Heidegger Et Nietzsche. Le Problème de La Métaphysique

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Jozef Van de Wiele Heidegger et Nietzsche. Le problème de la métaphysique In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 66, N°91, 1968. pp. 435-486. Citer ce document / Cite this document : Van de Wiele Jozef. Heidegger et Nietzsche. Le problème de la métaphysique. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 66, N°91, 1968. pp. 435-486. doi : 10.3406/phlou.1968.5445 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1968_num_66_91_5445

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Jozef Van de Wiele

Heidegger et Nietzsche. Le problème de la métaphysiqueIn: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 66, N°91, 1968. pp. 435-486.

Citer ce document / Cite this document :

Van de Wiele Jozef. Heidegger et Nietzsche. Le problème de la métaphysique. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisièmesérie, Tome 66, N°91, 1968. pp. 435-486.

doi : 10.3406/phlou.1968.5445

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1968_num_66_91_5445

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Heidegger et Nietzsche

Le problème de la métaphysique

Heidegger attache une importance exceptionnelle à la philosophie de Nietzsche. Il y consacre ses commentaires les plus longs et les plus fouillés. L'œuvre de Nietzsche constitue pour lui la « décision », c.-à-d. le motif déterminant de sa prise de position par rapport à la métaphysique (x). C'est l'étude de Nietzsche qui a fait passer Heidegger du point de vue de la remontée aux fondements de la métaphysique à celui de son dépassement. La connaissance de l'interprétation heideggerienne de Nietzsche sera par conséquent un des éléments essentiels d'une compréhension authentique de Heidegger lui-même, en particulier de sa vision sur le problème de la métaphysique.

Le but de cette étude n'est pas de comparer la doctrine des deux philosophes du point de vue objectif, mais bien de comprendre l'interprétation heideggerienne de Nietzsche. Or, de l'aveu de Heidegger lui- même, son interprétation ne vise pas à tracer une image historique de la pensée de Nietzsche (2), mais bien à la situer dans le développement interne de la métaphysique occidentale. On comprendra dès lors que les textes sur lesquels est basée la présente étude sont en premier lieu des textes heideggeriens et seulement à titre secondaire des textes nietzschéens.

Comme l'indique le sous-titre, l'interprétation à laquelle nous consacrons notre attention, jette une vive lumière sur le problème de la métaphysique. Comment envisager celle-ci après la pensée nietzschéenne et surtout après celle de Heidegger ? L'étude de ces deux philosophes ne nous mettra-t-elle pas devant certaines conclusions de la plus haute importance pour l'élaboration future de toute ontologie

(!) Otto Pôggbleb, Der Denkweg Martin Heideggers, Pfullingen, Neske, 1963, p. 100 : « So wird Nietzsches Denken, als Vollendung und Ende der Metaphysik, zur Entscheidung », cf. pp. 104-135.

(«) N (Nietzsche, 2 vol. 20,5 x 12,5 de 662 et 494 pp., Pfullingen, Neske, 1961) II, pp. 262-263.

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ou de toute pensée de l'être ? Ne nous fera-t-elle pas saisir les motifs profonds de leur vive réaction antimétaphysique ?

Notre sujet peut dès lors être précisé. Nous envisageons l'interprétation heideggerienne de Nietzsche en fonction du problème de la métaphysique et de la question de savoir si celle-ci peut être repensée. Nous diviserons l'exposé de la façon suivante : aperçu de l'interprétation heideggerienne de Nietzsche; la parenté entre les deux philosophes; leur divergence; les conclusions de leur réaction antimétaphysique.

I

L'INTERPRÉTATION HEIDEGGERIENNE DE NIETZSCHE

Heidegger considère Nietzsche comme un penseur qui prend rang parmi les métaphysiciens de l'histoire occidentale. De ce fait, il lui faut bien appliquer à sa pensée les caractéristiques de la métaphysique en général. Qu'est-ce que la métaphysique pour Heidegger ? On peut la définir comme « la vérité de l'étant en tant que tel en totalité » (8). Elle représente la vérité de l'être de l'étant, impliquant l'oubli de la vérité de l'être (4). Or toute métaphysique inclut, d'après Heidegger, cinq éléments essentiels (5). Elle traite de l'essence de l'étant (l'étantité) et de son existence {dos Dass und dos Wie). Ensuite elle implique une certaine idée de la nature de la vérité et de l'histoire de la vérité. Enfin elle requiert une humanité qui articule sa vérité, la fonde, la communique et la conserve.

Applique-t-on les traits mentionnés à la philosophie de Nietzsche et se demande-t-on comment ils doivent être spécifiés, il faut s'en reporter aux cinq Grundworte, aux cinq mots clefs de sa pensée (6). Quels sont-ils ? A l'essence, l'existence, la nature de la vérité, l'histoire de la vérité et l'humanité qui s'y rattache correspondent respectivement la volonté de puissance, l'éternel retour du même, la justice, le nihilisme et le surhomme. Expliquons le sens et la portée de ces vocables fondamentaux.

(3) N II, p. 257; HW (Holzwege), p. 193. (4) VA ( Vôrtrage und Aufsâtze), p. 71 : « 'Metaphysik' ist schon als Geschick der

Wahrheit dee Seienden gedacht, d.h. der Seiendheit, als einer noch verborgenen aber ausgezeichneten Ereignung, nàmlich der Vergessenheit des Seins. »

(5) N II, p. 258. («) N II, p. 259-260.

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1. La volonté de puissance.

Pose-t-on la question : qu'est-ce que l'étant en tant que tel (qu'on songe au 7e livre de la Métaphysique d'Aristote), la réponse de Nietzsche est la suivante : volonté de puissance ! (7). Dans le morceau « Von der Selbst-Ueberwindung » Nietzsche déclare : «Là où j'ai trouvé la vie, j'ai trouvé la volonté de puissance et même dans la volonté du serviteur j'ai trouvé la volonté d'être maître »(8). La volonté de puissance est le caractère fondamental de la vie, mais, selon Nietzsche, «la vie» est l'autre vocable pour « l'être ». « L'être, dit Nietzsche — nous n'en avons pas d'autre représentation que la vie — comment donc quelque chose de mort pourrait-il être?»(9).

Mais qu'est-ce au fond que la volonté de puissance? Il faut se garder de la représentation populaire (10), ainsi que de la représentation psychologique (u). Il s'agit de la comprendre au niveau métaphysique (12). En soi elle est volonté de la volonté (13). L'expression « volonté de puissance» contient deux fois la même notion, mais dans une fonction différente (elle contient deux fois « vouloir»). La première fois il s'agit du sujet qui veut et la seconde fois de l'objet qui est voulu. Ce qui est le plus proche de ce que nous entendons par vouloir, c'est la seconde fonction, nommée par le mot « puissance ». Il s'agira de la liberté, c.-à-d. de commandement, d'être maître, de disposer des moyens d'agir (14). La première fonction, le sujet dans notre formule, nommée par le mot « volonté », est moins proche de notre conception courante de la volonté. Il s'agit notamment du vouloir de la puissance, du vouloir d'être maître, etc. Il en découle que la volonté ne vise pas la puissance comme l'autre d'elle-même, comme le but situé en dehors d'elle (15). Par ailleurs la signification nietzschéenne de la Selbst-Ueberwindung n'est pas sans rapport avec ce que nous venons d'expliquer. La volonté de puissance se dépasse elle-même, parce qu'en tant que telle elle se veut et se risque toujours elle-même (ia).

(?) N II, p. 260, p. 264; HW, p. 218. (8) N II, p. 264. (9) N II, p. 265. («>) N II, p. 263. («) N II, pp. 263-264. (12) N II, p. 264. (13) N I, p. 46; N II, pp. 266-272. (14) N II, p. 265. (15) N II, p. 265. (i«) N II, p. 265.

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Signalons la thèse de l'augmentation de puissance (17), la signification de la non-puissance (18) et de la volonté de puissance, même dans le négatif (19), autant d'aspects qui ont les rapports les plus étroits avec l'essence de la volonté de puissance et qui doivent être compris à partir de celle-ci. Mais arrêtons-nous à trois concepts qui sont de la plus haute importance pour la compréhension de la volonté de puissance, celui de la valeur, celui du chaos et celui de la subjectivité. Les valeurs sont les conditions de l'épanouissement de la puissance et le chaos est la manière d'être originelle du monde comme volonté de puissance. La notion de subjectivité est celle qui situe en dernière analyse le concept de la volonté de puissance dans la philosophie occidentale.

La volonté de puissance crée les conditions du maintien et de l'augmentation de la puissance (20). Le point de vue de ces conditions est le point de vue des valeurs. Les valeurs valent et ne sont pas « en soi». La valeur est essentiellement la perspective projetée par la vue calculatrice de la volonté de puissance, afin que celle-ci puisse s'épanouir (21).

Les valeurs ont en outre d'étroits rapports avec certaines productions et s'y incarnent. Nietzsche appelle ces productions des créations complexes de durée relative de la vie à l'intérieur du devenir (22). Il les qualifie de Herrschaftsgebilde. Ce sont des formes (Gestalten) que la volonté de puissance réalise, par ex. la science, l'art, la politique, la religion (23). La philosophie est appelée la forme la plus spirituelle de la volonté de puissance (24). Ainsi on comprend l'affirmation à

(") N II, p. 266. (18) N II, p. 266. (i») N II, p. 267. (20) N II, p. 268. (21) N II, p. 269; N II, p. 85 : « Schluss-Resultat: Aile Werte, mit denen wir bis

jetzt die Welt zuerst uns schâtzbar zu machen gesucht haben und endlich ebendamit entwertet haben, als sie sich als unanlegbar erwiesen — aile dièse Werte sind, psychologisch nachgerechnet, Resultate bestimmter Perspektiven der Nûtzlichkeit zur Aufrecht- erhaltung und Steigerung menschlicher Herrschafts-Gebilde: und nur fâlschlich proji- ziert in das Wesen der Dinge. Es ist immer noch die hyperboliache Naivitât des Menschen, sich selbst als Sinn und Wertmass der Dinge anzusetzen. »

(22) N II, p. 268. (23) N II, p. 270. (24) Friedrich Nietzsche, Werke in drei Bànden, hrsg. Karl Schlechta, Bd2,

Mûnchen, Hanser, 1955, Jenseits von Ovt und Bôse, I, 9, p. 573 : « Sie [die Philosophie] schafft immer die Welt nach ihrem Bilde, sie kann nicht anders; Philosophie ist dieser

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première vue déroutante que la science et l'art sont en premier lieu des valeurs. La valeur se mesure objectivement à la seule quantité de puissance augmentée et organisée (25).

Nietzsche identifie catégoriquement l'être, au sens platonicien, à la valeur. Il s'agit bien de l'être comme identité immuable opposée au devenir. Les mondes intelligibles, c.-à-d. suprasensibles, des philosophies antérieures, qui constituent d'après elles le fondement et le sens du devenir, sont conçus à chaque fois par Nietzsche comme un ensemble de position de valeurs (26). C'est là la transformation essentielle que subit chez lui le concept d'intelligible. Il est capital pour l'ontologie nietzschéenne que cette position de valeurs est fondée dans un principe ontologique, c.-à-d. dans la volonté de puissance, qui est chez Nietzsche l'être de l'étant au sens qui lui est propre et qui est considéré essentiellement comme devenir ininterrompu. Nietzsche soumet l'être au sens platonicien au devenir tel que nous venons de le comprendre. Cet être se voit rendu relatif et réduit à une condition de l'épanouissement de la volonté de puissance. A l'encontre des philosophies intellectualistes, où le monde intelligible domine la valeur, chez Nietzsche le monde intelligible se résume à la valeur, qui elle ne peut être bien comprise qu'en fonction de la vie et du devenir, de la volonté de puissance et de son augmentation. A la lumière de ce qui précède deviennent évidentes l'aversion de Nietzsche pour Parménide et sa prédilection pour Heraclite.

La pensée nietzschéenne se caractérise par une violente réaction anti-intellectualiste. Une des notions principales où celle-ci se manifeste, est celle de chaos (27). Le monde, c.-à-d. l'étant en totalité, qui s'articule comme volonté de puissance, n'est nullement une totalité empreinte de sens, ni un organisme (ein Organismus), ni un processus gigantesque de devenir qui serait finalisé par un but ultime, une cause finale. Le monde est essentiellement chaos.

Toutefois le concept de chaos a chez Nietzsche, en particulier d'après l'interprétation heideggerienne, un sens propre et nuancé. Qu'on se garde du caractère unilatéral dont ce concept est revêtu

tyrannische Trieb selbst, der geistigste Wille zur Macht, zur 'Schaffung der Welt', zur causa prima. »

(») N II, p. 270. (M) N I, p. 647 : « Wahrheit ist im Wesen eine Wertschâtzung. Der Gegensatz von

wahrhaft and scheinbar Seiendem ist ein 'Wertverhàltnis', das dieser Wertschâtzung entsprungen ist » (cf. pp. 539-647).

(87) N I, pp. 349-355, pp. 562-570 : Der Begriff des « Chaos » ; N II, p. 270.

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aussi bien dans l'irrationalisme que dans l'intellectualisme. On ne peut le voir autrement que comme désordre absolu et opacité sans faille. Un concept-limite d'une telle vision nous semble être la conception sartrienne de l'en-soi. Sans doute l'absence de sens, le manque d'ordre appartiennent-ils au chaos nietzschéen, mais celui-ci implique aussi la volonté de puissance comme principe de la position de valeurs. Il est la vie qui devient, le dynamisme se transcendant sans cesse (28), vie et dynamisme qui sont par conséquent origine de valeur et partant d'intelligibilité.

L'interprétation heideggerienne de Nietzsche offre quant à la notion de chaos une particularité surprenante. Heidegger trouve pour la portée du concept de chaos une lumière intéressante dans l'éty- mologie du mot. Chaos (en grec), explique-t-il, vient du verbe chainô, ce qui signifie Gâhnen = bailler, auseinanderhlaffen = s'ouvrir brusquement (29). Il s'agit, prétend Heidegger, de voir les rapports entre Chaos et alètheia (80). L'explication originelle de l'essence de Yalètheia comme der sich ôffn&nde Abgrund doit être prise en considération. Nous voilà en plein paradoxe ! D'après Heidegger le chaos nietzschéen ne serait pas tellement éloigné de Yalètheia. Il faudra évidemment distinguer méticuleusement cette dernière de l'intelligibilité de l'être telle que la conçoit l'intellectualisme de quelque nature qu'il soit (réalisme ou idéalisme).

L'enjeu de la thèse du monde comme chaos est au fond la réaction contre toute espèce de Vermenschung de l'être, d'anthropomorphisme ontologique (31). Anthropomorphisme que d'admettre une forme im-

(28) jf \t pp. 566-567 : « Sofern aber der Leib fur Nietzsche ein Herrschaftsgebilde ist, kann 'Chaos' nicht das wûste Durcheinander meinen, sondern die Verborgenheit des unbewâltigten Reichtums des Werdens und Strômens der Welt im Ganzen. »

(29) N I, p. 350, p. 562. (3«>) N I, p. 350. (31) N I, p. 350 : « Die Vorstellung des Weltganzen als 'Chaos' soil fur Nietzsche

die Abwehr einer 'Vermenschung' des Seienden im Ganzen leisten. Vermenschung ist sowohl die moraJische Erklârung der Welt aus dem Entschluss eines Schôpfers, als auch die dazugehôrige technische aus der Tâtigkeit eines grossen Handwerkers (Demiurgen). Vermenschung ist aber auch ailes Hineintragen von Ordnung, Gliederung, Schônheit, Weisheit in die 'Welt'. Dies ailes sind 'âsthetische Menschlichkeiten'. Vermenschung ist es auch, wenn wir dem Seienden 'Vernunft' zuschreiben und sagen, dass es in der Welt vernùnftig Zugehe, bis zu jenem Satz Hegels, der freilich noch mehr besagt, als der gemeine Verstand herausliest : 'Was vernùnftig ist, das ist wirklich; und was toirklich ist, das ist vernùnftig.'' (Vorrede zu 'Grundlinien der Philosophie des Rechts'). Aber auch, wenn wir die Unvernunft als Weltprinzip ansetzen, ist dies eine Vermenschung. Ebenso- wenig liegt im Seienden ein Selbsterhaltungstrieb. »

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manente dans l'étant. Anthropomorphisme que d'attribuer à l'étant la finalité. Anthropomorphisme enfin que de qualifier le monde comme rationnel. Et sommet de l'anthropomorphisme que de défendre une thèse aussi fantastique que celle qui soutient que tout le rationnel est réel et tout le réel rationnel. A plusieurs reprises Nietzsche affirme la Sinnlosigkeit de l'étant en totalité.

Pour Heidegger la notion de la volonté de puissance représente en fin de compte la forme ultime de celle de la subjectivité, conçue à la façon de la philosophie moderne (32). Il semble qu'il considère cette notion comme le noyau de la pensée nietzschéenne. Le caractère propre de son interprétation réside sans doute dans le rapport qu'il établit entre elle et celle de la subjectivité, notion qui commande toute sa vision de la philosophie moderne (33). Comme on le sait, la métaphysique constitue, d'après lui, l'odyssée de l'oubli de l'être. L'être fut à chaque fois pensé dans la perspective de l'un ou de l'autre étant et confondu avec lui. A partir de la philosophie moderne l'homme occupe la place centrale de la scène des étants et la subjectivité devient l'étant privilégié et fondamental. Le sommet de la métaphysique occidentale est ainsi atteint dans la métaphysique de la subjectivité absolue (34). Heidegger envisage celle-ci comme le couronnement d'une évolution millénaire, qui débute chez Platon, voire même chez Anaxi- mandre. Or, le terme «métaphysique de la subjectivité absolue» permet encore deux significations différentes : la Metaphysik der unbedingten Subjektivitat des Geistes (Hegel) et la Metaphysik der

(3a) N II, pp. 199-202 : Dos Ende der Metaphysik. — HW, p. 220 : « DieSicherung des Fûr-wahr-haltens heisst Gewissheit. So wird nach dem Urteil Nietzsches die Gewiss- heit als das Prinzip der neuzeitlichen Metaphysik erst im Willen zur Macht wahrhaft gegriindet, gesetzt freilich, dass die Wahrheit ein notwendiger Wert und die Gewissheit die neuzeitliche Gestalt der Wahrheit ist. Dies macht deutlich, inwiefern sich in Nietzsches Lehre vom Willen zur Macht als der 'Essenz' ailes Wirklichen die neuzeitliche Metaphysik der Subjektitât vollendet».

(33) Cf. E. Fdik, Nietzsches Philosophie, Stuttgart, 1960, p. 178 : « Weil der Wille zur Macht aus dem Gegenbezug zur Ewigen Wiederkunft gedacht werden muss und umgekehrt, ist es eine einseitige Auslegung, den Willen zur Macht als Nietzsches Grund- Formel fur das Sein anzusprechen und darin eine âusserste Position der neuzeitlichen Metaphysik der Subjektivitat zu sehen welche das Sein des Seienden als Gegenstand des Vorstellens und damit als das Gemâchte einer vorstellenden Macht denkt. Dièse Interpretation, mit der wir uns noch befassen mûssen, weil sie die Nietzschedentung des grôssten lebenden Denkers ist, trifft vieUeicht nur das 'Metaphysische' bei Nietzsche, nur seine widerwillige Abhângigkeit von der Geschichte die er ûberwinden will, aber sie trifft nicht den Willen zur Macht in seinem inneren Bezug zur Ewigen Wiederkunft ».

(34) N II, p. 200, p. 272.

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unbedingten Subjektivitat des Willens zur Macht (Nietzsche) (35). Dans les deux cas l'être est identifié à la subjectivité mais à chaque fois à une autre dimension de celle-ci. S'il est vrai que selon Hegel on peut affirmer la thèse « ens et conscientia convertuntur » (36), il faut selon Nietzsche caractériser l'être par la thèse « ens et voluntas convertuntur » (37). Dans le premier cas l'ontologie est dominée par l'« ego cogito » et dans le second cas par l'« ego volo ». En outre, Heidegger souligne que Nietzsche accorde la primauté à l'animalité dans l'ensemble de la formule « animal rationale » (38). Toute la tradition, au contraire, a admis la primauté de la rationalité dans l'essence de l'homme. Avec Nietzsche le corps occupe l'avant-plan de la subjectivité. Qu'on se reporte ici à sa dure parole : « Seele ist nur ein Wort fur ein Etwas am Leibe»(39).

La métaphysique de Nietzsche est, dans l'interprétation heideg- gerienne, l'accomplissement de la métaphysique. Elle épuise les possibilités de son essence (40). L'oubli de l'être et l'identification de l'être et de l'étant, devaient irrémédiablement aboutir à la priorité ontologique de l'étant qu'est l'homme, c'est-à-dire de la subjectivité. La métaphysique de la subjectivité devait, à son tour, nécessairement aboutir à la métaphysique de la subjectivité absolue de la volonté de puissance. Dans cette dernière subjectivité, la subjectivité trouve l'épanouissement total et accompli de son essence. Demande-t-on quelle est la différence essentielle entre la subjectivité absolue de Hegel

(35) n II, p. 200 : « Nietzsches Metaphysik und damit der Wesensgrund des 'klas- sischen Nihilismus' lassen sich jetzt deutlicher umgrenzen als Metaphysik der unbedingten Subjektivitat des Willem zur Macht. Wir sagen nicht bloss 'Metaphysik der unbedingten Subjektivitat', weil dièse Bestimmung auch von Hegels Metaphysik gilt, insofern dièse die Metaphysik der unbedingten Subjektivitat des sich wissenden Willens d.h. des Geistes ist. Entsprechend bestimmt sich bei ihm die Art der Unbedingtheit aus dem Wesen der an und fur sich seienden Vernunft, die Hegel stets als Einheit von Wissen und Willen denkt und niemals im Sinne eines 'Rationalismus' des blossen Verstandes. Fur Nietzsche ist die Subjektivitat unbedingt als Subjektivitat des Leibes d.h. der Triebe und Affekte, d.h. des Willens zur Macht. »

(36) Cf. A. De Waelhens, Phénoménologie et vérité, Paris, 1965, p. 153. (37) N II, pp. 181-182 : «Was geschieht hier? Nietzsche fûhrt das ego cogito auf

ein ego volo zurûck und legt das velle aus als Wollen im Sinne des Willens zur Macht, den Nietzsche als den Grundcharakter des Seienden im Ganzen denkt. »

(38) jf u^ p. 200 : « In Hegels Metaphysik wird die spekulativ-dialektisch verstandene rationalitas bestimmend fur die Subjektivitat, in Nietzsches Metaphysik wird die ani- malitas (Tierheit) zum Leitfaden. »

(S») N II, p. 294. (40) N II, p. 201 ; VA, p. 76 (vi), p. 83 (xi).

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et celle de Nietzsche, entre la subjectivité spéculative et celle de la volonté, il semble qu'on doive souligner le fait que la subjectivité absolue de l'esprit implique de quelque façon l'affirmation d'une «ewige Wahrheit an sich», comme fondement dernier de l'étant en totalité. Cela n'est plus le cas de la subjectivité absolue de la volonté de puissance (41). La métaphysique de Hegel comporte une théologie, celle de Nietzsche au contraire a rompu définitivement avec l'idée de Dieu, avec celle d'une «ewige Wahrheit an sich»(42). Pour la première Dieu reste toujours vivant, pour la dernière il est bel et bien mort.

2. Le nihilisme.

Le nihilisme de Nietzsche fait corps avec son concept central, celui de la volonté de puissance. L'essentiel de ce nihilisme réside en ce que chaque métaphysique est considérée comme une métaphysique des valeurs. Qu'est-ce que cela veut dire ? A la suite de Platon, toute métaphysique a admis l'existence d'un monde suprasensible, un monde de l'être véritable, qui fonde ontologiquement le monde du devenir. D'après elle le monde suprasensible constitue une vérité éternelle en soi, qui est absolue, c.-à-d. non relative à ce qui la conditionnerait. Or, selon l'intuition fondamentale de Nietzsche, les mondes suprasensibles ne signifient pas autre chose que des ensembles de positions de valeurs, ensembles qu'il faut comprendre en fonction de la volonté de puissance et par conséquent comme relatifs à elle (43).

L'étant en tant que tel en totalité a été interprété traditionnelle-

(41) N II, p. 301 : « Die Unbedingtheit des Vorstellens ist stets noch bedingt durch das, was sich diesem zustellt. Die Unbedingtheit des Willens jedoch ermâchtigt allein auch das Zustellbare erst zu einem solchen. Das Wesen der unbedingten Subjektivitât erreicht in solcher umkehrenden Ennâchtigung des Willens erst seine Vollendung. Dièse bedeutet nicht Vollkommenheit, die noch an einem an sich bestehenden Mass gemessen werden miïsste. Vollendung besagt hier, dass die âusserste, bisher wieder- gehaltene Môglichkeit des Wesens der Subjektivitât zur Wesensmitte wird. »

(42) N II, p. 280 : « Der 'extreme Nihilismus' erkennt, dass es keine 'ewige Wahrheit an sich' gibt. »

(43) N II, p. 273 ; p. 111 : « Denn recht bedacht, besteht die von Nietzsche vollzogene Umwertung nicht darin, dass er an die Stelle der bisherigen obersten Werte neue Werte setzt, sondern dass er 'Sein', 'Zweck', 'Wahrheit' schon als Werte und nur als Werte begreift. Nietzsches 'Umwertung' ist im Grande das Umdenken aller Bestimmungen des Seienden auf Werte. »

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ment à partir du monde suprasensible, de l'être véritable (Dieu, Créateur et Kédempteur, la loi morale éternelle, l'autorité de la raison, la Providence, le bonheur du plus grand nombre des hommes) (44). Toujours la réalité sensible donnée fut mesurée à l'aune d'une aspiration, d'un idéal : « Jede Metaphysik ist ein 'System von Wertschâtzungen' oder, Moral »(45). Mais, d'après Nietzsche, cette morale est la doctrine des relations de domination, sous lesquelles le phénomène de vie éclôt.

En quoi consiste précisément le nihilisme? Nous nous bornons à deux traits essentiels de la foule de données mentionnées par Heidegger dans l'exposé sur le nihilisme. L'aspect le plus obvie et aussi le plus superficiel est la dévaluation des valeurs suprêmes (46). Le monde suprasensible, sous la forme de l'existence de Dieu, perd sa vigueur pour la vie de l'humanité. Aussi ses succédanés, à savoir la raison, la loi morale immuable, etc., perdent leur valeur (47). La réalité de tout monde suprasensible est niée. Mais l'essence plénière du nihilisme se situe à un niveau plus profond. Elle consiste dans la transévaluation des valeurs, admises jusqu'à présent, transévaluation qu'il faut comprendre correctement (48). Le terme Um-wertung évoque tout d'abord un renversement de valeurs. Mais la pointe de la pensée nietzschéenne ne se situe pas là. La Um-wertung, la transévaluation consiste dans la transformation de l'idée de tout monde intelligible historique en l'idée d'un ensemble de valeurs. Elle situe formellement l'origine de cet ensemble dans le devenir de la volonté de puissance. La Um-wertung pose les valeurs comme valeurs (conditions de la volonté de puissance) (49). Elle effectue la transformation en valeurs de l'étant en

t44) N II, p. 273. (4S) N II, p. 274. (*«) N H, p. 275. («) N II, p. 276. (48) N II, p. 274-275; HW, p. 231 : « Weil das Denken nach Werten in der Meta

physik des Willens zur Macht grùndet, ist Nietzsches Auslegung des Nihilismus als des Vorganges der Entwertung der obersten Werte und der Umwertung aller Werte eine metaphysiscke und zwar im Sinne der Metaphysik des Willens zur Macht. Sofern aber Nietzsche das eigene Denken, die Lehre vom Willen zur Macht als dem 'Prinzip der neuen Wertsetzung', im Sinne der eigentlichen Vollendung des Nihilismus begreift, versteht er den Nihilismus nicht mehr nur negativ als die Entwertung der obersten Werte, sondera zugleich positiv, nâmlich als die Ueberwindung des nihilismus ; denn die jetzt ausdrûcklich erfahrene Wirklichkeit des Wirklichen, der Wille zur Macht, wird zum Ursprung und Mass einer neuen Wertsetzung .»

(49) N II, p. 282 : « Erst in der 'Um-wertung' sind Werte als Werte gesetzt, d.h. in ihrem Wesensgrund als die Bedingungen des Willens zur Macht begriffen. »

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tant que tel en totalité (50). Il s'agit évidemment de l'étant tel qu'il fut compris dans la philosophie traditionnelle. Entendu au sens de Nietzsche l'étant en tant que tel n'est pas valeur, mais bien, comme il a été expliqué, volonté de puissance. La transévaluation consiste à rendre relatif à la volonté de puissance et à rendre de ce fait historique le monde suprasensible admis par les philosophies. Là se trouve l'essence du nihilisme nietzschéen et aussi son dépassement. Si la dévaluation des valeurs est la face négative du nihilisme, la transévaluation en constitue la face positive et le sens ultime.

Le nihilisme de Nietzsche, comme l'a très bien vu E. Fink, inclut sa philosophie de l'histoire (61). Le nihilisme n'est pas seulement une histoire, ni le trait fondamental de l'histoire occidentale, mais il est la logique de cette histoire, sa loi (52). Celle-ci est l'historicité de l'histoire occidentale, pensée dans la perspective de la métaphysique de Nietzsche, celle de la volonté de puissance. Il est frappant de voir la parenté entre l'idée nietzschéenne de l'historicité des mondes intelligibles, admis par les philosophies du passé, et l'interprétation heideg- gerienne des métaphysiques occidentales à la lumière de la Seins-

(50) n jj> p, 2S2 : « Um-wertung ist, strong gedacht, Um-denken des Seienden als solchen im Ganzen auf 'Werte'. »

(51) E. Fink, op. cit., p. 156 : « In der grossen Bedeutung, die hier dem Nihilismus- problem gegeben wird, bringt der 'Wille zur Macht', ein wesentliches neues Moment. Im Grunde steckt darin Nietzsches ganze Geschichtsphilosophie. Philosophisch bedeut- sam sind nicht nur die inhaltlichen Bestimmungen ûber den Nihilismus sondern auch die mitgângigen Einsichten in die Geschichtlichkeit des Menschentums und des Seins, das hier als Wert verstanden wird. »

(52) HW, p. 201. — N II, pp. 90-96, surtout p. 92 : « Ailes muss zuerst darauf hinzielen, den Nihilismus als Gesetzlichkeit der Geschichte zu erkennen. Wenn man dièse Geschichte, von der Entwertung der obersten Werte her rechnend, als 'Verfall' begreifen will, dann ist der Nihilismus nicht die Ursache dieses Verfalls, sondern seine innere Logik : jene Gesetzlichkeit des Geschehens, die ûber einen blossen Verfall hinaus- treibt und deshalb auch schon hinausweist. Die Einsicht in das Wesen des Nihilismus besteht darum nicht in der Kenntnis der historisch als nihilistisch vorweisbaren Er- scheinungen — sie beruht im Begreifen der Schritte, Zwischenstufen und Zwischen- zustânde, von der beginnenden Entwertung bis zur notwendigen Umwertung. » — N II, pp. 278-279 : « Die Ansetzung der obersten Werte, ihre Verfâlschung, ihre Entwertung, ihre Absetzung, das zeitweilig wertlose Aussehen der Welt, die Notwendigkeit einer Ersetzung der bisherigen Werte durch neue, die Neusetzung als Umwertung, die Vorstufen dieser Umwertung — ailes dies umschreibt eine eigene Gesetzlichkeit der Wertschâtzungen, in denen die Weltauslegung wurzelt. Dièse Gesetzlichkeit ist die Geschichtlichkeit der abendlândischen Geschichte, erfahren aus der Metaphysik des Willens zur Macht. Als Gesetzlichkeit der Geschichte entfaltet der NihiUsmus eine Folge verschiedener Stufen und Gestalten semer selbst. »

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geschichte. Des deux côtés il s'agit d'être sensible à l'historicité des métaphysiques du passé, mais évidemment dans deux perspectives différentes : celle de la subjectivité de la volonté de puissance et celle de la lumière de l'être.

3. L'éternel retour du même.

Le monde qui s'articule comme volonté de puissance n'a pas de valeur. Il est, comme il a été dit, chaos. Cela signifie qu'il n'a, considéré dans son ensemble, ni but ni sens. Nietzsche le caractérise par les vocables Wertlosigiceit, Ziel-losigkeit et Sinn-losigkeit (53). Ces titres indiquent la façon dont est présent l'étant en totalité (das Wie). Ils indiquent en fin de compte l'existence de l'étant en totalité. Elle n'est pas autre chose que l'éternel retour du même (54). Mais comment, demandera-t-on avec insistance, la volonté de puissance, l'essence de l'étant, implique- t-elle l'éternel retour du même, l'existence de l'étant?

La volonté de puissance comme volonté de la volonté se transcende continuellement. Pour cette raison elle revient par essence continuellement à soi-même et donne ainsi à l'étant en totalité le caractère unique du mouvement. Celui-ci ne possède pas de but qui existe en soi et serait le terme de la progression indéfinie du devenir. Toutefois la volonté de puissance est sans cesse en route vers elle-même. Elle est éternellement active par des positions de but conditionnées, c.-à-d. des positions de but qui sont en fonction de l'augmentation de la puissance (55).

Or l'épanouissement éternel et sans but de la volonté de puissance est en même temps nécessairement fini dans ses situations (Lagen) et ses formes (Gestalten). Le lecteur se demande avec étonnement pourquoi il en est ainsi. Nietzsche donne deux arguments déroutants et par ailleurs solidaires. Si l'exercice éternel de la volonté de puissance n'était pas fini dans ses formes et ses situations, alors la volonté de puissance croîtrait infiniment. D'après Nietzsche cela est impossible.

(53) N II, p. 283. (54) N II, p. 14 ; N II, p. 283 ; N I, p. 294 : « Was fur uns so aussieht wie zwei von-

einander weglaufende gerade Gassen, ist in Wahrheit nur das zunâchst sichtbare Stuck eines grossen Kreises, der stândig in sich zurûcklâuft. Das Gerade ist ein Schein. In Wahrheit ist der Verlauf ein Kreis, d.h. die Wahrheit selbst — das Seiende, wie es in Wahrheit verlâuft — ist krumm. Das in-sich-Kreisen der Zeit und datait das Immer- wiederkehren des Gleichen ailes Seienden in der Zeit, ist die Art, vne das Seiende iin Ganzen ist. Es ist in der Weise der ewigen Wiederkehr. »

(58) N II, p. 285.

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Heidegger et Nietzsche 447

Ensuite il affirme que l'ensemble de l'étant, dont le trait fondamental est volonté de puissance, constitue une grandeur fixe (einefeste Grosse). Il ne semble pas qu'on puisse admettre une création indéfinie de possibilités et de formes nouvelles (56).

La conclusion s'impose dès lors. L'étant en totalité, en tant que volonté de puissance, doit faire retourner le même et le retour du même doit être un retour éternel. Tel est le sens de la pensée de Nietzsche « la plus lourde» (der schwerste Gedanke) (57).

Ici l'interprétation de Heidegger prend une tournure qui semble lui être entièrement propre et fait comprendre pourquoi il se distancie de Nietzsche. Une des thèses essentielles de la pensée heideggerienne concerne le sens de la tradition métaphysique occidentale. D'après elle les philosophes auraient été inspirés par un même projet fondamental touchant le sens ultime de l'être, en dépit des différences de personnes et de systèmes. Ils auraient toujours conçu l'être comme stàndige Vorhandenheit, stete Anwesenheit, c.-à-d. présence immuable et éternelle. Qu'on songe à la doctrine platonicienne des Idées, exemple exceptionnel de ce projet fondamental, et qu'on se rende compte à quel point le devenir, le temps et l'histoire y sont exclus de l'être.

Or, il se trouve, prétend Heidegger, que, par sa thèse de l'éternel retour du même, Nietzsche prend rang parmi les métaphysiciens occidentaux et même parmi les platoniciens. En effet, explique-t-il, l'éternel retour du même constitue la présence de ce qui est par essence instable en tant que tel dans la plus haute stabilité, dans le cercle de l'éternel retour(58). Car l'éternel retour du même est fixité et présence permanente. Chez Nietzsche, prétend Heidegger, être et devenir ne divergent qu'en apparence (59). Nous devrons revenir sur cette idée dans l'exposé que nous devons consacrer à la divergence entre Nietzsche et Heidegger.

(56) N I, pp. 344-346, 369, 370-371 ; N II, pp. 285-286. (") N I, p. 323. (S8) N II, p. 16. — N II, p. 287 : « Weil die ewige Wiederkunft des Gleichen das

Seiende im Ganzen auszeichnet, ist aie ein mit dem Willen zur Macht in eins gehôriger Grundcharakter des Seins, obzwar 'ewige Wiederkehr' ein 'Werden' nennt. Das Gleiche, das wiederkehrt, hat je nur verhâltnismâssigen Bestand und ist daher das wesenhaft Bestandlose. Seine Wiederkehr aber bedeutet das immer wieder in den Bestand Bringen, d.h. Bestândigung. Die ewige Wiederkehr ist die bestândigste Bestândigung des Bestand- losen. >

(»•) N II, p. 288.

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448 Joseph Vande Wiele

4. Le surhomme.

La vérité de l'étant en tant que tel en totalité doit être portée, articulée et conservée par une certaine humanité. Ceci est une caractéristique fondamentale de la métaphysique, caractéristique toutefois dont le motif échappe à la métaphysique elle-même et ne peut être compris qu'à partir de la thèse heideggerienne de l'implication de l'être et de l'homme comme berger de l'être. Quelle est l'humanité qui porte, articule et conserve la métaphysique de la volonté de puissance et de l'éternel retour ? C'est le surhomme ! Le surhomme est l'homme qui, étant parmi les étants, se rapporte à l'étant qui est en tant que tel volonté de puissance et en totalité éternel retour du même (60).

Comment le surhomme se distingue-t-il de l'humanité qui l'a précédé dans le courant de l'histoire? Il représente le déchirement et le dépassement de l'homme tel qu'il fut (61). Il constitue une négation inconditionnelle de cet homme, parce que cette négation sourd du oui donné à la volonté de puissance et frappe sans plus l'explicitation morale du monde, propre au christianisme platonicien, dans toutes ses ramifications évidentes et cachées (62). Cette négation de l'homme existant et l'acquiescement total à la volonté de puissance font de l'histoire de l'humanité une nouvelle histoire. Le vocable « surhomme » indique en premier lieu cette essence nihiliste, historique de l'humanité qui se pense, c.-à-d. ici se veut, d'une façon nouvelle (63).

Le surhomme est la négation de l'animal raisonnable (64). La caractérisation dominante de l'homme comme raison est violemment prise à parti par Nietzsche. Le surhomme est avant toutes choses la négation de la raison dans sa signification traditionnelle. L'essence métaphysique de la raison (ratio, Vernunft) consiste en ce qu'elle projette l'étant en totalité au moyen de la pensée représentative et l'explicite de la sorte. L'attitude de pensée nihiliste de Nietzsche au contraire envisage la pensée comme le calcul qui vise la conservation et l'épanouissement de l'existence, c.-à-d. comme position de valeurs (65). Elle ne la considère pas comme dévoilement d'une vérité

(«o) N II, p. 292. («I) HW, p. 232. (62) N II, p. 292. («8) N II, p. 292. («4) N H, p. 293. («5) N H, pp. 293-294.

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éternelle en soi. La raison est essentiellement le fondement de la position de valeurs et se trouve au service de l'animal, de la Tierheit (66). Que l'on conçoive celle-ci comme il convient. Tout comme Nietzsche renverse d'abord la raison (elle se trouve au service de l'animal!), il renverse aussi l'animalité. Celle-ci ne doit plus être comprise comme la sensibilité pure, mais bien comme le Leib, le corps. Celui-ci constitue l'unité des structures de domination de toutes les impulsions, passions et instincts. Bref, l'animalité est la volonté de puissance («7). La raison s'y ajoute. Mais elle n'est vivante et concrète que comme leibende Vernunft, raison corporelle.

Il est évident que la subjectivité absolue de la volonté de puissance et le surhomme se tiennent étroitement. Pour bien saisir la signification de celui-ci il faut tenir compte de tout un ordre d'idées que Heidegger se donne beaucoup de peine à élaborer, celui qui a trait à la parenté de la subjectivité et de la volonté de puissance. Il faudrait préciser exactement la pensée du surhomme dans l'évolution et l'histoire de l'idée de la subjectivité, parler de Descartes, de Leibniz, de Kant et de Hegel (68). Approfondir ces questions nous écarterait trop de notre sujet.

5. La justice comme vérité.

De toute évidence on touche ici la partie la plus difficile et la plus compliquée de l'interprétation heideggerienne de Nietzsche. L'essence de la vérité est la justice (69). Mais que signifie dans notre contexte d'idées le terme de justice (Gerecktigkeit) ? Il semble rappeler explicitement la préoccupation théologique de la justification et de la justice de l'homme devant Dieu (70). Mais l'idée théologique prend chez Nietzsche une signification laïcisée et étonnamment ontologique. La vérité comme justice est l'extrême point d'évolution de la vérité comme adéquation, qui est elle-même fondée sur l'essence oubliée de la vérité comme Un-verborgenheit, comme dé-voilement. Afin de saisir l'idée de justice, il faudra tenir compte de quatre étapes dans la conception de la vérité.

(««) N II, p. 294. (87) N II, p. 294. (<») N II, pp. 295-300. (6») N I, pp. 636, 639-641; N II, p. 322; HW, pp. 225-229. (70) VA (xvi), p. 85 : « Die iustificatio im Sinne der Reformation und Nietzsche»

Begriff der Gerechtigkeit als Wahrheit sind das Selbe. »

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II y a tout d'abord la conception de la vérité soit disant présocratique, à savoir celle de la Un-verborgenheit(n).

Il y a ensuite la conception de la vérité comme adéquation, qui est inaugurée par Platon et Aristote(72).

Avec Descartes naît la conception de la vérité comme certitude (73). Ici a lieu le renversement important de la vérité comme représentation assimilatrice à la vérité comme certitude de la conscience (74). La vérité est à comprendre dans la perspective de l'idée de subjectivité. L'homme est devenu l'unique sujet, l'unique hypokeimenon véritable (75). Il est l'étant par lequel tout étant en tant que tel peut être « justifié »(76). L'homme est le fondement et la mesure de la vérité. L'accueil d'un eidos situé en dehors de la conscience par exemple est remplacé par la per-ception, la possession d'un objet de conscience. Même Hegel conserve la vérité comme certitude.

Nietzsche inaugure le stade de la subjectivité accomplie. Chez lui disparaît l'idée inspirée par la théologie chrétienne de la raison créatrice, qu'on identifiait par ailleurs à l'esprit absolu. Maintenant seulement la subjectivité a acquis l'essence plénière de la nouvelle liberté (dégagée de la vérité révélée) (77). La vérité est devenue justice au sens réel du terme. L'idée de justification présente chez Descartes

(71) N II, p. 140 ; N II, p. 318 ; N I, p. 637 : « Nietzsches Gedanke der 'Gerechtigkeit' als der Fassung der Wahrheit im Âussersten ist die letzte Notwendigkeit der innersten Folge dessen, dass die alètheia in ihrem Wesen ungedacht und die Wahrheit des Seine unbefragt bleiben mussten ».

(72) N I, pp. 635, 636; N II, p. 318. (73) N II, p. 318. (74) N II, pp. 319-320 : «Dièse Befreiung ist die Art, wie sich die Umbildung des

Vorstellens vom Vernehmen als Aufhehmen (noein) zum Vernehmen als Ver-hôr und Gerichtsbarkeit (per-ceptio) vollzieht. » — VA (xvi), p. 85 : « Die Erfahrung der Reflexion als dieses Bezugs setzt aber voraus, dass ûberhaupt der Bezug zum Seienden als repraesentatio erfahren ist : als Vor-stellen. Dieses kann jedoch nur geschicklich werden, wenn die idea zur perceptio geworden ist. Diesem Werden liegt der Wandel der Wahrheit als Ûbereinstimmung zur Wahrheit als Gewissheit zugrunde, worin die adaequatio erhalten bleibt. Die Gewissheit ist als die Selbstsicherung (Sich-selbst- wollen) die iustitia als Rechtfertigung des Bezugs zum Seienden und seiner ersten Ursache und damit der Zugehôrigkeit in das Seiende. »

(75) N II, p. 155 : « Dieses Bewusstsein von den Dingen und Gegenstânden ist wesen- haft und in seinem Grunde zuerst Selbstbewusstsein, und nur als dieses ist Bewusstsein von Gegen-stânden môglich. Fur das gekennzeichnete Vorstellen ist das Selbst des Menschen wesentlich als das zum Grunde Liegende. Das Selbst ist sub-iectum. »

P) N II, pp. 319. (77) N II, pp. 321-322.

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Heidegger et Nietzsche 451

s'est développée à l'extrême. La volonté de puissance est le principe qui justifie réellement tout étant, qui le fait paraître. La vérité éternelle en soi a été liquidée. La subjectivité est l'instance judiciaire qui fait justice, c.-à-d. qui promeut les étants à leur être.

La justice est une façon de penser et en tant que telle une représentation, c.-à-d. un arrêt (ein Feststellen), mais à partir de positions de valeurs (78). Les valeurs sont arrêtées ! Cette pensée est la réalisation de l'évaluation même. La justice est le représentant le plus haut de la vie, c.-à-d. ce qui la fait paraître.

A l'essence de la vérité comme justice appartiennent deux différentes dimensions, l'une plus statique, l'autre plus dynamique. Les deux sont du reste étroitement liées. Il s'agit d'une part de la vérité au sens étroit, au sens platonicien, et d'autre part de l'art, qui doit être compris au sens large du terme (79).

Qu'est-ce que la vérité au sens étroit du mot ? Nietzsche l'appelle : « die Art von Irrtum, ohne welche eine bestimmte Art von lebendigen Wesen nicht Leben konnte»(80). Cette vérité est l'immuable en opposition au devenir qui transcende toujours l'immuable. Elle est le Fester Umlcreis, l'intelligibilité stable qui assure le maintien de la vie. La vérité comprise de la sorte constitue une valeur, car la vie en a besoin. Mais cette vérité est erreur, parce qu'elle demeure toujours inadéquate par rapport à la volonté de puissance, qui s'épanouit (81). Elle peut s'appeler Schein au sens de blosser Schein, c.-à-d. forme travestie du paraître originel.

Quelle est la signification de l'art comme dimension de la vérité totale? Nietzsche qualifie l'art de valeur plus élevée que la vérité au sens restreint (82). Pourquoi le fait-il ? La vérité au sens platonicien

(78) N I, pp. 639-640; N II, p. 322. (79) N II, pp. 317-318; HW, p. 229; N I, p. 616, p. 623 : « Der Gedanke einer so

gedachten wahren Welt muss abgeschafft werden ; dann bleibt nur die scheinbare Welt ûbrig, die Welt als ein zum Teil notwendiger, zum Teil verklârender Schein : Wahrheit und Kunst als die Grundformen, in denen das Scheinen der scheinbaren Welt zum Erscheinen kommt. »

(8°) NI, p. 619; Nil, p. 315. (Si) N I, pp. 619, 248; N II, p. 315. (8a) N I, pp. 250, 621 ; N II, p. 316 : « Die Kunst ist die vom Willen zur Macht

als Steigerung bedingte zureichende Bedingung seiner selbst. Sie ist der im Machtwesen entscheidende Wert. Sofern im Wesen des Willens zur Macht die Steigerung wesentlicher bleibt als die Erhaltung, ist auch die Kunst bedingender als die Wahrheit — wenngleich dièse in anderer Hinsicht ihrerseits die Kunst bedingt. Deshalb eignet der Kunst im Unterschied zur Wahrheit 'mehr', will sagen, in einem wesentlicheren Sinne, der Cha-

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constitue une condition du maintien de la volonté de puissance. Mais celle-ci n'est pas seulement conservation du niveau de puissance atteint, elle est dans le fond augmentation de puissance. La conservation du niveau de puissance se trouve en fonction de l'augmentation de puissance. Que représente cette dernière ? L'ouverture de possibilités nouvelles pour la puissance (83) ! Là se trouve le dépassement de la vérité au sens platonicien et la réalisation d'une valeur plus élevée que cette vérité, à savoir de l'art. L'augmentation de la puissance est l'essence du trait fondamental de la volonté de puissance. Cette essence est l'art. Il faut comprendre celui-ci au sens large. Il inclut par ex. le corps, l'organisation (le corps des officiers prussiens, l'ordre des Jésuites, etc.) (84). Nietzsche appelle le monde ou l'étant en totalité «ein sichselbst gebârendes Kunstwerk»(85). Il semble évident que pour Nietzsche l'art est la valeur décisive, étant donné l'être de l'étant, à savoir la volonté de puissance.

Chez Nietzsche la justice comme essence de la vérité est, comme il a été dit, le point d'évolution extrême de la conception occidentale de la vérité. Mais elle inclut assez paradoxalement des vestiges non pas seulement de la vérité comme adéquation, mais aussi de la vérité comme dévoilement, c.-à-d. de la vérité comme création de perspectives intelligibles. Cette dernière dimension de la vérité, ainsi que son identité avec l'art, sont des aspects de la vérité, relevés dans la pensée de Nietzsche, auxquels la philosophie de Heidegger accorde une attention toute particulière.

II

LA PARENTÉ ENTRE HEIDEGGER ET NIETZSCHE

Après l'aperçu de l'interprétation heideggerienne de Nietzsche, il est facile d'y relever trois thèses qui se trouvent au cœur des préoccupations philosophiques de notre époque : l'antiplatonisme, l'athé-

rakter des Wertes. Nietzsche weiss, 'dass die Kunst mehr wert ist, als die Wahrheit'. » (« Der Wille zur Macht», n. 853, IV; vgl. n. 822).

(83) N I, p. 249, p. 616 : « Was die Wahrheit nicht vennag, leistet die Kunst : die Verklâning des Lebendigen in hôhere Môglichkeiten und dadurch die Verwirklichung und den Vollzug des Lebens inmitten des eigentlich Wirklichen — des Chaos. »

(*») N II, p. 316. (») N II, p. 316.

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Heidegger et Nietzsche 453

isme, la conception dynamique de l'être. Ces trois thèses se retrouvent, mutatis mutandis, chez Heidegger. C'est pourquoi on peut vraiment parler d'une parenté profonde entre les deux philosophes, qui n'apparaît pas dans toute sa profondeur au premier abord. Et à l'avenir toute pensée de l'être devra sans doute intégrer la «vérité» de ces thèses.

1. L'antiplatonisme.

Pour comprendre le sens de l'antiplatonisme, il faut avoir constamment devant les yeux la conception platonicienne de l'être, qui est, comme dans toute métaphysique, l'être de l'étant. Qu'on songe à la doctrine des Idées! L'être y est conçu comme la réalité suprasensible, l'identité immuable et éternelle, l'intelligibilité pure, rationnelle et séparée de la matière. L'être y constitue au fond une « ewige Wahrheit an sich ».

Aussi bien Heidegger que Nietzsche — et le premier plus encore — s'opposent farouchement à une telle ontologie et aussi à la majeure partie de la métaphysique occidentale, où est présente, cachée et transformée, l'inspiration du platonisme.

On connaît la fameuse phrase de Also sjprach Zarathoustra : « Ich beschwôre euch, meine Briider, bleibt der Erde treu und glaubt denen nicht, welche euch von ûberirdischen Hoffhungen reden ! Giftmischer sind es, ob sie er wissen oder nicht »(86). Après l'exposé sur la volonté de puissance, l'être de l'étant nietzschéen, la portée ontologique de ces paroles saute aux yeux. Oppose-t-on la volonté de puissance à l'Idée, il appert comment l'ontologie nietzschéenne se distancie de l'ontologie platonicienne et représente un antiplatonisme virulent. Elle envisage l'être comme devenir sensible et vie, comme création d'intelligibilité et de valeur et enfin comme histoire. Ces trois thèses s'opposent radicalement au platonisme, où l'être est le monde suprasensible, où le devenir est réduit à l'imitation du modèle éternel par le sensible et où l'Idée jouit d'une identité immuable.

Les caractéristiques essentielles de l'antiplatonisme se retrouvent aisément dans la pensée de Heidegger. La répulsion de celui-ci pour une métaphysique de l'arrière-monde est fondamentale. Pour Heidegger la philosophie est la recherche de l'ultime, la pensée des racines, l'expli- citation des phénomènes cachés et fondants (87). Or, la philosophie

(86) j># Nietzsche, op. cit., Also sprach Zarathoustra, I, Vorrede, 3, p. 280. (87) US (Unterwegs zur Sprache), p. 175 : «Ein Denken ist um so denkender, je

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porte sur ce qui est le plus près de nous, mais que nous avons toujours déjà oublié au profit de l'étant, de l'instrument, de nos préoccupations journalières (88). Ce qui est le plus près de nous c'est l'être. Comment l'être se présente-t-il chez Heidegger?

On peut le caractériser comme la physis, comme le monde et, plus fondamentalement et plus amplement, comme le processus du dévoilement. Qu'est-ce que cela veut dire? Peut-être la conception heideggerienne de la physis présocratique fait-elle saisir le plus simplement ce que comporte l'être compris comme monde et dévoilement. Il faut évidemment tout de suite signaler dans le contexte qui nous occupe une particularité surprenante de la pensée heideggerienne — qui se retrouve d'ailleurs chez Nietzsche (89) — : son appréciation toute spéciale de la philosophie présocratique. La philosophie aurait commencé chez ces premiers penseurs comme un éclair fulgurant dont les reflets se sont de plus en plus affaiblis. La philosophie de Platon et d'Aristote ne constituerait qu'un rétrécissement et un gauchissement de la pensée de l'être authentique des présocratiques. Concrètement cela revient à l'affirmation suivante : la conception de l'être comme Idée ou essence représente une certaine déchéance par rapport à la vision de l'être comme physis. La physis est plus fondamentale et plus enveloppante que l'Idée ou l'essence. Qu'est-ce que la physis et comment s'y concrétisent les trois caractéristiques essentielles de l'antiplatonisme que nous venons de signaler ?

A plusieurs reprises Heidegger définit la physis comme das auf- gehend-verweilende Walten (90). Ces trois verbes — remarquez qu'il

radikaler es sich gebârdet, je mehr es an die radix, an die Wurzel ailes dessen geht, was ist. Immer bleibt das Fragen des Denkens das Suchen nach den ersten und letzten Grûnden. »

(88) VA, p. 164 : « Das Entsetzende ist jenes, das ailes, was ist, aus seinem vormaligen Wesen heraussetzt. Was ist dieses Entsetzende ? Es zeigt und verbirgt sich in der Weise, wie ailes anwest, dass nâmlich trotz allem tîberwinden der Entfernungen die Nâhe dessen, was ist, ausbleibt». Sv G (Der Satz vom Grund), p. 16 : « Warum riihrt uns der- gleichen nicht an, gar so, dass es uns umwirft? Warum nicht? Antwort: weil unser Verhàltnis zum Naheliegenden seit je stumpf ist und dumpf. Denn der Weg zum Nahen ist fur uns Menschen jederzeit der weiteste und darum der schwerste. »

(89) j\ Nietzsche, op. cit., Bd 3, Ans dem NacMass der Achtzigerjahre [Der Wille zur MacM], p. 765. (Cet aphorisme appartient uniquement au choix des 1067 aphorismes dû à Mme Elisabeth Fôrster-Nietzsche et M. Peter Gast dès la Taschenausgabe de 1906. Dans les éditions qui en découlent, il porte le n° 437) : « Die eigentlichen Philosophen der Oriechen sind die vor Sokrates ».

(90) EM (Einfuhrung in die Metaphysik), pp. 12, 76-77, 87, etc. ; HW, pp. 31, 162, 298-299, 305; VA, p. 270.

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Heidegger et Nietzsche 455

ne s'agit pas de substantifs — signifient éclore, demeurer, régner. Il s'agit au fond de l'épanouissement de la présence, qui domine l'objet et le sujet et grâce à laquelle l'étant en tant que tel peut apparaître et partant être. La physis n'est pas un étant, mais est l'être de l'étant, le paraître du phénomène. Il s'ensuit que l'être n'est pas un hypo- keimenon, un subjectum au sens de substance. Il n'est pas non plus une subjectivité. Mais il est plus originellement et de façon plus enveloppante événement (91). Cet événement (Ereignis) est l'événement de la vérité, du dévoilement. C'est ici qu'intervient la notion ontologique fondamentale chez Heidegger : la notion de YaUtheia (92). Notre auteur affirme l'identité de la physis et de YaUtheia (93). L'être est cet espace d'intelligibilité, mouvant et incessant, grâce auquel les étants atteignent au paraître.

Que la physis est devenir sensible saute aux yeux à quiconque examine de plus près l'opposition faite par Heidegger entre l'être comme physis et l'être comme eidos. Par la philosophie platonicienne, affirme Heidegger dans son Einfiihrung in die Metaphysik, une séparation déplorable et profonde a été créée entre l'être — dorénavant le terme précis pour l'Idée, identité éternelle et immuable — et le devenir (94). Le devenir n'est plus que le domaine du non-être, celui de l'étant sensible qui imite le monde suprasensible sans pouvoir jamais l'atteindre. Or une vision de l'être authentique inclut dans celui-ci le devenir comme élément essentiel. La physis n'est pas autre chose que le devenir incessant de l'espace d'intelligibilité, c.-à-d. du monde.

Ce monde est créateur d'intelligibilité et de valeur. Il ne se trouve pas sous l'hégémonie des réalités suprasensibles, de l'intelligibilité pure. Au contraire l'Idée, c.-à-d. Y eidos, est soumise à la lumière de la physis. En effet, Y eidos ne constitue pas autre chose qu'un élément de l'étant intramondain, dont l'apparaître est conditionné par l'éclosion de la physis (95). On pourrait soutenir que l'inspiration profonde de la philosophie heideggerienne consiste à déceler une intelligibilité de l'être plus profonde, plus enveloppante et plus créatrice — donc

(91) ID (IderUitat und Differenz), pp. 30-32. (92) WM (Was ist Metaphysik?), Einleitung, p. 11 ; HW, pp. 310-311, 322; M. Hei

degger, dans Kierkegaard vivant, U.N.E.S.C.O., 1966, pp. 196-204. (93) EM, p. 78. (»4) EM, pp. 140-141; N II, pp. 17-18. (»5) EM, p. 139.

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plus mouvante — que celle de l'intellectualisme, caractérisée par l'immobilité et l'identité.

Enfin, — et ici on touche l'opposition essentielle au platonisme chez Heidegger, — la physis et le monde sont intrinsèquement historiques. Ils sont, comme il a été dit, Geschéhen, Ereignis. L'être chez Heidegger n'est pas seulement monde, mais histoire. Le monde est à chaque fois un monde historique, c.-à-d. une époque de la WéUge- 8chichte(06). A l'encontre de la conception hégélienne ou marxiste, l'histoire n'a pas de fin pour Heidegger. Ceci revient à dire qu'il n'y a pas de terme au devenir historique.

Mais il y a plus. D'après lui l'évolution de l'histoire ne se déroule point selon une loi dialectique ou un processus logique. Elle est commandée par le destin de l'être, dont la mystérieuse initiative et la gratuité imprévisible dépasse le niveau de la loi et de la logique (97).

L'être comme histoire constitue un « dépassement de la métaphysique». Le thème de l'« Ueberwindung der Metaphysik» offre une ressemblance frappante entre Nietzsche et Heidegger. Nietzsche aussi l'envisageait consciemment et en fit une des thèses centrales de sa pensée (98). Il considérait le renversement qu'il avait opéré par sa transévaluation des valeurs comme le renversement de la métaphysique et ce renversement comme son dépassement. Heidegger, lui, réalise le dépassement de la métaphysique par sa pensée de l'être comme histoire. L'être manifeste à chaque fois l'étant en tant que tel en totalité. Mais cette apparition de l'étant en totalité est à chaque fois fonction de l'histoire de l'être, c.-à-d. de la façon dont l'être manifeste l'étant en totalité. La métaphysique est donc vaincue par une telle pensée de l'être et est dévoilée dans son aspect intrinsèquement historique. Le caractère intrinsèquement historique de la métaphysique, et donc la portée relative de sa prétention à la vérité absolue et définitive, sont affirmés aussi bien par Heidegger que par Nietzsche. Mais des deux côtés le principe sur lequel repose le caractère intrinsèquement historique de la métaphysique est différent. Chez le premier

(»«) HW, p. 311. (97) Sv G, p. 154 : « Die Epochen lassen sich nie auseinander ableiten und gar auf

die Bahn eines durchlaufenden Prozesses schlagen. Gleichwohl gibt es eine Ûberlieferung von Epoche zu Epoche. Aber aie verlâuft nicht zwischen den Epochen wie ein Band, das sie verknùpft, sondern die Ûberlieferung kommt jedesrual aus dem Verborgenen des Geschickes, so wie aus einem Quell verschiedene Rinnsale entspringen, die einen Strom nâhren, der ûberall ist und nirgends. »

(»8) HW, p. 214.

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Heidegger et Nietzsche 457

il s'agit du destin de la lumière de l'être et chez le dernier de la volonté de puissance. Comme il faudra le montrer, le dépassement de Heidegger se prétend plus profond et plus véritable.

2. L'athéisme.

L'athéisme de Nietzsche n'est qu'une composante de son nihilisme, dont nous avons décrit les traits essentiels. Il est résumé dans la formule bien connue « Dieu est mort ». Cette mort de Dieu est ce que Nietzsche appelle la dévaluation des valeurs suprêmes, c.-à-d. le trait le plus obvie de l'essence du nihilisme. Revenons-y et explicitons les deux idées de la formule, à savoir celle de valeurs suprêmes (Dieu) et celle de dévaluation (être mort).

Il s'agit bel et bien du Dieu chrétien et de la foi en celui-ci, ainsi que de ses succédanés (la raison, la loi morale, etc.). Mais comment Nietzsche conçoit-il le Dieu chrétien ? a Dieu » évoque pour lui, comme on le sait, le monde suprasensible sans plus. Il désigne le domaine des idées et des idéaux ("). Ce domaine du suprasensible représente le monde véritable et vraiment réel. Il en fut ainsi depuis Platon et plus précisément depuis l'explicitation hellénistique et chrétienne de sa philosophie. Le monde sensible, au contraire, n'est que le monde changeant et par conséquent le monde purement apparent et irréel. Il est le monde physique au sens large, qui est opposé au premier, qui, lui, est le monde métaphysique. Dieu est donc finalement le monde métaphysique. L'étroitesse et le conditionnement historique de cette signification du beau vocable de métaphysique frappe le lecteur. On comprend la réaction de Merleau-Ponty, par exemple, dans sa formule devenue célèbre : le métaphysique dans l'homme (10°).

Que veut dire le terme «dévaluation»; en d'autres mots, quelle est la signification de « être mort » (101) ? Il est affirmé tout simplement que le monde suprasensible a perdu sa force effective pour l'existence de l'homme. Il n'est plus le dispensateur de vie. La métaphysique, c.-à-d. la philosophie occidentale, comprise comme platonisme, a touché à sa fin. Nietzsche conçoit la philosophie vivante, entre autres la sienne, comme un mouvement allant à l'encontre de la métaphysique, c.-à-d. pour lui, allant à l'encontre du platonisme. Pourquoi appeler cette mort un nihilisme ? Dieu étant mort, il ne reste plus rien

(»») HW, pp. 199-200. ("x>) M. Meblbau-Ponty, Sens et Non-Sens, Paria, 1948, p. 166. («1) HW, p. 200.

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à quoi l'homme peut s'en tenir et par quoi il peut se laisser guider. Nietzsche constate que nous en sommes à l'époque où le néant s'étend. Le néant signifie ici absence et non-existence d'un monde suprasen- sible qui nous lie et nous sert de modèle. Le nihilisme, le plus étranger de tous les hôtes, proclame le solitaire de Sils-Maria, se trouve devant la porte (102).

Indiquons brièvement le motif profond de l'athéisme nietzschéen. Ce motif coïncide avec le second trait du nihiUsme, que nous avons caractérisé comme l'essence du nihilisme : la transévaluation de toutes les valeurs. Il faut rejeter comme principe ontologique, dira Nietzsche, et par conséquent comme fondement de l'existence terrestre, en particulier de l'homme, ce qui en est au fond le produit. D'après lui le monde de l'intelligible et de la valeur est une condition de développement, posée par la volonté de puissance pour son propre épanouissement. Ce monde est dépendant de la subjectivité concrète de l'homme et ne jouit pas de la moindre priorité ontologique. C'est l'existence concrète et historique de l'homme qui est le monde vrai et authenti- quement réel. Le monde soi-disant suprasensible n'est au fond qu'apparence ou réalité ontologiquement fondée dans autre chose, dans le devenir, dans la vie, dans la subjectivité corporelle de l'homme.

Heidegger aussi est à sa façon destructeur d'idoles. Mais ce qui plus est, il défend un athéisme antimétaphysique qui se rapproche de celui de Nietzsche. Ses critiques visent aussi l'existence d'un fondement éternel et immuable de l'être, la divinité métaphysique. Heidegger dénonce, en effet, la structure onto-théologique de la métaphysique (103). Comme on le sait, d'après lui, la métaphysique est d'abord ontologie : elle pose la question de l'être de l'étant en général. Elle est aussi théologie : elle pose la question de l'étant suprême. Mais elle est les deux à la fois. Et ici on touche le caractère propre de la métaphysique. L'étant est fondé dans l'être de l'étant. Mais cet être requiert à son tour un fondement qu'on trouve dans l'étant suprême. Ce dernier est l'origine, le garant et la fin de l'être de l'étant en général. Prenons un exemple ! L'étant singulier de notre expérience est, d'après Aristote, ce qu'il est par son essence, c.-à-d. par sa cause formelle, base de son intelligibilité et de sa finalité. Mais, selon l'interprétation courante d' Aristote, la cause formelle de l'étant, son acte, est fondée à son tour dans une cause ultime, le Moteur Immobile. D'après Heidegger il y a

(102) HW, p. 200. (103) ID, pp. 50-58; N II, pp. 344-349.

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Heidegger et Nietzsche 459

là un préjugé de base qui a été accepté par toute la philosopliie occidentale. Sous l'influence de Platon on a toujours conçu l'essence de l'être a priori comme présence éternelle et immuable : stete Anwesenheit, stândige Vorhandenheit. Et c'est parce que l'être de l'étant en général ne possède pas ce caractère de soi-même, qu'on se voit obligé de le fonder dans un étant suprême, qui, lui, réalise dans son individualité ontique la présence éternelle et immuable. Cela est pour Heidegger un préjugé concernant l'essence de l'être. L'être n'est pas en soi présence éternelle et immuable. Envisageons la nature profonde de la physis, du monde et du dé-voilement. Elle s'oppose radicalement à la notion de présence éternelle et immuable. Et c'est pourquoi elle ne doit pas et ne peut pas trouver son fondement dans un étant suprême (104). C'est pourquoi la pensée de l'être est encombrée et défigurée par l'idée d'un étant suprême auquel l'être en général serait soumis. C'est aussi pourquoi elle serait trahie par une philosophie de la raison suffisante. Voilà le sens de l'athéisme heideggerien. Bref, d'après Heidegger, la philosophie n'a pas su trouver le Dieu qui serait à la mesure de la grandeur et de la profondeur de l'être comme physis, monde et dévoilement.

Il faut s'entendre sur la portée de l'athéisme aussi bien nietzschéen que heideggerien. Tout d'abord on se rend compte, à étudier les textes, que ce que les auteurs ont en vue et combattent, est une certaine idée de Dieu réalisée dans l'histoire de la pensée et non pas toute idée de Dieu possible ou future. D'une part, il y va de Dieu comme symbole du monde suprasensible et métaphysique et, d'autre part, de Dieu tel qu'il est pensé dans la structure onto-théologique de la métaphysique. La teneur de l'athéisme chez les deux philosophes doit donc être restreinte et ne peut pas nécessairement être comprise au sens le plus absolu du mot. Ensuite, il semble que Nietzsche professe, au moins quant à la lettre, un athéisme plus outrancier que Heidegger. Dans les textes mêmes du premier il n'est jamais question d'une existence possible des dieux et du divin, ce qui est bien le cas chez le dernier. Finalement, l'attention devrait être attirée sur les aspects de la pensée heideggerienne impliquant l'affirmation du sacré, du divin et des

(104) La parenté entre Heidegger et Nietzsche concernant l'opposition à la vérité éternelle et à la subjectivité absolue, c.-à-d. au Dieu métaphysique, éclate dans le texte suivant. Cf. Sein und Zeit, p. 229 : « Die Behauptung 'ewiger Wahrheiten', ebenso wie die Vermengung der phânomenal gegrûndeten 'Idealitât' des Daseins mit einem ideali- sierten absoluten Subjekt gehôren zu den lângst noch nicht radikal ausgetriebenen Restent von christlicher Théologie innerhalb der philosophischen Problematik. »

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dieux. Les rapports de ces aspects avec son athéisme antimétaphysique indéniable devraient être établis. Or, ce qui nous intéresse ici, est l'athéisme antimétaphysique tel qu'il est présent chez les deux philosophes allemands et tel qu'il contribue à rendre la métaphysique problématique. Nous reviendrons plus loin sur la pensée heideggerienne concernant le divin et les dieux.

3. La conception dynamique de l'être.

Aussi bien l'athéisme que l'antiplatonisme, présents chez les deux auteurs, sont solidaires de ce que nous appelons une conception dynamique de l'être. Il importe cependant de voir toute la portée de cette troisième thèse, d'une part, et, d'autre part, de ne pas se laisser tromper par l'idée d'une opposition trop négative entre une conception dynamique et une conception statique de l'être.

D'après l'interprétation classique de l'histoire de la philosophie, il faut situer à l'origine une opposition marquée entre deux types d'ontologie : celui de Parménide et celui d'Heraclite, la philosophie de l'être et la philosophie du devenir. On se sent tout de suite enclin à loger Nietzsche et Heidegger dans le camp d'Heraclite et à voir une antithèse irréconciliable entre leurs doctrines respectives et la philosophie de Parménide (105). A cette conclusion hâtive il faut répondre énergiquement par un judicieux « oui, mais ... ». Il est vrai que Heidegger aussi bien que Nietzsche devrait plutôt être rangé du côté d'Heraclite (106). Le thème du devenir, du Werden et de la vie a trop d'importance dans la pensée de Nietzsche. Heidegger, lui, en caractérisant l'être comme monde, histoire et événement s'oppose catégoriquement à la vision parménidienne de l'être éternel et immobile. Seulement il ne faut pas entendre le vocable « devenir » dans un sens trop plat et trop étroit. Le devenir ne doit pas être compris comme le flux incessant de phénomènes sans consistance ni intelligibilité. Nous sommes profondément convaincu que l'être tel que nous l'expérimentons immédiatement et directement est essentiellement dynamique. Mais nous y ajouterions que ce dynamisme inclut tout ce que la conception intellectualiste et statique a découvert de vrai et d'authentique.

(105) u egt à, noter qu'est ici visée l'interprétation traditionnelle de Parménide et non celle de Heidegger, selon laquelle Parménide n'est point le philosophe de l'être immuable.

(106) Pour le rapprochement de Nietzsche et Heraclite, cf. N I, p. 334.

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Heidegger et Nietzsche 461

Nous dirions que la conception dynamique de l'être incorpore dans une synthèse supérieure la vérité de la conception statique, par ex. celle de l'idée et de l'essence.

Que veut dire cela concrètement? Pour Nietzsche le monde de la valeur et de l'intelligibilité a une signification propre. Il est certes caractérisé par une relativité historique et doit être vu en fonction de la volonté de puissance. Mais — comme on s'en sera aperçu — il ne peut être réduit à un flux incessant et inconsistant. Pour Heidegger, dont la vision de l'être est plus comprehensive et plus enveloppante que celle de Nietzsche, Yeidos platonicien ou l'essence aristotélicienne ont leur vérité propre, mais ne constituent que des dimensions abstraites de l'être et de l'intelligibilité, qui résident proprement dans le monde, l'événement et le processus du dévoilement. Ces derniers sont franchement dynamiques.

Nous entendons la formule «conception dynamique de l'être», appliquée à la pensée de Nietzsche et de Heidegger, dans un sens très spécifique. Il est vrai que, comprise dans un sens large, elle s'applique à une foule de philosophies, par ex. à celle d'Aristote et à celle de S. Thomas. Mais ce qui nous semble essentiel à la conception dynamique de l'être, envisagée ici, c'est qu'elle brise le carcan de l'idée d'essence, de celle de substance et même de celle de subjectivité au niveau du sujet spéculatif, fût-il la subjectivité absolue. L'aristoté- lisme et le thomisme, par exemple, semblent rester prisonniers de l'idée d'essence. Nous voulons dire que le dynamisme ontologique ne semble pas, d'après eux, briser la fixité de l'essence, mais se déroule à l'intérieur des voies délimitées a priori par elle. Or, ce qui est propre au dynamisme ontologique visé ici et dont l'idée est attribuée à Nietzsche et Heidegger, c'est qu'il se situe d'emblée au-delà et en deçà de l'essence, de la substance et de la subjectivité spéculative. Cela est vrai pour Nietzsche, pour le Heidegger de Sein und Zeit et d'une manière toute spéciale pour le Heidegger de la pensée de l'être. On se trouve toujours devant une valorisation spécifique et marquée de la notion de temps.

S'il est vrai que, dans le cadre de Sein und Zeit, le sens de l'être c'est le temps, cette thèse fondamentale n'est nullement abandonnée dans Heidegger II, mais y est transposée et radicalisée. La vérité de l'être est essentiellement caractérisée par une temporalité propre à son niveau. Cette dernière doit être comprise non comme une structure anthropologique (Sein und Zeit), mais bien comme le dynamisme interne de l'être, conçu comme dé-voilement et é-vénement. Ici on

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touche l'essentiel de la conception dite dynamique de l'être : concevoir l'être de façon dynamique c'est affirmer de quelque manière la parenté exceptionnelle qui existe entre l'être et le temps. Ceci est aussi le cas chez Nietzsche. Chez lui le temps se trouve au cœur de la problématique ontologique. Certes Heidegger le comprend d'une autre façon et critiquera le concept de temps de Nietzsche. Mais cela ne peut empêcher la ressemblance réelle qui existe entre les deux philosophies

III

LA DIVERGENCE ENTRE HEIDEGGER ET NIETZSCHE

Si Heidegger n'est certainement pas sans s'apercevoir de ce qu'il a de commun avec Nietzsche, il lui importe surtout de se séparer de lui. Indiquons d'emblée la critique capitale qu'il formule contre cette pensée. Nietzsche, tout en constituant une des réactions antimétaphysiques les plus violentes qui soient et une doctrine où l'idée de temps occupe une place exceptionnelle, est l'accomplissement de la métaphysique. Le dépassement de la métaphysique que semble avoir opéré Nietzsche n'est pour Heidegger qu'un dépassement de la métaphysique à l'intérieur d'elle-même (107). Or, lui, Heidegger veut sauter hors de la métaphysique. Il veut donc radicaliser la réaction nietzschéenne contre elle.

Quels sont, plus particulièrement, les griefs de la pensée de l'être, véritable dépassement de la métaphysique, contre la métaphysique sans plus? Celle-ci, quelle qu'elle soit, a oublié l'être parce qu'elle est la pensée de la subjectité. Or, être et subjectité, identifiés par la philosophie occidentale, s'opposent chez Heidegger. Ajoutons que l'identité de l'être et de la subjectité s'est présentée sous une forme spéciale aux temps modernes, où la pensée de la subjectité est devenue la pensée de la subjectivité, et trouve sa fin chez Nietzsche dans la conception de la volonté de puissance. Mais qu'est-ce que la subjectité ? Quels sont ses rapports avec la subjectivité (108) ? Comment s'oppose- t-elle à l'être, entendu au sens de Heidegger?

(10') VA, p. 79. (108) pour ce qUi suit, cf. N II, p. 450 : Subiectitdt und Subjektivitàt, en particulier

p. 451 : « Der Name Subiectitat soil betonen, dosa dos Sein zwar vom subiectum her, aber nicht notwendig durch ein Ich bestimmt ist. Ûberdies enthâlt der Titel zugleich eine Verweisung in das hypokeimenon und damit in den Beginn der Metaphysik, aber auch

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Heidegger et Nietzsche 463

Subjectité vient du latin subjectum et renvoie plus originellement au mot grec hypokeimenon. De la sorte ce vocable nous ramène au début de la métaphysique. Qu'on se rappelle Aristote avec sa notion de hypokeimenon, subjectum, qui, en tant que prôtè ousia, réalise l'être comme présence de la substance individuelle. Déjà chez Aristote l'être est subjectité. Il le fut certes chez Platon. Et il le sera encore toujours, d'après Heidegger, chez Nietzsche : «Le mot subjectité nomme l'histoire de l'être dans son unité à partir de l'interprétation de l'être comme Idée jusqu'à l'accomplissement de l'essence de l'être propre aux temps modernes comme volonté de puissance » (109). Bien entendu chez Nietzsche la subjectité est présente sous sa forme propre à la philosophie moderne, c.-à-d. comme subjectivité. Mais quels sont les rapports entre subjectité et subjectivité ?

La subjectivité est un mode de la subjectité. En quel sens ? Quand on considère l'esprit de l'homme, la raison, la conscience comme le subjectum, V hypokeimenon par excellence, on est passé de la subjectité à la subjectivité. C'est ce qui s'est opéré chez Descartes (uo). Le principe ontologique et épistémologique est la substance pensante, le fondement de toute certitude et, d'une certaine façon, de tout être. Cette idée de la subjectivité comme noyau de la métaphysique atteindra bien entendu son plein épanouissement dans la philosophie hégélienne. Heidegger y ajoute qu'elle trouve son accomplissement dans la métaphysique de la volonté de puissance.

Il faut expliquer davantage la conception de la subjectité. Elle est étroitement liée à l'idée de l'être comme présence éternelle et immuable. C'est parce que l'être est compris comme subjectité qu'il peut et doit en fin de compte être présence éternelle et immuable. Nous avons déjà signalé dans cette étude (cf. l'exposé sur l'éternel

die Vordeutung in den Fortgang der neuzeitlichen Metaphysik, die in der Tat die 'Ich- heit' und vor aliéna die Selbstheit des Geistes als Wesenszug der wahren Wirklichkeit in Anspruch nimmt ».

(109) x II, pp. 452-453 : « Der Name Subiectitât nennt die einheitliche Geschichte des Seins von der Wesensprâgung des Seins als idea bis zur Vollendung des neuzeitlichen Wesens des Seins als Wille zur Macht. »

(îio) VA, p. 74 (rv in fine) — N II, p. 141 : « Sub-iectum ist die lateinische Ûber- setzung und Auslegung des griechischen hypo-keimenon und bedeutet das Unter- und Zugrunde-liegende, das von sich aus schon Vor-liegende. Durch Descartes und seit Descartes wird in der Metaphysik der Mensch, das menschliche 'Ich' in vorwaltender Weise zum 'Subjekt'. » — N II, p. 451 : « Das Sein ist in seiner Geschichte als Metaphysik durchgângig Subiectitât. Wo aber die Subiectitât zur Subjektivitât wird, da hat das seit Descartes ausgezeichnete subiectum, das ego, einen mehrsinnigen Vorrang.»

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464 Joseph Vande Wiele

retour) que Heidegger découvre dans toute la philosophie occidentale un projet a priori fondamental concernant le sens de l'être, à savoir celui de présence éternelle et immuable, auquel il s'oppose et par rapport auquel il délimite l'être tel qu'il le conçoit. Toute la métaphysique occidentale a été orientée de façon décisive par ce projet qui, lui, est fondé dans l'idée de subjectité.

Mais cette idée aussi bien que celle de présence éternelle ne se comprend correctement qu'à la lumière de la structure onto-théologique de la métaphysique. La théologie, c.-à-d. l'idée d'un étant suprême, est solidaire de l'idée de présence éternelle et immuable et de celle de subjectité. Le raisonnement de toute métaphysique revient au fond à concevoir a priori l'être de quelque façon que ce soit comme présence immuable, à voir le fondement de celle-ci dans quelque subjectum, c.-à-d. dans la subjectité, et finalement à situer le fondement dernier des deux premières dans la divinité. Présence immuable, subjectité et divinité sont trois concepts qui circonscrivent la pensée de l'être propre à la métaphysique et dont Heidegger se distancie énergique- ment.

Il est à remarquer que ces trois concepts, critiqués par Heidegger, ne semblent pas au premier abord être adoptés par Nietzsche. En effet, l'antiplatonisme, l'athéisme et la conception dynamique de l'être, dont nous avons souligné toute l'importance, ne constituent-ils pas leur négation? Or, à y regarder de près, ils sont présents dans sa pensée. C'est dire que l'antiplatonisme, l'athéisme et la conception dynamique de l'être ne sont pas conçus à un niveau tel qu'ils dépassent vraiment la métaphysique. Dès lors on comprend pourquoi et dans quelle mesure Heidegger critique Nietzsche et le range parmi les métaphysiciens de l'histoire de la philosophie occidentale.

Comment les concepts de présence immuable, de subjectité et de divinité peuvent-ils être dits circonscrire la portée de la métaphysique nietzschéenne ? L'être de l'étant est la volonté de puissance, mais l'éternel retour du même est son existence. D'après l'interprétation de Heidegger, volonté de puissance et éternel retour s'impliquent et sont identiques. Nous avons déjà souligné le rapprochement explicite fait par Heidegger entre l'éternel retour et la présence immuable. C'est ici que cette thèse capitale de son interprétation de Nietzsche prend tout son relief. La volonté de puissance, qui prend nécessairement la forme de l'éternel retour du même, peut être caractérisée comme présence éternelle et immuable (nous avons suffisamment expliqué cette pensée). Elle est aussi l'être comme subjectité, bien entendu

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Heidegger et Nietzsche 465

sous la forme de la subjectivité, propre à la philosophie moderne (m). La volonté de puissance comme grandeur fixe avec le nombre fini de ses différentes formes et situations est vraiment le dernier subjectum, le véritable hypokeimenon, principe de tout ce qui se passe, se crée et se manifeste dans l'univers nietzschéen. Elle représente enfin d'une certaine façon la divinité métaphysique, telle qu'elle est conçue par la structure onto-théologique. Heidegger prétend que Nietzsche interprète théologiquement l'existence de l'étant comme éternel retour (m). Cette formule est dense et obscure. Que veut-elle dire finalement ? Tout d'abord — et c'est ce qui est le plus facile à comprendre — l'éternel retour du même fait fonction d'existence de l'étant, dont l'essence est la volonté de puissance. Cela revient à affirmer que l'éternel retour constitue la multiplication et la concrétisation de l'essence de l'étant. Mais comment la divinité métaphysique est-elle de l'une ou l'autre façon incluse dans l'éternel retour? Il faut se souvenir de l'idée de subjectivité absolue. A partir d'un certain moment de l'histoire, la subjectivité a été considérée comme l'étant suprême, par ex. chez Hegel. Nous avons vu que chez Nietzsche cette idée demeure au centre de la pensée. La subjectivité y est la divinité métaphysique, mais formellement sous l'aspect de sa dimension d'éternel retour. Nietzsche donne à cette instance métaphysique quasi divine le nom de Dionysos (ll3). De cette manière la métaphysique nietzschéenne a conservé, prétend Heidegger, la structure onto- théologique.

Dire que la conception nietzschéenne de l'être comme volonté de puissance et éternel retour revient au fond à celle de présence éternelle et immuable, d'inspiration nettement platonicienne, constitue

(U1) Cf. O. Pôggeler, op. cit., pp. 129-130 : « Nietzsche zieht nur die letzte Konse- quenz aus dem metaphysischen neuzeitlich verwandelten Denkansatz, wenn er das Sein — das subjectum, das in allem Seienden stândig anwesend ist und so allem zugrunde- liegt — als die ins Unbedingte vollendete Subjektivitât, als den Willen zur Macht denkt. Dièse Subjektivitât macht sich zu dem, was sie auf ihre konsequent neuzeitliche Weise ist — nâmlich zum stândig Anwesenden und Zugrundeliegenden, — indem sie sich als ewig wiederkehrend will und sich so in die stete Anwesenheit bestândigt. Der Gedanke der ewigen Wiederkehr und der Gedanke des Willens zur Macht denken je auf ihre Weise dasselbe. » Dans ce texte deux choses sont affirmées clairement : 1) la parenté étroite entre l'idée de l'être comme subjectité et l'idée de l'être comme présence éternelle ; 2) la réalisation de ces deux idées dans le concept de l'être comme volonté de puissance et éternel retour.

(i«) N II, p. 348. (il») VA, p. 122.

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466 Joseph Vande Wiele

pour le moins un paradoxe violent, qui demande quelques éclaircissements. Heidegger lui-même y a consacré deux exposés ex professo (114). Il s'agit de voir comment Nietzsche choisit et valorise l'idée du temps comme idée centrale de l'ontologie et comment il retombe en même temps dans la conception de la présence éternelle et immuable.

Pour Nietzsche, nous affirme Heidegger, les trois dimensions du temps reviennent à une unique présence, à un « maintenant » qui demeure. La métaphysique appelle le « maintenant » qui demeure l'éternité. Nietzsche aussi pense les trois phases du temps à partir de l'éternité comme « maintenant » qui demeure. Mais — et ici se trouve le paradoxe — la présence qui demeure ne consiste pas pour lui dans l'être-présent de façon immobile, mais dans le retour du même.

Tout d'abord il semble qu'on trouve dans une telle attitude un déchirement important par rapport à l'homme tel qu'il fut, une séparation profonde de la conception de l'être telle qu'elle a dominé la philosophie. Ce déchirement et cette séparation supposent une libération de l'homme, celle que Nietzsche qualifie de libération de la vengeance: «Dass der Mensch erlôst werde von der Kache». Peut- être Heidegger interprète-t-il l'idée nietzschéenne de vengeance et de l'esprit de vengeance (der Geist der Roche) d'une manière particulière. En tout cas il prétend que Nietzsche entend l'essence et la portée de la vengeance d'une façon métaphysique (115).

Mais qu'est-ce que la vengeance entendue de la sorte? Elle est la répugnance de la volonté au temps et à son « ce fut » (des Willens Widerwille gegen die Zeit und ihr les war') (116). Deux remarques doivent être faites pour permettre l'intelligence de cette définition. La volonté est comprise métaphysiquement comme l'être de l'étant, dans la perspective de la philosophie moderne, qui trouve son couronnement chez Nietzsche. Ensuite il est bien affirmé qu'elle répugne non pas à un aspect du temps, mais au temps en tant que tel. Quand Nietzsche dit « die Zeit und ihr 'es war' », il veut dire «le temps», c.-à-d. son « ce fut» (117). Bref, il s'agit bien de la répugnance au Vergehen et à son Vergângliches. Ceci représente pour la volonté ce contre quoi

(114) WHD (Was heisst Denken ?), lre partie, ix et x, pp. 33-47; VA, Wer ist Nietz- sches Zarathoustra ?, pp. 108-124.

(lis) VA, p. 112 : « Wesen und Tragweite der Bâche sieht Nietzsche metaphysisch. » Cf. WHD, p. 34.

(H8) VA, p. 115; WHD, pp. 36-37. (117) VA, p. 116; WHD, p. 39.

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Heidegger et Nietzsche 467

elle ne peut plus rien faire. Le temps et son « ce fut » sont la pierre d'achoppement qu'elle est incapable d'écarter.

Quelle conception de l'être résultera d'une telle attitude? La répugnance au temps dévalue le périssable. Elle qualifie le terrestre, la terre et tout ce qui lui appartient de ce qui ne devrait, à proprement parler, pas être et de ce qui ne possède au fond pas d'être véritable. En cela elle suit visiblement Platon, qui appelait le terrestre le mè on, le non-être (118). Se référant à Schelling, Heidegger mentionne que d'après la conception dominante de toute métaphysique l'indépendance du temps, l'éternité sont des prédicats fondamentaux de l'être.

D'après Heidegger, Nietzsche s'oppose violemment à une telle conception de l'être. Il faut que l'homme soit libéré de l'esprit de vengeance. Mais qu'est-ce à dire, si l'esprit de vengeance est ce qui vient d'être explicité? La libération consiste dans l'abandon de la répugnance au temps et dans le consentement à celui-ci et à son Vergehen. Tel est le sens du surhomme et de sa doctrine de l'éternel retour.

Toutefois dans le consentement au temps se dissimule l'inspiration profonde du platonisme. Nietzsche, d'après Heidegger, consent au temps, mais cette volonté du temps est d'emblée la volonté que le Vergehen demeure et ne soit pas perdu dans le néant. Comment cela est-il possible ? Par le fait que le Vergehen n'est pas seulement ce qui passe et se perd dans le passé, mais ce qui arrive toujours à nouveau. Le Vergehen et son Vergangenes reviennent toujours de même. Ce retour est lui-même éternel et constitue de la sorte une présence éternelle. Le cycle est, comme éternel retour du même, la permanence de l'être de l'étant et constitue en tant que tel ce qui demeure au sein du devenir (119).

Deux textes nietzschéens se retrouvent de façon répétée sous la plume de Heidegger et semblent essentiels pour le problème de la différence entre Nietzsche et lui-même. Les voici : « Dem Werden den Charakter des Seins aufzwprdgen — das ist der hôchste Wille zur MachU; «dass Ailes wiederîcehrt, ist die extremste Anndherung einer WeU des Werdens an die des Seins : — Gipfel der Betrachtung » (12°). Le second texte exprime de façon frappante le platonisme de Nietzsche, le désir et le besoin de retrouver l'être au cœur du devenir. Le premier

(I") VA, pp. 116-117. (il») VA, p. 120. (120) n il, p. 288; N I, p. 467.

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implique la même idée, mais y ajoute quelque chose : ce désir même et sa réalisation sont la forme la plus élevée de la volonté de puissance. En effet, dit Heidegger, pour Nietzsche la manifestation la plus haute de la vie se trouve dans la représentation du Vergehen comme devenir permanent dans l'éternel retour du même, et dans l'acte par lequel elle le rend permanent et fixe. Cette représentation est une pensée qui impose à l'étant le caractère de l'être.

Mais alors surgit devant l'esprit la question de savoir si la pensée nietzschéenne a dépassé la pensée telle qu'elle fut jusqu'à présent, si l'esprit de la vengeance, au sens métaphysique indiqué, a vraiment été vaincu. Ne se cache-t-il pas toujours dans la représentation qui prend tout devenir dans la garde de l'éternel retour du même, une répugnance au pur Vergehen ? Ne trouve-t-on pas malgré tout chez Nietzsche un esprit de vengeance hautement spiritualise ? Sans doute touche-t-on ici la raison profonde pour laquelle Heidegger a caractérisé Nietzsche comme le platonicien le plus effréné : « Nietzsche ist der zûgellosigste Platoniker ! ». Et l'on comprend qu'on puisse définir la pensée de Nietzsche comme l'accomplissement de la métaphysique.

Après avoir indiqué les rapports entre la subjectité et la subjectivité et explicité le sens de l'être comme subjectité (sa parenté avec la présence éternelle et immuable et avec la divinité métaphysique), venons-en à la question de savoir en quoi consiste l'opposition fondamentale entre l'être, compris au sens de Heidegger, et la subjectité propre à la métaphysique et en particulier à Nietzsche. Pourquoi Heidegger se voit-il obligé de critiquer la conception de l'être comme subjectité, critique adressée aussi bien à Platon et Aristote qu'à Hegel et Nietzsche ? Pourquoi peut-on dire enfin que la philosophie de la subjectité oublie l'être?

Attirons tout d'abord l'attention sur le fait que l'opposition à l'idée de l'être comme subjectité frappe, comme il a été affirmé, la métaphysique occidentale tout entière. La critique de l'idée de subjectité est aussi bien une critique du concept de substance que de celui de subjectivité, concepts qu'il faut voir dans la même perspective métaphysique (m).

Aussi bien la métaphysique de la substance que celle de la subjectivité, — et ceci est capital, — sont oubli de la physis, du monde, de l'histoire et du dé-voilement. Or, l'être au sens propre à Heidegger ne peut être pensé qu'au moyen de ces concepts fondamentaux. Ceci re-

(i2i) Cf. ID, p. 43.

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vient à dire que ces métaphysiques ont oublié le temps au sens indiqué plus haut. Et le temps est intrinsèque à l'être. Dès lors l'être ne peut pas être réduit à la présence éternelle et immuable, à la subjectité et enfin au Dieu métaphysique, sous peine d'être dénaturé et amoindri. Par conséquent Heidegger articule contre Nietzsche le reproche de ne pas avoir pensé véritablement le temps et d'avoir réduit le devenir et sa créativité à l'être au sens platonicien du mot. Au fond il s'avère que Heidegger pousse l'antiplatonisme, l'athéisme et la conception dynamique de l'être, par lesquels Nietzsche lui est apparenté, à un niveau tel que Nietzsche lui-même ne l'a pas atteint, étant resté, malgré ses intentions, prisonnier de la métapysique.

Finalement on peut dire que la métaphysique — celle de al substantialité et celle de la subjectivité — est aveugle pour l'ontologique véritable, ne prend en considération que l'ontique et identifie indûment l'ontologique avec l'ontique. Illustrons cela par un exemple ! Caractériser l'essence (au sens aristotélicien) comme l'être de l'étant concret ou même la substance individuelle comme la présence de l'étant, c'est oublier la physis,\e monde, le dévoilement, c'est être aveugle pour le véritable ontologique, c'est identifier indûment l'ontologique avec l'ontique, car l'essence ou la substance individuelle, proclamées l'être de l'étant, n'en sont pas vraiment distinctes. Toujours on s'arrête à ce qui est présent dans la présence, au sujet, au sens de hypokeimenon et on oublie la présence en tant que telle, ce qui rend possible la manifestation de Y hypokeimenon. Or, la pensée de l'être est celle qui s'attache avant tout à ce fondement des fondements, oublié et ignoré par la métaphysique.

Ce fondement — la seule étoile par laquelle la pensée de Heidegger prétend s'être laissé orienter (12a) — est en fin de compte la vérité de l'être. Il existe une opposition fondamentale entre la vérité de l'être et la vérité de l'être de l'étant. La métaphysique — aussi celle de Nietzsche — ne parle que de cette dernière et non pas de la première. C'est pourquoi la pensée de l'être se distancie catégoriquement de la métaphysique en général et aussi de celle de la volonté de puissance. L'être comme subjectité ignore la vérité de l'être de façon radicale (123). Là se trouve le fond de la critique heideggerienne de

(122) Ans der Erfahrung des Denkena, Pfullingen, 1954, p. 7. (123) jj II, p. 382 : « Ûberall hat sich das Seiende als solches in eine Unverborgenheit

gebracht, die es als das Sich-auf-sich-stellende und Sich-selbst-vor-sich-bringende erscheinen lâsst. Dies ist der Grundzug der Subiectitât. Das Seiende als die Subiectitât lâsst die Wahrheit des Seins selbst in einer entschiedenen Weise aus, insofern die Subiecti-

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Nietzsche et la croisée des chemins où les deux philosophes se séparent irrémédiablement.

IV

LES CONCLUSIONS DE LA RÉACTION ANTIMÉTAPHYSIQUE

La présente étude sur l'interprétation heideggerienne de Nietzsche se propose d'éclaircir le problème de la métaphysique tel qu'il se présente à la conscience philosophique de notre temps. Il n'est certes pas douteux que la métaphysique se trouve en état de crise, d'ailleurs à plusieurs titres. Nous envisageons particulièrement la critique qu'en a faite la philosophie d'inspiration nietzschéenne et heideggerienne, dans le but d'en retenir les leçons valables.

Nous avons vu que Nietzsche avait conscience d'avoir renversé la métaphysique. Sa critique consiste à nier la domination du monde suprasensible, c.-à-d. du monde métaphysique, à écarter l'affirmation que ce monde est la réalité véritable, tandis que le sensible ne serait qu'apparence, et à inverser cette affirmation : le sensible est le réel véritable et le suprasensible n'est qu'apparence. Nietzsche avait conscience d'avoir opéré par ce renversement un dépassement de la métaphysique. Sur la nature de ce dépassement l'attention a été attirée suffisamment.

Nous avons expliqué comment Heidegger qualifie le dépassement de la métaphysique, propre à Nietzsche, comme l'accomplissement de la métaphysique. Il lui faut une réaction antimétaphysique autrement profonde et ample pour pouvoir parler du dépassement de la métaphysique (m). Nous avons montré comment il se distancie de Nietzsche et comment la réaction antimétaphysique s'approfondit et s'amplifie chez lui. Il est d'ailleurs intéressant de voir comment il fut d'abord intéressé par le thème de la remontée aux fondements de la métaphysique et seulement par après par celui de son dépassement. Vers 1935, l'époque de Einfuhrung in die Metaphysik et de Der Ursprung des Kunstwerkes, Heidegger est fort préoccupé par le problème des fondements de la métaphysique. Il montre comment la physis est un fondement, qui tend à être oublié par la pensée de l'Idée

tât aus dem ihr eigenen Sicherungswillen die Wahrheit des Seienden als die Gewissheit setzt. »

(124) VA, p. 79 (texte déjà allégué plus haut, p. 462).

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et celle de l'essence. Mais à ce moment-là on a nettement l'impression qu'il ne songe pas encore à la relativité historique de toute métaphysique et par conséquent à un véritable dépassement de celle-ci. C'est seulement plus tard que Heidegger a été frappé par la dimension historique de la lumière de l'être. Alors il commence à parler de l'histoire de l'être (Seinsgeschickte) et du caractère nécessairement historique de la métaphysique. Le dépassement de celle-ci s'est opéré formellement par la thèse de l'histoire de l'être. Toute métaphysique est entendue dès lors comme une époque de cette histoire. Cela constitue la mise en question radicale de la métaphysique et pose sans ambages le problème fondamental de son droit à l'existence comme pensée authentique et vérité définitive de l'être.

Quelles conclusions peut-on tirer de cette étude en vue du problème de la métaphysique ? Nous ne croyons pas que la réaction antimétaphysique frappe définitivement toute métaphysique possible, mais bien une foule d'éléments constitutifs de la métaphysique occidentale telle qu'elle s'est élaborée dans le courant de l'histoire. Quelles en sont les principales leçons ? S'il faut admettre la thèse que la métaphysique n'a à chaque fois été qu'une époque de l'histoire de l'être et que celui-ci est intrinsèquement histoire, quelles seront les caractéristiques générales d'une authentique pensée de l'être ? Nous relevons quatre titres : 1) conception dynamique de l'être ; 2) abolition de la dictature de la raison ; 3) méfiance à l'égard d'une affirmation de l'absolu trop hâtive ; 4) impossibilité de l'ontologie anthropocentrique.

1. Conception dynamique de l'être.

Toute l'ontologie occidentale a été dominée par deux idées fondamentales, qui se sont succédées sur la scène philosophique : celle de substance et celle de subjectivité. Ne peut-on faire subir un ressource- ment et un approfondissement à cette ontologie par l'explicitation de notions telles que physis, monde, histoire, processus du dévoilement? En ce faisant on admet une parenté étroite entre l'être et le temps. Nous avons déjà souligné (188) que l'essentiel de la conception dynamique de l'être consiste dans l'affirmation de rapports exceptionnels entre le temps et l'être. Nous y avons ajouté plus loin que le temps doit être compris au niveau de l'être, c.-à-d. au-delà de celui des structures anthropologiques, et que même Nietzsche n'a pas

(125) cf. la parenté entre Heidegger et Nietzsche, la conception dynamique de l'être.

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véritablement pensé le temps d'après Heidegger. Si on admet la parenté de l'être et du temps, l'être prend une autre figure et on commence à y déceler certains traits nouveaux, étincelants et vrais. Nous visons le caractère anthropologique (non le caractère anthropocentrique), le caractère créatif et le caractère historique. C'est tout cela qu'on envisage, quand on parle d'une conception dynamique de l'être.

On peut saisir l'orientation de cette conception dynamique de l'être en se souvenant de certaines thèses touchant l'être de l'homme. On a défini l'homme comme l'être qui a à être. On l'a décrit comme l'étant dont la possibilité est la réalité positive. Le Dasein, est-il dit avec insistance dans Sein und Zeit, ne peut tomber sous la règle de l'essence et de la substance au sens de Vorhandenheit. Heidegger trace une ligne de séparation entre le Dasein, auquel s'appliquent les existentiaux et l'étant non-humain, auquel s'appliquent les catégories. Cherchant à répondre à la question du sens de l'être, ne devons-nous pas nous laisser guider davantage par le Dasein, l'être qui est compris comme possibilité réelle et dont les structures sont les existentiaux ?

La pensée heideggerienne de l'être n'est pas autre chose qu'un effort de la philosophie pour penser l'être dans la perspective que nous venons d'évoquer. Elle constitue un approfondissement de la problématique des existentiaux. Certes l'accent trop exclusivement anthropologique, voire anthropocentrique de Sein und Zeit a été dépassé, la perspective de cet ouvrage encore trop métaphysique a été transformée et Heidegger a trouvé au long des années de méditation philosophique le langage propre à dévoiler l'être et sa vérité (ainsi que sa non-vérité), par rapport auxquels le Dasein est devenu le Da-Sein, le là de l'être.

Il s'agit maintenant de montrer comment le temps, compris de la sorte, et donc la conception dynamique de l'être, sont inconciliables avec la structure essentielle des métaphysiques du passé, à savoir avec la structure onto-théologique (126). Il faut se rappeler ici le motif de l'athéisme heideggerien, la dénonciation de cette structure.

Pour Heidegger il existe une opposition fondamentale entre le temps (jphysis, monde, dévoilement) et l'étant suprême. La métaphysique, explique-t-il, admet que l'étant n'est pas sans l'être. Mais à peine a-t-elle admis cette thèse qu'elle situe l'être dans un étant, l'étant suprême au sens de la cause dernière. Depuis Platon et Aristote

(126) Cf. le long exposé de X II, pp. 344-349 (texte cité plus haut, p. 458).

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Heidegger et Nietzsche 473

elle a confondu la question de l'être avec celle du theion. L'ontologie a été intrinsèquement déterminée par la théologie. Elle a été théologie, parce qu'elle était ontologie.

La dualité de la métaphysique, consistant dans la théologie jointe à l'ontologie, fait corps avec une autre dualité de la métaphysique, celle des concepts fondamentaux d'essence et d'existence. L'ontologie détermine l'essence de l'étant. La théologie interprète l'existence de l'étant de telle façon qu'elle la rattache à la première cause comme fondement de l'étant. La nature onto-théologique de la métaphysique pense l'étant sous l'angle de l'essence et de l'existence, sans les voir à partir de l'être, ni en eux-mêmes, ni dans leur différence.

La solidarité de l'ontologie et de la théologie au sein de la métaphysique saute aux yeux dans la façon dont celle-ci pense la transcendance, la caractéristique essentielle par laquelle elle connaît l'étant en tant que tel. La métaphysique est méta-physique, ce qui transcende la totalité de l'étant. La transcendance, ce qui est originellement d'après Heidegger le dépassement de l'étant vers la lumière de l'être, vers l'ouverture, se mue, dans le cadre de la métaphysique en deux formes différentes mais complémentaires : le transcendental et le transcendant. Le premier constitue le dépassement de l'étant vers l'essence, c.-à-d. vers ce que l'étant en tant qu'étant est dans sa quid- dité. Chez Kant par ex. le transcendental est identifié, en accord avec le rétrécissement critique de l'étant, à l'objet de l'expérience, à l'« objectivité » de l'objet. Le second (le transcendant) est le premier fondement existant de l'étant comme existant. Il transcende l'étant, le domine et le pénètre avec toute la plénitude de l'être essentiel. L'ontologie présente la transcendance comme le transcendental. La théologie la présente comme le transcendant. Transcendental et transcendant s'impliquent et masquent la véritable dimension de la transcendance au sens originel du mot.

Il appert que l'être comme le transcendental, fondé lui-même dans l'être comme le transcendant, est irréconciliable avec la nature profonde de l'être comme temps. Celui-ci est de l'ordre du non-objectif (dos Ungegenstàndliche), du non-disponible et de l'événementiel ou de l'historique. Or, la structure onto-théologique de la métaphysique, pensant l'être comme essence et existence, comme transcendental et transcendant, le caractérise en dernière instance comme objectivité, comme disponibilité et comme réalité suprahistorique, plénitude et permanence de l'être. Concevoir l'être de façon dynamique est s'opposer à une vision de l'être caractérisée de la sorte. Et la question

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est de savoir si l'existence de Dieu, si elle doit et peut être affirmée authentiquement, ne doit pas être désolidarisée d'une pseudo-idée, de l'idée de ce qui rend pour nous l'être objectif, disponible et supra- historique.

2. Abolition de la dictature de la raison.

L'antiplatonisme de Nietzsche ne signifie pas seulement une réaction antimétaphysique, mais aussi une violente réaction contre l'intellectualisme. Heidegger partage celle-ci, il l'approfondit et lui donne en même temps une forme plus large et plus enveloppante. Mais quelle est la portée de la réaction heideggerienne contre l'intellectualisme ?

On aurait certainement tort de caractériser cette réaction d'irratio- nalisme. Même chez Nietzsche elle ne l'est pas. Qu'on se rappelle la signification du terme « chaos », que Heidegger rapproche franchement du terme «alètheia». Certes, la conception de l'être heideggerienne s'écarte encore davantage de l'irrationalisme. Mais deux questions se posent ici : quel est le sens de l'irrationalisme dont Heidegger se distancie et en quoi consiste sa réaction contre l'intellectualisme, s'il est vrai qu'elle n'est aucunement un irrationalisme ?

Pour Heidegger il est deux formes nettement distinctes d'irratio- nalisme, contre lesquelles il réagit avec la même énergie. On pourrait songer à une forme de l'irrationalisme telle qu'elle fait partie intégrante de la synthèse sartrienne par ex. Il s'agira dans ce cas de l'affirmation de la non-intelligibilité absolue, que Sartre attribue, comme on le sait, à l'en-soi, identifié ni plus ni moins avec l'être. On pourrait aussi entendre par le terme « irrationalisme » l'affirmation d'une intelligibilité suprarationnelle, transcendant l'ordre du concept, de la raison et même de la dialectique. Dans ce cas Heidegger parlera volontiers de ce qu'il appelle le mysticisme (127). Il semble que l'exemple le plus classique de cette tendance demeure toujours la conception néoplatonicienne de l'Un. La réaction contre l'intellectualisme, propre à Heidegger, n'est ni l'un ni l'autre de ces deux irrationalismes. Elle conteste la dictature de la raison sans tomber dans le mysticisme à

(127) VWG ( Vom Wesen des Grandes), p. 40 : « Nicht zufâllig ist das agathon inhaltlich unbestimmt, so dass aile Definitionen und Deutungen in dieser Hinsicht scheitern mûssen. Rationalistische Erklârungen versagen in gleicher Weise wie die 'irrationalis- tische' Flucht zum 'Geheimnis'. »

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la mode néo-platonicienne, ni dans l'irrationalisme de l'en-soi à la manière de Sartre.

En quoi consiste alors cette réaction ? La fin de l'étude des Holz- wege consacrée à Nietzsche (m), se termine par une phrase très représentative de la pensée heideggerienne et très significative pour le problème qui nous occupe : « Das Denken beginnt erst dann, wenn wir erfahren haben, dass die seit Jahrhunderten verherrlichte Vernunft die hartnâckigste Widersacherin des Denkens ist ». On pourrait expliciter le sens et la portée de cette importante conclusion de l'étude mentionnée en y découvrant quatre affirmations, qui se tiennent d'ailleurs étroitement.

Tout d'abord la réaction contre la raison saute aux yeux. En effet, ce qui passe depuis des siècles pour le lieu et l'instrument de la pensée par excellence, c.-à-d. la raison, y est qualifié d'ennemi le plus acharné de la pensée.

En second lieu la phrase implique une certaine valorisation de l'attitude anti-intellectualiste de Nietzsche. Comment ? On se rappellera que d'après Nietzsche le monde intelligible, c.-à-d. celui de la raison, est considéré comme relatif à un principe ontologique plus fondamental, à savoir la volonté de puissance. Nous dirions, en amplifiant cette idée, que la raison est fondée dans la vie, dans l'existence (au sens de la phénoménologie existentielle), dans le processus du dévoilement. Une pensée plus profonde se doit d'expliciter et d'admettre cet état de choses. C'est ce que Nietzsche semble avoir fait aux yeux de Heidegger. Et c'est pourquoi il salue en lui le philosophe qui, par sa réaction contre la raison, a inauguré une pensée plus profonde.

Ensuite — et ceci est capital — le texte affirme que la raison a rétréci, raréfié et somme toute mutilé l'être. La raison n'a, d'après Heidegger, pas réussi à dévoiler les fondements, à laisser être l'être dans toute sa profondeur et dans toute son ampleur. Cette critique ne frappe pas seulement le rationalisme, mais aussi le grand idéalisme, ainsi que l'intellectualisme présent dans la philosophie depuis Platon.

Finalement est soulignée la nécessité de la véritable pensée. La thèse du Denken est la plus explicite dans le texte. Le but est de retrouver une pensée plus pensante que la raison, pensée qui soit à l'échelle de la vérité de l'être, plus souple, plus fondamentale et plus enveloppante que l'intelligibilité intellectualiste. N'oublions pas que Merleau-Ponty caractérisait la phénoménologie comme la conciliation

(128) HW, p. 247.

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de l'extrême objectivisme et de l'extrême subjectivisme dans la notion de sa nouvelle rationalité, à savoir celle du monde. Si le temps, c.-à-d. le monde, l'histoire, le processus du dévoilement sont essentiels pour l'être, la raison au sens séculaire, soit dans sa forme réaliste, soit dans sa forme idéaliste, est incapable de le penser.

La pensée de l'être, que l'ontologie devrait être dorénavant, ne pourra plus représenter une philosophie du système ni une philosophie de la raison suffisante, qui trouve chez Leibniz pour la première fois son expression élaborée. La philosophie du système et celle de la raison suffisante sont deux formes, d'ailleurs conjointes, sous lesquelles la raison a exercé sa dictature dans le domaine de la pensée.

Qu'est-ce que la philosophie du système (129) ? A vrai dire elle n'a trouvé sa forme propre et explicite qu'aux temps modernes. Il sera donc nécessaire d'envisager avant tout la philosophie moderne pour se rendre compte de ce qu'implique l'idée de « système ». Mais peut-être Heidegger n'a-t-il pas entièrement tort d'affirmer que dès Platon la philosophie était déjà en germe et en intention une philosophie du système par la doctrine des Idées (130). La grande découverte de l'intellectualisme occidental chez Socrate, Platon et Aristote coïncide avec l'aurore de la philosophie comme système rationnel. Dès lors on comprend le cheminement par lequel Heidegger s'efforce de trouver au-delà de la philosophie classique grecque, la trace d'une philosophie plus originale. Et l'on est vraiment surpris en constatant comment déjà Nietzsche tendait à remonter au-delà de Socrate pour retrouver une philosophie plus vraie, plus en accord avec la vie et moins faussée par l'hégémonie de la raison.

Qu'est-ce qui est caractéristique de la philosophie du système telle qu'elle s'est épanouie aux temps modernes? On peut citer ici une formule heideggerienne très évocatrice. Heidegger intitule la période de la philosophie moderne : «Die Zeit des Weltbildes » (181). D'après lui la philosophie moderne se serait donné pour tâche d'élaborer un WeltbiU, une image du monde. Par ce dernier vocable il faut entendre l'ensemble de la réalité, c.-à-d. l'étant en totalité. Bild veut dire une image de la conscience au sens d'une représentation rationnelle et conceptuelle. La philosophie qui atteint son but, constitue une pareille image du monde. Cela implique que la réalité totale puisse être

(129) HW, p. 69, l'étude : Die Zeit des Weltbildes. (130) HW, p. 84. (lai) HW, p. 69. Voir les caractéristiques propres des temps modernes.

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représentée essentiellement et sans résidu par l'esprit humain, comprise et dominée par lui. Dans une telle perspective l'esprit humain est élevé au rang de seigneur de l'être, même avant qu'il ne soit devenu l'étant suprême, comme cela a été le cas dans l'idéalisme. Bref, le temps du Wélibild a été le temps où la raison s'est entièrement épanouie, où elle fut célébrée et glorifiée. On estimait qu'il appartenait à l'essence de la philosophie d'être un système, à telle enseigne qu'une philosophie qui n'était pas élaborée systématiquement ou ne pouvait l'être, n'avait pas droit au titre de philosophie.

On pourrait soutenir que la critique de la philosophie du système s'adresse dans une mesure plus ou moins justifiée à toutes les grandes philosophies historiques, le néo-platonisme, le thomisme, le cartésianisme, le hégélianisme, etc. On y traite toujours l'être « systématiquement», c.-à-d. qu'on le présente comme le contenu d'un ensemble de concepts et de notions, contenu qui découle d'un principe suprême, défini comme la clef de voûte du monde.

Il est nécessaire de noter qu'on n'échappe pas à la philosophie du système en considérant le principe suprême comme un au-delà de l'intelligibilité rationnelle et de la conscience. Le néo-platonisme par ex., tout en élevant l'Un dans le domaine du mystère et de l'inconnaissable, n'en reste pas moins une philosophie du système. Car l'Un se laisse intégrer, malgré sa transcendance par rapport à la rationalité, dans une image du monde, dans un WeUbild, ce qui n'est par ex. pas le cas du temps, de la physis, de l'histoire, du processus de dévoilement compris à la façon de Heidegger. Il existe une certaine incompatibilité entre la philosophie du système et l'être comme monde et histoire. Une des multiples oppositions entre Hegel et Heidegger concerne en outre la conception du devenir de l'histoire. Le premier défend la thèse de l'évolution dialectique, le second s'oppose violemment à cette thèse et pose au contraire celle du destin imprévisible de l'être, conçu comme le jeu réciproque de la vérité et de la non-vérité.

Si la pensée de l'être ne pourra plus représenter une philosophie du système, elle pourra encore moins constituer une philosophie de la raison suffisante. Cette dernière est d'ailleurs nécessairement impliquée dans la première et vice versa. Que signifie l'expression «raison suffisante»? Qu'on se reporte à la pensée de Leibniz (182). La thèse de la raison suffisante suppose que tout étant et tout aspect

(132) Monadologie, 32, éd. par Nolbk, Paris, 1881, pp. 203-204.

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de la réalité peuvent être fondés rationnellement. Qu'est-ce à dire? Qu'ils peuvent, du moins en droit, être déduits à partir d'un principe qui se trouve à la base (133). A la doctrine de Leibniz aussi on peut appliquer la célèbre formule de la mathesis universalis. Celle-ci a comme idéal le dévoilement intégral de la réalité entière par voie de déduction. La portée du fondement rationnel tel que Leibniz le conçoit, saute aux yeux dans l'exposé sur les jugements dits contingents (134). Soit la proposition : <t Le président des États-Unis a succombé à une crise cardiaque». Dans ce jugement on trouve un sujet et un prédicat, à savoir « le président des États-Unis » et « avoir succombé à une crise cardiaque». Or pour le sens commun l'union du prédicat et du sujet est pleinement contingente, non fondée en raison. Pour Leibniz, au contraire, le prédicat appartient nécessairement au sujet. Si l'on pouvait pénétrer au cœur des essences, ce qui est en principe possible, on comprendrait que le prédicat est inclus dans l'essence du sujet et que ce qui paraît être au premier abord un jugement synthétique, constitue en vérité une affirmation analytique (135).

D'après la doctrine de la raison suffisante celle-ci se trouve en fin de compte dans l'étant suprême, en Dieu. Celui-ci ne pouvait pas faire autrement que créer le meilleur des mondes possibles, étant ce qu'il est. Lors de la création Dieu s'est trouvé devant un nombre infini de combinaisons de possibles. A cause de sa sagesse, sa bonté et sa toute-puissance, il fut moralement forcé de choisir et d'appeler à l'existence cette combinaison de possibles qui réalise le plus d'être. Cette combinaison se trouve être unique et — ce qui est plus — chaque aspect de ce meilleur des mondes est par conséquent inévitable et nécessaire, c.-à-d. parfaitement fondé en raison.

L'idéal leibnizien exige que la philosophie soit à même de déceler la raison suffisante de la réalité entière. La tendance de l'esprit humain à comprendre l'ensemble de l'être à partir de la subjectivité, finalement à partir de la subjectivité humaine, à le posséder et à le dominer, atteint un sommet dans la philosophie de Leibniz. Elle est symbolisée

(133) Sv G, pp. 45-47, p. 64 : « Der Grund verlangt, ûberall so zum Vorschein zu kommen, dass ailes im Bereich dieses Ânspruches als eine Folge erscheint und d.h. aïs Konsequenz vorgestellt werden muss. Nur das, was sich unserem Vorstellen so darstellt, uns so be-gegnet, dass es auf seinen Grund gesetzt und gestellt ist, gilt als sicher Ste- hendes, d.h. als Gegenstand. Nur das so Stehende ist solcbes, von dem wir in Gewissheit sagen kônnen : es ist. »

(134) Monadologie, 36, éd. cit., pp. 205-206. (135) Leibniz, Opuscules et fragments inédits (éd. L. Couturat), Paris, 1903, pp. 618-

519.

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par l'idée rationaliste de la raison suffisante. Celle-ci n'est pas autre chose que l'idée de la justification de l'existence et de l'essence des étants devant l'instance judiciaire suprême de la raison humaine.

La réaction de Heidegger contre l'intellectualisme entraîne l'abolition de la dictature de la raison. Elle liquide la philosophie du système et celle de la raison suffisante. Mais elle est à mille lieues de l'irrationalisme sous les deux formes que nous avons distinguées. La pensée de l'être évoque une nouvelle vérité de l'être, une nouvelle intelligibilité et inaugure une nouvelle pensée, une pensée plus pensante et plus profonde, qui puisse penser la lumière de l'être, c.-à-d. le monde, l'histoire et le dé-voilement. Quelle chose paradoxale et digne d'intérêt est-ce que cette pensée plus authentique, plus fondante et illumi- natrice que la raison?

3. Méfiance à l'égard de l'absolu métaphysique.

A méditer attentivement l'affirmation de l'athéisme dans la pensée nietzschéenne, et surtout dans celle de Heidegger, on se rend compte de l'abus qui a été fait en métaphysique de l'idée d'absolu. Cette impression ne concerne pas seulement l'absolu proprement dit, par ex. l'Un néo-platonicien, le Dieu de S. Thomas, celui de Descartes, etc., mais aussi l'étant suprême conçu à la façon de Platon et d'Aristote. La critique de l'absolu métaphysique, dont nous avons déjà montré l'incompatibilité avec la conception dynamique de l'être, peut se ramifier en différentes directions, qui débouchent évidemment sur le même problème fondamental.

Tout d'abord il semble que l'absolu métaphysique ait absorbé indûment la quasi-totalité du problème et de 1' elucidation des fondements (la philosophie peut être définie comme la problématique, la recherche et l'explicitation des fondements). Or ce problème est multidimensionnel. Il serait de mauvaise méthode de le réduire a priori au seul problème de l'existence de Dieu, comme il relèverait d'un dogmatisme catégorique d'en exclure absolument le problème de cette existence. Il semble donc que le problème de l'absolu a fait trop exclusivement et trop unilatéralement l'objet des préoccupations métaphysiques. L'apport de Nietzsche, de la phénoménologie, de l'existentialisme et de la pensée heideggerienne ne consiste-t-il pas à montrer que la philosophie peut s'occuper de tout un domaine du fondamental qui n'a en tant que tel rien à voir avec l'existence de l'absolu métaphysique, par ex. la volonté de puissance, la physis,

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le monde, l'histoire, le dévoilement? Cette multidimensionalité de la problématique philosophique entraîne peut-être aussi une multi- formité de modes et de niveaux d'explicitation. Le mode et le niveau d'explicitation propres aux fondements mentionnés ne paraissent-ils pas différer sensiblement du mode et du niveau d'explicitation qui concernent l'existence de l'absolu métaphysique? N'y aurait-il pas lieu de distinguer entre par ex. exploitation phénoménologique et explicitation d'ordre strictement métaphysique?

Ensuite on a nettement l'impression que la problématique de l'absolu a été basée dans le passé sur une pensée de l'être insuffisante, tronquée, voire même faussée. Il est clair que cette problématique ne sera pas traitée avec toute l'authenticité requise, quand la réalité qui nous cerne, l'être apparaissant, n'a été que médiocrement analysée, quand ses structures fondamentales n'ont pas été explicitées dans leur profondeur, leur ampleur et leur concrétion. Bref, quand la conception de l'être ne s'élabore que de façon déficiente, le problème de l'absolu en sort mutilé. Il semble évident qu'une pensée de l'être dominée par l'idée de substance, de subjectivité et partant par celle de présence éternelle et immuable, reste en deçà d'une véritable et authentique problématique de l'être. Il faudra donc se méfier de l'existence de Dieu qui fait corps avec la substance ou avec la subjectivité.

Par conséquent — ceci découle directement du point précédent — l'absolu tel que la métaphysique classique l'affirme, sera fréquemment un faux absolu. Qu'on songe au Dieu que Nietzsche récuse, le Dieu qui symbolise le monde suprasensible, au nom duquel l'existence terrestre est réduite au statut d'apparence et de non-être. Qu'on songe à la critique heideggerienne de la structure onto-théologique de la métaphysique. L'étant suprême ou l'absolu tel qu'il y fut pensé, n'est sans doute pas à l'échelle de la grandeur, de la diversité et de la créativité de l'être conçu comme monde, histoire et dévoilement. Précisons cette dernière critique ! La problématique de l'existence de Dieu, élaborée dans le cadre de la métaphysique est une problématique qui se développe sur la base d'un oubli essentiel, celui des véritables fondements de l'être apparaissant. Elle est basée sur la considération de l'étant en totalité. Mais elle ignore ce qui rend possible l'étant en totalité, la physis, le monde, le dévoilement. Or une problématique de l'existence de Dieu authentique et véritable, ne pourrait

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s'épanouir qu'en tenant explicitement compte de tous les fondements énumérés de l'être apparaissant.

Finalement, l'essentiel de la critique de l'absolu métaphysique que nous venons d'émettre, peut être condensé dans la formule suivante : il y a incompatibilité entre la conception dynamique de l'être (dont nous avons esquissé certains linéaments essentiels) et le Dieu de la métaphysique tel qu'il fut conçu dans le courant de l'histoire. Une version particulière et restreinte de cette thèse peut être trouvée dans l'opposition irréconciliable que découvre un certain existentialisme entre l'existence de Dieu et la liberté humaine. À vrai dire, il faut affirmer l'opposition d'une façon plus large entre le dynamisme de l'être, c.-à-d. sa créativité et son historicité, et le Dieu de la métaphysique, qu'on peut caractériser comme statique. Nous avons déjà signalé l'opposition fondamentale entre la notion de l'étant suprême et celle du temps. La méfiance à l'égard de l'existence de Dieu doit concerner en premier lieu toute idée de l'absolu qui ne soit pas conciliable avec l'être comme temps, physis, monde et dévoilement.

Peut-être y a-t-il lieu d'apporter une précision importante concernant le problème de l'athéisme tel qu'il est posé chez Heidegger. Comme nous l'avons déjà signalé, l'affirmation athéiste y est loin d'être absolue. On peut certes relever chez lui un athéisme antimétaphysique catégorique (136), mais aussi un discours répété sur les dieux et sur la possibilité de parler de la divinité à partir de la lumière de l'être (187). A première vue le lecteur est dérouté par ce paradoxe frappant. Mais à y regarder de près, il se rend compte de la différence du contexte dans lequel se trouve, d'une part, l'athéisme et, d'autre part, l'ouverture au divin. Peut-être certaines caractéristiques de cette différence constituent-elles un apport appréciable pour un ressourcement du

(136) id p. si ; « Wer die Théologie, sowohl diejenige des christlichen Glaubens als auch diejenige der Philosophie, aus gewachsener Herkunft erfahren hat, zieht es heute vor, im Bereich des Denkens von Gott zu schweigen. Denn der onto-theologische Charakter der Metaphysik ist fur das Denken fragwûrdig geworden, nicht auf Grand irgend — eines Âtheismus, sondern aus der Erfahrung eines Denkens, dem sich in der Onto-Theo-Logie die noch ungedachte Einheit des Wesens der Metaphysik gezeigt hat. »

(137) VA (cf. l'étude das Ding, pp. 163-185), p. 177; Platons Lehre von der Wahrheit (mit einem Brief iïber den Humanismus), p. 102 : « Erst aus der Wahrheit des Seins lâsst sich das Wesen des Heiligen denken. Erst aus dem Wesen des Heiligen ist das Wesen von Gottheit zu denken. Erst im Lichte des Wesens von Gottheit kann gedacht und gesagt werden, was das Wort 'Gott' nennen soil. Oder mûssen wir nicht erst dièse Worte aile sorgsam verstehen und hôren kônnen, wenn wir als Menschen, das heisst als eksistente Wesen, einen Bezug des Gottes zum Menschen sollen erfahren dûrfen ? »

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problème de Dieu. Mais en quoi diffère le contexte du discours sur la divinité et les dieux, de celui de l'athéisme antimétaphysique ?

Ce que Heidegger désapprouve, c'est le Dieu de la métaphysique. Nous l'avons déjà dit. Mais que signifie ce Dieu ? Il est le Dieu considéré comme WeUgrund, comme principe de l'être et du connaître. A vrai dire Heidegger s'en prend vertement au Dieu du monothéisme, tel qu'il fut pensé dans la théologie chrétienne, où d'après lui le Dieu de la Bible fut singulièrement contaminé par celui de la métaphysique, d'ailleurs d'origine grecque. Mais quelle est la caractéristique propre à ce contexte de l'athéisme antimétaphysique? L'idée de Dieu y fait toujours fonction de celle qui explique, fonde et, en fin de compte, remplace les fondements de l'être et de l'apparaître. Cette idée est telle qu'elle anéantit toujours de quelque façon la nature propre des concepts de physis, de monde et de dévoilement ! Elle est telle, qu'étant admise, il n'est plus possible de penser l'être comme abgrundiger Grund (m). Mais la pensée de l'être, si elle reste fidèle à ce qui se montre vraiment, ne peut absolument pas abandonner l'idée de l'être comme fondement qui porte, mais qui n'est pas justifié, comme jeu de lumière et d'opacité, bref comme Un-verborgenheit. Il faudrait donc que l'idée de Dieu respecte absolument la nature et la portée des fondements explicités soit par la phénoménologie soit par la pensée de l'être. Or, elle ne le fait pas, telle qu'elle a été présente en métaphysique. Il semble donc exister pour Heidegger une ligne de partage entre une idée de Dieu qui ne respecte pas l'être dans toute son ampleur de fondement et une idée de Dieu qui, pour être authentique, ne peut se concevoir qu'à partir de la lumière de l'être et du abgrundiger Grund qu'il représente. Cette dernière idée aurait été ignorée par la métaphysique séculaire.

Il faut noter une seconde caractéristique très importante du discours heideggerien sur la divinité et les dieux, qui est peut-être plus discutable que la première. Il s'agit de son climat païen, qui rappelle nettement le sacré et les dieux propres à la Grèce ancienne (139).

(138) gv G, pp. 185, 93 : « Darum kann Sein nie erst noch einen Grund haben, der es begrûnden sollte. Demgemâss bleibt der Grund vom Sein weg. Der Grund bleibt ab vom Sein. Im Sinne solchen Ab-bleibens des Grandes vom Sein 'ist' das Sein der Ab- Grund. Insofern das Sein als solches in sich grùndend ist, bleibt es selbst grundlos. Das 'Sein' fâllt nicht in den Machtbereich des Satzes vom Grund, sondern nur das Seiende. »

(13») Cf. Roger Munibb, in Martin Heidegger, Lettre sur Vhumanisme, Paris, Aubier, 1957, pp. 18-19.

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II existe, semble-t-il, deux manières différentes de penser les dieux et le divin, celle de la conception orientale et celle du monde grec (140). D'après la première le divin et les dieux sont séparés du monde et le transcendent. La tradition judéo-chrétienne doit être comprise dans cette perspective. D'après la tendance propre à la Grèce ancienne le sacré et les dieux forment une dimension intégrante du monde terrestre et de la vie humaine qui s'y déroule. Qu'on songe ici à la notion heideg- gerienne du monde comme le Quadriparti, c.-à-d. comme le jeu réciproque du ciel, de la terre, des mortels et des dieux (141). C'est dans ce contexte que Heidegger traite de façon positive le plus souvent et le plus explicitement du divin et des dieux. Le climat y diffère sensiblement de celui dans lequel on parle du Dieu chrétien, même si la pensée biblique n'est pas contaminée par les apports de la philosophie grecque. De plus il est presque toujours question des dieux. Quoique l'idée du Dieu chrétien ne soit pas exclue absolument delà pensée heideggerienne, on n'y trouve pas une ligne qui en parle explicitement de façon positive. La conclusion s'impose. Si la pensée de l'être heideggerienne ménage une place authentique au sacré et au divin, il s'agit en premier lieu du sacré et du divin propres au monde païen de l'antiquité.

Une troisième caractéristique du discours heideggerien sur le sacré et le divin semble être l'affirmation d'un certain agnosticisme. Expliquons-nous ! Heidegger ne paraît attribuer à la pensée humaine qu'une portée très relative quand à la position et à l'élucidation du problème du sacré et du divin. L'homme ne peut sans doute, d'après lui, qu'indiquer et délimiter timidement la dimension du monde que constitue le divin. Il lui est impossible d'en forcer le secret et le mystère. Et il doit se borner à attendre patiemment qu'un message ou des messages lui parviennent du divin et que celui-ci prenne l'initiative.

4. Impossibilité de l'ontologie anthropocentrique.

On connaît la formule frappante de Heidegger : l'homme est le berger de l'être. Il faut la comprendre en même temps que cette autre formule : l'homme n'est pas le seigneur de l'être. Les thèses de l'anti- platonisme, de l'athéisme et de la conception dynamique, pensées jusqu'au bout, ont amené Heidegger à concevoir l'être comme une instance qui domine l'homme tout en ayant besoin de lui. Le Dasein

(140) cf. Vincent Vychtas, Earth and Gods. An introduction to the philosophy of Martin Heidegger, La Haye, 1961, pp. 174-178.

("I) VA, p. 176.

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doit être conçu comme relation à l'être, qui, lui, tout en dominant l'homme, n'a plus rien d'un étant, n'a plus rien de déterminé, n'a plus rien d'une substance ni d'une subjectivité. Heidegger a cru devoir dépasser l'anthropocentrisme effréné de l'ontologie nietzschéenne. Le propre de la pensée de l'être heideggerienne est peut-être d'avoir trouvé le moyen de joindre la conception dynamique de l'être, c.-à-d. celle du temps, au dépassement catégorique de l'anthropocentrisme ontologique.

Dès le moment où Heidegger dépasse la métaphysique de la subjectivité, il se libère par le fait même de l'ontologie anthropocentrique. Et il a dépassé cette métaphysique parce que sa radicali- sation de la réaction antimétaphysique de Nietzsche a abouti à l'abandon de l'idée de la subjectivité absolue de la volonté de puissance.

Il est à noter cependant que le refus de l'ontologie anthropocentrique doit être compris et interprété avec les nuances nécessaires. Refuser à l'être le caractère anthropocentrique ne signifie pas lui refuser tout caractère anthropologique. S'il est vrai que l'être a besoin de l'homme comme de son « là », c.-à-d. de son « lieu », on est bien forcé de caractériser le rapport à l'homme comme essentiel à l'être. Pour Heidegger, ce rapport est le fondement caché de l'anthro- pomorphie, voire de l'anthropocentrisme de l'être chez Nietzsche, fondement ignoré de la métaphysique. Mais il faut que nous nous expliquions !

Tout d'abord il faut poser le problème — et le paradoxe — de l'anthropomorphie de la métaphysique chez Nietzsche (142). Cette anthropomorphie est un paradoxe, car elle va de pair avec une violente réaction contre l'anthropomorphisme en métaphysique. Qu'on se rappelle le sens de la notion de chaos. Mais — comme il est a priori admissible — l'anthropomorphie, d'une part, et la réaction contre l'anthropomorphisme ne concernent pas les mêmes phénomènes. Cette dernière s'oppose à l'objectivation — l'élévation au rang d'être éternel et immuable — de certains ensembles de valeurs, qui ne sont somme toute, d'après Nietzsche, que conditions de l'épanouissement de la volonté de puissance et donc relatifs à un principe ontologique plus fondamental. L'anthropomorphie au contraire concerne ce principe ontologique plus fondamental, la volonté de puissance, le dynamisme sans fin et se dépassant sans cesse, qui doit être situé proprement dans l'homme. Le principe ontologique peut être carac-

(142) n II, pp. 227 ss.

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térisé authentiquement comme anthropomorphe. Cette anthropomorphic de l'être admise et soulignée par Nietzsche n'est d'après Heidegger que la conséquence ultime de la perspective cartésienne — celle du cogito et de la subjectivité, — dans laquelle doit être comprise la volonté de puissance. Voilà le sens et la portée du problème de l'anthropomorphie de la métaphysique nietzschéenne.

Ensuite Heidegger tient à dévoiler ce qui constitue d'après lui le fondement caché de cette anthropomorphie. Nous l'avons dit, c'est l'imbrication réciproque et inéluctable de l'être et du Dasein. A l'intérieur de la métaphysique, l'odyssée de l'oubli de l'être, le rôle de fondement de l'étant, a été attribué à l'un ou l'autre étant qui fut considéré comme l'étant suprême. Au cours des siècles la philosophie a été amenée à voir l'étant suprême dans la subjectivité humaine. Finalement chez Nietzsche cet étant est devenu la subjectivité inconditionnelle de la volonté de puissance. La fin de la métaphysique en vient à affirmer le rapport exceptionnel de l'homme à l'être sous la forme méconnaissable de l'anthropomorphie, c.-à-d. de l'anthropocentrisme de la métaphysique.

CONCLUSION

Le but de la présente étude était de jeter une vive lumière sur le problème de la métaphysique. Nous avons tâché de dégager le sens et la portée de la réaction antimétaphysique de Nietzsche et de Heidegger. Nous nous sommes efforcé de délimiter les caractéristiques essentielles de cette réaction. À en croire la parole de Heidegger, la conclusion de la problématique concernant la métaphysique débouche sur la thèse de son dépassement. Mais quelle est la signification de ce dépassement ?

La grande question est celle de savoir si ce dépassement concerne la métaphysique telle qu'elle fut élaborée dans le courant de l'histoire ou bien la métaphysique sous quelque forme, possible ou future, que ce soit. Il semble évident que la pensée de l'être, dont nous avons parlé tout au long de cet exposé, présente certains aspects essentiels qui sont une contestation inexorable de la métaphysique occidentale telle qu'elle s'est concrètement développée dans le passé. Mais on peut se demander si elle remplace ou exclut toute métaphysique possible qui tiendrait compte de ses acquisitions substantielles. Certes, on pourrait admettre que la pensée de l'être heideggerienne est le dernier mot de la philosophie ou de la pensée au sens profond que

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Heidegger attribue à ce vocable. Mais cette conviction ne nous paraît pas conforme aux exigences dernières et fondamentales de la philosophie. Par conséquent la pensée de l'être heideggerienne ne remplace pas toute métaphysique possible. Mais l'exclut-elle ? Il nous paraît qu'il n'en est pas nécessairement ainsi. La pensée de l'être heideggerienne se présente — nous semble-t-il — comme une pensée ouverte, inachevée, posant un certain nombre de questions ultérieures. On peut en conclure que le dépassement de la métaphysique dont il a été question, ne peut être considéré comme un dépassement de toute métaphysique possible ou future.

En tout cas la thèse du dépassement de la métaphysique implique la nécessité d'une métamorphose de sa problématique. Sans doute l'homme, se posant la question de l'être, a-t-il toujours tendance à simplifier, schématiser et appauvrir la densité et la richesse de l'être. Sans doute une métaphysique valable a-t-elle besoin d'une pensée de l'être autrement authentique et profonde que celles qui ont vu le jour au cours de l'histoire de la philosophie. La métaphysique future ne pourra sans doute plus être un objectivisme ni un subjectivisme, un réalisme ni un idéalisme. Peut-être devra-t-elle être basée sur des concepts ontologiques autres que ceux de substance et de subjectivité. Des idées telles que celles de monde, d'histoire, d'événement, de dévoilement, de devenir et de créativité seront sans doute indispensables comme base d'une nouvelle métaphysique. Il faudra que celle-ci soit à la mesure de la profondeur, de la richesse et du dynamisme de l'être tel qu'il se manifeste à l'homme.

Louvain. Joseph Vande Wiele.