Descartes Passions Cournarie

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© Philopsis – Laurent Cournarie 1 Descartes Explication intégrale de la première partie des Passions de l’âme Laurent Cournarie Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Introduction Un traité né de l'amitié Le Traité des Passions est un ouvrage né d’une amitié entre un philosophe et une Princesse. Sans l’insistance de cette dernière, à travers leur correspondance, jamais peut- être cet ouvrage n’aurait vu le jour. Sans la sollicitation d’Elizabeth, “bientôt relayée par la reine Christine” 1 , Descartes ne se serait probablement jamais expliqué sur les passions. Ce qui ne laisse pas d’être étonnant. Car les passions n’ont jamais cessé d’être un problème philosophique de première importance. La question des passions s’impose au moins à la réflexion éthique. Or Descartes avoue en mai 1646 ne l’avoir “jamais ci-devant étudiée” 2 , même si les premières notations concernant les passions remontent aux années 1618-19, avec en particulier le début du Compendium musicæ, la deuxième note des Experimenta. C’est bien sous la pression des objections de la princesse Elisabeth à ses prescriptions médico-morales que Descartes compose un “premier crayon” 3 . 1 Denis Kambouchner, L’homme des passions, éd. A. Michel (1995), t. I, p. 16. 2 A Elisabeth, mai 1646, Alquié, III p. 649. Quelques mots sur la rédaction et la publication du traité. Descartes a écrit un petit traité pour la princesse qui en dispose dès 1646. Il le communique plus tard à Chanut et à la reine Christine. En 1648 ses amis parisiens le prient de publier cet essai. Descartes revoit son écrit et le complète, comme nous l'apprend une lettre à Clerselier du 23 avril 1649. L'ouvrage paraît en 1649 aux Pays-Bas - et en même temps en France -, alors que Descartes est déjà en Suède, sous le titre : Les Passions de l'âme par René Descartes. Il n'est pas certain qu'il ait relu les épreuves avant son départ. 3 Ibid.

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Descartes Explication intégrale de la première partie des Passions de l’âme

Laurent Cournarie Philopsis : Revue numérique

http://www.philopsis.fr

Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.

Introduction

Un traité né de l'amitié Le Traité des Passions est un ouvrage né d’une amitié entre un philosophe et une

Princesse. Sans l’insistance de cette dernière, à travers leur correspondance, jamais peut-être cet ouvrage n’aurait vu le jour. Sans la sollicitation d’Elizabeth, “bientôt relayée par la reine Christine”1, Descartes ne se serait probablement jamais expliqué sur les passions. Ce qui ne laisse pas d’être étonnant. Car les passions n’ont jamais cessé d’être un problème philosophique de première importance. La question des passions s’impose au moins à la réflexion éthique. Or Descartes avoue en mai 1646 ne l’avoir “jamais ci-devant étudiée”2, même si les premières notations concernant les passions remontent aux années 1618-19, avec en particulier le début du Compendium musicæ, la deuxième note des Experimenta. C’est bien sous la pression des objections de la princesse Elisabeth à ses prescriptions médico-morales que Descartes compose un “premier crayon”3.

1 Denis Kambouchner, L’homme des passions, éd. A. Michel (1995), t. I, p. 16. 2 A Elisabeth, mai 1646, Alquié, III p. 649. Quelques mots sur la rédaction et la publication

du traité. Descartes a écrit un petit traité pour la princesse qui en dispose dès 1646. Il le communique plus tard à Chanut et à la reine Christine. En 1648 ses amis parisiens le prient de publier cet essai. Descartes revoit son écrit et le complète, comme nous l'apprend une lettre à Clerselier du 23 avril 1649. L'ouvrage paraît en 1649 aux Pays-Bas - et en même temps en France -, alors que Descartes est déjà en Suède, sous le titre : Les Passions de l'âme par René Descartes. Il n'est pas certain qu'il ait relu les épreuves avant son départ.

3 Ibid.

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Et pourtant il serait erroné de croire que le Traité des Passions est un ouvrage circonstanciel. C’est plutôt le contraire. Précisons-le d’emblée. S’il faut lire le Traité des Passions à partir de lui-même et dans sa cohérence interne, on ne saurait ignorer qu’il suppose acquises, sans s’astreindre à les démontrer, de nombreuses thèses antérieures du cartésianisme. Et l’on peut considérer que ce dernier ouvrage, qui aborde à sa façon les questions ultimes de la philosophie, constitue, pour le cartésianisme même, une véritable épreuve de vérité.

L'importance du traité Le Traité des Passions est en effet le dernier ouvrage de Descartes. Il est publié en

Français en 16494, c’est-à-dire un an avant sa mort, traduit et publié en latin en1651. Et pourtant il a longtemps été quelque peu négligé. Sans doute on disposait en français du travail de Canguilhem5, mais c’est un ouvrage qui a été moins étudié6, ou moins commenté que le Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques ou les Principes de la philosophie par exemple. Or depuis quelque temps des chercheurs s'y prennent d'intérêt, aussi bien dans le cadre de l’histoire de la philosophie7 que dans celui de la biologie ou de la neurobiologie8.

Le Traité des Passions n’a pas la puissance inaugurale et radicale des grands textes métaphysiques. C’est plutôt un ouvrage composite, décevant pour cette raison. Il présuppose beaucoup de choses avant lui. Il a beau être assez court, le lecteur se perd dans les classifications et dans le dénombrement des passions. Comme l’écrit Beyssade : “A l’évidence l’ouvrage est moins un commencement qu’une suite, et perd la force des ruptures inaugurales.”9 Mais c’est peut-être justement son caractère non-originaire qui le rend intéressant.

L’intérêt du Traité des Passions est au moins triple10. Comme l’indique le sous-titre de la première partie, il est question de “toute la nature de l’homme”. Le Traité des Passions est l’ouvrage où de multiples perspectives se croisent pour constituer en quelque sorte l’anthropologie cartésienne. Ce qu’il faut tout de suite nuancer car Descartes dans cette première partie ne traite “de toute la nature de l’homme” que “par occasion”11. Il examine d’ailleurs une question bien déterminée, les passions de l’âme. Mais cette question relève à la fois de la science du composé humain (psycho-physiologie) et de la morale. Elle oblige à penser l’homme tel qu’il est, dans et par l’union, en vue du bonheur et de la vertu. Ce traité n’est pas un traité de la nature

4 Les trois autres ouvrages publiés sont le Discours et Essais de la Méthode ; les

Méditations métaphysiques ; les Principes de la philosophie. On précisera que si c’est le dernier ouvrage revu par Descartes pour la publication (A Clerselier, 23 avril 1649), ce n’est pas le dernier qu’il ait entrepris. Dans les années 1647-48, Descartes consacre son étude aux travaux d’anatomie et d’embryologie, avec le Traité inachevé de la Description du corps humain et le plus vaste projet du Traité de l’animal (lA*** 1648 ou 1649).

5 La formation du concept de réflexe au XVII et au XVIIII s., PUF, 1955 6 On peut citer de P. Mesnard, “L’esprit de la physiologie cartésienne” (Archives de

philosophie, 13, 1937-2, pp. 181-220), et de H. Dreyfus-Lefoyer, “Les conceptions médicales de Descartes” (Revue de métaphysique et de morale, n° spécial, 1937, pp. 237-286) On ne saurait oublier que la référence cartésienne est constante dans l’œuvre importante d’Erwin Strauss, Du Sens des sens (Berlin 1935, trad. française, 1989, Millon) et que le dualisme cartésien est au centre de tous les débats contemporains anglo-saxons sur le problème du body-mind.

7 Voir le commentaire extrêmement précieux et approfondi de D. Kambouchner déjà cité, L'homme des passions.

8 J-P. Vincent, La biologie des passions, éd. O. Jacob (1986) ; Damasio, L'erreur de Descartes : la raison des émotions, éd. O. Jacob (1985) ; Neuberg, Archives de philosophie ("Le Traité des passions de Descartes et les théories modernes de l'émotion", 53-3, 1990, pp. 479-508)

9 Revue philosophique, n° 4 1988 p. 404. 10 Sur la place et l’importance du Traité dans le cartésianisme, cf. Kambouchner, op. cit., t.

I, Introduction, notamment pp. 15-20. 11 Descartes inaugure la métaphysique moderne précisément en substituant le “je pense” à

la définition de l’homme comme “animal doué de raison.”

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humaine, mais s’appuyant sur un résumé de physiologie, s’oriente vers une médecine concrète des affections et s’épanouit finalement dans une morale de la générosité.

Mais cette anthropologie “indirecte” n’est peut-être rien d’autre que la philosophie même dans son concept systématique ainsi que la définissait la Lettre-Préface aux Principes de la philosophie. On sait que toute la philosophie est comme “un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale.” Et Descartes d’ajouter: “Or, comme ce n’est pas des racines, ni du tronc des arbres qu’on cueille des fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu’on ne peut apprendre que les dernières.”12 Or dans le Traité des Passions. Descartes touche précisément à ces matières ou parties ultimes de la philosophie, qui sont les plus utiles et les plus difficiles aussi.

De fait Descartes y trouve l’occasion d’appliquer la nouvelle physique à la machine du corps humain. La sixième partie des Principes de la philosophie qui devait être consacrée à la médecine (physiologie, anatomie, embryologie) manque tandis que les autres textes où elle était abordée n’ont pas été achevés ou publiés du vivant de l’auteur13.

Mais le Traité des Passions contente aussi le métaphysicien puisqu’il y trouve développée la troisième notion primitive, l’idée de l’union substantielle entre l’âme et le corps. L’idée n’est pas entièrement nouvelle. Elle apparaissait dans les Lettres à Elisabeth de 1643. Mais elle restait encore cantonnée à l’usage de la vie et de la conversation alors que les traités scientifiques restaient, eux, dominés par le partage des deux autres notions primitives.

Enfin le moraliste trouve dans ce traité le dernier mot de Descartes sur la morale. Le fruit du savoir conquis par la philosophie se nomme générosité. Toutefois le propos moral du traité reste en dessous de l’évocation de la “plus haute et plus parfaite morale”, “dernier degré de la sagesse” par la Lettre-préface. La partie proprement morale du Traité des Passions14 ne développe pas les questions du Souverain Bien, de la valeur des plaisirs, de l’amour de Dieu, pourtant abordées dans la correspondance des années 1645-47. Il ne faut donc pas chercher dans le Traité des Passions l’exposé systématique de la science de l’homme ou de la morale achevée.

On l’a compris, il n’est peut-être pas si simple de lire le Traité des Passions. On peut se montrer déçu par rapport à l’ampleur des vues du Discours de la méthode. L’enchaînement des raisons dans les Méditations métaphysiques, l’exposé magistral des Principes de la philosophie. La multiplication des registres et des problématiques qu’il met en jeu incline à une étude plutôt spécifique que philosophiquement compréhensive. En outre, ayant du mal à retrouver une cohérence dans “ce touffu et ce mélange de notions dont aucun ouvrage … n’offre l’exemple” comme dit Alain, on a eu tendance à surtout privilégier, contre l’intention explicite de Descartes de traiter les passions “en physicien”15, ce qui peut intéresser la philosophie morale. On a négligé l’“analytique” des passions (l’explication du phénomène passionnel) au profit de la “canonique” (l’usage, la maîtrise des passions, la vertu en général).

Peut-être que le bon parti-pris de lecture, assurément pour les deux premières parties, mais sans doute aussi pour tout le traité est de prendre la déclaration de Descartes au pied de la lettre quand donc il écrit : “mon dessein n’a pas été d’expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien. Ainsi je prévois que ce traité n’aura pas meilleure fortune que mes autres écrits ; et bien que son titre -

12 Alquié, III, pp. 779-780. 13 L’Homme n’est connu qu’après 1662. 14 Voir principalement la fin de la première partie (articles 41-50) et de la deuxième partie

(articles 138-148) sur l’usage des passions primitives, le règlement des désirs et les “émotions intérieures de l’âme” ; et le début de la 3ème (articles 152-161) sur la générosité et les passions opposées ou apparentées.

15 Préface, p. 63.

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convie peut-être davantage de personnes à le lire, il n’y aura néanmoins que ceux qui prendront la peine de l’examiner avec soin, auxquels il puisse satisfaire.”

Le sujet est moins rebutant qu’une question de métaphysique abstruse. Et pourtant Descartes prévoit la déception de son lecteur s’il ne prend pas la mesure du projet, expliquer les passions “en physicien”. Toute la compréhension du traité dépend de la compréhension de cette formule. Elle signifie bien sûr que Descartes explique les passions par leur causalité corporelle. La passion est analysée comme un phénomène relevant de l’union de l’âme et du corps. Les développements moraux sont donc secondaires ou dérivés, en tout cas subordonnés à cette approche explicative de la réalité psycho-physique des passions. Ensuite et peut-être surtout, par cette déclaration programmatique, Descartes entend proposer une connaissance précise et entière du phénomène passionnel, ce qu’aucun de ses devanciers n’avait su faire. Bref, il s’agit dans la lecture du Traité des Passions de rapporter toujours la canonique à l’analytique, puisque, plus que jamais, “tout se tient”. Ou encore, il s’agit de ne plus abandonner la passion à l’exhortation des moralistes et de lui fournir le fondement scientifique requis. Si les passions sont un phénomène qui dérive de l’union, nul ne peut prétendre s’en passer ou les supprimer. Car de leur usage dépendent les plus grands biens ou les plus grands maux. Or seule la connaissance objective du phénomène passionnel peut nous en rendre “comme maîtres et possesseurs”, pour notre plus parfait bonheur et pour la vertu même. Cassirer l’explique bien : “Privée de la connaissance de l’origine physique des passions, la morale serait, d’après Descartes, vouée à la stérilité ; elle resterait une pure utopie, sans aucun fondement scientifique. Toutefois, il est indéniable que cette considération strictement objective est appuyée par une forte conviction personnelle et une aspiration morale. Les passions doivent être reconnues dans leur être et dans leurs causes, parce que nous ne pouvons nous en rendre maîtres que par cette connaissance. Il ne suffit pas de les décrire ; il faut les mesurer pour leur attribuer le rôle qui leur convient dans le développement de notre vie. Car, à chacune d’elles, Descartes concède un sens constructif authentique. Les affections ne sont pas pour lui simplement des forces destructives, menaçant l’ordre, la sécurité de l’existence humaine et pouvant à chaque instant la rejeter au chaos. Elles sont bien plutôt l’instrument indispensable, l’organon de toute direction de la vie. Il ne peut être question que nous renoncions à cet instrument ou le détruisions, il ne s’agit que de connaître son emploi et de l’utiliser correctement. Les passions ne doivent pas être supprimées ; elles doivent être utilisées à l’avantage de notre vie et rendues fécondes.”16

Plan du traité Descartes présente ainsi le “Traité des Passions” : “il contiendra trois parties, dont

la première sera des passions en général, et par occasion de la nature de l'âme et, la seconde des six passions primitives, et la troisième de toutes les autres.”17

La première partie analyse la nature des passions. Elle compte cinquante articles et quatre moments. C'est la partie qui semble-t-il, n'a pas subi de modifications. Les articulations suivent d'assez près la distinction des trois notions primitives dans les Lettres à Elisabeth du 21 mai et du 28 juin 1643 : l'étendue ou le corps, la pensée ou l'âme, l'union de l'âme et du corps. Après les articles 1-6, qui constituent une introduction à la fois polémique et méthodologique, les articles 7-16 portent sur l'étude du corps seul et restituent un abrégé de la physiologie cartésienne, comparable à celui du Traité de l'homme et de la Description du corps humain. Le deuxième moment (articles 17-29) est consacré à l'âme seule, à ses fonctions propres : les articles 27-29 fournissent la définition des passions de l'âme. Le troisième moment s'intéresse à l'union de l'âme et du corps. Après l’article 40 qui sert de transition, Descartes traite l'aspect moral des passions en abordant la question du pouvoir de l'âme pour leur maîtrise, qui ne peut qu’être indirecte (articles 45-50).

16 Descartes, Corneille, Christine de Suède, Vrin 1997, p. 20. 17 Lettre du 23 avril 1649, Alquié, III, p. 921.

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La deuxième partie est consacrée au dénombrement des passions et déduit leur enchaînement à partir de six primitives. Cette énumération n’est pas exhaustive et s'ordonne autour de six passions (article 69) “dont toutes les autres sont des espèces” (article 149). L’analyse est d’abord psychologique (articles 70-95) et redevient physiologique. Comme à la fin de la première partie, la fin de la deuxième retrouve le chemin de la morale : Descartes fait quelques remarques sur l’usage des passions pour le bien de l’âme.

La troisième partie paraît bien ajoutée. Elle reprend et poursuit l’analyse des passions dérivées des primitives, distinguant les passions qui ne laissent pas de dominer l’âme et celles où l’âme est libre, comme avec la générosité qui conduit la réflexion vers un discours de la conquête de la sagesse (articles 211-212). Cette troisième partie est la plus connue, pour le statut tout à fait privilégié qui y est reconnu à la générosité, cette variété de l’estime, ce sentiment du libre arbitre qui fait toute la vertu de l’honnête homme.

Ainsi on “trouvera trois choses dans ce Traité, et qui sont inséparables, quoique formant trois ordres distincts. Une physiologie des passions, d’abord, qui n’emprunte rien aux pensées, et qui dépend seulement des mouvements par lesquels le corps humain s’accroît et se conserve ; puis une psychologie des passions, qui n’emprunte rien aux organes, et qui fait connaître que les passions sont passions de l’âme ; enfin une doctrine du libre arbitre, sans laquelle il faut reconnaître que le nom même de passion, si énergique, n’aurait point de sens. C’est l’affaire du lecteur attentif de faire tenir ces trois ordres en un tout qui représentera fidèlement sa propre vie.”18

Préface

Sur les lettres de la préface, il y a peu de choses à dire. Les lecteurs se sont demandé quel était le correspondant auquel répond le philosophe dans la deuxième lettre de préface. Baillet, le biographe de Descartes pensait qu’il s’agissait de Clerselier. Adam, suivi par Gouhier, a établi l’invraisemblance de cette hypothèse et a proposé le nom de l’abbé Picot, qui était chargé de distribuer l’ouvrage en France. D. Kambouchner19 quant à lui, suivant les analyses de Caton et de Dibon, reconnaît dans “ce correspondant parisien” un “déguisement de Descartes lui-même”. Le style cartésien des deux lettres, leur inspiration doctrinale, le caractère conventionnel du procédé, la manière de pastiche de la première plaident dans ce sens.

Du point de vue philosophique, il importe davantage de savoir ce que veut dire Descartes en précisant que son dessein “n’a pas été d’expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien.” Que signifie exactement expliquer les passions “en physicien” et “seulement en physicien” ?

Descartes n’entend traiter des passions ni en orateur comme Aristote, ni en philosophe moral comme Sénèque. Son intention va à l'encontre de l’enseignement des jésuites qui, établis à Rome, recommandaient la lecture des poètes latins pour l’éducation de la morale, pour apprendre à orner les discours par des exemples mémorables, et marquer ainsi les âmes.

“En physicien” signifie, au sens large, en homme de sciences. Il s'agit d’expliquer et non pas de juger ou de décrire. C’est donc parler de la passion d’une part sans considération du sujet passionné, ou le moins possible, et d’autre part sans la dramatisation coutumière. Descartes est le philosophe qui a dépassionnalisé la passion. Et cependant cette connaissance “physique” des passions n’est pas une fin en soi. Elle est toute disposée à leur maîtrise ou à leur bon usage. Or seule une connaissance précise des passions permet d’éviter leur nuisance et d’en profiter pour parvenir au contentement de

18 Alain, Les Passions et la Sagesse, éd. Pléiade, p. 959. 19 Note 31, t. I, p. 410

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soi et à cette satisfaction de l’esprit que Descartes présente à Elizabeth, au début de leur correspondance, comme la béatitude finale20.

Au sens strict, “physicien”, veut dire conformément à la science de la substance étendue. C’est du point de vue de la physique mathématique, dont la physiologie n’est qu’une partie qu’il faut étudier la passion. C’est-à-dire qu’il faut connaître la cause physique de la passion (article 2). “Expliquer en physicien” c'est connaître la cause physique de la passion. Ce qui ramène au sens large de l’expression. Car la passion n’a pas d’abord une réalité morale ou intellectuelle. Dépsychologiser (réduction physicienne ou physiologique) la passion c’est la même chose que la dépassionnaliser. Dans les deux cas, la passion perd son mystère, son envoûtement. Qui sait indiquer les causes de leur production, connaît leur fonction et leur vraie classification. Quant à la restriction : “Seulement en physicien”, elle n’est pas critique, mais indique simplement qu’en isolant ce qui revient au corps, on détermine ce qui revient à l’âme et que, dans ces conditions, on se donne les moyens d’établir des règles pratiques effectives.

Et pourtant si la passion n’était que ce phénomène physiologique, il n’y aurait pas de problème de la passion. La passion est un état de l’âme. Elle se termine dans l’âme et produit ses effets en elle et c’est pourquoi on ne fait que suivre l’étymologie en parlant des passions de l’âme. La passion relève aussi de la métaphysique, pour autant qu’elle revèle l’interaction de l’âme et du corps et que leur union pose un problème métaphysique21.

Pour une science des passions (1-6)

Le corps des principes pour une science des passions (a. 1-3) L'article 1 est très cartésien, par sa radicalité, par son opposition ou son mépris de

la tradition, par son exigence de la méthode mais aussi par l'usage du vocabulaire de cette tradition qu'il récuse.

D'abord un paradoxe : le phénomène passionnel est universel. C'est un fait humain, le plus banal, qui n'a pu échapper ni à la sagesse populaire ni à la sagesse philosophique. Parce que la passion est un fait de nature pour l'homme, elle constitue pour la philosophie un objet privilégié de la réflexion. Et pourtant le sens commun comme la science morale des philosophes n'ont jamais approché la vérité de la passion. C'est comme si rien n'avait été dit ou pensé au sujet des passions.

20 Lettre du 18 août 1645, Alquié, III, p. 595. 21 Plan général de la première partie : Introduction polémique : Pour une science des passions (1-6) 1-3 : le corps des principes pour une science des passions 4-6 : application et vérification des nouveaux principes I/ L’étude du corps seul : Résumé de physiologie (7-16) 7-11 : la chaleur comme principe des fonctions corporelles 12-16 : les mouvements des esprits animaux II/ L’âme et les passions (17-29) 17-26 : les fonctions de l’âme seule 27-29 : définition des passions de l’âme III/ Les passions produites dans l’union (30-40) 30-35 : l’union et la glande pinéale 36-40 : la causalité des passions IV/ Les pouvoirs de l’âme sur ses passions (41-50) 41-44 : l’action de l’âme sur le corps 45-47 : Les limites du pouvoir de l’âme 48-50 : la force et les armes de l’âme

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Le sens commun ne se trompe pas en éprouvant la passion comme ce qui est senti en soi, avec toute la diversité de ses effets. Et Descartes dans l’ensemble du Traité ne dédaignera pas d’adjoindre des notations psychologiques sur les signes, les effets des diverses passions, évoquant comme le rappelle G. Rodis-Lewis la mode des maximes du XVIIè siècle22. La passion relève aussi de la vie intime mais concrète de l’homme. Mais de ce que l'âme éprouve en elle la passion, il a conclu que la passion était de l'âme. A vrai dire les philosophes n'ont fait que théoriser ce préjugé, de sorte que toute la science morale des Anciens sur les passions est défectueuse. Même le “si peu” de connaissances qu'elle apporte de la passion est “si peu croyable” qu'il faut s'en détourner comme si c'était absolument faux. L'erreur des Anciens est d'avoir partagé le préjugé populaire qui confond l'intimité et l'origine de la passion à l'égard de l'âme, et de s'être contentés de décrire la passion, c’est-à-dire d'avoir écrit en orateur et en moraliste23, dans une perspective critique (l’usage et la modération des passions, la lutte entre la raison et les passions) plutôt que dans une perspective explicative.

Il faut donc faire table rase de la tradition rhétorique et moraliste de la philosophie, c’est-à-dire tout ensemble, Platon, Aristote, les stoïciens et la scolastique. “Dans sa morale aussi, Descartes veut indiquer une voie toute nouvelle. Il ne veut pas, sur ce terrain non plus, se fier à quelque autorité que ce soit.”24 Tout ce savoir ne dispose pas à une science des passions. Il faut recommencer dès les fondements (“Et pour commencer …”). S’il a conscience d’ouvrir une nouvelle histoire, c’est parce qu’il pense commencer logiquement par les principes. Si une science des passions est possible ce ne peut-être qu’à partir de principes. Or c’est bien cette négligence d’une fondation sur des principes, c’est-à-dire l’absence de méthode (“en m’éloignant des chemins qu’ils ont suivis”) qui a caractérisé jusque là la philosophie morale.

Les articles 1-3 présentent le corps des principes nécessaires pour fonder une analyse explicative de la passion. La deuxième partie de l’article 1 énonce un axiome universel ; l’article 2 l’applique à l’espèce de la passion ; l’article 3 pose une règle de méthode.

La deuxième partie de l’article énonce ce principe qui est une évidence, c’est-à-dire un axiome universel, et pour cela partagé par tous les philosophes (“est généralement appelé par les philosophes”). Il affirme que la passion suppose une action et réciproquement, ou plus précisément, que passion et action sont une seule et même chose. Il vaut comme un axiome parce qu’il a une extension qui n’en limite pas la validité au domaine psychologique (“tout ce qui se fait de nouveau”). La passion au sens psychologique ou humain se déduit de ce principe général. Gilson dans son Index scolastico-cartésien cite Suarez, rappelant ce que signifie cette notion dans la scolastique 25 : “Action et passion sont en réalité tellement jointes dans un seul mouvement ou changement que ni l’action n’est séparable de la passion ni la passion de l’action … Car il ne saurait se produire une passion qui ne procède d’un agent, puisqu’il ne peut y avoir d’effet sans cause ; mais par cela même qu’elle procède d’un agent, on trouve en ce changement la véritable notion (raison) de l’action. Et inversement il ne peut y avoir d’action venant d’un sujet qui n’entraîne du même coup une passion, car si elle est engendrée d’un sujet, c’est dans un sujet qu’elle se termine et en lui qu’elle est engendrée ; il y a donc passion et réception de la part d’un tel sujet ; sont donc totalement inséparables la passion et une action de cette sorte.”26 L’action et la passion sont une seule et même réalité qu’on exprime de deux façons différentes selon qu’on

22 Introduction, Vrin, p. 35. 23 Le rhéteur doit connaitre les passions pour savoir émouvoir l’auditeur : “la persuasion

est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion.” (Aristote, Rhétorique, I, 2, 1356 a 14 ).

24 Cassirer, op. cit., p. 89. 25 Chez Aristote l’action et la passion constituent, dans l’énumération des sens de l’être que

donne les Catégories, la neuvième et la dixième des catégories. Par ailleurs ces deux catégories interviennent dans l’explication du mouvement.

26 P. 8, Vrin (1979).

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envisage le sujet qui agit ou celui qui reçoit l’action27 : le dédoublement nominal correspond à une différence réelle, la différence entre les deux sujets, mais aussi à l’identité d’une seule et même relation. Dans la passion on a bien affaire à un phénomène affectif, à l’effet éprouvé d’une action qui en est l’autre moment simultané.

Comment Descartes peut-il fonder la science des passions par laquelle il espère en “approcher … la vérité”, sur un axiome qui appartient à la philosophie scolastique dont il n’a cessé de combattre la vanité des concepts et des principes28 ? La reprise d’un axiome de l’Ecole est bien paradoxale, étant donnée la première partie polémique de l’article. Un principe peut-il être en même temps scolastique, valide et universel ?

L’axiome est vrai, à condition d’en changer le contenu et de le débarrasser justement des catégories de matière et de forme, d’acte et de puissance. Il s’agit au fond de substituer une idée claire et distincte à une idée confuse de la passion dans la philosophie de l’Ecole. Ainsi pour Descartes il y a identité réelle entre l’action et la passion. C’est la même chose qui est comme action et comme passion, ici dans le sujet qui subit, là dans le sujet qui agit. Par exemple en physique, l’action et la passion désignent la même quantité de mouvement dans le moteur ou dans le mobile29. Dans la physique et dans la métaphysique cartésienne, il n’y a aucune virtualité : tout est en acte. Il n’y a pas de passion sans action cela veut dire : il n’y a aucune passion sans une action simultanée. Aussi l’axiome a-t-il la même extension, la même validité générale que dans la scolastique : “tout ce qui n’est point action est passion” dit de façon ramassée Descartes à Elisabeth30, mais dans une philosophie de l’acte sans puissance. De sorte qu’il n’y a rien d’occulte dans le phénomène de la passion, une fois qu’on se la représente à partir de l’axiome de l’identité actuelle de l’action et de la passion. “Pour moi j’ai toujours cru que l’action et la passion ne sont qu’une seule et même chose à qui on a donné deux noms différents, selon qu’elle peut être rapportée, tantôt au terme d’où part l’action, et tantôt à celui où elle se termine, ou en qui elle est reçue ; en sorte qu’il répugne qu’il y ait durant le moindre moment une passion sans action."31

Dans ces conditions, l’action et la passion sont traitées sans considération de facultés ou de puissances propres aux sujets ; l’action et la passion sont déterminées abstraction faite des catégories de matière et de forme ; enfin l’action et la passion sont entre elles, simultanées.

Donc au total, l’axiome est scolastique mais son contenu reformulé selon les principes de la métaphysique et de la mécanique cartésiennes.

L’article 2 identifie l’agent et le patient, particularise l’axiome général au

phénomène humain de la passion, c’est-à-dire à un changement de l’âme. Descartes applique l’idée claire et distincte de l’action et de la passion qu’il a établie à l’article 1 pour spécifier ce qu’est une passion de l’âme (“que pour connaître les passions de l’âme …” ). Action et passion sont une seule et même chose, distinguées extrinsèquement par référence au sujet actif ou au sujet réceptif. Il faut à présent déterminer les sujets auxquels se rapportent l’action et la passion. C’est le premier objet de cet article. Mais si les sujets sont différenciés sans que leur distinction soit clairement connue, on ne saura pas non plus distinguer correctement l’action et la passion. C’est ce que précise aussi l’article.

La passion est à l’action comme l’âme au corps. On peut déduire le corps comme agent et l’âme comme patient. En vertu de l’axiome énoncé dans l’article 1, et puisqu’il n’y a “aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe”, on peut être assuré que les passions de l’âme ne sont rien d’autre que les

27 Voir Alquié (p. 952) qui rappelle que c’est une thèse générale chez Descartes et que son

principe a toujours été admis, comme le confirme la lettre à ** d’août 1641 (II, p. 366). 28 Voir Discours de la Méthode, I. 29 Voir A Régius, décembre 1641, II p. 899. 30 Lettre du 6 oct. 1645, III p. 615. 31 A *** (Hyperaspistes) août 1641, III, p. 366.

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actions du corps contre elle. Les passions de l’âme sont des actions du corps. La passion dans l’âme, c’est l’action du corps, et rien d’autre. Cette “thèse somatique”32 de la passion, le caractère premier de sa détermination physique par rapport à l’émotion, commande directement toutes les analyses de la première partie et, indirectement, le projet de Descartes dans l’ensemble du traité.

D’un côté, la passion est un phénomène ambigu, qui engage à la fois le corps et l’âme. La passion est un phénomène qui relève de l’union de l’âme et du corps. Mais union n’est pas confusion. La passion manifeste l’action du corps sur l’âme ou l’affect dans l’âme de l’action du corps qui sont deux réalités hétérogènes et qu’il faut poser d’abord comme distinctes. Donc la passion est un phénomène de l’union, mais l’explication de la passion fait intervenir la thèse de leur distinction. Cette distinction réelle entre les deux substances est la seule méthode qui puisse fonder une science des passions (“en sorte qu’il n’y a point de meilleur chemin pour venir à la connaissance de nos passions que d’examiner la différence qui est entre l’âme et le corps, afin de connaître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous”). Ou encore l’axiome général de passion est repris des scolastiques par Descartes pour justifier sa thèse du dualisme, requise pour la connaissance (l’explication) des passions. La dualité est bien réelle : dualité entre deux substances et non pas division d’une même substance (une partie irrationnelle de l’âme contre une partie rationnelle33). Descartes éloigne d’un seul geste tous les discours sur l’obscurité des passions, sur leur origine dans une zone inconsciente de l’esprit. Dans la passion, l’âme ne pâtit pas de la partie obscure d’elle-même, mais du corps qu’elle n’est pas mais qui lui est tellement joint qu’elle en ressent immédiatement les effets. La passion suppose bien une unité : l’homme est un en tant qu’union primitive du corps et de l’âme.

Descartes, par ce deuxième article, substitue une connaissance claire et distincte à la mythologisation des passions. D’emblée il s’agit de remplacer le savoir illusoire de la conscience de la passion par le savoir de sa cause, c’est-à-dire la physique de la passion. La passion est dans l’âme et paraît avoir l’âme pour cause. Cette représentation “phénoménologique” de la passion est fausse. Ce point sera repris aux articles 27-29. Dans l’âme la passion se donne comme ayant l’âme pour origine, parce qu’en elle, elle apparaît dans l’ignorance de sa cause. L’action du corps est une connaissance claire et distincte tandis que la passion dans l’âme enveloppe une connaissance confuse.

Ainsi les passions sont actuellement dans l’âme les actions du corps. L’agent de la passion c’est le corps, le patient de l’action du corps c’est l’âme. Il n’y a rien d’autre que cette identité en acte dans le phénomène passionnel et donc aucun mystère. La passion relève de la nature psycho-physique de l’homme où l’âme est le patient et le corps l’agent. Et c’est cette détermination de l’agent et du patient dans la passion qui permet d’acquérir une connaissance claire et complète de sa cause et de ses effets, c’est-à-dire d’élaborer une science des passions.

Cet article contient cependant deux difficultés. Pourquoi Descartes dit-il “que ce qui est en elle [l’âme] une Passion, est communément34 en lui une Action” ? Le corps est-il ou n’est-il pas toujours l’agent à l’égard de la passion en l’âme ? La passion est-elle universellement et nécessairement une action du corps, ou ce qui est le cas le plus fréquent ? Cette difficulté engage la définition stricte ou large de la passion. Mais la nécessité de considérer le corps comme l’agent dont les passions sont les effets dans l’âme se tire de l’immédiateté de l’action corporelle sur l’âme. Rien n’est plus immédiatement en rapport avec l’âme que le corps auquel elle est jointe. Les corps extérieurs n’affectent l’âme que par le corps. Le corps est “contre” l’âme, non comme une puissance hostile et réfractaire, engagé avec elle dans un combat dont la passion est le drame, mais comme l’action immédiate de la substance corporelle sur la substance pensante. Aucun corps n’agit plus immédiatement sur l’âme que le corps qu’on peut

32 Voir Kambouchner, op. cit., I, pp. 91sq. 33 Voir l'article 47. 34 C’est nous qui soulignons.

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appeler propre, sinon l’âme même, mais alors l’action de l’âme sur elle-même n’est précisément plus une passion au sens strict. Cette action du corps sur l’âme qui fait toute la nature et l’identité de la passion est un fait d’expérience. D’après Descartes nous avons une idée innée de l’union de l’âme et du corps, aussi simple que les idées innées de la pensée et de l’étendue.

Mais comment le corps, tout matériel, peut-il agir sur l’âme, et comment l’âme à l’inverse, toute spirituelle, peut-elle agir sur le corps ? L’objection est fondamentale, déjà formulée par Gassendi dans les Cinquièmes objections35 et revient à soutenir que sans une commune mesure entre le corps et l’âme, on ne saurait concevoir ni union, ni interaction entre les deux substances.

Pourtant Descartes, en ce tout début du Traité, avant de développer l’abrégé de physiologie du corps humain (articles 7-16), a simplement voulu dégager les principes qui peuvent fonder une science des passions. L’article a énoncé l’axiome universel de l’identité en acte de l’action et de la passion. L’article 2 applique cet axiome au cas particulier des passions de l’âme (de la passivité à la passion humaine) : pour connaître les passions, il faut connaître d’une part que le corps est l’agent dont la passion est l’effet dans l’âme et, d’autre part, ce qui relève du corps ou de l’âme. Il s’agit donc finalement de procéder par idées claires et distinctes alors même que la passion est un phénomène de l’union de l’âme et du corps. Autrement dit la passion n’est pas un phénomène de l’âme seule comme dans la philosophie antique. Alquié remarque bien36 que dès le début, Descartes rompt avec l’idée d’une division de l’âme contre elle-même. La passion est du corps dans l’âme : donc la passion oblige à distinguer le corps et l’âme comme sujet actif et sujet passif, et a “connaître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous”, si l’on ne veut pas être victimes des passions en se trompant sur leur source. Mais par là-même la passion manifeste l’union de l’âme et du corps37.

L’article 3 indique la règle d’application tirée du principe de méthode de l’article 2

: tout ce qu’on observe être dans un corps inanimé appartient à notre corps et donc doit être exclu des pouvoirs de l’âme. Inversement tout ce qu’on conçoit comme ne pouvant appartenir à un corps, appartient à l’âme. Descartes procède bien par exclusion réciproque des propriétés de l’âme et du corps, en fonction de leurs idées claires et distinctes. La distinction réelle, comme en l’espèce entre l’âme et le corps, est établie à partir de leurs idées claires et distinctes. Si l’esprit conçoit avec évidence deux idées comme différentes, les choses sont deux substances distinctes. “Parce que je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement, peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement une chose sans une autre, pour être certain que l’une est distincte ou différente de l’autre, parce qu’elles peuvent être posées séparément, au moins par la toute puissance de Dieu.”38 Descartes procède du connaître à l’être : ce qui est conçu évidemment comme distinct est distinct39. Ainsi l’article 60 des

35 Alquié, II, pp. 783-784. 36 En note, p. 953. 37 Ces deux premiers articles sont décisifs. Ils déclinent l’originalité de l’approche et

supportent l’intention première de Descartes dans le Traité. Comme l’écrit Kambouchner : “Rendre aux phénomènes passionnels leur nature, leur condition, leur détermination physique ; prendre au sérieux et justifier l’attribution même du nom de “passions” à un certain type d’émotions de l’âme (les commotiones animi ), en restituant à l’opposition catégoriale de l’action et de la passion sa radicalité et sa généralité ; souligner donc, montrer et expliquer, qu’une “passion de l’âme” est bien quelque chose que l’âme reçoit ou subit de ce qui, selon les termes de l’art. 2 du Traité, “agit plus immédiatement contre elle” qu’aucun autre “sujet”, à savoir le corps auquel elle est jointe”, telle peut se définir l’intention première de Descartes dans le Traité des Passions.” (op. cit., I, p. 91).

38 Méditation VI, II, p. 487. 39 Voir Guéroult, Descartes, II, p. 73-74. La nature des choses est dévoilée par les idées

claires et distinctes : seules elles “peuvent attester la réalité des substances, d’où dépendent les

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Principes de la philosophie : “De ce que nous avons maintenant l’idée, par exemple, d’une substance étendue ou corporelle, bien que nous ne sachions pas encore certainement si une telle chose est à présent dans le monde, néanmoins, parce que nous en avons l’idée, nous pouvons conclure qu’elle peut être, et qu’en cas qu’elle existe, quelque partie que nous puissions déterminer de la pensée doit être distincte réellement de ses autres parties.”40 Si l’esprit attentif peut concevoir l’idée d’une chose sans faire intervenir l’idée d’autre chose, ce qui n’est rien d’autre que “concevoir une clairement et distinctement sans penser à l’autre”41, alors l’une et l’autre sont substantiellement ou réellement différentes. La conception de l’âme comme différente du corps et du corps comme différent de l’âme, me les fait connaître, comme deux substances distinctes. L’idée claire et distincte de corps ne garantit pas d’elle-même l’existence d’un corps dans le monde, mais quelque chose comme un corps est au moins possible, et s’il peut exister ce sera nécessairement comme une substance distincte de l’âme.

La distinction réelle s’applique de façon symétrique à l’âme et au corps ; tout ce qui n’est pas conçu comme appartenant au corps appartient à l’âme et inversement. Pourtant la symétrie n’est pas parfaite. L’âme est connue par l’exclusion de tout ce qui relève de la substance corporelle, tandis que le corps est connu par sa réduction aux corps “tout à fait inanimés”. C’est ici que la règle trouve à s’appliquer. Il faut comparer les corps vivants et les corps morts ou inertes, et ne considérer comme ne relevant de la corporéité, c’est-à-dire de la substance matérielle en général, que ce qui se trouve en commun dans les uns et les autres. Autrement dit, mon corps est un corps et tous les corps, vivants ou morts, d’homme ou d’animal sont faits de la même substance. Il n’y a pas d’exception de mon corps sur les autres corps, pas plus qu’il n’y a un privilège du corps vivant sur le corps mort. Aussi par “corps inanimés” il faut entendre bien sûr les corps inertes, morts, les cadavres dont l’article 6 expliquera qu’ils ne sont pas différents des corps vivants, mais en priorité tous les corps vivants, et mon propre corps pour autant, qu’abstraction faite de son union avec l’âme et indépendamment de la raison, il n’est qu’une machine42.

Ainsi tout ce qui n’est pas corporel, c’est-à-dire commun à toute espèce de corps (humain ou animal, vivant ou mort) est spirituel. Il y a d’un côté la matière, de l’autre l’esprit, et dans ce partage, ce qui se trouve exclu, c’est la vie. Ou plutôt d’une part l’âme cesse d’être le principe d’animation du corps - la thèse cartésienne est évidemment dirigée contre la scolastique ; d’autre part, le corps se trouve en quelque sorte réhabilité : les scolastiques ont méconnu tout ce que peut un corps. C’est ce que vont particulièrement développer les articles 4-6. Appliquant les nouveaux principes méthodologiques et pour en vérifier la fécondité, ils précisent la nature de l’âme et du corps.

Application et vérification des nouveaux principes (a. 4-6)

existences.” Etre scolastique c’est aller de l’être au connaître : être cartésien, et principalement dans l’ordre des raisons des Méditations métaphysiques, c’est aller du connaître (idées claires et distinctes des substances) à l’être (l’existence des substances).

40 Alquié, III, p. 128. 41 Principes de la philosophie I, a. 60, III p. 128. Voir aussi l’article 63 qui établit que

l’idée de substance est moins aisée à connaître que celles de substance pensante ou de substance étendue et qu’il y a entre elles une différence de raison. Voir encore les Réponses aux secondes objections, définition X, proposition 4ème, Alquié II p. 588, p. 597.

42 “Ces “corps inanimés” ne désignent pas seulement les corps inertes, mais aussi, comme le montrera l’article suivant, des corps vivants, ceux des bêtes ou “animaux sans raison”, ou bien, les machines très complexes auxquelles ces corps vivants (les animaux) peuvent être assimilés. Si telle fonction “que nous expérimentons être en nous” se retrouve dans des animaux dépourvus de raison, ou mieux, dans certains automates que l’on pourrait construire (au moins en imagination), alors il n’y a nulle raison de l’attribuer à notre âme, et il nous faut l’attribuer à notre corps.” (Kambouchner, op. cit., I, p. 96).

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Article 4 L’article 4 procède en deux temps. Il indique d’abord ce que la nature de l’âme

exclut - n’appartiennent à l’âme que ses pensées -, et ensuite que ce qui est exclu de l’âme est assimilable au corps, ainsi de la chaleur et du mouvement. Autrement dit, la vie est une caractéristique du corps et non de l’âme. Descartes développe davantage ce second point parce qu’il s’agit, en un sens, de réévaluer le corps. Le corps peut par lui-même beaucoup plus de choses qu'on ne le croit. Cette deuxième partie introduit les articles suivants sur les fonctions du corps.

Le premier argument tend à identifier l’âme et la pensée. Cette thèse fondamentale de la métaphysique cartésienne est dirigée contre l’extension abusive de la notion d’âme dans le sens commun et dans la philosophie scolastique. L’âme, croyait-on, enveloppe toutes les fonctions vitales du corps. Et pourtant ce qui appartient en propre et exclusivement à l’âme ce sont “les pensées qui sont en nous”. L’âme est la substance dont l’essence est la pensée ou la conscience qui a plusieurs modes, que l’article 9 des Principes de la philosophie énumère : “entendre, vouloir, imaginer et sentir sont ici la même chose que penser.” Si l’on peut concevoir la possibilité d’attribuer la vie au corps, en revanche on ne conçoit pas la possibilité d’attribuer la pensée au corps. L’idée d’un corps pensant est nécessairement confuse et obscure. En toute rigueur c’est une idée inconcevable. Ou encore l’idée claire et distincte de corps me fait attribuer la pensée à l’âme seule - tandis qu’il ne répugne pas à cette idée que la vie soit rapportée aux pouvoirs du corps. L’essence du corps est en effet l’étendue géométrique. Comme le disait la sixième méditation : “d’un côté j’ai une idée claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et … d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point.”43

Ainsi Descartes récuse-t-il le matérialisme en posant la distinction réelle de l’âme et du corps et en attribuant la pensée à l’âme seule : la pensée pure est purement de l’âme et non pas du corps. Mais d’un autre côté, comme le développe la deuxième partie de l’article, Descartes combat le préjugé animiste qui identifie spontanément la vie et l’âme - préjugé dont la scolastique serait à tout prendre la rationalisation - en rapportant les propriétés caractéristiques du vivant, la chaleur et le mouvement, à la matière seule. De ce point de vue on peut bien parler d’une réduction matérialiste du fait physiologique. En épurant l’idée d’âme en l’identifiant à la pensée, Descartes par exclusion attribue la vie au corps.44

Le second moment de l’article traite du statut de la vie. On reconnaît un être vivant à ces deux caractéristiques : la chaleur et le mouvement (involontaire, en tant qu’il ne dépend pas de la pensée). Descartes reprend ici la tradition médicale des Anciens,

43 Alquié, II, p. 488. 44 On s’en souvient, Aristote considère que le biologiste doit s’intéresser avant tout à l’âme

dans son étude des êtres vivants -“le naturaliste doit connaître ce qu’est l’âme … Ainsi, il faut, dans l’étude de la nature, insister davantage sur l’âme que sur la matière” (Traité sur les Parties des animaux, I, 641a 23, 30 -, non pas parce que l’intellect commande toute la vie du corps, mais parce que l’âme se dit en plusieurs sens ou comme plusieurs facultés (végétative, animale, intellectuelle) et que dans tous les cas, l’âme est sinon la vie même - elle est la “fonction globale” comme dit J-M Leblond dans son introduction au Traité sur les parties des animaux (p. 28) - du moins le principe de la vie. Le Traité de l’âme est explicite : “Nous posons donc, comme point de départ de notre enquête, que l’animé diffère de l’inanimé par la vie. Or le terme “vie” reçoit plusieurs acceptions, et il suffit qu’une seule d’entre elles se trouve réalisée dans un sujet pour que nous disions qu’il vit : que ce soit, par exemple, l’intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement de nutrition, le décroissement et l’accroissement. (…) Pour l’instant, contentons-nous de dire que l’âme est le principe des fonctions que nous avons indiquées et qu’elle est définie par elles, savoir par les facultés motrices, sensitive, dianoétique, et par le mouvement. (…) L’âme est, au sens primordial, ce par quoi nous vivons, percevons et pensons.” (II, 2, 413a20 - 414a13). Voir l’article d’A. Jaulin, “L’âme et la vie”, Kairos, 9, févr. 1997, pp. 121-140, PUM Toulouse.

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d’Aristote et de Galien. L’auto-mouvement et la chaleur constituent les propriétés vitales essentielles. C’est par elles que les vivants se distinguent des corps inertes.45

Or “nous ne doutons point qu’il n’y ait des corps inanimés, qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nôtres, et qui ont autant ou plus de chaleur.” L’explication est donnée dans la parenthèse. Pour montrer que n’appartient au corps que ce qui est commun au corps vivant ou inanimé (article 3) et qu’ainsi les deux propriétés vitales, le mouvement et la chaleur existent également, et avec la même variété, dans les corps inanimés Descartes prend l’exemple de la flamme. Par là en même temps, il réfute la physique des formes occultes et le préjugé animiste, et établit que les corps inanimés sont capables d’autant de mouvement et de chaleur que les corps vivants, que donc la vie (chaleur et mouvement) appartient au corps, non en tant qu’il est informé par une âme, mais, indépendamment de son union avec elle, dans sa nature matérielle de corps. Pour expliquer le mouvement de la flamme et ses effets, il n’est pas besoin de faire appel à la physique des qualités et des formes substantielles46. Tout se réduit à la somme des mouvements locaux des particules du feu qui, par leur frottement extrêmement rapide, ont pour effet de consumer les parties du bois. Autrement dit, tout ce qui semble qualitatif dans la combustion se laisse ramener à des phénomènes quantitatifs, c’est-à-dire à une physique des chocs et au mécanisme. En outre, tout ce qui est constitutif de la vie se retrouve, au plus haut degré (suprême chaleur, mouvement très “prompt et très violent” dit le Traité du monde47), dans le phénomène de la combustion.

Ainsi si “nous avons raison de croire” que l’âme consiste seulement dans ses pensées, “nous devons croire que toute la chaleur et tous les mouvements qui sont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point de la pensée, n’appartiennent qu’au corps”. Cela n’est pas naturel mais doit être établi contre le préjugé qui met de l’âme partout où il y a de la vie. Mais l’extension de l’âme hors de la seule pensée est la conséquence d’une représentation appauvrie du corps. On s’est trompé sur la nature de l’âme parce qu’on a sous-estimé les pouvoirs du corps. On a cru que l’âme pouvait tout, insuffler la vie, parce qu’on n’a pas considéré assez les propriétés de la matière. Sans doute un corps matériel ne peut pas penser mais il n’a pas besoin de l’acte de l’âme pour vivre. La vie n’est pas une “fonction” de l’âme mais du corps.

45 Sur la chaleur chez Aristote comme condition de la vie, voir Parties des animaux, II, 2. 46 Dans le Traité du monde, Descartes avait déjà critiqué la théorie aristotélicienne du

mouvement et son utilisation pour expliquer la chaleur. Le phénomène de la combustion contiendrait les trois formes de mouvement définies par Aristote : l’altération (la bûche se transforme en cendres), l’augmentation/diminution (la bûche diminue), le mouvement local (le feu monte). La flamme s’explique par la forme du feu qui tend à réaliser son essence en regagnant son lieu propre et par la qualité de la chaleur. Contre quoi Descartes écrit : “Qu’un autre donc imagine, s’il veut, en ce bois, la forme du feu, la qualité de la chaleur, et l’action qui brûle, comme des choses toutes diverses ; pour moi … je me contente d’y concevoir le mouvement de ses parties. Car mettez-y du feu, mettez-y de la chaleur, et faites qu’il brûle tant qu’il vous plaira ; si vous ne supposez point, avec cela, qu’il y ait aucune de ses parties qui se remue, ni qui se détache de ses voisines, je ne me saurais imaginer qu’il reçoive aucune altération ni changement. Et au contraire, ôtez-en le feu, ôtez-en la chaleur, empêchez qu’il ne brûle : pourvu seulement que vous m’accordiez qu’il y a quelque puissance, qui remue violemment les plus subtiles de ses parties, et qui les sépare des plus grossières, je trouve que cela seul pourra faire en lui tous les mêmes changements qu’on expérimente quand il brûle.” (Alquié, I, p. 320).

47 Alquié, I, p. 321.

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Article 5 Avec l’article 5 il s’agit de réfuter une erreur qui fait obstacle à la thèse de l’article

précédent sur le statut de la vie, puisqu’elle est propre à multiplier les objections contre elle. Si l’on ne peut expliquer la vie par l’activité de l’âme on ne doit pas non plus expliquer la mort par son absence. L’erreur animiste qui voit dans la séparation de l’âme la cause de la mort est “très considérable”. Elle est en effet “digne d’être considérée” pour autant qu’elle procède de la confusion entre l’âme et le corps qui a interdit jusque là la constitution d’une physiologie et qui est à l’origine de la méconnaissance des passions ainsi que des “autres choses qui appartiennent à l’âme”, en particulier les pensées de l’entendement qui n’ont pas été saisies dans leur pureté, c’est-à-dire dans leur indépendance d’avec le corps. Ainsi l’ignorance de la nature de l’âme résulte d’une connaissance imaginaire ou confuse des fonctions du corps.48

L’erreur repose sur l’expérience mal interprétée de la vision du cadavre. Pour s’expliquer la vie, on a comparé le corps mort et le corps vivant. De ce qu’on a toujours observé qu’un corps vivant était doué de chaleur et de mouvement49 et qu’au contraire un corps mort en était toujours privé, on en a conclu50 que la vie ou la mort étaient l’effet de la présence ou de l’absence actuelle de l’âme dans le corps. On a ainsi interprété faussement (“on s’est imaginé” ; “on a cru sans raison”) un rapport de concomitance (mouvement, chaleur) comme un rapport de causalité dont on a ensuite inversé l’ordre.

“Au lieu que” c’est la cessation de la chaleur, dont le cœur est le principe, qui cause l’absence de l’âme et non pas l’absence de l’âme qui a pour effet l’absence de chaleur, et que c’est la corruption des organes du mouvement qui entraîne l’absence de mouvement. Autrement dit il est faux de penser que le corps vivant et le corps mort seraient identiques à la différence près que l’un est animé et que l’autre est privé d’une âme. En réalité ce sont des modifications internes irréversibles qui, intervenues dans le corps, ont causé sa mort.

C’est ce qu’explicite immédiatement l’article 6 qui prolonge directement la

dernière phrase de l’article 5. Mais l’intention est plus pédagogique comme l’atteste l’exemple de la montre ou de l’automate.

48 On se souvient qu’il n’y a pour Aristote qu’une homonymie entre le corps vivant et le

cadavre, comme entre la main naturelle et la main artificielle. En effet ce qui distingue un corps vivant d’un corps mort, c’est la capacité à exercer les fonctions vitales qui le définissent et qui ressortissent toutes à l’activité de l’âme. La structure peut demeurer identique entre un être vivant ou mort. Mais c’est la fonction qui fait la différence entre les deux états. Une main qui n’est pas capable de prendre n’est pas une main vivante, mais une main par homonymie. Dans ces conditions, la disparition de l’âme entraîne la disparition de la vie dans le corps : “l’âme disparue, il n’y a plus d’animal et aucune des parties ne demeure la même, sinon par la configuration extérieure.” (Parties des animaux, 641 a 19-20).

49 Ou plus précisément, faisant l’expérience en nous de la concomitance entre la chaleur et le mouvement interprété abusivement comme toujours volontaire, donc comme un effet de l’âme, on a “animé” tous les corps. L’inversion du rapport de causalité entre la mort, ou la vie et l’âme, procède de l’expérience en nous, depuis l’enfance, du mouvement comme mouvement volontaire. “Mais parce que nous avons tous éprouvé, dès notre enfance, que plusieurs de ses mouvements obéissaient à la volonté, qui est une puissance de l’âme, cela nous a disposés à croire que l’âme est le principe de tous. A quoi aussi a beaucoup contribué l’ignorance de l’Anatomie et des Mécaniques : car, ne considérant rien que l’extérieur du corps humain, nous n’avons point iimaginé qu’il eut en soi assez d’organes, ou de ressorts, pour se mouvoir de soi-même, en autant de diverses façon que nous voyons qu’il se meut. Et cette erreur a été confirmée, de ce que nous avons jugé que les corps morts avaient les mêmes organes que les vivants, sans qu’il leur manquât autre chose que l’âme, et que toutefois il n’y avait en eux aucun mouvement.” (La description du corps humain, Alquié, III, pp. 821-822).

50 C’est la conception “hylémorphiste” d’Aristote et de la scolastique qui se trouve visée dans cet article. Le cadavre est un corps par homonymie parce que c’est un vivant qui a perdu le principe de la vie, c’est-à-dire l’âme.

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Ici Descartes procède à une véritable inversion de la biologie aristotélicienne. C’est l’artefact qui possède, en soi, le principe de son mouvement, et non plus le vivant qui perd désormais, le privilège d’automaticité intégrale que lui reconnaissait Aristote. Mais ce principe n’est évidemment pas psychique, en quelque façon que ce soit mais de nature strictement physique. La montre ou toute autre espèce de machine “a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée”. L’automaton n’est plus le propre du vivant, mais le vivant est ramené pour sa connaissance, au modèle de l’automate mécanique.

On sait, comme le rappelle G. Rodis-Lewis51 que Descartes a souvent utilisé cette comparaison de la “machine de notre corps” avec les automates hydrauliques, les orgues52, ou l’horloge53. Mais quelle est exactement la portée de ce paradigme mécanique de l’automate pour penser le corps ? Plus généralement, la théorie de l’animal machine a-t-elle une valeur épistémologique ou ontologique sur l’être de l’animal et l’essence des corps ?

La question de l’être de l’animal n’est pas le souci de Descartes. Il ne soutient pas exactement que l’animal est une machine, mais qu’en le concevant sur le modèle de la machine on accède plus facilement à sa connaissance, au savoir de la structure et du fonctionnement du corps. La machine est un modèle pour la constitution d’une science physiologique. En un sens, la réduction du corps à l’automate mécanique ne fait que poursuivre la déspiritualisation de la nature : tout ce qui est naturel est matériel, c’est-à-dire se laisse ramener à l’étendue, à la figure et au mouvement. Or le corps vivant et le corps humain ne font pas exception. Et c’est pourquoi il convient de ne pas séparer la médecine de la physiologie, et la physiologie de la physique.

Pourtant dans l’exemple de l’horloge, on reste surpris de l’omission de l’artisan, de la cause productrice de l’automate, et qui oblige à souligner la relativité de l’automaticité de l’artefact et du vivant. De fait, il y a une différence entre l’autogenèse du corps vivant et la production de l’automate par un agent extérieur. Descartes présente ici une espèce de matérialisme radical du corps où la machine, à laquelle on est invité à le comparer, est sans constructeur. Le corps est comme une machine qui possède en lui tout ce qui est requis pour son action, comme la montre pour son fonctionnement, et le corps meurt exactement quand le principe du mouvement cesse d’agir, comme dans l’horloge, par le défaut d’une pièce. Descartes n’envisage ainsi que la montre montée ou rompue, états auxquels il conviendrait d’assimiler le corps vivant et le corps mort. Mais précisément la montre ne se monte pas toute seule, et elle n’est pas à elle-même le principe des mouvements pour lesquels elle est faite. On comprend bien l’intention de Descartes : le corps possède en lui tout ce qui est nécessaire à sa vie. C’est dans le corps qu’il faut chercher les causes de la vie ; c’est dans la corruption des parties principales requises à son fonctionnement qu’il faut chercher les causes de la mort. Mais la distinction monté/non remonté, ou monté/rompu, manque la spécificité du vivant, d’une part parce que le vivant s’autoconstruit, et d’autre part parce que la mort est pour le corps une rupture irréversible.

Résumé de physiologie (7-16)

Les six premiers articles ont défini les principes et la méthode d’une science des passions. Ils ont eu pour principal résultat de réviser notre conception de la vie et de la mort. A présent, il convient de procéder à l’étude de ce qui se passe en nous, et d’abord de ce qui relève des seules fonctions du corps.

51 Op. cit., note p. 69. 52 Traité de l’homme, Alquié, I pp. 390-391. 53 Discours de la méthode, Alquié, I, p. 623, p. 628, p. 631 ; Sixième méditation, Alquié,

III, p. 498.

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L’article 7 présente une vue générale de l’anatomie du corps humain. L’article 8 établit que la chaleur cardiaque est le principe vital du corps. Enfin de l’article 9 jusqu’à l’article 16, Descartes expose les fonctions corporelles principales à partir du principe de la chaleur cardiaque.

L’article 7 est, comme l’indique le titre, une “brève explication” qui donne une

vue d’ensemble des parties du corps et de ses fonctions principales. Tout le monde54 sait que le corps comporte “un cœur, un cerveau, un estomac, des muscles, des artères, des veines”. C’est donc “en peu de mots” qu’il explique l’organisation du corps, décrivant successivement55 le fonctionnement de l’appareil digestif, cardiovasculaire, musculaire et nerveux, mais avec le souci d’une énumération complète (“toute la façon”) qui reprend le quatrième précepte de la méthode. Il explique par exemple quel est le rôle que joue le sang dans la nutrition, comment se fait la circulation sanguine, comment le mouvement musculaire suppose la corrélation des muscles antagonistes et dépend, comme la sensation, des nerfs “qui viennent tous du cerveau”, et où circule “un certain air ou vent très subtil, qu’on nomme les esprits animaux.” C’est la première occurrence de cette notion si importante, dans l’ensemble du Traité, d’esprits animaux, qui sont, Descartes le précise d'emblée, d’essence matérielle.

On remarquera aussi que Descartes se répète en présentant la circulation du sang. Il explique par deux fois comment le sang coule du côté droit du cœur par la veine artérienne (artère pulmonaire) vers le poumon, et de là vers le côté gauche du cœur par l’artère veinienne (veine pulmonaire), qui par la grande artère (aorte) circule dans tout le corps et revient alimenter la partie droite du cœur56.

L’article 8 établit que la chaleur cardiaque est le principe vital dont dépendent

tous les mouvements corporels. Descartes distinguera deux sortes de mouvements : les mouvements non-musculaires immédiats, le mouvement cardiaque (article 9) et le mouvement des esprits animaux (article 10), et les mouvements musculaires (article 11), par nature médiats puisqu’ils dépendent du mouvement cardiaque et du mouvement des esprits. Mais c’est la chaleur cardiaque qui, par la circulation du sang, constitue le principe de la chaleur animale et de tous les mouvements corporels. Procédant de la chaleur cardiaque aux mouvements musculaires, Descartes va des principes aux effets. Aussi peut-il avoir la conviction que si la tradition a bien reconnu les fonctions vitales dérivées, il est le premier à les présenter à partir de leur cause première, c’est-à-dire à partir du “principe corporel qui les fait agir”57.

Descartes prend ici position contre Harvey, dont il a pourtant fait l’éloge à l’article précédent58, qui soutient que le cœur est un muscle qui en se contractant, expulse le sang dans les artères. En reconnaissant “que pendant que nous vivons il y a une chaleur continuelle en notre cœur”, il retrouve l’opinion d’Aristote sur le feu cardiaque, sur la

54 En vérité la dépendance des mouvements musculaires des nerfs, comparés à des petits

filets ou des petits tuyaux n’est pas une opinion couramment admise (“enfin on sait”) mais bien une conception spécifiquement cartésienne.

55 Descartes suit le même plan que dans L’Homme, voir Alquié, III, p. 957. 56 Sur cette description et cette explication de la circulation du sang, voir le Discours de la

méthode, V (Alquié, I, pp. 624-625) et la Description du corps humain (Alquié, III, p. 825). 57 La Description du corps humain le dit clairement : “c’est la chaleur qu’elle [la machine

du corps] a dans le cœur, qui est comme le grand ressort, et le principe de tous les mouvements qui sont en elle.” (Alquié, III, p. 823).

58 Harvey publie son De Motu cordis en 1628. Il enseignait la circulation du sang depuis 1619. Ce ne serait qu’en 1632 que Descartes aurait pris connaissance de l’ouvrage du médecin (A Mersenne, novembre ou décembre 1632, Alquié I, p. 303), alors qu’il s’en était déjà expliqué dans son Traité de l’Homme.

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chaleur innée du cœur qui a pour fonction de dilater le sang comme par ébullition59. C’est en quelque sorte son anti-aristotélisme qui rapproche, contre Harvey, Descartes d’Aristote. En effet, en vertu des principes de sa physique et de sa métaphysique, Descartes ne peut que rejeter l’idée d’une vis pulsifica , d’une force ou d’une vertu “pulsifique”, nécessairement confuse et occulte, alors même qu’il loue le médecin anglais pour sa découverte de la circulation sanguine. Et c’est la raison pour laquelle, très exceptionnellement mais encore de façon polémique60, il se rallie à la position d’Aristote. Aussi n’est-ce pas au plan des faits qu’il y a opposition entre Descartes et Harvey, mais bien au point de vue théorique.

Article 9 L’article 9 explique le mouvement du cœur qui n’est pas un muscle. L’explication

est fausse mais pour des raisons philosophiques profondes. En effet c’est parce qu’il se propose une explication du mouvement cardiaque, à la fois la plus simple ou la plus économe dans le nombre des principes, et la plus strictement mécaniste, que Descartes refuse de considérer le cœur comme un muscle et en vient à inverser les fonctions de la diastole (diastolè, dilatation) et de la systole (sustolè, contraction). Ces motifs étaient si puissants qu’il lui semblait pouvoir engager sur cette théorie du mouvement cardiaque toute la vérité de toute sa philosophie61.

La chaleur cardiaque produit le mouvement du cœur par la dilatation du sang. Le sang en entrant dans la cavité droite du cœur s’échauffe et sous l’effet de la chaleur se dilate, ou ce qui revient au même, se raréfie. Cette dilatation projette le sang vers l’artère pulmonaire et vers les poumons où le sang s’épaissit, s’écoulant ensuite à travers tout le corps par l’intermédiaire de l’aorte. Il y a un battement à chaque fois que le sang entrant dans le cœur s’y trouve dilaté et expulsé par l’effet de la dilatation. A cette dilatation où le sang est subtilisé, où le cœur se gonfle, s’oppose la phase de condensation qui marque la diminution du volume sanguin dans le cœur. Le cœur, vidé du sang expulsé par dilatation (diastole), désenfle, s’affaisse comme une poche flasque (systole). Les valvules, ces petites peaux qui jouent le rôle de vannes et d’obturateurs, ne sont plus comprimées. Le sang peut de nouveau entrer dans le cœur et le circuit de la circulation (circulation pulmonaire et circulation générale) recommencer.

Ainsi pour Descartes, la contraction cardiaque (systole) au lieu d’être la cause de la circulation en est l’effet et la phase passive. Descartes inverse diastole et systole. La diastole constitue pour lui la phase active de la circulation, alors que lors de la contraction, le cœur est comme au repos. Ou plutôt c’est parce que Descartes refuse de considérer le cœur comme un muscle pour n’y voir qu’ “un viscère dont les mouvements manifestent passivement les effets que sa chaleur propre détermine dans le sang qui tombe en ses cavités”62 qu’il inverse les phases active et passive du mouvement de la circulation.

Comment expliquer cette erreur ? On l’a évoqué : pour des raisons toutes théoriques. Si le cœur est un muscle, il est bien cause du mouvement de la circulation. Mais cette contraction observable n’explique rien. C’est elle qui demande à être expliquée. Or Harvey ne peut s’empêcher d’admettre, pour rendre raison de la contraction, de façon très scolastique et très peu mécaniste, une faculté pulsifique. Ne faudra-t-il pas, en outre, supposer d’autres vertus occultes pour comprendre comment le sang veineux se transforme dans le cœur en sang artériel, ce qu’Harvey n’a pas fait ? Or l’hypothèse cartésienne de la chaleur cardiaque explique tout cela, avec simplicité et de

59 Voir Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIè et XVIIIè siècles (PUF,

1955), p. 25. 60 Voir la Lettre du 15 février 1638 à Plempius (Alquié I, pp. 22-23) et la Description du

corps humain, où Descartes reconnaît qu’Aristote a enseigné quelque chose de la vérité mais par hasard (Alquié, III, p. 825).

61 Voir la Lettre à Mersenne du 9 février 1639 (Alquié II, p. 125). 62 Voir Canguilhem, op. cit., p. 34.

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manière rigoureusement mécaniste63. Tout “ce mouvement …suit aussi nécessairement de la seule disposition des organes qu’on peut voir à l’œil dans le cœur, et de la chaleur qu’on y peut connaître par expérience, que fait celui d’une horloge, de la force, de la situation et de la figure de ses contrepoids et de ses roues.”64 La chaleur explique à la fois le mouvement cardiaque et la transformation du sang.

Article 10 L’article 10 étudie la seconde espèce de mouvement non-musculaire (immédiat),

celui des esprits animaux. Descartes signale son importance (“mais ce qu’il y a ici de plus considérable”). A juste titre puisque ce sont les esprits animaux qui sont à l’origine des mouvements musculaires, aussi bien volontaires (article 11) qu’involontaires (article 13), et des passions. En fait Descartes complète son explication du mouvement du cœur en abordant les effets mécaniques de la dilatation du sang par la chaleur cardiaque. C’est encore la raréfaction du sang dans le cœur qui produit les esprits animaux.

Et pourtant la thèse est loin d’être originale. Elle remonte à Galien dont la doctrine du pneuma 66 a influencé la médecine jusqu’à la Renaissance et même au-delà. Galien reconnaît l’existence d’un triple pneuma ou distingue trois sortes d’esprits : les esprits naturels qui, engendrés dans le foie à partir des substances de la nutrition, permettent d’expliquer la vie végétative. les esprits vitaux qui, formés dans le cœur, par le mélange de sa chaleur avec l’air pulmonaire, font comprendre les fonctions spécifiquement physiologiques ; les esprits animaux proprement dit qui, à partir des esprits vitaux et de l’air, constituent l’âme sensori-motrice.

Toutefois Descartes modifie la tradition sur trois points. Contre la tendance scolastique à multiplier les facultés occultes et les espèces d’esprits pour les représenter, il n’en retient qu’une seule : les esprits animaux. Ensuite il radicalise l’interprétation matérialiste - du néo-stoïcisme de la Renaissance - du feu cardiaque et insiste sur la nature strictement matérielle des esprits. Enfin les différences entre les esprits cessent d’être qualitatives (facultés) pour consister dans des variations de mouvements et de figures, c’est-à-dire dans des différences quantitatives. C’est pourquoi Descartes prend soin d’exposer comment s’opère le criblage de “ces parties du sang très subtiles” qui “composent les esprits”.

Parce que la notion d’esprit est équivoque, animiste en puissance, Descartes s’emploie à rappeler que les esprits “ne sont que des corps”, c’est-à-dire qu’ “ils n’ont d’autre propriété, sinon que ce sont des corps très petits et qui se meuvent très vite.” Autrement dit puisque ce sont des corps, les esprits n’existent et n’agissent qu’en fonction des deux propriétés de l’étendue à laquelle se réduit la matière : la figure et le mouvement. Simplement ils possèdent ces deux propriétés de façon spécifique : une extrême petitesse, une extrême rapidité65.

63 En vérité, au lieu de choisir l’image de la fermentation du foin ou du raisin (Discours de

la méthode, V, Alquié I, p. 619 ; Principes de la philosophie, IV article 92, Alquié III, p. 421) pour comprendre la chaleur cardiaque, il eût été beaucoup plus mécaniste de comparer, à l’instar de Harvey déjà et de Willis plus tard, le cœur à une pompe.

64 Discours de la méthode, V, Alquié I, p. 623. 6 6. Voir Canguilhem, op. cit., pp. 18-19. 65 Il faut ici se reporter aux Principes de la philosophie (deuxième partie) : - La matière est une, dont l’essence consiste dans l’étendue (article 23). - Les états de la matière résultent des différences dans le mouvement des parties. Un

corps solide est un corps où les parties sont en repos les unes par rapport aux autres, tandis qu’elles sont en mouvement pour les liquides (id., articles 54 sq). La différence entre les solides et les liquides concerne seulement le mouvement des parties.

- tous les “gaz” (mot que le XVIIè siècle ne connaît pas) et tous les fluides appartiennent à l’espèce des liquides

- les esprits animaux se situent entre la flamme, qui est le liquide le plus rapide, et l’air.

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Cette petitesse et cette vitesse, les esprits animaux la doivent à leur nature extrêmement subtile, c’est-à-dire encore et toujours à la distillation du sang. Les esprits animaux sont les produits les plus volatiles de la distillation : il sont bien le résultat d’une transformation du sang dont le principe reste la dilatation sous l’effet de la chaleur supérieure du cœur. Mais comment expliquer cette séparation des esprits animaux du reste du sang ?

En réalité la séparation se fait en deux temps, ou suppose un double criblage. Descartes est plus explicite sur le premier criblage qui s’opère à la sortie du cœur, au niveau des artères qui conduisent le sang du cœur au cerveau (carotides) en ligne droite. En vertu du principe d’inertie, les parties du sang continuent leur mouvement en ligne droite. Mais l’embouchure des carotides étant très étroite, seules les parties les plus petites et les plus rapides, celles qui ont perdu le moins de vitesse dans ce mouvement rectiligne du cœur au cerveau par l’aorte, vont réussir à s’infiltrer, comme “les parties de la flamme qui sort d’un flambeau”, jusqu’au cerveau. Mais ce filtrage n’est pas suffisant, du moins pour comprendre la possibilité du mouvement musculaire. Un second criblage intervient, avec les pores extrêmement fins qui recouvrent les vaisseaux des parois du cerveau, par lequel les esprits animaux, déjà triés du reste du sang, sont distribués dans le corps, aux nerfs et aux muscles. Le flot incessant dans le cerveau des esprits animaux laisse supposer que d’autres s’en échappent de façon aussi constante. Ce sont ces pores du cerveau qui conduisent ces esprits animaux, une seconde fois triés, “dans les nerfs et de là dans les muscles, au moyen de quoi ils meuvent le corps en toutes les diverses façons qu’il peut être mu”.

Là encore, l’originalité de Descartes est de faire de l’instrument de séparation, le cerveau, un organe passif. Le cerveau trie les esprits animaux du sang, mais tout à fait passivement. Les esprits ne subissent dans le cerveau même aucune transformation. C’est le cœur qui produit les esprits ; c’est le cerveau qui, par figure et mouvement, de façon strictement mécanique, les filtre. Encore une fois, le seul principe actif c’est le cœur, en vertu de sa chaleur. Il constitue l’unique “principe corporel”. Tout le reste est passif.

Article 11 L’article 11 explique le mouvement musculaire. La “seule cause” du mouvement

des membres est le raccourcissement de certains muscles et l’allongement de leurs muscles opposés (systèmes des muscles antagonistes) et la “seule cause” du mouvement musculaire est l’afflux en plus grande quantité d’esprits animaux qui se fait dans les premiers plutôt que dans les seconds.

Il ressort de cet article que les muscles ne sont pas doués de mouvements propres, mais qu’ils se laissent gonfler par les esprits animaux qui, passant d’un muscle antagoniste dans l’autre gonflent ou tendent le premier et laissent le second détendu66. La partie la plus importante du muscle est constituée par le nerf, ou plus exactement par les ramifications du nerf, ses fibres, qui, sous la pression des esprits animaux, s’enflent ou se désenflent et font par là-même enfler ou désenfler le muscle. De sorte que le muscle ne “se” contracte pas davantage que le cœur. La contraction est un gonflement du muscle par le gonflement des fibres nerveuses dont la cause active revient aux esprits animaux.

En réalité ce ne sont pas les esprits cérébraux qui produisent à eux seuls le mouvement musculaire. Car les muscles ne sont jamais vides d’esprits animaux. Aussi les esprits animaux cérébraux ne font-il que déclencher l’échange entre les muscles antagonistes des esprits animaux qu’ils contiennent. Alquié parle à leur sujet d’ “une sorte d’énergie emmagasinée au niveau même du muscle.”67

Descartes précise enfin que dans ce système de communication musculaire, des valvules ouvrent et ferment le mouvement des esprits animaux entre les muscles. Rodis-Lewis rappelle que dans la Lettre à Elisabeth de mars 1647, Descartes reproche à Régius

66 Voir le Traité de l’Homme (Alquié, I, pp. 393-399). 67 Alquié, III, p. 960.

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d’avoir “omis le principal, qui est que les esprits animaux qui coulent du cerveau dans les muscles, ne peuvent retourner par les mêmes conduits par où ils viennent”68.

Articles 12-16 Les articles 12-16 s’attachent à dégager les différentes causes qui permettent

d’expliquer la variété des mouvements (directions) des esprits animaux vers les muscles. Descartes y aborde principalement le mécanisme de la sensation, en revenant sur la structure du nerf (article 12) et semble-t-il, du réflexe (article 13). Avant de considérer les fonctions de l’âme seule, à partir de l’article 17, il rappelle justement que tous ces mouvements et le cours des esprits sont déterminés, en dehors de l’action de l’âme, par la seule composition du corps, c’est-à-dire aussi bien la conformation des membres, la chaleur du cœur, les fonctions des nerfs, que les dispositions des organes (article 16).

Article 12 C’est précisément par la mise entre parenthèses de l’activité de l’âme que l’article

12 débute. Parmi les causes qui peuvent modifier la direction du cours des esprits, l’orientant vers un muscle plutôt que vers un autre, il faut compter l’action de l’âme. Mais du pouvoir de l’âme à agir sur le corps et sur les esprits animaux, il ne saurait être question encore ici puisque l’étude porte sur les “fonctions qui appartiennent au corps seul” comme dira l’article 17. Si donc l’on excepte l’âme, il reste pour Descartes deux causes purement corporelles de la diversité des mouvements : la causalité des objets extérieurs par l’intermédiaire des sens (articles 12-13) et la diversité des parties des esprits eux-mêmes et leur agitation spécifique (article 14).

Pour l’examen de la première cause, Descartes renvoie à la théorie de la sensation exposée dans la Dioptrique69 dont il résume les thèses principales sur la nature et la structure des nerfs. “Il y a trois choses à considérer dans les nerfs” : la substance faite de petits filets ou de petits cordons qui s’étendent de la moelle cérébrale aux membres ; les peaux qui sont comme des tuyaux qui enveloppent les filets de la moelle ; les esprits animaux qui circulent par ces tuyaux et s’écoulent dans les muscles.

Ainsi Descartes ne distingue pas les nerfs sensitifs des nerfs moteurs70. Chaque nerf remplit les deux fonctions de la sensibilité et de la motricité mais à partir de deux de ses parties. Le mécanisme de la sensibilité relève de la moelle dont les filets sont tendues du cerveau jusqu’aux membres de telle sorte que l’excitation sensorielle à l’extrémité périphérique du corps fait mouvoir, instantanément, la partie du cerveau d’où vient la fibre nerveuse, “en même façon que lorsqu’on tire l’un des bouts d’une corde, on fait mouvoir l’autre.” C’est un mécanisme de traction, sans propagation le long du nerf, sans transfert de matière, immédiat - “au même instant” disait la Dioptrique71- de toute la substance nerveuse. Au contraire, s’agissant de la motricité c’est la structure tubulaire du nerf qui est sollicitée. La traction des filets de la moelle a ouvert l’espace aux esprits animaux qui circulent entre les fibres et les peaux du nerf. La réaction motrice centrifuge consiste bien cette fois en un transfert. Canguilhem résume parfaitement l’hétérogénéité des mécanismes de la sensibilité et de la motricité, de l’action sensorielle par traction et de la réaction motrice centrifuge, et des structures qui les sous-tendent : “Descartes voit le nerf comme du fil électrique sous tube. En tant qu’il est faisceau de cordons, le nerf est organe de la motricité. Descartes ne distingue donc pas comme Galien et les Galiénistes, des nerfs sensitifs et des nerfs moteurs. Tout nerf est à la fois, mais par des aspects différents de sa structure, et selon des mécanisme différents, sensitif et moteur. L’excitation sensorielle centripète n’est pas quelque chose qui se propagerait le long du nerf, c’est une traction immédiate et intégrale de la fibre nerveuse. Quand l’animal voit, sent, touche, entend, goûte, c’est la surface de son corps qui ébranle le cerveau par le

68 Alquié, III, pp. 727-728. 69 Dioptrique, IV, Alquié I, pp. 682-684. 70 Id., IV, p. 683. 71 Id., p. 684.

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moyen du filet nerveux. La réaction motrice centrifuge est bien, elle, une propagation, un transport. Les esprits, s’engouffrant par les pores du cerveau ouverts sous l’effet de la traction des fibres, cheminent dans l’espace libre compris entre fibres contenues et tuyau contenant. Pressés, ils pressent ; poussés, ils poussent. D’où le gonflement, c’est-à-dire la contraction du muscle.”72

En fait, comme l’observe en suivant Canguilhem73, les esprits animaux qui n’ont aucune fonction dans la sensibilité, interviennent pourtant indirectement dans son mécanisme. Les esprits animaux disposent les fibres nerveuses à demeurer “libres”, sans être comprimées par leur peau, et dans un état de constante tension. Ainsi les fibres nerveuses peuvent être tirées, tendues comme des cordes, sans qu’elles soient rectilignes comme l’exigerait pour la traction une physique mécaniste.

Article 13 L’article 13 complète l’explication du mécanisme de la sensation. Il comporte trois

moments : la sensation comme mouvement local, la généralisation de la vision à tous les sens et à toutes les affections de l’âme (sentiments), la “preuve”, à partir d’un exemple, que ces mouvements se font ou peuvent se faire sans le concours de l’âme et même contre la volonté.

Il reprend l’idée développée dans la Dioptrique selon laquelle la sensation ou l’excitation sensorielle consiste dans un mouvement local, avec sa visée polémique contre la thèse scolastique des espèces intentionnelles74. L’objet meut d’une certaine façon le sens. L’excitation est transmise par les nerfs au cerveau qui donne à l’âme l’occasion d’éprouver une émotion particulière. Ainsi, d’une part le mouvement varie dans l’organe des sens, pour le nerf et pour le cerveau, à proportion de la variété du mouvement dans l’objet. D’autre part l’âme se révèle manifestement capable d’une variété de sentiments aussi grande que celle des mouvements dans le cerveau. Autrement dit, c’est bien l’âme qui sent, mais “en tant qu’elle est dans le cerveau”75 et en tant que les nerfs transmettent au cerveau les impressions sensorielles. Descartes entend ainsi expliquer mécaniquement la diversité des sensations et des sentiments. Surtout l’explication de la sensation n’a pas besoin de recourir à l’hypothèse imaginaire des philosophes atomistes ou scolastiques, d’images voltigeantes émises par les objets et à leur ressemblance. Cela n’est pas nécessaire puisque tout se fait par transmission de mouvement (objet-nerf-cerveau) et que l’image de l’objet se fait non dans l’organe des sens mais dans le cerveau. Rien ne sort des corps eux-mêmes et la sensation n’est pas une image de l’objet, ou du moins l’image dans le cerveau, n’a pas besoin de ressembler à l’objet extérieur. Descartes écrivait ainsi à la fin de la quatrième partie de la Dioptrique : “Or il faut que nous pensions tout le même des images qui se forment en notre cerveau, et que nous remarquions qu’il est seulement question de savoir comment elles peuvent donner moyen à l’âme de sentir toutes les diverses qualités des objets auxquels elles se rapportent, et non point comment elles ont en soi leur ressemblance. Comme, lorsque l’aveugle, dont nous avons parlé ci-dessus, touche quelques corps de son bâton, il est certain que ces corps n’envoient autre chose jusques à lui, sinon que, faisant mouvoir diversement son bâton selon les diverses qualités qui sont en eux, ils meuvent par ce même moyen les nerfs de sa main, et ensuite les endroits de son cerveau d’où viennent ces nerfs ; ce qui donne occasion à son âme de sentir tout autant de diverses qualités en ces corps, qu’il se trouve de variétés dans les mouvements qui sont causés par eux en son cerveau.”76

Descartes constitue la vue en paradigme (“à l’exemple de quoi …”). En généralisant le mécanisme de la vision à toute la vie de la sensibilité, aussi bien aux

72 Op. cit., p. 35. 73 Id., p. 36. 74 Id., I (Alquié I, pp. 655-656), IV (p. 684). 75 Dioptrique, IV, p. 682. 76 Id., pp. 685-686.

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sensations extéroceptives qu’aux sensations proprioceptives77, il peut achever d’établir que l’âme n’exerce aucune causalité dans la sensation, ce qu’il met en évidence par un exemple pour finir78.

Pour prouver que l’âme n’est pas la cause de la sensation, Descartes prend l’exemple d’un comportement qui se produit sans elle. L’exemple est particulièrement pertinent. En effet il montre qu’en l’occurrence, non seulement le mouvement d’occlusion des paupières se fait sans l’action de l’âme, mais sa description fait apparaître qu’il se fait en outre contre la volonté. Le mouvement se fait sans elle et contre la volonté qui est “sa principale action”79. Alquié fait ainsi remarquer80 que le processus n’échappe pas tout à fait à la conscience. Le sujet voit la main de son ami s’avancer promptement vers ses yeux. Il sait que cet ami n’a pas l’intention de le frapper. Et pourtant il ne peut s’ “empêcher de les fermer”. Le mouvement est donc bien un automatisme (“la machine de notre corps est tellement composée…”) qui se produit nécessairement quand bien même la volonté s’y opposerait : la conscience de l’excitation n’implique pas la volonté de la réaction. Le filet central ému par l’excitation périphérique ouvre le nerf où les esprits pénètrent en direction du muscle, en sorte qu’il est bien prouvé que les mouvements se produisent “en autant de diverses façons” que les nerfs font “voir la diversité dans les choses”.

Tout le problème ici est de savoir si les analyses cartésiennes s’inscrivent dans l’histoire du concept de réflexe. D’après Canguilhem, s’il est incontestable que Descartes a reconnu des phénomènes d’automatisme musculaire, s’il a décrit de véritables réflexes, comme c’est la cas dans l’article 13, “à l’appui de son refus d’attribuer à l’âme la responsabilité de tous les mouvements du corps humain”81, il ne construit pas une théorie du réflexe. Les exemples de mouvements automatiques sont des réflexes, mais leur explication, pourtant strictement mécanique, ignore l’homogénéité du mouvement centripète et du mouvement centrifuge, sans laquelle on ne saurait parler rigoureusement de réflexe. Il y a une théorie mécanique du comportement automatique chez Descartes mais pas encore une théorie du comportement réflexe. Voici ce qu’écrit Canguilhem :

“L’essentiel du concept de réflexe ce n’est pas seulement de contenir l’élément ou l’abrégé d’une explication mécanique du mouvement musculaire, c’est d’admettre que part de la périphérie de l’organisme l’ébranlement, quelle qu’en soit la nature, qui, après réflexion dans un centre, retourne vers cette même périphérie. Ce qui distingue le mouvement réflexe, c’est qu’il ne procède pas directement d’un centre, du siège central d’un pouvoir immatériel quelconque. C’est en cela que réside, dans le genre du mouvement, la différence spécifique entre l’involontaire et le volontaire. Or, selon la théorie cartésienne, le mouvement qui se manifeste à la périphérie, dans le muscle ou dans les viscères, prend sa source dans un centre, le centre des centres organiques, le foyer cardiaque. Sans doute il s’agit d’un centre d’action matérielle et non spirituelle. Et c’est pourquoi il est bien incontestable que la théorie cartésienne est une théorie mécanique, mais ce n’est pas une théorie du réflexe. Il y a plus. L’image même qui a suggéré l’invention du mot réflexe, celle d’un rayon lumineux réfléchi par un miroir, impose qu’il y ait homogénéité entre le mouvement incident et le mouvement réfléchi. Or c’est le contraire chez Descartes. L’excitation du sens, la contraction du muscle sont deux mouvements sans aucun rapport d’analogie tant par la nature du mobile que par le mode d’efficacité. Quoi de commun entre tirer sur la corde d’une cloche et souffler dans un tuyau d’orgue ? Dans les deux cas, il s’agit bien d’un phénomène mécanique. Il est clair

77 Voir l'article 24. 78 Pour une mise au point sur la théorie de la sensation depuis le Traité du Monde et le

Traité de l’Homme, le Discours de la méthode et la Dioptrique, jusqu’aux Méditations métaphysiques et à l’exposé synthétique des Réponses aux VIè objections, cf. l’article de Frédéric de Buzon, “Le problème de la sensation chez Descartes”, dans Le dualisme de l’âme et du corps (Vrin, 1991, pp. 85-99).

79 Voir l'article 20. 80 Note, p. 963. 81 Op. cit., p. 29.

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aussi que l’un peut commander mécaniquement l’autre. Mais, sauf à n’attribuer aux termes qu’on emploie aucun sens défini, si l’on peut affirmer sans erreur que Descartes a décrit dans l’esprit le plus moderne les phénomènes d’automatisme neuro-musculaire, si l’on est fondé à rapprocher, quant au projet, la théorie mécanique qu’il en a donnée de la théorie du réflexe que, par généralisation du concept, la plupart des physiologistes du XIXè siècle ont adoptée aux fins d’explication mécaniste du mouvement automatique et parfois même du mouvement volontaire, il nous semble abusif de prêter à Descartes l’anticipation d’un concept que les idées fondamentales de son anatomie et de sa physiologie lui interdisaient de former.”82

Articles 14 et 15 Les articles 14 et 15 exposent la cause corporelle qui détermine la diversité du

cours de esprits. En dehors des objets extérieurs qui frappent les sens, la diversité des esprits eux-mêmes peut en modifier le cours.

L’article 14 explique brièvement cette variété du mouvement des esprits par

“l’inégale agitation de ces esprits et la diversité de leurs parties”, c’est-à-dire en fait par leur inégale grosseur. Ce sont toujours les principes de la mécanique qui entrent en ligne de compte ; les qualités des esprits se ramènent à des quantités de grandeur et de vitesse et le mouvement des esprits se fait en ligne droite, conformément à la loi d’inertie.

L’article 15 explique quant à lui la cause de la diversité des esprits eux-mêmes.

Elle provient - soit de la qualité du sang. Le sang n’est pas toujours le même, ne s’éloule pas

toujours avec la même force, parce que ses parties plus ou moins grosses ou plus ou moins abondantes, ne se dilatent pas toutes pareillement. L’exemple de l’ivresse illustre cette première explication. Le corps de l’homme ivre éxécute des mouvements involontaires qui, à défaut de l’action des filets sensitifs, résultent des vapeurs de vin qui produisent des esprits animaux plus forts et plus abondants que les esprits ordinairement convertis dans le cerveau. C’est ainsi qu’ils “sont capables de mouvoir le corps en plusieurs étranges façons”

- soit de la disposition différente des organes qui participent à la production du sang et à sa dilatation. Le sang se dilate diversement selon le degré d’ouverture ou de fermeture des orifices du cœur et “le sang s’y dilatant plus ou moins fort, produit des esprits diversement disposés.”

Article 16 L’article 16 conclut l’ensemble de l’analyse des mouvements involontaires, c’est-à-

dire finalement l’étude des fonctions strictement corporelles. Descartes souligne le caractère pleinement suffisant de l’explication de ces mouvements. Ils ne “dépendent que de la conformation de nos membres, et du cours que les esprits excités par la chaleur du cœur suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles”, c’est-à-dire sans jamais dépendre de l’action de l’âme. Tout dans le corps procède de la disposition des organes, du cours des esprits, dont Descartes s’est attaché à expliquer la diversité de nature et de direction, de la chaleur cardiaque, à l’image du “mouvement d’une montre” qui “est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues”, de sorte que, comme le précise la Description du corps humain, “l’âme ne peut exciter aucun mouvement dans le corps, si ce n’est que tous les organes corporels, qui sont requis

82 Op. cit., pp. 41-42 [(1) En note : Descartes, d’ailleurs ne dit pas autrement. “C’est à

cause que la machine de notre corps est tellement composée que le mouvement de cette main vers nos yeux excite un autre mouvement en notre cerveau, qui conduit les esprits animaux dans les muscles qui font abaisser les paupières” (Traité des passions, art. 13, fin) Il y a de la différence entre un autre mouvement excité et un mouvement réfléchi.]

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à ce mouvement, soient bien disposés ; mais que, tout au contraire, lorsque le corps a tous ses organes disposés à quelque mouvement, il n’a pas besoin de l’âme pour le produire ; et que, par conséquent, tous les mouvements que nous n’expérimentons point dépendre de notre pensée, ne doivent pas être attribués à l’âme, mais à la seule disposition des organes ; et que même les mouvements, qu’on nomme volontaires, procèdent principalement de cette disposition des organes, puisqu’ils ne peuvent être excités sans elle, quelque volonté que nous en ayons, bien que ce soit l’âme qui les détermine.”83

Ainsi il fallait d’abord reconnaître cette autosuffisance mécanique du corps pour espérer comprendre les fonctions de l’âme et, à terme, l’étendue de son pouvoir sur les passions.

L’âme et les passions (17-29)

17-26 : les fonctions de l’âme seule Article 17 L’article 17 est un article de transition. Après l’étude des fonctions du corps, qui a

permis de clarifier sa nature et ses pouvoirs, il s’agit, conformément à la règle de la distinction réelle rappelée aux articles 3 et 4, de préciser ce qui appartient à l’âme seule. L’idée claire et distincte de ce que peut le corps rend possible l’idée claire et distincte de ce qui relève exclusivement de l’âme.

Il introduit toute une série d’articles où Descartes poursuit, par un travail d’énumération et de classification de toutes les sortes de pensée que l’âme expérimente en elle, la construction du concept de passions, qui aboutit à sa définition stricte aux articles 27-29. La démarche ici combine à la fois la méthode de division par genre et espèces et le principe du dénombrement complet. L’article 17 pose la distinction cardinale entre les actions de l’âme et les passions de l’âme L’article 18 explicite le premier genre de pensées, l’article 19 le second. L’étude des passions au sens large commence à partir de là. Il faut différencier les perceptions ou les passions qui ont l’âme pour cause (articles 19-20) de celles qui ont le corps pour cause (article 21), parmi lesquelles on peut déterminer ces perceptions que le traité a pour objet “d’expliquer sous le nom de passions de l’âme” (article 25). Les articles 27-29 en donnent la définition et l’explicitent. On remarquera que dans cette construction du concept de passions, Descartes procède, pour le genre des actions de l’âme, d’un sens restreint vers un sens élargi, mais, pour le genre des passions de l’âme, d’un sens large (article 19) à un sens restreint (article 29).

Il y a deux parties dans cet article 17 : la distinction de deux genres de pensées et l’explicitation de cette distinction.

Toutes les fonctions de l’âme se réduisent à ses pensées. La thèse se déduit de la règle de distinction réelle. Et si l’on a limité l’extension de l’idée d’âme, qui n’est plus principe vital, et par là-même fait droit à l’autosuffisance du corps, il faut en revanche lui reconnaître que le pouvoir de penser lui appartient en propre et exclusivement. Si l’on fait abstraction de tout ce qui, en nous, relève du seul mécanisme du corps, il ne reste plus que l’âme et nos pensées qu’on peut, par conséquent, légitimement identifier : “il ne reste rien en nous que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées.”

Descartes passe vite sur cette thèse fondamentale de sa métaphysique pour élaborer la distinction entre deux genres de pensées. Cette distinction est première ou fondamentale, et commande toutes les suivantes (“principalement …”) qui n’en sont que les subdivisions. Ainsi toute l’âme consiste en deux types de pensées. Les premières sont des actions, c’est-à-dire au sens strict “toutes nos volontés”, les autres sont des passions, c’est-à-dire au sens large, “toutes les sortes de perceptions ou connaissances qui se

83 Alquié, III, p. 822.

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trouvent en nous”.84 Les actions de l’âme sont toutes des volontés ; toutes nos volontés sont les actions de l’âme. La définition des passions est au contraire large, ne retenant comme critère que la dimension de passivité.

Les actions de l’âme sont ses volitions, c’est-à-dire “toutes nos volontés à cause que nous expérimentons qu’elles viennent directement de notre âme, et semblent ne dépendre que d’elle”. Par là il faut comprendre d’une part que l’âme fait l’expérience de ce qui vient d’elle (actions), et qu’elle expérimente précisément sa causalité comme volonté ; et d’autre part que la volonté consiste dans la pensée comme un acte et non comme une faculté occulte. Autrement dit, si l’on réunit ces deux idées, il n’y a que les volontés qui soient des actions de l’âme. Ou encore il n’y a que comme volition85 que l’âme est active. C’est ce que souligne la précision faite par Descartes sur le caractère spontané des volitions : elles viennent “directement de l’âme” et en dépendent strictement, c’est-à-dire que l’âme en est la cause unique et prochaine, donc la cause immédiate. Aucune autre causalité n’intervient dans la pensée comme volonté.

Descartes fait appel pour justifier sa thèse à l’expérience. “Nous expérimentons” que les volontés proviennent directement de l’âme. L’expérience n’est pas empirique. C’est une intuition évidente, une connaissance intellectuelle dont le cogito a donné le modèle. L’article 39 de la première partie des Principes de la philosophie définit ainsi explicitement la liberté comme une notion commune. La liberté a l’évidence d’un axiome, et l’épreuve du doute en donne toute la “preuve” suffisante.

Mais alors pourquoi Descartes juge-t-il nécessaire de préciser que les volitions “semblent” ne dépendre que de l’âme ? Il ne s’agit certainement pas d’une apparence, d’une illusion de liberté comme dans le désir irréfléchi, dans le caprice par exemple. La liberté de la volonté n’est pas davantage une apparence.

La phrase ne peut se comprendre, croyons-nous, que par rapport à la question théologique de la conciliation entre le libre-arbitre humain et la prédestination divine.86 Dans le cartésianisme cette difficulté met en opposition deux idées claires et distinctes : celle de la liberté de la volonté, qu’on expérimente sans bornes et qui porte en nous la marque de l’infinité de Dieu, et celle de la toute puissance de Dieu. Descartes aborde cette difficulté, mais sans la résoudre, dans la Lettre du 3 novembre 1645 à Elizabeth87. L’originalité de Descartes est de maintenir ensemble ces deux évidences qu’il dit relever d’ordres différents. La liberté de la volonté est évidente : l’âme est active dans ses volitions qui ne dépendent que d’elle. Mais toute chose dépend de la puissance infinie de Dieu. Ce qui est donc incompréhensible, ce n’est aucune des deux évidences prises à part, mais leur articulation. Descartes déclare que les deux vérités ne sont pas incompatibles, puisque la dépendance à l’égard de Dieu est d’une autre nature que la dépendance, qu’on expérimente directe et absolue, des volitions à l’égard de l’âme. Mais comme le fait remarquer Alquié ce n’est pas là une explication et l’on voit toute la distance qui sépare sur ce point le cartésianisme et le spinozisme.

84 Voir lesPrincipes de la philosophie, I, 32 (Alquié, II, p. 111). 85 Dont l’article 32 des Principes de la philosophie précise les différents modes. 86 Voir les Principes de la philosophie, I, articles 40- 41. 87 Alquié, III, pp. 626-627 : “Pour ce qui est du libre arbitre, je confesse qu’en ne pensant

qu’à nous-mêmes, nous ne pouvons ne le pas estimer indépendant ; mais lorsque nous pensons à la puissance infinie de Dieu, nous ne pouvons ne pas croire que toutes choses dépendent de lui, et, par conséquent, que notre libre arbitre n’en est pas exempt. Car il implique contradiction de dire que Dieu ait créé les hommes de telle nature, que les actions de leur volonté ne dépendent point de la sienne, parce que c’est le même que si on disait que sa puissance est tout ensemble finie et infinie : finie, puisqu’il y a quelque chose qui n’en dépend point ; et infinie, puisqu’il a pu créer cette chose indépendante. Mais comme la connaissance de l’existence de Dieu ne nous doit pas empêcher d’être assurés de notre libre arbitre, parce que nous l’expérimentons et le sentons en nous-mêmes, ainsi celle de notre libre arbitre ne nous doit point faire douter de l’existence de Dieu. Car l’indépendance que nous expérimentons et sentons en nous, et qui suffit pour rendre nos actions louables ou blâmables, n’est pas incompatible avec une dépendance qui est d’autre nature, selon laquelle toutes choses sont sujettes à Dieu.”

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Ainsi toutes les autres pensées qui ne sont pas des volitions, ne pouvant être considérées, au sens strict, comme des actions de l’âme, doivent être traitées, au sens large, comme des passions (“comme on peut généralement nommer passions”). Sont des passions toutes les perceptions et toutes les connaissances de l’âme. C’est évident pour les perceptions sensibles qui affectent le sujet. Les articles 22-24 s’attacheront à l’analyse de ces perceptions. Mais au-delà, c’est toute connaissance qui relève du domaine de la passion. Ce que Descartes justifie par deux arguments. Le premier, introduit par l’expression “à cause que souvent …”, suggère des exceptions ; le second rectifie cette restriction en avançant l’idée essentielle (“et que toujours…”).

Dans la mesure où l’âme n’est pas l’origine de ses connaissances, toute connaissance est pour elle une perception passive. L’âme reçoit ses connaissances et ne se les donne pas, comme dans l’acte spontané de volition. C’est vrai des “idées adventices”, reçues dans l’âme par le canal des sens. Mais c’est valable aussi pour les “idées innées”. L’idée de parfait transcende la capacité de concevoir de l’entendement, et c’est parce que l’esprit ne peut être l’auteur de cette idée qu’il peut démontrer l’existence de Dieu88. Mais toutes les idées ne sont pas pour l’âme des perceptions passives. Il y a bien des idées dont l’âme est la cause, ce sont les “idées factices”. Ainsi toutes les connaissances sont des perceptions, à l’exception (“souvent”) des idées factices.

Mais en fait la thèse de la passivité de la connaissance, par opposition à l’activité de l’âme comme volonté, est universelle (“toujours”). Ici c’est la théorie représentative de l’idée qui est en cause. Si la volonté ne représente rien, au contraire l’idée est toujours représentative, c’est-à-dire qu’en tant qu’idée elle pose toujours un rapport à un objet. L’idée représente toujours un contenu déterminé qui est sa “réalité objective” (la réalité dans l’idée). Dans la Troisième Méditation, Descartes dit bien : “entre mes idées, quelques unes sont comme les images des choses, et c’est à celles là seules que convient proprement le nom d’idée.” L’âme est passive par ses idées qui sont autant d’images du réel qu’elle reçoit. La volonté est un acte qui s’ajoute à l’idée et forme le jugement, mais elle n’est pas en elle-même une idée. Inversement c’est en tant qu’idée, c’est-à-dire en tant que représentative, que l’idée condamne l’entendement à une passivité essentielle89. L’âme ne décide pas du contenu représentatif de ces idées même innées, même factices, qu’elle se contente de recevoir et d’enregistrer.

Les articles 18-20 subdivisent les deux genres de fonctions propres à l’âme.

L’article 18 distingue deux espèces d’actions, c’est-à-dire de volitions. L’article 19 procède à la même opération pour l’ensemble des perceptions ou passions de l’âme, selon que l’âme ou le corps en est la cause. Les passions ne sont donc, de façon plus restreinte, que les perceptions causées par le corps. L’article 20 revient sur les passions au sens large pour montrer comment on peut les considérer comme des actions de l’âme.

Article 18 C’est le point d’application de la volonté qui distingue les deux espèces d’actions

de l’âme. Quand la volonté se termine en l’âme même, l’action lui est immanente. C’est le cas quand son objet est de nature purement spirituelle. Descartes en donne deux exemples : l’amour intellectuel de Dieu, l’attention intellectuelle de l’entendement. Il s’agit de la volonté qui ne se porte que sur l’intellection. Ce qui importe c’est le

88 Voir lesPrincipes de la philosophie, I, articles 13-23. 89 Voir Laporte, Le rationalisme de Descartes, pp. 45-49 (PUF, éd. 1950) qui cite par

exemple cet extrait de la Lettre au Père Mesland, 2 mai 1644 : “je ne mets aucune différence entre l’âme et ses idées que comme entre un morceau de cire et les diverses figures qu’il peut recevoir. Et comme ce n’est pas proprement une action, mais une passion en la cire, de recevoir diverses figures, il me semble que c’est aussi une passion en l’âme de recevoir telle ou telle idée, et qu’il n’y a que ses volontés qui soient des actions.” (Alquié, III, p. 70). Voir aussi les Principes de la philosophie I, article 32, la Lettre à Régius, mai 1641. Sur l’essence passive de l’intellection et l’essence active de la volonté, voir aussi D. Kambouchner, op. cit., I, pp. 102-106.

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mouvement de volonté qui dispose l’esprit à aimer Dieu ou à s’appliquer à la connaissance90. En voulant aimer Dieu ou bien disposer l’entendement à la connaissance d’un objet quelconque immatériel, l’action de l’âme ne produit aucun effet corporel.

La deuxième espèce d’actions de l’âme correspond au mouvement volontaire. C’est le seul mouvement qui ne relève pas du mécanisme corporel. Notons que ce qui appartient à l’âme seule, n’est pas le mouvement mais la volonté du mouvement, ici de se promener. Car pour le reste, tout relève de la disposition des organes instituée de nature. L’âme est la cause du mouvement qui a lieu par le corps.

Cette distinction n’est pas superflue. Elle se révèlera rapidement nécessaire dès lors qu’il s’agira de déterminer quels sont les pouvoirs de l’âme au regard du corps et des passions. C’est bien en prenant appui sur ses actions que l’âme peut fonder l’entreprise morale de maîtrise des passions.

Article 19 Descartes procède à la subdivision du genre des perceptions ou des passions de

l’âme au sens large. Cette fois, le critère de spécification n’est pas le point d’application mais l’origine. Les perceptions peuvent avoir l’âme pour cause (article 19 et article 20, première partie) ou le corps (articles 20, deuxième partie, 21). L’article 22 introduit un nouveau critère de classification des perceptions.

L’article 19 analyse les perceptions de l’âme qui ont l’âme pour origine. Elles consistent dans les perceptions de nos volontés. Les volontés sont de pures actions de l’âme, mais la conscience qui les accompagne les lui fait percevoir comme des passions. L’âme en tant qu’elle s’aperçoit vouloir devient passive. La Lettre à Mersenne du 28 janvier 1641 précise l’argument : “je prétends que nous avons des idées non seulement de tout ce qui est en notre intellect, mais de tout ce qui est en notre volonté. Car nous ne saurions rien vouloir sans savoir que nous le voulons, ni le savoir que par une idée ? mais je ne mets point que cette idée soit différente de l’action même.”91 De fait la volonté et la conscience de la volonté, étant donné l’essence réflexive de la pensée, sont identiques et simultanées. Vouloir et avoir conscience de vouloir sont une seule et même chose. Pourtant si le pur fait de vouloir est une action de l’âme, la conscience de vouloir qui l’accompagne nécessairement, se donne à elle comme une passion.

Descartes ajoute, pour finir, que la dénomination se fait toujours par ce qui est le plus noble parce que le langage privilégie ce qui est représenté (l’action de l’âme) plutôt que la représentation même (la perception comme connaissance de l’action de la volonté). Dans le cas où ce qui est à connaître n’est rien d’autre que la pure action de l’âme, le langage courant est indifférent à la dimension de passivité des perceptions et a coutume de les compter au nombre des actions de l’âme. On nomme “seulement une action” ce qui est en même temps actif et passif.

Est-ce là un simple préjugé ? Pourquoi préférer l’action à la passion ? On peut répondre d’abord que l’action et la passion ne s’opposent pas comme le noble au vulgaire ou à l’ignoble, mais comme le plus noble au moins noble. Ensuite on n’oubliera pas que, pour Descartes, la volonté est infinie et l’entendement fini et que l’action qui relève de la volonté participe à cette même infinité, de sorte que l’action est supérieure à la passion comme l’infini l’emporte devant le fini. Mais puisque l’action n’est pas seulement supérieure mais bien noble, autrement dit si elle mérite notre appréciation morale, c’est qu’elle consiste dans la liberté même qui constitue précisément ce qui nous rend digne d’estime ou de mépris. L’article 152 de la troisième partie apporte la justification décisive : “Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour

90 L’article 20 portera aussi sur la même opération, décrite dans cette première partie de

l’article 18, à cette différence qu’il ajoutera à la simple action de l’âme, la considération de la connaissance qui en résulte.

91 Alquié, II, p. 314.

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lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés, et qui nous rend en quelque façon semblables à Dieu.”92

L’article 20 analyse un autre type de perceptions dont l’âme est la cause, annoncé

à l’article précédent, c’est-à-dire les perceptions de toutes “les imaginations ou autres pensées qui en dépendent.” Le “en” prête à confusion. La fin de l’article permet de lever l’équivoque : il s’agit des perceptions qui dépendent de la volonté (“les perceptions qu’elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté”).

Par l’attention volontaire (“s’appliquer à”) l’âme peut produire des choses qui n’existent pas dans la réalité. Elles n’existent que par le pouvoir et la volonté de l’âme, comme “un palais enchanté ou une chimère”. Sans doute les images supposent la présence et l’action du corps : l’imagination est un mode fini de la pensée, et sa finitude, soulignée notamment dans la Sixième méditation avec l’exemple du chiliogone, provient de son rapport au corps. Et pourtant, dans ce pouvoir de se représenter des fictions, qui empruntent toujours à la nature corporelle et sensible ses éléments de figuration, c’est l’âme qui a l’initiative93. L’âme n’est pas la seule cause mais la cause première de cette sorte d’imagination créatrice. L’imagination applique l’idée de l’entendement au corps et relève alors de l’action de l’âme.

Mais il existe encore les perceptions de l’âme qui consistent en des idées pures. Ici la limitation corporelle et sensible de l’image disparaît, et c’est sans doute pourquoi Descartes les traite dans un deuxième temps. L’âme a des perceptions de ce qui excède le pouvoir de l’imagination, et qui ne partagent que la passivité de toute connaissance. Il donne comme exemple l’idée de notre propre nature. L’idée claire et distincte de soi comme sujet pensant est une perception de l’entendement pur.

Ces deux sortes de passions, au sens large du terme, ont “plutôt”94 coutume d’être considérées comme des actions de l’âme, pour deux raisons qui leur sont communes. Ces perceptions d’une part, en dépit de leur passivité, double pour les images, ou simple pour les idées de l’entendement pur, ont l’âme pour cause. D’autre part elles supposent l’exercice de l’attention volontaire. Ainsi par principe, il n’appartient pas à l’âme de produire les idées innées. Mais l’entendement ne laisse pas de bénéficier d’une spontanéité qui fait que ces idées sont effectivement pensées. Or pour penser les idées innées, il faut l’action de la volonté, la mise en œuvre de l’attention et c’est bien parce que les perceptions dépendent, en première instance, de la volonté qu’on peut les considérer plutôt comme des actions que comme des passions. La volonté est la condition de possibilité de l’aperception des idées par l’entendement C’est la volonté qui actualise l’aperception des idées innées par l’entendement pur. Ainsi l’aperception de notre nature dans l’expérience du cogito serait impossible sans l’action de la volonté. On se souviendra avec quelle insistance Descartes a décrit la découverte métaphysique de la pure subjectivité, du doute à la certitude du cogito , comme l’œuvre propre de la volonté. L’âme est peut-être passive à l’égard des idées qu’elle perçoit. Mais elle est toujours déjà active dans la connaissance puisque c’est par elle que la perception des idées devient chaque fois effective.

92 Alquié, III, pp. 1066-1067. 93 Voir l’article 43 précisera cette activité de l’imagination dont l’âme est la cause : ce n’est

pas l’imagination sensible qui procède de la sensation, mais l’imagination intellectuelle qui permet de se représenter des rapports, des mouvements et qui peut produire un effet dans le corps, un mouvement corporel par l’action exercée sur la glande pinéale.

94 Cette nuance peut s’expliquer par une différence importante entre les perceptions des volontés (article 19) et celles des imaginations et des idées pures (article 20). Dans le premier cas il y a bien une stricte identité entre la volonté (action de l’âme) et le contenu de sa perception (passion). C’est elle-même que la volonté retrouve sur le mode de l’idée. Au contraire dans les autres cas, le contenu des idées est différent de l’activité volontaire de l’âme. Aussi peut-on avancer qu’avec l’article 20, l’analyse se rapproche déjà des passions au sens strict, c’est-à-dire des perceptions qui ne sont plus réductibles à des actions de l’âme.

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L’analyse et l’énumération des pensées qui n’appartiennent qu’à l’âme et qui peuvent être considérées comme ses actions, s’achève avec cet article. A partir de l’article 21, Descartes entreprend d’examiner les perceptions de l’âme qui ont le corps pour cause. Il passe à un sens plus restreint de la notion de passion.

De l’article 21 à l’article 26, Descartes poursuit et termine la construction du

concept de “passion”. La définition des passions ne peut pas être initiale mais résulte d’un travail qui procède par divisions et subdivisions. Pour connaître et décrire les passions de l’âme qui constituent l’objet du traité, il faut distinguer ce qui est action et passivité de l’esprit, et dans la passivité en général, séparer les perceptions qui ont l’âme pour cause de celles qui ont le corps pour cause.

Cette série d’articles présente des difficultés : Descartes introduit des critères de distinction multiples qui se croisent et qui compliquent la démarche classificatrice. L’article 21 propose de différencier dans l’ensemble des perceptions qui ont le corps pour cause, celles qui dépendent des nerfs et celles qui n’en dépendent pas. Les premières ont une origine périphérique, les deuxièmes une origine une origine centrale (cérébrale). L’article 22 introduit un autre principe de division : les perceptions se classent selon l’objet auquel on les rapporte : l’objet extérieur qui frappe les sens, le corps ou l’une de ses parties, ou l’âme. Les trois articles suivants détaillent ces différences.

Article 21 Parmi les perceptions qui ont le corps pour cause, celles qui dépendent des nerfs

sont les plus nombreuses. L’action des objets extérieurs sur les sens remonte à l’âme par l’entremise des nerfs. Au contraire les perceptions qui ont leur origine dans le cerveau sont plus rares. Elles dépendent d’un mouvement intra-cérébral des esprits animaux. Ces perceptions sont précisément des imaginations qui, ne relevant pas de l’action de la volonté, ne peuvent être “mises au nombre des actions de l’âme”, comme c’était le cas à l’article 20. Descartes choisit d’en traiter d’abord.

Deux caractéristiques les distinguent des autres perceptions qui dépendent des nerfs. D’abord on doit supposer qu’elles se constituent en l’absence de tout objet donné actuellement à la sensation. Mais ce critère est insuffisant puisqu’il valait déjà pour les fictions de l’imagination volontaire. Si ces perceptions doivent être des passions, il convient en plus de dégager leur caractère involontaire. Ces perceptions se produisent donc indépendamment de tout objet extérieur et indépendamment du contrôle de la volonté.

Dans la deuxième partie de l’article, Descartes explique le mécanisme corporel qui produit ces perceptions et les formes qu’elles prennent, le rêve et la rêverie. Le mécanisme est le suivant. Les esprits animaux dans le cerveau (article 10), diversement agités du fait de leur forme, de leur grosseur (article 14) rencontrent, de façon aléatoire, des traces anciennes que des impressions ont déjà laissé en lui.

Cette agitation intra-cérébrale produit des excitations sensorielles et des représentations sans la présence d’un objet. L’imagination corporelle est l’occasion de pensées qui ne s’accompagnent d’aucun mouvement corporel sinon dans le cerveau. L’article 42 reviendra plus en détail sur son mécanisme. C’est la notion de traces qui est ici décisive. Les esprits animaux par leur passage répété dans les voies nerveuses ont modifié, plié les pores des filets nerveux de telle façon qu’ils restent plus facilement ouvert 95 . L’on comprend ainsi que cette sorte d’imagination, contrairement à l’imagination psychique, ne puisse être que reproductrice. Là où dans l’imagination psychique ou intellectuelle, l’âme est la cause première, imprimant dans le cerveau de nouvelles traces, d’où résulte un mouvement volontaire, l’imagination corporelle ne fait que réactiver des traces antérieures et ainsi reproduire des sensations déjà éprouvées. Et c’est pourquoi autant les perceptions de l’imagination psychique méritaient d’être

95 Voir le Traité de l’homme (Alquié, I, p. 451).

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nommées des actions de l’âme, autant les perceptions de l’imagination corporelle constituent véritablement des passions.

C’est ainsi que se forment les rêves et les rêveries d’après Descartes. Les uns et les autres n’ont aucun sens propre et créateur. Dans ces pensées, tout est traces et répétition de traces. En outre, le processus onirique et la rêverie ne diffèrent pas fondamentalement ou par nature. Ce sont toujours des phénomènes strictement corporels, fortuits et involontaires. S’ils ont un sens, c’est par rapport au passé vécu et individuel. Tous les cerveaux ne réactivent pas les mêmes traces parce que les mêmes traces ne s’y trouvent pas imprimées. Mais tous les rêves et toutes les rêveries regardent vers un passé de traces dont ils sont la réactualisation. De cette nécessité le sujet peut pourtant tirer avantage. Descartes explique ainsi dans la Lettre à Elizabeth du 1er septembre 164596 qu’il est possible de se préserver des mauvais rêves. Il suffit de s’habituer à n’avoir pas de “tristes pensées” à l’état de veille pour rêver, si l’on peut dire, des traces heureuses.

La fin de l’article est apparemment plus difficile à suivre. Descartes semble hésiter sur le statut passionnel des perceptions de l’imagination corporelle.

En fait Descartes montre que les perceptions qui ne dépendent pas des nerfs et celles qui en dépendent ne diffèrent pas par le contenu mais simplement par le degré d’intensité et de vivacité et que par nature les premières précèdent et constituent la matière des secondes. En effet si les imaginations corporelles sont des passions au sens strict (perceptions de l’âme dont le corps est la cause) et au sens large (passions par opposition aux actions volontaires de l’âme), il reste que d’une part elles ont une cause plus obscure que les perceptions qui dépendent des nerfs et d’autre part qu’elles sont à l’égard de celles-ci comme leur ombre ou leur peinture. Les perceptions centrales sont à la fois moins notables et plus indéterminées que les perceptions périphériques : moins notables parce que le mouvement cérébral des esprits ne s’observe pas ; plus indéterminées parce qu’elles sont causées par la rencontre fortuite des esprits et des traces antérieures. Ensuite les imaginations ne sont finalement que les copies des perceptions d’origine périphérique. Tout ceci fonde Descartes à différer, jusqu’à l’article 26, l’étude plus détaillée des imaginations corporelles au profit des perceptions qui dépendent des nerfs.

Et pourtant cette parenthèse sur l’imagination corporelle était méthodiquement nécessaire. Précisément parce que sa “cause n’est pas si notable et si déterminée que les perceptions que l’âme reçoit par l’entremise des nerfs”, on pourrait en attribuer faussement le pouvoir à l’âme ; il convenait donc, immédiatement après l’imagination psychique, de faire cas de l’imagination corporelle, pour l’en distinguer comme une espèce véritable de passions, même si les perceptions d’origine périphérique se révèlent être premières.

Descartes examine au cours des articles 22-25, parmi les perceptions qui sont

causées par le corps, celles qui dépendent des nerfs. Ce n’est pas l’origine qui permet de les distinguer, puisqu’elle leur est commune : c’est une origine périphérique. Aussi est-ce en fonction de leur nature qu’on peut discerner leurs différentes espèces et s’approcher progressivement d’une définition des passions de l’âme.

On pourrait imaginer que l’organisation de la sensibilité humaine elle-même fournisse le critère de la distinction : cinq sens externes propres 97 qui s’opposent ensemble à une sensibilité interne98. Mais il n’en est rien. Descartes distingue trois catégories de perception à partir de la réalité objective propre à chaque perception. Selon

96 Alquié, III, p. 600 : “Comme il arrive aussi quand nous dormons ; car le plus philosophe

du monde ne saurait s’empêcher d’avoir de mauvais songes, lorsque son tempérament l’y dispose. Toutefois l’expérience fait voir que, si on a eu souvent quelque pensée, pendant qu’on a eu l’esprit en liberté, elle revient encore après, quelque indisposition qu’ait le corps ; ainsi je puis dire que mes songes ne me représentent jamais rien de fâcheux, et sans aucun doute qu’on a grand avantage de s’être dès longtemps accoutumé à n’avoir point de tristes pensées.”

97 Voir les Principes de la philosophie, IV, articles 191-195 (Alquié, III, pp. 507-509). 98 Id., article 190.

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que la perception est rapportée (article 22) soit aux objets extérieurs qui frappent les sens, soit au corps, soit à l’âme, on a affaire à trois sortes de passions irréductibles les unes aux autres. Descartes, on le sait reprend de la scolastique, la différence dans l’idée entre sa réalité formelle et sa réalité objective. La réalité formelle c’est l’idée considérée en elle-même, intrinsèquement comme modification de l’âme - et à ce point de vue, toutes les perceptions se ressemblent -, tandis que la réalité objective c’est l’idée dans sa fonction représentative, dans son rapport à l’objet. L’idée est à la fois un état de la pensée et un tableau de quelque chose.

Ce critère s’applique au premier chef à la perception sensible auquel est consacré

l’article 23 (sensations extéroceptives) : la perception est causée par un objet extérieur et semble le représenter adéquatement. L’âme rapporte tellement la perception à l’objet de la perception qu’elle est portée à croire que la perception fait connaître une propriété ou même la nature intrinsèques de l’objet, alors que la perception est toujours une apparence subjective, c’est-à-dire une rencontre entre un objet et un sujet incarné dans un corps. Il est vrai que les qualités sensibles sont les effets sur les nerfs et dans le cerveau des objets externes, mais il est faux qu’elles constituent la chose même. C’est le mouvement produit par l’objet sur le sens et senti dans le cerveau, par l’entremise des nerfs, qui est la vérité de la perception externe, tandis que c’est le jugement qui, identifiant la qualité sensible et l’être de la chose, engendre toutes les erreurs et toutes les illusions les plus communes.

Mais on peut rapporter les perceptions au corps ou à l’une de ses parties (article

24). La cause de la perception des appétits et des affections internes (sensations proprioceptives) est localisée dans le corps, rapportée non comme une pensée de l’âme mais comme un état du corps.

On peut penser que la distinction entre ces sensations internes et les sensations externes repose sur un argument empirique peu convaincant. C’est la nouveauté de la sensation externe par rapport à la sensation interne qui nous fait juger que la première a sa cause hors de nous et que donc la seconde a sa cause dans notre corps. Mais on peut tout aussi bien supposer que la sensation interne, une perception de douleur par exemple, projette nécessairement dans le corps le sentiment que l’âme éprouve - c’est le même mouvement qui fait que la faim est éprouvée par l’âme et sentie dans l’estomac - et que donc la façon apparemment toute empirique de distinguer entre ce type de sensation et la sensation externe ne doit pas dissimuler la différence de leur réalité objective. Car si l’action sur le même nerf peut donner lieu aussi bien à la sensation de chaleur dans l’objet qu’à la sensation de froid dans une partie du corps, la main par exemple, c’est que ces perceptions engagent un jugement spécifique, qu’elle possèdent une réalité objective différente qui renvoie à un rapport temporel de succession qui pose la seconde comme constante et la première comme variable. On ne saurait donc prendre l’une pour l’autre deux perceptions en rapportant une sensation extéroceptive à un état du corps et une sensation proprioceptive à une propriété d’un objet.

L’article 25 semble poursuivre le même type d’analyse, puisque, comme l’indique

le titre, la perception n’est plus rapportée à un objet externe ou au corps mais à l’âme. Et pourtant les perceptions rapportées à l’âme, c’est-à-dire finalement les passions dans leur sens restreint, à la différence des perceptions extéroceptives et proprioceptives ne possèdent pas de réalité objective. Autant dire que ce sont des pensées qui ne sont pas des idées. Le début de l’article montre ainsi que les passions ne sont rien d’autre qu’une modification de l’âme, que l’état de l’âme qui s’éprouve comme modifiée. La joie ou la colère ne sont pas des perceptions qui font connaître quelque objet de la réalité extérieure, une disposition interne du corps, ou seulement l’âme même. Dans la passion, l’âme ne fait l’expérience de rien sinon d’elle-même comme étant affectée. Les passions sont “les perceptions qu’on rapporte seulement à l’âme”, c’est-à-dire aussi bien les affections de l’âme seulement. C’est pourquoi si le critère de la réalité objective trouve encore à s’appliquer, c’est sur le mode négatif. Les passions sont des sentiments, c’est-à-dire les

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perceptions des états de l’âme, des perceptions qui sont sans réalité objective, des pensées qui ne sont les idées de rien.

Cette différence des sentiments dans l’ordre des perceptions d’origine périphérique se marque par l’indétermination de leur cause. Autant les sensations extéroceptive ou proprioceptive enveloppent spontanément un jugement, peut-être inadéquat, sur leur cause probable, autant avec le phénomène passionnel, la perception se produit dans l’ignorance de sa cause. Sans doute y a-t-il des causes aux passions. Mais ces causes sont trop nombreuses, et trop variables, ne produisant pas toujours les mêmes effets, pour être retenues comme déterminantes. Aussi reconnaît-on la passion à cette impossibilité de lui assigner une cause première suffisante ou une cause prochaine déterminée sinon l’âme même. On pourrait définir la passion comme cette sorte de perception qui est une modification de l’âme qui s’accompagne nécessairement de l’ignorance de sa cause.

C’est du moins ainsi que se donne l’expérience de la passion : une perception sans cause suffisante. Et de ce vécu de la passion, qui enveloppe constitutivement une illusion sur soi, on a tiré toute une mythologie des passions (destin, dépossession de soi…)99. Or il n’y a rien de mystérieux dans les passions. Elles possèdent bien une cause prochaine qui n’est autre chose qu’un certain mouvement des esprits animaux. A un sentiment de l’âme correspond nécessairement une cause déterminée, un mouvement des esprits. Et il appartient précisément au physicien des passions de démythifier la passion, c’est-à-dire de substituer à l’expérience de la passion, qui contient nécessairement une illusion sur elle-même, en se donnant comme sans cause suffisante, le point de vue d’une science des passions qui explique le phénomène passionnel par sa causalité physique.

On doit pourtant reconnaître que l’article est délicat à commenter et qu’il laisse subsister des difficultés de compréhension que les corrections des articles 27-29 ne réduisent que partiellement. Pour distinguer les passions des autres espèces de sentiments (sensations extéroceptives et proprioceptives) sans cesser de les compter parmi les perceptions qui dépendent des nerfs, Descartes est amené à dire qu’on les “rapporte seulement à l’âme”, qu’on en “sent les effets comme en l’âme même”, qu’on n’en “connaît communément aucune cause prochaine, à laquelle on les puisse rapporter”. Or tout est problématique dans ces formules. Est-ce le sujet (“on”, “nous”) ou “l’âme”, ou les perceptions elles-mêmes comme Descartes le suggère à la fois dans le présent article et à l’article 29, qui posent le rapport des passions à l’âme ? Pourquoi rapporterait-t-on les passions à l’âme sinon parce qu’elle en est l’objet ou la cause ? Et si elle ne l’est pas, la confusion que la passion enveloppe dans sa perception, suffit-elle à expliquer la méprise de l’expérience commune sur sa causalité ?

L’article 26 revient (article 21) sur les perceptions corporelles ayant une origine

centrale pour leur appliquer les résultats des analyses dans les articles 23-25. Descartes affirme que “toutes les mêmes choses que l’âme aperçoit par l’entremise

des nerfs” sont généralisables aux imaginations corporelles. Elles peuvent reproduire une perception comme rapportée à un objet, à une partie du corps ou à l’âme. C’est pour lui l’occasion d’apporter une correction à l’article 21 : les perceptions sont plus vives que les imaginations corporelles, du moins le plus souvent. En effet les imaginations corporelles ne sont que des copies des perceptions d’origine périphérique. Mais dans le cas des hallucinations, les imaginations se révèlent au moins aussi vives que les perceptions et capables de tromper en se faisant passer pour elles.

Toutefois dans un deuxième temps Descartes distingue les imaginations corporelles qui correspondent à des passions de celles qui reproduisent des perceptions extéroceptives ou proprioceptives. Les imaginations corporelles quand elles sont faibles ou peu vives, sont prises pour ce qu’elles sont, des reproductions de perceptions. Ce n’est que si elles sont fortes comme les hallucinations qu’elles se donnent pour des perceptions véritables. Au contraire les passions en imaginations, quelque soit leur degré de vivacité, ne sont jamais fausses. Parce qu’il suffit de se sentir triste pour être triste, il suffit que

99 Voir l’article 47.

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l’imagination reproduise cette état de tristesse pour que l’âme en éprouve aussitôt et aussi sûrement le sentiment. Si l’hallucination peut faire croire à l’amputé qu’il a encore le membre qu’il a perdu, l’âme ne peut pas se tromper sur sa passion, même en imagination. La passion ne fait qu’un avec l’âme qui l’éprouve. Et ce n’est pas que la représentation s’identifie avec l’objet, c'est que la passion n’est pas représentative. Ainsi “encore qu’on soit endormi et qu’on rêve, on ne saurait se sentir triste ou ému de quelque autre passion, qu’il ne soit très vrai que l’âme a en soi cette passion.”

Au terme de cette analyse, on peut dire que le critère de la réalité objective a suffit

à distinguer toutes les perceptions qui ont le corps pour cause, y compris les passions au sens restreint qui sont l’objet de tout le traité. Pourtant si l’on est parvenu à une idée claire des passions, il s’en faut encore que l’on en possède une idée distincte. On ne peut plus confondre les passions de l’âme “avec toutes ses autres pensées”, mais on ne sait pas encore suffisamment expliquer leur nature par leurs causes. C’est à quoi Descartes va s’attacher désormais dans la suite de la première partie, en proposant enfin une définition des passions, avant de considérer l’union de l’âme et du corps.

27-29 : une définition complète des passions Ces articles proposent donc, enfin, des passions une définition complète dont les

parties sont tour à tour explicitées dans les articles 28 et 29. Toutes les différenciations antérieures qui ont permis de conduire à cette définition y sont reprises et résumées, mais Descartes ajoute la détermination de la cause des passions, sans laquelle on ne peut s’en faire une idée distincte.

La définition comporte ainsi deux parties. Dans un premier temps il s’agit de dégager le genre prochain de la passion. La passion relève davantage de l’émotion que du sentiment ou de la perception. Le contenu de la passion est d’être une émotion de l’âme. Dans un deuxième temps, pour passer de l’idée claire de passion à son idée distincte, c’est-à-dire pour dégager sa différence spécifique dans le genre des émotions, il convient d’indiquer sa cause.

Article 28 Les passions sont des sortes de pensées qui ont le corps pour origine qu’on peut

aussi nommer perceptions, sentiments ou émotions. Pourtant entre ces notions apparemment équivalentes, on peut établir une hiérarchie du genre le plus éloigné au genre le plus proche. Les passions sont des perceptions en général, c’est-à-dire des pensées dont l’âme n’est pas la cause (actions) comme ses volontés (articles 17-18). On s’en tient là au domaine de la passivité de la connaissance. Mais toutes les perceptions ne partagent pas la confusion qui caractérise les passions. L’évidence intellectuelle est une perception ou une connaissance (passivité de l’entendement) mais dont la nature est au contraire d’être à la fois claire et distincte. L’expérience peut ici servir de preuve : l’homme passionné est le moins capable de connaître et de comprendre sa passion, parce qu’il est en proie à une perception qui, procédant de “l’étroite alliance qui est entre l’âme et le corps”, est nécessairement obscure et confuse. L’âme vit la passion comme une perception dont elle n’aperçoit pas la cause.

Aussi nommera-t-on déjà plus proprement les passions des sentiments. Les passions sont des perceptions mais sensibles. Etre passionné c’est pour l’âme se sentir passionnée. Les passions sont des impressions reçues en l’âme “en même façon que les objets des sens extérieurs” et c’est sur ce mode sensible qu’elle les connaît.

Mais finalement “on peut encore mieux les nommer des émotions de l’âme”. C’est le genre qui convient le mieux aux passions et qui les distingue le plus exactement de “toutes les autres pensées qui ne sont point des actions de l’âme”. L’émotion a le double avantage de signifier le mouvement de l’âme par le corps et son ébranlement extrême. Parmi toutes les pensées qui mettent l’âme en mouvement sans qu’elle en soit la cause, il n’y a que les passions qui “l’ébranlent si fort”.

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Pourtant cette caractérisation de la passion comme émotion de l’âme est encore insuffisante car elle ne saisit pas la différence spécifique de la passion. En un sens, la passion a seulement été définie comme l’émotion la plus forte de l’âme. Or c’est une différence de nature et non de degré qu’il faut dégager.

Le début de l’article 29 ne fait que reprendre l’article 25 : la passion est un

sentiment - une émotion intense - qui ne représente ni un objet ni un état du corps mais seulement l’impression de l’âme d’être affectée. La passion se donne comme une impression sensible mais rapportée à l’âme même.

L’essentiel dans la définition et dans son explicitation vient après, dans la deuxième partie de l’article. Descartes met en évidence la cause de la passion qui échappait au témoignage de l’expérience psychique, dont on a déjà dit qu’elle comportait nécessairement une illusion sur le phénomène passionnel. Il introduit la perspective de la connaissance du physicien. Les passions “sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits”. En fait ce mouvement n’est pas quelconque. Les articles 36-37 préciseront qu’il s’agit d’un mouvement à répercussion viscérale qui explique que la passion s’entretienne et puisse se fortifier. Cette temporalité de la passion, le fait qu’elle ne soit pas instantanée mais se constitue dans la durée, la distingue des autres pensées. Elle est certes une émotion violente mais dont l’impression est persistante sur l’âme. Et si la volonté tient son pouvoir de sa concentration dans l’instant de sa liberté absolue, la force de la passion consiste dans son mode de constitution temporel. La passion n’opposerait aucune résistance si elle n’avait pas par nature tendance à durer et à s’augmenter. Mais il est vrai aussi qu’une passion qui ne pourrait s’entretenir ne serait pas une passion, parce qu’elle n’aurait pas pour cause prochaine un mouvement des esprits animaux.

Ainsi finalement c’est bien le mouvement des esprits qui distingue les passions des émotions comme des sensations. Les sensations ont aussi pour cause prochaine un mouvement de esprits, mais celui-ci ne fait que continuer la cause première de l’action de l’objet sur les sens. C’est déjà ce qu’avançait la Lettre à Elizabeth du 6 octobre 1645 qui contient tous les éléments de la définition à laquelle aboutit l’analyse des articles 17-29 : “On peut généralement nommer passions toutes les pensées qui sont ainsi excitées en l’âme sans le concours de sa volonté, et par conséquent, sans aucune action qui vienne d’elle, par les seules impressions qui sont dans le cerveau, car tout ce qui n’est point action est passion. Mais on restreint ordinairement ce nom aux pensées qui sont causées par quelque particulière agitation des esprits. Car celles qui viennent des objets extérieurs, ou bien des dispositions intérieures du corps, comme la perception des couleurs, des sons, des odeurs, la faim, la soif, la douleur et semblables, se nomment des sentiments, les uns extérieurs, les autres intérieurs. Celles qui ne dépendent que de ce que les impressions précédentes ont laissé en la mémoire, et de l’agitation ordinaire des esprits, sont des rêveries, soit qu’elles viennent en songe, soit aussi lorsqu’on est éveillé, et que l’âme, ne se déterminant à rien de soi-même, suit nonchalamment les impressions qui se rencontrent dans le cerveau. Mais, lorsqu’elle use de sa volonté pour se déterminer à quelque pensée qui n’est pas seulement intelligible, mais imaginable, cette pensée fait une nouvelle impression dans le cerveau, cela n’est pas en elle une passion, mais une action, qui se nomme proprement imagination. Enfin, lorsque le cours ordinaire des esprits est tel qu’il excite communément des pensées tristes ou gaies, ou autre semblables, on ne l’attribue pas à la passion, mais au naturel ou à l’humeur de celui en qui elles sont excitées, et cela fait qu’on dit que cet homme est d’un naturel triste, cet autre d’une humeur gaie, etc. Ainsi il ne reste que les pensées qui viennent de quelque agitation des esprits, et dont on sent les effets comme en l’âme même, qui soient proprement nommées des passions.”100

100 Alquié, III, pp. 614-615.

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Il faut donc retenir de cette analyse et de la définition finale que les passions même causées par le corps, conservent une nature psychologique - ce sont des sentiments psychiques ; que ce sont des perceptions confuses et obscures qui, si elles sont plus que des sentiments, des émotions, se distinguent des émotions purement intellectuelles ; qu’elles présentent l’originalité d’être rapportées à l’âme, comme si elle en était l’origine exclusive, mais qu’elles sont causées par un mouvement particulier des esprits animaux, qui explique tout autant leur spécificité que leur dynamisme.

Un tableau permet de résumer la démarche de Descartes :

Pour conclure, il convient de se demander si l’explication de la passion par le mouvement des esprits animaux, dans les nerfs ou dans le cerveau, vient lever l’embarras où nous laissait l’article 25. D’après D. Kambouchner, Descartes s’arrête à un compromis : “retrait de l’exclusivité du rapport des passions à l’âme, contre reconnaissance de son objectivité”101. En déterminant les passions par la cause prochaine du mouvement des esprits animaux, l’article 27 n’a pas annulé le rapport des passions à l’âme, mais l’a au contraire objectivé - “J’ajoute qu’elles se rapportent particulièrement à l’âme” et plus loin : “…qu’on peut nommer des émotions de l’âme qui se rapportent à elle”. La passion ne se définit plus “seulement” par ce rapport. Mais d’un autre côté ce rapport n’est pas construit par l’opinion. C’est un fait, “différent du jugement qui assigne dans l’âme la cause de la passion, il est et demeure un fait absolu - le rapport de l’âme à elle-même dans la passion.”102 Dans ces conditions ce sont les difficultés qui changent. L’énigme désormais consiste dans la “compossibilité du rapport à l’âme et de leur causalité physique”103. “Quelle proportion peut-il y avoir, quelle commune mesure, quelle rapport concevable, entre le “mouvement des esprits” et le rapport de l’âme à soi, ou si

101 Op. cit., I, p. 120. 102 Ibid. 103 Ibid.

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l’on veut son auto-affection ?”104 Si la définition des passions n’est pas tout à fait intelligible, c’est qu’“elle constitue, si l’on ose dire, un concentré de l’obscurité de l’union de l’âme et du corps, et [qu’]elle revêt, par l’agrégation de déterminations incomparables, un caractère qu’on peut dire tératologique.”105

Les passions produites dans l’union (30-40)

Le troisième moment commence à partir de l’article 30. Les passions sont des

pensées qui ont pour originalité d’avoir toujours une double dimension, à la fois physique et psychologique, qui est spécifique de l’humanité seule. La conscience affective est proprement humaine. Aussi convient-il d’aborder les passions à partir de leur possibilité, c’est-à-dire du point de vue de l’union de l’âme et du corps. Encore est-il bon de rappeler que l’analyse séparée des fonctions du corps (articles 7-16) et de l’âme (17-29) était requise pour la constitution de la science des passions.

Descartes tente d’expliquer la passion en fonction de l’union de l’âme et du corps (articles 30-40). Les articles 30-34 traitent de l’union en général, sans introduire des pensées particulières : sa nature d’abord (article 30), le point physique où elle a spécialement lieu ensuite (articles 31-34). Cette parenthèse sur l’union justifie le titre de la première partie : “et par occasion, de toute la nature de l’homme”. La nature de l’homme est donnée avec l’union de l’âme et du corps. Au contraire les articles 35-36 expliquent successivement les sensations et les passions à partir de l’union. Après une série d’exemples, l’analyse des causes des passions se termine sur l’analyse de ses effets (article 40).

L’union et la glande pinéale (30-35) Article 30 L’union de l’âme et du corps est une thèse cartésienne fondamentale. Pourtant

l’article 30 ne se contente pas de la reprendre.106 Descartes entend y prouver plus précisément que l’âme n’est pas jointe avec une partie du corps mais avec tout le corps : “que l’âme est unie à toutes les parties du corps conjointement”, “que l’âme est véritablement jointe à tout le corps”. Cette thèse et les deux arguments en sa faveur posent de nombreuses difficultés qui engagent la métaphysique en général et la cohérence de la métaphysique cartésienne en particulier. En effet comment l’âme par nature incorporelle peut-elle se joindre à un corps et inversement comment le corps peut-il agir sur l’âme ? Comment concevoir une égalité entre l’immatériel et le matériel ? En outre comment ce qui est indivisible par soi peut-il être uni à tout le corps qui est par principe divisible ? Mais ces difficultés sont redoublées dans la métaphysique cartésienne qui soutient une distinction stricte et irréductible entre l’âme et le corps. Comment concilier le dualisme ontologique de l’âme et du corps avec la thèse de leur union sans admettre une commune mesure entre eux ? Mais comment admettre sans contradiction une dissociation ontologique et une interaction effective ? Comment en venir à situer un lieu où l’union entre l’âme et le corps s’exerce immédiatement ?107

104 Op. cit., p. 121. 105 Ibid. 106 Voir la Sixième méditation. 107 De ces difficultés sortent aussi bien le parallélisme de Spinoza que l’occasionnalisme de

Malebranche. On connait en particulier les critiques de Spinoza dans la Préface de la cinquième partie de l’Ethique : “En vérité je ne puis assez m’étonner qu’un Philosophe, après s’être fermement résolu à ne rien déduire que de principes connus d’eux-mêmes, et à ne rien affirmer qu’il ne le perçût clairement et distinctement, après avoir si souvent reproché aux Scolastiques de

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Que faut-il donc comprendre par la thèse : “L’âme est véritablement jointe à tout le corps”. D’abord on doit être attentif à la forme et à la nature de la liaison de l’âme et du corps. La thèse exclut une distinction sur le modèle d’un rapport extérieur, contingent et instrumental. Descartes l’avait déjà dit dans la cinquième partie du Discours de la méthode108, l’âme n’est pas dans son corps comme “un pilote en son navire”. L’union de l’âme et du corps est réelle ou substantielle. L’âme et le corps unis forment un seul et même être.

Avant de comprendre comment l’âme peut être unie à tout le corps, il faut bien comprendre comment elle lui est unie “véritablement”. L’adverbe a une valeur forte. Il signifie à la fois que l’union est réelle et substantielle et que c’est une vérité que l’on peut établir comme Descartes s’y emploie en suivant.

La thèse de la substantialité de l’union est scolastique avant d’être cartésienne. L’homme est un être par soi (ens per se) et non pas un être contingent, composé accidentel de deux substances109. Aristote avait déjà critiqué Platon qui séparait le corps et l’âme, lui opposant que ni le corps ni l’âme pris à part ne constituent des substances complètes. La substance “véritable” c’est le composé de corps et d’âme. Mais si Descartes reprend la thèse, il n’en admet pas la preuve. En effet les scolastiques expliquent l’union substantielle de l’âme et du corps comme l’union d’une forme et d’une matière, et tendent d’après lui à se la représenter comme un mélange. L’âme informe la matière du corps et constitue son principe vital110.

Mais pour le philosophe français toute substance est complète, existant en soi et par soi111 : le corps n’a pas besoin de l’âme, et inversement l’âme n’a pas besoin du corps, pour exister. En outre l’union ne se déduit pas d’une théorie générale du composé de matière et de forme mais relève d’un mode de connaissance spécifique. L’affectivité prouve l’union. C’est ce qu’explique clairement la Lettre à Elizabeth du 28 juin 1643 : “l’âme ne se conçoit que par l’entendement pur ; le corps, c’est-à-dire l’extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l’entendement seul, mais

vouloir expliquer les choses obscures par des qualités occultes, admette une hypothèse plus occulte que toute qualité occulte. Qu’entend-il, je le demande, par l’union de l’Ame et du Corps ? Quelle conception claire et distincte a-t-il d’une pensée très étroitement liée à une certaine portion de l’étendue ? Je voudrais bien qu’il eut expliqué cette union par sa cause prochaine. Mais il avait conçu l’Ame distincte du Corps, de telle sorte qu’il n’a pu assigner aucune cause singulière ni de cette union ni de l’Ame elle-même, et qu’il lui a été nécessaire de recourir à la cause de tout l’Univers, c’est-à-dire à Dieu. Je voudrais, de plus, savoir combien de degrés de mouvement l’Ame peut imprimer à cette glande pinéale et avec quelle force la tenir suspendue.” (Vrin, trad. Appuhn, p. 171)

Mais on peut montrer inversement, comme le fait D. Kambouchner (op. cit., I, pp. 33-34), qu’avec Descartes la passion émerge comme problème philosophique. Descartes n’est certes pas le premier à reconnaître à la passion une dimension corporelle. Aristote avait déjà souligné que “les affections de l’âme impliquent un corps : le courage, la douceur, la crainte, la pitié, l’audace ou encore la joie, ainsi que l’amour et la haine ; car en même temps qu’elles se produisent, le corps est affecté d’une certaine manière.” (Traité de l’âme, I, 1, 403a 16-19). Pourtant cette nature psycho-physique de la passion ne constitue pas un problème théorique parce que l’âme est tellement unie au corps, comme forme et comme moteur, qu’elle en devient presque quelque chose de corporel. Ce qui n’est plus le cas quand l’âme et le corps sont par principe absolument distincts comme deux substances complètes et que le fait des passions pourtant ne s’explique par leur union.

108 Alquié, I, p. 631. 109 C’est l’objet de la querelle de Descartes avec Régius (Lettre de janvier 1642 ), Descartes

lui reprochant de diffuser en Hollande un cartésianisme faussé en professant l’idée que l’homme est un “être par accident”. (Alquié, II, pp. 914-915).

110 Par exemple de façon caractéristique, Saint Thomas d’Aquin écrit dans le De veritate : “L’âme est unie au corps de deux manières : d’abord en tant que forme, dans la mesure où elle procure l’existence au corps qu’elle fait vivre ; puis en tant que moteur, dans la mesure où elle exerce ses opérations par le corps.” (question 26, article 2).

111 Voir les Principes de la philosophie, I (articles 51-53).

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beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ; et enfin, les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps, ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire, ils conçoivent leur union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous rendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques, qui exerce principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps.”112

Ce n’est donc pas la somme et le progrès des connaissances dans l’ordre de la pensée ou dans l’ordre de l’étendue qui peut permettre d’approfondir la compréhension de l’union puisqu’elle relève d’une connaissance irréductible à l’entendement et à l’imagination. Car les trois idées primitives ne sont pas seulement premières par rapport à toutes les autres connaissances mais également entre elles, ce qui fait que la connaissance de l’union est précisément indérivable de chaque substance ou de la connaissance de chaque substance. C'est pourquoi l’union n’est pas inconnaissable mais bien incompréhensible. Pour en prouver la possibilité, Descartes avance deux arguments.

D’abord Descartes s’appuie sur l’unité fonctionnelle du corps vivant. Le corps est un et indivisible en tant qu’il est vivant. Encore cette indivisibilité n’est-elle pas absolue (“en quelque façon indivisible”). Car le corps ne possède pas cette propriété en tant que corps : sous cet aspect, le corps se définit au contraire par l’extériorité réciproque des éléments qui le rend par nature divisible (“partes extra partes ”). Le corps est divisible si l’on considère la matière ou l’étendue qui le constitue. Mais le corps vivant présente une telle “disposition de ses organes, qui se rapportent tellement tous l’un à l’autre, que lorsque quelqu’un d’eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux.” Cette structuration du corps vivant, sa constitution comme liaison des parties entre elles et avec le tout - la modification d’une partie entraîne la modification de son rapport avec toutes les autres, donc avec le tout lui-même - manifeste, malgré sa nature matérielle, une unité et une indivisibilité irréductibles.

Si donc il n’y a pas d’unité matérielle du corps, il y a une unité fonctionnelle du corps (vivant), et c’est elle qui rend possible l’union de l’âme au corps. L’âme est unie à tout le corps parce que le corps vivant forme un tout indivisible.

La deuxième preuve est paradoxale : elle établit l’union en insistant sur l’hétérogénéité de l’âme et du corps. On aurait pu considérer que l’unité fonctionnelle du corps, en tant qu’elle distingue le corps vivant du corps simplement matériel, rapprochait l’âme du corps. Mais pour éviter tout risque de confusion entre l’âme et le corps, Descartes préfère réaffirmer le dualisme (“et à cause qu’il est d’une nature qui n’a aucun rapport à l’étendue …”). On s’étonnera de cette manière de prouver l’union par la distinction, mais elle est propre à expliquer comment l’âme peut se rapporter au corps, non en tant qu’il est simplement étendu, mais seulement en tant qu’il est un tout indivisible. L’âme n’a pas besoin d’être étendue pour s’unir au corps, par nature étendu, quand celui-ci est irréductible à l’extension, c’est-à-dire quand il présente l’unité fonctionnelle du corps vivant. Ainsi il n’y aurait semble-t-il que deux manières d’expliquer l’union : soit ramener l’âme au corps, l’inétendue à l’étendue - hypothèse contraire à tout le cartésianisme ; soit distinguer deux niveaux de réalité du corps. Selon la première le corps est composé de parties et l’âme ne peut y être unie. Selon la seconde, l’âme inétendue se rapporte au corps en fonction de son unité fonctionnelle, c’est-à-dire précisément en tant qu’irréductible à l’étendue.

112 Alquié, III, pp. 44-45.

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L’inextension de l’âme “paraît” doublement évidente, à titre de principe : il appartient à l’idée d’âme ne n’être rien de matériel - “on ne saurait aucunement concevoir la moitié ou le tiers d’une âme” - ; et à titre de fait : l’amputation d’un membre du corps n’entraîne pas la suppression d’une partie de l’âme, alors que la mort, causée par la dissolution de l’unité fonctionnelle du corps, rompt aussitôt l’union.

Ainsi l’union, qui est un fait irrécusable de l’affectivité, n’est pas un mélange, une identification de l’âme et du corps. La différence est maintenue mais l’union réelle est concevable si l’on se représente que l’âme se rapporte au corps comme tout à partir de son unité fonctionnelle. L’âme peut être unie à tout le corps sans s’y étendre.

Pourtant il reste de nombreux points obscurs. Principalement on peut se demander si l’unité fonctionnelle du corps est une propriété du corps en tant que tel, du corps vivant - mais alors Descartes ne rétablit-il pas une finalité que le mécanisme de sa physiologie a exclu ? - ou du corps humain - il s’agit cette fois de savoir si l’âme survient à cette unité relative déjà donnée ou si elle contribue à la constituer.

Descartes a toujours refusé ailleurs l’idée d’unité fonctionnelle comme constitutive du corps vivant, comme l’article 6 l’a encore rappelé. Le vivant est encore et toujours un enchaînement de mouvements et d’organes selon des causes efficientes, et non pas un système téléonomique, de sorte que le corps ne présente pas d’unité et d’indivisibilité réelles, même relativement. L’animal auquel on prélève un membre n’est plus le même. C’est un autre corps, une autre machine.

Ensuite faut-il considérer que le corps humain se distingue du corps animal et cette différence est-elle produite par l’union de l’âme au corps ? Est-ce l’unité fonctionnelle du corps qui rend possible l’union de l’âme au corps ou, à l’inverse, l’union de l’âme et du corps qui assure au corps humain l’unité par laquelle il se différencie du corps animal113 ? D’un côté Descartes souligne l’identité du corps due à la solidarité organique de ses parties, antérieure à l’union de l’âme. De l’autre l’âme semble constituer le principe

113 Voir la Lettre au Père Mesland du 9 février 1645 qui aborde ces deux difficultés sans

les lever : “Premièrement je considère ce que c’est que le corps d’un homme, et je trouve que ce mot de corps est fort équivoque ; car, quand nous parlons d’un corps en général, nous entendons une partie déterminée de la matière, et ensemble de la quantité dont l’univers est composé, en sorte qu’on ne saurait ôter tant soit peu de cette quantité, dont l’univers est composé, que nous ne jugions incontinent que le corps est moindre et qu’il n’est plus entier ; ni changer aucune particule de cette matière, que nous ne pensions par après que le corps n’est plus totalement le même, ou idem numero. Mais, quand nous parlons du corps d’un homme, nous n’entendons pas une partie déterminée de matière, ni qui ait une grandeur déterminée, mais seulement nous entendons toute la matière qui est ensemble unie avec l’âme de cet homme ; en sorte que, bien que cette matière change, et que sa quantité augmente ou diminue, nous croyons toujours que c’est le même corps, idem numero, pendant qu’il demeure joint et uni substantiellement à la même âme ; et nous croyons que ce corps est tout entier, pendant qu’il a en soi toutes les dispositions requises pour conserver cette union. Car il n’y a personne qui ne croie que nous avons les mêmes corps que nous avons eus dès notre enfance, bien que leur quantité soit de beaucoup augmentée, et que, selon l’opinion commune des médecins, et sans doute selon la vérité, il n’y ait plus en eux aucune partie de la matière qui y était alors, et même qu’ils n’aient plus la même figure ; en sorte qu’ils ne sont eadem numero, qu’à cause qu’ils sont informés de la même âme. Pour moi, qui ai examiné la circulation du sang, et qui crois que la nutrition ne se fait que par une continuelle expulsion des parties de notre corps, qui sont chassées de leur place par d’autres qui y entrent, je ne pense pas qu’il y ait aucune particule de nos membres qui demeure la même numero un seul moment, encore que notre corps, en tant que corps humain, demeure toujours le même numero pendant qu’il est uni avec la même âme. Et même, en ce sens-là, il est indivisible : car, si on coupe un bras ou une jambe à un homme, nous pensons bien que son corps est divisé, en prenant le nom de corps en la première signification, mais non pas en le prenant en la deuxième ; et nous ne pensons pas que celui qui a un bras ou une jambe coupée, soit moins homme qu’un autre. Enfin, quelque matière que ce soit, et de quelque quantité ou figure qu’elle puisse être, pourvu qu’elle soit unie avec la même âme raisonnable, nous la prenons toujours pour le corps du même homme, et pour le corps tout entier, si elle n’a pas besoin d’être accompagnée d’autre matière pour demeurer jointe à cette âme.” (Alquié, III, pp. 547-548).

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d’identité numérique du corps : c’est l’unité de l’âme (raisonnable) qui, tant qu’elle est unie au corps, assure à celui-ci son unité. Mais l’âme peut-elle s’unir à n’importe quel corps ? Suffit-il pour se sortir de ces difficultés de distinguer entre le corps brut, composé de matière inorganisée et divisible, le corps organique vivant pourvue d’une unité fonctionnelle qui l’affranchit de la divisibilité qui appartient à l’étendue (corps animal) , et ce corps recevant l’union de l’âme (corps humain) ?

L’article 30 a traité de l’union en général pour montrer qu’elle est complète de

l’âme avec tout le corps. Après avoir étudié la nature de l’union, il s’agit de préciser par quel moyen elle se fait. C’est l’objet des articles 31-34.

Article 31 L’article 31 semble se présenter comme une correction de l’article 30 (“bien que

l’âme soit jointe à tout le corps, il y a néanmoins …”) qui dissimulerait une contradiction. Quand l’article précédent avançait qu’ “on ne peut pas proprement dire qu’elle [l’âme] soit en quelqu’une de ses parties”, le présent article affirme au contraire qu’ “il y a néanmoins en lui quelque partie, en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulièrement qu’en toutes les autres”. Mais il ne faut pas se tromper. Descartes change de point de vue, de la nature de l’union à son moyen et si l’âme est unie à tout le corps médiatement, par l’unité fonctionnelle qui l’organise, elle est aussi unie immédiatement par une de ses parties par laquelle l’âme exerce ses fonctions (actions). Il y a une petite glande, située dans le cerveau qui est lieu d’interaction entre l’âme et le corps.

L’idée d’un siège de l’âme dans le corps est ancienne. Descartes rencontre deux traditions. La tradition galiénique situe l’âme dans le cerveau, tandis que la tradition aristotélicienne, la plus ancienne, la place dans le cœur.

La tradition aristotélicienne faisait assez naturellement du cœur le siège de l’âme puisque le cœur était la source de la chaleur du corps et que l’âme constituait son principe vital. En outre l’expérience vécue de la passion pouvait servir d’indice. La passion est sentie physiquement dans le cœur. Mais dans cette hypothèse, on a confondu la passion aussi bien avec le sentiment qu’avec la sensation physique qui l’accompagne. La chaleur dans le cœur, la sensation de contraction musculaire du cœur par exemple ne constitue pas la passion, au sens strict des articles 27-29, mais le phénomène corporel qui lui est concomitant. L’article 33 expliquera justement comment l’âme n’a pas besoin d’être dans le cœur pour sentir ses passions.

Descartes retient plutôt la première parce que c’est au cerveau qu’arrivent tous les nerfs qui transmettent les sensations. Mais il la corrige : ce n’est pas tout le cerveau qui est le lieu organique de l’âme, mais seulement une petite partie, la plus intérieure, avec une forme de pomme de pin, qui lui vaut son nom de glande “pinéale”. Toute la suite est consacrée à justifier cette localisation précise. Deux arguments sont proposés : les propriétés remarquables de la glande pinéale (fin de l’article) ; le fait qu’elle est la seule partie du cerveau et du corps à n’être pas dédoublée (article 32).

La glande pinéale concentre des propriétés topiques qui la désignent comme le siège sinon de l’âme, du moins de l’interaction de l’âme et du corps, car elle n’est le lieu organique privilégié de l’union que parce qu’elle est la partie “dans le cerveau en laquelle l’âme exerce ses fonctions, plus particulièrement” sur le corps. Descartes les énumère dans la longue phrase qui occupe la deuxième moitié de l’article : extrême petitesse qui la rend sensible au moindre mouvement ; situation centrale dans le cerveau ; position médiane dans le conduit par lequel les esprits animaux communiquent dans les parties du cerveau ; mode d’insertion privilégié qui la rend “tellement suspendue” qu’elle est très flexible, oscillant au plus léger mouvement des esprits ou suffisant à modifier leur cours. Mais la glande pinéale est-elle la seule partie du cerveau à partager des propriétés si remarquables ? L’article 32 vient montrer que l’union qui a plus particulièrement lieu dans la glande pinéale, en raison des dispositions mentionnées, ne peut avoir lieu ailleurs dans le cerveau et partout dans le corps.

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Les sens sont toujours au nombre de deux (deux mains, deux yeux…), et pourtant dans l’âme ne se forme qu’une seule idée, une seule perception de l’objet. Les sens sont doubles mais les représentations psychiques des objets uniques. Il faut donc admettre quelque lieu dans le cerveau où les impressions sensibles se réunissent et “s’assemblent en une avant qu’elle parvienne à l’âme”. Or cette fonction ne peut revenir qu’à la glande pinéale qui est à la fois la seule partie unique et centrale du cerveau114.

On remarquera pour terminer que la thèse cartésienne est moins établie par un fait expérimental que par la nécessité rationnelle (“la raison me persuade …”) de concevoir un lieu de l’interaction : la glande pinéale est la seule partie du corps et du cerveau à ne pas être double et donc la seule à pouvoir constituer le lieu où les mouvements du corps, les impressions sensibles sont réunis.

Article 34 L’âme agit immédiatement sur le corps par la glande pinéale. Reste à connaître le

mécanisme de l’interaction, “comment l’âme et le corps agissent l’un contre l’autre”. C’est l’objet de l’article 34. Descartes explique par quels moyens la glande est reliée à l’ensemble du corps, c’est-à-dire par les nerfs, les esprits animaux et même par le sang. Il n’envisage pas seulement le rayonnement de l’âme dans l’organisme mais bien l’autre mode de l’interaction qui va aussi du corps vers l’âme.

La première partie reprend les analyses (“en nous souvenant…”) antérieures des articles 13-16. La seconde ajoute des éléments nouveaux. Descartes complète en fait l’article 13 qui avait lié les sentiments de l’âme à une modification du cerveau sous la traction des nerfs transmettant l’information sensorielle. Mais l’on pouvait en conclure que l’âme en était toute émue et donc présente dans toutes les parties du cerveau, c’est-à-dire étendue et divisible, ce qu’elle n’est pas et ne peut pas être. Ainsi dans l’explication du mécanisme physiologique de la sensation, c’est un intermédiaire entre l’âme et le corps qui faisait défaut, c’est-à-dire la glande pinéale. Il faut donc reprendre l’analyse de ce mécanisme à partir de la fonction de la glande pinéale qui explique l’unification des perceptions et la possibilité de l’interaction de l’âme et du corps.

La glande est le siège de l’âme qui peut mouvoir les esprits ou être mu par eux. Ainsi les objets extérieurs peuvent agir sur l’âme parce que les esprits animaux impriment sur la glande autant de mouvements déterminés qu’ils y en a dans les objets extérieurs. Cet isomorphisme entre la multiplicité qualitative des impressions dont les objets sont la cause, et la variété des mouvements dont est susceptible la glande résulte de ces propriétés remarquables que l’article 31 lui a attribuées.

Mais la glande peut aussi “être diversement mue par l’âme” comme dans le cas des imaginations volontaires (article 20). C’est le même mécanisme que pour la perception sensible mais à cette différence que le mouvement est volontaire parce qu’il a l’âme pour origine : il y a autant de mouvements de la glande qu’il y a de pensées diverses de l’imagination ou de la mémoire volontaires115.

La fin de l’article 116 est consacrée au mouvement corporel, involontaire ou volontaire. Ou bien un mouvement est transmis sur la glande (mouvement réfléchi) par un mouvement antérieur des esprits animaux et l’âme est passive117 ; ou bien un mouvement de la glande est transmis au mouvement des esprits animaux - toujours en mouvement - sous l’action de l’âme, qui commande ainsi le mouvement volontaire.

114 L’article 35 donne un exemple optique pour expliciter cette synthèse des impressions

sensibles doubles. 115 Dans tous les deux cas, un mouvement de la glande est transformé en sentiment. La

correspondance des mouvements physiques et des sentiments psychiques, des pensées de l’âme et des mouvements de la glande est un fait de l’institution de la nature, comme le précisera Descartes à l’article 35.

116 Il faut lire la dernière phrase ainsi : “elle” dans “elle pousse les esrpits” désigne la glande pinéale, mais l’âme dans “elle leur fait mouvoir les membres”.

117 Voir l’article 36.

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Article 36 L’article 36 est en quelque sorte le sommet de la première partie. Il aborde

l’explication de la passion de l’âme (“la façon” dont “les passions sont excitées en l’âme”), c’est-à-dire la détermination de la cause prochaine qui fait le mouvement de la passion, analysée in concreto sur l’exemple de la peur, repris de l’article 35 et généralisé à l’article 37 à toutes les passions.

La peur est certainement choisie pour sa spontanéité, parce que contrairement à d’autres passions plus complexes, elle ne fait pas appel au raisonnement. On s’accorde volontiers sur son caractère mécanique.

A l’origine de la passion il y a une perception externe. Mais la cause première de la passion n’en est qu’une des conditions. Ce n’est pas un objet qui cause la passion mais, comme dans l’exemple de la peur, sa perception comme “fort étrange et fort effroyable”, c’est-à-dire un certain jugement par rapport au corps, ou du moins l’association de l’objet, par la mémoire involontaire, à ce qui, un jour, a nuit au corps : la crainte, qui est une espèce de désir, peut engendrer la hardiesse ou la peur. Entre la perception de l’objet, où l’âme est entièrement passive, et la reconnaissance de sa figure comme étrange et effroyable, il y a la médiation d’un jugement, en tous cas de l’imagination qui sollicite la mémoire, la comparaison avec l’expérience vécue, pour déterminer ce qui est ou non nuisible pour le corps, et plus globalement pour le composé humain.

La passion de l’âme est fonction du passé du corps, des “réactions antérieures en semblables circonstances” comme dit Alquié118 en vue de son utilité. Plus exactement Descartes distingue trois conditions de la passion qui jouent dans sa causalité spécifique et dans sa variation individuelle119: le “tempérament du corps”, la “force de l’âme”, l’expérience antérieure.

Le mouvement des esprits, à partir de l’excitation sensorielle, médiatisé par un jugement relatif au bien du corps et soumis à ces trois conditions initiales qui rendent le cerveau disposé d’une certaine façon à l’égard de l’expérience actuelle, produit un mouvement double. Certains esprits reviennent de la glande vers les muscles moteurs dont ils ouvrent les pores et déclenchent un mouvement adaptatif externe - c’est la fuite - tandis que d’autres se dirigeant vers les muscles à l’orifice du cœur provoquent un mouvement de réaction viscérale qui constitue le processus le plus original de la passion. Le mouvement viscéral des esprits altère le mouvement cardiaque et la distillation du sang qui, ainsi modifié, “envoie des esprits au cerveau, qui sont propres à entretenir et fortifier les passions de la peur, c’est-à-dire qui sont propres à tenir ouverts, ou bien à ouvrir derechef, les pores du cerveau qui les conduisent dans les mêmes nerfs.” La cause prochaine de la passion consiste dans ce phénomène rétroactif qui suit un circuit secondaire qui l’entretient bien au-delà de l’excitation sensorielle. Il explique la durée qui spécifie la passion dans le genre des sentiments et des émotions120. Elle est un état et non un affect éphémère. C’est une passivité qui dure. Aussi la véritable cause de la passion revient-elle au mouvement viscéral des esprits qui la fait durer121.

La fin de l’article s’attache à l’aspect psychologique de la passion qui présente deux caractéristiques. Les esprits nouveaux, autrement raréfiés, excitent un mouvement sur la glande qui est institué de nature pour modifier l’âme et lui faire sentir la passion (de peur en l’occurrence). La passion est l’effet psychique qui correspond au mouvement des esprits sur la glande, conformément à l’union de l’âme et du corps instituée par Dieu. Descartes conclut sur la localisation de la passion en expliquant pourquoi elle est sentie

118 Voir la note, III, p. 982. 119 Voir l’article 39. 120 Voir les articles 28-29. On observera que cette temporalité de la passion fait aussi toute

son utilité. La passion fait persister l’âme à vouloir ce qui lui est utile (article 52), fortifie et fait durer ses pensées (article 74).

121 Voir la fin de l’article 39, “en la façon qui est requise pour produire des esprits propres à continuer cette défense et en retenir la volonté.” Voir aussi l’article 102 sur la passion de l’amour.

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comme dans le cœur. L’âme sent la contraction et la dilation du cœur qui accompagne la passion. Mais le cœur n’est pas le siège des passions122.

L’article 37 généralise l’explication du phénomène complet de la passion. Toutes

les passions sont causées principalement par ce mouvement particulier des esprits animaux qu’est le mouvement de répercussion viscérale.

L’article 38 traite du comportement moteur qui accompagne la passion, comme la

fuite pour la peur, qui ne doit pas être prise pour la conséquence d’une décision. Il faut dissocier la cause du mouvement adaptatif de la connaissance que le sujet en prend. S’il a bien conscience de fuir, la fuite n’en est pas moins mécanique et involontaire. Elle résulte d’un mouvement concomitant des esprits vers les nerfs des muscles.

En fait on peut remarquer dans le phénomène passionnel trois mouvements. Il y a d’abord la passion elle-même, effet dans l’âme d’un mouvement des esprits animaux imprimé à la glande pinéale à laquelle est jointe. Simultanément (“en même temps”) se produit le mouvement du comportement corporel moteur qui accompagne la passion. Enfin il faut compter aussi la passion, au sens large, qui n’est pas autre chose que perception de l’âme du mouvement de fuite. L’âme prend connaissance de la fuite. Ainsi le mouvement est bien conscient mais involontaire parce qu’il a le corps et non l’âme pour cause.

L’article 39 essaie d’expliquer comment les passions peuvent varier d’un individu

à l’autre. Comment une même cause, une même perception peut-elle exciter dans l’âme, ou la peur ou le courage ou la hardiesse ? Cette variation ne constitue-t-elle pas une objection au mécanisme causal des esprits ? Les mêmes causes ne doivent-elles pas produire nécessairement les mêmes effets ?

Descartes se contente de reprendre l’idée déjà avancée à l’article 36 : cette variation s’explique par la disposition du cerveau qui peut être différente entre les individus, et varier pour le même individu au cours de l’expérience, par l’habitude et la discipline principalement. Il existe ainsi une indétermination relative dans la production des passions à l’intérieur d’une causalité strictement mécanique. C’est l’indétermination des conditions initiales (article 36) qui introduit la variation dans le mécanisme passionnel.

Le philosophe qui veut traiter les passions en physicien, analyse les conditions de leur production à partir de l’union de l’âme et du corps. Ainsi il met en évidence ce que le sens commun ignore, que les passions ont pour cause prochaine un certain mouvement des esprits animaux. Mais il ne suffit pas de traiter de la cause des passions pour en comprendre tout le mécanisme. Il faut aussi les envisager dans leurs effets, ce qui est l’objet de l’article suivant.

L’article 40 est ramassé mais il marque un tournant dans l’analyse, passant de

l’étude de la cause à celle de l’effet. Mais d’une part il s’agit de saisir seulement le “principal effet des passions”. D’autre part il faut distinguer la notion d’effet de celle d’usage, de finalité ou d’utilité qui dominera dans la deuxième partie. La passion a un effet objectif dont la connaissance est le complément nécessaire à son explication par la cause prochaine.

Cette considération de l’effet permet de comprendre pourquoi la passion n’est complète qu’en l’homme (“le principal effet dans les hommes”), ou ce qui revient au même, que la passion est spécifiquement humaine. L’animal privé d’âme ne peut vivre la passion comme cette incitation à vouloir - tandis que l’ange, faute de corps, ne pourrait en éprouver dans son âme l’action.

L’effet principal désigne l’unité des effets partiels de la passion, le comportement moteur et la modification de l’âme ressaisie dans une propriété dynamique qui finit de la

122 Voir l'article 33.

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spécifier parmi les autres sentiments ou émotions. En même temps qu’elle provoque un mouvement des esprits vers les muscles qui induit le comportement corporel, la passion de la peur incite l’âme qui la subit à vouloir fuir. La passion produit le mouvement de fuite et dispose l’âme à vouloir ce que le corps accomplit mécaniquement : les passions “incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps”. L’âme est ainsi mise en situation de vouloir les mouvements dont elle n’est pas la cause. Cette incitation n’est pas une action de l’âme, même si elle engage ou enrôle la volonté : l’âme subissant la passion, consent et “veut les mouvements qu’elle commande”123 par ailleurs nécessairement, conformément à l’institution de nature. Dans la passion, la pensée s’arrête sur le corps et se recentre sur ses mouvements.

Mais la volonté est-elle contrainte par la passion ? Cet article en introduisant la volonté pour considérer l’effet principal des passions, fait la transition avec le dernier moment de la première partie qui traite de la liberté et du pouvoir de l’âme à l’égard de ses passions.

Les pouvoirs de l’âme sur les passions (41-50)

Descartes envisage tous les modes d’action de l’âme sur le corps pour en

déterminer la nature et l’étendue (articles 41-46). L’article 47, justement célèbre et parmi les plus longs, achève cet examen du pouvoir d’action de l’âme et précise l’originalité de la théorie cartésienne des passions par rapport à la philosophie scolastique.

Les trois derniers articles viennent précisément en vérifier l’efficacité pratique. Ils abordent la question morale de l’exercice de la liberté et de la maîtrise des passions à partir de leurs conditions effectives d’exercice. Car sans la connaissance du corps humain, la liberté est bien vaine. Au contraire la prise en compte de la détermination physique permet de concevoir des techniques qui donnent à l’âme un pouvoir réel, et même “absolu” sur les passions.

L’action de l’âme sur le corps (a. 41-44) L’article 41 pose le problème dans toute sa généralité : “quel est le pouvoir de

l’âme au regard du corps ?” Descartes examine ensuite les cas où l’action de l’âme intervient - la mémoire (article 42), l’imagination (article 43) -, et jusqu’où s’étend cette action et son pouvoir (articles 44-46).

L’article 41 rappelle124 la thèse de la liberté absolue et intrinsèque de la volonté qui

fait “qu’elle ne peut jamais être contrainte”. L’âme fait l’expérience de la liberté, ou de la volonté à laquelle elle s’identifie - vouloir, avoir conscience de vouloir, faire l’expérience intérieure de la liberté ne font qu’un125 ; elle sait que par nature elle ne peut être nécessitée par quelque force126. Aussi ne s’agit-il pas de prouver la liberté de l’âme mais de comprendre comment elle peut l’exercer dans le cadre de l’union, à l’égard de la passion.

123 Alquié, note (III, p. 984). 124 Voir par exemple les Principes de la philosophie, I, articles 6, 39, 42 (Alquié, III, p.

114). 125 Voir les Réponses aux Troisièmes objections (Alquié, II, p. 642). 126 La volonté peut être disposée ou incitée par l’action du corps, comme le montrera

l’article 47, par un mouvement de la glande pinéale, mais non pas déterminée par cette action. La volonté ne peut pas, sans cesser d’être elle-même, c’est-à-dire libre, être l’effet d’une action du corps.

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La réponse se tire partiellement de la distinction faite à l’article 17 entre les actions et les passions de l’âme. Toutes les pensées ne sont pas entièrement au pouvoir de l’âme mais seulement ses actions. Les actions de l’âme, c’est-à-dire ses pensées en tant que volitions dépendent entièrement d’elle. C’est pourquoi le corps ne peut les changer directement. Mais inversement, les pensées qui “dépendent absolument des actions qui les produisent … ne peuvent qu’indirectement être changées par l’âme.”127 L’âme ne peut agir directement sur une cause qui ne relève pas d’elle.

C’est pourquoi l’exercice de la liberté dans l’union se fait indirectement, c’est-à-dire par l’intermédiaire de la glande pinéale sur laquelle l’action de la volonté est pourtant immédiate et directe (fin de l’article). L’action directe de l’âme sur la glande requiert un pouvoir indirect de l’âme sur le corps, et inversement pour le corps à l’égard de l’âme : “mécanisme dirigé” pour l’âme, “volonté incitée” pour le corps pour reprendre les expressions d’Alquié128.

Ainsi (article 42) l’âme ne peut avoir à disposition ses souvenirs (“lorsque l’âme

veut se souvenir …”) sans mobiliser le mécanisme de la mémoire, c’est-à-dire sans agir sur la glande qui “pousse les esprits vers divers endroits du cerveau, jusques à ce qu’ils rencontrent celui où sont les traces que l’objet dont on veut se souvenir y a laissées.” Il en va de même pour les phénomènes de l’imagination, de l’attention et du mouvement moteur (article 43). L’action est volontaire mais ne peut produire ses effets sur le corps qu’indirectement, par le mouvement de la glande pinéale et des esprits animaux129.

Article 44 L’article 44, par deux exemples, montre que la volonté ne saurait avoir d’influence

et d’action efficace sur les mécanismes du corps s’ils ne correspondent à des mouvements de la glande, institués de nature. Le premier concerne ce qu’on appellerait aujourd’hui le phénomène d’accommodation visuelle, c’est-à-dire la modification de la configuration des prunelles en fonction de la distance de l’objet sur lequel se porte le regard. Selon que l’objet regardé est lointain ou proche, les prunelles des yeux s’élargissent ou se rétrécissent. Si l’on veut regarder “un objet fort éloigné, cette volonté fait” qu’elles s’élargissent. Mais la volonté peut-elle commander de même façon l’élargissement ou le rétrécissement des prunelles ? Nullement. Les causes de l’élargissement ou du rétrécissement des prunelles consistent dans les mouvements de la glande qui sont joints aux volontés de regarder de loin ou de près et non pas aux volontés d’élargir ou de rétrécir les prunelles. A ces volontés n’est associé aucun mouvement de la glande, donc aucune modification corporelle. La volonté est impuissante à produire un effet corporel qui se produit pourtant automatiquement dès qu’elle se fait volonté de voir quelque chose.

Le deuxième exemple manifeste mieux encore quel bénéfice l’action humaine retire de cet oubli ou de cette inconscience du mécanisme corporel. De même que les hommes n’auraient que rarement la vision claire s’ils leur fallait vouloir le mécanisme

127 Ici Descartes fait une exception. Il y a des passions de l’âme dont l’âme est la cause

(“excepté lorsqu’elle est elle-même leur cause”). Cette possibilité n’est pas absurde : elle a été déjà mentionnée à l’article 17. Toutes les pensées, y compris les actions de l’âme, deviennent des passions pour autant que l’âme en est consciente ou en a l’idée. Mais ici il ne peut s’agir de cette sorte de passions, puisqu’elles correspondent à la perception des actions de l’âme et que la première partie de l’article a opposé ces dernières aux passions. Il y aurait des passions de l’âme au sens d’émotions dont l’âme est la cause et qui, sans avoir par conséquent pour cause le mouvement des esprits, seraient distinctes des actions de l’âme. A l’article 17, ces sortes de passions ne sont pas nommées, mais seulement identifiées comme des exceptions. Il faut attendre l’article 147, à la fin de la deuxième partie, pour que Descartes s’en explique, parlant à leur sujet d’ “émotions intérieures”.

128 Note (III, p. 985). 129 Cette direction volontaire du mécanisme suppose une “force” de l’âme qui a le pouvoir

“de faire que la glande se meut en la façon qui est requise”. Mais ce concept ne laisse pas d’être obscur.

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d’accommodation, de même ils s’empêcheraient d’articuler convenablement les sons et ne cesseraient pas de bégayer, s’ils devaient diriger continuellement leur attention sur les mouvements de la langue et des lèvres requis pour les produire. C’est au contraire la pensée ou la représentation du sens qui facilite l’articulation et l’expression de la parole parce que c’est à elle que les mouvements phonatoires et articulatoires se trouvent associés. Encore la correspondance est-elle en l’occurrence artificielle (“l’habitude, que nous avons acquise en apprenant à parler …”), ce qui prouve que l’association entre le mouvement et la pensée, qui relève de l’union de l’âme et du corps, pouvant être modifiée, l’âme peut agir indirectement sur ses passions. L’exemple du langage, de l’apprentissage de la parole suggère ce que peut être la méthode générale d’une maîtrise des passions, non pas en agissant contre la cause corporelle sur laquelle elle ne peut rien, mais en substituant à l’effet qu’elle subit (passion) un effet dont elle est cause.

Les limites du pouvoir de l’âme (a. 45-47) C’est exactement ce que l’article 45 expose. L’âme n’est pas totalement démunie

devant les passions mais elle n’a pas le pouvoir qu’on pourrait souhaiter qu’elle ait, celui d’agir directement sur elles pour les exciter ou pour les ôter à loisir. Tout son pouvoir est indirect : “Nos passions ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l’action de la volonté, mais elles peuvent l’être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d’être jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter.”

L’homme ne peut vivre sans être sujet aux passions, mais il peut n’en être pas l’objet, car la manière de les vivre lui revient malgré tout. Ainsi, il ne suffit pas de décréter qu’il ne faut pas avoir peur, d’en avoir la volonté, pour que cesse la passion de la peur et que l’on devienne aussitôt hardi et courageux. Mais il appartient de vouloir user de ses pensées, qui dépendent absolument de son pouvoir, de les substituer à celles qui se présentent, en tant que passions précisément, associées aux mouvements corporels sur lesquels l’âme n’a pas de prise. L’âme peut ainsi utiliser à son avantage le mécanisme, en dirigeant ses propres pensées, en s’appliquant “à considérer les raisons, les objets, ou les exemples”, toutes les représentations propres à modifier la relation naturelle entre la perception du danger et la passion de la peur, même s’il faut susciter pour cela la passion contraire. C’est en provoquant, par le jeu et l’exercice répété de certaines pensées, le désir de la gloire, la joie de la victoire, le refus de la honte, du regret que l’âme peut combattre la peur.

L’âme ne passe pas ainsi de la passion à la non-passion. L’apathie du sage stoïcien n’est ni possible ni souhaitable130. Il n’appartient pas à l’homme d’être exempt de passions mais il lui appartient d’exercer sa volonté, en tirant profit du mécanisme passionnel, pour les vivre de manière parfaitement heureuse131.

Encore ce pouvoir indirect de la volonté sur les passions est-il limité. L’âme ne peut entièrement disposer de ses passions, comme le développe l’article 46. La volonté ne peut pas surmonter la durée constitutive du phénomène passionnel. L’âme doit endurer les passions quand elle ne peut, sur le champ, “promptement”, les changer ou les arrêter.

Descartes explique cette impuissance par la différence spécifique de la passion, comme émotion, non seulement causée, mais entretenue et fortifiée par quelque

130 “Je ne suis point de ces philosophes cruels qui veulent que leur sage soit insensible” (A

Elizabeth du 18 mai 1645, Alquié, III, p. 565). 131 Descartes poursuit dans la même lettre : “Mais il me semble que la différence qui est

entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu’elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie.” (id., pp. 565-566)

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mouvement des esprits animaux - l’émotion n’étant pas seulement psychique mais bien physique et viscérale ou cardiaque comme l’a montré l’article 27. Il ne dépend pas de la volonté d’agir sur l’émotion “qui se fait dans le cœur, et par conséquent aussi en tout le sang”, qui accompagne nécessairement, ou presque toujours la modification psychique. C’est par ce mouvement à répercussion viscérale que l’émotion continue d’agir sur l’âme, avec autant de présence ou d’insistance que les objets qui affectent actuellement les organes des sens, “en sorte que, jusqu’à ce que cette émotion ait cessé”, les passions “demeurent présentes à notre pensée”.

Sans doute l’âme peut-elle inhiber les passions faibles comme elle peut “s’empêcher d’ouïr un petit bruit, ou de sentir une petite douleur”. Mais de même que cette abstraction n’est plus possible dans le cas du tonnerre ou de la brûlure par le feu, de même l’âme ne peut pas surmonter les passions les plus violentes, qui ne cessent d’occuper entièrement l’esprit que lorsque cesse l’émotion du sang et des esprits. L’âme ne peut entièrement disposer de ses passions, parce qu’elle ne peut maîtriser ce temps corporel de l’émotion, particulièrement dans le cas de la passion violente.

Dans ces conditions, en attendant que l’émotion soit apaisée, “le plus que la volonté puisse faire” c’est de contenir les mouvements corporels qui suivent normalement des passions. La volonté peut ne pas céder aux mouvements du corps auxquels la passion la dispose (article 40) : quand la colère fait lever la main pour frapper, “la volonté peut ordinairement la retenir”.

Donc au mieux, la volonté peut inhiber provisoirement les passions les plus faibles et suspendre, directement mais pas dans tous les cas (“ordinairement”), les mouvements corporels auxquels dispose le corps.

L’article 47 achève l’analyse commencée à partir de l’article 41 sur les influences

de l’âme sur le corps. Conceptuellement il n’apporte rien de nouveau, notamment par rapport aux articles 45 et 46 sur la détermination du pouvoir de l’âme à l’égard de ses passions. Son intérêt est pourtant pédagogiquement capital. Descartes rectifie une erreur commune à l’opinion et aux philosophes, principalement de tradition scolastique, qui interprètent imaginairement un effet très réel des passions, leur résistance à l’action de la volonté, en situant cette opposition dans l’âme même et en divisant celle-ci en plusieurs parties qui s’affrontent. Ce faisant, il précise l’originalité de sa pensée dont l’efficacité et les techniques qui en dérivent (articles 48-50) sont les meilleurs gages. Car la philosophie, la sixième partie du Discours de la Méthode l’avait fièrement enseigné, doit pouvoir agir sur le monde.

La présentation de l’erreur contient déjà le principe de sa solution. On a divisé l’âme en parties inférieure et supérieure, en état de guerre intestine, là où il n’y a que l’âme, une et indivisible, contre la seule chose qui puisse lui être extérieure, c’est-à-dire le corps. On n’a pas manqué d’observer que l’âme subissait la passion contre sa volonté. La passion consiste dans son conflit avec la volonté. Mais cet effet réel, qui correspond en vérité au caractère indirect et limité du pouvoir de la volonté sur les passions, a été intériorisé dans l’âme même comme un conflit entre plusieurs instances psychiques. Si les combats sont intérieurs à l’âme même, alors il faut se représenter dans l’âme des parties entre lesquelles ont lieu ces combats. L’intériorisation du conflit, qui est tout extérieur en réalité (âme/corps) conduit à une dramatisation excessive et à une espèce de démonologie qui doit finalement faire désespérer d’une possible maîtrise des passions. Mais là on l’on croit que deux parties de l’âme s’affrontent, il ne s’agit que de l’opposition entre deux mouvements contraires mais hétérogènes, un mouvement causé par l’âme contre un mouvement matériel des esprits animaux. Et au lieu de localiser le combat dans la glande pinéale on l’intériorise dans l’âme qui devient une espèce de théâtre où elle joue plusieurs personnages.

L’erreur est très commune et c’est pourquoi peut-être Descartes se montre très évasif (“on a coutume d’imaginer …”). Sans doute pense-t-il aux poètes qui se plaisent à mettre en scène la passion comme une division intérieure du moi, qui s’assujettit à une force obscure qui émane de lui. Du côté des philosophes, le lecteur moderne songerait à

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Platon (le mythe de l’attelage ailé du Phèdre), mais le vocabulaire de l’article (“entre la partie inférieure de l’âme, qu’on nomme sensitive, et la supérieure qui est raisonnable ; ou bien entre les appétits naturels et la volonté.”) fait directement référence à la philosophie aristotélicienne et scolastique.

Mais s’agit-il d’une erreur sur les passions ou d’une erreur sur la nature de l’âme ? Est-ce l’expérience de la passion qui induit une conception erronée de l’âme ou bien une conception erronée de l’âme qui “rationalise” l’expérience vécue de la passion en l’intériorisant sous la forme d’une lutte interne, comme un moment de sa vie ? Nul doute que la critique cartésienne ne porte radicalement sur la conception de l’âme. Descartes, depuis les premiers textes, a toujours soutenu la thèse de l’unité, de l’unicité et de l’indivisibilité de l’âme132 : l’âme est sans parties, elle est toute entière la même (dans) ses modes - vouloir, concevoir manifestent également l’essence de la pensée, ou encore, l’âme est toute entière et non partiellement, sentante, voulante, concevante… - , l’âme est inétendue. La Sixième méditation y revient encore : “je remarque ici, premièrement, qu’il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. Car en effet, lorsque je considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense, je n’y puis distinguer aucunes parties, mais je me conçois comme une chose seule et entière. Et quoique tout l’esprit semble être uni à tout le corps, toutefois un pied, ou un bras, ou quelqu’autre partie étant séparée de mon corps, il est certain que pour cela il n’y aura rien de retranché de mon esprit. Et les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas proprement être dites ses parties : car le même esprit s’emploie tout entier à vouloir, et aussi tout entier à sentir, à concevoir, etc. Mais c’est tout le contraire dans les choses corporelles ou étendues : car il n’y en a pas une que je ne mette aisément en pièces par ma pensée, que mon esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties et par conséquent que je ne connaisse être divisible.”133 Or les scolastiques ont méconnu cette vérité métaphysique fondamentale de l’unité, plus que formelle, et de l’unicité de l’âme, parce qu’ils ont ignoré la distinction réelle de l’âme et du corps, se faisant une idée confuse ou imaginaire de l’âme, c’est-à-dire mêlant des attributs ou des fonctions qui relèvent des deux substances séparément134 (“l’erreur qu’on a commise … ne vient que de ce qu’on n’a pas bien distingué ses fonctions d’avec celles du corps …”).

Alors quels sont les processus réels du phénomène passionnel qu’on est tellement enclin à intérioriser et à dramatiser dans l’âme ? Que se passe-t-il en vérité, si tous ces combats de l’âme avec elle-même sont imaginaires ?

L’opposition, bien réelle, qu’on relève entre la volonté et les passions n’a ni la nature ni le lieu qu’on lui prête. Le prétendu conflit ne concerne pas deux parties de l’âme, mais deux impulsions et n’est pas intérieur à l’âme mais s’exerce extérieurement sur la glande pinéale. Ce conflit n’a rien de dramatique et de mystérieux. Il est tout mécanique. Deux forces contraires s’appliquent en un même point matériel du cerveau et “la plus forte empêche l’effet de l’autre”.

Après l’explication générale, Descartes évoque les cas particuliers des sensations et des passions. Est-il pertinent d’opposer les sens et la volonté ? Descartes ne le pense pas parce que les sensations sont des connaissances qui n’incitent aucunement à vouloir. Elles peuvent s’imposer à l’âme en occupant l’esprit, mais il suffit de détourner de la perception des objets les organes des sens pour que ses actions n’en soient plus empêchées. Au contraire les passions contiennent une tendance, enveloppent un “effort” et une inclination qui est susceptible de s’opposer à l’action de la volonté. Encore faut-il préciser que la passion, en tant qu’effet psychique, par elle-même n’est pas active et ne s’oppose pas à la volonté. Celle-ci ne peut être contrainte par la passion parce que le conflit n’oppose pas deux états psychiques mais la volonté et la cause corporelle dont la

132 Dans la Règle XII, alors qu’il parle encore d’information du corps par l’esprit (Alquié, I,

p. 135), Descartes affirme déjà l’unité de l’âme et sa nature purement spirituelle (id., p. 140). 133 Alquié, II, p. 499. 134 On mesure mieux ici l’importance des articles méthodologiques 2 et 3.

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passion est l’effet psychique. Et s’il y a bien une impuissance de la volonté, elle consiste à ne pas pouvoir modifier la cause de la passion. Donc le principal combat dont la glande est le lieu, concerne les mouvements des esprits qui excitent les passions et les actions de l’âme.

Mais il ne suffit pas de substituer le vrai mécanisme de la passion au conflit imaginaire de l’âme avec elle-même pour défaire le préjugé. Il faut encore expliquer l’apparence qui en est l’origine. Or tout procède ici d’un décalage temporel. De ce que l’on perçoit comme simultanées la passion et la volonté, on en conclut à l’opposition de deux puissances de l’âme. Or ces pensées ne sont pas simultanées mais se suivent très rapidement. Parce que l’âme ne peut agir sur ses passions qu’indirectement en usant d’industrie, en formant discursivement, donc successivement, des représentations capables “de changer pour un moment le cours des esprits”, mais que pendant ce même temps, les esprits qui causent la passion ne cessent de produire leur effet, il en résulte pour l’âme la conviction de se sentir “poussée presque en même temps à désirer et ne désirer pas une même chose.” La distorsion temporelle entre le mode discursif, indirect auquel l’âme est condamnée pour agir sur la passion, et l’inertie de la passion constamment entretenue par le mouvement des esprits, fait croire à un conflit intérieur entre deux parties de l’âme, comme si elle voulait et ne voulait pas en même temps la même chose, alors qu’en réalité il n’y a nulle contradiction en l’âme mais une quasi-simultanéité entre l’action de la volonté et la passion.

“Toutefois on peut encore concevoir quelque combat” que le conflit imaginaire a dissimulé. Il oppose la volonté qui s’efforce de modifier un comportement aux mouvements des esprits qui incitent les muscles au mouvement. Ainsi la même cause qui excite la peur et les esprits animaux dans les muscles “à remuer les jambes pour fuir” peut être contrariée et arrêtée par la volonté qu’on a d’être hardi.

Cet article finit d’accomplir l’entreprise cartésienne de dédramatisation et de démystification de la passion. Aucune tempête, aucun conflit dans l’âme. Toute la vie passionnelle se joue entre l’action de l’âme sur le corps et l’action du corps sur l’âme par l’intermédiaire de la glande pinéale. La passion prouve ainsi à la fois la distinction et l’union de l’âme et du corps, et la philosophie cartésienne qui l’a rendu à sa vérité est aussi celle qui propose un ensemble de techniques efficaces sans lesquelles le projet moral d’une maîtrise des passions est pure vanité.

La force et les armes de l’âme (a. 48-50) Dans les articles 48-50, Descartes envisage directement les conditions d’exercice

d’une maîtrise effective des passions dont les articles précédents ont montré le caractère indirect et limité. Comment l’âme peut-elle produire ces représentations qui lui permettent d’agir sur le corps et sur les passions ? L’examen de la “force de l’âme”, qui conduit Descartes à distinguer trois espèces d’âme (article 48) et deux manières pour l’âme d’exercer cette force (article 49) s’achève, à l’article 50, sur la conviction que même en l’absence de volonté, l’âme peut acquérir “un empire très absolu sur toutes les passions”.

Ces trois derniers articles introduisent une perspective encore absente du traité, la considération morale sur les passions. S’il s’agit de maîtriser les passions, c’est que les passions ne sont plus abordées comme des faits dont il faut connaître les causes mais comme des valeurs, et que leur maîtrise est supposée constituer pour l’homme, un bien ou le moyen du bien. Encore toutes les façons de les maîtriser ne se valent-elles pas.

Articles 48 et 49 On sait que le pouvoir de l’âme sur ses passions est indirect (article 45). Comment

la volonté peut-elle produire des représentations qui puissent agir efficacement sur les passions ?

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Ce pouvoir indirect de l’âme ou de la volonté correspond à ce que Descartes nomme la “force” d’âme, qui n’est pas égale pour tous les hommes. Cette force consiste dans la capacité à suivre “des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal” et constituent les “propres armes” de l’âme. En effet ces jugements ont l’âme pour cause unique et absolue. Leur caractère déterminé, qui ressortit à l’entendement, les oppose aux pensées confuses qui viennent du corps, c’est-à-dire aux passions qui ont l’habitude de dominer les âmes faibles. Quant à leur fermeté, elle traduit la constance et la résolution qui relèvent de la volonté.

La force d’âme permet alors de hiérarchiser les âmes. Il y a les âmes les plus fortes, les âmes les plus faibles, et les âmes pour ainsi dire intermédiaires, qui sans être tout à fait faibles ne possèdent pas la force que seule la vérité peut garantir à l’âme.

Ainsi les âmes les plus fortes sont celles précisément qui agissent en fonction des jugements fermes et déterminés, c’est-à-dire en fonction de l’entendement et de la volonté (résolution). Pour autant que ces jugements procèdent de la connaissance de la vérité et que celle-ci favorise la constance de la volonté à les suivre - la vérité est condition de liberté -, ils procèdent de l’âme seule. Ce sont les âmes qui agissent avec les armes propres de l’âme.

Au contraire les âmes les plus faibles, ne pouvant régler par des jugements déterminés et fermes leur conduite, se laissent emporter par leurs passions. Ce sont des âmes qui ne combattent pas, toujours sous la dépendance des passions qui s’en emparent. Ces âmes n’agissent pas ; passionnées, elles sont agitées et vivent dans le “plus déplorable” état qui puisse être. La variété des passions ne fait pas varier la condition d’un malheur et d’un esclavage continuels.

Mais entre ces deux extrêmes de la liberté et de l’esclavage, il y a encore ces âmes, peut-être les plus communes, qui ne font combattre la volonté contre les passions qu’avec les armes que lui procurent d’autres passions. Ces âmes n’ont pas la faiblesse des âmes les plus faibles, parce que la volonté éprouve sa force et combat les passions. Mais elles n’ont pas pour autant la force des âmes les plus fortes car la volonté ne combat pas “avec ses propres armes”. La force de leur faiblesse est de résister aux passions en prenant pour règle d’action une autre passion, c’est-à-dire d’avoir transformé en principe de conduite ce qui a d’abord été subi. Mais la faiblesse de cette force vient de ce que le jugement que suivent ces âmes procède d’une passion ancienne, à présent éteinte. Or un jugement emprunté à une passion reste irrémédiablement confus, et en quelque façon faux, ce qui ne peut assurer à l’âme cette sérénité et cette liberté que seule la connaissance de la vérité promet. Un jugement fondé sur la passion introduit de l’ordre, une forme de constance et de régularité dans la vie qui vaut mieux que la condition des âmes les plus faibles, condamnées à une continuelle opposition avec elles-mêmes, toujours soumises à des passions contraires. La volonté n’y est pas absente et c’est là tout le mérite de ce genre de conduite. Mais, comme l’article 49 le souligne, plus particulièrement à la fin, s’il vaut mieux vivre en suivant une mauvaise règle, quand une passion est devenue un jugement, que vivre sans aucune règle, à l’instar des âmes les plus faibles, “il y a pourtant grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion, et celles qui ne se sont appuyées que sur la connaissance de la vérité.” Ces âmes intermédiaires font de nécessité vertu mais s’interdisent d’atteindre la vraie vertu qui, en délivrant de tous les regrets qui nous empêchent d’être contents en cette vie, est aussi la condition de la béatitude135. Et quand bien même on n’aurait pas découvert la vérité (morale parfaite ?), si seulement on s’est efforcé de la connaître, vivant toujours en suivant résolument (volonté) ce que l’entendement nous présente de meilleur, l’âme n’aura jamais rien à se reprocher et vivra dans le plus parfait contentement qu’un homme puisse espérer.

Mais la maîtrise des passions n’est-elle possible que pour une volonté ferme et constante qui s’appuie nécessairement sur la connaissance de la vérité par l’entendement ?

135 Voir la Lettre à Elizabeth, du 4 août 1645 (Alquié, III, pp. 587-590).

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L’article 50 qui clôt la première partie envisage une autre espèce de pouvoir de l’âme, involontaire et machinal, acquis par l’habitude. Si une maîtrise involontaire des passions est possible, alors il n’est pas jusqu’aux âmes les plus faibles qui ne puissent avoir sur elles un empire absolu. Paradoxalement le pouvoir absolu de l’âme sur ses passions relève non d’une maîtrise volontaire mais de l’habitude.

L’article vérifie la possibilité d’une substitution par l’habitude du rapport, institué de nature, entre une pensée et un mouvement de la glande, à propos des sensations d’abord et des passions ensuite, avant de conclure sur le thème de la maîtrise des passions en général et sur l’utilité et l’efficacité pratique de celle qu’il a proposée.

A chaque mouvement de la glande, la nature a institué une pensée déterminée. Mais cette relation est en quelque sorte matière pour la culture qui peut conditionner ou déconditionner autrement ce que la nature a originellement institué136. Descartes l’établit pour commencer à propos des perceptions, en reprenant, comme à l’article 44, le cas du langage. Mais alors qu’il était question de l’émission de la parole, donc d’une action volontaire de l’âme (l’articulation), l’article 50 s’intéresse plutôt à la compréhension du langage qui relève d’une perception passive. A l’institution de nature qui associait aux paroles certains mouvements de la glande pour représenter la perception de leurs sons, l’habitude finit par substituer la perception de leur sens.

Il en va de même des passions. Il s’agit de dissocier les mouvements des esprits, qui dépendent à la fois de l’action des objets et de la disposition du cerveau, des passions auxquels ils sont naturellement joints. Ce qui peut s’obtenir de deux façons comme le montrent deux exemples.

La modification peut intervenir sans la force de l’âme, involontairement et sans la répétition d’aucun exercice. L’“habitude peut être acquise par une seule action et ne requiert point un long usage.” Ainsi si l’on s’apprête à manger avec appétit, donc sans doute avec joie, une viande où l’on perçoit “inopinément quelque chose de fort sale”, l’âme ressent une surprise (espèce de l’admiration) qui provoque à son tour de l’horreur, une répulsion mêlée d’un dégoût137 auquel cette viande ne manquera pas d’être désormais associée alors même qu’elle sera saine.

Le second exemple, au contraire, suppose la répétition. Descartes évoque le dressage des animaux138. Cette fois ce n’est pas la force d’âme qui fait défaut mais l’âme même 139 . L’animal ne connaît que le comportement moteur sans la passion qui l’accompagne chez l’homme. Aussi ce qu’on peut établir pour l’animal dépourvu d’âme vaudra a fortiori pour l’homme qui en est pourvu, si faible soit elle. Or on sait modifier le comportement de l’animal, au point de contrarier entièrement son instinct - le chien qui s’arrête à la vue d’une perdrix qui devrait le faire courir et qui accourt au coup de fusil qui devrait le faire fuir - sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir sa volonté, lui qui n’en possède pas. Aussi combien l’homme est-il plus capable d’acquérir de nouveaux comportements, de substituer aux réactions naturelles des réactions acquises, de maîtriser finalement ses passions, lui qui est doué de raison et de volonté.

Cet exemple autorise une conclusion positive sur la possibilité d’un pouvoir absolu sur les passions, y compris pour les âmes les plus faibles. Descartes ne manque pas d’insister sur l’utilité de sa théorie des passions comparativement aux philosophies morales. Il vient en effet de montrer finalement que l’homme peut se constituer, par lui-même ou en suivant une discipline imposée par autrui, des habitudes qui, une fois

136 Ce thème avait été partiellement abordé à l’article 44 et fournit, à l’article 136, le

principe général qui explique la diversité des passions particulières aux individus. 137 Voir à la fois l’article 67 et l’article 208. 138 Voir la Lettre à Mersenne du 18 mars 1630 (Alquié, I, p. 252). 139 La Lettre à Morus du 5 février 1649 (Alquié III, pp. 884-885) peut éclairer la

restriction : “car encore qu’elles [les bêtes] n’aient point de raison, ni peut-être aussi aucune pensée…” Dans la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, Descartes écrit que les mouvements des passions se faisant malgré nous, sans dépendre de la faculté de penser, même s’ils s’en accompagnent, “peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu’ils ne sont dans les homme, sans qu’on puisse, pour cela, conclure qu’elles aient des pensées.” (id., p. 694).

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acquises, sauront le préserver, sans faire intervenir la volonté et la force d’âme, du tiraillement des passions. Le pouvoir de l’âme sur ses passions reste toujours indirect, mais il est irrésistible. Les hommes peuvent devenir comme maîtres de leurs passions, acquérir un empire très absolu sur toutes les passions, du moins s’ils savent employer “assez d’industrie à les dresser et à les conduire.”