi au XVIIIe - bien que la terminologie ait de nouveau changé pendant ce siècle (je ne peux

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m'étendre sur ce fait). En Angleterre, la phrase "Interest will not lie" devint un proverbe, ainsi d’ailleurs que l'expression "Interest governs the world", qui, au début, définissait un état de choses acceptable et même souhaitable (mais quand Schiller écrira dans Wallenstein "Denn nur vom Nutzen wird die Welt regiert", il employait évidemment la phrase dans un sens pejoratif).

Quels étalent donc les avantages de ce monde régi par l'intérêt ?1) On s’aperçut que les actions des hommes y étaient plus prévisibles et donc qu’il serait

moins chaotique qu’un monde ou se déchaînent les passions. Ainsi lit-on dans un pamphlet du XVIIe siècle, de Marchamont Nedham:

"If you can apprehend wherein a man’s interest to any particular game on foot doth consist you surely know, if the man be prudent, whereabout to have him, that is, how to judge of his design."

Et dans un autre:

".... to surmise the acting of multitudes, contrary to their own interests -— is to take all assurances out of human affairs."

Agir selon ses intérêts est donc utile non seulement pour soi mais aussi pour les autres. C’est là évidemment l’origine d’une pensée extrêmement importante : il y a des situations et des arrangements qui profitent a toutes les parties contractantes.

2) Le deuxième grand mérite d’un monde gouverné par l’intérêt est la constance avec laquelle opèrent les hommes, qui s’oppose aux revirements incessants suscités par les passions tumultueuses et volages. Ainsi Samuel Johnson fait dire à Rasselas, prince abyssinien parlant de sa captivité :

"My condition had lost much of its terror since I found that the Arab ranged the country merely to get riches. Avarice is a uniform and tractable vice; other intellectual distempers are different in different constitutions of mind; that which soothes the pride of one will offend the pride of another; but to the favour of the covetous there is a ready way: bring money and nothing is denied."

3) Cela nous amène à une troisième caractéristique, qui dès lors appartiendra en propre à l'accumulation matérielle : l'innocence. On en doit à nouveau l'expression la plus lapidaire au Dr. Johnson dialoguant avec Boswell : "There are few ways in which man can be more innocently employed than in getting money." Le même mot 'innocent se trouve cent ans auparavant dans le préambule d’un édit français qui autorisait la noblesse a s’adonner au commerce maritime.

Après "innocent", une autre épithète fit fortune en France : celle de "doux". Dans L’Esprit des lois on lit, par exemple : "... c’est presque une règle générale que partout où il y a des mœurs douces il y a du commerce; et que partout où il y a du commerce il y a des mœurs douces." Le terme se retrouve chez d’autres auteurs - par exemple chez Jacques Savary dont le traité Le parfait négociant était largement diffusé. On trouvera sans difficulté ridicule, absurde ou même pire l'emploi d’un tel mot à une époque ou la traite des esclaves tenait une place fort importante dans le commerce maritime. Marx ne s'en fait pas faute. On lit dans Le Capital, au chapitre sur l'accumulation, après un récit particulièrement saisissant de quelques sévices infligés par les commerçants européens du XVIIe siècle : "Das ist der doux commerce !" Et Engels, quand il se retire de la firme textile que possédait sa famille pour se consacrer entièrement au mouvement socialiste, écrit à Marx "Hurrah! Heute ist das Ende des doux commerce und ich bin ein freier Mann! ".

J’en arrive maintenant au point le plus important. Quelques observateurs percevaient la possibilité que dans un monde où les gens s’occupent avec succès de leurs intérêts matériels

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un frein pouvait être mis aux passions du prince, et c'était là un argument vraiment décisif en faveur de l'expansion économique capitaliste. Il fut étayé avec une similitude remarquable en France par Montesquieu et en Angleterre par Sir James Steuart, économiste écossais très familiarisé avec le continent européen a la suite d’un long exil en France et en Allemagne et qui publia son œuvre principale (Inquiry into the principles of political economy) neuf ans avant la parution du Wealth of nations.

Voyons d’abord Montesquieu. Dans le livre XXI de L’Esprit des lois, le deuxième des livres consacrés aux questions économiques, il est assez descriptif. Mais au chapitre 20, "Comment le commerce se fit jour en Europe, à travers la Barbarie", il dégage soudain un principe général. Il montre comment le commerce était entravé par la condamnation du prêt à intérêt et ne pouvait être pratiqué que par les Juifs; puis comment les Juifs, maltraités et spoliés par les nobles et le roi, ont finalement réagi en inventant la lettre de change :

Ainsi nous devons [...] a l’avarice des princes, l'établissement d’une chose qui le [le commerce] met en quelque sorte hors de leur pouvoir.

Il a fallu depuis ce temps que les princes se gouvernassent avec plus de sagesse qu’ils n’auraient eux-mêmes pensé; car, par l'événement, les grands coups d’autorité se sont trouvés si maladroits, que c’est une expérience reconnue qu'il n’y a plus que la bonté du gouvernement qui donne la prospérité.

On a commencé à se guérir du machiavélisme, et on s’en guérira tous les jours. Il faut plus de modération dans les conseils. Ce qu’on appelait autrefois des coups d’état, ne serait aujourd’hui, indépendamment de l'horreur, que des imprudences."

Montesquieu termine par une généralisation magnifique :

"Et il est heureux pour les hommes d'être dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d'être méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas l'être."

Il emploie un argument tout à fait similaire dans un chapitre du livre suivant, où il parle de la monnaie et de son "affaiblissement" par les souverains : il observe de nouveau qu’avec les opérations d’arbitrage sur les métaux précieux, qui sont le propre de la banque moderne, ce genre de "grand coup d'autorité" devient de moins en moins rentable.

Montesquieu découvre donc dans l'économie moderne un moyen de limiter le pouvoir du souverain - sorte de garantie supplémentaire au cas où ses idées sur la séparation des pouvoirs ne seraient pas acceptées ou ne fonctionneraient pas dans leur application de façon entièrement satisfaisante.

Cette idée est développée plus amplement par Sir James Steuart. Il décrit l'effet de l'expansion du commerce dans des termes très proches de ceux que Montesquieu avait employés pour l'introduction de la lettre de change :

The statesman looks about with amazement; he who was wont to consider himself as the first man in the society in every respect, perceives himself eclipsed by the lustre of private wealth, which avoids his grasp when he attempts to seize it. This makes his government more complex and more difficult to be carried on; he must now avail hitnself of art and address as well as of power and authority."

Le même effet est produit par l’industrie. Voici la déclaration la plus radicale dans ce sens :

"Trade and industry [....] owed their establishment to the ambition of princes [...] principally with a view to enrich themselves, and thereby to become formidable to their neighbours. But they did not discover, until experience taught them, that the wealth they drew from such fountains was but the overflowing of the spring; and that an opulent, bold, and spirited people, having the fund of the prince’s wealth in their own hands, have it also in their own power, when it becomes strongly their inclination, to shake off his authority. The consequence of this change has been the introduction of a more mild, and a more regular plan of administration.

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When once a state begins to subsist by the consequence of industry, there is less danger to be apprehended from the power of the sovereign. The mechanism of his administration becomes more complex, and [...] he finds himself so bound up by the laws of his political economy, that every transgression of them runs him into new difficulties."

Tel est donc l'aboutissement de ce courant d’idées. Spéculations audacieuses, qui malheureusement se révélaient ingénues et fortement déficientes. Mais ce n’est pas tant l'expérience historique qui les ruina que l'édifice élaboré presque en même temps par Adam Smith. En constituant l'économie comme science, celui-ci n’avait que faire des spéculations excessivement hasardeuses de Montesquieu et de Sir James Steuart. Il limitait son apologie de l’intérêt privé à une proposition qu'il croyait pouvoir prouver, à savoir que la poursuite par chacun de son intérêt privé, sans entraves officielles, conduirait au bien général, celui-ci étant entendu dans le sens de bien général économique; comme des discussions vieilles déjà de deux siècles l'ont montré, c’était une généralisation très hardie, mais encore faut-il observer que par rapport à la thèse de quelques-uns de ses contemporains qui voulaient conclure au bien général politique et pas seulement économique, elle était déjà en retrait.

Quelques conclusions : si j’ai raison de croire que la ligne de pensée qui aboutit a Montesquieu et a Sir James Steuart est de quelque importance, on peut d’abord conclure que ces penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles étaient déjà conscients de ce que Marx, Freud, etc., allaient ultérieurement découvrir sur les propriétés aliénantes et répressives du capitalisme. La différence réside en ce que Montesquieu et Sir James Steuart auraient simplement dit : à la bonne heure ! Que l'homme n’ait donc qu’une dimension – sinon des désastres bien plus grands le guettent !

Je voudrais finalement, a partir de l'histoire que je viens d’esquisser, mettre en évidence quelques points de comparaison avec la thèse de Max Weber sur l'éthique protestante et la genèse du capitalisme. Dans les deux cas, il s’agit d’expliquer comment l’activité économique devint une activité privilégiée. On a présenté ici l'expansion du commerce et de l'industrie aux XVIIe et XVIIIe siècles comme étant préconisée non par des groupes sociaux marginaux ou par une idéologie adverse à l’ordre établi, mais par un courant d’opinion qui surgissait au centre même de l'establishment, a partir des problèmes qui se posaient au prince ou au moins à ses conseillers et aux notables.

Weber et ses disciples, aussi bien que ses critiques, s'étaient surtout intéressés aux processus psychologiques qui amenaient certains groupes d’hommes à se vouer corps et âme a l'accumulation capitaliste. Je tiens ici cela pour acquis et fait de la réaction des élites intellectuelles à cette situation donnée l’objet de mon enquête. Elles l'approuvaient non parce qu’elles étaient favorables aux activités économiques pour elles-mêmes, mais parce qu'elles en attendaient des effets indirects, hautement bénéfiques à l'ordre politique. Weber dit que la conduite capitaliste était le résultat indirect et non intentionnel d’une recherche désespérée du salut individuel. Je prétends pour ma part que l'acceptation du capitalisme doit autant à la recherche, tout aussi désespérée, d’un moyen d'éviter la ruine de la société – ruine qui menaçait perpétuellement en raison de la précarité des dispositions visant à la conservation de l’ordre intérieur et international. Les deux points de vue peuvent évidemment détenir chacun une part de vérité; mais l'explication présentée par Weber a peut-être connu un excès de publicité.

Il y a une autre différence entre la thèse de Weber et celle que je soutiens ici. Il est bien connu que selon Weber la doctrine de Calvin sur la prédestination n’a pas suscité chez ses fidèles une attitude fataliste mais les a curieusement poussés a un surcroît d’activité méthodique. Cette thèse était plus qu’un paradoxe magnifique; elle révèle un de ces effets non intentionnels des actions humaines dont la découverte justifie, depuis Vico et Adam Smith, la consécration scientifique de leurs auteurs. Ce que je voudrais faire remarquer c’est qu'il est possible de découvrir des processus de type symétriquement opposé : tandis que les actions et

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décisions sociales produisent souvent des conséquences qui n'étaient pas du tout prévues par les exécutants, la prise de telles actions est souvent accompagnée de l'espérance d’effets pleinement attendus mais qui ne viennent pas à réalisation. Ce dernier phénomène est structurellement l’inverse du premier et l'explique à la fois : car l'espérance, illusoire, d’effets qui est associée à certaines décisions sociales contribue à masquer à la vue des agents les effets réels de leurs décisions.

Voici, pour finir, une autre raison d'étudier ce genre de phénomènes. L’attente d’effets favorables sert évidemment à frayer la voie à un processus historique. La découverte de ces attentes rend donc le changement social plus intelligible. Ces effets voulus et attendus mais non réalises doivent être tout autant l'objet d’une recherche que les effets qui n'étaient pas voulus mais qui ne sont que trop réels : ces derniers au moins existent, tandis que les autres ne peuvent être repérés que dans les intentions exprimées par les agents sociaux, à un moment souvent éphémère. De plus, une fois que ces effets n'ont pas apparu, l’espoir que l'on mettait en eux sera non seulement oublié mais activement refoulé. Cela est même essentiel pour que le nouvel ordre soit accepté comme légitime : car quel ordre social pourrait résister longtemps à la prise de conscience généralisée de ce que, adopté dans l'espoir de le voir résoudre un certain nombre de problèmes, il faillit manifestement, totalement et lamentablement a cette tâche? ■

Albert O. Hirschman est Professeur à l'Institute for Advanced Study, Princeton, NJ, USA. Parmi ses publications, nous mentionnons : La stratégie du développement économique (1958); Exit. voice and loyalty: Responses to decline in firms, organizations, and states (1970).