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© Tristan Ampleman-Tremblay, 2019 Heidegger et la Technique à l'époque de la métaphysique réalisée Mémoire Tristan Ampleman-Tremblay Maîtrise en philosophie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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© Tristan Ampleman-Tremblay, 2019

Heidegger et la Technique à l'époque de la métaphysique réalisée

Mémoire

Tristan Ampleman-Tremblay

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Heidegger et la Technique à l’époque de la métaphysique réalisée

Mémoire

AMPLEMAN-TREMBLAY, Tristan

Sous la direction de :

Sophie-Jan ARRIEN, directrice de recherche

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Résumé

S’inscrivant dans l’horizon de la phénoménologie développée par le penseur allemand Martin HEIDEGGER (1889-1976), le présent mémoire vise à offrir un diagnostic philosophique et phénoménologique portant sur l’époque qui nous est contemporaine. Soixante-six ans après la parution du texte allemand de la conférence « La question de la technique » (Die Frage nach der Technik, 1953) et compte tenu de la technicisation et de la dévastation progressive du monde habité par l’homme qui sont caractéristiques de notre époque, il apparaît nécessaire de repenser à nouveaux frais cette « question de la technique » à partir du corpus heideggérien ainsi que des divers commentaires s’y étant depuis ajoutés. Identifiant avec Heidegger la « technique moderne » comme le trait fondamental de notre époque, cette recherche vise à réinterpréter le concept de « technique », en le délestant des interprétations successives de la tradition philosophique qui en ont fait un ensemble de moyens en vue de fins. Ce faisant, le concept de technique se voit déployé dans toute son historialité et par-delà sa détermination métaphysique comme dévoilement de l’étant, c’est-à-dire comme mode de la vérité, comprise par Heidegger comme hors-retrait (Unverborgenheit, ἀλήθεια). Par ce dévoilement, l’étant apparaît sous une certaine lumière déterminant avec précision la teneur phénoménologique de l’étant à dévoiler. Suivant toujours Heidegger, nous explorons ensuite le terme de Dispositif (Gestell) qui nomme l’infrastructure métaphysique régissant le mode d’apparaître de tout phénomène à l’époque de la technique. Notre travail tente du même souffle de montrer comment l’histoire de la métaphysique occidentale, comprise comme histoire de l’être et de son oubli successif, mène à son propre achèvement dans l’avènement moderne de cette époque. Au terme de notre recherche, il apparaît que la technique moderne, en tant que trait fondamental de notre époque, détermine l’apparaître même de l’étant, c’est-à-dire le type d’étant auquel les sujets qui nous sont contemporains auront accès ; notre phénoménalité se faisant dès lors intégralement technicienne. Le présent mémoire montre en ce sens en quoi notre époque est à la fois celle de la domination de la technique, sous la figure paradigmatique du Dispositif (Gestell) planétarisé, et celle de l’accomplissement de la métaphysique occidentale, née en Grèce il y a plus de deux millénaires. En guise d’ouverture conclusive, le présent travail aborde finalement le « Danger » (die Gefahr) ainsi que la possibilité corollaire d’un « Sauver » (Retten) qui gisent selon Heidegger au sein du Dispositif.

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Table des matières

Résumé ................................................................................................................................... ii Remerciements ....................................................................................................................... v Introduction ............................................................................................................................ 1 Chapitre 1 : Technique moderne et τέχνη grecque. Destruction herméneutique du concept d’instrumentalité et vérité-dévoilement (Aλήθεια) ................................................................ 5

1.1. La différence ontologique et la méthode herméneutique de la « destruction » ...... 5 1.1.1. Vers un renouvellement ontologique de la pensée de la technique ................ 5 1.1.2. La représentation anthropologique et instrumentale de la technique ........... 11 1.1.3. Instrumentalité et quadruple causalité aristotélicienne ................................ 14 1.1.4. La τέχνη comme ποίησις .............................................................................. 19

1.2. La technique en tant que rapport aléthique de l’homme à l’étant ........................ 24 1.2.1. Le « Poème didactique » de Parménide et le domaine de la vérité-dévoilement ................................................................................................................... 24 1.2.2. La technique comme ποίησις et le domaine de l’ἀλήθεια ............................ 31

Chapitre 2 : Phénoménalité et technique moderne. Le « Dispositif » (das Gestell) ............. 36 2.1. Le régime de phénoménalité de la technique moderne ............................................ 39

2.1.1. « Herausforderung » : La technique comme « interpellation provoquante » ..... 39 2.1.2. L’étant, l’objet et le « fonds » (Bestand) ............................................................. 45

2.2. Le Dispositif (das Gestell) ........................................................................................ 47 2.2.1. Remarques préliminaires sur la notion de « Gestell » ......................................... 47 2.2.2. Traduction par « Dispositif » et formation du terme « Ge-stell » en langue allemande ...................................................................................................................... 52 2.2.3. Le Dispositif : équi-valence de l’ensemble des étants comme « pièces de rechange » ..................................................................................................................... 54 2.2.4. « Ge-stell » heideggérien et « Machinerie » marxienne ...................................... 56 2.2.5. Le Dispositif : distance, proximité et nivellement .............................................. 59

Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif. Histoire de l’être, accomplissement de la métaphysique et époque de la technique .............................................................................. 62

3.1. Science et technique, ἐπιστήμη et τέχνη .................................................................... 63 3.1.1. Le rapport entre la science et la technique modernes ......................................... 63 3.1.2. Science et technique modernes, ἐπιστήμη et τέχνη grecques ............................. 66 3.1.3. « Bestand », « Gegenstand » et « Herstand » : éléments d’une histoire de l’être (Seynsgechichte) ........................................................................................................... 68

3.2. Seynsgechischte et métaphysique .............................................................................. 71 3.2.1. Histoire de l’être et oubli de l’être ...................................................................... 71 3.2.2. Métaphysique et époqualité ................................................................................ 73

3.3. Le « fond métaphysique » des Temps modernes (die Neuzeit) ................................. 76

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3.3.1. Science mathématisée, technique moderne et histoire de la métaphysique ........ 76 3.3.2. Histoire de l’être et époqualité du concept de vérité ........................................... 79

3.4. La Technique moderne comme « destin » du dévoilement de l’Occident ................. 81 3.4.1. Essance, envoi (Schicken) et destin (Geschick) .................................................. 81 3.4.2. Technique moderne et fin de la métaphysique ............................................... 83

3.5. Hölderlin, le « danger » et le « sauver » ..................................................................... 88 3.5.1. Le Danger (Gefahr) qui gît au sein du Dispositif ............................................... 88 3.5.2. Le « sauver » (Retten) et le sans-pourquoi de la rose .......................................... 91

Conclusion ............................................................................................................................ 97 Bibliographie ...................................................................................................................... 105

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Remerciements

La réalisation de ce mémoire a été rendue possible par le soutien de plusieurs personnes à

qui j’aimerais exprimer ma plus profonde gratitude.

Dans un premier temps, j’aimerais remercier avec sincérité ma directrice de recherche,

Madame Sophie-Jan Arrien, pour ses indications fructueuses, ses corrections ainsi que son

soutien continu tout au long des travaux ayant mené au dépôt de ce mémoire.

Deuxièmement, j’aimerais offrir de chaleureux remerciements à Monsieur Luc Langlois,

également professeur et doyen de la Faculté, pour sa confiance et la démonstration soutenue

de cette dernière sous la forme de lettres de recommandation et de postes d’auxiliaire

d’enseignement, qui ont grandement bonifié ma formation.

En troisième lieu, j’aimerais remercier mes parents, qui m’ont tous deux tenu sur leurs

épaules, tant sur le plan humain que sur le plan financier, et plus particulièrement ma mère,

pour les multiples relectures et corrections qu’elle a apportées au présent travail.

Finalement, j’aimerais remercier mon épouse Colombe, qui est à mes côtés depuis le tout

début de mon intérêt pour la philosophie, qui m’a toujours soutenu dans toutes mes

entreprises, et qui m’offre depuis presque une décennie mes moments de bonheur les plus

véritables.

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Introduction

On nomme communément « savoir » le fait de s’y connaître en quelque chose et en tout ce qui y a trait. Grâce à de telles connaissances, nous « maîtrisons » des choses. Ce « savoir » de maîtrise porte sur un étant donné, sa structure et son utilisation. Un tel « savoir » s’empare de l’étant, le « domine » et, par-là, le surplombe et se tient constamment au-delà de lui. Tout autre est le savoir essentiel. Il se tourne vers ce que l’étant est en son fond – vers l’être.1

De l’exploitation croissante des ressources naturelles à l’industrialisation accrue de

la production, de l’administration systématique des sociétés à la spécialisation continuelle

des savoirs, on assiste — du moins en Occident — à une technicisation progressive du monde

où l’homme habite, et ce, d’une façon d’autant plus totalisante à mesure que cette techno-

logicisation s’automatise à travers les avancées de l’informatique. Ce constat, dont il semble

aujourd’hui absurde de nier la réalité, correspond à ce qu’observait déjà, il y a maintenant

près de soixante-dix ans, Martin Heidegger dans sa conférence intitulée « La question de la

technique » (Die Frage nach der Technik, 1953). De par la fertilité philosophique de sa

matrice conceptuelle ontologique sur la question de la technique moderne en

phénoménologie, Heidegger nous apparaît comme le philosophe le plus pertinent avec lequel

on puisse penser afin de tenter d’offrir un diagnostic philosophique de notre propre

contemporanéité. À partir de « L’époque des conceptions du monde » (Die Zeit des

Weltbildes, 1938) et au moins jusqu’à la conférence susmentionnée de 1953, Heidegger

développe une réflexion rapidement devenue incontournable, consistant en quelque sorte en

une ontologie des Temps Modernes (die Neuzeit)2 et de ce qui est proprement « moderne »

(das Neuzeitlich), articulée autour du concept central de Technique moderne (neuzeitliche

Technik) et de phénomènes fondamentaux de cette modernité. Son diagnostic de notre temps

(Zeitalter), qui échappe à toute historiographie, aura marqué la réflexion philosophique du

siècle passé, en plus de fournir à la nôtre sa tâche propre. Comment comprendre cette dernière

affirmation ? En quoi consiste au juste la « tâche » de notre philosophie ?

1 HEIDEGGER, M., Parménide, Gallimard, Paris, 2011, p.15. 2 Nous expliciterons ce concept plus clairement au tout début du premier chapitre de ce mémoire.

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Pour Michel Foucault — dont on sait que sa lecture de la philosophie heideggérienne

l’a particulièrement influencé, n’étant supplantée dans l’économie de sa propre pensée que

par l’influence de Nietzsche3 —, la philosophie doit se donner pour tâche de diagnostiquer

le présent qui est le sien ; ainsi, nous dit-il, le philosophe se doit de « dire ce que nous sommes

aujourd’hui et ce que signifie, aujourd’hui, dire ce que nous disons »4. Conformément à cet

impératif qui semble effectivement correspondre à une version historicisée de ce que

Heidegger, dans son opus magnum de 1927, entendait par philosophie5 — c’est-à-dire que

celle-ci doit être comprise comme « ontologie phénoménologique universelle » — le penseur

est appelé à produire des concepts qui réussissent à nommer la réalité ou la phénoménalité

qui est la sienne. Il s’agit donc pour la pensée de s’attarder rigoureusement à la

contemporanéité dans laquelle elle s’inscrit afin d’en éclaircir le sens le plus profond. Ainsi,

il nous apparaît philosophiquement nécessaire de déterminer précisément les caractéristiques

et les phénomènes déterminants de notre époque ainsi que leur provenance historique. En

résumé, le présent mémoire se veut une humble tentative, dans les sillons de la pensée

heideggérienne, de travailler à une ontologie phénoménologique de notre propre

contemporanéité.

Mais ce travail n’est-il pas celui de l’historien des idées, voire de l’historien tout

court ? N’a-t-on pas déjà divisé, trié et classifié l’histoire humaine en périodes, allant

précisément d’une « pré-histoire » à notre époque, dont certains6 ont déjà proclamé qu’elle

était une sortie de l’histoire ? C’est que l’histoire, en tant que discipline scientifique, tend à

fixer le cours du devenir historique pour en faire une description « objectivement » figée, et

ce, à partir d’une méthode — c’est-à-dire en empruntant un chemin — prédéterminée. Bien

3 Cf. ERIBON, D., Michel Foucault, Paris, Flammarion, 2011, p. 57-58. « Tout mon devenir philosophique a été déterminé par ma lecture de Heidegger, dira Foucault. Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui l'a emporté… ce sont les deux expériences fondamentales que j'ai faites. » 4 FOUCAULT, M., Dits et écrits, Tome I, n.64 : « Qui êtes-vous professeur Foucault ? » 5 HEIDEGGER, M., Être et temps, § 7, p. 38 : « La philosophie est ontologie phénoménologique universelle, partant de l’herméneutique du Dasein, qui en tant qu’analytique de l’existence, a fixé le terme du fil conducteur de tout questionner, là où il jaillit et vers où il rejaillit. » Nous soulignons. Abandonnant le caractère universel de cette définition pour en affirmer au contraire le caractère époqual et historial, nous en arrivons précisément à une ontologie phénoménologique de la contemporanéité du penseur comme tâche même de la philosophie. 6 Cf. entre autres The End of History and the Last Man par le politologue américain Francis FUKUYAMA (1992).

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évidemment, elle peut nous apporter une foule de détails historiographiques quant aux

événements empiriques qui jalonnent le cours de notre histoire, et obtient ainsi une place

privilégiée dans l’économie de la pensée philosophique. Cependant, cette dernière cherche

ici à nommer l’essence même de notre époque, essence dont la possibilité d’approche est,

comme nous le verrons, d’emblée écartée par la méthodologie qui fonde les sciences

positives.

Le tableau est ainsi tout différent si nous adoptons la perspective de l’ontologie

phénoménologique sur cette histoire qui nous porte afin d’y repérer les éléments conceptuels

et les lignes de force nous permettant de comprendre notre présent. Si nous prenons au

sérieux l’impératif selon lequel le philosophe doit se donner pour tâche de diagnostiquer le

régime de phénoménalité qui lui est contemporain, on doit admettre qu’aucun penseur ne l’a

fait avec une aussi grande acuité ontologique que Martin Heidegger. Dans « L’époque des

conceptions du monde », Heidegger précise sa compréhension de la modernité en écrivant :

« que l’étant devienne étant dans et par la représentation, voilà ce qui fait de l’époque qui en

arrive là une époque nouvelle par rapport à la précédente. »7 Nous tenterons tout au long de

ce travail de préciser le sens de cette affirmation ainsi que le lien essentiel entre subjectivité

représentative, métaphysique occidentale et technique moderne. Toujours à ce propos,

Françoise Dastur affirme qu’« Heidegger voit dans la modernité une fondamentale ambiguïté

et non pas l’unité monolithique d’une époque » qu’il s’agirait de critiquer unilatéralement,

ébranlant ainsi « l’image couramment répandue d’un Heidegger anti-moderne, ennemi de la

technique et méprisant pour les sciences »8, rappelant à l’appui que ce dernier, avant de

choisir la philosophie de manière définitive, aurait sérieusement songé à consacrer sa vie à

la physique et aux mathématiques. Si donc notre époque est celle de la technique, il ne s’agit

pas de la quitter pour se tourner vers une utopie passée et réactionnaire, ou future et

révolutionnaire, mais bien de comprendre, de manière critique, ce que signifie au juste cette

notion d’« époque de la technique », pour peut-être, avec un peu de chance, pouvoir la

réinvestir en y faisant rejaillir le sens qui semble s’y amenuiser.

7 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 118. 8 DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », Po&sie, 2006/1 (N° 115), p. 34.

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Le présent mémoire se positionne dans un horizon strictement heideggérien, et se

donne pour visée d’expliciter la « nouveauté » de cette modernité diagnostiquée par

Heidegger à l’aune du concept de Technique, de la fin des années 30 jusqu’au début des

années 50, en exhumant la figure originelle de cette dernière comme accomplissement de la

métaphysique occidentale. Pour ce faire, nous nous concentrerons essentiellement sur deux

textes majeurs : premièrement, nous nous pencherons sur la conférence « La question de la

technique » (Die Frage nach der Technik, 1953), qui fera l’objet des deux premiers chapitres

de ce mémoire, qui expliciteront respectivement les caractéristiques ontologiques de la

technique ainsi que l’essence métaphysique de cette dernière ; deuxièmement, nous nous

attarderons dans un troisième chapitre à « L’époque des conceptions du monde » (Die Zeit

des Weltbildes, 1938), texte qui nous permettra de saisir plus profondément la provenance

historiale de la Technique et d’interpréter cette dernière comme règne métaphysique de la

subjectivité représentative. Afin d’assoir la légitimité ainsi que la nécessité philosophique

d’une telle recherche, il est nécessaire de rappeler l’interdépendance essentielle entre l’être

humain, entendu comme Dasein, et le monde qu’il ouvre. La « crise du sens » que décrivent

Heidegger et d’autres après lui9 ne concerne pas que les philosophes et les chercheurs :

l’ensemble de l’espèce humaine est bien au contraire menacée dans les multiples modes

d’existence qui sont les siens par la planétarisation de la rationalité occidentale et la toute-

puissance du dispositif technique qui, comme nous tenterons de le montrer, en est le corrélat

ontologique. La question de la technique n’est absolument pas sans influence sur la vie : elle

menace au contraire l’être-au-monde de l’homme. Inversement, le Dasein qui interroge son

monde ne peut jamais prétendre en être détaché : il est parfaitement absurde, pour parler avec

Heidegger, de prétendre « philosopher du point de vue de l’absence de point de vue, considéré

comme objectivité soi-disant authentique et supérieure »10. Prenant au sérieux cette

injonction philosophique, il nous sera donc nécessaire de prendre en compte la finitude

propre de la pensée ; c’est-à-dire celle du Dasein humain, constitutive de son être, qui seul

peut se rapporter à l’être sous le mode du « questionner ».

9 On peut entres autres penser à des noms comme H. ARENDT, G. ANDERS et J. VIOULAC, mais également au maître de Heidegger, E. HUSSERL, qui décrit une crise du sens similaire dans la Krisis. 10 HEIDEGGER, M., De l'essence de la vérité approche de l'allégorie de la caverne et du Théétète de Platon, Hermann Morchen, Paris, Gallimard, 2001 p. 99.

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Chapitre 1 : Technique moderne et τέχνη grecque. Destruction herméneutique du concept d’instrumentalité et vérité-dévoilement (Aλήθεια)

Ce qui demeure sans doute plus important que le nombre des interprétations divergentes de la vérité et de son essence est d’apercevoir […] que nous n’avons jusqu’à présent encore jamais réfléchi de façon sérieuse et avec un soin suffisant à ce qu’est au juste ce que nous nommons « vérité ». Nous ne cessons néanmoins de désirer la « vérité ». Toute époque de l’histoire est à la recherche du « vrai ».11

1.1. La différence ontologique et la méthode herméneutique de la « destruction »

1.1.1. Vers un renouvellement ontologique de la pensée de la technique Le Dasein, c’est-à-dire l’existant, qui, accomplissant une de ses possibilités propres,

a un rapport compréhensif à son monde sous le mode du « questionner », travaille à un

« chemin de pensée » (Denkweg). Afin d’ouvrir un tel chemin vers l’essence de la Technique

moderne, il faut d’abord délester cette essence des diverses interprétations qui, s’étant avec

le temps agrégées sur son socle, masquent son être le plus originel. C’est précisément la tâche

à laquelle s’attelle Heidegger dès la première page de sa conférence de 1953, Die Frage nach

der Technik, lorsqu’il affirme que « l’essence de la technique n’est absolument rien (ganz

und gar nicht) de technique12 ». Que faut-il comprendre de cette affirmation quelque peu

énigmatique qui, aux côtés d’autres sentences controversées du philosophe de Meßkirch, est

devenue célèbre ? Afin de tenter de répondre à cette première question, il faut retourner au

philosophème central de la pensée heideggérienne, déjà à l’œuvre dans Sein und Zeit. La

position de la différence ontologique, c’est-à-dire de la différence entre l’Être et l’étant, sous-

tend en effet en tant que geste philosophique tous les développements qui font l’objet de ce

11 HEIDEGGER, M., Parménide, Paris, Gallimard, 2011, p.25. 12 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p.9 (Parution originale en 1953).

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mémoire. Toute l’histoire de la philosophie, constate Heidegger, se fonde dans un long

délaissement de la question de l’Être, dont le combat autour de l’essence fait pourtant rage

au tout début de cette même histoire dans le terreau fertile de la Grèce antique. La réactivation

de cette γιγαντομαχία περί της ουσίας13 que constitue la question du sens de l’Être,

« aujourd’hui tombée dans l’oubli14 » par rapport à celle portant sur l’étant, constitue le but

à la fois conscient et affirmé de Heidegger dans son opus magnum de 1927 : il s’agit de

dégager, à l’aide d’une analytique existentiale du Dasein — celui seul qui peut poser la

question de l’Être — ce qu’il conçoit comme horizon du sens de l’Être. La même année, dans

les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger décrit ainsi la différence

ontologique :

Nous devons nécessairement pouvoir marquer clairement la différence entre l’Être et l’étant, si nous voulons prendre comme thème de recherche quelque chose comme l’Être. Il ne s’agit pas là d’une différenciation quelconque, mais c’est seulement à travers cette différence que le thème de l’ontologie peut être conquis. Nous la désignons comme dif-férence ontologique, c’est-à-dire comme la scission entre l’Être et l’étant.15

Position philosophique jouant en quelque sorte le rôle de pivot dans l’économie de la pensée

heideggérienne, la différence ontologique, dont il sera ici suffisant de ne restituer que les

grandes lignes, consiste non pas en une différence de degré entre l’Être et l’étant, mais décrit

plutôt une scission d’essence entre les deux, manquée par la tradition philosophique

occidentale, et ce, dès le premier commencement grec. L’histoire de la pensée occidentale —

à laquelle se conforme comme son double l’histoire tout entière de l’Occident — se voit

déterminée par l’oubli (Seinsvergessenheit) ou l’abandon de l’Être (Seinsverlassenheit), long

délaissement de la question du sens de l’Être par les philosophes de la tradition.

13 Cf. PLATON, Sophiste, 246 a : « combat des géants autour de l’essence », rapporté par Heidegger en introduction à Sein und Zeit. 14 HEIDEGGER, M., Être et temps, Traduction hors-commerce par E. MARTINEAU, p.21. 15 HEIDEGGER, M., GA24, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1975, pp. 22-23; trad. fr. par Jean-François COURTINE: Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 35.

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À la discipline philosophique ayant comme tâche de déterminer depuis Aristote les

propriétés générales de l’Être — c’est-à-dire à la « philosophie première » de laquelle toutes

les disciplines philosophiques particulières doivent normalement découler —, notre tradition

philosophique a donné le nom assez juste d’« ontologie ». L’ontologie serait en ce sens une

partie de la philosophie qui en constituerait en même temps le fondement. Est-ce exact ? Dans

Être et temps, Heidegger écrit qu’« ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines

qui appartiendraient à la philosophie parmi d’autres », mais qu’elles caractérisent bien plutôt

« la philosophie elle-même selon son objet et sa méthode. »16 La philosophie tout entière,

correctement comprise comme onto-logie, se voit attribuer pour objet l’être (onto-) et pour

méthode, la phénoménologie, c’est-à-dire le λόγος qui lui convient. Mais nous disions plus

tôt que les philosophes de la tradition avaient délaissé la question de l’être. C’est que, pour

Heidegger, ceux-ci ont pratiqué l’ontologie en termes simplement ontiques — termes se

référant par définition à l’étant et à ses qualités plutôt qu’à l’être même de cet étant —, et ce,

malgré leur compréhension affirmée de l’ontologie comme « science de l’être »17. Pourquoi

est-ce un problème ? Nous n’avons après tout accès qu’à des étants. Pour Maurice Corvez,

l’Être dont parle Heidegger correspond au « caractère le plus fondamental des étants »18. En

effet, l’être de l’étant n’est pas lui-même quelque chose d’étant. L’Être « n’est pas davantage

l’ensemble des étants (die Allheit des Seinden) », c’est-à-dire l’Univers des physiciens,

auquel nous reviendrons dans les chapitres suivants, « ni quelque fondement ultime du

monde, extérieur à lui »19 ; par exemple, le premier moteur d’Aristote, ou encore le Dieu

créateur des monothéistes.

Nous reviendrons par la suite à la notion d’Être chez Heidegger, qui évolue de 1927,

où elle est le thème de la recherche de Sein und Zeit, à la période des années trente et quarante

où, sous forme d’« histoire de l’Être » (Seynsgeschichte), elle englobe la question de la

16 HEIDEGGER, M., Être et temps, pagination allemande 37-38. 17 On peut par-là même faire remarquer que le terme d’ontologie a été utilisé tout au long de la tradition philosophique occidentale en un sens indifférenciable de celui de « métaphysique » - du moins, jusqu’à la Critique de la raison pure, qui vient en un sens « désontologiser » la métaphysique : dans les deux cas, il s’agit de la « science des sciences » supposée les fonder toutes, qui tombe dans l’oubli à l’époque où les sciences ne semblent plus avoir besoin de fondement pour être « exactes ». 18 CORVEZ, M., « L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin Heidegger », dans Revue Philosophique de Louvain, 1965, p.259. 19 Ibid.

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technique qui nous occupe présentement. Notons pour l’instant que les termes par lesquels

les philosophes de la tradition vont décrire l’étant en laissant l’être en déréliction totale

deviendront progressivement les concepts centraux de la métaphysique occidentale et dont

l’essoufflement aboutira au déploiement du nihilisme tel que diagnostiqué par Nietzsche.

Comment cette question de l’oubli de l’être et de la différence ontologique s’inscrit-

elle dans la constellation conceptuelle que forme la question heideggérienne de la technique ?

Comme, pour Heidegger, la Seinsvergessenheit détermine à la fois l’histoire de la philosophie

et celle, corrélative, de l’Occident tout entier20, l’avènement de la technique dans la

modernité — au sens de l’allemand « neuzeitlichkeit », terme que nous expliciterons sous peu

— ne peut être compris par les termes métaphysiques et ontiques qui l’ont vu naître. Nous

devons bien plutôt réinvestir la question de la technique selon la définition de la philosophie

donnée dans Être et temps, c’est-à-dire que notre objet doit en être l’Être le plus intime et

notre méthode, la phénoménologie. Si la question de la technique se pose précisément à notre

époque21, il semble nécessaire de comprendre phénoménologiquement l’avènement de ce que

Heidegger appelle lui-même les « Temps nouveaux » (Neuzeit), et de conséquemment

reconnaître la Technique moderne comme « trait fondamental » de cette époque.

Notre modernité, au sens de neuzeitlich (« moderne », adjectif formé à partir du

substantif Neuzeit, les « Temps Nouveaux »), se caractérise de manière distinctive par une

emprise totale de la rationalité scientifique sur le monde, ainsi que par la plus rapide

progression des technologies qu’ait enregistrée jusqu’à présent l’histoire de notre espèce.

Prolongeant la réflexion heideggérienne sur la technique, plusieurs auteurs de la seconde

moitié du XXe et de la première moitié du XXIe siècle dressent un portrait assez pessimiste

de notre époque. Par exemple, La technique ou l’enjeu du siècle du penseur de la technique

Jacques Ellul s’ouvre avec la phrase suivante : « aucun fait social humain, spirituel, n’a autant

d’importance que le fait technique dans le monde moderne22 ». Ellul y insiste également sur

20 Sur ce point, cf. BOUTOT, A., « Heidegger », Que sais-je ?, Paris, PUF, 1989, p.22. 21 Nous tenterons dans notre troisième chapitre d’expliquer en quoi notre époque est, selon Heidegger, également celle où il est possible de réinvestir ontologiquement l’histoire de la métaphysique, en plus de consacrer une section entière au rapport susmentionné entre histoire de la pensée métaphysique, histoire de l’Occident et « oubli de l’être ». 22 ELLUL, J. La technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, Paris, 1954.

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le caractère désacralisant de la technique moderne, tout en opposant l’analyse heideggérienne

de la phénoménalité technique à l’analyse marxienne du capitalisme, jugée vaine. De manière

analogue, mais tout à fait distincte, le marxisant Jean Vioulac va jusqu’à décrire un

« avènement du règne de la technique » qui en un court laps de temps aurait urbanisé une

grande majorité de la population humaine et dévasté la terre à une échelle jusqu’ici

incomparable, et qui constituerait « la plus profonde mutation qu’ait connue l’humanité

depuis le néolithique23 ». Si ce constat peut nous sembler catastrophiste et quelque peu

totalisant, l’acceptabilité scientifique de concepts comme ceux d’anthropocène, de sixième

extinction massive des espèces, d’urbanisation massive des populations, de

« mondialisation » financière et économique des rapports humains et de changements

climatiques induits par l’activité humaine devrait suffisamment nous alarmer en ce sens, et

ainsi justifier un réinvestissement proprement philosophique de la question de la technique.

Si on tient compte de la différence ontologique, une analyse simplement ontique du

tout de ces phénomènes considéré comme un agrégat contingent est insuffisante. Pire encore,

considérer la technique « comme quelque chose de neutre » revient à s’y livrer « de la pire

façon », cette conception nous rendant « complètement aveugles24 » face à ce qui est ici à

penser. Pourquoi ? Nous y répondrons plus clairement dans la section suivante, mais

remarquons pour l’instant que nous avons tous, au fond, une préconception non questionnée

qui dirige nos actions par rapport à la technique, aux objets techniques et aux technologies

— dont on sait par ailleurs l’importance massive qu’ils prennent dans nos vies sous la forme

pourtant archirécente de l’informatique et du réseau mondial qu’est devenu Internet. Cette

préconception nous indique généralement que les objets techniques sont de simples moyens

en vue de fins, qu’« On »25 peut soit justifier, soit critiquer selon l’usage qui cherche à en être

fait et selon nos complexions morales respectives et particulières. Ce faisant, nous ne nous

questionnons jamais sur l’essence la plus profonde de cette technique qui régit pourtant nos

23 VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF, Paris, 2009, p.14. 24 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.10. 25 Pronom indéfini qui prend une importance toute particulière dans Sein und Zeit, § 27 : le « On » (das Man) est le mode d’être selon lequel le « je » est « de prime abord et le plus souvent », et n’est ainsi pas « au sens du Soi-même propre ». Nous reverrons ce terme apparaître périodiquement dans le cours de notre analyse : celui-ci dénote de l’abandon habituel du Dasein dans le mode d’être inauthentique de la publicité.

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vies de part en part, sous les diverses formes que notre époque lui permet de prendre ; nous

pesons simplement le « pour » et le « contre », au cas par cas, de manière comptable.

Il s’agira donc, pour mener à terme le présent travail, de reconnaître d’emblée « la

nécessité, structure et primauté de la question de l’Être26 » par rapport à la connaissance

scientifique ou philosophique de l’étant, et donc d’examiner l’essence (Wesen) de la

technique de manière ontologique et à partir d’elle-même, plutôt que de la dériver des

différentes applications technologiques qui ne sont que manifestations de son essence et qui

restent toujours ontiques. Il nous semble désormais possible de saisir partiellement le sens de

l’affirmation selon laquelle « l’essence de la technique n’est absolument rien de

technique27 » : sans une analyse ontologique de l’essence de la technique, il nous est

impossible de réellement prendre conscience de ce qui s’y joue en creux, « que nous

l’affirmions avec passions ou que nous la niions pareillement28 ». Si nous transposons

artificiellement l’analyse du premier paragraphe de Sein und Zeit à cette question de la

technique, il semble qu’« un dogme se soit élaboré » sur les interprétations successives du

phénomène technique ; dogme qui « non seulement déclare superflue la question » de

l’essence de la technique, « mais encore légitime expressément l’omission de la question29 ».

En quoi consiste précisément ce « dogme », que nous avons résumé en décrivant la

préconception que s’en fait la multitude ? Pour répondre à cette question, revenons

maintenant à la conférence de 1953.

La première difficulté qui se manifeste lorsque, pour parler avec Heidegger, nous

« questionnons » au sujet de la technique, consiste en une compréhension d’emblée évidente

de celle-ci, qui, en tant que communément répandue, masque l’être le plus intime du

phénomène technique. « Questionner, » nous dit Heidegger, « c’est travailler à un chemin, le

construire30 ». Ce chemin de pensée (Denkweg) mène à travers le langage vers ce qui est en

question, c’est-à-dire, vise à atteindre ce qui, derrière l’évidence commune, n’apparaît pas

26 HEIDEGGER, M., Être et temps, Traduction hors-commerce par E. Martineau, p.25. 27 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.9. 28 Ibid, p.10. 29 HEIDEGGER, M., Être et temps, p.27. 30 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.9.

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lui-même et pourtant régit l’être-tel de ce qui apparaît. Cherchant à atteindre un nouvel

horizon de pensée, ce chemin ne mène pas à la clôture de la question31, mais plutôt à un

questionnement toujours renouvelé. Renouvelant en ce sens la question de l’essence de la

technique face à la compréhension que nous en avons d’emblée, il importe désormais de

s’attarder à dépasser ce « dogme » que constitue la représentation dominante et ontique de la

technique pour en atteindre l’essance32.

1.1.2. La représentation anthropologique et instrumentale de la technique

Forts de cette première indication, nous devons maintenant tenter de saisir l’être du

phénomène en question en faisant le procès rigoureux de ce que Heidegger nomme la

« représentation courante » et « instrumentale33 » de la technique, qui fixe la pensée de cette

dernière à partir des diverses innovations technologiques qui parsèment l’histoire humaine ;

c’est-à-dire, qui conçoit l’essence de la technique comme quelque chose d’essentiellement

technique, sur laquelle il serait de toute évidence superflu de s’interroger philosophiquement.

L’homme, dans cette optique, serait l’animal capable d’innovation technologique, et nous

pourrions faire aller son histoire de la découverte initiale de l’outil jusqu’à l’explosion

technologique et informatique qui caractérise notre époque, comme le fait d’ailleurs la

discipline historique avec des notions comme « paléolithique » (âge de la pierre taillée) et

« néolithique » (âge de la pierre polie)34, mais aussi, plus près de nous, par l’idée récurrente

de « révolution numérique ». Cette « représentation courante » de la technique comme

instrumentalité, qui possède l’avantage apparent d’être axiologiquement neutre par rapport à

son objet, se révèle, malgré son insuffisance phénoménologique, être exacte : si, comme

l’affirme Heidegger, la tradition philosophique occidentale nous a légué une conception de

l’essence d’une chose comme devant correspondre à « ce que cette chose est35 », – en

allemand, son « was », son « quoi » – il serait malhonnête de nier que la conception

31 Clôture du questionnement qui est la marque même de la pensée proprement métaphysique. 32 Cf. p.38 du présent mémoire pour explications. 33 Ibid, p.10. 34 Il est d’ailleurs non-négligeable de noter que ces notions émergent dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire aux balbutiements de l’ère de la technique qui est la nôtre. Cf. LUBBOCK, J., Prehistoric Times, Londres, Williams and Norgate, 1865. 35 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.10.

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instrumentale de la technique, selon laquelle cette dernière est à la fois « le moyen de

certaines fins » et « une activité humaine », soit bel et bien exacte. Heidegger écrit :

Ces deux manières de caractériser la technique sont solidaires l’une de l’autre. Car poser des fins, constituer et utiliser des moyens sont des actes de l’homme. La fabrication et l’utilisation d’outils, d’instruments et de machines font partie de ce qu’est la technique. En font partie ces choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, et aussi les besoins et les fins auxquels elles servent. L’ensemble de ces dispositifs est la technique. Elle est elle-même un dispositif (Einrichtung), en latin un instrumentum.36

Cette conception « instrumentale et anthropologique » de la technique est exacte en ce qu’elle

se « conforme visiblement à ce que l’on a sous les yeux lorsqu’on parle de technique37 ».

Applicable tant à la technique moderne qu’aux différentes τέχνη(s) des civilisations

traditionnelles — qui s’accordent à l’idée de manœuvre, opposée à celle de machination que

nous rencontrerons éventuellement —, elle aplatit en quelque sorte la différence d’essence

entre technique moderne et τέχνη(αι) traditionnelle(s). Bien évidemment, « une centrale

électrique [...] avec ses turbines et ses dynamos », « l’avion à réaction » et « la machine à

haute fréquence sont des moyens pour des fins38 », et, ajoutons, sont des activités humaines.

Cette conception instrumentale qui fait de la technique un moyen en vue de fins détermine

également le rapport de l’homme à celle-ci : les objets techniques étant des moyens, leur

utilisation « correcte », c’est-à-dire en vue de fins jugées « bonnes », constitue l’attitude

souhaitable de l’homme à leur égard. « Le point essentiel », écrit Heidegger, « est de manier

de la bonne façon la technique entendue comme moyen.39 » Considérée comme neutre, la

technique exige simplement d’être maniée, utilisée. L’homme voudra conséquemment

« prendre en main » la technique et en justifier l’usage par son orientation « vers des fins

“spirituelles” » — par exemple, allonger la durée de la vie humaine par les techniques

médicales, ou encore diminuer le temps de travail des hommes via l’intelligence artificielle.

36 Ibid. 37 Ibid. 38 Ibid, p.11. 39 Ibid.

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En un mot, « on veut s’en rendre maître40 » et, ainsi, user de la technique en vue de fins

diverses qui viennent la légitimer en aval.

Pourquoi donc ne pas en rester à cette conception, qui a déjà l’avantage d’être la plus

commune et partagée de tous, et qui, de l’aveu même de Heidegger, est manifestement

exacte ? Répondons à cette question par une autre : quelle est au juste la différence entre

exactitude (Richtigkeit) et vérité (Wahrheit) ? Ne définit-on pas, en régime scientifique, la

« vérité » comme la rectitude de l’énoncé, sa droiture vis-à-vis du réel, c’est-à-dire sa

correspondance à un état de fait ? « La vue exacte, » écrit Heidegger, « observe toujours, dans

ce qui est devant nous, quelque chose de juste41 », et il en va ainsi de la conception

instrumentale dont nous avons décliné les caractéristiques principales jusqu’à présent. Mais

l’exactitude (Richtigkeit) n’est pas encore la vérité (Wahrheit) :

Mais, pour être exacte, l’observation n’a aucun besoin de dévoiler l’essence de ce qui est devant nous. C’est là seulement où pareil dévoilement a lieu que le vrai se produit (ereignet sich). C’est pourquoi ce qui est simplement exact n’est pas encore le vrai. Ce dernier seul nous établit dans un rapport libre à ce qui s’adresse à nous à partir de sa propre essence. La conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle donc pas encore son essence.42

Afin d’établir un « libre rapport » à son essence, il faut pour Heidegger passer du plan ontique

de considération de la technique, qui, comme nous l’avons vu, en saisit l’être à partir des

différents étants qui la composent en tant que moyens, c’est-à-dire à ce que nous appelons

communément les « technologies », au plan ontologique43, qui s’intéresse plutôt au

déploiement d’essence de la technique. Arrêtons-nous un instant : que dit le mot de

technologie ? Formé de « τέχνη » et de « λόγος », techno-logie renvoie d’emblée à un

discours (« λόγος ») portant sur la technique (« τέχνη »). Si en ce sens, le « λόγος »

généralement admis sur la « τέχνη » prend aujourd’hui la forme d’un discours sur les objets

techniques bien réels qui aujourd’hui nous sont devenus indispensables, la « technologie »

40 Ibid. 41 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.11. 42 Ibid. 43 Nous comprendrons toutefois, dans les chapitres suivants, que traiter ontologiquement de la technique revient également à en traiter d’un point de vue historial, c’est-à-dire, à partir du déploiement de son essance.

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n’est qu’un symptôme périphérique de ce qui nous occupe ici en réalité, c’est-à-dire de

l’essence (Wesen) de la technique ; dans les termes de Heidegger, « ce que [cette] chose est

en son être-tel, le “quoi” en son “comment” » ainsi que la provenance de cette essence qui

constitue « l’origine de [cette] chose44 ».

1.1.3. Instrumentalité et quadruple causalité aristotélicienne

Nous avons déjà fait remarquer que Heidegger considère l’essence de la technique

comme quelque chose qui ne relève ni de la technique, ni même de la technologie au sens

indiqué, et montré pourquoi il est inutile de tenter de déterminer philosophiquement le

« quoi » (was) de la technique à partir des différents étants que l’on qualifie de « techniques »,

bref à partir des outils, inventions et technologies qui peuplent notre monde. Prenant au

sérieux l’injonction selon laquelle il faut chercher le vrai à travers l’exact, tentons maintenant

de voir comment se décline la conception courante de la technique afin de dépasser cette

dernière par la réflexion.

La technique, qui nous présente son objet comme un moyen en vue d’une fin, nous

renvoie d’emblée au domaine de l’instrumentalité, « là où des fins sont recherchées et des

moyens utilisés, où l’instrumentalité est souveraine, [et où] domine la causalité45 ». La notion

de causalité est, selon Heidegger, absolument déterminante pour l’histoire de la philosophie.

C’est en effet à partir de la détermination aristotélicienne de la notion de cause que s’érige

initialement l’édifice que nous appelons aujourd’hui « Métaphysique occidentale », et dont

le cours, selon Heidegger, détermine complètement les époques successives de l’Occident46.

Il s’agit donc désormais de montrer comment s’est construite, par sédimentation, notre

conception moderne de la « causalité » qui est au centre de notre représentation de la

technique. Comment comprendre ce caractère causal de la conception instrumentale de la

technique ? Comment comprendre l’idée d’instrumentalité elle-même ? Nous ramenant à

44 HEIDEGGER, M., « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, p.1. 45 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.12. 46 Voir ch. III.

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l’origine historiale du concept philosophique de causalité, Heidegger décrit ainsi sa

détermination traditionnelle :

Depuis des siècles, la philosophie enseigne qu’il y a quatre causes : 1o la causa materialis, la matière avec laquelle, par exemple, on fabrique une coupe d’argent ; 2o la causa formalis, la forme, dans laquelle entre la matière ; 3o la causa finalis, la fin [...] par laquelle sont déterminées la forme et la matière de la coupe dont on a besoin ; 4o la causa efficiens, celle qui produit l’effet, la coupe réelle achevée : l’orfèvre.47

Quittant à première vue la question de la technique moderne pour reconduire le concept de

causalité à sa détermination métaphysique fondamentale chez Aristote48, Heidegger évoque

ainsi, dans un geste qui n’a rien de fortuit, la doctrine aristotélicienne des quatre causes afin

d’expliciter ce que nous entendons par « causalité » et par « instrumentalité ». Comme le

montre Jean-François Mattéi dans Les deux souches de la métaphysique chez Aristote et

Platon49, cette quadripartition de la causalité par Aristote constitue en fait le cœur de la

métaphysique occidentale – métaphysique à laquelle Heidegger a coutume d’appliquer la

méthode dite de la « destruction », qui vise, en vertu de la Seinsvergessenheit, à exhumer les

fondements impensés et historiaux de la métaphysique, recouverts par l’oubli bimillénaire de

l’Être de l’étant. À ce propos, Jean Grondin fait d’ailleurs remarquer que la Destruktion

représentait la tâche propre à la philosophie dès le manuscrit des Interprétations

phénoménologiques d’Aristote rédigé en 1922.50 Heidegger y écrit en effet que la tâche qui

incombe à l’herméneutique philosophique consiste, « pour autant qu’elle prétend contribuer

47 Ibid. 48 ARISTOTE, Métaphysique (A, 3, 983 a 25). 49 MATTÉI, J.-F., « Les deux souches de la métaphysique chez Aristote et Platon », Philosophiques, n.3, 2000, p.3 : « Les quatre causes d’Aristote constituent le coeur de la métaphysique pour une raison simple : elle est explicitement donnée par le Stagirite dès les premières lignes d’un ouvrage qui portera précisément le nom de Métaphysique. La « sagesse » (σοφία) est en effet la science « des premières causes et des premiers principes » (A, 981 b 28 ; cf. 982 a 2, 982 b 2, 982 b 9 et tout le livre A), c’est-à-dire du « suprême connaissable » (982 b 1). Aristote est alors conduit, pour préciser la nature de la philosophie, à rechercher du chapitre trois au chapitre dix du livre A les différentes sortes de causes qu’il ramène à quatre principales. On ne saurait contester l’unité et la complétude de ces causes, du point de vue d’Aristote, puisque ce dernier insiste à plusieurs reprises sur leur nombre : (Métaph., A, 3, 983 a 25 ; Physique, II, 3, 195 a 15 ; 195 b 29 ; cf. II, 7, 198 a : « c’est ce nombre qui embrasse le pourquoi, τὸ δίοτι »; Seconds Analytiques, II, 2, 94 a 20 ; De generatione, 715 a 1.) » 50 GRONDIN, J., Heidegger et le problème de la métaphysique, p.10.

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à la possibilité d’une appropriation radicale de la situation actuelle grâce à l’interprétation51 »

— ce qui correspond précisément à la tâche que nous nous donnions en introduction —, « à

défaire l’interprétation reçue et dominante et d’en dégager les motifs cachés, les tendances et

les voies implicites, et de pénétrer, à la faveur d’un retour déconstructeur, aux sources qui

ont servi de motif à l’interprétation52 ». Ainsi, toute herméneutique philosophique doit être

comprise comme « Destruktion » ; méthode qui constitue un réel tour de force philosophique

en ce qu’il ouvre à l’exploration philosophique un champ transcendantal autrement

impensable, et que Françoise Dastur décrit ainsi dans Heidegger et la pensée à venir :

Ce qui est donc exigé, c’est une « destruction » ou plutôt une déconstruction de la tradition sclérosée en vue de renouer avec les expériences originelles qui sont au fondement de notre concept d’être. Il s’agit bien en effet de renouer avec la recherche ontologique de Platon et d’Aristote, mais cela n’implique nullement sa simple reconduction, car pour Heidegger, répéter ne signifie nullement reproduire le passé, mais le prendre en charge et lui répondre, ce qui implique que toute répétition est décisivement tournée vers le futur.53

Le retour à Aristote ne se veut donc pas un retour unilatéral et « orthodoxe » à ses thèses —

retour qui, en vertu de la finitude fondamentale de tout Dasein, serait de toute façon

impossible —, mais bien plutôt une herméneutique au sens où nous venons de le délimiter :

il s’agit, par une confrontation avec les thèses du Stagirite, de retrouver le sens impensé et en

retrait qui gît au fondement de la conception aristotélicienne de la causalité par

l’interprétation. Conformément à cette façon de travailler un concept à partir des couches

successives d’interprétations qui masquent le sens initial de celui-ci, c’est en ramenant

l’instrumentalité à sa détermination initiale, c’est-à-dire, par-delà la quadruple causalité chez

Aristote, que nous pourrons dévoiler (enthüllen) ce qu’est la technique en son essence. C’est

que le caractère causal lui-même ne se voit pas révélé par l’exactitude de la compréhension

de la causalité. Si, « depuis des siècles, on fait comme si la doctrine des quatre causes était

une vérité tombée du ciel54 », le moment est peut-être venu de demander pourquoi ces causes

51 HEIDEGGER, M., Interprétations phénoménologiques d’Aristote, trad. Par J.-F. Courtine, TER, Mauzevin, 1992, p.19. 52 Ibid. 53 DASTUR, F., Heidegger et la pensée à venir, Paris, Vrin, 2011, p.15. 54 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.12.

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sont au nombre de quatre, et qu’est-ce que signifie au juste le mot « cause ». La

compréhension historique et métaphysique de la causalité — tout comme celle de l’Être —

risque ici de barrer le chemin à une atteinte réelle de ce que sont proprement la causalité,

l’instrumentalité et, conséquemment, la technique elle-même. Depuis le premier

commencement de la philosophie en Grèce antique, il est coutume « de représenter la cause

comme ce qui opère », ce qui veut dire, nous dit Heidegger, « obtenir des résultats, des

effets ». Ici, la causa efficiens « marque la causalité d’une façon déterminante55 » en

obscurcissant pour nous modernes le rôle des trois autres. Nous pouvons provisoirement

remarquer que cette hégémonie de la cause efficiente sur les autres constitue une domination

du schème logique de l’instrumentalité, c’est-à-dire d’une causa sans fine, d’un moyen en

vue de fins qui ne peuvent valoir elles-mêmes que comme moyens dans une chaîne infinie.

En allemand, le mot Ursache traduit le latin causa, plus proche du français « cause ».

Les termes latins « causa [et] casus se rattachent au verbe cadere, tomber, et signifient ce qui

fait en sorte que quelque chose dans le résultat “échoie” de telle ou telle manière56 » à quelque

chose d’autre. Si nous comprenons généralement la causalité comme une opération,

Heidegger argumente que le concept de cause n’a, dans le domaine de la pensée grecque,

aucun rapport avec cette compréhension opérationnelle. Les Grecs, eux, disaient αἴτιον57,

que l’on peut traduire par « cause », mais également par « faute » (Schuld) ou « culpabilité ».

Ainsi, αἴτιον veut dire : « ce qui répond (Verschuldet) d’une autre chose58 », ce qui est

coupable de quelque chose ; la quadripartition de la causalité étant ainsi comprise comme un

ensemble de « modes, solidaires entre eux, de l’acte-dont-on-répond (Verschulden)59 ». On

retrouve également dans l’allemand Verschulden la racine Schuld, qui, dans notre langue, se

dit « faute ». Ainsi, pensée « à la grecque », la cause est responsable de l’objet produit, au

sens de l’attribution d’un acte à un agent moral et non pas d’une opération effectuante.

55 Ibid., p.13. 56 Ibid. 57 Pour les grecs, « αἰτία » (au singulier) signifiait « cause, motif », dérivé de « αἴτιος », signifiant à son tour « responsable, coupable ». 58 Ibid. 59 Ibid.

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Revenons avec Heidegger à l’exemple d’une coupe sacrificielle afin d’éclaircir cette

responsabilité. La causa materialis y est constituée par l’argent en tant que « ce de quoi la

coupe d’argent est faite60 », la matière (ὕλη), en un sens indéterminée, dont elle est faite ; la

causa formalis, c’est la forme de la coupe, c’est-à-dire son aspect, son εἶδος au sens que

Platon donne à ce terme ; la causa finalis, c’est le ce-en-vue-de-quoi la coupe est faite — ici,

le sacrifice —, Τέλος qui définit l’être-tel de l’étant à produire61 ; finalement, le « quatrième

facteur » qui contribue à la production de la coupe, c’est l’orfèvre. Mais l’orfèvre n’est pas

considéré comme étant cette quatrième cause « en ceci que par son opération il produit la

coupe sacrificielle achevée comme objet d’une fabrication62 », donc, pas en tant que causa

efficiens, dont Heidegger nous dit que la doctrine d’Aristote ignorait totalement ce que la

philosophie des modernes et la science physico-mathématique entendent aujourd’hui par-là,

lui qui définissait plutôt la quatrième cause comme « le principe premier d’où part le

changement ou la mise en repos63 ». Au contraire, l’orfèvre « considère (überlegt) et il

rassemble les trois [autres] modes mentionnés de “l’acte dont on répond” (Verschulden)64 »,

c’est-à-dire la matière (ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité (Τέλος) qui déterminent l’être-tel

de l’étant « coupe ».

Par un tour de force herméneutique qui constitue un exemple parfait du geste

herméneutique de la destruction en ce qu’il ouvre un horizon complet de possibilités

philosophiques par-delà la sclérose de la tradition, Heidegger remarque65 que l’allemand pour

le verbe « considérer », überlegen, renvoie au grec « λόγος », que l’on traduit habituellement

par « discours », « raison », « rationalité » ou encore « argument », mais qui signifiait à

l’origine « ramasser ensemble », « regrouper » ou « récolter ».66 Par « λόγος », il faut d’abord

60 Ibid. 61 Ibid., p. 14: « [La coupe] est ainsi définie comme chose sacrificielle. Ce qui dé-finit termine la chose. La chose ne cesse pas d’être avec cette « fin », mais commence à partir d’elle comme ce qu’elle sera après la fabrication. Ce qui en ce sens termine et achève se dit en grec Τέλος, mot qu’on traduit trop fréquemment par « but » et « fin » et qu’ainsi on interprète mal. Le Τέλος est responsable comme de ce qui comme matière et de ce qui comme aspect est co-responsable de la coupe sacrificielle. » 62 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 14. 63 ARISTOTE, Physique, II 3-9. 64 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 14. 65 Ibid. 66 SEMBERA, R., Rephrasing Heidegger: A Companion to 'Being and Time, University of Ottawa Press, 2008, p. 56.

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entendre la Parole (die Rede), existential du discours posé dès Sein und Zeit67, que Heidegger,

suivant Aristote, comprend comme révélant ce dont il est parlé, comme monstration

(Aufzeigung) ou laisser-voir (Sehenlassen)68 ; c’est-à-dire, en termes aristotéliciens, comme

ἀποφαίνεσθαι – si l’on admet avec Heidegger qu’apophainesthai renvoie à phainô puis

phainomena, phénomène, c’est-à-dire chose-qui-apparaît.69

Dans son Parménide, Heidegger écrit que « l’essence propre de la parole (Rede)

consiste à laisser apparaître l’étant dans son être et à sauvegarder ce qui est ainsi apparu, ce

qui se tient hors du retrait en tant que tel70 ». Si nous entendons dans cette parole le λόγος

comme ἀποφανσίσ, nous comprenons mieux comment l’orfèvre rassemble les trois modes

précédents de l’« acte dont on répond » d’une certaine manière, et se rend ainsi « co-

responsable comme ce à partir de quoi la pro-duction et le reposer-sur-soi de la coupe

sacrificielle trouvent et conservent leur première émergence [dans la non-occultation]71 » :

en un mot, il la laisse apparaître dans la présence (Anwesen) et dans le hors-retrait

(Unverborgenheit), concepts qu’il s’agit maintenant de préciser.

1.1.4. La τέχνη comme ποίησις

« Régie » par les quatre modes de l’« acte dont on répond » (αἴτιον plutôt que causa,

Ursache), la coupe sacrificielle est ainsi « présente et à notre disposition72 » ; selon le langage

de l’analytique existentiale, elle est « sous-la-main » (vorhanden). Ces quatre modes,

poursuit Heidegger, sont à la fois co-responsables et différents les uns des autres. Quelle est

la différence entre la compréhension grecque de l’αἴτιον et la compréhension moderne — qui

67 HEIDEGGER, M., Être et temps, § 34. 68 HEIDEGGER, M., GA 19, §78, p.559 ; tr. fr. p.527. 69 SEMBERA, R., Rephrasing Heidegger: A Companion to 'Being and Time, p. 56: « This verb is a compound word consisting of the preposition apo-, meaning “away from,” “down from,” “hither from”, and the verb phainesthai, the middle-voice infinitive of phainô [...]. According to Heidegger, talk as apophainesthai is in some way connected with phainomena: talk “brings something to light”, “clears matters up”, and it does this for (expressing the middle voice) the talker and the partners in conversation themselves. » 70 HEIDEGGER, M., Parménide, p.126. 71 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15. 72 Ibid.

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remonte toutefois beaucoup plus loin — de ce que constitue une « cause » ? En un mot,

qu’est-ce que la causalité ?

Nous autres, hommes d’aujourd’hui, inclinons trop facilement à comprendre l’« acte dont on répond » en mode moral, comme un manquement ou encore à l’interpréter comme une sorte d’opération. Dans les deux cas, nous nous fermons le chemin conduisant vers le sens premier de ce que l’on a appelé plus tard « causalité ».73

La compréhension de la causalité dans l’histoire de la philosophie occidentale se serait donc

principiellement barré la voie à un accès direct au sens premier et originel de cette notion.

Afin d’attester de la légitimité philosophique de cette affirmation, j’insisterai

particulièrement sur la deuxième « compréhension moderne » de la causalité : celle qui la

réduit à l’opération logique de la production d’un effet, à une raison suffisante. Selon

Spinoza, par exemple, « d’une cause déterminée résulte nécessairement un effet ; et,

inversement, si aucune cause déterminée n’est donnée, il est impossible qu’un effet se

produise74 ». Leibniz, pour sa part, faisait de la causalité son « grand principe [sur lequel]

tous les philosophes doivent demeurer d’accord » et selon lequel « rien n’arrive sans

raison »75. Chez Kant également, la « loi de la causalité » implique que « tous les

changements arrivent suivant la loi de liaison de la cause et de l’effet76 ».

Ces interprétations successives de la causalité consistent toutes à l’ériger en un bloc

conceptuel monolithique — « la » cause, à l’opération de laquelle correspond nécessairement

« un » effet particulier qui nécessite réciproquement « une » cause particulière pour

apparaître — tout en faisant abstraction de la façon dont la cause « répond » (Verschuldet) de

son effet. On trouve l’idée opposée chez Nietzsche, pour qui la causalité pensée comme

opération de laquelle découlerait un effet nécessaire est une illusion conceptuelle que nous

plaquons sur un réel chaotique et en mouvement.77 De manière analogue, en appliquant à la

73 Ibid. 74 SPINOZA, Éthique, I, axiome 3. 75 LEIBNIZ, GP II, p. 56, dans Alanne, Arnaud. « Les dernières évolutions du principe de raison suffisante », Les Études philosophiques, vol. 163, no. 3, 2016, p. 3. 76 KANT, Critique de la raison pure, dans Œuvres complètes, T. I, Pléiade, p.925. 77 NIETZSCHE, F. W., Le gai savoir, par. 112 : « Cause et effet : pareille dualité n’existe probablement jamais – en vérité nous avons affaire à un continuum dont nous isolons quelques fractions ; de même que nous ne

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causalité aristotélicienne la méthode de la destruction herméneutique, Heidegger tend à

écarter ces préconceptions philosophiques sédimentaires et traditionnelles afin d’atteindre,

par le mouvement de la pensée, le sens originel de cette notion78. Contre Nietzsche, toutefois,

Heidegger prétend être en mesure d’ouvrir un chemin vers le « sens originel » de la notion

de causalité, afin de pouvoir y déterminer ce qu’est l’instrumentalité.

Prenant au sérieux la traduction d’αἴτιον par l’« acte dont on répond (Verschuldet), il

s’agit maintenant de tenter de comprendre de quoi répondent au juste les quatre modes de

l’αἴτιον :

[...] de ceci que la coupe d’argent est devant nous et à notre disposition comme chose servant au sacrifice. Être devant et à la disposition (ὑποκείσθαι-) caractérisent la présence d’une chose pré-sente (das Anwesen eines Anwesenden). Les quatre modes de l’acte dont on répond conduisent quelque chose vers son « apparaître ».79

La chose présente, devant et à la disposition (à portée de la main, Vorhanden, ὑποκείσθαι-),

advient ainsi dans l’« être-près-de » (An-wesen)80, libérée par l’« acte dont on répond » qui

porte « le trait fondamental de ce laisser-s’avancer dans la venue81 ». Ainsi Heidegger

interprète l’αἴτιον des Grecs comme « faire-venir » (Ver-an-lassen), mot qui désigne

« l’essence de la causalité telle que les Grecs la pensaient », et qui possède une extension

beaucoup plus large que l’« occasionner » par lequel on a traditionnellement compris la causa

efficiens. Mais que signifie, dans le cadre de notre investigation heideggérienne sur

l’instrumentalité, cette Veranlassung par laquelle nous comprenons maintenant la causalité ?

percevons jamais que les points isolés d’un mouvement que nous ne voyons pas en somme, mais que nous ne faisons que supposer. » 78 C’est ce à quoi il s’attelle tout au long du texte de La question de la technique. On peut aussi penser à L’époque des conceptions du monde (Die Zeit des Weltbildes), conférence à laquelle nous nous référerons plus amplement dans notre troisième chapitre. En ce sens, l’ouverture de « chemins de pensée » (Denkwege) constitue en propre la positivité qui émerge de la méthode pourtant « négative » de la Destruktion. 79 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15. 80 Sur cette notion d’être-près-de (An-wesen), cf. Dastur, Heidegger et la pensée à venir, p.240 : « Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est uniquement le privilège donné à la présence constante, ce que nous pourrions nommer la métaphysique de la substance ou de la Vor-handenheit, à savoir de l’être sous la forme non seulement de ce qui est devant nous (l’être en tant qu’objet de représentation) mais aussi de ce qui est avant nous, sous la forme de la présence déjà accomplie et réalisée. Anwesenheit, la venue en présence, a au contraire le sens d’un événement, celui de la sortie hors de l’occultation, de la Verbergung, laquelle ne disparaît pas purement et simplement avec l’éclaircie, mais demeure au coeur même de celle-ci. » 81 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.16.

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« Ce qui n’est pas encore présent », écrit Heidegger, « ils [les quatre modes de l’acte dont on

répond] le laissent arriver dans la présence [...], régis d’une façon une par un conduire, qui

conduit une chose présente dans l’apparaître82. »

Récapitulons : les quatre modes de l’« acte dont on répond » sont co-responsables de

la production de la coupe, et ce, sur le mode d’un « faire-venir » (Ver-an-lassen), pensé à la

grecque comme laissant-s’avancer dans la venue la « présence d’une chose pré-sente (das

Anwesen eines Anwesenden) ». Cette interprétation de la causalité correspond selon

Heidegger à ce que Platon fait dire à Diotime dans son Banquet à propos de la ποίησις83 –

selon la traduction herméneutique de Heidegger lui-même : « tout faire-venir

(Veranlassung), pour ce – quel qu’il soit – qui passe et s’avance du non-présent dans la

présence, est ποίησις, est pro-duction (Hervor-bringen)84. » Dans The essence of nihilism,

Emanuele Severino décrit ainsi cette interprétation herméneutique de la ποίησις :

Heidegger translates the phrase “from Nothing to Being“ (ek tou me ontos eis to on) as “aus dem Nicht-Anwesenden in das Anwesen” (“from ‘something’ is always said of something that is the not-present to presence”), identifying Being (to on) with presence (“Unverborgenheit”): since the Being of beings (i.e., of which is) is the presence of what is present (“Anwesen des Anwesendes,”) poiesis is not an efficere, a fabricating, but rather a bringing to and maintaining in presence.85

Ainsi la pro-duction (Hervor-bringen) de la coupe correspond-elle à la ποίησις grecque : loin

d’être seulement fabrication artisanale ou acte artistique de configuration, la ποίησις consiste

82 Ibid. 83 PLATON, Banquet, 205, b-c : ἡ γάρ τοι ἐκ τοῦ μὴ ὄντος εἰς τὸ ὂν ἰόντι ὁτῳοῦν αἰτία πᾶσά ἐστι ποίησις, ὥστε καὶ αἱ ὑπὸ πάσαις ταῖς τέχναις ἐργασίαι ποιήσεις εἰσὶ καὶ οἱ τούτων δημιουργοὶ πάντες ποιηταί. (Bien entendu, tout ce qui est cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit, voilà en quoi consiste la fabrication (poiesis); aussi les ouvrages réalisés par tous les arts sont-ils des fabrications (poieseis) de même que les artisans qui les réalisent sont tous des fabricants (poietai). Platon, Oeuvres complètes, sous la direction de L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011). 84 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15. 85 SEVERINO, E. The Essence of Nihilism, § 1 (suite) :« In this way, however, the not-present is identified with Nothing: it cannot be said that it ‘’is’’, since in that case Being would signify not the Presence of what is present, but that which can either be present or absent. And thus bringing to presence (poiesis) is still a making pass from Nothing to Being. Heidegger’s translation was designed to restore to poiesis the meaning it had lost through centuries of techno-metaphysical distortion; but in fact he defines it according to the very way of thinking that was first expressed by Plato, and which today invisibly sustains not only our civilization itself, but even the diagnoses of the unknown sickness of our time. »

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en un « faire-venir » d’une chose à la présence par la réunion des quatre modes de l’« acte

dont on répond ». La φύσις, nous dit Heidegger, est elle-même ποίησις « au sens le plus

élevé », en ce que par elle la chose — par exemple la fleur — s’ouvre d’elle-même et tire la

possibilité de son ouverture d’elle-même, contrairement à ce qui est produit par l’artiste et

qui nécessite son intervention rassemblante. Il est également intéressant d’observer que le

mot choisi par Heidegger, Hervorbringen, est également celui emprunté par Kant pour parler

de la production de l’objet, c’est-à-dire de sa présentification par l’activité du sujet sur fond

de réceptivité sensible86 — et donc, en régime kantien, de l’ensemble de l’expérience possible

d’une φύσις —, pro-duction qui une fois de plus n’a rien à voir avec l’idée réduite de causa

efficiens comme pur et simple occasionner. Mais où donc se joue cette ποίησις ? Produit-elle

l’objet en un sens rigoureusement ontologique, c’est-à-dire dans son être, ou plutôt, comme

chez Kant, en tant que simple phénomène (Erscheinung) renvoyant par sa manifestation à un

en-soi réal qui ne se manifeste pas lui-même ? Et si la φύσις elle-même est également ποίησις,

quel statut obtiennent les objets de la nature87 ?

Après avoir identifié les quatre modes de l’αἴτιον comme co-responsables du faire-

venir (Veranlassen) en présence (Anwesen)88 de ce qui est, nous avons vu comment se décline

cette Veranlassung tant dans la nature que dans les œuvres des arts et des techniques. Le

faire-venir est ainsi compris par Heidegger comme pro-duction (Hervor-bringen). « Le pro-

duire », écrit-il, « fait passer de l’état caché à l’état non caché, il présente (bringt vor). Pro-

86 KANT, Lettre à Marcus Herz, p.117 : « « Les concepts purs de l'entendement ne doivent donc ni être abstraits des impressions sensibles, ni exprimer la réceptivité des représentations par les sens, mais à la vérité, ils doivent avoir leur source dans avoir leur source dans la nature de l’âme sans pour autant être causés par l’objet ni produire eux-mêmes l’objet (noch das obiect selbst hervorbringen). » La pro-duction complete de l’objet serait ici celle du Dieu n’ayant pas besoin de la réceptivité sensible et finie des hommes pour produire son objet. Conformément aux quatre causes aristotéliciennes, nous verrons que l’industrie à l’époque de la technique prend analogiquement la forme de ce demiurge qui pose la nature plutôt que de la « recevoir ». 87 Il est ici intéressant de noter que la distinction entre objets naturels et techniques en philosophie remonte entre autres à Aristote. Cf Physique, II, 1 et Histoire des animaux, IX, 7. 88 Cf. CORVEZ, M., « L’Être et l’étant dans la philosophie de Martin Heidegger », Revue philosophique de Louvain, 1965, no.78, p.263 : « L’être-là (Dasein) se pense comme [être-au-monde] (In-der-Welt-sein). Le phénomène « monde » désigne la structure d’un moment constitutif du Dasein, un caractère de l’être-là lui-même, un existential. L’analyse existentiale ne débouche pas sur l’être du monde sans passer par ces structures majeures que sont l’espace et le temps. C’est à partir du temps surtout, terme ultime de l’exploration des étants, que l’être-là, dévoilant la temporalité [...], peut comprendre implicitement l’Être et l’expliciter. [...] Le caractère temporel de l’Être le révèle à la manière d’une Présence (Anwesen), elle-même dimension constitutive (avec l’essence du passé et du futur) du temps originel vécu par le souci, et structurant le Dasein selon une modalité particulière. »

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duire (her-vor-bringen) a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans

le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le

dévoilement (Das Entbergen, [le faire-venir-du-retrait])89. » Du registre poiétique de la

production, nous voilà donc tombés dans celui du voilement et du dévoilement, du retrait et

du hors-retrait. Ce dévoilement, les Grecs le nommaient ἀλήθεια (latin : veritas, français :

vérité, allemand : Wahrheit). Afin de saisir ce que Heidegger entend par ἀλήθεια, et de

conséquemment pouvoir comprendre dans quel domaine se joue la τέχνη – tant traditionnelle

que moderne –, il nous faut maintenant quitter pour un temps la conférence de 1953 et nous

référer au cours de 1942 portant sur le Poème didactique de Parménide90.

1.2. La technique en tant que rapport aléthique de l’homme à l’étant

1.2.1. Le « Poème didactique » de Parménide et le domaine de la vérité-dévoilement

Dans son cours sur le poème de Parménide, Heidegger met en place le cadre

conceptuel qui détermine la compréhension de la vérité qui sera la sienne, au moins jusqu’à

la conférence de 1953, sinon jusqu’à la fin de son chemin de pensée. Bien qu’esquissée dès

1924 dans le cours du Sophiste — où Heidegger montre que la technique est un rapport d’être

dévoilant du Dasein à l’étant —, cette compréhension de la technique comme entretenant un

lien à la vérité ne devient véritablement une pensée historiale que dans le cours du Parménide

donné à l’hiver 1942-43. Présocratique, Parménide fait partie, avec Héraclite et

Anaximandre, de ceux que Heidegger appelle les penseurs « initiaux » de la philosophie

occidentale, en tant que ceux-ci « pensent le vrai », c’est-à-dire « [font] l’épreuve de son

essence et, dans une telle épreuve de son essence, [savent] la vérité du vrai91 ». Nous allons

maintenant tenter de comprendre ce « penser du vrai » qui en fait des penseurs « initiaux ».

89 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.17. 90 Sur le besoin de remonter par-delà Platon et Aristote afin d’exhumer la notion originelle de la vérité, cf. DASTUR, F., Heidegger et la pensée à venir, p.17: « Dans son cours de 1935, Introduction à la métaphysique, Heidegger en vient à distinguer dans le commencement grec lui-même un commencement et une fin, et il voit celle-ci dans la philosophie de Platon et d’Aristote. Les Présocratiques sont en effet ces penseurs auxquels l’être s’ouvre comme phusis, c’est-à-dire comme ce qui apparaît de soi-même, phusis ayant la même racine que phaôs, la lumière. » 91 HEIDEGGER, M., Parménide, p.11.

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Partons de ce dernier terme : « initiales », leurs pensées respectives « ne réside[nt] pas en

arrière dans un passé, mais devance[nt] ce qui est à venir92 », tout en « se montrant en dernier

lieu dans le déploiement d’essence de l’histoire93 ».

Afin de comprendre en quoi la pensée dite « initiale » devance l’avenir tout en ne se

montrant paradoxalement qu’à la fin de ce dernier, il faut d’abord distinguer avec Heidegger

les idées de « début » et de « commencement ». D’une part, le « début », c’est l’amorce

chronologiquement située d’une pensée, entendue non pas comme acte psychologique ou

cognitif du représenter, mais comme « l’avoir-lieu de l’histoire dans laquelle un penseur

apparaît, prononce sa parole et procure à la vérité un site au sein d’une humanité

historique94 », c’est-à-dire comme l’événementialité de la pensée initiale de la vérité d’un

peuple historiquement situé. D’autre part, il faut entendre par commencement « ce qui est à

penser et ce qui est pensé dans cette pensée des premiers temps95 », c’est-à-dire à la fois son

« quoi » (was) et sa « tâche » (Aufgaben). Ce faisant, le penseur institue la vérité de cette

humanité historique particulière, non pas par sa propre volonté, mais plutôt par la manière

dont l’Être se donne à lui : en effet, si la pensée commune (scientifique ou ascientifique)

« pense l’étant, chaque fois d’après ses régions singulières et ses aspects définis », et ce, dans

le but implicite96 de maîtriser et dominer l’étant — Nietzsche ayant déjà démasqué

l’imposture de la pure et détachée volonté de connaissance en tant que finalité explicite de la

pensée —, « la pensée des penseurs » est au contraire « pensée de l’Être », et penser revient

pour ces derniers à « céder le pas devant l’Être97 ». Ces penseurs, répondant chacun à leur

manière à l’historialisation de l’Être, instituent comme nous le verrons la vérité pour une

humanité historique donnée, et déterminent conséquemment toute l’histoire humaine en

creux. Malgré les tentatives fondationnelles de Sein und Zeit, cette « histoire de l’Être »

(Seynsgeschichte) en vient à être comprise par Heidegger comme le seul horizon de

compréhension de l’Être dont nous disposons : « l’histoire de l’Être n’est ni l’histoire de

92 Ibid. 93 Ibid., p.12. 94 Ibid., p.20. 95 Ibid. 96 ...et parfois expressément explicite, avec l’exemple classique mais parlant de Descartes qui voit dans le savoir la possibilité de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature » (DESCARTES, Discours de la méthode, Levrault, 1824, tome I, sixième partie.). 97 HEIDEGGER, M., Parménide, p.20.

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l’homme et de l’humanité, ni l’histoire des relations humaines à l’étant et à l’Être. L’histoire

de l’Être est l’Être lui-même, et seulement cela98. »

En ce sens, Anaximandre, Parménide et Héraclite sont « les seuls penseurs initiaux,

[non pas] parce qu’ils ouvrent la pensée occidentale à son début99 », donc en raison de leur

situation chronologique dans l’histoire de la pensée, mais plutôt « parce qu’ils pensent le

commencement100 », c’est-à-dire, conformément aux distinctions préalablement établies,

qu’ils se voient octroyés la « tâche » de penser le « quoi » de ce que l’on appellera plus tard

et rétrospectivement « philosophie occidentale », et ce, non pas en « s’emparant du

commencement de la façon dont un chercheur s’attaque à son affaire101 » ou en se

représentant « le commencement comme une construction que leur pensée aurait elle-même

forgée102 » ; tout au contraire, ces penseurs sont « saisis par le commencement (Die vom An-

fang An-gefangenen), tenus par lui, recueillis en lui et rassemblés vers lui103. »

Comment comprendre cette « saisie » des penseurs par le « commencement » de la

philosophie occidentale ? Rappelons d’abord que Heidegger définit le commencement

comme « ce qui est à penser et ce qui est pensé dans cette pensée des premiers temps104 ».

Nous avons également dit que le philosophe avait comme tâche de penser la non-occultation

qui fait époque. Parménide et les autres penseurs initiaux devraient donc être saisis par leur

époqualité même : celle du commencement de la philosophie en Grèce antique. Qu’en est-il

de ce commencement ? Selon une représentation courante105, le début de la philosophie

occidentale en Grèce antique s’accomplit « dans la dissociation du logos à l’égard du

98 HEIDEGGER, M., « Die Erinnerung in der Metaphysik », Nietzsche II, p. 489 (traduction originale de « Die Seinsgeschichte ist weder die Geschichte des Menschen und eines Menschentums noch die Geschichte des menschlichen Bezugs zum Seienden und zum Sein. Die Seinsgeschichte ist das Sein selbst und nur dieses. »). 99 HEIDEGGER, M., Parménide, p.21. 100 Ibid. 101 Ibid. 102 Ibid. 103 Ibid. 104 Ibid. 105 Qui constitue un analogue formel de la représentation instrumentale de la technique de la conférence de 1953 ainsi que de la représentation ontique de l’être de l’étant dans S.u.Z. Sur le rapport heideggérien à la question du mythe, nous renvoyons à l’excellent ouvrage de Christian SOMMER, Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin, paru en 2017 chez PUF, où Sommer défend l’hypothèse d’une « remythologisation théologico-politique de la tragédie » procédant précisément d’une mise en question de la séparation initiale entre mythe et raison. Nous y reviendrons bientôt.

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mythos106 ». Ainsi la pensée de Parménide, en plus d’être le témoin privilégié de cette

séparation initiale, devrait garder des traces de cette provenance mythique, traces que

l’interprète du Poème didactique se doit de considérer comme « simple ornement

poétique107 », et l’interprétation de l’apparition de la déesse ne devrait pas, selon cette vision

historiographique du travail philosophique qui compare les époques selon une méthode

prédéfinie, constituer l’essentiel d’une compréhension juste du texte108 de l’éléate. Remettant

en question cette séparation entre mythos et logos, Heidegger n’est assurément pas de cet avis

et va prendre au sérieux la divinité en question dans le Poème didactique :

Le penseur Parménide parle d’une déesse qui le salue [...]. La déesse fait suivre son salut, dont elle-même élucide l’essence propre, de l’annonce des révélations dont le penseur sur son chemin doit, grâce à elle, faire l’épreuve. Tout ce que le penseur dit dans les fragments suivants du poème est par conséquent la parole de cette déesse. [...] Qui est cette déesse ? [...] La déesse est la déesse « Vérité ». Elle-même — « la Vérité » — est la déesse.109

Il n’y a pas une déesse qui serait protectrice de l’universel « vérité » – vérité qui, de son côté,

serait dissociable de sa déesse attitrée : si Parménide nomme la déesse « vérité », c’est bien

plutôt qu’il éprouve et fait l’expérience de (erfährt) « la Vérité » comme une déesse

s’adressant à lui. Cependant, le fait que « le concept abstrait de “vérité” se trouve ici

106 HEIDEGGER, M., Parménide, p.18. Sur l’opposition artificielle entre logos et mythos, cf. p.116: « Le « mythe » et la « raison » n’entrent dans une apparente opposition, souvent invoquée de manière égarante, que parce qu’ils sont le même au sein de la poésie et de la pensée grecques. Dans le titre équivoque et obscur de « mythologie », les mots μύθος et λόγος sont associés de telle façon que tous deux perdent leur essence initiale. Tenter de comprendre le μύθος à l’aide de la « mythologie » revient à vouloir capter les eaux avec un crible. Lorsque nous employons l’expression « mythique », il convient de l’entendre au sens que nous venons de délimiter: le « mythique » - ce qui relève du μύθος - est la mise à l’abri du décèlement et du cèlement dans la parole décelante et celante (Das im entbergend-verbergenden Wort geborgene Entbergen und Verbergen), dans laquelle l’essence fondamentale de l’être apparaît elle-même initialement. » 107 HEIDEGGER, M., Parménide, p.19. 108 Nous restituons ici la traduction française des vers 22 à 32 du Poème didactique, qui constituent le fragment que Heidegger tente d’élucider: « Et la déesse en toute bienveillance m’accueillit et prit, de sa main, ma main droite; elle prononça alors et m’adressa cette parole: « Ô homme, qu’accompagnent d’immortels auriges, grâce aux cavales qui t’emportent parvenant à notre demeure, réjouis-toi! Car ce n’est pas un destin mauvais qui t’a envoyé parcourir ce chemin - lui qui est en vérité loin des hommes, hors de leur sentier (battu) -, mais la règle ainsi que l’accord. Or voici qu’il te faut de tout faire l’épreuve, tant du coeur sans dissimulation du hors-retrait, anneau accompli, que de l’apparaître tel qu’il paraît aux mortels, où l’on ne peut faire fond sur le non-celé. Mais en outre tu apprendras également à faire l’épreuve de ceci: comment ce qui paraît demeure tenu (dans la nécessité) d’être à la mesure du paraître, tandis qu’il transparaît à travers toutes choses et (ainsi), de la sorte, conduit tout à son achèvement. » » (Parménide, p.24). 109 HEIDEGGER, M., Parménide, p.17.

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“personnifié” en une figure divine »110 ne nous dit rien de ce qui appartient en propre à

l’essence grecque de la vérité et de la divinité. Au contraire, nous dit Heidegger, « l’“essence”

“vérité” (ἀλήθεια) » qu’incarne la déesse « régit de part en part la parole du penseur111 », et

il faudra, afin de comprendre cette dernière et son apport dans notre présente recherche sur

l’essence de la technique, élucider préalablement l’essence de la déesse « Aλήθεια », c’est-

à-dire de la vérité en son sens le plus originel. On voit ici nettement comment Heidegger

rejette la distinction artificielle entre mythe et raison : originellement, la vérité est du domaine

de la divinité, et ce sens originel doit être pris au sérieux. Pour Christian Sommer, Heidegger

opère un « mouvement de remythologisation onto-historiale (seynsgeschichtlich) » dans son

réinvestissement des penseurs présocratiques, mouvement qui « conteste ainsi le schème de

progression du mythos au logos, rejetant le schème d’un dépassement du premier par le

dernier, pour réactiver le stade antérieur, archaïque, d’une collaboration intime entre

philosophie et poésie. Il s’agit ainsi de revenir en deçà de leur scission antithétique et

‘‘scientifique’’ »112, à un domaine de pensée où le sens originel du mot d’ἀλήθεια puisse

encore être entendu.

« Tout effort pour penser, » écrit Heidegger, « fût-ce seulement de loin, l’ἀ-λήθεια de

manière quelque peu appropriée, reste vain aussi longtemps que nous ne nous risquons pas à

penser la λήθη à laquelle renvoie, semble-t-il, l’ἀλήθεια113. » La déesse λήθη, fille d’Eris

(Discorde), apparaît d’abord, dans la Théogonie d’Hésiode114, avec la privation et la

souffrance. Privation, souffrance et oubli ne sont pas apparentés par leur mode d’action sur

l’homme, mais plutôt par leur être propre : « λήθη, l’oubli, est un cèlement qui dérobe ce qui

est essentiel et détourne même l’homme de lui-même, c’est-à-dire toujours ici de la

possibilité d’habiter son essence115. » Partant de la traduction de λήθη comme « oubli »

(Vergessung, substantif féminin de das Vergessen : le processus du sombrer-dans-l’oubli) et

interprétant le « ἀ- » d’« ἀ-λήθεια » comme privatif, Heidegger donne pour traduction de

110 Ibid, p.25. 111 Ibid, p.26. 112 SOMMER, C. Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin, PUF, 2017, p.21. 113 Ibid. 114 HÉSIODE, Théogonie, vers 226. 115 HEIDEGGER, M., Parménide, p.107.

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l’ἀλήθεια grecque le hors-retrait (Unverborgenheit) et le décèlement (Verbergung)116. Cette

traduction est-elle d’un quelconque intérêt pour la philosophie, et plus précisément, pour la

question qui nous occupe présentement ? Bien évidemment, selon Heidegger :

Assurément, le seul fait de savoir que la désignation linguistique de la « vérité » est en grec « ἀλήθεια », ne nous apprend encore rien de l’essence de la vérité [...]. Mais si nous traduisons ἀλήθεια par « hors-retrait » et, par-là, nous nous traduisons selon les indications directrices que donne ce mot, nous ne nous arrêtons plus à une simple désignation linguistique, mais nous nous tenons face à une connexion d’essence [...].117

La vérité est ainsi la venue à la parole de la sortie initiale du retrait de l’Être (rappelons ici le

λόγος comme ἀποφανσίσ, c’est-à-dire comme dé-voilant), la mise en sûreté d’un régime de

phénoménalité historial qui détermine en creux toute la tradition de pensée qui en découle,

c’est-à-dire ἀλήθεια, hors-retrait (Unverborgenheit). Cette compréhension nouvelle — et

pourtant plus originelle en tant que répondant à l’idée grecque de λόγος comme ἀποφανσίσ

— de la vérité comme dévoilement n’est pas simplement une élucubration théorique : elle

implique bien plutôt le Dasein dans son essence même, en tant que celui-ci est tra-duit

(übersetz, trans-posé) par l’être-au-monde historial institué par l’ἀλήθεια, et déterminé par

elle dans son rapport à la phénoménalité, que le Dasein ait d’ailleurs conscience ou non de

cette détermination et de cette ἀλήθεια. « Dans la question de la vérité », écrit Heidegger, « il

n’y va pas seulement d’une modification du concept traditionnel de vérité, ni d’un

complément apporté à sa représentation courante, il y va d’une mutation de l’être-

homme118. » La vérité est ce par quoi quelque chose comme un monde s’ouvre, se dé-voile,

se dé-couvre au Dasein dans son être-tel historiquement situé, tandis qu’un autre est

recouvert par l’oubli (λήθη) dont Nietzsche — auquel nous reviendrons — faisait déjà le

moteur d’un rapport sain de l’homme à l’Histoire dans sa Seconde considération inactuelle119

116 Ibid, p.27. 117 Ibid, p.50. 118 HEIDEGGER, M., Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p.347. 119 NIETZSCHE, F. W., Seconde considération inactuelle: De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie (1874) Traduction de Henri ALBERT, Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, § 1, p.6-7: « Imaginez l’exemple le plus complet: un homme qui serait absolument dépourvu de la faculté d’oublier et qui serait condamné à voir, en toute chose, le devenir. Un tel homme ne croirait plus à son propre être, ne croirait plus en lui-même. Il verrait toutes choses se dérouler en une série de points mouvants, il se perdrait dans cette mer du devenir. En véritable élève d’Héraclite il finirait par ne plus oser lever un doigt. Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière, mais encore d’obscurité. Un homme qui

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ainsi que dans le deuxième essai de la Généalogie de la morale120. Si pour Héraclite « la

nature aime à se cacher (Φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ) » (fragment 123), c’est qu’au sein même

de l’ἀλήθεια gît un conflit entre cèlement (oubli, λήθη, voire κρύπτεσθαι) et décèlement121,

conflit qui semble être en jeu dans l’idée de Seinsvergessenheit dont nous avons déjà

brièvement dressé les contours, mais dont il semble désormais possible de saisir la logique

interne : si la pensée philosophique peine à penser ce qui rend possible l’ἀλήθεια, « cela ne

tient nullement à une quelconque négligence humaine, mais à la structure de l’alètheia elle-

même qui se soustrait à la vision au profit de ce qu’elle laisse apparaître, l’étant lui-

même122 ». En effet, l’Être est toujours l’être de l’étant, et de fait nous sommes toujours

confrontés à l’être-tel de l’étant en présence et non pas à sa venue en présence elle-même.

Pour le dire avec les mots de Françoise Dastur :

Nous sommes toujours déjà dans la non-occultation et c’est pourquoi nous ne parvenons pas à penser son événement même, la venue en présence elle-même, l’apparition elle-même en tant que sortie de l’occultation. Car la

voudrait ne sentir que d’une façon purement historique ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre sans presque se souvenir, de vivre même heureux, à l’exemple de l’animal, mais il est absolument impossible de vivre sans oublier. Si je devais m’exprimer, sur ce sujet, d’une façon plus simple encore, je dirais: il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. » 120 Cf. NIETZSCHE, F. W., La Généalogie de la morale, Deuxième dissertation, § 1.: « Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nul instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. L’homme chez qui cet appareil d’inhibition est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique [...]: il n’arrive plus à oublier. ». 121 Sur la vérité comme combat (agon) entre cèlement et décèlement, cf. M. ZARADER, Heidegger et les paroles de l’origine, p.63 : « ‘Aλήθεια, Unverborgenheit, nous parle donc doublement: le mot lui-même dit le dévoilement (comme celui de Φύσις disait la pure-éclosion) ; mais le penseur qui est en quête de l'essence de l'ἀλήθεια sera nécessairement conduit à la λήθη (de même que l'essence de Φύσις était: κρύπτεσθαι φιλεῖ). Ce parallèle peut au-premier abord paraître abusif, dans la mesure où κρύπτεσθαι n'était nullement un constituant de Φύσις; (et ne pouvait donc éclairer son essence qu'à condition que nous cherchions déjà celle-ci dans la direction d'un possible κρύπτεσθαι), alors que λήθη est manifestement inclus (d'un point de vue linguistique) dans l'ἀλήθεια. Mais la différence n'est qu'apparente. Car si la λήθη est reconnue par Heidegger comme essence de l'ἀλήθεια, ce n'est justement pas pour des motifs purement linguistiques. En d'autres termes, l'affirmation selon laquelle l'ἀλήθεια pensée de façon grecque, est régie par la λήθη, ne se fonde pas dans la construction du mot, mais dans la pensée que le dévoilement, pour être ce qu'il est, a besoin du voilement (en un sens qu'il nous faudra toutefois définir). Et c'est seulement à partir de la méditation de cette incontournable nécessité d'essence qu'il est possible de revenir sur le mot ἀ-λήθεια, pour entendre résonner en lui la présence jusqu'ici inaperçue de la λήθη. Insister sur cette dimension non linguistique, ce n'est nullement chercher à relativiser les interprétations de Heidegger. C'est rejoindre au contraire celui-ci dans ce qu'il n'a cessé de répéter tout au long de son œuvre, face aux mauvais procès philologiques qui lui furent, de toujours, intentés: « L'expérience de l'ἀλήθεια comme dévoilement et désabritement ne se fonde pas sur l'étymologie d'un mot pris au hasard, mais sur la chose qui est ici à penser ». C'est en ce sens·seulement que Heidegger peut dire de l'ἀλήθεια qu'elle n'est pas une « clef », mais une « énigme ». » 122 DASTUR, F., Heidegger et la pensée à venir, p.19.

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non-occultation advient à partir d’une occultation plus originelle encore et c’est celle-ci, ce cœur de l’alètheia qu’est la lèthè, occultation et oubli à la fois, qui demeure comme telle impensée. C’est cet événement de l’ouverture à partir d’une fermeture plus originelle qu’elle qui reste encore à penser à la fin de la philosophie.123

Ainsi nous retrouvons l’idée de tâche de la philosophie : elle doit penser l’impensé de la non-

occultation qui, à chaque fois et toujours déjà, « fait époque », et ce, en remontant par-delà la

sédimentation contingente d’interprétations successives qui bloque le chemin à la pensée. Il

semble également que nous retrouvons ici notre problème initial : si « le pro-duire fait passer

de l’état caché à l’état non caché, [...] présente (bringt vor) », si « pro-duire (her-vor-bringen)

a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché », et si

« cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement (Das

Entbergen, [le faire-venir-du-retrait])124 », alors la τέχνη telle que nous l’avons comprise

jusqu’à présent est un mode du dévoilement, et trouve son lieu dans le domaine de la vérité-

ἀλήθεια. Échappant à la λήθη comme face essentielle et cachée de l’ἀλήθεια, la τέχνη doit

désormais être entendue comme amenant l’objet à pro-duire à la présence, hors du retrait ; à

amener cet étant à l’être. Bref, la τέχνη d’une époque fait apparaître les étants du monde en

déterminant la teneur phénoménologique de cet apparaître.

1.2.2. La technique comme ποίησις et le domaine de l’ἀλήθεια

Nous avons montré que, loin d’être seulement un ensemble de moyens visant des fins,

la τέχνη est un mode du dévoilement de l’étant (ἀλήθεια). Qu’est-ce que cela implique quant

à notre compréhension de l’essence de la technique moderne, qui, de prime abord, ne

correspond pas à la τέχνη grecque dans son déploiement ? Revenons à la conférence de 1953 :

« tout “pro-duire” », y écrit Heidegger, « se fonde dans le dévoilement, [...] rassemble en lui

les quatre modes du faire-venir — la causalité — et les régit, [et] en lui réside la possibilité

de toute fabrication productrice125. » Bien évidemment, la technique moderne est, tout

comme la τέχνη grecque, une production. Cette production fait advenir en présence

123 Ibid. 124 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.17. 125 Ibid, p.18.

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(Anwesen, c’est-à-dire à l’être) un étant, dévoilant ainsi son être-tel hors du retrait comme

« vrai » pour l’espace d’un temps. Voilà qui ne correspond plus du tout à ce que nous disions

plus tôt de la technique ; c’est-à-dire que, conformément à la représentation de la multitude,

celle-ci ne serait qu’un simple ensemble de moyens humains en vue de fins. Cette

perspective, étonnante aux yeux de Heidegger, doit continuer de nous étonner « le plus

longtemps possible, et d’une manière si pressante que nous prenions enfin au sérieux la

simple question : que dit donc le mot de “technique”126 » ?

Il apparaît que la découverte du caractère aléthique de toute technique nous permet

enfin de « prendre au sérieux » cette « simple question » du vouloir-dire du mot de

« technique », mise de côté par la représentation courante de celle-ci. Plutôt que de

simplement accepter cette définition dont nous avons déjà montré les apories, ou encore de

définir la technique par les concepts traditionnels de la philosophie, qui nous mènent,

conformément à la Seinsvergessenheit, à considérer la technique de manière ontique, il faut

bien plutôt tenter, comme nous l’avons fait avec la notion de vérité, d’atteindre le sens

originel et inaltéré du mot de τέχνη.

Cette question trouve une réponse en adéquation avec la citation susmentionnée du

Banquet de Platon127 : d’une part, τέχνη désigne originellement, en plus du faire de l’artisan

et de l’art, l’art au sens plus global de ποίησις, elle est pro-duction (Hervor-bringen), c’est-

à-dire dévoilement décelant qui laisse l’étant entrer en présence sous l’égide de l’ἀλήθεια ;

d’autre part, le mot τέχνη, dans la pensée grecque préplatonicienne, se trouve dans une

association originelle avec le mot d’ἐπιστήμη (« science », mais aussi « être savant en

acte ») : « tous deux », écrit Heidegger, « sont des noms de la connaissance, [...] désignent le

fait de pouvoir se retrouver en quelque chose, de s’y connaître (sich erkennen)128. »

126Ibid. 127 PLATON, Banquet, 205, b-c : ἡ γάρ τοι ἐκ τοῦ μὴ ὄντος εἰς τὸ ὂν ἰόντι ὁτῳοῦν αἰτία πᾶσά ἐστι ποίησις, ὥστε καὶ αἱ ὑπὸ πάσαις ταῖς τέχναις ἐργασίαι ποιήσεις εἰσὶ καὶ οἱ τούτων δημιουργοὶ πάντες ποιηταί. (Bien entendu, tout ce qui est cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit, voilà en quoi consiste la fabrication (poiesis); aussi les ouvrages réalisés par tous les arts sont-ils des fabrications (poieseis) de même que les artisans qui les réalisent sont tous des fabricants (poietai).), dans PLATON, Oeuvres complètes, sous la direction de L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011. 128 Ibid. Cf. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, ch. 3 et 4 : τέχνη et d’ἐπιστήμη y sont distinguées selon ce qu’elles dévoilent respectivement et la manière dont elles achèvent ce dévoilement.

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De l’ontologie, qui traite de l’Être — ou du moins, qui prétend traditionnellement

accomplir cette tâche —, nous semblons maintenant être passés à l’épistémologie, qui traite

de la possibilité de la connaissance pour les hommes. Comment comprendre cette

intervention du Dasein humain dans notre réflexion ? C’est que le comprendre (préalable à

tout « s’y connaître ») est selon Heidegger une possibilité propre, un mode d’être du Dasein.

Ainsi, la τέχνη désigne une forme de connaissance (un « s’y-connaître », sich erkennen).

Celle-ci consiste en une ouverture, en un dévoilement, et, conséquemment, en la sortie de la

λήθη d’une possibilité d’être du Dasein.

La τέχνη est un mode de l’αλήθεὑιεν. Elle dévoile ce qui ne se pro-duit pas soi-même et n’est pas encore devant nous, ce qui peut donc prendre, tantôt telle apparence, tantôt telle tournure, et tantôt telle autre. Qui construit une maison ou un bateau, qui façonne une coupe sacrificielle dévoile la chose à pro-duire suivant les perspectives des quatre modalités du « faire-venir ». [...] Ainsi le point décisif, dans la τέχνη, ne réside aucunement dans l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation de moyens, mais dans le dévoilement dont nous parlons. C’est comme dévoilement, non comme fabrication, que la τέχνη est une pro-duction.129

Entendre le sens originel du mot de « τέχνη », comme nous entendions plus tôt le sens de

l’instrumentalité dans sa connexion d’essence avec la causalité, revient à comprendre ce que

les Grecs comprenaient par ce mot au « commencement » de la philosophie occidentale.

Ceux-ci ne comprenaient pas la τέχνη comme « l’action de faire et de manier » ou encore

comme « l’utilisation de moyens » en vue de fins ; non, ils entendaient bien plutôt le « laisser-

venir-en présence » que nous avons décrit jusqu’ici. C’est-à-dire, au risque de se répéter, que

la technique « déploie son être (west) dans la région ou le dévoilement et la non-occultation,

où ἀλήθεια, où la vérité a lieu130 ». Anticipant une objection éventuelle, Heidegger

s’interroge quant à l’adéquation de cette détermination aléthique de la technique au réel : ne

convient-elle qu’à la τέχνη grecque, et, en ce sens, aux diverses τέχνη(s) traditionnelles qui

configurent l’être-au-monde des peuples dits « primitifs », c’est-à-dire des civilisations qui

129 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.19. 130 Ibid.

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n’ont pas encore été assujetties à la toute-puissance de la rationalité occidentale ? Ou, au

contraire, ce que nous avons dit convient-il à la technique moderne ?

Rappelons-le : c’est précisément le déploiement d’essence (Wesung) de la technique

moderne qui, dans son pouvoir toujours grandissant sur l’être-au-monde des hommes, nous

pousse à poser avec Heidegger la question de la technique. Il est donc absolument capital de

déterminer si l’entente grecque du mot de τέχνη peut nous apporter quelque chose dans notre

réflexion sur la technique moderne. « On dit (Mann sagt) », écrit Heidegger, « que la

technique moderne est différente de toutes celles d’autrefois, au point de ne pouvoir leur être

comparée, parce qu’elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature131. »

L’emprunt de la troisième personne du singulier sous la forme impersonnelle du « On » (das

Mann), qui semble ici non pas fortuit, mais bien plutôt rhétorique, devrait suffisamment nous

alerter sur l’insuffisance de cette conception commune – celle du « On ». « Entre temps »,

poursuit Heidegger, « on a vu clairement que l’inverse était aussi vrai : la physique moderne,

en tant qu’expérimentale, dépend d’un matériel technique et est liée aux progrès de la

construction des appareils132. » La relation entre science et technique est ici renversée : la

science « exacte » de la nature pourrait bien être elle-même à la remorque de la technique

moderne, et non l’inverse :

Qu’est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C’est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu’il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.133

Arrêtant notre regard sur ce « trait fondamental » de la technique dans son déploiement

d’essence moderne, il apparaît que ce déploiement n’est plus régi par une pro-duction

(Hervor-bringen) au sens de la ποίησις, mais plutôt par une pro-vocation (Heraus-fordern).

Nous verrons, dans le chapitre suivant, que par-là, « la nature est mise en demeure de livrer

une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée134 ». Ainsi,

loin d’être un simple moyen, la technique dévoile l’étant dans son être-tel pour un Dasein, et

131 Ibid. 132 Ibid., p.20. 133 Ibid. 134 Ibid.

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Jean Vioulac peut décrire conséquemment la τέχνη comme une « mainmise de l’existant sur

le tout de l’étant », seule capable de « maintenir la marge de manœuvre ouverte par le

maniement135 », c’est-à-dire le rapport technique de l’homme à l’étant comme savoir-faire

(sich erkennen) manuel, et en conclure qu’« il n’y a de monde, » c’est-à-dire de l’ouverture

d’un Dasein à de l’étant, « que par cette maintenance de la mainmise [qui constitue] l’essance

première de la technique136 ».

Résumons pour l’instant les acquis philosophiques du présent chapitre : partant d’une

distinction entre la représentation courante de la technique et son essence, nous avons

parcouru le chemin menant de l’idée d’instrumentalité à celle de la τέχνη comme ποίησις. Ce

faisant, nous avons montré comment celle-ci consiste en un « faire-venir » (Veranlassung)

dans la présence (Anwesen), c’est-à-dire comment la τέχνη pro-duit son objet dans le domaine

de l’ἀλήθεια. Si les multiples τέχνη(αι) traditionnelles dévoilent l’étant par la manœuvre sous

la forme de la Zuhandenheit, c’est-à-dire comme l’étant « là-devant » utilisable par un Dasein

en vue de lui-même et de ses pairs — en opposition avec Vorhandenheit, c’est-à-dire

simplement le « sous-la-main  » de la métaphysique occidentale –, le prochain chapitre vise

à montrer comment la technique moderne, devenue « machinique », somme ou requiert la

nature de se dévoiler en tant qu’un fond calculable de ressources qui devient l’horizon de

l’être-au-monde occidental – et bientôt mondial, grâce au phénomène paradoxalement

nommé de la « mondialisation », qui semble être responsable plus de la destruction de

« mondes » que de la construction d’un nouveau : c’est-à-dire que, pour nous modernes, le

monde apparaît toujours déjà à l’aune du déferlement de la technique, processus qu’il nous

reste à comprendre comme « Dispositif » (Gestell).

135 VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF, Paris, 2009, p.57. 136 Ibid.

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Chapitre 2 : Phénoménalité et technique moderne. Le « Dispositif » (das Gestell)

Nous ne pouvons pas savoir ce qu’il advient de nous au fond ; un tel savoir n’a du reste jamais été accordé à une époque historique. Ce qu’elle croit savoir est toujours quelque chose d’autre que ce qui advient.137

En quête d’une compréhension ontologique de la technique des Temps nouveaux (die

Neue Zeit) qui vise à nous permettre d’offrir un diagnostic de l’époque que nous vivons, nous

avons débuté notre chemin au cœur de la pensée heideggérienne, c’est-à-dire à partir du

concept de différence ontologique, distinction rigoureuse opérée par Heidegger entre l’Être

et l’étant dès 1927, et qui, posée comme cadre de notre objet de recherche, nous a permis de

montrer en quoi l’essence de la technique ne peut être comprise comme étant elle-même

quelque chose de technique. Conséquemment, nous avons pu apercevoir en quoi le discours

technologique (c’est-à-dire ontique) et historique (historisch) est inapte à saisir la pleine

essence de ce phénomène qui marque notre époque avec une force déterminante, rendant dès

lors nécessaire la tâche d’une réinterprétation ontologique et historiale (geschichtlich) du

concept de la Technique moderne. À cet effet, nous avons procédé avec Heidegger à une

destruction herméneutique du concept commun que la majorité se fait de notre objet en

tentant d’y trouver un fil conducteur qui s’est avéré être l’idée d’instrumentalité. Si, en effet,

la technique et les objets technologiques sont aujourd’hui essentiellement considérés comme

des moyens produits par l’homme en vue de fins multiples, les Grecs entendaient tout autre

chose par le nom de « τέχνη » ; « τέχνη » signifiait pour eux la ποίησις au sens où nous

l’avons précédemment comprise comme « laisser-venir-à-la-présence ». Qu’est-ce qui

justifie que l’on retourne ainsi à la pensée grecque, au sein de laquelle la technique telle que

nous la connaissons est absente — et, de surcroît, les dieux qui sont absents chez nous,

présents ? C’est que la discipline que nous connaissons sous le nom de « philosophie » —

dont nous verrons éventuellement qu’elle n’est pas innocente dans le déploiement historial

137 HEIDEGGER, M., Réflexions IV, par. 269, (105-106) pp. 292-293, dans von Hermann et Alfieri, Martin Heidegger, La vérité sur ses Cahiers noirs, Paris, Gallimard, 2018, p. 132.

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(geschichtlich) de notre époque — est incontestablement née, sous la forme que nous

reconnaissons encore aujourd’hui comme « philosophie », dans le terreau fertile de la Grèce

antique. Assumer la provenance grecque de la philosophie occidentale, c’est, comme nous le

verrons, également assumer la provenance occidentale de la Technique elle-même138.

Partant du domaine conceptuel de l’instrumentalité, sous lequel se range aujourd’hui

tout naturellement la « question de la technique », nous avons ensuite tenté de circonscrire de

causalité telle que déterminée dans l’Antiquité grecque par Aristote, suivant en cela le texte

de la conférence de 1953. Considérée selon les quatre modes de l’« acte-dont-on-répond » —

la cause pensée « à la grecque » —, il est apparu que la τέχνη, comme pro-duction (Her-vor-

bringen) laisse venir à la présence (Anwesen) l’objet à produire. Ce « laisser-venir-dans-la-

présence » correspond pour Heidegger au domaine de l’ἀλήθεια, c’est-à-dire de la vérité

entendue comme l’événement du dé-voilement de l’étant en tant que (als) quelque chose pour

une humanité historique située. Ainsi, écrit Heidegger, « la technique est un mode du

dévoilement, [et elle] déploie son être (west) dans la région où le dévoilement et la non-

occultation, où ἀλήθεια, où la vérité a lieu139 », c’est-à-dire que la technique se joue dans un

rapport aléthique à l’étant, et en dévoile le tout en tant que quelque chose pour la subjectivité

moderne.

Le second chapitre du présent mémoire a désormais pour tâche d’expliciter le mode

de déploiement de l’essence de la technique moderne comme interpellation (Stellung) ainsi

que sa constitution en « Dispositif » (Gestell). L’allemand Stellung, substantif formé à partir

du verbe stellen, « poser », est habituellement rendu en français par « position ». Dans un

article portant sur la traduction de certains termes clés de la pensée de Heidegger et paru tout

récemment, Dominique Pradelle écrit que la racine –stell, que l’on retrouve à la fois dans

138 VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise l’occident, Paris, PUF, 2013, p. 19. (Cf. Heidegger, « La fin de la philosophie », GA 14, p.73 ; trad. fr. p.117-118 : « La fin de la philosophie se dessine comme le triomphe de l’équipement d’un monde en tant que soumis aux commandes d’une science technicisée et de l’ordre social qui correspond à ce monde. Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu’elle prend base dans la pensée de l’Occident européen. » Nous reviendrons éventuellement sur ce passage.) 139 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 19 (Version originale allemande parue en 1953).

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Stellung et dans Gestell renvoie à « Stellen, c’est-à-dire au poser, c’est-à-dire à la position, à

chaque époque de la métaphysique, d’un sens de l’être de l’étant140 ». Nous reviendrons au

lien entre la position du sens d’être de l’étant et l’histoire de la métaphysique dans le chapitre

suivant. Pour l’instant, il est nécessaire de retenir que la Stellung correspond à la position de

l’être-tel de l’étant, c’est-à-dire à la détermination proactive de sa phénoménalité, et que nous

continuerons d’utiliser la traduction d’André Preau, qui rend l’allemand « Stellung » par

« interpellation »141, en ce que, bien que la Stellung soit effectivement une « position » du

sens d’être de l’étant, cette « position », dans son rapport à la nature, prend comme nous le

verrons la forme encore plus active d’une sommation et d’une mise en demeure.

Poursuivons : Heidegger ne se contente pas de décrire la Technique comme dévoilement, il

cherche bien plutôt à en montrer le mode d’être, c’est-à-dire la phénoménalité correspondant

à cette Stellung, que nous comprendrons comme « fonds » (Bestand), avant de finalement,

dans le chapitre suivant, pouvoir tenter de saisir la provenance historiale (geschichtlich) et

métaphysique de cette phénoménalité.

En d’autres termes, il nous faut maintenant passer de l’essence de la technique,

entendue comme « substance » ou « objet », à laquelle on pourrait par exemple prédiquer

certaines caractéristiques ontiques, à l’essance de la technique. En privilégiant cette graphie,

nous suivons ici le sens que lui adjoint Lévinas, qui décrit l’essance comme « l’être différent

de l’étant, le Sein allemand différent du Seienden, l’esse latin distinct de l’ens scolastique »142

et plus récemment Jean Vioulac, selon qui « l’essance est l’événement ontologique par lequel

advient le lieu de la manifestation des essences »143 particulières. Nous utiliserons en ce sens

le néologisme d’essance afin de restituer le caractère temporel et verbal du mot allemand de

140 PRADELLE, D., « Remarques sur la traduction de certains termes heideggériens (en marge du tome 76 de la Gesamtausgabe) », dans Philosophie, 2019/1 N° 140, p. 82. 141 Si le sens des mots allemands « Stelle » (lieu) et « stellen », (poser, à un endroit précis) invoque effectivement la position de quelque chose, il faut noter que « vorstellen », (représenter, c’est-à-dire poser devant soi), « bestellen », (commander, au sens de passer une commande), et « einstellen » (régler quelque chose) imposent plutôt de comprendre la « Stellung » non pas seulement comme position mais plus encore comme interpellation de l’étant posé. 142 LEVINAS, E., Autrement qu’être ou au dela de l’essence, p. 9. 143 VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF, Paris, 2009, p.19. (cf. De l'essance de la vérité, GA 34, § 9, p. 78.)

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« Wesen », c’est-à-dire afin de le comprendre de manière strictement ontologique144 en tant

que « déploiement des essences ». Ainsi l’essance de la technique moderne (die Wesen des

neuzeitlichen Technik) doit être comprise comme le déploiement d’un certain mode d’être de

l’étant propre aux Temps nouveaux. Il s’agira tout d’abord, toujours à partir de la conférence

de 1953, de bien entendre l’essance de la technique comme pro-vocation (Heraus-fordern),

c’est-à-dire comme interpellation (Stellung) qui pose (stellt) et somme (fordert) l’étant de se

livrer à elle d’une certaine manière.

2.1. Le régime de phénoménalité de la technique moderne

2.1.1. « Herausforderung » : La technique comme « interpellation provoquante »

Il nous est apparu que le mot de « τέχνη », tel que les Grecs l’entendaient jadis, nous

conduit, par-delà le domaine de l’instrumentalité où règnent moyens et fins, vers « la région

où le dévoilement et la non-occultation, où ἀλήθεια, où la vérité a lieu.145 » Comme mode du

dévoilement, la τέχνη laisse l’étant se découvrir de telle ou telle façon, c’est-à-dire le laisse

venir en présence en réunissant les trois premiers modes de l’« acte-dont-on-répond », et ce,

toujours en tant que (als) quelque chose dont le « sens » — si nous prenons ce mot selon sa

double signification de « sens » (Bedeutung) et de « direction » (Richtung) — vise en dernière

instance le Dasein — par exemple, le sacrifice pour la coupe sacrificielle. Mais, comme

« τέχνη » est précisément un mot qui convient à la technique artisanale de l’antiquité,

comment peut-on légitimement appliquer la compréhension que nous en avons retirée dans

notre premier chapitre à la technique moderne, qui, comme le note Heidegger, est le seul

« élément inquiétant qui nous pousse à demander ce qu’est la technique146 » ? D’une part, en

tant que dépendante de la « science exacte de la nature147 », qui est bien évidemment un

phénomène récent148 dans l’histoire de notre espèce, la technique moderne semble être un

144 Le dévoilement de l’étant d’une certaine manière à un groupe d’hommes et dans une histoire (Geschichte) étant toujours l’advenir (geschehen) de l’histoire de l’Être, qui agit en creux de l’« Histoire universelle » que nous raconte l’historiographie et qui fera l’objet du prochain chapitre. 145 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.19. 146 Ibid. 147 Ibid. 148 Voir à ce sujet l’ouvrage de Simone MAZAURIC, Histoire des sciences à l’époque moderne, paru en 2004 chez Armand Colin, dans lequel elle montre avec finesse le caractère éminemment récent de la science que nous

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phénomène tout à fait sans précédent dans l’historiographie qui dresse le récit de notre

espèce, de par l’ampleur de sa maîtrise et l’irrésistibilité de l’accroissement infini de celle-

ci. Mais, d’autre part, nous avons également constaté qu’une conception technico-

anthropologique de l’homme fait de son histoire le long développement de technologies,

parsemé certes de ruptures et d’inventions, mais constituant tout de même un continuum du

point de vue de l’essence de l’homme, ce dernier étant conçu comme animal doté de capacités

techniques, de la technique néolithique de fabrication des silex à celle, plus près de nous dans

le temps, régissant tant la libération de l’énergie atomique que la production d’intelligence

artificielle149.

Nous voilà donc de retour devant la question qui amorçait notre questionnement,

quoique ce dernier se voit désormais enrichi de la distinction précédemment établie entre

τέχνη(s) traditionnelle(s) et technique moderne : « quelle est donc l’essance de la technique

moderne150 », et comment comprendre son rapport aux sciences, elle qui, comme l’écrit

Heidegger, « s’avise de les utiliser151 » ? Si « elle [la technique moderne] aussi est un

dévoilement152 », ce dévoilement ne prend toutefois pas la forme d’une ποίησις, mais d’une

« pro-vocation (Heraus-fordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une

énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée.153 » Notons

d’emblée que le mot allemand « Herausforderung » qui caractérise ici le mode de

dévoilement de la technique moderne, pouvant être rendu en français par les termes de

« défi » ou de « provocation », apparaît comme affublé d’une connotation toute différente de

celui de « ποίησις » qui caractérisait encore la τέχνη traditionnelle154 : si, par exemple, les

ailes d’un moulin à vent « tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle155 »,

elles ne fonctionnent pas en vue d’une extraction et d’une accumulation subséquente

connaissons aujourd’hui dans notre histoire ; innovation scientifique qui, pour elle, ne commence réellement qu’à la Renaissance. 149 Conception dont nous avons déjà conclu qu’elle était dangereuse, en ce qu’elle masque la véritable essance de la technique moderne – tout comme la pensée ontique manque toujours l’Être. 150 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20. 151 Ibid. 152 Ibid. 153 Ibid. 154 Nous maintenons ici le pari d’étendre l’analyse de la τέχνη et le monde de la manœuvre dans Sein und Zeit, associé par Heidegger lui-même à l’époque grecque, à toute civilisation préindustrielle, τέχνη se rapprochant alors de « savoir-faire traditionnel ». 155 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20.

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d’énergie. La vie du meunier était rythmée par le souffle du vent lui-même, qui lui dictait les

heures où il pouvait accomplir son travail. Au contraire, une centrale électrique établie sur

un cours d’eau « somme » (stellt) ce dernier de « livrer sa pression hydraulique, qui somme à

son tour les turbines de tourner », mouvement qui « fait tourner la machine dont le mécanisme

produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis 156

».

Par cette provocation (Herausforderung), le cours d’eau n’apparaît plus comme le

vent au meunier, c’est-à-dire comme une φύσις ayant son principe en elle-même et qui par-

là rythme la vie même du Dasein : à l’opposé, le cours d’eau est lui-même provoqué à livrer

son énergie et obtient par-là sa propre phénoménalité. Prenant l’exemple du Rhin, Heidegger

écrit : « ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique,

il l’est de par l’essence de la centrale157 ». S’il est un objectum, c’est au sens bien restreint où

l’objectivité équivaut à une totalité que l’on requiert, à un « stock » disponible plutôt qu’à un

ob-jet (Gegenstand) que constituerait l’ego ou le sujet. De manière analogue, si l’agriculture

des cultures traditionnelles visait essentiellement à produire suffisamment afin de nourrir sa

communauté, où « cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de

soins »158 ; si le paysan, loin de provoquer la terre qu’il cultivait, « sèm[ait] le grain, confi[ait]

la semence aux forces de croissances et veill[ait] à ce qu’elle prospère »159, le dévoilement

propre à la technique moderne, de son côté, somme la nature et la met en demeure de livrer

les énergies qui y sont cachées. « Par cette imposition », écrit Heidegger, le pays du paysan

« devient zone charbonnière, le sol, lieu de concentration minière160 ».

C’est donc la nature elle-même, la φύσις au sens grec, qui est prise dans le

« tourbillon » de la pro-vocation (Herausförderung). Prenons un instant pour définir

correctement ce terme : que faut-il entendre ici par la « φύσις » des Grecs ? Pour Heidegger,

156 Ibid., p. 21. 157 Ibid., p. 22. 158 Ibid., p.20. 159 Ibid., p.21. 160 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », Po&sie, vol. 115, no. 1, 2006, pp. 7-24. (Conférence prononcée en 1949, trad. franç. par S. JOLLIVET.) En note directe à cette citation, Heidegger ajoute : « le sol, le pays – le dépaysement (Heimatlose) du fonds ! ». On entrevoit ici de la technique sur la condition humaine, qui revêtira les traits du dépaysement (Heimatlosigkeit) et du déracinement.

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« la φύσις, par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une pro-duction, est ποίησις

[…], au sens le plus élevé (im höchsten Sinne). Car ce qui est présent φύσει a en soi cette

possibilité de s’ouvrir [...], par exemple la possibilité qu’a la fleur de s’ouvrir dans la

floraison. »161 La φύσις est donc cette nature, en un sens inaltérée, qui tire d’elle-même le

principe (Ἄρκη) de son ouverture (au sens d’une ποίησις autarcique, donc d’une ποίησις «

au sens le plus élevé [im höchsten Sinne] »), et s’oppose dès lors à la « nature » de la science

moderne, comprise comme ensemble causal de phénomènes gérés par des lois (donc, une

ποίησις déterminée par un législateur, une pro-duction dont l’Ἄρκη est comprise comme

« cause efficiente »). Revenons à l’agriculture : plutôt qu’un rapport de Dasein à la φύσις, où

le premier tire de la seconde une subsistance qu’elle pro-duit elle-même en tant que ποίησις

insigne, l’agriculture moderne « a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture

(Bestellen) d’un autre genre, qui requiert (stellt) la nature […] au sens de la pro-vocation »162,

et la culture des champs de jadis « est aujourd’hui une industrie d’alimentation

motorisée »163. Intégré dans une longue chaîne de moyens et de fins, dont on peut pour

l’instant noter qu’elle correspond d’un point de vue formel à la totalité légale de la succession

des causes et des effets qui, selon Kant, constituait le principe d’unité de la nature164, le

dévoilement qui régissait le mode de culture de nos ancêtres s’est renversé et a pris la forme

d’une accumulation mécanique de toutes les énergies naturelles possibles en tant que moyens

les unes pour les autres, où « l’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de

minerais, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie

atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation

pacifique165 », et ce, ad nauseam.166

161 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 16. 162 Ibid., p. 21. 163 Ibid. 164 Cf. KANT, Prolégomènes, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1930, par. 14-17, AK IV, 294-297 ; p. 61-66 : « La nature est l’existence des choses en tant que celle-ci est déterminée par des lois universelles. » Cela deviendra important lorsque nous expliciterons la provenance métaphysique et historiale du Dispositif technique. 165 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 21. 166 Si la libération de l’énergie de l’atome peut en effet être utilisée à des fins pacifiques, force est de constater qu’une fois l’énergie atomique rendue possible par les travaux des physiciens du début du siècle dernier, son utilisation à des fins de destruction est devenue inévitable : le Ge-stell, et non le Dasein, est aux commandes. À titre d’exemple, la funestement célèbre lettre d’Albert Einstein au président américain Roosevelt, où le physicien, pourtant pacifiste, met en marche l’engrenage qui, à travers le projet Manhattan, mènera à l’annihilation de deux villes japonaises et de leurs populations respectives.

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Le mode de dévoilement qui régit la technique moderne, comme « requérir », prend

certes la forme d’une accumulation ; mais cette accumulation n’est pas accomplie comme en

vue d’elle-même. Ce « requérir » est compris par Heidegger comme « avancement »

(Fördern)167 en un double sens : d’une part, il « fait avancer, en tant qu’il ouvre et met au

jour »,168 c’est-à-dire qu’il dé-voile (Ent-birg) au sens précédemment explicité de l’ἀλήθεια,

qu’il laisse venir à la présence (Anwesen) une chose en tant que quelque chose (als Etwas),

par exemple, le Rhin en tant que source d’énergie murée dans la centrale, en tant que lieu

d’une industrie touristique, etc. D’autre part, cet « avancement » (Fördern) vise également à

« faire avancer » d’une autre manière ce dont il est question, « c’est-à-dire, » écrit Heidegger,

« à la pousser en avant vers son utilisation maximum et au moindre frais169 ». Non seulement,

donc, le Rhin sera, dépendamment de l’industrie qui le phénoménalise comme fonds

(Bestand)170 source d’énergie ou lieu d’une industrie touristique, mais de surcroît, il devra

l’être sous le mode de l’efficacité (Wirklichkeit)171 la plus grande. On retrouve ici à l’œuvre

la logique de l’efficacité et de la production que nous reconnaîtrons bientôt aussi dans le

système capitaliste qui régit actuellement l’économie mondiale. Selon Heidegger, « le

charbon extrait (gefördert) dans le bassin houiller »172 que l’écorce terrestre s’est dévoilée

être « n’est pas “mis là” pour qu’il soit simplement là et qu’il soit là n’importe où »173. Il est

au contraire « stocké », c’est-à-dire qu’« il est sur place pour que la chaleur solaire

emmagasinée puisse être, comme telle, “commise”174 » ; chaleur qui servira à son tour «  à la

livraison de la vapeur, dont la pression actionne un mécanisme et par-là maintient une

167 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 21. 168 Ibid. 169 Ibid. 170 Nous comprendrons bientôt mieux ce qu’il faut entendre par ce terme, qu’on peut traduire par « réserve » ou « fonds ». Cf. HAASE, Ullrich. « Les sciences modernes et l’être », dans Noesis, 9, 2006, p. 17 : « Le calcul en tant qu’essence de la technique pose l’étant dans son effectivité, c’est-à-dire, en tant que Bestand (durée, réserve). Mais il trouve sa possibilité historique dans la définition antérieure du savoir comme représentation, ce qui est, en plus, la raison pour laquelle la technè doit être comprise en tant que mode du savoir. » 171 Il est toujours fascinant de constater que les Allemands, par ce terme, en sont venus à désigner ce que nous entendons par « réalité » : si la réalité (Realität) est l’effectif (Wirklich), le Rhin de l’industrie touristique ou de la centrale électrique est-il en ce sens plus réel que le Rhin mythique du poème d’Hölderlin ? Au sens de la science moderne – et, comme nous nous apprêtons à le voir, de la métaphysique qui la porte et la rend possible –, définitivement. Sur le plan ontique, de toute façon, on a qu’à regarder attentivement des images satellites du fleuve lui-même pour être forcés d’avouer, en raison de l’étendue des travaux liés à la Rheinrektifikation (correction du cours du Rhin Supérieur) accomplie au XIXe siècle que le Rhin de l’hymne d’Hölderlin n’existe de facto plus. 172 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 21. 173 Ibid. 174 Ibid.

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fabrique en activité175 ». Toute énergie accumulée de la sorte est donc elle-même à la

remorque de la production d’autres étants, dans un enchevêtrement infini de causes et

d’effets.

Chaque objet (Gegenstand) devient dès lors un fonds (Bestand) dont la phénoménalité

est toujours déjà, en tant que moyen, à la remorque de fins qui sont elles-mêmes des moyens :

la chaleur du charbon pour l’énergie, l’énergie pour la fabrique, la fabrique pour la

consommation, la consommation pour le « marché », et ainsi de suite. Cette totalité en vient

à constituer comme une immense « machine », où le mouvement de la pression hydraulique

provenant de la centrale « fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant

électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de

transmission176 » ; totalité à partir de laquelle, « à partir de la mise en place de l’énergie

électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis177 », certes

encore comme le fleuve du paysage d’autrefois, mais « pas autrement que comme un objet

pour lequel on passe une commande (bestellbar), l’objet d’une visite organisée par une

agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie de vacances.178 » Le

dévoilement qui régit la technique moderne est ainsi une interpellation (Stellen) au sens d’une

provocation (Herausfordern), laquelle « a lieu lorsque l’énergie cachée dans la nature est

libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé

à son tour réparti et le réparti à nouveau commué179 ». Michel Henry, dans son article Le

concept de l’être comme production, décrit ainsi la « provocation » à l’œuvre dans la

technique moderne :

Ce dévoilement qui livre la nature comme un fonds de réserves, de matières premières et d’énergie, comme un fonds à exploiter, et cela de telle manière que cette exploitation soit poussée au maximum […] commet la nature à nous livrer

175 Ibid. Également, « Le dispositif », p. 13. : « Mais où, en l’occurrence, va donc le charbon une fois extrait de la zone charbonnière ? Il n’est pas déposé, comme la cruche sur la table. De même que le sol est mis à disposition sous forme de charbon, le charbon est quant à lui requis, c’est-à-dire sollicité afin de livrer de la chaleur ; ce en quoi cette même chaleur est déjà disposée à fournir de la vapeur dont la pression actionne l’engrenage par lequel une usine est mise en activité, elle-même requise pour le fonctionnement des machines qui produiront les outils par lesquels, en retour, les machines seront mises en état de marche et entretenues. » 176 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 21. 177 Ibid., p. 22. 178 Ibid. 179 Ibid.

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tout ce dont nous pouvons faire quelque chose. Cette provocation de la nature est la manière dont l’être nous interpelle aujourd’hui.180 Nous reviendrons à cette relation entre l’être et la technique dans le chapitre suivant,

portant sur l’historialité de cette dernière. Poursuivons pour l’instant notre réflexion : nous

disions du dévoilement décrit par Heidegger qu’il « régit » la technique moderne. Nous

disions également qu’il se « déploie » comme une interpellation (Stellen) et une provocation

(Herausfordern). Mais ce dévoilement « ne se déroule pas purement et simplement181 » et

« ne se perd pas non plus dans l’indéterminé182 » : au contraire, il semble d’une manière

inquiétante tenir sa propre direction de lui-même, en ce que moyens et fins s’enchevêtrent

les uns aux autres dans le réseau que nous venons brièvement de décrire. Il nous est

maintenant nécessaire de décrire la tenure de cet « enchevêtrement » des étants, qui semble

constituer un tournis (Taumel) et un emballement, en tant que « direction » assurée par le

dévoilement, ce qui nous permettra de comprendre comment la totalité de l’étant se

phénoménalise comme « fonds » (Bestand) et devient ainsi une « pièce de rechange » dans la

« machine » technologique – analogiquement à la manière dont les concepts de la tradition,

dans les philosophies qui prétendent avoir dépassé la métaphysique, deviennent eux-mêmes

de simples « fonds » mis à disposition du logicien ou de l’historien de la philosophie.

2.1.2. L’étant, l’objet et le « fonds » (Bestand)

En vue de quoi le dévoilement que nous continuons de décrire avec Heidegger se

réalise-t-il ? « La direction elle-même [de ce qui est dévoilé], » écrit Heidegger, « est partout

assurée. Direction et assurance (de direction) sont même les traits principaux du dévoilement

qui pro-voque.183 » En quoi consiste cette « direction » qui est partout assurée par le

dévoilement qui régit la technique moderne ? Nous disions plus tôt que « direction » et

« sens » (au sens de signification) faisaient tous deux partie prenante du « sens » (au sens

large) de l’étant dévoilé. Si nous revenons à notre exposition de la quadruple causalité

aristotélicienne telle que réinvestie par Heidegger, on peut penser que la causa finalis de la

180 HENRY, M., « Le concept de l'être comme production », Revue Philosophique de Louvain, 1975, pp.79-107. 181 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 22. 182 Ibid. 183 Ibid.

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pro-duction au sens de l’Herausforderung est, à l’instar de celle d’un système logique

autoréférentiel, automatisée et interne à l’Herausforderung elle-même : le dévoilement qui

interpelle pro-duit l’étant, au sens où nous l’avons décrit, avec comme seul Τέλος le

« commettre » lui-même et sa réalisation efficace et à moindre frais. C’est-à-dire que les

étants ainsi dévoilés s’enchaînent les uns aux autres dans une automation où l’étant a certes

une direction, mais n’a plus de sens, et où, comme nous l’avons déjà vu, le fleuve doit livrer

son énergie hydraulique, qui à son tour doit produire une énergie électrique, qui, pour sa part,

permet à une usine de fonctionner afin de pouvoir produire des biens de consommation qui

seront ensuite vendus pour faire tourner la « machine »184. Dans cette « interpellation pro-

voquante » qui semble constituer une spirale et un emballement continu185, l’étant est

« partout commis à être sur-le-champ au lieu voulu, et à s’y trouver de telle façon qu’il puisse

être commis à une commission ultérieure186 », c’est-à-dire que ce qui est réalisé par ce

dévoilement est posé comme stable (Stand), position stable qu’Heidegger nomme le « fonds »

(Bestand)187.

Que faut-il entendre par ce terme de « fonds » ? « Promu à la dignité d’un titre188 », le

« fonds » « caractérise la manière dont est présent tout ce qui est atteint189 » par le

dévoilement technique de l’étant. C’est-à-dire que tout étant, à l’époque de la technique, verra

sa phénoménalité se constituer comme « fonds ». L’étant n’est plus « en face de nous comme

objet (Gegenstand) » pour un sujet, c’est-à-dire constitué en sa phénoménalité comme

quelque chose (als Etwas), comme par exemple dans la corrélation noético-noématique

husserlienne ; non, il nous apparaît au contraire toujours déjà comme un fonds, c’est-à-dire

quelque chose qui est commissible et qui peut l’être à tout moment. L’avion commercial sur

la piste de décollage n’est pas un objet au sens d’un Gegenstand, d’un objectum qui serait

jeté-contre un subjectum, c’est-à-dire qui pourrait être compris par lui et qui lui apparaîtrait

184 Il est d’ailleurs intéressant de voir avec Marx comment c’est la production, à l’époque capitaliste, qui rend la consommation nécessaire et en dicte à la fois la « direction » et l’étendue, et non l’inverse. Cf. Marx, K., Le Capital, Livre III, Chapitre XV, 1865 sur les crises de surproduction du capitalisme. Nous traiterons bientôt de la parenté entre le Ge-stell heideggérien et la « Machinerie » de Marx. 185 Spirale face à laquelle, écrit Heidegger, « des dieux si lointains sourient » (Und fernste Götter lächeln über diesen Taumel), Réflexions XI, par. 40 [52-53], p.393. 186 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 23. 187 Ibid. 188 Ibid. 189 Ibid.

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tel ; il est au contraire de telle manière qu’il soit prêt à s’envoler, à accueillir des passagers

qui ont acheté leurs billets dans une industrie, etc. L’avion est sous le mode de la

disponibilité, il est ainsi un fonds disponible et un capital de ressources industrielles. De plus,

l’avion tient son être même de sa possibilité de transport, qui elle-même ne fait sens qu’au

sein d’une industrie constituée comme le transcendantal matériel — plutôt que subjectif —

de l’ob-jet « avion », qui, par-là même n’en est plus vraiment un, en tant qu’il n’est pas

constitué ou jeté-contre un subjectum. Françoise Dastur, dans son article « Heidegger,

penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », résume ainsi le passage de l’ob-jet

au fonds :

Dans l’horizon de la technique moderne, les rapports de l’homme et de l’objet ne se laissent plus cerner à la manière classique : car rien ne se présente plus sous la figure de l’ob-jet (Gegenstand), c’est-à-dire d’un vis-à-vis du sujet, mais tout apparaît au contraire comme fonds et réserve de puissance (Bestand) pour le sujet.190

Il apparaît ainsi que ce qui autrefois se phénoménalisait comme objet (Gegenstand)

pour un sujet ne se réalise aujourd’hui que comme « fonds » (Bestand). Nous reviendrons par

la suite sur cette transition, qui sera insérée dans le cadre beaucoup plus large de la

Seynsgeschichte et d’une « histoire de la métaphysique » menant jusqu’à nos jours afin de

comprendre l’historialité (geschichtlichkeit) de la Technique moderne. Pour l’instant, il s’agit

de comprendre comment la logique interne du phénomène de la technique moderne tel que

nous l’avons décrit jusqu’à présent peut être interprétée par Heidegger comme « Ge-stell »,

c’est-à-dire comme « Dispositif ».

2.2. Le Dispositif (das Gestell)

2.2.1. Remarques préliminaires sur la notion de « Gestell »

190 DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », Po&sie, 2006/1 (N° 115), p.12.

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Poursuivons un instant notre lecture de l’article de Françoise Dastur, « Heidegger,

penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », qui y décrit le passage de la relation

sujet-objet au mode de dévoilement neuzeitlich de l’étant, où la « disparition de l’objet dans

la calculabilité intégrale va […] de pair avec la disparition du sujet lui-même »191 — le « sujet

moderne » et toute sa société étant soumis « à la puissance provocante de ce que Heidegger

nomme le Gestell »,192 terme dont il s’agit maintenant de comprendre toute l’étendue. Le

Gestell « provoque [le “sujet”] à aborder la nature comme un objet de recherche, jusqu’à ce

que l’objet, lui aussi, disparaisse dans le sans-objet du fonds193 ». L’homme, dans cette

perspective, ne semble plus être « aux commandes » de la Technique moderne, constat qui

nécessite et justifie selon Heidegger l’usage de ce terme de Gestell, terme fondamental

(Grundwort) qui désignera désormais pour nous l’essance (Wesen) — où le déploiement

d’essence (Wesung) — de la Technique neuzeitlich. Dans la conférence de 1953, Heidegger

écrit :

Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet n’est-elle pas un acte purement humain. C’est pourquoi il nous faut prendre telle qu’elle se montre cette pro-vocation qui met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds [et qui] rassemble l’homme dans le commettre. Pareil « rassemblant » concentre l’homme (sur la tâche) de commettre le réel comme fonds.194

En ce sens, sujet et objet sont comme aspirés dans le tournis (Taumel) du mode de

dévoilement — Herausforderung, interpellation provoquante — qui régit complètement la

Technique moderne. Dans une conférence intitulée « Das Gestell »195 qui consiste en une

première version du texte de La question de la technique prononcée quatre ans avant la

parution de cette dernière (1949) et récemment traduite par Servanne Jollivet, Heidegger

décrit plus longuement sa compréhension de l’interpellation provocante qui fait de l’étant un

fonds. Si, dans une époque ou un lieu donné — incidemment, notre modernité occidentale,

alors même qu’elle tend à s’étendre au globe tout entier —, « le fonds (Bestand) gagne en

191 Ibid. 192 Ibid. 193 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.25. 194 Ibid. p.26. 195 Conférence dont le texte de La question de la technique est une version ultérieure et entièrement remaniée. Cf. HEIDEGGER, M., « Das Ge-Stell », dans Einblick in was ist, GA 79 ; trad. fr. par Servanne Jollivet, dans Po&sie, vol. 115, no. 1, 2006, pp. 7-24.

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puissance, c’est alors aussi l’objet, en tant qu’il caractérise ce qui est présent, qui est amené

à s’effondrer.196 » C’est donc dire que la présence de ce qui est présent s’efface dans un autre

mode d’être : la subsistance (Bestehtung). « Posé » (gestellt) comme fonds, l’étant subsiste

(besteht) « pour autant qu’il est disposé en vue d’une imposition197 » en vertu de laquelle il

peut à tout moment être utilisé, requis. Subsistant, il reçoit son être non pas en tant que

contrepartie du sujet (sub-jectum), c’est-à-dire un objet (ob-jectum), mais en tant qu’il est

disponible en vue d’une utilisation subséquente. Cette dernière « dispose chaque chose par

avance de telle sorte que ce qui est ainsi requis succède à ce qui s’ensuit198 », et c’est ainsi

que « tout est disposé (gestellt) : à la suite de… 199». Tout étant dévoilé comme fonds est ainsi

« à la suite de » — comme nous l’avons vu, la centrale « à la suite » du fleuve détermine « par

avance » son essence — la suite étant « commandée par avance comme ce qui en résulte »200.

Cette « disposition (Stellen) spécifique » de la subsistance du fonds comme toujours

déterminée par ce dont elle est coupée, c’est-à-dire par « les suites ultérieures du résultat201 »,

Heidegger la nomme « im-position (Be-Stellen). »202

Nous avons vu que l’étant comme fonds (Bestand) subsiste (besteht) en tant que résultat

d’une imposition (Bestellen), ou tout est disposé « (gestellt) à la suite de… ». Mais avons-

nous réellement progressé dans notre compréhension du mot de « Gestell » comme désignant

ce qui régit le dévoilement de l’étant de notre modernité comprise au sens des « Temps

nouveaux » (Neuzeitichkeit) ? Il semble au premier abord que nous n’avons fait, dans la

section présente et la précédente, que procéder à une accumulation sèche de termes provenant

de l’allemand ; termes qu’on pourrait accuser Heidegger d’avoir choisis simplement pour

leur « résonance » commune. Ce n’est bien évidemment pas le cas203. Le langage n’est

196 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.10. 197 Ibid. 198 Ibid. p.11. 199 Ibid. 200 Ibid. 201 Ibid. 202 Ibid. p.10-11. 203 Cf. « La question de la technique », p. 27 : « Peut-on pousser la bizarrerie encore plus loin ? Sûrement pas. Seulement cette bizarrerie est un vieil usage de la pensée. Et les penseurs, à vrai dire, s'y conforment justement lorsqu'il s'agit de penser ce qu'il y a de plus élevé. Nous autres, tard-venus, ne pouvons plus mesurer la portée de l'acte par lequel Platon ose employer le mot eidos pour ce qui déploie son être en tout ct en un chacun. Car, dans la langue de tous les jours, eidos; signifie l'aspect qu'une chose visible offre à notre œil corporel. Platon

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jamais, pour parler comme Gadamer, un simple outil que les hommes pourraient ajuster204 ;

il constitue bien plutôt, sous les traits précédemment explorés du Discours (die Rede), le

medium insigne du rapport de l’homme à son monde, c’est-à-dire, de manière un peu barbare,

le « ce-de-quoi » est fait le sens qui jaillit dans l’ouverture compréhensive du Dasein.

Si, depuis Aristote, le discours philosophique est essentiellement compris de manière

apophantique, c’est-à-dire en lien avec l’énoncé et à la possibilité que cette forme langagière

recèle d’être « vraie », Heidegger détermine l’essence du langage de manière critique envers

cette tradition. En tant que « Discours » (Rede), le langage est non seulement apophantique

au sens traditionnel du terme, mais il l’est, comme nous l’avons précédemment mentionné,

au sens où l’on doit entendre dans « apophansis » la résonance de φαίνεισθαι, se-montrer205.

Contrairement au langage philosophique tel que traditionnellement compris comme énoncé

susceptible d’être vrai, la langue est ici un « laisser-venir-en-présence » et permet ainsi un

rapport à l’essence de ce qui est à penser : la technique moderne. En ce sens, le terme de

« poser » (Stellen) que nous retrouvons à la fois dans l’im-position (Be-Stellen) comme

disposition particulière du fond et dans le mot qui nous occupe (Gestell) n’est absolument

pas neutre et nécessite au contraire une attention particulière. Si nous pensons ce terme de

« poser » à partir de la pro-duction (Her-stellung), on voit que « ce qui est pro-duit ne coïncide

pas avec le simple confectionné 206», mais qu’il relève plutôt « de ce domaine qui nous [le

Dasein] concerne, ce en quoi il est posé en une certaine proximité207 » – proximité dont on

exige cependant de ce mot quelque chose de très insolite : qu'il désigne ce qui précisément n'est pas, n'est jamais perceptible par les yeux du corps. Mais même ainsi on n'en a pas encore fini avec l'extraordinaire. Car idea ne désigne pas seulement l'aspect non sensible de ce qui est sensiblement visible. Ce qui constitue l'essence dans ce qu'on peut entendre, toucher, sentir, dans tout ce qui est de quelque manière accessible : cela est appelé « aspect », idea, et est aussi tel. Au regard de ce que Platon, ici et dans d'autres cas, exige de la langue et de la pensée, l'usage que nous nous permettons de faire en ce moment du mot Gestell pour désigner l'essence de la technique moderne, est presque inoffensif. » 204 Cf. GADAMER, H.-G., Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil, Paris, 1996, p. 402 : « Nous maintenons d’abord que le langage, qui permet qu’une chose soit exprimée, n’est pas une possession dont puisse disposer l’un ou l’autre interlocuteur. Tout dialogue présuppose un langage commun, ou mieux : tout dialogue donne naissance à un langage commun. […] Ce n’est pas là un processus extérieur, qui se bornerait à ajuster des outils ; il n’est absolument pas exact de dire que les interlocuteurs s’adaptent l’un à l’autre ; dans le dialogue réussi, ils se soumettent au contraire tous les deux à la vérité de la chose, et cette vérité les unit en une communauté nouvelle. » 205 KOCKELMANS, J., On Heidegger and Language, Northwestern University Press, Evanston, 1972, p.143. 206 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.11. 207 Ibid.

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verra bientôt qu’elle est, tout comme la distance, évacuée par le dévoilement propre à la

technique moderne.

Voyons avec Heidegger comment s’effectue cette pro-duction du « fonds »

(Bestand) : le cercueil, par exemple, produit par le menuisier dans un village reculé, n’est pas

simplement une « simple caisse destinée à un cadavre208 » posée-là comme subsistante et

mise-à-disposition ultérieure, mais bien plutôt un objet tirant son sens — au double sens

mentionné précédemment — d’un rapport de « proximité » au Dasein humain, plus

précisément dans le cas qui nous occupe, le défunt auquel le cercueil est destiné dans son être

même. Au contraire, dans « l’industrie funéraire motorisée des grandes villes209 », hommes

et femmes sont soumis à un emploi, « commandés, concernés par un poste qui en dispose,

c’est-à-dire qui les requiert210 ». Dans cette industrie, « l’un dispose l’autre, […] le mobilise

et en dispose », « exige de lui qu’il l’informe et lui rende des comptes », en vue de la

production, au moindre frais, d’un plus grand nombre possible de « caisses destinées à un

cadavre211 » qui, au contraire du cercueil d’antan qui était toujours déjà en vue d’un Dasein

humain particulier, auront ensuite besoin de morts anonymes pour venir les remplir, défunts

dont les familles financeront l’industrie dont il est question ; qui viendront également remplir

un terrain dévoilé par l’industrie comme endroit où l’on accumule les « caisses destinées à

un cadavre », pour être finalement surmontées d’une pierre industriellement taillée

spécifiquement mise à disposition pour que l’on puisse y graver le nom — indifférent au

processus — de l’anonyme que l’on met sous terre.212

Résumons le chemin parcouru : chaque rouage de ce système est finalement à la

remorque du suivant, « mis à disposition » (gestellt) par ce dernier. Il nous est désormais

possible, avec Heidegger, de « consentir » à « pénétrer plus avant cette signification du mot

208 Ibid. 209 Ibid. 210 Ibid. 211 Ibid. 212 Rappelons que Heidegger considère que seul l’homme est « capable de la mort en tant que mort », c’est-à-dire de la « possibilité de l’impossibilité de tout exister » (Être et temps, par. 53 p. 262.) ; si le Dasein, en mourant, peut réellement dire « je suis » en ce qu’il accomplit une possibilité qui est accordée à l’homme seul, on peut se demander si le « défunt » dont le processus post-mortem vient d’être décrit accomplit réellement cette possibilité.

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poser213 » : à l’aune de la phénoménalité technique neuzeitlich, « poser » signifie désormais

« solliciter, requérir, contraindre à se soumettre », disposition qui advient comme « mise à

disposition (Gestellung).214 »

2.2.2. Traduction par « Dispositif » et formation du terme « Ge-stell » en langue allemande

Cette « mise à disposition » (Gestellung) systématique de tout étant, Heidegger en

décrit l’armature par le substantif technique de Gestell. Que signifie ce terme ? Commençons

par sa formation grammaticale : le suffixe allemand ge — sert généralement de

« rassemblant », terme que nous comprenons désormais, par exemple dans Gebirg (chaîne de

montagnes) plutôt que Berge (monts). Comme nous l’avons vu précédemment, la Stellung

équivaut pour sa part à une position. Ainsi, l’« appel pro-voquant qui rassemble l’homme

(autour de la tâche) de commettre comme fonds ce qui se dévoile », c’est-à-dire en vue de

poser l’étant comme fonds, Heidegger le nomme Ge-stell, mot qui, à ses propres dires, est

utilisé « dans un sens qui jusqu’ici était parfaitement insolite215 », et que nous pouvons

provisoirement nous risquer à comprendre comme « ensemble des positions » et « position

de l’ensemble ». Ici, toutefois, le verbe stellen — dont provient la racine -stell – « ne désigne

pas seulement la provocation [et] doit conserver en même temps les résonances d’un autre

stellen dont il dérive, à savoir celles de cet her-stellen (“placer debout devant”, “fabriquer”)

qui est uni à dar-stellen (“mettre sous les yeux”, “exposer”) et qui, au sens de la ποίησις, fait

apparaître la chose présente dans la non-occultation. »216 Le Ge-stell est ainsi le « lieu » de la

fabrication (Her-stellung) et de l’exposition (Dar-stellung) de l’étant.

Dans le Gestell advient la non-occultation (Unverborgenheit, ἀλήθεια) correspondant

au dévoilement de la Technique des Temps nouveaux (Neuzeit). Par celui-ci advient le

commettre pro-voquant, c’est-à-dire le régime de phénoménalisation de l’étant propre à notre

époque. En effet, le commettre provoquant met l’étant en demeure afin qu’il lui livre une

disponibilité totale, et, par-là, le force à adopter un certain mode d’être, une forme

213 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.11. 214 Ibid. 215 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 18. 216 Ibid.

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phénoménale qu’il faudra bientôt comprendre sous les traits de la calculabilité intégrale.

Restons-en pour l’instant au Ge-stell : comment traduire ce terme quelque peu énigmatique ?

Dans sa traduction des Essais et conférences — qui contiennent le texte français de « La

question de la technique » auquel nous nous référons principalement —, André Préau opte

pour traduire « Ge-stell » par le mot d’« Arraisonnement », qui, bien qu’il insiste sur les

caractères rationnel et provoquant du Ge-stell, ne dit pas grand-chose de la forme qu’il prend

et semble de plus tombé dans une certaine désuétude. Nous opterons plutôt, avec François

Fédier et d’autres217, pour l’utilisation du mot de « Dis-positif », qui a l’avantage d’insister

sur les caractères systémique et instrumental du Ge-stell, qui, selon la conférence de 1949,

constitue « le rassemblement unifié à partir de lui-même de la disposition au sein duquel tout

ce qui est disponible se déploie en son fonds », c’est-à-dire « l’imposition universelle, unifiée

à partir d’elle-même, de l’entière disponibilité de tout ce qui est présent en sa totalité218 ».

Pour Dominique Pradelle, le terme de Gestell recèle une ambiguïté, c’est-à-dire que

« l’époque ultime du Wesen de la technique est celle du plus grand danger, mais en tant

qu’ultime époque [de la métaphysique] elle est aussi celle où peut se penser »219 le

déploiement historial de l’essence de la technique. Ainsi, note-t-il, « Dis-positif est la moins

mauvaise traduction, en ce qu’elle laisse entendre la mise à disposition (Bestellen) de

l’étant »220. Le Dispositif se comprend comme l’armature logique de la phénoménalité

neuzeitlich. À l’époque du Dispositif, il ne s’agit plus pour l’homme d’ajuster sa faculté de

connaître afin de tenter de dévoiler un « en-soi » qui serait le fond insondable de l’objet

(Gegenstand) ; non, il s’agit bien plutôt d’« arraisonner » le réel à une nécessité de

217 Sur la traduction française de « Ge-stell » par « Arraisonnement », cf. PERRIN, Christophe. « Une guerre à couteaux tirés. Heidegger et le rationalisme », Les Études philosophiques, vol. 106, no. 3, 2013, pp. 397-422. « Parce que c’est là trop faire la belle part à la raison qui, certes, soumet la nature à son principe en l’obligeant à « rationem reddere » (GA 10, 34.), mais dont le Ge-stell n’est pas le simple effet, François Fédier opte, lui, pour dispositif. Néanmoins, le ge- du Ge-stell rassemble là où le dis- du dispositif sépare. Soit, « au regard de ce que Platon exige de la langue et de la pensée, l’usage […] du mot Gestell pour désigner l’essance de la technique moderne est presque inoffensif ». Reste qu’il demeure peut-être trop idiomatique pour recevoir un strict équivalent hors l’allemand. Aussi est-ce moins la traduction du terme qui fait question que l’explicitation qu’en offre Heidegger. » Nous tenterons par conséquent moins de justifier notre usage du terme de « Dispositif » pour traduire le Gestell heideggérien que d’en expliciter les tenants et aboutissants. 218 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p. 15. 219 PRADELLE, D. « Remarques sur la traduction de certains termes heideggériens », dans Philosophie, 2019/1 N° 140, p. 82. 220 Ibid.

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production, d’extraction, d’accumulation et de consommation, c’est-à-dire de forcer l’étant à

prendre les traits de la calculabilité intégrale, et ce, avec la plus grande efficacité possible.

2.2.3. Le Dispositif : équi-valence de l’ensemble des étants comme « pièces de rechange »

Récapitulons : nous avons d’abord montré en quoi la technique moderne, en tant que

pro-duction (Her-vor-bringen), participe du domaine de la vérité-dévoilement (ἀλήθεια) sous

le mode de l’interpellation (Stellung). Ce faisant, elle somme l’étant d’apparaître comme

Fonds (Be-stand) ; Fonds qui n’est plus un objet (Gegenstand) produit par un sujet, mais bien

plutôt constitué par la mise à disponibilité intégrale du tout de l’étant, dont l’architecture ou

le « squelette » est comprise par Heidegger comme « Ge-stell ». Dans Das Gestell, Heidegger

écrit :

Dans le Ge-stell se produit (ereignet sich) cette non-occultation, conformément à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le réel comme fonds (Bestand). Aussi n’est-elle ni un acte humain ni encore moins un simple moyen inhérent à un pareil acte. La conception purement instrumentale, purement anthropologique, de la technique devient caduque dans son principe […].221

De retour devant cette conception anthropologique-instrumentale la plus courante que

nous avions d’emblée rejetée en raison du concept de différence ontologique, il semble

désormais que cette conception courante atteigne une limite essentielle : ni moyen, ni acte

humain, la technique moderne est dévoilement du réel. C’est donc dire que tout acte humain

et tout moyen employé par les hommes dépend toujours déjà du mode d’être de l’étant qu’il

rencontre, et à l’ère de la technique qui est la nôtre, le tout de l’étant, comme nous l’avons

vu, est dévoilé dans la non-occultation comme Fonds (Bestand) disponible. Revenons un

instant au terme de « travail » utilisé par Heidegger dans la citation précédente. Le « travail

de la technique moderne » qui dévoile l’étant peut-il être assimilé au complexe industriel et

financier qui régit la production de tout étant dans le système économique actuel ? Il semble

évidemment y avoir une affinité entre la description heideggérienne du Gestell et, par

exemple, la description que Marx fait du capitalisme. Nous tenterons bientôt de répondre à

cette question. Cependant, nous risquons de ne pouvoir atteindre une réponse satisfaisante

221 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 28.

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que lorsque nous traiterons du caractère historial de l’avènement de la Technique moderne

au cours du troisième chapitre de ce travail.

Tentons pour l’instant de « pénétrer plus avant » dans l’essance de celle-ci identifiée

comme « Dispositif » : « le Gestell », écrit Heidegger, « est l’essence déployée de la

technique. Sa disposition est “universelle” », c’est-à-dire qu’elle « s’adresse à la totalité de

tout ce qui est présent222 ». Ainsi, chaque chose qui déploie sa présence se verra imposer un

mode d’être propre par le Dispositif : « tout ce qui est l’est comme pièce de ce fonds, selon

les modalités les plus variées et la façon dont elles se déclinent, de manière manifeste ou

encore celée, dans l’imposition du dispositif », et ce qui est ainsi mis en réserve peut être

compris comme « Fonds », en tant que son mode d’être repose « sur la possibilité d’un

remplacement par ce qui est commandé à l’identique ».223 Les choses apparaissent dès lors

comme « pièces de rechange224 », uniformes en tant que « mises en réserve225 ». L’en-vue-

de-quoi du Dispositif est, en ce sens, la « remplaçabilité permanente de l’identique par

l’identique226 », lui permettant en retour d’être « entièrement accumulé en cette mise en

action permanente » et, réciproquement, d’accumuler « par avance tout ce qui est disponible,

le rejetant chaque fois à l’identique dans la disponibilité illimitée du fonds pris en sa

totalité227 ». En quoi consiste cette notion d’« identique » par laquelle Heidegger qualifie le

« travail » du Ge-stell ? Valant « pareillement pour tout ce qui est mis en réserve », l’identique

renvoie au caractère d’interchangeabilité permanente de l’étant mis en réserve dans le Ge-

stell comme « pièce de rechange ». C’est-à-dire que tout étant est ainsi assuré « à travers la

possibilité, disponible, d’être immédiatement remplacé228 » par un autre qui lui est équi-

valent, identique. Le fonds n’est ainsi rien d’autre que cette « imposition du Dispositif » dans

lequel « tout se tient dans l’équi-valent.229 »

222 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.14. 223 Ibid. 224 Ibid., p.23. 225 Ibid. 226 Ibid. 227 Ibid. 228 Ibid., p.24. 229 Ibid.

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2.2.4. « Ge-stell » heideggérien et « Machinerie » marxienne

S’il nous faut attendre au troisième et prochain chapitre avant de pouvoir expliciter en

détail la provenance historiale et métaphysique du Dispositif que nous avons décrit dans la

précédente section, il semble ici pertinent de s’arrêter pour discuter de la façon dont Jean

Vioulac, dans son ouvrage paru en 2013, La logique totalitaire. Essai sur la crise de

l’Occident, assimile le Dispositif heideggérien, par lequel, comme nous l’avons vu, tout

devient « pièce de rechange », à la « Machinerie » pensée par Marx un siècle et demi plus tôt,

affirmant que ce dernier serait le premier à avoir pensé l’idée heideggérienne de Gestell.230

Notons d’ailleurs que dans les Beiträge zur Philosophie de 1936-38, Heidegger ne parle pas

encore de Gestell mais bien plutôt de « machination » (Machenschaft). Marx lui-même

concevait la machinerie comme le capital fixé du processus du travail, par laquelle la valeur

était créée d’elle-même dans un automatisme économique régissant tous les autres

phénomènes sociaux, qu’il décrit lui-même comme un « monstre animé » et

« objectivant »231.

Il apparaît d’abord évident que les concepts de « fonds disponible », de « pièces de

rechange » et « d’équivalence » peuvent être ramenés à une interprétation marxienne ou

marxisante du système économique actuel et de l’histoire l’ayant porté, d’autant plus que, en

tant que nous comprenons la technique comme dévoilement de l’étant, celle-ci s’avère en

effet être objectivante232. Toutefois, il est ici nécessaire de rappeler que Marx pense l’histoire

non pas à partir d’une histoire de l’Être qui la déterminerait en creux — et qu’il nous reste

encore à élucider dans le prochain chapitre —, mais plutôt par la succession matérielle des

modes de production propres à une époque et venant la fonder. En ce sens, il faudrait nuancer

l’identification entre « Dispositif » et « Machinerie », en ce que l’idée de « Dispositif »

230 VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’occident, Paris, PUF, 2013, p.452. 231 Cf. MUSTO, M., "Karl Marx's Grundrisse" (PDF en ligne), Routledge, p.63. Marx écrit : « The combination of this labour appears just as subservient to and led by an alien will and an alien intelligence – having its animating unity elsewhere – as its material unity appears subordinate to the objective unity of the machinery, of fixed capital, which, as animated monster, objectifies the scientific idea, and is in fact the coordinator, does not in any way relate to the individual worker as his instrument; but rather he himself exists as an animated individual punctuation mark, as its living isolated accessory ... ». 232 Nous commençons toutefois à comprendre qu’elle s’avère aussi être paradoxalement dés-objectivante, en ce que le Gestell supprime l’objet en ne laissant subsister que le fond.

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correspond en amont à ce que Marx pose en aval comme « Machinerie », de la même manière

que l’ἀλήθεια en amont du dévoilement de l’étant : la « Machinerie » est bien plutôt le résultat

de l’agencement historique et ontique des modes de production. Néanmoins, on peut sans

aucun problème intégrer le monde actuel du travail — le proverbial « marché de l’emploi »

— ainsi que la logique capitaliste régissant nos sociétés à la notion heideggérienne de Ge-

stell, et ce, me semble-t-il, sans trahir la pensée de Heidegger lui-même (pensons simplement

à l’accroissement atéléologique et aux moindres frais qui constitue la « direction » de l’étant-

machine). Vioulac écrit en ce sens :

La Machinerie233 est « le montage, l’armature, le support qui permet à l’ensemble de s’ajointer ; l’ossature ou le squelette (Gerippe)234 » — et la science moderne ne prend en effet jamais en vue que cette charpente, en renonçant à la question grecque « Qu’est-ce que c’est ? » pour l’unique question : « Comment ça marche ? » C’est l’unité d’essence de cette armature que Heidegger nomme le Dis-positif (Ge-stell), qui est tout à la fois une mise à disposition (Ge-stellung) et imposition (Be-stellung) au double sens de la contrainte et du prélèvement de l’impôt. Par la domination du Dispositif « commence l’époque de l’objectivation inconditionnée et totale de tout ce qui est.235

On se rappellera l’existential de l’« être-au-monde » exhumé dans Sein und Zeit (§ 12), mode

d’être par lequel le Dasein établit son séjour, habite, travaille et meurt « au-monde » (in-der-

Welt). Si le travail selon Heidegger — prenons l’exemple de l’artisan qui, au premier

chapitre, fabriquait sa coupe — peut sembler correspondre à la définition que donne Marx

du travail, c’est-à-dire d’une « activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit236 »

agissant sur un « objet » par un « moyen »237, nous avons également dit que la technique

moderne, sous la forme dominante du Gestell, n’était plus une activité humaine, mais qu’elle

était au contraire en amont de tout rapport de l’homme à l’étant en présidant au dévoilement

de ce dernier. Vioulac semble tout à fait conscient de ce point, lorsqu’il écrit :

233 C’est à dire, dans les mots mêmes de Marx, le « système automatique des machines » (Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p.592 (Cf. VIOULAC, op. cit. p.452). 234 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », (dans GA79 p.35, cité par Vioulac). 235 VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise l’occident, p.454. 236 MARX, K., Le Capital, Paris, Éditions Sociales, 1975, I, I, p.181. 237 Quoi que cette définition semble également correspondre à a conception instrumentale et anthropologique de la technique, dont nous avons dit avec Heidegger que le principe était caduque.

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Pourtant, « à parler rigoureusement, c’est à peine si nous avons encore le droit de parler d’objectivation » : il n’est en effet même plus possible de parler d’objet, si l’objet est ce qui est constitué par un sujet ; le sujet est lui-même assujetti, et dépossédé de sa puissance de constitution, désormais totalement assumée par le Dispositif. […] Le seul mode d’être est la disponibilité pour l’imposition du Dispositif, qui dispose autant de la Terre (devenue Fonds premier, Grundbestand) que du ciel (devenu espace, c’est-à-dire banlieue de la Terre) et de « l’humanité, devenue matériel humain [qui] se voit assimilé aux matières premières et à l’outillage ».238

C’est donc dire que la logique propre au Dispositif, par laquelle tout est posé comme

Fonds dans l’équivalence, dépasse de par son ampleur et de par l’étendue de son

automatisation la logique du capitalisme telle que diagnostiquée par Marx dans Das Kapital,

même si l’on doit avouer avec Vioulac que l’équi-valence décrite par Heidegger comme effet

de la technique l’est le plus souvent sous la forme d’une équi-valence économique, où tout

vaut le même, c’est-à-dire où tout est ramené à l’universel-abstrait « argent »239. Il faudra en

ce sens identifier le Gestell à la catégorie beaucoup plus large de la modernité occidentale,

qui englobe tant le capitalisme que les alternatives malheureuses du dernier siècle240. Notons

pour l’instant que l’imposition du Dispositif qui somme l’étant à apparaître comme fonds va

de pair avec la logique industrielle du capital ; phénomènes qu’il ne nous sera d’ailleurs

possible de ramener tous les deux à un principe commun que lorsque nous examinerons la

provenance historiale et métaphysique du Dispositif technique. Poursuivons pour l’instant

notre examen du régime de phénoménalité propre à la technique moderne, en examinant la

question de la négation de la distance et de la proximité par le « poser » qui en constitue la

réalité (Wirklichkeit).

238 VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise l’occident, p. 454. 239 Cf. op. cit., paragraphe 22 (pp. 307-311). 240 C’est pourquoi Heidegger va renvoyer dos-à-dos nazisme, communisme et capitalisme comme autant d’avatars du Dispositif. Cf. GA40, p.36 : « L’esprit faussé en intellect est réduit au rôle d’instrument. Peu importe que ce soit […] en dominant des moyens matériels de production (comme dans le marxisme) […] ou en dirigeant l’organisation d’un peuple conçu comme masse vivante et comme race ; dans tous les cas l’esprit, en tant qu’intellect, devient la superstructure impuissante de quelque chose d’autre ».

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2.2.5. Le Dispositif : distance, proximité et nivellement

Nous avons vu que le Dispositif, dans son dévoilement de l’étant comme Fonds, visait

la « remplaçibilité permanente de l’identique par l’identique241 » et aboutissait à l’équi-

valence de toutes choses. Pour que le Fonds soit à disposition en tout temps afin de pouvoir

répondre à l’imposition de cette « remplaçabilité » universelle, et ce, en tout lieu, il est

nécessaire, dans les mots de Françoise Dastur, que « toutes les distances se rétractent dans

l’espace et dans le temps », et que tout soit « emporté et confondu dans le flot de l’uniformité

sans distances242 ». Heidegger décrit ce nivellement de toute distance et de toute proximité

dans les termes suivants :

Les avions et tous les moyens de transport à vitesse continuellement croissante raccourcissent les éloignements. Aujourd’hui personne ne l’ignore. Tous assurent que la terre devient à mesure plus petite. Chacun le sait : c’est là l’effet de la technique.243

Il serait en effet difficile d’argumenter le contraire de manière soutenue : d’un point de

vue ontique la suppression des distances (entre deux points de communication, entre la

production industrielle et la consommation, entre la maison et le travail, entre les nations

engageant des échanges commerciaux, entre le téléspectateur et la scène qu’il voit se dérouler

en direct, etc.) constitue fort probablement l’un des principaux stimulants économiques ayant

permis la fulgurante industrialisation des derniers siècles. Il en va de même d’un point de vue

ontologique : si « l’absence de distance est elle-même commandée par le fonds244 », les

choses ne sont pas pour autant présentes à nous dans une proximité, car c’est bien plutôt

« l’ensemble du réel » qui se replie « en cette uniforme absence de distance » ou « la

proximité et le lointain de ce qui est présent font défaut245 » ; c’est-à-dire que malgré les

défaites successives246 de la distance de l’étant contre la toute-puissance du Gestell, « la

241 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p. 23. 242 DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p.5. 243 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.18. 244 Ibid., p. 23-24. 245 DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p. 5. 246 Nous avons toutefois récemment eu un excellent exemple d’une résistance à l’uniformisation du Gestell, celui de la tribu des Sentinelles, qui, depuis 50 000 ans, maintiendraient en toute distance un mode de vie continu. La victoire est cependant d’une durée éphémère, car il faut avouer que cette persistance est rendue possible par l’intervention légale de l’État indien, dont on ne peut pas dire qu’elle échappe à la forme logique

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proximité des choses demeure absente247 ». Si la proximité est originellement un existential

du Dasein, les événements du monde, lui apparaissant désormais sous la forme

d’« actualités » en son et en image, ne sont ni « ici », ni là-devant, ni là-bas : ils sont bien

plutôt intégrées au Dispositif planétaire qui nivelle valeur et distance, et, comme tels, présents

dans le non-lieu de l’écran248, processus qui équivaut au « déracinement vers lequel dérive

l’histoire occidentale »249.

Devant un tel constat, Dastur affirme que la « question de la chose » — que posaient à

leur façon pratiquement tous les philosophes de la tradition, de Platon à nos jours — n’est

plus simplement « la question propre au penseur Heidegger », mais bien plutôt « la question

même que se pose l’époque qui fait l’expérience de la disparition de l’objet et qui apprend

par-là que le “naturel” n’est jamais que de l’historique250 ». Ainsi la question même que pose

la philosophie au monde est en son essence époquale, et ne trouve sa réponse que par une

explicitation du régime de phénoménalité propre à l’époque de celui qui pose la question –

comme Kant dans Qu’est-ce que les lumières ? Toujours dans les mots de Françoise Dastur :

Le savoir de la science moderne […] « a déjà détruit les choses en tant que choses, longtemps avant l’explosion de la bombe atomique », parce que la science moderne contraint toutes choses à apparaître sous la forme d’un objet et a ainsi la prétention d’atteindre seule le réel dans sa véritable réalité, de sorte que nous autres modernes sommes entourés d’objets, mais dans l’incapacité de laisser apparaître les choses dans leur proximité.251

et administrative du Dispositif. Cf. « North Sentinel : derrière la mort d’un missionnaire, une longue histoire de résistance », Le Monde, 30 novembre 2018. 247 DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p.5. 248 Cf. la remarquable analyse de Jean VIOULAC sur la banlieue comme exemple parfait de cette délocalisation du rapport Dasein-monde dans L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, pp. 113-127. 249 Cf. HEIDEGGER, M., GA 65, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), von Hermann, 1989, p.204 (Traduction française de Jean Greisch dans « Donation, destination, décision », dans Archivio di filosofia, 1-2, 2012, p.199-216), où Heidegger écrit : « Que personne aujourd’hui n’ait la présomption d’estimer que c’est un simple hasard que ces trois-à [Hölderlin – Kierkegaard – Nietzsche] qui, chacun à sa manière, ont à la fin pâti le plus profondément du déracinement vers lequel dérive l’histoire occidentale et qui en même temps ont le plus intimement pressenti leurs dieux, ont dû prématurément quitter la clarté de leur jour. » 250 DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p. 5. 251 Ibid.

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« Nous autres modernes » sommes donc voués à ne pouvoir avoir un rapport à quelque chose

comme de l’étant que sous la forme du Fonds (Bestand), à la fois par notre rapport à la science

et à la technique, qu’il nous reste toutes deux à expliciter dans leur fondement historial et

métaphysique commun. Si nous disions plus tôt que la technique était, tout comme la

machinerie de Marx, un processus d’objectivation, elle nous apparaît en même temps être,

sous la forme du Dispositif, cette armature par laquelle aucun objet ne nous apparaît plus que

comme étant-capital, comme ressource mesurable et à notre disposition, sans distance

spatiale ou temporelle.

De notre réalisation du caractère aléthique de la technique moderne, au premier

chapitre, nous avons parcouru la manière dont l’étant est dévoilé par celle-ci, non pas comme

pro-duction (hervorbringen), mais bien comme pro-vocation (Heraus-fordern). Nous avons

également compris comment le tout de l’étant ainsi formaté pouvait être formellement

compris sous la figure du Dispositif (Gestell), dont l’avènement marque la fin du règne de

l’ob-jet qui caractérisait, comme nous le verrons bientôt, la période de la subjectivité

représentative. Cet avènement constitue également un bouleversement majeur de l’histoire

de l’objectivité : comme nous l’avons vu, tout se phénoménalise dès lors comme « fonds »

dans un enchaînement de moyens en vue de la plus grande efficacité, et ce, dans un tourbillon

(Taumel) sans fin252. Il importe désormais de saisir le fondement historial (geschichtlich) de

cette transition aboutissant au Dispositif, c’est-à-dire d’examiner la provenance et les

conditions de possibilités de celui-ci en l’intégrant à l’« histoire de l’Être » (Seyngeschichte)

proposée par Heidegger ; tâche qui sera celle du troisième et dernier chapitre de ce mémoire.

252 Selon le double sens du terme de « fin », c’est-à-dire à la fois comme Τέλος et comme achèvement chronologique.

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Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif. Histoire de l’être, accomplissement de la métaphysique et époque de la technique

Dans notre premier chapitre, nous avons montré avec Heidegger que l’essence de la

technique n’était elle-même « rien de technique », mais qu’elle se déployait plutôt dans le

domaine de l’ἀλήθεια, c’est-à-dire là où la vérité, entendue comme dévoilement, a lieu. Le

second chapitre nous a ensuite permis de comprendre comment ce dévoilement équivaut à la

phénoménalisation même de l’étant, et, conséquemment, en quoi l’essance de la technique

moderne, comme dévoilement, est à l’origine d’un régime de phénoménalité propre notre

époque. L’ouverture de l’horizon aléthique et ontologique de l’histoire, opérée par les

développements successifs du chapitre précédent, exige désormais de comprendre comment

la phénoménalité moderne, dont nous avons décrit la teneur comme « fonds » (Bestand), a pu

advenir, c’est-à-dire comment la Technique moderne a « fait époque ». En ce sens, il nous

sera nécessaire de placer le Gestell comme structure du dévoilement neuzeitlich de l’étant

dans une histoire plus large : celle de l’ἀλήθεια elle-même à travers les époques, qui

correspond pour Heidegger à une Seynsgeschichte (histoire de l’être).

Pour ce faire, nous nous tournerons en premier lieu vers le lien insigne qui unit selon

Heidegger la Technique moderne aux sciences positives, afin d’à la fois différencier le

rapport entre science et technique moderne de celui entre l’ἐπιστήμη et la τέχνη des Grecs,

et d’identifier leur fondement respectif. Afin d’inscrire ces concepts dans la Seynsgeschichte

heideggérienne, nous verrons qu’il est nécessaire de passer par un approfondissement de la

notion de métaphysique, telle que réinvestie par Heidegger, et d’inscrire les concepts à

l’étude dans une l’histoire de celle-ci. Nous tenterons en ce sens de montrer en quoi science

et technique répondent toutes deux à un « fond métaphysique » propre à leur époque

respective.

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Travailler avec Heidegger à une compréhension de l’histoire à partir du « fond

métaphysique » propre à chaque époque nous permettra ensuite d’en arriver à traiter de la

Technique moderne d’un point de vue génétique et à même l’histoire de l’Être. À travers les

concepts d’envoi (Schicken) et de destin (Geschick), nous verrons comment la métaphysique,

en tant que fruit des réponses successives des penseurs de la tradition à un « appel de

l’Être » se présentant sous la forme d’une « éclaircie » (Lichtung), travaille en amont de

l’histoire positive. Il s’agira alors de comprendre en quoi Heidegger entend considérer

l’époque de la Technique comme époque de la « métaphysique accomplie » (vollendete

Metaphysik)253, c’est-à-dire comme destin du dévoilement de l’Occident. Finalement, afin

d’ouvrir notre réflexion, nous tenterons d’aborder brièvement le danger (Gefahr) que

représente pour le Dasein humain l’essance des Temps modernes sous la forme

paradigmatique du Gestell.

3.1. Science et technique, ἐπιστήμη et τέχνη

3.1.1. Le rapport entre la science et la technique modernes

Commençons par tenter d’éclaircir le rapport paradoxal entre science et technique, qui

doit nous permettre d’identifier leur fond époqual et métaphysique commun. Dans la

conférence de 1953, Heidegger affirme que « la physique moderne est le précurseur de

l’Arraisonnement [du Dispositif (Gestell)], précurseur encore inconnu dans son origine254. »

Il semblerait donc que l’avènement de la Technique moderne puisse être compris à partir

d’une analyse de la science capitale qu’est devenue au fil des siècles la physique moderne.

De plus, nous avons remarqué précédemment que, dans les termes de Heidegger, la technique

moderne « s’avise [d’] utiliser255 » les sciences exactes de la nature dans son déploiement.

Nous posions alors la question de savoir quel était au juste le rapport entre science et

technique modernes, phénomènes semblant comme reliés par un trait d’essence qu’il nous

253 Cf. HEIDEGGER, M., Die Überwindung der Metaphysik, p. 91, et Die Zeit des Weltbildes, p. 91. 254 Ibid., p. 29. 255 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20.

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reste à comprendre256. Pour Heidegger, le dévoilement corrélatif au Dispositif concerne

d’emblée la φύσις, c’est-à-dire la « nature », comme « principal réservoir du fond

d’énergie257 » devant être mis à disposition en vue d’une utilisation ultérieure. Parallèlement,

le « commettre » visant la φύσις « se révèle d’abord dans l’apparition de la science moderne,

exacte, de la nature258 », science dont le mode de représentation « suit à la trace la nature

considérée comme un complexe calculable de forces259 ». C’est donc notre « nature » qui est

à la remorque du mode de représentation de la science, et non l’inverse ; dans les termes de

Schrödinger, « si ce n’est pas la réalité qui détermine le résultat de la mesure, c’est donc au

moins le résultat de la mesure qui détermine la réalité260 ». Ainsi, la science « exacte » de la

nature, en tant que mode de représentation déterminé261, a toujours déjà posé (gestellt) la

nature comme calculable, « position » qui semble correspondre à l’interpellation technique

que nous avons décrite dans le chapitre précédent. Heidegger écrit en ce sens :

La physique moderne n’est pas une physique expérimentale parce qu’elle applique à la nature des appareils pour l’interroger, mais inversement : c’est parce que la physique — et déjà comme pure théorie — met la nature en demeure (stellt) de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l’expérimentation est commise à l’interroger, afin qu’on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l’appel.262

Serait-ce dire que la science moderne263 elle-même, qu’on fait souvent remonter à

Bacon ou Descartes, bien avant l’avènement de l’étant comme fonds (Bestand)264, était déjà

256 En ce que, d’une part, la technique mathématisée et industrielle caractérisant notre époque est effectivement une application du savoir théorique de la science moderne, et que, d’autre part, en tant que mode du dévoilement, elle conditionne le type d’objet auquel la science pourra avoir accès, en constituent en quelque sorte le socle ontologique. 257 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20. 258 Ibid. 259 Ibid. 260 SCHRÖDINGER, E., Physique quantique et représentation du monde, p.110-111. (Cf. Vioulac, J., Approche de la criticité, PUF, Paris, 2018, p.122.) 261 Cf. Être et temps, entre autres § 12 sur le caractère dérivé du point de vue théorique de la science par rapport au mode d’être plus originaire et plus quotidien de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). 262 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.29. 263 Par-là, il faut entendre principalement la physique expérimentale et mathématisée, mais aussi toutes les sciences qui, depuis le XIXe siecle, en ont importé intégralement ou en partie la méthode sous le titre general de « sciences positives ». 264 En effet, l’apparition de la science moderne correspond plutôt à l’étant comme Gegenstand, comme objet. Pour preuve, la nécessité pour les rationalismes de Descartes à Kant de partir ontologiquement d’un « sujet

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complètement à la remorque de l’essance de la technique moderne d’un point de vue historial

et aléthique ? Comment, en ce sens, la « science mathématique de la nature », qui voit le jour

« près de deux siècles avant la technique moderne » aurait-elle bien pu être « déjà placée au

service de cette dernière ? »265 Intuitivement, il semble pourtant évident que la technique est

l’application subséquente de connaissances théoriques que l’homme s’est appropriées à

travers le « progrès scientifique » dans l’histoire. « Du point de vue des calculs de l’“histoire”

(Historie) », écrit Heidegger, « l’objection demeure correcte. Pensée au sens de l’Histoire

(Geschichte), elle passe à côté du vrai. »266 En quoi consiste cette distinction entre « histoire »

(Historie) et Histoire (Geschichte) ? Pour Heidegger, il faut rigoureusement distinguer entre

l’histoire comme historiographie (Historie) ou comme strate fondamentale de l’Histoire

(Geschichte). D’une part, l’histoire, comme discipline scientifique (Historie), calcule et

emmagasine les événements historiques dans un agrégat constitué par l’ensemble des

recherches des historiens ; discipline elle-même rendue possible, sous sa forme actuelle, par

l’organisation des universités modernes, et qui entretient un rapport strictement ontique aux

événements qu’elle relate. D’autre part, l’Histoire (Geschichte, à comparer au verbe allemand

« geschehen », se produire, arriver, passer) est l’historialité même du Dasein humain267, qui

y est « toujours déjà » et qui lui-même se produit, passe et arrive en elle ; l’histoire au sens

de la Geschichte constitue ainsi la strate primordiale de laquelle toute science historique

(Historie) peut seulement dériver, distinction qui encore une fois reproduit la différence

ontologique à niveau de l’histoire.

Il semble donc que bien que d’un point de vue chronologique (donc historique,

historisch) la technique suive la science au pas et en constitue en quelque sorte l’application

subséquente et contingente, d’un point de vue historial, c’est plutôt la technique qui exige et

appelle la science exacte de la nature, en tant qu’elle pose (stellt) l’étant comme intégralement

calculable. Soit, donc, la technique est l’application subséquente de la science, soit la

première détermine intégralement la deuxième d’un point de vue phénoménologique. Et

transcendantal » ou d’un cogito analogue et d’ensuite fonder l’objectivité mathématisante d’un Gegenstand que peut s’approprier le sujet par la pensée. 265 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 29-30. 266 Ibid. 267 En fait, surtout de l’être lui-même, en ce qu’il requiert le Dasein comme le lieu de son éclaircie.

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pourquoi privilégier la Geschichte sur l’historiographie, comme le fait Heidegger ? Pour

tenter de trancher ces questions, attardons-nous un instant sur le rapport entre ces couples

conceptuels — ἐπιστήμη et τέχνη grecques, science et technique moderne — pour tenter de

comprendre leur fondement réciproque, devant nous mener vers l’avènement historique de

la technique moderne, objet du présent chapitre.

3.1.2. Science et technique modernes, ἐπιστήμη et τέχνη grecques

Nous avons vu, dans la section 1.1.3 du présent mémoire, que la τέχνη pensée « à la

grecque », c’est-à-dire en tant que ποίησις procédant des quatre causes aristotéliciennes,

équivalait à une pro-duction (Hervorbringen) aléthique par laquelle l’orfèvre lassait venir en

présence l’objet à produire, et ce, en vue d’une utilisation symbolique ou utilitaire par un

Dasein prochain. Dans ce cadre, la pro-duction était le processus de dévoilement d’un étant

par la cause efficiente consistant en une réunion des trois autres causes, c’est-à-dire la matière

(ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité (tέλος). Pour sa part, la technique moderne est également

une ποίησις, à la différence près que la cause efficiente y est absolutisée : la matière, la forme

et la finalité sont toutes déterminées par l’efficacité du processus de production ; dans les

termes de Heidegger, la chose et produite « vers son utilisation maximum et au moindre

frais268 ». De pro-duction (Hervorbringen), la technique est devenue pro-vocation

(Herausforderung).

Prenons, pour contraster avec l’exemple heideggérien de la coupe sacrificielle, la

production industrielle d’un objet moderne de consommation, l’exemple d’un téléphone

cellulaire : premièrement la matière (ὕλη) est extraite d’une nature réduite au mode d’être du

« fonds » (Bestand), et tant la matière que la forme (εἶδος) sont commandées par l’impératif

de « l’utilisation maximum » et du « moindre frais » ; deuxièmement, la finalité (tέλος) n’est

plus l’utilisation du produit par un Dasein prochain, mais plutôt la consommation

économique même, qui en commande à rebours l’utilisation par un recours massif à la

publicité ; finalement, l’orfèvre est réduit au rang d’opérateur d’une machine, lui-même

268 HEIDEGGER, M., La question de la technique, p. 21.

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considéré comme machine dans le cadre de l’administration des « ressources humaines »269.

Ainsi, l’ἀλήθεια correspondant au Gestell (l’essance même de la technique) ne laisse

apparaître l’étant que comme un étant maitrisable, susceptible d’être produit ou extrait – nous

disions plus tôt un « étant-capital ». Afin de comprendre comment une telle phénoménalité

s’inscrit dans l’histoire plus large du dévoilement de l’étant, on doit maintenant se demander

à la fois quel rapport la τέχνη grecque entretient-elle avec la science des Grecs, c’est-à-dire

ce qu’ils nommaient « ἐπιστήμη », et également si notre science et notre technique

constituent un « progrès » par rapport à celles-ci ?

Tel que nous l’employons de nos jours, le mot de science « signifie quelque chose

d’essentiellement différent aussi bien de la doctrina et de la scientia du Moyen Âge que de

l’ἐπιστήμη grecque »270, non pas en ce que la science se serait progressivement réfutée elle-

même jusqu’à nos jours dans un long progrès de l’Esprit, mais bien plutôt parce que

« l’acceptation grecque de la nature du corps et du lieu, et de la relation des deux, repose sur

une autre ex-plication de l’étant et conditionne par conséquent une autre façon de voir et de

questionner les phénomènes naturels. »271 La science moderne, reposant sur le régime de

phénoménalité que nous avons précédemment décrit, recherche « l’exactitude », c’est-à-dire

la correspondance mesurable entre la théorie et les faits, entre le pôle subjectif et le pôle

objectif. Mais cette exactitude n’est pas encore la vérité : cette dernière, en tant qu’ἀλήθεια,

correspond bien plutôt au dévoilement même d’une certaine phénoménalité ; dans les termes

de Heidegger, à une « ex-plication de l’étant » qui « conditionne une […] façon de voir et de

questionner » la nature. « C’est pourquoi », écrit-il, « il est insensé de dire que la science

moderne est plus exacte que celle de l’Antiquité »272 : toutes deux répondent au contraire à

la vérité propre à leur époque, c’est-à-dire au dévoilement aléthique d’une phénoménalité

particulière, que nous identifierons bientôt au « fond métaphysique » de chaque époque.

269 On pourrait également argumenter que le système industriel tel qu’il existe aujourd’hui, avec son automatisation grandissante à l’aide des technologies liées à l’intelligence artificielle, est lui-même l’orfèvre machinal et sans nom de la production capitaliste, comme le fait Jean Vioulac qui compare le système industriel au démiurge platonicien (« Entretien avec Jean Vioulac : Autour d'Approche de la Criticité », Actu Philosophia (ISSN 2269-5141), 7 mars 2018.). Il faut toutefois reconnaitre qu’il subsiste encore aujourd’hui des espaces de production poiétique qui semblent échapper à la toute-puissance du Dispositif, par exemple dans les milieux artistiques ou dans le travail manuel. 270 HEIDEGGER, M., L’époque des conceptions du monde, p. 101. 271 Ibid. 272 Ibid.

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Il apparaît ainsi qu’il est absolument primordial d’adopter le point historial

(geschichtlich) plutôt qu’historiographique (historisch) sur la question du rapport entre

science et technique moderne : selon Heidegger, c’est en effet l’ex-plication ou le

dévoilement d’une certaine phénoménalité époquale qui conditionne la manière dont on

questionne et dont on explique la nature – en un mot, la science correspondant à cette époque.

De cette compréhension de la phénoménalité découle que la science moderne dépend

entièrement de la « nature » que nous révèle le Gestell et y trouve sa place comme au sein

d’une totalité, en partie en raison de l’orientation de son financement vers l’application

technique et industrielle ainsi que de certains objets produits par l’industrie technique qui

constituent, en tant qu’instruments, la condition matérielle de possibilité d’une telle science.

Si « chaque époque, l’époque grecque, médiévale, moderne, découvre sa nécessité, une

manière fondamentale de dire l’être de l’étant »273, la nôtre, déterminée en sa phénoménalité

par l’armature logique du Gestell trouve bien sa « manière fondamentale » de dire l’être de

l’étant dans le « fonds » (Bestand) que laisse apparaître ce Dispositif. Afin d’aborder cette

« manière fondamentale » de dire l’être de l’étant du point de vue de son Histoire

(Geschichte), nous allons maintenant tenter de comprendre en quoi le « fonds » moderne

s’oppose à l’ob-jet (Gegenstand) de la subjectivité représentative ainsi qu’à l’« advenu »

(Herstand) du monde antique, dans une brève tentative de produire une « histoire de l’objet »

corrélative à la Seynsgeschichte heideggérienne.

3.1.3. « Bestand », « Gegenstand » et « Herstand » : éléments d’une histoire de l’être (Seynsgechichte)

Dans la conférence de 1949, Das Ge-stell, Heidegger oppose au « fonds » (Bestand)

dont nous avons vu que la phénoménalité des Temps nouveaux revêt le caractère de

Herstand, c’est-à-dire le dévoilement de l’étant comme « advenu », où ce qui est en présence

se déploie en conformité au sens originaire de l’ἀλήθεια : la non-occultation. Rappelons ici

la φύσις, qui, en tant qu’exemple insigne de ποίησις, tirait sa venue à la présence d’un

273 HAAR, M., La fracture de l'Histoire : Douze essais sur Heidegger, Millon, coll. « Krisis », 1994, p.245.

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principe interne, contrairement au Gegenstand, posé par le sujet, et au « fonds » (Bestand) du

Dispositif. Dans la conférence du même nom — « Le Dis-positif » —, Heidegger écrit :

Le fonds (Bestand) du dis-positif (Gestell) est constitué de pièces de rechange et du mode de leur imposition. Les pièces sont ce qui, du fonds, est mis en réserve (Beständige). […] On représente d’ordinaire ce qui est mis en réserve comme ce qui subsiste, […] ce qui est présent à tout moment. Mais ce qui est ainsi présent peut concerner l’homme selon différentes modalités de présence. Ces différents modes déterminent les époques de l’histoire de l’être (Seyngeschichte) occidentale. Ce qui est présent peut se déployer comme ce qui advient de lui-même du cèlement (Verborgenheit), surgissant dans l’ouvert décelé (Unverborgenheit). Ce qui est ainsi présent, nous le nommons, dans le déploiement même de sa présence, l’advenu (Herstand).274

Trois époques peuvent donc être distinguées dans l’histoire de l’être envisagée par

Heidegger. Nous avons vu que l’époque de la technique moderne est celle où l’étant apparaît

comme fonds (Bestand). À l’époque de la subjectivité représentative — c’est-à-dire entre

l’avènement de la subjectivité moderne, au sens traditionnel du terme, vers l’époque de

Descartes, et l’avènement de la technique neuzeitlich — l’objet était posé comme

Gegenstand, c’est-à-dire posé par un sujet en tant qu’il lui faisait face ; régime d’objectivité

qui culmine dans la philosophie transcendantale de Kant et dans l’idéalisme allemand qui

s’ensuivit. Finalement, et plus originairement, on doit comprendre le monde grec de l’étant,

et, en cohérence avec notre pari d’étendre la notion de τέχνη à toute civilisation traditionnelle,

le monde préphilosophique de l’étant en général comme Herstand, c’est-à-dire comme

« advenu », étant qui se manifeste tel qu’il surgit lui-même « dans l’ouvert décelé », c’est-à-

dire dans la vérité même. Advenu, cet étant n’est construit ni par une subjectivité

représentative, ni par un Dispositif technique anonyme et calculant : il est bien plutôt toujours

déjà tel, au sens où il apparaît toujours déjà comme quelque chose portant un sens pour le

Dasein.

Si, à notre époque, on doit affirmer que la phénoménalité même de tout étant revêt

dans notre ouverture compréhensive le caractère de la disponibilité et devient ressource

mesurable et étant-capital, on peut imaginer un rapport plus originaire à l’étant, que

274 HEIDEGGER, M., « Le Dispositif », p. 14.

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Heidegger aurait tenté de décrire dans l’Analytique existentiale de 1927, et qui constituerait

le mode d’être le plus originaire du Dasein et de l’étant qu’il découvre. Dans les termes de

Jean Vioulac, « les mêmes données apparaissent dans le premier cas (Herstand) sous la forme

d’un Dieu dispensateur de tout bienfait, dans le deuxième (Gegenstand) comme corps naturel

et point d’orientation, enfin (Bestand) comme système complexe de corpuscules dont le

fonctionnement est producteur d’énergie ; c’est-à-dire comme machine275 » ; formulation qui

semble toutefois un peu impropre en ce qu’il ne peut y avoir de « données » préexistant

l’histoire de l’Être, dont la donation et le retrait sont toujours l’avènement originel et premier

d’une époque (Ereignis).

Toutefois, en vertu même de la notion d’histoire de l’être, il serait tout aussi malhonnête

que vain de prétendre pouvoir retourner à l’étant comme Herstand — ou même à l’ob-jet

(Gegenstand) — dans une régression unilatérale et franchement réactionnaire vers une

phénoménalité antérieure. Nous, sujets modernes, sommes, pour parler la langue de Foucault,

« assujettis » par le Gestell même, en ce que tout acte humain est ramené soit à la catégorie

de production, soit à celle de consommation, et qu’ainsi l’homme lui-même, en tant que

Dasein moderne, tire son essance — comme nous le disions plus tôt du Rhin — d’un rapport

quantitatif à l’étant comme « fonds » (Bestand). C’est-à-dire que, produisant, il augmente la

disponibilité du fonds, et consommant, il en accomplit l’utilisation. Frédéric Neyrat parle en

ce sens d’une « ontologie de la consommation », où « rien d’échappe à [la] provocation, pas

même la vie soumise à un processus d’intensification276 ». Si l’étant est « fonds », le Dasein

lui-même prend la forme du « personnel » et n’habite plus un monde advenu, mais occupe un

emploi dans une industrie qui pro-duit et constitue la phénoménalité même de son monde

sous la forme de biens de consommation. Dans la dernière section de ce chapitre, nous

reviendrons au danger qui pèse sur l’essance du Dasein, ainsi que sur l’éventuelle possibilité

d’un dépassement de cette dépendance.

Résumons pour l’instant les acquis de la présente section : nous nous demandions

précédemment comment l’époque présente, comprise à l’aune du Gestell, a pu advenir dans

275 VIOULAC, J., Apocalypse de la vérité, Ad Solem, 2014, p. 42. 276 NEYRAT, F., « Heidegger et l’ontologie de la consommation », Rue Descartes, vol. 49, no. 3, 2005, pp. 8-19.

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l’histoire de notre espèce. Il apparaît maintenant que notre époque prend place dans une

histoire de l’être (Seynsgeschichte) allant de l’antiquité jusqu’à nous et pouvant être décrite

par l’être de l’étant dont les différentes déterminations historiales s’y succèdent. Toutefois,

nous disions également, au tout début de notre premier chapitre, que l’histoire de la pensée

occidentale pouvait être considérée comme un long et progressif oubli de l’être

(Seinsvergessenheit) menant à la tradition philosophique que nous connaissons. Afin de

pouvoir détailler rigoureusement la conception heideggérienne de l’avènement de la

technique moderne dans une « histoire de l’être » dont l’histoire même de la pensée serait un

corrélat, il faut maintenant nous attarder à l’histoire de la philosophie occidentale elle-même,

c’est-à-dire à l’histoire de ces pensées qui, tentant d’englober l’étant dans sa totalité par le

concept, ont sombré dans un progressif délaissement de la question de l’être.

3.2. Seynsgechischte et métaphysique

3.2.1. Histoire de l’être et oubli de l’être

Tout d’abord, qu’en est-il de cette « histoire de l’être » qui semble procéder d’un oubli

progressif et dont Heidegger fait, en amont, le « moteur » même de l’histoire intellectuelle et

événementielle de l’Occident ? Si, pour Jean Greisch, « l’oubli de l’être » est toujours celui

« de la question de l’être »277, notre histoire philosophique est le résultat d’un délaissement

de la question de l’être par les penseurs. Dans le protocole d’une conférence de 1962,

postérieure aux textes que nous avons utilisés jusqu’à présent, Heidegger écrit que

« l’Histoire de l’être est terminée »278. C’est donc dire que nous sommes à la fin de cette

Histoire, qui, pour lui, s’accomplit dans notre époque ; histoire correspondant par ailleurs au

délaissement progressif de l’ontologie — c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Greisch,

de l’oubli de la question de l’être — par la pensée philosophique. Cette pensée, en Occident,

a pris la forme de la métaphysique, en tant que celle-ci, selon Heidegger, n’est ni « une

277 GREISCH, J., Ontologie et temporalité : Esquisse systématique d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994, p. 96. En italique dans le texte. 278 HEIDEGGER, M., « Protocole de la conférence “Temps et être” », dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 248.

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doctrine ou une discipline particulière de la philosophie, mais la structure de base de l’étant

dans son entier, dans la mesure où ce dernier est divisé en monde sensible et monde

suprasensible et où celui-ci détermine celui-là. »279 Dans le cours de la métaphysique, l’ob-

jet au sens d’un « Gegen-stand » est le sensible déterminé par le suprasensible que constitue

l’idée, ou encore par le noyau dur d’une subjectivité cogito cartésien, tout comme le

« fonds », qui constitue également l’élément empirique déterminé, structuré et organisé en

amont par l’essance de la technique moderne, c’est-à-dire par le Gestell. Ainsi, la

métaphysique travaille en creux de l’histoire positive ; « travail » que Heidegger décrit en ces

termes :

Dans le cours de la Métaphysique s’accomplit une méditation sur l’essence de l’étant, en même temps que se décide de manière déterminante le mode d’advenance de la vérité. La Métaphysique fonde ainsi une ère, lui fournissant, par une interprétation déterminée de l’étant et une acception déterminée de la vérité, le principe de sa configuration essentielle [qui] régit de fond en comble tous les phénomènes caractéristiques de cette ère.280

À la question Qu’est-ce que la métaphysique ?281, on doit répondre qu’elle est le lieu

d’une détermination du mode de dévoilement de l’étant, donc, de l’advenance de la vérité-

ἀλήθεια pour une époque. La métaphysique « fonde une ère », c’est-à-dire que, travaillant en

creux de l’histoire, elle donne à chaque époque son principe. Nous nous souviendrons que,

dans notre analyse du Parménide de Heidegger (Chapitre 1, section 1.2.1), le penseur ou le

poète « répondait » à « l’appel » de l’Être, fondant ainsi l’interprétation déterminée de l’étant

d’une humanité historique située282. La métaphysique est en ce sens « le titre de la sphère des

questions proprement dites de la philosophie »283 qui n’en forment qu’une seule : « la

279 HEIDEGGER, M., « Le mot de Nietzsche : Dieu est mort », dans Introduction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1987, p.226. 280 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, tr. fr. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 99. 281 Question qui est incidemment le titre d’une conférence de Heidegger datant de 1929 à laquelle nous nous réfèrerons très brièvement dans la section suivante. 282 C’est-à-dire enracinée dans un « habiter » et dans une vérité époqual(e)s qui lui sont propres. Sur ce point, cf. HEIDEGGER, M., Parménide, p. 20 : Le début est « l’avoir-lieu de l’histoire dans laquelle un penseur apparaît, prononce sa parole et procure à la vérité un site au sein d’une humanité historique ». 283 HEIDEGGER, M., Nietzsche I, tr. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 349.

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philosophie s’interroge sur l’ἀρχή284 », si « ἀρχή » est compris au sens du « commencement »

qui, en creux, détermine tout ce qui suit. En ce sens, la métaphysique fonde chaque époque,

lui fournissant « le principe […] qui régit de fond en comble tous les phénomènes

caractéristiques de cette ère »285. Afin d’assoir de telles affirmations sur un fondement

philosophique rigoureux, il s’agit désormais d’expliciter comment s’effectue cette

« fondation », en analysant la question de l’Éclaircie (Lichtung) et de la réponse des penseurs

y étant situés ; réponses successives qui constituent les jalons de ce que nous considérons

aujourd’hui comme la métaphysique occidentale.

3.2.2. Métaphysique et époqualité

Si la métaphysique fonde à chaque fois une époque, c’est qu’elle trouve son avènement

dans la réponse d’un penseur à un « moment » de l’Être dans sa propre histoire, la

Seynsgeschichte. Mais comment quelque chose comme « l’Être » peut-il « appeler » qui ou

quoi que ce soit ? En quoi est-il légitime de faire de l’histoire de la philosophie la longue

succession des réponses de la pensée à des « appels de l’Être » qui à première vue peuvent

sembler comme une forme de révélation ou d’intuition intellectuelle de « l’Être » ? Rappelons

d’abord que si l’étant apparaît toujours dans l’ouverture compréhensive du Dasein comme

un ce que c’est — un Was —, l’Être, pour sa part, ne fait que « donner » l’étant et se retirer

par-là même : en ce sens, l’Être est toujours l’être de l’étant qui reste en retrait lors de

l’apparition de ce dernier, et non pas un concept théologique s’apparentant à un Dieu formel

ou à un absolu286. Dans sa Lettre sur l’humanisme, Heidegger écrit :

Or, l’éclaircie même est l’être (die Lichtung selber aber ist das Sein). C’est elle qui d’abord accorde, tout au long du destin de l’être dans la métaphysique, ce regard (Anblick) du sein duquel ce qui est présent atteint l’homme qui lui est présent, de sorte que seulement dans le percevoir, l’homme peut toucher l’être (seul ce regard attire à lui la visée).287

284 Ibid. 285 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, p. 99. 286 Dont on doit rappeler qu’ils ne seraient, en tant que concepts métaphysiques, respectivement que l’étant le plus haut dans la hiérarchie d’une époque, mais jamais l’Être lui-même. 287 HEIDEGGER, M., Lettre sur l’humanisme, GA 9, tr. fr. R. Munier, p. 332.

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La Lichtung, moins « subjective » que l’ouverture compréhensive du Dasein dans Sein und

Zeit, consiste en l’ouverture d’un espace, d’une clairière, qui « accorde le regard », c’est-à-

dire qui « ouvre » le monde même au Dasein, réglant pour ainsi dire le régime de

phénoménalité auquel il aura accès. En effet, écrit Heidegger, « pour qu’une chose soit

évidente, c’est-à-dire lumineuse, il faut […] que la lumière brille. La clarté de cette lumière

est une condition décisive de l’évidence »288. Cette évidence, qui apparaît au « regard »

(Anblick) apophantique du Dasein — voire celui de toute une époque — est ainsi dictée par

l’Être lui-même sous la forme de l’éclaircie et de l’interprétation qu’en feront poètes et

philosophes. L’événement par lequel est déterminé le mode de dévoilement de l’étant

correspond en ce sens à l’essance comprise comme « événement ontologique par lequel

advient le lieu de la manifestation des essences »289. Ainsi, être en quête de l’essance de la

technique moderne signifie simultanément être en quête de l’événement ontologique initial

qui constitue le coup d’envoi (Schicken) de l’histoire occidentale. De plus, le geste du

philosophe qui répond à l’appel de l’Être, c’est-à-dire de celui qui, se tenant dans le site

ouvert par l’éclaircie, élabore une pensée à la hauteur de la phénoménalité ainsi dévoilée afin

d’interpréter cette dernière de manière satisfaisante, correspond dès lors à la tâche que, citant

Foucault, nous nous étions donnée en introduction : c’est-à-dire celle de produire un

diagnostic philosophique rigoureux de la phénoménalité de notre propre époque.

Revenons-en à la question de la métaphysique : dans ces conditions, parler d’histoire

de l’Être revient à désigner l’ensemble de ces « éclaircies » dans un tout cohérent et

généalogique290. La métaphysique occidentale, selon Heidegger, va essentiellement de Platon

à Nietzsche291. Cette métaphysique est le fruit de penseurs, chacun situé dans la Lichtung,

dans l’éclaircie propre à son époque et à sa situation historique particulière. Dans notre

premier chapitre, nous disions avec Heidegger que les penseurs initiaux de la philosophie

occidentale que sont Héraclite, Anaximandre et Parménide « pensent le vrai », c’est-à-dire

288 HEIDEGGER, M., Le principe de raison [Der Satz vom Grund], GA 10, p. 8 ; trad. fr. p. 50. 289 VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF, Paris, 2009, p. 19. (cf. De l'essance de la vérité, GA 34, § 9, p. 78.) 290 Mais qui ne prend pas la forme d’une histoire monolithique procédant d’un progrès logique dont on puisse rendre compte dans un « savoir absolu ». Bien au contraire, il faut ici rappeler que le Dasein, en tant que fini, n’accède toujours qu’à une « histoire » – que ce soit celle de la philosophie ou celle de l’Être – que de manière herméneutique. 291 Cf. HAAR, M., La fracture de l’Histoire. Douze essais sur Heidegger, Krisis, 1994, p. 143.

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« [font] l’épreuve de son essence et, dans une telle épreuve de son essence, [savent] la vérité

du vrai292 ». Nous disions également que leurs pensées respectives étaient « initiales », non

pas parce qu’elles « réside[nt] en arrière dans un passé », mais bien plutôt parce qu’elles

« devance[nt] ce qui est à venir293 » tout en « se montrant en dernier lieu dans le déploiement

d’essence de l’histoire294 ». Mais quel est au juste leur rapport à la métaphysique occidentale :

la fondent-ils par leurs pensées, ou au contraire ne font-ils que répondre à un dévoilement

toujours déjà déterminé dans l’Histoire (Geschichte) ? Ils sont « les seuls penseurs initiaux,

[non pas] parce qu’ils ouvrent la pensée occidentale à son début295 », donc en raison de leur

situation chronologique dans l’histoire de la pensée, mais plutôt « parce qu’ils pensent le

commencement296 », c’est-à-dire qu’ils se voient octroyés la « tâche » de penser le « quoi »

de ce que l’on appellera plus tard « philosophie occidentale », et ce, non pas en « s’emparant

du commencement de la façon dont un chercheur s’attaque à son affaire297 » ou en se

représentant « le commencement comme une construction que leur pensée aurait elle-même

forgée298 » ; tout au contraire, ces penseurs sont « saisis par le commencement (Die vom An-

fang An-gefangenen), tenus par lui, recueillis en lui et rassemblés vers lui299. » Parménide,

pour ne prendre que lui, n’est en ce sens pas « responsable » de l’ἀλήθεια grecque, mais

accomplit la tâche de la fonder conceptuellement en interprétant la phénoménalité ou il est

lui-même situé, enraciné ; c’est-à-dire en répondant à l’appel de l’Être, se situant lui-même

dans l’événement du commencement du dévoilement grec, c’est-à-dire dans la Lichtung ou

l’essance originelle de son époque.

Chaque époque possède ainsi un « fond métaphysique » qui la détermine de fond en

comble, et qui constitue le résultat d’une « réponse » herméneutique des penseurs à la

Lichtung dans laquelle ils se situent respectivement, c’est-à-dire à l’avènement originel d’un

certain type de phénoménalité. Afin de mener à bien notre travail conceptuel sur la technique

moderne, il importe désormais de saisir le « fond métaphysique » propre à notre époque —

292 HEIDEGGER, M., Parménide, p. 11. 293 Ibid. 294 Ibid., p.12. 295 Ibid., p.21. 296 Ibid. 297 Ibid. 298 Ibid. 299 Ibid.

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celui du Gestell et de la science positive — à partir de l’histoire de la métaphysique

occidentale qui l’a vu naître. Nous procèderons ainsi en tentant de décrire la métaphysique

neuzeitlich, entre autres à partir d’un texte de 1938 particulièrement éclairant sur cette

question, L’époque des conceptions du monde (Die Zeit des Weltbildes), ce qui nous

permettra ensuite d’aborder la question de l’époque de la technique comme « métaphysique

accomplie ».

3.3. Le « fond métaphysique » des Temps modernes (die Neuzeit)

3.3.1. Science mathématisée, technique moderne et histoire de la métaphysique

Dans le texte de 1938, Heidegger dresse une liste de « phénomènes essentiels » des

« Temps nouveaux ». Le phénomène qui semble en être le plus caractéristique est bien

évidemment « la science. Un phénomène non moins important quant à son ordre essentiel est

la technique mécanisée 300 », qu’il ne faut cependant pas mésinterpréter comme « pure et

simple application » des « sciences mathématisées de la nature301 ». Comme nous l’avons vu,

la technique est bien plutôt un mode du dévoilement même de l’étant, de la vérité-ἀλήθεια ;

en ce sens, « la technique est […] elle-même une transformation autonome de la pratique […]

qui requiert précisément la mise en pratique des sciences mathématisées302 » dans son

dévoilement du tout de l’étant comme calculabilité intégrale. À la science et à la technique

s’ajouteront ensuite « le processus de l’entrée de l’art dans l’horizon de l’Esthétique »,

« l’interprétation culturelle de tous les apports de l’histoire humaine » ainsi que « le

dépouillement des dieux (Entgotterung)303 », phénomènes qu’il n’est possible de comprendre

qu’en fonction de leur « fond métaphysique » commun, celui de notre époque, qu’il s’agit

précisément d’expliciter. Toujours selon Heidegger, « l’essence de la technique moderne, »

dont la technique mécanisée constitue un prolongement remarquable, est « identique à

300 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 99. 301 Ibid. 302 Ibid. 303 Ibid.

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l’essence de la métaphysique moderne304 ». C’est donc dire que l’essence de la technique

moderne, que nous avons identifiée comme étant la structure logique du Dispositif (Gestell),

constitue également l’essence même de la métaphysique moderne. Conséquemment, le

« fond métaphysique » déterminant tant la science que la technique de notre époque doit

pouvoir être repéré dans une analyse généalogique de l’histoire de la métaphysique

occidentale jusqu’à nos jours et de la science mathématisée qui en constitue le prolongement.

C’est précisément la tâche à laquelle s’attèle Heidegger dans les années 30 et 40, par

exemple, dans le premier de ses deux tomes sur Nietzsche, où il écrit que « toute pensée

occidentale depuis les Grecs jusqu’à Nietzsche » est en son fond métaphysique, c’est-à-dire

pensée de « l’étant dans sa totalité selon la priorité de celui-ci par rapport à l’être305 », et que

« chaque siècle de l’histoire occidentale se fonde sur sa métaphysique respective306 ». La

métaphysique « fonde une ère » en déterminant le type d’étant qui y sera dévoilé — tant par

la science que par la technique —, et, pensant l’étant en priorité par rapport à l’être, procède

conformément à l’oubli de l’être, moteur de la Seynsgeschichte heideggérienne.

Dans le texte de 1938, Heidegger affirme que « toute science est, en tant que recherche,

fondée sur le projet d’un secteur d’objectivité délimité307 » ; délimitation qui, nous l’aurons

compris, est l’œuvre du fond métaphysique propre à son époque. La science moderne prend

la forme d’une recherche, d’une « expérience exploratrice […] plus serrée et plus vaste » que

toutes celles l’ayant précédée, consistant en une tentative perpétuelle de « confirmation de la

loi dans le cadre et au service d’un projet exact de la nature308. » Notre science, devenue cette

« expérience exploratrice » dont le critère est l’exactitude, dépend selon Heidegger d’une « 

acception de l’étant » ainsi que d’un « concept de la vérité » particuliers à notre époque, qui

« font que la science puisse devenir recherche309 ». Dans les Beiträge zur Philosophie (Vom

Ereignis), Heidegger parle d’une « interprétation machinative de l’étant »

(machenschaftliche Auslegung des Seienden) dont découleraient, par exemple, les modes de

304 Ibid. 305 HEIDEGGER, M., Nietzsche I, p. 373. 306 Ibid. 307 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 109. 308 Ibid., p. 108. 309 Ibid., p. 113.

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pensée mécanique (mechanistische) et biologique (biologistische)310, et qui semble bien

constituer l’« acception de l’étant » en amont de la science moderne. Cette « acception de

l’étant » machinative (machenschaftliche), la conférence de 1949 la décrit comme

« calculabilité intégrale », c’est-à-dire comme une prédétermination de l’étant par laquelle

n’est considéré comme « étant » que ce qui est mesurable mathématiquement ou

compréhensible mécaniquement – en bref, une « machine » :

N’est considéré comme présent par les sciences de la nature que ce qui est par avance évaluable, et dans la mesure où c’est le cas. La calculabilité préalable des processus naturels, qui vient normer toute représentation des sciences de la nature, offre la possibilité d’une imposition conforme aux réquisits de la représentation de la nature comme fonds en vue de la faire par suite fructifier.311

Cette calculabilité provoque la nature, qui se phénoménalise comme la « pièce de rechange

du fonds technique – et justement rien en dehors de celui-ci312 » ; toute limite étant dépassée

par l’universalité du Gestell, par lequel l’étant n’est considéré comme présent que sous la

condition de sa possible mathématisation et de sa maîtrise subséquente. La science et la

technique appliquée de notre époque sont ainsi de simples avatars de l’essance de la

technique moderne, qui constitue l’essance métaphysique de notre époque tout entière.

Si, comme le disait déjà Galilée, « le livre de la nature est écrit en langage

mathématique », le dévoilement neuzeitlich de l’étant prend la même forme et fait même un

pas de plus en excluant du tout de l’étant ce sur quoi la calculabilité intégrale n’a pas de prise.

L’espace et le temps, concepts centraux de la physique moderne, qui constituent le modèle

théorique et méthodique de la science moderne, « ne sont pas conçus selon leur relation avec

l’histoire et avec des êtres humains historiques »313, mais sont bien plutôt « pensés en rapport

avec les processus simples de mouvement en général »314. « En bref, conclut Heidegger, les

représentations dominantes de l’espace et du temps depuis presque deux millénaires et demi

sont du genre métaphysique », et, en tant que tel, déterminent en retour le mode d’être de

310 HEIDEGGER, M., Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, p. 127. (Die mechanistische und die biologistische Denkweise sind immer nur Folgen der verborgenen machenschaftlichen Auslegung des Seienden.) 311 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p. 22-3. 312 Ibid. 313 Ibid. 314 Ibid.

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l’étant pour toute « physique » et toute « science » en général. Nous pourrions proposer, à

titre d’exemple, le rôle octroyé par Kant à l’espace et au temps dans la Critique de la raison

pure : ceux-ci vont respectivement fonder l’arithmétique et la géométrie, et ainsi rendre

possible la vérité en tant qu’adéquation entre la pensée et une « nature » comprise comme

intégralité des phénomènes, liés causalement dans l’espace et dans le temps. Dans les termes

de Kant, la nature est « l’existence des choses en tant qu’elle est déterminée selon des lois

universelles315 », dont l’a priori est précisément la spatiotemporalité dans ce qu’elle a de

quantifiable.

3.3.2. Histoire de l’être et époqualité du concept de vérité

La possibilité même de la vérité, tout au long de la métaphysique occidentale, est

déterminée par un cadre métaphysique – à l’instar du cadre apriorique de la Critique de la

raison pure. L’histoire de la philosophie nous apprend que la vérité a traditionnellement été

comprise en Occident comme « adequatio intellectus et res », c’est-à-dire comme

« adéquation », correspondance entre l’esprit et la chose. Déjà, avant Platon, Parménide avait

pointé vers une identification entre l’Être et la pensée316. L’arrivée de l’idée platonicienne

sur la scène philosophique, qui vient ensuite déterminer la phénoménalisation du réel par le

λόγος, fait que la tâche de la pensée est dès lors d’être en adéquation à l’Idée ; tâche dont on

peut considérer que la suite des efforts pour l’atteindre constitue l’histoire même de la

philosophie entendue comme métaphysique, c’est-à-dire, au sens indiqué précédemment,

comme préconception théorique de l’étant présidant au développement des sciences et de

tout rapport à l’étant en général. Toujours dans L’époque des conceptions du monde,

Heidegger note en ce sens qu’« il n’y a de science comme recherche que depuis que la vérité

315 KANT, Prolégomènes, « Deuxième partie : De la question transcendantale capitale : comment la science pure de la nature est-elle possible », tr. fr. Guillermit, Paris, Vrin, 1986, § 14. Je souligne l’« en tant que » : on doit ici insister sur le fait que l’existence même des étants de la nature est, pour Kant, à la remorque de leur mathématisabilité, tout comme elle le sera dans le Gestell qui va s’imposer à la fin de la métaphysique. 316 Si, en effet, le célèbre fragment 3 du Poème (Τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι) a été interprété comme étant une identification entre penser et être, qui seraient « le même » et s’est donc parfaitement intégré au coup d’envoi de la métaphysique occidentale comme oubli de l’être est prise de la pensée sur l’étant, Heidegger y voit plutôt une énigmatique « co-appartenance ». Sur ce point, cf. FONTAINE-DE VISSCHER, L. « La pensée du langage chez Heidegger », Revue Philosophique de Louvain, 1966, p. 239.

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est devenue certitude de la représentation317 », certitude qui se construit selon lui sur la vérité-

adéquation dominante depuis Platon et qui sera perfectionnée avec la métaphysique de

Descartes, dans laquelle « l’étant est déterminé pour la première fois comme objectivité de

la représentation, et la vérité comme certitude de la représentation318 ». C’est-à-dire qu’à

partir de Descartes, la métaphysique prend la forme du règne de la représentativité subjective,

pour finalement devenir à l’époque du Gestell une simple question de vérifiabilité d’énoncés

dans un système logique, par exemple dans le « calcul des prédicats » de Frege.

Comme nous avons brièvement tenté de le montrer, l’histoire de la métaphysique

occidentale correspond pour Heidegger à une Seynsgeschichte, comprise comme histoire du

dévoilement de l’étant et du retrait de l’Être, c’est-à-dire comme histoire de la vérité-ἀλήθεια

procédant de l’oubli progressif de la question de l’Être par les penseurs clés de cette tradition.

Ainsi déterminée époqualement, la vérité est affirmée dans toute sa finitude, et l’Histoire

(Geschichte) est corrélativement le récit des advenirs successifs du vrai, récit de la succession

des dévoilements respectifs à chaque époque. Il faut ici se rappeler l’étymologie grecque du

mot d’« époque » ; l’ἐποχή grecque signifiant en effet l’arrêt, la mise entre parenthèses et la

période, on doit comprendre l’ἀλήθεια comme faisant à chaque fois époque, c’est-à-dire

comme arrêtant une phénoménalité précise pour un temps et pour une humanité historique

située. Si l’essance de la technique moderne, en tant qu’essance même de notre époque, « met

l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins

perceptible, le réel partout devient fonds319 », il importe de comprendre cet « envoi »

(Schicken) qui contraint l’homme à dévoiler l’étant d’une telle façon comme un destin

(Geschick) à partir duquel « l’essance (Wesen) de toute histoire se détermine320 ».

317 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 114. 318 Ibid. 319 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 32. 320 Ibid.

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3.4. La Technique moderne comme « destin » du dévoilement de l’Occident

3.4.1. Essance, envoi (Schicken) et destin (Geschick)

Ce qui relève de l’essance — c’est-à-dire ce qui, caché en amont, fonde ce qui apparaît

en aval au Dasein — « se tient partout en retrait le plus longtemps possible321 ». C’est-à-dire

que, conformément à la distinction que nous avons faite entre un « début » ontique et un

« commencement » ontologique, l’essance, comme avènement de l’histoire se tient toujours

derrière, en retrait des événements qui en jalonnent le cours, demeurant « ce qui précède toute

chose, ce qui vient des tout premiers temps322 ». S’interroger à propos de la métaphysique

occidentale et de son rôle dans l’avènement de la technique moderne revient conséquemment

à s’interroger sur l’origine même de cette métaphysique, son « commencement », son coup

d’envoi (Schicken). La métaphysique, selon Heidegger, « part de l’étant et revient à lui »

plutôt que de partir « de l’être vers ce qui est digne de question dans sa “manifesteté”

(Offenbarkeit) ».323 Partant ainsi de l’étant, elle « interroge l’étant comme étant » et toujours

seulement de cette manière. Pour le dire autrement, l’histoire de la métaphysique occidentale

est elle-même le récit d’un long oubli et d’un délaissement progressif de l’être par les

philosophes de la tradition ; oubli et délaissement dont le diagnostic figure déjà dans l’opus

magnum de 1927 en tant que « forme inauthentique » de l’existence du Dasein.

Conséquemment, l’envoi (Schicken) qui régit le destin du dévoilement de l’Occident n’est

autre que le manquement initial de l’Être au commencement de la philosophie occidentale,

qui détermine son destin (Geschick). Dans les termes de Jean Grondin :

L’oubli de l’être incarne donc le point de départ de cette pensée […] ; oubli que l’auteur de Sein und Zeit paraîtra imputer à une forme inauthentique de l’existence, mais qui aurait si largement dominé la pensée occidentale que le

321 Ibid., p. 30. 322 Ibid., cf. suite : « Aussi s'efforcer, dans le domaine de la pensée, de pénétrer d'une façon encore plus initiale ce qui a été pensé au commencement n'est pas l'effet d'une volonté absurde de ranimer le passé, mais le fait d'une disposition calme, où l'on est prêt à s'étonner de ce qui vient à nous de l'aube première. » 323 HEIDEGGER, M., Einführung in die Metaphysik (1935), p. 65 (tr. fr. dans GIROUX, L., « Heidegger et la métaphysique : vers un double dépassement », Philosophiques, vol. 2, n. 2, 1975, pp. 207-228, p. 217.)

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dernier Heidegger finira par y voir la conséquence d’un destin historique, celui de la métaphysique.324

L’insuffisance de l’analyse ontique du phénomène technique évoquée dans notre premier

chapitre est ici doublement assurée : d’une part, comme nous l’avons vu dans notre premier

chapitre, une analyse qui se voudrait axiologiquement neutre, ou encore qui louerait ou

critiquerait unilatéralement la technique s’enchaînerait elle-même au Gestell ; mais, d’autre

part — ce qui est bien plus grave -, considérer la technique indépendamment de sa

provenance métaphysique masque son caractère foncièrement destinal. Dans les termes de

Jean Vioulac, si la généalogie du Ge-stell nous « reconduit au moment grec », l’« envoi »

(Schicken) initial de la métaphysique occidentale, la technique doit être dès lors considérée

comme « accomplissement du destin [Geschick] de la Grèce, ce qui fournit l’assise de sa

domination et menace la possibilité même de sa remise en cause. »325

Il apparaît, à travers les concepts d’envoi (Schicken) et de destin (Geschick), que la

Métaphysique est le fruit de penseurs se situant dans l’événement originel de la Lichtung et

déterminant conceptuellement l’essance d’une époque en répondant à l’« appel » du

dévoilement initial de cette essance. Il nous faut désormais tenter de comprendre en quoi le

commencement grec de la métaphysique de tout l’Occident peut être considéré comme le

coup d’envoi (Schicken) d’une longue histoire menant inéluctablement à l’apparition du

Gestell comme « cadre » de la phénoménalité moderne. En d’autres termes, il s’agit

maintenant de montrer comment Heidegger peut considérer l’époque de la Technique comme

époque de la « métaphysique accomplie » (vollendete Metaphysik)326 venant en quelque sorte

clôturer l’histoire même de l’Occident.

324 GRONDIN, J., « Pourquoi réveiller la question de l’être ? », p. 1, dans J.-F. Mattéi (Dir.), L’énigme de l’être chez Heidegger, Paris, PUF, collection « Débats », 2004. 325 VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF, Paris, 2009, p. 181. 326 Cf. HEIDEGGER, M., Die Überwindung der Metaphysik, p. 91, et Die Zeit des Weltbildes, p. 91.

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3.4.2. Technique moderne et fin de la métaphysique

Si, donc, la Technique moderne doit être comprise comme un mode métaphysique de

la vérité-ἀλήθεια qui fonde par conséquent toute une époque ; si cette métaphysique, du

moins sous sa forme occidentale, aujourd’hui incontestablement dominante sur le plan

mondial, correspond bien à l’histoire de l’oubli de l’être ; si, finalement, l’histoire même de

la métaphysique occidentale mène au Gestell comme « destin du dévoilement », il importe

dès lors de montrer en quoi la Technique moderne peut être comprise comme « métaphysique

accomplie » et, en ce sens, comme accomplissement du projet philosophique du « premier

commencement » grec. Dans Zur Sache des Denkens, Heidegger écrit que « la fin de la

philosophie se dessine comme le triomphe de l’équipement d’un monde en tant que soumis

aux commandes d’une science technicisée et de l’ordre social qui répond à ce monde.327 »

Notre époque serait celle de la « fin de la philosophie » entendue comme la réalisation finale

de son objectif onto-logique — ce qu’il s’agit désormais de comprendre —, c’est-à-dire

comme le « début de la civilisation mondiale en tant qu’elle se fonde dans la pensée de

l’Occident européen ».328

Cette « pensée », nous l’avons déjà identifiée comme la métaphysique occidentale, qui,

de Platon à Nietzsche, en passant par Descartes et Kant, maintient son essance octroyée dans

l’envoi du premier commencement grec. Dans son article La fin de la fin de la métaphysique,

Jean-Luc Marion écrit que « la technique offre le visage visible de l’accomplissement de la

métaphysique », elle-même définie comme la « mise en œuvre d’une universelle volonté de

connaître sur le mode de la certitude »329 - volonté dont Nietzsche avait déjà diagnostiqué les

effets pervers d’une manière poignante, lorsqu’il demandait : « la volonté du vrai, qui nous

égarera encore dans biens des aventures, cette fameuse véracité dont jusqu’à présent tous les

philosophes ont parlé avec vénération, que de problèmes cette volonté n’a-t-elle pas déjà

soulevés pour nous ? »330

327 HEIDEGGER, M., Zur Sache des Denkens, p. 65, tr. fr. 117-118. 328 Ibid. 329 MARION, J.-L., « La fin de la fin de la métaphysique », Laval théologique et philosophique, vol. 42, n. 1, pp. 23-33, p. 26. 330 NIETZSCHE, F. W., Par-delà le bien et le mal, ch. 1, « Les préjugés des philosophes », dans Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol.10, tr. fr. H. Albert, Mercure de France, 1913, p. 11.

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C’est précisément l’accomplissement du projet de cette « volonté du vrai » formulé dès

l’antiquité grecque sous la forme de la possibilité d’une connaissance universelle procédant

d’une adéquation entre l’être et la pensée, entre l’ὄντος et le λόγος ; donc, l’accomplissement

de l’onto-logicisation du monde dans un oubli total de l’être, qui constitue à la fois la fin de

la philosophie entendue comme métaphysique de l’étant et l’avènement de l’époque de la

technique : celle du système total de la métaphysique réalisée, c’est-à-dire du « savoir

absolu » hégélien devenu démiurge industriel, « la production d’un réseau universel de

raisons certaines satisfaisant à une volonté sans frein d’effectivité […] ; le déploiement réel

du principium reddendae rationis, dont Leibniz ne pouvait encore que nommer la

possibilité331 ».

Si en effet, pour Leibniz, nihil est sine ratione (rien n’est sans la raison, sans raison

suffisante) — mais aussi, comme nous l’avons vu, pour la physique moderne — on peut

considérer le dévoilement de l’étant comme « fonds » (Bestand), l’enchevêtrement infini de

chacun des étants l’un à l’autre, toujours réduit à un moyen visant une fin constituant elle-

même un nouveau moyen, ainsi que la forme logicisante, totalisante et autoréférentielle du

Gestell comme autant d’évidences phénoménologiques de l’avènement réel de la rationalité

intégrale de l’étant – la réalisation du projet métaphysique d’onto-logicisation du monde. Si,

par ailleurs, le terme de « principe », le principium latin, traduit bien l’ἀρχή des Grecs, le

« principe de raison » leibnizien est réduit à une simple tautologie dont la réalisation

correspond d’autant plus au Gestell de par sa forme tout aussi logicisante, totalisante et

autoréférentielle. C’est que, selon Reiner Schürmann, « dans le titre ‘‘principe de raison’’, ce

n’est pas le mot ‘‘principe’’ qui traduit arché, c’est le mot ‘‘raison’’ - nihil est sine

ratione.332 » Réduit à cette forme, le principe de raison est ainsi une « simple tautologie »,

« principe de l’arché » ou encore « principe du principe »333, qui, par la rationalisation

331 MARION, J.-L., « La fin de la fin de la métaphysique », p. 26. 332 SCHÜRMANN, R., Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, Diaphanes, Bienne-Paris, 2013 [1982], p.146. 333 Ibid.

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intégrale de l’étant qu’il opère, vient poursuivre le projet platonicien de rationalisation du

réel et ouvrir la voie334 à l’accomplissement de la métaphysique moderne.

Ce faisant, « sous nos yeux et avec une évidence telle qu’elle ne nous frappe même

plus, la métaphysique triomphe dans l’universelle manière d’être technique du monde », ce

qui « ne signifie rien de moins que l’accomplissement vainqueur de l’interprétation

métaphysique de l’étant335 » ouverte entre autres par Platon il y a plus de deux millénaires.

Comment est-il possible de soutenir une telle affirmation ? Dans les termes de Françoise

Dastur, Heidegger pose une « continuité dans le déploiement de la métaphysique comme

pensée représentative dont le premier germe se trouve dans l’ἰδέα platonicienne qui instaure

la primauté du voir et qui s’accomplit comme certitude et savoir absolu de soi avec Descartes

et Hegel »336, dont la dialectique, par laquelle le sujet doit passer par la négativité pour

devenir conscience de soi, constitue le sommet stratosphérique de l’édifice théorique et

spéculatif élevé par la métaphysique occidentale337. L’histoire de cette métaphysique

constitue ainsi un déclin de la vérité de l’étant amenant progressivement à la réalisation de

celle-ci dans l’effacement total de celui-là, qui, comme nous l’avons vu, ne subsiste alors que

comme « fonds » disponible de ressources, en quelque sorte, un étant-capital, c’est-à-dire une

« marchandise »338.

334 Ici, on doit cependant rappeler que tout comme Platon, ce n’est pas Leibniz lui-même qui initie un pan entier de l’histoire de la métaphysique par sa simple volonté. Ces deux penseurs, comme tous les penseurs essentiels, sont plutôt situés dans une éclaircie (Lichtung) propre à leur époque et « répondent » par leur pensée à l’appel de l’Être; en d’autres termes, ils offrent un diagnostic « phénoménologique » de leur propre contemporanéité – sans vraiment avoir ni la méthode ni la prétention de la phénoménologie, comme Leibniz qui diagnostique la phénoménalité qui vient sous le titre de « principe de raison ». 335 Ibid. 336 DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », Po&sie, 2006/1 (N° 115), p. 11. 337 Dialectique qui, dans les mots mêmes de Heidegger, est « une épouvante de la pensée ». Cf. GA86, Seminare : Hegel - Schelling, ed. P. Trawny, 2011, XLII, p. 565. 338 Cf. MARX, K., Le Capital, tr. fr. M. Rubel, Paris, Gallimard, 1963, p. 109 (ch. I) : Marx y définit la marchandise, d’abord du point de vue de la valeur d’usage – « un objet extérieur, une chose qui, par ses propriétés, satisfait des besoins humains » – et ensuite du point de vue de la valeur d’échange, ce qui nous intéresse ici : avec la valeur d’échange, la marchandise apparaît dans « le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle les valeurs d’usage […] s’échangent les unes contre les autres. » Si le paradigme de Marx est celui, plus économique et ontique, de l’échange, la marchandise telle que décrite selon sa valeur d’échange semble légitimement correspondre en aval à l’analyse ontologique de l’étant phénoménalisé comme « Fonds », qui tiens son être du Gestell dans lequel s’enchevêtrent, de manière aveugle et sans telos déterminé, fins et moyens, et dont la valeur semble être, dans les mots de Marx, « quelque chose d’arbitraire et de purement relatif ».

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La « primauté du voir » instaurée par la métaphysique de Platon et déjà évoquée dans

Sein und Zeit339 culmine dans cette « pré-vision » de tout l’étant qui ne « voit » jamais que de

l’étant, et la victoire éclatante de cette métaphysique se fait jour dans le Dispositif. Cette

suprématie de la raison, selon Michel Henry, est « celle d’une raison dominatrice et

calculatrice, raison qui met en ordre l’étant et par laquelle la volonté se rend maîtresse des

choses »340. Le projet accompli de la métaphysique est identiquement projet « de parvenir à

une domination inconditionnelle de l’étant » et « projet de parvenir à une certitude absolue –

comme on le voit chez Descartes et Hegel.341 » On peut alors parler avec Heidegger d’une

« volonté de volonté »342, qui, ne voulant que son propre règne, consiste en son essence en

une « absence-de-but », « accomplissement de l’essence de la volonté qui s’est annoncée dans

le concept kantien de la raison pratique comme volonté pure343 », mais qu’on peut également

identifier tant dans le « principe de raison » de Leibniz, dont nous avons dit qu’il était une

forme de tautologie ; métaphysique qui s’accomplit finalement dans la pensée du dernier

métaphysicien : Nietzsche, celui qui accomplit l’essance du platonisme en tentant

précisément de le renverser.

La Technique moderne est, en ce sens, le destin métaphysique de l’Occident, découlant

de la destination même de l’être en ce que « le destin est par essence destin de l’être, au sens

où l’être se destine lui-même, déploie à chaque fois son essence comme un destin et par là se

métamorphose destinalement »344, et où « se destiner signifie se mettre en route, pour

s’ajointer à la directive indiquée et qu’attend un autre destin voilé »345. Nous reviendrons à

cet « autre destin » lorsque nous examinerons la question de la possibilité d’un « sauver » en

relation avec le « danger » que recèle l’essance de la technique moderne. Au terme de notre

339 HEIDEGGER, M., Être et temps, § 36. 340 HENRY, M., « Le concept de l'être comme production », Revue Philosophique de Louvain, 1975, p. 82. 341 Ibid., Cf. HEGEL, Ph.G., p. 11 ; Ph.E., p. 71 : Hegel y écrit que le but de la philosophie est « d’approcher la forme de la science (Wissenschaft) », qui consiste « à pouvoir renoncer à son nom d’amour du savoir et à être savoir effectif », c’est-à-dire métaphysique réalisée. 342 HEIDEGGER, M., « Dépassement de la métaphysique », dans Essais et conférences, p. 102. 343 Ibid. 344 ARJAKOVSKY, P., FÉDIER, F. et FRANCE-LANORD, H., Le dictionnaire Martin Heidegger : Vocabulaire polyphonique de sa pensée, Paris, Éditions du Cerf, 2013, p. 497. (Cf. Heidegger, Le tournant [Die Kehre], p. 310.) 345 Ibid.

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tentative d’intégration historiale de la technique moderne, celle-ci nous apparaît désormais

comme « métaphysique accomplie », c’est-à-dire comme logicisation intégrale de l’étant

(onto-logie) via la calculabilité intégrale.

Suivant notre explicitation, au deuxième chapitre, de la phénoménalité neuzeitlich,

propre à l’époque moderne, nous avons débuté en montrant le lien qui unit, d’un point de vue

formel, le Dispositif planétarisé de la technique moderne à la physique expérimentale et

mathématisée. De là, nous en sommes parvenus au « fond métaphysique » époqual les

fondant toutes deux. Nous avons vu que ce fond métaphysique à la fois détermine une

certaine acception de l’étant — la mesurabilité — et proclame comme universel un concept

précis de vérité — la rectitude de la représentation de l’étant via une « méthode » prédéfinie.

En tant que réalisation du projet philosophique de rationalisation du réel présent dès le

commencement grec, le Dispositif est le fruit d’un envoi (Schicken) déterminant par-delà les

siècles son « fond métaphysique » et la phénoménalité technique en découlant comme destin

(Geschick) du dévoilement occidental.

Nous voici ainsi parvenus au terme de notre analyse de la Technique moderne et de son

caractère époqual. Cependant, nous avons justifié, en introduction et au premier chapitre, le

choix de cet objet dans le cadre du présent mémoire en invoquant la complète détermination

de la vie humaine et de tous ses aspects par ce que nous appelons désormais le Dispositif

(Gestell). En somme, il nous reste à considérer, avec Heidegger, le « danger » que constitue

l’époque de la technique comme métaphysique réalisée, à la fois pour l’essance de la vérité

et pour celle de l’homme, qui sont étroitement liées en ce que seul le Dasein a accès au

questionnement comme l’une de ses possibilités fondamentales.

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3.5. Hölderlin, le « danger » et le « sauver »

3.5.1. Le Danger (Gefahr) qui gît au sein du Dispositif

Au terme de notre réflexion sur la phénoménalité et l’historialité de la technique

moderne, nous en sommes arrivés au constat, explicitement nommé par Heidegger, que

« l’essance de la technique réside dans le Dispositif346 », et que la puissance de ce dernier fait

partie du destin de la métaphysique occidentale, maintenant en voie de planétarisation totale

en raison du phénomène paradoxalement nommé « mondialisation », qui, comme nous

l’avons précédemment remarqué, semble détruire plus de « mondes » qu’il n’en crée.

Mettant « chaque fois l’homme sur un chemin de dévoilement347 » — rappelons ici que

la question heideggérienne de la technique, dès le début de notre recherche, mettait également

le Dasein questionnant sur un chemin, c’est-à-dire celui du dévoilement de l’essance même

de notre époque — le Dispositif force l’homme ainsi « mis en chemin » à avancer « sans

cesse au bord d’une possibilité », celle de « poursui[vre] et de [faire] progresser seulement ce

qui a été dévoilé dans le “’commettre”’ et [de prendre] toutes mesures à partir de là348 ». Plus

précisément, l’homme de l’époque de la technique ne prendra au sérieux que ce qui est

évaluable, commissible, mathématisable, etc. ; constat qui semble correspondre à la fois à la

montée du matérialisme, du pragmatisme, de l’individualisme et également à ce que

Heidegger nomme la « fuite des dieux » (Entgötterung) dans le texte de 1938349. Si ces

phénomènes peuvent être compris « positivement » — par exemple, le matérialisme comme

« positivisme » chez Auguste Comte et dans les sciences, le pragmatisme comme abandon

d’idéaux dogmatiques dans la philosophie pratique ou encore la démythologisation du monde

comme rationalisation de ce dernier chez Max Weber — ils constituent également, de la

perspective contraire, la « fermeture d’une possibilité », c’est-à-dire « que l’homme se dirige

plutôt, et davantage, et d’une façon toujours plus originelle, vers l’être du non caché et sa

346 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 35. 347 Ibid. 348 Ibid. 349 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 100.

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non-occultation, pour percevoir comme sa propre essence son appartenance au

dévoilement350 ». Le Dispositif, forçant le Dasein à dévoiler l’étant comme « fonds »

(Bestand), « ferme la possibilité » pour lui d’entretenir un rapport originel et aléthique à

l’étant, c’est-à-dire qu’il le prive de l’essance la plus originaire de la vérité elle-même, voire

de la sienne propre. L’être du non-caché étant pour le Dasein moderne toujours déjà

mathématisé, celui-ci risque de voir toute son existence restreinte à cette possibilité.

Heidegger poursuit :

Placé entre ces deux possibilités, l’homme est exposé à une menace partant du destin. Le destin du dévoilement comme tel est dans chacun de ses modes, donc nécessairement, danger.351

Comment comprendre cette affirmation selon laquelle le destin du dévoilement occidental

est « danger » ? Ne disions-nous pas, au tout début de notre recherche, que nous ne devions

pas louer ou condamner la technique, c’est-à-dire que nous devions nous restreindre de toute

critique morale ou éthique de celle-ci ? C’est qu’il ne s’agit pas ici de « bien » ou de « mal »,

notre analyse se situant en quelque sorte par-delà ces concepts : il s’agit bien plutôt de

comprendre que le destin du dévoilement occidental, menant tout droit à la réalisation de la

métaphysique comme Dispositif de la calculabilité intégrale et de la consommation, met en

danger l’essance même de la vérité en déterminant systématiquement et onto-logiquement

tout étant auquel le Dasein aura rapport ; processus par lequel, note Heidegger, même le dieu

chrétien a été ravalé au rang de « dieu des philosophes »352.

Ce long déracinement de tous les hommes, de tous les peuples et de toutes les cultures,

qui s’accentue de par la planétarisation de la rationalité occidentale, est totalement conforme

au dévoilement calculant dicté par le Gestell, car « l’homme précisément ne se rencontre plus

lui-même en vérité nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son essance

(Wesen) »353, qui consiste à habiter un monde et non à le dévaster au nom de l’universalité

350 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 35. 351 Ibid. 352 Ibid. 353 Ibid., p. 36.

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du concept. Ce constat est d’autant plus périlleux en tant que l’homme y est la plupart du

temps aveugle :

Cependant, c’est justement l’homme ainsi menacé qui se rengorge et qui pose au seigneur de la terre. Ainsi s’étend l’apparence que tout ce que l’on rencontre ne subsiste qu’en tant qu’il est le fait de l’homme. Cette apparence nourrit à son tour une dernière illusion : il nous semble que partout l’homme ne rencontre plus que lui-même.354

L’humanisation apparente355 du tout de l’étant par la technique fait du danger une

menace en un sens invisible, qui pèse sur l’essance même du Dasein, c’est-à-dire sur son

être-au-monde et sur son ouverture compréhensive à un monde et à une histoire d’où peuvent

jaillir du sens, au double sens précédemment mentionné de « signification » et de

« direction ». En quoi consiste cette essance qui est menacée par ce danger qui, depuis la

toute-puissance du Dispositif technique, pèse sur elle ? « L’essence du Dasein », écrit

Heidegger dans Sein und Zeit, « réside dans son existence356 ». Qu’est-ce alors que cette

existence ? « Se tenir dans l’éclaircie (Lichtung) de l’Être, c’est ce que j’appelle l’ek-sistence

de l’homme. Seul l’homme a en propre cette manière d’être357 ». Ek-sister, c’est donc se tenir

dans l’éclaircie, dans cette lumière qui constitue l’éclairage propre à une phénoménalité

époquale, celle ou le Dasein humain est toujours déjà jeté. Dire que le déferlement de

l’essance de la technique moderne menace l’essance de la vérité et celle du Dasein revient

ici au même : cette menace pèse en fait sur l’éclaircie (Lichtung) même de l’Être, c’est-à-dire

sur la luminosité qui fait que chaque époque a un sens, « fait sens » (au sens de l’anglais «

makes sense ») pour les peuples qui y coexistent.

Cette menace est ainsi celle d’un tourbillon (Taumel) emportant avec lui toutes les

références de l’histoire pour ne laisser que la froide calculabilité où tout est simplement et

précisément mesurable. Regardant aux quatre coins du globe les mêmes événements relayés

par un système informatique planétarisé qui réduit toute distance spatio-temporelle au sans-

354 Ibid. 355 Sur ce point, Cf. HEIDEGGER, Nietzsche II, pp. 290 à 295. 356 HEIDEGGER, M., Être et temps, par. 9. 357 HEIDEGGER, M., Lettre sur l'Humanisme-Ueber den Humanismus, Verlag A. Francke, Berne, texte allemand traduit et présenté par Roger MUNIER, coll. philosophie de l'esprit bilingue, Aubier Montaigne, 1964, p.80.

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fond de l’écran et d’où est absent le jeu de la proximité et de la distance qui accompagnait

autrefois l’habiter du Dasein, « l’homme des Temps nouveaux n’a plus besoin d’illustrations

qui fassent sens, non parce qu’il récuserait le sens, mais parce qu’il s’en assure lui-même la

maîtrise en étant celui-là même qui occupe le centre opérationnel […] de toute fabrication

pour l’étant en son entier »358. Le danger est donc éminemment celui d’une perte de sens

généralisée du rapport humain au monde.

3.5.2. Le « sauver » (Retten) et le sans-pourquoi de la rose

Comme nous l’avons vu, le Gestell refuse à l’homme d’accéder à une forme de

dévoilement plus originel, c’est-à-dire à un dévoilement dont le sens serait advenu et non

produit – au sens du « commettre » – ce qui explique en amont le diagnostic nietzschéen de

l’avènement du nihilisme européen, survenu un demi-siècle plus tôt. Toutefois, selon la

sentence empruntée à Hölderlin, l’homme « habite en poète » son monde : citant le poète –,

Heidegger écrit :

Mais, là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve. Considérons avec soin la parole de Hölderlin. Que veut dire « sauver » (Retten) ? Nous sommes habitués à penser que ce mot veut dire simplement : saisir encore à temps ce qui est menacé de destruction, pour le mettre en sûreté dans sa permanence antérieure. Mais « sauver » veut dire davantage. « Sauver » est : reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci, pour la première fois, de la façon qui lui est propre.359

C’est donc dire que la possibilité même de la « destruction » de l’essance de la vérité-

dévoilement par celle de la faisabilité intégrale du vrai via le calcul ouvre une autre possibilité

— peut-être même une tâche — : celle de « sauver » la vérité, c’est-à-dire de tenter de

« reconduire » le Dasein dans l’éclaircie de l’être, afin qu’apparaisse l’essance du

358 HEIDEGGER, M., Réflexions, X, XI, par. 1, 1-5 pp. 360-362., dans Alfiero, F., et von Hermann, F.-W., Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs, Gallimard, 2018, p. 201. 359 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 38.

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dévoilement « pour la première fois, de la façon qui lui est propre »360. Nous disions toutefois

que ce sont les poètes et les philosophes qui, situés dans l’éclaircie originelle, déterminent le

fond métaphysique d’une époque : il semble ainsi que la tâche de préserver la vérité comme

dévoilement leur incombe avant tout. L’essance (Wesen) de la technique moderne, en tant

que se produisant (sich ereignet) dans « ce qui accorde » — c’est-à-dire dans l’éclaircie —,

préserve l’homme et le maintient dans un certain rapport au dévoilement361. De là découle,

selon Heidegger, une « ambiguïté » fondamentale de l’essance de la technique moderne,

ambiguïté qui « nous dirige vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité362 ».

Heidegger poursuit :

D’un côté le Dispositif pro-voque à entrer dans le mouvement furieux du commettre, qui bouche toute vue sur la production du dévoilement et met ainsi radicalement en péril notre rapport à la vérité.

D’un autre côté le Dispositif a lieu dans « ce qui accorde » et qui détermine l’homme à persister (dans son rôle) : être — encore inexpérimenté, mais plus expert peut-être à l’avenir — celui qui est main-tenu à veiller sur l’essence de la vérité. Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve.363

Ainsi, le rapport à la vérité de l’homme des Temps nouveaux est mis en péril par la

toute-puissance du Dispositif technique. Situé dans le « centre » de la production de tout étant

comme « Fonds », l’homme est dans une situation tout à fait paradoxale : d’une part, il est

lui-même assujetti au Dispositif en tant que pièce de rechange sur le « marché du travail » ;

d’autre part, il est, en tant que « maintenu » dans le rôle de « dévoilant » - entre autres par la

langue, dont nous avons dit qu’elle révélait un monde conformément à l’éclaircie (Lichtung)

d’une époque, à sa lumière propre. Si le rapport de l’homme à la vérité court certes un

« danger »364, le Dasein humain n’en est pas moins cet étant insigne pour qui seule peut se

poser quelque chose comme une question.

Le Dasein moderne, situé dans le « nihilisme européen » diagnostiqué par Nietzsche,

est ainsi appelé à « veiller sur l’essence de la vérité », c’est-à-dire à tenter de préserver un

360 Ibid. 361 Ibid., p. 44-5. 362 Ibid. 363 Ibid. (Traduction modifiée.) 364 Qui n’est pas sans rappeler le discours des « prophètes » du transhumanisme des dernières décennies.

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rapport aléthique originel à l’étant contre vents et marées. Est-ce dire qu’il doive tenter de

faire revivre l’étant comme Herstand, que ce soit par la poésie, la philosophie ou d’autres

moyens ? Nous avons déjà dit que cette voie était vaine, et il serait assez malhonnête

d’affirmer que Heidegger, qui appelait de ses vœux un « nouveau commencement » de la

pensée, ait envisagé une avenue aussi simplement dogmatique et unilatérale que celle-là – en

plus de l’incompatibilité de cette possibilité avec l’idée d’une « histoire de l’Être » qui

détermine en creux les possibles réponses du penseur, au sens où nous l’avons compris. Il

n’en reste pas moins que le Dispositif menace l’essance de l’homme, son « être-au-monde »

même ; qu’avec lui s’installe fermement l’époque de la dévastation de la planète par

l’industrie et celle du nihilisme européen ; qu’avec le déferlement de l’essance de la

métaphysique occidentale tout peuple, tout être-au-monde historial et tout sens possible sont

ramenés à l’unique figure d’un Fonds mis-à-disposition ; que toute distance et toute proximité

de l’étant se voit effacée dans le non-lieu de l’écran qui envahit presque tous les rapports de

l’homme au monde ; et que par-là, finalement, le Dasein occidental moderne — et bientôt,

l’immense majorité des représentants de notre espèce — est menacé de tout simplement

cesser d’être « là », de cesser d’être un Da-sein.

Toutefois, face à cette menace, Heidegger semble se contenter de rappeler le vers

d’Hölderlin, selon lequel là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve. Comment

comprendre cet appel au poète ? Dans Le Principe de raison, Heidegger compare le mode

d’être du Dasein, qui « suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce

que celui-ci pense de lui et attend de lui365 », à celui de la rose, qui, selon la sentence du

mystique Angelius Silesius, « est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-

même, [et] ne désire être vue366 ». Si nous autres hommes différons de la rose par ce regard

« furtif et intéressé » que nous lançons au monde en attente d’une rétroaction, c’est que « nous

ne pouvons pas […] demeurer les êtres que nous sommes, sans prêter attention au monde qui

nous forme et nous informe et sans par là nous observer aussi nous-mêmes367 » : en effet,

nous sommes des êtres éveillés et ayant la possibilité d’être conscients par rapport à nos

365 HEIDEGGER, M., Le Principe de raison, Gallimard, 2013, p. 107. 366 Ibid., p. 104. 367 Ibid., p. 107.

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propres conditions de possibilités passées et à nos possibilités d’être présentes et futures.

« De cette attention », conclut Heidegger, « la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler pour

Leibniz : la rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La

rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son

être de rose368 ».

Si la rose est « sans pourquoi », c’est qu’elle n’a pas besoin de raison justificatrice.

En ce sens, en tant que φύσις enracinée dans un sol, elle échappe à la rationalité inquisitrice

du Dispositif et n’a pas besoin, comme la subjectivité moderne déracinée, d’aucun « sens »,

c’est-à-dire d’aucune direction ni d’aucune justification existentielle. S’il nous est certes

possible de la considérer du point de vue de son code génétique, ou encore de la comparer à

d’autres végétaux dans un tableau, ou finalement d’en décrire les caractéristiques empiriques

selon des critères de classification préétablis, ce faisant, nous ne traitons plus de l’être de la

rose, mais d’une « vision » de la rose la considérant comme un certain type d’étant

correspondant à un certain domaine, qu’on peut comparer à d’autres du même domaine, par

exemple dans les pages d’un livre de botanique. C’est-à-dire que, la métaphysique

occidentale, dont nous avons dit qu’elle aboutissait dans son achèvement à un tourbillon

(Taumel) onto-logique et déracinant, retire chaque étant de son sol pour l’élever à

l’universalité du concept : dans ce prisme, la rose, plutôt que d’apparaître comme la simple

beauté apparente d’une nature sans pourquoi, devient un arbuste de la famille des rosasceae,

ayant telles caractéristiques empiriques et telle constitution, et ayant évolué à partir de telle

espèce, etc. La métaphysique cherche toujours à identifier l’étant, c’est-à-dire à lui assigner

un pourquoi dans le système total de l’étant qu’elle projette. C’est pourquoi l’homme, une

fois retiré de l’assurance qu’il avait jadis envers sa propre époque, c’est-à-dire une fois chassé

du sol phénoménologique sur lequel repose traditionnellement son « habiter », est en

recherche d’un pourquoi. Mais, précisément, en vertu de la rationalité intrinsèque à la

Technique moderne, il cherche ce pourquoi dans l’étant se phénoménalisant comme « fonds »

et s’y identifie lui-même369.

368 Ibid. 369 Le phénomène mondialisé de la consommation n’est en ce sens véritablement compréhensible qu’à partir d’une analyse phénoménologique du Dasein et de l’essance métaphysique de la Technique moderne.

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Pour terminer, revenons-en à la rose : en dépit de la structure onto-logisante du

Gestell, et en tant que φύσις enracinée dont l’éclosion découle d’un principe intérieur, elle

continue de fleurir. Comme nous l’avons mentionné, l’universalité du concept à laquelle le

Dispositif élève phénoménologiquement tout apparaître de l’étant équivaut à un tourbillon

déracinant qui risque d’entraîner avec lui l’essance même du Dasein. Se pourrait-il donc qu’à

l’instar de la rose, le Dasein humain soit susceptible d’atteindre lui aussi une existence sans

pourquoi ? Selon certains, Heidegger se ferait ainsi « l’apôtre » d’un « don de soi, sans raison,

un merci caché qui n’implique aucun calcul »370 ; mode d’être qui pourrait « affronter » le

Gestell — ou du moins s’en soustraire — et qui correspond à une forme d’existence plus

traditionnelle et religieuse. L’enracinement aveugle et volontaire dans une tradition serait

ainsi la réponse heideggérienne au déracinement et à la dévastation qui caractérisent l’époque

de l’accomplissement de la métaphysique. Rien n’est moins certain. Car « l’homme », écrit

Heidegger, « diffère de la rose »371, et il ne peut rester homme sans cette « attention » dont la

rose n’a pas besoin. Dans les mots de Kant, gît au cœur de l’homme un « besoin de la

raison »372, c’est-à-dire à la fois un besoin de rationalité et un besoin de pourquoi, en accord

avec le double sens du terme de raison que nous avons mentionné précédemment en traitant

du grand principe de Leibniz ; besoin dont il tente sans cesse de satisfaire les exigences, par

exemple par le geste du philosopher, et avec un succès plus ou moins grand. Le Dasein

humain a en propre la possibilité de se questionner sur l’être, et, contrairement à la rose, ne

peut être authentique en restant fermement enraciné dans une « nature » : contrairement à la

rose, le Dasein est historial (geschichtlich). Ainsi, la rose apparaît ne pas pouvoir constituer

ce « sauver » qui croît près du danger. Pourtant, celle-ci, en tant que φύσις insigne, pousse

encore parfois sans pourquoi à l’époque de l’effectuation de la métaphysique, laissant

apparaître un passé où nous étions peut-être, comme la rose, « sans pourquoi ». Or, Heidegger

écrit : « Sauver est : reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci, pour la

première fois, de la façon qui lui est propre. »373 Nous aussi, Dasein(s) humains, sommes en

partie φύσις. Il apparaît ainsi nécessaire de méditer plus avant la possibilité réelle d’une

370 BALTHASAR, von, H. U. « La gloire et la Croix, Les aspects esthétiques de la révélation », Le domaine de la métaphysique, Les héritages, tome 86, tr. Givord, Aubier Théologie, Paris, 1983, p. 186. 371 HEIDEGGER, M., Le Principe de raison, p. 107. 372 KANT, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Vrin, p. 78. 373 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 38.

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existence qui puisse échapper à l’emprise toute puissante de la technique moderne ; existence

pouvant, semble-t-il, jaillir d’un « laisser apparaître » originaire de la φύσις, qui puisse nous

« reconduire », dans notre essance propre, en dehors de tout reddere rationem. En d’autres

termes, il s’agit de dépasser la métaphysique occidentale tout entière ; non pas, cette fois, en

lui opposant ses propres concepts374, mais en opposant au commencement grec — l’envoi

(Schicken) initial de la Seinsvergessenheit — un « autre commencement » ; possibilité dont

nous ne traiterons pas en profondeur en ce qu’elle se trouve en dehors du domaine propre de

l’objet que nous nous étions donné, mais que nous allons brièvement prendre en compte en

guise de conclusion.

374 C’est, par exemple, ce que Nietzsche et le vérificationnisme anglo-saxon ont tenté de faire, échouant au passage. Cf. HEIDEGGER, Zur Sache des Denkens, p. 62, tr. fr., p. 114 : «... dans la mesure où, par Nietzsche, la métaphysique se prive elle-même, en quelque sorte, de sa propre possibilité de déploiement, nous n'apercevons plus d'autres possibilités pour la métaphysique. Car, du fait du renversement accompli (vollzogene Umkehrung) par Nietzsche, il ne reste plus à la métaphysique que le détournement dans ce qui lui est inessentiel (Verkehrung in ihr Unwesen) », ainsi que CARNAP, R., « Ueberwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache », Erkenntnis, II, 1931 (tr. fr. SOÛLEZ, Manifeste du Cercle de Vienne, Paris, 1985) : « les avatars du vérificationisme ont ironiquement prouvé qu'il ne suffit pas, pour dépasser la métaphysique, de retourner contre elle certains de ses concepts, eux-mêmes inexplorés ou impensés. Les concepts de vérification, de confirmation, d'expérience, etc. appartiennent radicalement à ce qu'on croyait pouvoir aisément « dépasser », et que l'on a répété — la métaphysique. » Citations reprises dans MARION, J.-L., « La fin de la fin de la métaphysique », Laval théologique et philosophique, vol. 42, n. 1, pp. 23-33, p. 24.

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Conclusion

Dès l’introduction du présent mémoire, nous nous sommes donné comme tâche, à

partir d’une citation de Michel Foucault, de « dire ce que nous sommes aujourd’hui et ce que

signifie, aujourd’hui, dire ce que nous disons »375 ; en d’autres termes, il s’agissait de tenter

d’offrir un diagnostic phénoménologique rigoureux de notre propre contemporanéité à partir

de la matrice conceptuelle heideggérienne de la Technique moderne. Suivant Heidegger,

nous nous sommes appliqués à mettre en lumière en quoi la phénoménalité qui nous est

contemporaine peut et doit être qualifiée de « technique », et comment l’essance de notre

époque, comprise comme Dispositif (Gestell), ne se comprend qu’à partir de l’histoire de la

métaphysique qui l’a vu naître – et de l’histoire de l’être qui, en creux, les fondent

respectivement. Bien que pareille tâche soit évidemment impossible à accomplir de manière

exhaustive dans l’espace réservé à un mémoire, il semble tout de même que nous ayons

progressé jusqu’à une conception de notre propre époque qui puisse ouvrir nos propres

horizons philosophiques — et ceux d’éventuels lecteurs — en nous permettant de poser à

neuf des questions proprement philosophiques et dignes d’être posées (Fragwürdiste), et ce,

tant par rapport à l’histoire qu’à la science – voire même à l’agir humain et au politique. Afin

de conclure le présent travail, nous allons maintenant brièvement résumer le chemin parcouru

avant d’examiner, en guise d’ouverture conclusive, l’éventualité d’un « autre

commencement » de la pensée en Occident, cet autre chemin que Heidegger oppose au

« premier commencement » grec de la métaphysique376.

Nous avons débuté notre parcours par une explicitation de la notion herméneutique

de « destruction » (Destruktion) telle que comprise par Heidegger. Montrant à partir de Sein

und Zeit que la phénoménologie, entendue comme onto-logie, λόγος convenant à l’Être —

c’est-à-dire à ce qui, derrière l’apparaître de l’étant, n’apparaît pas lui-même —, était la voie

d’accès privilégiée à l’essance de la technique, nous avons entrepris de déconstruire la

quadripartition aristotélicienne de la causalité, suivant en cela le texte de la conférence de

375 FOUCAULT, M., Dits et écrits, Tome I, n.64 : « Qui êtes-vous professeur Foucault ? » (entrevue), p.1. 376 Cf. HEIDEGGER, M., Apports à la philosophie. De l’avenance, Gallimard, Paris, 2013, p. 208.

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1953, « La question de la technique ». La typologie des causes que met en place Aristote en

distinguant entre cause formelle, matérielle, finale et efficiente, devenue le cœur logique de

la métaphysique occidentale, a ensuite pu être comprise comme le « fond métaphysique »

déterminant la ποίησις grecque, où l’orfèvre « considère (überlegt) et […] rassemble les trois

[autres] modes377 » de la causalité, c’est-à-dire la matière (ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité

(Τέλος) qui déterminent l’être-tel de tout étant produit. Nous avons subséquemment pu

décrire la τέχνη grecque comme un laisser-venir en présence de l’étant, c’est-à-dire comme

dévoilement. Dès lors, la technique nous est apparue non pas comme un ensemble de moyens

en vue de fins constituant l’application subséquente de la science théorétique par l’homme

— conception anthropologique et instrumentale correspondant à la représentation commune

que se fait la multitude de la technique — mais bien plutôt comme un mode du dévoilement,

c’est-à-dire, corrélativement au sens donné par Heidegger au terme d’« ἀλήθεια », d’un

laisser-venir (Veranlassung) à la présence (Anwesen) d’une chose en tant que quelque chose

(als Etwas).

Une fois acquise cette détermination aléthique de la technique, nous avons pu

expliciter, dans notre second chapitre, le régime phénoménologique propre à la technique

moderne sous la forme du mot fondamental (Grundwort) de « Dispositif » (Gestell). Par et

dans le Dispositif, l’étant apparaît comme un « fonds » (Bestand) commissible de ressources,

comme un moyen en vue de fins n’ayant aucune autre utilité ou justification que leur propre

efficacité en tant que moyens éventuels. Nous avons montré que ce tourbillon (Taumel), qui

correspond en aval au système industriel capitaliste qu’ont vu naître les deux ou trois derniers

siècles tel que diagnostiqué entres autres par Karl Marx, emportait avec lui l’essance de

l’homme et de la vérité et dévastait la nature au seul nom de l’efficacité (Wirklichkeit) la plus

grande, c’est-à-dire de la production à moindre frais nivelant distance et proximité. En ce

sens, nous avons conclu le deuxième chapitre en montrant comment l’ἀλήθεια correspondant

au Gestell ne laisse apparaître l’étant que comme un étant maitrisable et mathématisable,

c’est-à-dire susceptible d’être produit ou extrait pour ensuite être commis dans un système

logique et autarcique, analogue à celui tant recherché par les métaphysiciens de jadis.

377 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 14.

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Notre troisième et dernier chapitre a finalement pu explorer la provenance historiale

du Dispositif technique, c’est-à-dire qu’il nous a été enfin possible d’insérer notre époque,

comprise comme époque de la technique, dans l’histoire de l’Être (Seynsgeschichte) proposée

par Heidegger. Ce faisant, nous avons cherché à comprendre comment l’histoire de la

métaphysique occidentale, en tant qu’histoire des réponses successives de penseurs à une

éclaircie (Lichtung) propre à leur époque, fondait en amont l’histoire positive de l’Occident.

L’être se tenant toujours en retrait derrière l’étant qui apparaît, l’histoire des « éclaircies » et

de la pensée de celles-ci est essentiellement l’histoire d’un oubli et d’un délaissement

progressif de la question de l’être, ayant mené les penseurs à ne tenir en compte que l’étant

et sa possible rationalisation systématique au moyen d’une méthode, c’est-à-dire d’un chemin

prédéfini et, surtout, universalisable. Nous nous sommes ensuite efforcés d’expliquer ce

projet d’onto-logicisation du monde, présent dès le « premier commencement » grec, et sa

réalisation dans époque, c’est-à-dire celle de la toute-puissance du Gestell, en montrant au

passage en quoi la réalisation de ce projet aboutit dans un tourbillon (Taumel) déracinant les

étants et dévastant la terre. Nous avons conclu ce dernier chapitre en explorant brièvement la

double possibilité explicitement nommée par Heidegger d’un danger et d’un sauver de

l’essance du Dasein humain et de la vérité à l’époque de la métaphysique accomplie

(vollendete Metaphysik) par rapport aux vers du poète Hölderlin.

Il nous reste donc à survoler, de manière très succincte et afin d’ouvrir la réflexion à

d’autres horizons et à d’autres possibilités, l’« autre commencement » envisagé par

Heidegger, entre autres dans les Beiträge zur Philosophie : Vom Ereignis (composé des

années 1936 à 1940). Se voulant un dépassement de la métaphysique occidentale et de son

moteur, l’oubli de l’être, ce nouveau coup d’envoi (Schicken) s’oppose au « premier

commencement » grec, qui institue comme nous avons tenté de le montrer la métaphysique

de l’étant selon Heidegger. « Dans la région de l’autre commencement », écrit-il, « il n’y a ni

ontologie, ni, a plus forte raison, métaphysique378 ». La métaphysique, nous l’avons dit, est

achevée : le projet initial d’onto-logisation du monde semble bien s’être réalisé dans la

puissance industrielle démiurgique du Gestell. Appelant à une réinitialisation complète de la

pensée occidentale et à un abandon de ses concepts fondamentaux tels que compris dans

378 HEIDEGGER, M., Apports à la philosophie. De l’avenance, Gallimard, Paris, 2013, p.81.

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l’optique de l’oubli de l’être, Heidegger peut sembler opposer à la figure

phénoménologiquement dominante du Gestell une sorte de vœu pieux : rappelons que ce sont

en effet les poètes et les penseurs initiaux de la pensée occidentale qui, répondant à l’être

dans l’indissociation initiale entre mythe et raison, ont effectué le « premier »

commencement. En ce sens, ceux-ci sont plus les témoins de la Lichtung et de l’ἀλήθεια de

leur propre époque que de véritables initiateurs au sens de la libre volonté. Comment se

pourrait-il donc que les poètes et les penseurs des siècles à venir viennent eux-mêmes s’op-

poser par leur art à la rationalité calculatrice, transcendant en ce sens leur propre époqualité ?

Et pourraient-ils véritablement se voir tentés de le faire, sans sombrer dans un esprit idéaliste

et utopique de dépassement de l’histoire ou de retour unilatéral vers un passé mythique et

glorieux, perspectives elles-mêmes intégralement dépendantes du régime de phénoménalité

qu’il s’agit précisément ici de dépasser ?

Dans un chapitre intitulé Hors du questionnement, point de philosophie, Martina

Roesner écrit que « la relation entre les deux commencements n’étant pas d’ordre

chronologique, elle échappe à tous les modèles classiques d’une philosophie de l’histoire, au

schéma du déclin comme à celui du progrès. »379 Ainsi, peut-être faut-il, tout comme le fait

Heidegger, renvoyer dos à dos les idéologies antimodernes, tant progressistes que

réactionnaires, afin de plutôt invoquer la possibilité réelle380 d’un « autre commencement »

de la pensée, c’est-à-dire d’une véritable tabula rasa de la métaphysique occidentale venant

offrir à l’homme d’autres horizons que ceux de la technique moderne. S’il en est ainsi,

l’essance du Dasein doit être préservée en même temps que sa possibilité la plus propre :

celle du « questionner », qui porte peut-être en son sein la semence historiale (geschichtlich)

d’un « commencer » nouveau. Conformément à la sentence de Platon, « le commencement

est comme un dieu qui, aussi longtemps qu’il séjourne parmi les hommes, sauve toutes

choses381 », et ainsi la simple pensée, par l’ouverture d’horizons nouveaux qui la caractérise

379 ROESNER, M. « Hors du questionnement, point de philosophie : Sur les multiples facettes de la critique du christianisme et de la ‘‘philosophie chrétienne’’ dans l’Introduction à la métaphysique », dans COURTINE, J.-F., L’Introduction à la métaphysique de Heidegger, Paris, Vrin, p.100. 380 L’histoire n’étant jamais close tant que des Dasein(s) humains ek-sistent en son sein et préservent en propre la possibilité du questionnement portant sur l’être. 381 PLATON, Les Lois, VI, 775 e : « arkhè gar kai theos en anthrôpois idrumenè sôzei panta », cité par Hannah ARENDT dans La Crise de la culture, chapitre 2, « La tradition et l’âge moderne », Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1972, p.29.

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lorsque menée à bien comme « séjour parmi… », permet peut-être de travailler en creux à

l’avènement de ce dépassement. Il faut donc d’abord que la philosophie elle-même cesse

d’être une « discipline » parmi d’autres dont elle diffère de par la méthode et le domaine

d’objet qu’elle se donne, et qu’elle (re-)devienne bien plutôt ce questionnement essantiel qui

vise l’être en dehors de toute machination de l’étant, c’est-à-dire loin au dehors du domaine

où règne la prétendue « méthode scientifique ». S’agit-il alors d’entreprendre un

renouvellement de la philosophie — une énième fois — par de nouveaux concepts devant

être révolutionnaires pour sa refondation, ou encore de la « dépasser » elle aussi dans une

toute nouvelle forme de « pensée » ? Dans le « Dépassement de la métaphysique », Heidegger

décrit le mouvement historial vers un « autre commencement » de la pensée :

La métaphysique achevée, qui est la base d’un mode de pensée « planétaire », fournit la charpente d’un ordre terrestre vraisemblablement appelé à une longue durée. Cet ordre n’a plus besoin de la philosophie parce qu’il la possède déjà à sa base. Mais la fin de la philosophie n’est pas la fin de la pensée, laquelle est en train de passer à un autre commencement.382

Si la philosophie « est à la base » du Dispositif, c’est, comme nous l’avons vu, que l’histoire

de la métaphysique mène à son propre accomplissement dans l’époque de la technique qui

est la nôtre. L’« autre commencement » en sera donc un de la pensée, faisant suite à la « fin »

de la philosophie. Mais quelle forme prendra cette pensée de l’après ? Il est ici important de

remarquer que le texte précédemment cité, le « Dépassement de la métaphysique », date selon

l’édition de la Gesamtausgabe des années 1936–1946 ; années qui se situent tout juste

après383 la fameuse compromission de Heidegger avec le régime national-socialiste allemand

sous la forme de l’acception d’un poste de recteur en 1933 – et de sa démission peu après.

Certains auteurs384 voient dans l’« autre commencement » heideggérien une forme

382 HEIDEGGER, M., « Dépassement de la métaphysique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel » (no 52), 1993, p.95-96. 383 On doit toutefois mentionner que Heidegger aurait, selon toute vraisemblance, gardé sa carte du NSDAP jusqu’à la victoire alliée en mai 1945. Cf. SAFRANSKI, R., Heidegger et son temps, Paris, Librairie générale française, 2000, chapitre 14. 384 C’est-à-dire qu’il aurait en un sens projeté le dépassement réel de la métaphysique par les forces national-socialistes et leur avènement historique sous la forme du régime hitlérien. Cette analyse que nous jugeons trop historisch, donc ontique – Heidegger n’ayant pas pu souhaiter le dépassement de la métaphysique par les forces issues de son accomplissement dans la modernité – est supportée par plusieurs auteurs très critiques de l’engagement politique de Heidegger, entre autres Emmanuel FAYE, Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie : autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées »,

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philosophique d’adhésion au nazisme, voire de « nazification » de la philosophie même de la

part de Heidegger. De son propre aveu en 1938, « au cours des années 1930-1934, j’ai vu

dans le national-socialisme la possibilité du passage vers un nouveau commencement dans

la lecture que j’en ai proposée »385. « Par-là », poursuit-il toutefois, « j’ai méconnu et sous-

estimé ce ‘‘mouvement’’ dans sa réalité véritable »386 : en effet, si le texte du « Dépassement

de la métaphysique » où Heidegger affirme que la pensée est déjà en train de passer à l’« autre

commencement » est bien contemporain du nazisme, il est toutefois travaillé jusqu’à bien

plus tard que 1938 (c’est-à-dire jusqu’à 1946), date à laquelle Heidegger plaçait visiblement

cette possibilité historiale de la pensée ailleurs que dans le régime déchu auquel il a tristement

participé en 1933. De plus, il faut rappeler, comme nous l’avons déjà mentionné, que

nazisme, communisme et capitalisme seront considérés par Heidegger comme autant

d’avatars du Gestell387 ; la pensée de la technique, de la métaphysique et de l’« autre

commencement » ne correspondant en ce sens à aucun régime politique déterminé. Si notre

analyse — quoique très rapide — s’avère juste, la question fondamentale demeure : où doit-

on placer cette possibilité de dépasser par la simple pensée « la charpente d’un ordre terrestre

vraisemblablement appelé à une longue durée388 », surtout si « cet ordre n’a plus besoin de la

philosophie parce qu’il la possède déjà à sa base389 » ? Que reste-t-il à faire

philosophiquement parlant ?

« Que dois-je faire ? » est l’une des trois célèbres « questions fondamentales » de la

philosophie posées par Kant dans le Canon de la raison pure ; questions touchant « tout

l’intérêt (tant spéculatif que pratique) de ma raison390 », que sont respectivement « Que puis-

2005, et plus récemment par Stéphane DOMERACKI, Heidegger et sa solution finale. Essai sur la violence de « la » « pensée », Connaissances et savoirs, Paris, 2016. 385 HEIDEGGER, M., GA 95, p.408. Cité par J. GRONDIN dans son article « Peut-on défendre Heidegger ? », Le Devoir, Montréal, 4 février 2017. 386 Ibid. 387 Cf. HEIDEGGER, M., GA40, tr. fr. p.36 : « L’esprit faussé en intellect est réduit au rôle d’instrument. Peu importe que ce soit […] en dominant des moyens matériels de production (comme dans le marxisme) […] ou en dirigeant l’organisation d’un peuple conçu comme masse vivante et comme race ; dans tous les cas l’esprit, en tant qu’intellect, devient la superstructure impuissante de quelque chose d’autre ». 388 HEIDEGGER, M., « Dépassement de la métaphysique », p.95-96. 389 Ibid. 390 KANT, Critique de la raison pure, « Théorie transcendantale de la méthode », chap. 2, (Ak. III, 522), Œuvres philosophiques I-III, éd. par F. Alquié, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1980-1986, v. IX, p.25.

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je savoir ? », « Que dois-je faire ? » et « Que m’est-il permis d’espérer ? ». Jetant un coup

d’œil herméneutique à ces trois questions à la lumière des acquis du présent mémoire, on doit

répondre à la première de ces questions qu’un savoir exact (Richtig) peut être recherché dans

les sciences qui nous sont contemporaines, mais qu’un savoir du vrai, c’est-à-dire un

questionnement essantiel se tournant uniquement vers l’être et à même de dépasser par un

nouveau commencement la métaphysique clôturante de l’Occident, reste à venir. La

deuxième de ces questions, « Que dois-je faire ? », peut être enrichie de manière à convenir

à la « tâche » qui apparaît au terme de ce mémoire, celle du dépassement de la métaphysique :

que nous faut-il faire, nous qui, en tant qu’étudiants, aspirons à pratiquer cette philosophie

dont nous venons de dire qu’elle est « à la base » du Dispositif technique – et surtout nous

qui, en tant que Dasein(s) humains, aspirons à habiter la terre dans la plénitude de notre

essance et sans la dévaster ? Selon Heidegger, cette question « prend sa source dans le vouloir

effectuer. Dans le rapport de la vérité de l’Être à nous, un effectuer de notre côté a aussi peu

lieu qu’un effectuer de l’Être et de son déploiement d’essence. »391 C’est donc dire que la

tentation de faire quelque chose face au déferlement de la technique prend elle-même sa

source dans le Dispositif régnant de la subjectivité totalisée. Ainsi, « nous ne ‘‘devons’’

absolument rien [faire], si devoir signifie : la règle d’un agir effectuant et sa loi. »392

Toutefois, nous avons vu que la pensée elle-même, lorsqu’elle vise l’être, porte la potentialité

de déterminer en retour l’histoire à venir. Ainsi ne nous reste-t-il plus qu’à penser, en tant

que « penser est ici : faire l’épreuve du péril […]. Faire l’épreuve du péril (Gefahr) (l’essence

du Dispositif) est pénétrer dans ce qui sauve ; dans la garde de la chose à partir de l’avènement

appropriant (Ereignis) du monde. »393 À la troisième question, nous pouvons finalement

répondre qu’il nous est encore permis d’espérer que, comme la rose, la pensée et peut-être

l’art peuvent toujours, par leur travail, percer la rationalité investigatrice de la technique. Ce

faisant, « penser » revient à ouvrir de nouveaux horizons historiaux, c’est-à-dire à travailler

comme sans le savoir à l’avènement d’un autre mode du dévoilement dans l’Histoire

(Geschichte). Nous espérons en ce sens que notre « penser » — à ce jour et à l’ombre de

391 HEIDEGGER, M., « Que devons-nous faire ? », dans Pensées directrices. Sur la genèse de la métaphysique, de la science et de la technique modernes, Éditions du seuil, Paris, 2019, p.350. 392 Ibid. 393 Ibid.

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Heidegger, un « penser » métaphysique du Dispositif et du « danger » qu’il recèle — pourra,

à terme, contribuer au renouvellement de la pensée elle-même.

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i En ordre de parution dans l’édition intégrale allemande (Gesamtausgabe, abbréviation « GA »).