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    Bulletin danalyse phnomnologique IV 4, 2008ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm

    Heidegger et ltre du OnPAR CHRISTOPHE PERRINUniversit de Lille 3 Universit de Paris 4

    Rsum Motif dterminant de lanalytique existentiale, le On das Man nest jamais interrog pour lui-mme par les commentateurs de Heidegger ; ilfait pourtant de leur part lobjet dinterprtations non seulement trscontrastes, mais encore fort loignes de ce que le penseur allemandsemblait avoir envisag en menant son analyse. Do la ncessit den fairele sujet central dune rflexion qui, en contrepoint des lectures historique-ment situes et scientifiquement orientes, entend clairer ltre qui est lesien en le ramenant son statut dexistential dun Dasein dont il constitue,toujours et demble, lombre porte.

    Dun pronom un nom

    Si la question que suis-je ? , Heidegger, on le sait, rpond dans Sein undZeit, en visant par l ltre de lhomme en gnral, que je suis un Dasein,mieux, que je suis leDasein Dasein tant le nom de ltant que je suis, untant particulier dans la sphre des tants qui possde, outre un certainprivilge, des dterminations spcifiques , la question qui suis-je ? ,Heidegger rpond pourtant que je ne suis pas ordinairement moi-mme, dansla mesure o je suis toujours et avant tout On :

    De prime abord, je ne suis pas au sens du Soi-mme propre, mais jesuis les autres selon la guise du On. Cest partir de celui-ci et comme celui-

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    ci que, de prime abord, je suis donn moi-mme . Le Dasein est deprime abord On et le plus souvent, il demeure tel F1F.

    en croire Heidegger, On est donc dune certaine faon mon prnompuisque cest lui qui me dsigne demble. Mais comment passe-t-on dunpronom, somme toute banal, de la langue usuelle, au nom pour le moinsoriginal dun des motifs essentiels de lanalytique existentiale ?

    Prcisons que ne pas tre soi-mme sentend gnralement en deuxsens distincts : je peux dabord ne pas tre en vrit ce que je crois tre, carrien ne garantit que je puisse avoir entirement accs ce que je suisvraiment. Je pourrais, sans le savoir, mchapper sans cesse moi-mme.Ds lors, plutt que dans ltre, le problme rsiderait ici dans le connatre ;

    je peux ensuite ne pas tre mme, en socit, de russir treauthentiquement moi-mme car, sciemment ou non, la vie parmi messemblables pourrait mobliger des compositions, des altrations. Ce seraitalors le rapport du paratre ltre quil faudrait mettre en question.Cependant, plus qu une problmatique pistmologique ou sociale, cest un questionnement directement ontologique quinvite le On heideggrien.Modalit lgitime de lexistence, en effet, il se prsente sans doute commelune des formes les plus extrmes dalination penses dans lhistoire de laphilosophie. Le propos de lauteur en est dautant plus paradoxal.

    En effet, comment puis-je, moi, ne pas tre moi-mme ? lvidence,je ne peux pas tre, moi, en mme temps identique et diffrent de moi-mme.Ou bien je suis moi, ou bien je ne le suis pas et je suis alors un autre qui nestpas moi. Cest l, dira-t-on, une question de bon sens, une question deconformit aux principes didentit et de (non-)contradiction. Et comment

    pourrais-je dailleurs commencer par ne pas tre moi-mme ? Si lonconvient parfois que, sous leffet dune pression ou dune passion, je ne suisplus moi-mme, je ne mappartiens plus, nest-ce pas exagrer que de penserune absence originaire de moi moi-mme ? Si je sais trs bien qui je suis,comment penser que cet tant mon nom, cet tant qui est chaque foismien, je ne le suis nanmoins toujours demble que sur le mode neutre etanonyme du On ? Comment concevoir cette dimension dapparente imper-sonnalit au cur mme de ma personne ?

    Cest au fond ici que le bt blesse : je suis mais, de prime abord et leplus souvent , ce je est un autre, puisque littralement, ce je est un on. Quiest alors ce On, qui, nous dit-on, nest personne, mais dont chacun comme

    1 Sein und Zeit, 27, p. 129 nous citons luvre selon sa 10e dition, MaxNiemeyer, Tbingen, 1963, abrg par la suite SZ, paragraphe et page.

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    tous relvent et que je suis moi-mme dordinaire ? En toute logique, si le Onnest personne, je ne peux pas ltre, mais si je le suis, il ne peut pas ne pastre quelquun, en loccurrence moi, moi que cependant je ne serai paspuisque, encore une fois,je sera on. En bref, le On est On, et cette tautologie,rponse spontane limbroglio auquel nous parvenons examinerlogiquement le mot heideggrien, esquisse l tout son hermtisme.

    Le terme On pourrait-il de lui-mme nous rvler quelque chose ? Lemot nest sans doute pas choisi au hasard par Heidegger. Dun point de vuestrictement tymologique, lallemand et le franais se rejoignent : Man vientdeMann, comme on vient de homme.

    On vient de homo ; cest une altration du beau mot dhomme ; cest unhomme chauve, gonfl, mascul, myope, plein de vent, rduit la panse,nourri de prtention et danonymat,

    crit lacadmicienF1F. Que dira le philosophe ? Manifestement, le On seraitune faon de dsigner lhomme en gnral, une faon de saisir le collectifhumain. En ce sens, le On a rapport la majorit, la tradition, au senscommun, lopinion publique. Mais lextension exacte, la cardinalit du Onne semble pas importer. Lenjeu est sans doute dans le pronom substantivlui-mme : le mot qui donne au On son unit ne confre-t-il pas uneexistence de sujet un agrgat contingent ? Le jeu des dterminants enallemand apporte peut-tre un indice supplmentaire dans la caractrisationde cette figure singulire.

    Das Man est driv de der Mann, autrement dit le On est driv delhomme ; lindfini, le neutre, limpersonnel drive dun substantif prcisqualifi par un article dfini. Faut-il aller jusqu lire, dans cette simpleobservation terminologique, que lhomme la drive choue sur le Ondont il prend le mode ? Remarquons pour lheure que dire On revientcouramment dsigner la multitude partir de ce quelle fait on dit, onraconte, on accomplit, etc. et non partir de ce quelle est, do lide quele On serait davantage un certain rapport plutt quune certaine substance.Ds lors, le On ne serait pas tant synonyme de foule, de masse, de peuple oude communaut, quponyme de celui que je suis couramment parmi lesautres et, peut-tre, antonyme de celui que jai tre, puisque nous admettonstous quil faut tre, ou du moins oser tre soi, contre luniformit possiblevhicule par la socit. Pronom personnel de la troisime personne, mais

    1 Paul Morand, Excursions immobiles (1944), in uvres,Paris, Flammarion, 2001,p. 539.

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    pronom indfini, le On nindique au demeurant rien du sujet rel quil estcens dsigner. On, cest tout le monde en gnral mais personne enparticulier, bien quen lui puisse sinclure le sujet mme de lnonciation. Ence cas, le On devient synonyme de nous, celui-l pouvant tre prfr celui-ci par facilit : on dit que, on a choisi de, on agit comme cela, autant deprtextes pour lgitimer nos actes et nos penses sans avoir en dcider ni les assumer en propre. Si le On favorise ainsi loccultation de lego dans sonindistinction avec les autres o prvaut la substitution de tous avec chacun,notons surtout quil nest jamais assignable une ralit concrte etcirconscrite laquelle je pourrais mopposer. Telle est bien la forcemanifeste du On qui fait toujours autorit sans jamais sincarner.

    Mais il y a plus. Car si penser de manire gnrale le On consiste conceptualiser un pronom personnel pour passer de la grammaire laphilosophie, penser le On heideggrien implique dapprhender un motif

    dtermin dans une philosophie qui semploie la mise en lumire dune grammaire de ltre F1F non-catgorielle, mieux non-substantive. Or lachose nest pas des plus aises, et cela pour deux raisons. La premire tient ce que, en dpit dune grande renomme et dune force de persuasioncertaine, lanalyse du On ne demeure expose qu titre de dveloppementoblig dans une prsentation consciencieuse de Sein und Zeit, et noninterroge en et pour elle-mme dans sa complexit voil ce que nousvoudrions palier dans cet expos. La seconde rside dans le fait que vouloirpasser de la description heideggrienne de l tre-On duDasein quotidien la mise en lumire de ltre du On, autrement dit lclaircissement de sonsens et de son essence, revient se heurter toute une littrature secondairesur la question qui noffre trop souvent, de la part des commentateurs, que

    des interprtations non seulement trs contrastes, mais encore fort loignesde ce que le penseur allemand semblait avoir envisag en menant son analyse voil ce que nous voudrions corriger.

    Que pense-t-on au fond lorsque lon fait du On le sujet le plus rel dela quotidiennet F2F, lauteur de la dcharge du Dasein ou lacteur uniquedans la pr-esquisse de lexplicitation prochaine du monde F3F ? Que veutdire Heidegger dans ces formulations qui, grammaticalement, considrent leOn comme un sujet part entire ? Comment apprcier ontologiquementcette figure si particulire ? En contrepoint des lectures historiquement

    1 Gaetano Chiurazzi, Hegel, Heidegger e la grammatica dellessere, Roma-Bari,Italia, Laterza, 1996.2SZ, 27, p. 128.3Ibid., p. 129.

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    situes et scientifiquement orientes qui, puisque moins sensibles la lettreheideggrienne, peuvent en fausser lesprit, nous mettrons laccent sur lesens dtre du On, en insistant sur son inscription au cur de lanalytiqueexistentiale. Lessentiel sera de montrer dune part que, si le On assurelintelligibilit du monde ambiant, il nclaire en rien la phnomnalit desnon-tants et se rapporte ds lors eux sur le mode de lesquivedissimulatrice et de la dissimulation ; dautre part, que cest seulement parceque le On est ontologique quil autorise des lectures htroclites et, enfin,que sil est diffus, essentiel et universel, le risque est grand de lhypostasieret den faire une figure qui transcende le Dasein, lors mme quil nen estque lombre porte.

    Centralit et quivocit du On

    Sinterroger sur la fonction et les dterminations du On dans Sein und Zeitimplique de se rendre attentif la place quil y occupe. Situ au premier tiersde louvrage, le 27 qui porte sur lui vient clore linterrogation sur le qui du

    Dasein et inaugure ses manifestations textuelles dans le matre-livre. Sicelles-ci sy rpartissent de manire assez gale, on stonnera que le On,troitement li pourtant lanalyse fondamentale prparatoire duDasein quine constitue que la premire section de luvre, apparaisse autant, voiredavantage dans la seconde 72 occurrences contre 80. Dbordant le strictcadre du paragraphe vou sa description, mentionn plus de 150 fois en 438pages, le On se prsente comme un motif incontournable. Constituant lunedes deux figures possibles duDasein, il participe, en tant que contrepoint, de

    toutes les analyses destines conqurir le pouvoir-tre tout authentique F

    1F

    de cet tant. Il rsonne dailleurs jusquaux dernires pages de Sein und Zeit,du fait de la structure symtrique du livre qui fait rpondre, ltude initialede la quotidiennet duDasein et de la pr-comprhension que cet tant a delui-mme, lanalyse terminale de la quotidiennet de la dchance selon latemporalit et celle de lapprhension vulgaire du temps. La prsencercurrente et stratgique du On nest donc pas sans trahir son importance.

    Si le On savre une part essentielle de lanalytique existentiale, celle-l ne semble pas pour autant dnue dambiguts. Le 27 de lopusmagnum, tenu parfois pour lun des plus fondamentaux, nen serait pas lemoins confus. Cest l la thse de Hubert-Louis Dreyfus pour qui letraitement heideggrien du On en 1927 ne va pas sans quivoques. Selon lui,

    1SZ, 60, p. 301.

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    Heidegger serait rest prisonnier des influences, sans doute contraires, deDilthey et de Kierkegaard, le premier estimant que lintelligibilit du mondene peut apparatre que dans le cadre de pratiques publiques, le second, que la vrit nest jamais dans la foule . Au lieu davoir distingu ces pointsde vue, le philosophe les aurait maris dans son dveloppement sur le On,do une certaine opacit qui empcherait celui-ci davoir la centralit qui luirevient dans lconomie gnrale de Sein und Zeit. Ds lors, deux thmesbien distincts, bien que proches, seraient entrecroiss au 27, traitsobscurment lun lautre lun dans lautre. Lun envisagerait le On en tantque qui duDasein quotidien, lautre prsenterait le On comme le principe quiarticule le systme de renvois du monde ambiant et en assure le sensF1F. Or, dufait de cette imbrication, on aboutirait des figures du On, sinon incom-parables, du moins imparfaitement superposables. Le On ne serait-il pasquivoque en effet, en ce que, rpondant la question du qui du Dasein, il

    voquerait un On particulier, constitutif de mon tre, un On que chaqueDasein peut tre intimement mme si tous le sont aussi, alors que, considrcomme ce qui rend possible la significativit Bedeutsamkeit , ilsuggrerait plutt un On gnral, prcdant et excdant chaque Dasein, unOn indpendant finalement, lors mme que tous les Dasein dpendent delui ? Mais limbroglio thmatique sajouterait une incohrence textuelle.

    Il y aurait, en vrit, deux assertions contraires dans Sein und Zeitlgitimant deux lectures opposes de lanalyse du On F2F. Heidegger affirmedune part que : Ltre-Soi-mme authentique ne repose pas sur un tatdexception du sujet dgag du On, mais il est une modification existentielledu On comme existential essentiel F3F. Dans cette perspective, le Dasein neserait pas demble ce quil est ou doit tre. Il ne deviendrait lui-mme qu

    partir dun trait structurel en lui, le On, faisant en sorte quil ne concidejamais spontanment avec lui-mme. Mais Heidegger paratrait se contredireen crivant dautre part que, si de prime abord et le plus souvent [] le

    Dasein nestpas lui-mme, mais est perdu dans le On-mme , celui-ci estune modification existentielle du Soi-mme authentique F4F. Cette fois, le

    Dasein serait dabord lui-mme en sorte que, le Soi-mme tant fondamental,

    1 Hubert-Louis Dreyfus, Being-in-the-world. A commentary of Heideggers Beingand time, Division I, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1991, p. 143-144.2 Taylor Carman, dans On Being Social : a reply to Olafson , inInquiry, vol. 37,n2, juin 1994, p. 214, et Hubert-Louis Dreyfus, dans Interpreting Heidegger onDas Man , in Inquiry, vol. 38, n4, dcembre 1995, p. 424, le font remarquer tousdeux.3SZ, 27, p. 130.4Ibid., 64, p. 317.

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    ce serait seulement sur cette base que la dimension impersonnelle du Onsurviendrait en lui. Ainsi qui est au fond modification de qui ? Le Soi prime-t-il le On ou est-ce le On qui supprime le Soi ? Le On est-il bien un existential essentiel ou nest-il que le mode dficient dun Soi plusoriginel ?

    Lquivocit apparente des phrases heideggriennes nest pas sansconsquences. Pensant le texte de 1927 sur ce point incohrent et, partant,privilgiant lune ou lautre de ces deux affirmations, Frederick Olafson etHubert-Louis Dreyfus ont dvelopp dans les annes 1990 deuxinterprtations concurrentes du On F1F, lorigine dune polmique outre-atlantique. On doit Taylor Carman davoir sans doute, le mieux, montr laspcificit et la rivalit des points de vue en prsence dans son articleintitul : On being social. Selon Carman, Olafson dfendrait une analyse existentialiste ou ontique du On, en le considrant comme une

    dformation de l tre-avec Mitsein. Pour lui, le On serait un modeprivatif, une modalit altre du Dasein correspondant une tape premiremais temporaire de socialisation, dans laquelle le jeune Dasein ne pourraitque dpendre ncessairement des normes publiques, avant de pouvoir sendprendre, une fois lge venu dassumer ses actes et ses ides. Dreyfus, enrevanche, serait partisan dune conception wittgensteinienne ou ontologiquedu On. Le tenant pour la dnomination heideggrienne spcifique des normessociales qui permettent lintelligibilit du monde au quotidien, il le conce-vrait, non pas comme un tant, une personne ou un groupe de personnes,mais comme lautorit normative impersonnelle garantissant les pratiquessociales et rendant les tants intramondains comprhensibles et utilisables. Ilne serait ni un Dasein, ni une entit distincte de lui, mais plutt un trait

    structurel gnral de notre tre-au-monde permettant une sorte de senscommun normatif. Cette divergence de points de vue nous montrant quelpoint le statut du On peut passer pour ambigu, pour tenter den fixer le statut,pensons donc plus avant sa fonction.

    Des rles positifs et ngatifs du On ?

    Dans cette perspective, lintrt est grand de faire mention des lecturesamricaines du On puisque, croyant reprer deux thmes distincts au 27de Sein und Zeit et dsirant ne pas sen tenir la seule caractrisation de

    1 Le premier dans Heidegger and the Philosophy of Mind, New Haven, YaleUniversity Press, 1987, le second dans louvrage prcdemment cit.

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    l identit que constitue le On pour le Dasein le On [] est lepersonne auquel tout Dasein [] sest chaque fois dj livr F1F , ellestentent souvent de penser les actions du On sur une existence toujours djsociale. Dans leur perspective, le On ne dsignerait peut-tre pas tant le

    Dasein que je suis passivement sans ltre en propre, quune instance encoreobscure qui dtermine activement le monde qui mentoure. Evoquons en cesens dans ses grandes lignes la lecture originale du On tablie par Hubert-Louis Dreyfus, non seulement car elle semble paradigmatique aux Etats-Unis, mais aussi et surtout parce quelle entend prsenter du On des fonctions positive et ngative F2F.

    Cest en soulignant le caractre public des usuels Zeug que nouspouvons manier que Dreyfus entame son tude du On. Dans la mesure o unusuel est ce quil est indiffremment de celui qui sen sert et quune manirespcifique de lutiliser laccompagne, equipment displays generality and

    obeys norms . Destin tous en gnral, lusuel ne va effectivement passans mode demploi. Une norme a dores et dj dfini ce quon fait de lui etcomment on le fait. Le On renvoie ainsi lusager moyen, lutilisateurlambda : To refer to the normal user, Heidegger coins the term das Man F3F.Il faut alors insister sur le caractre normatif du mot. Le On doit tre comprisen termes de canons et de conformit, car cest lui qui semble toutdterminer, jusquaux objets qui me concernent et ne conviennent qu moi.Si ma vue baisse, je porterai des lunettes parce quon le fait dans ce cas,parce quon men prescrit et quon les tient pour le bon remde. Or si je saisquoi faire, je ne sais pas toujours pourquoi.

    Norms tell us right and wrong but do not require any justification F4F.Je prononce dompteur sans dire le p, amygdale sans lire le g, non

    parce que je suis un phonticien accompli, mais parce que sitt ces mots parmoi mal articuls, ceux qui les prononcent bien cest--dire ceux qui nensavent pas plus que moi sur leur prononciation exacte mais qui, pour avoirt repris plus dune fois, ne savent que trop quon les dit de telle faon vont me corriger. Ce nest que lors de mon cart par rapport la norme que

    je dcouvre quel point jy suis aveuglment soumis. trangementcependant, ce nest pas cette soumission mais mon incartade qui me drange,car jen suis gn. Drogeant aux usages tablis, je mexpose tre montrdu doigt, moqu, voire dlaiss. Affectivement, il mest donc difficile de

    1SZ, 27, p. 128.2 Hubert-Louis Dreyfus,Being-in-the-world, op. cit.,p. 154.3Ibid., p. 151.4Ibid., p. 152.

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    maintenir ma diffrence et, raisonnablement, il semble insens dinsister.tant donn que je suis seul faire comme ceci alors que tous font commecela, comment ne pas me penser dans lerreur et en tort ? Sensuit matendance profonde me conformer au plus vite aux rgles en vigueur que jene fais partant que conforter. Le On se tient donc dans la moyenne, dans unemdiocrit qui le maintient. Mais comment lapprcier ?

    Norms and averageness they sustain perform a crucial function.Without them the referential whole could not exist F1F. Cest une utilitfondamentale quil faut demble reconnatre aux normes. Pour senconvaincre, reprenons lexemple du dner donn par Dreyfus. Souvent, pourdner, on mange avec une fourchette, on mange table, on mange dans lasalle manger et on mange quand chacun a fini de sinstaller. On pourra direque ces assertions sont de simples traits caractristiques de pratiquesalimentaires communes en Occident. Nanmoins, elles nindiquent pas tant

    des us et coutumes localiss et particuliers quune dtermination gnrale desconditions du dner. Et cest l tout leur intrt : The important thing is thatin each culture there are equipmental norms and thus an average way to dothings F2F. Ces noncs du type on ne sont donc pas seulement descrip-tifs. Ils revtent sans doute un aspect, sinon coercitif, du moins premptoire :on les emploierait sans mal pour rprimander un enfant qui mangerait avecses mains, mettrait des miettes partout et irait grignoter en goste dans sachambre. Mais sils paraissent autoritaires, ils sont surtout ncessaires selonDreyfus. Sans eux, le dner ne pourrait se tenir, car tout le monde ignoreraitles codes qui le rendent possible, en organisant la totalit du systme derenvois des usuels mobiliser pour quun dner, prcisment, ait lieu. Biensr, parce quils sont bien connus de tous, ils passent inaperus : transparents,

    ils nen sont pas moins omniprsents. En indiquant toujours la manireordinaire et moyenne de faire les choses, ils participent dun On qui nepromeut pas tant une faon de les faire quil les permet toutes, jusqu leurscontrefaons.

    Ici apparatrait une fonction foncirement positive du On : le Onfavoriserait ladhsion au monde de tout Dasein et, en vhiculant des pra-tiques publiques courantes, rendrait celui-ci intelligible pour chacun, celles-ltant manifestement partageables par tous. Si la mdiocrit concourt unecomprhension quotidienne collective et si, comme lcrit Heidegger, le On[] articule le complexe de renvois de la significativit F3F, il semblerait en

    1Ibid., p. 153.2Id.3SZ, 27, p. 129.

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    effet que le On soit the source of signifiance and intelligibility F1F. Le Onserait par l-mme ce qui rend le monde ambiant abordable, praticable etcohrent.

    Ceci dit, comme une ombre au tableau se profile un risque intrinsque cette hgmonie des normes du On. Comme les canons peuvent se fairecarcans, la conformit pourrait verser dans le conformisme, attitude passiveque lon croit dcider lors mme que lon est assujetti. Par ailleurs, si lamdiocrit est pense par Dreyfus comme constitutive de lintelligibilit, unecertaine opacit semble pouvoir en driver. En supprimant toute diffrencedimportance entre les choses quelle considre, elle pourrait amener le

    Dasein, du fait de la comprhension globale quelle parat initier, se penserbien connu pour lui-mme, lors mme quici,Dasein et tants intramondainsseraient considrs dun mme point de vue, sur un mme niveau, do unnivellement malheureux des singularits et des significations propres de

    chacun. Aussi le nivellement possible savre-t-il la fonction potentiellementngative du On. Selon Dreyfus, une distinction doit donc tre faite entre deuxaspects des normes quinduit le On, lun o elles se prsentent comme ce quipermet lunit du monde et lui confre sens, lautre o elles risquentdavantage dincarner ce qui fait autorit, uniformise et nivelle. Si sont ainsicaractriss ces rles positif et ngatif du On, quel statut de celui-ciimpliquent-ils cependant ?

    Remarquons que Dreyfus a beau rappeler la thse heideggrienneselon laquelle le On est un existential qui appartient, en tant que

    phnomne originaire, la constitution positive duDasein F2F, il lui estmanifestement difficile de penser jusquau bout le On comme une dimensionspcifique du Dasein, ne dbordant pas ontologiquement lespace dfini par

    celui-ci. Pour expliquer que le On est le sujet le plus rel de la quotidiennet,Dreyfus note bien entendu que cest lui qui dtermine les possibilits que leDasein aura saisir, et quen ce sens, le On se donne comme substituteDasein F3F, celui qui est son qui ordinaire. Mais comment comprendre ceslignes : Like a particular Dasein, the one in its being makes an issue ofpreserving a certain understanding of what is to be a human being, and whatit is to be in general F4F ? Certes, le On est bien solidaire dune explicitationde ce qu tre veut dire, mais pourquoi prsenter le On comme un Daseinparticulier alors que prcisment, si le On est un existential, il nest rien

    1 Hubert-Louis Dreyfus,Being-in-the-world, op. cit.,p. 161.2 SZ, 27, p. 129.3Hubert-Louis Dreyfus,Being-in-the-world, op. cit.,p. 158.4Ibid., p. 159.

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    dautre que le Dasein lui-mme envisag sous un angle particulier ? Unecomparaison suggrant toujours la ressemblance de deux tants distincts,comment comprendre le On in its being ? Cela voudrait-il dire que le Onpossde un tre spar duDasein ? En le tenant du reste pour lindicateur desnormes sociales, ne lassimile-t-il pas finalement ces normes sociales elles-mmes ? Allant ultimement jusqu qualifier le On, par analogie, de philosophical version of God F1F puisque, comme Dieu, le On sembleconstituer l ens realissimum F2F et assurer lintelligibilit de tout tant,Dreyfus conclut son expos sur un aveu qui fixe lhorizon de notre rflexion : Yet the one is surely something F3F. Un quiddonc, mais quoi ?

    Le On comme esquive et dissimulation

    Profondment iconoclaste en ce quelle est manifestement la premire avraiment donner une dimension positive au On, la lecture de Dreyfusdemande cependant tre complte, pour ne pas quune telle interprtationdu On coure le danger de verser dans une partialit dommageable. Figureinapproprie de lipsit, le On tmoigne dun manquement essentiel du

    Dasein lui-mme. Toujours avec les autres au quotidien, ne voyant que lestants intramondains qui lentourent et se voyant comme eux, le Dasein serend aveugle lui-mme, se perd et, du fait de cette perte dans le On parlaquelle se fait son ouverture ordinaire, sen remet lautorit avre del tre-explicit public Ausgelegtheit qui, demble il est vrai, adj fix les possibilits saisir et qui, de toute chose, a dj propos uneinterprtation dautant plus forte quelle est partage par tous. Quand bien

    mme celui-ci na dautre crance que celle davoir t rpt oucommunment admis puisquil nimplique aucune appropriation originairedes choses, il semble assurer parfaitement lintelligibilit du monde ambiant,cest--dire assurer le sens des usuels, des tants intramondains et de leursystme de renvois. Lui dictant certaines formes de comprhension et luiimposant certaines modalits daffection, ltre-explicit public du Onrassure un Dasein dont le comprendre initial se ralise comme participationirrflchie un monde historico-social particulier, ses ides reues, sesprjugs, la manire commune de voir et dapprcier les choses. Croyanttout sa porte, serein et certain, le Dasein fait rsonner le bavardage

    1Ibid., p. 161.2SZ, 27, p. 128.3 Hubert-Louis Dreyfus,Being-in-the-world, op. cit.,p. 162.

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    ambiant et sadonne ds lors une curiosit insatiable, incapable de lacontemplation admirative de ltant F1F. Bien que le On semble donc faire latransparence sur tout ce qui nous entoure, et bien que Dreyfus et dautreslecteurs mrites de Sein und Zeitaient pu vanter lclairage quil projette surle monde, en sappuyant sur lui pour lui attribuer une fonction toute positive,il nous faut pourtant en relever une limite incontestable.

    Si lhermneutique du Dasein se donne pour tche de reconqurir lephnomne essentiel du Dasein savoir le Dasein comme possibilitdune ouverture soi et comme projet dexistence contre sa propredissimulation, nen pas douter linjonction phnomnologique du retouraux choses mmes est dirige, chez Heidegger, tout spcialement contre leOnF2F, contre ses poncifs et contre ses vidences qui empchent le Daseindavoir une vision directe des choses, lors mme quen tant que Da-sein, ilest directement auprs delles et, partant, en est tout fait capable. Si

    lanalyse de la publicit ffentlichkeit du On montre que, souscouvert de tout ouvrir et de tout mettre en lumire, le On obscurcit en vritce dont il sempare, il faut ajouter par ailleurs que celui-ci nclaire en rien laphnomnalit des non-tants, tels langoisse, la mort, ou lappel de laconscience, dont la manifestation et la comprhension adquate pourraientseules permettre au Dasein dtre en propre ce quil a tre. Le On serapporte ainsi ces phnomnes sur le mode de lesquive dissimulatrice verdeckendes Ausweichen. Sil nen pervertit pas le sens dlibrment, tel un mauvais gnie anim par une intention de tromper, il ramne cesphnomnes ce quils ne sont pas, renforant par l-mme lalinationprimordiale duDasein. Soulignons cette force de travestissement du On.

    Si le On confre sens au monde, il nempche quil camoufle et

    dguise ce dont il se saisit en donnant la nette illusion de lavoir au mieuxcirconscrit. Le plus bel exemple en est sans doute donn par lanalyse du On meurt dans Sein und Zeit. Comment le comprendre affect qui setrouve dans le bavardage du On a-t-il ouvert ltre-pour-la-mort ? F3F,sinterroge Heidegger. tant donn que la publicit de ltre-lun-avec-lautre quotidien connat la mort comme un accident survenant con-stamment, comme dcs annonc , la mort est demble pense comme unvnement dans et du monde, bien connu car rpt, un vnement qui

    1SZ, 36, p. 172.2 Jean Grondin a parfaitement vu ce point dans son article La contribution silen-cieuse de Husserl lhermneutique , paru dans la revue Philosophiques, n22,1993, p. 383-398.3SZ, 51, p. 252.

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    survient en gnral et demeure extrieur moi : Tel ou tel, proche ouloign, meurt. Des inconnus meurent chaque jour, chaque heure F1F. Jecomprends la mort partir de celle dautrui qui est la premire que jerencontre. Fait empirique avr et rcurrent, la mort est envisage dans unhorizon indiffrenci. En tant que telle, la mort est neutre : on meurt commeil pleut.

    La mort se prsente ainsi comme un possible impersonnel. Puisque le On sest toujours dj assur dune explicitation de cet vnement F2F etque, dans la quotidiennet, tout passe toujours pour bien connu depuislongtemps, elle ne simpose en rien. Courante, elle nest mme pas mena-ante, car elle est de prime abord comprise comme un quelque choseindtermin, qui doit tout dabord survenir depuis on ne sait o, mais qui,pour nous-mmes, nestpas encore subsistant. Ainsi la mort est-elle le plussouvent toujours nie, renie. Certes, elle ne manquera pas darriver mais,

    jusque-l, elle ne nous concerne pas.Le on meurt propage lopinion que la mort frapperait pour ainsi dire leOn. Lexplicitation publique du Dasein dit : on meurt , parce que toutautre, et dabord le On-mme, peut alors se dire : chaque fois ce nestjustement pas moi car ce On est le Personne.

    Partant, le On admet la mort comme un fait, mais se refuse la tenir pour unepossibilit. Si on reconnat sans mal quon meurt, on sexcepte toujours duchamp de la mort : on, ce nest personne, et si la mort relve du on, alors ellene peut me toucher, moi qui suis unje. Tant quon meurt,je ne peux mourir,ni le mourant pour qui sonne le glas non plus : ses cts, ses proches luipromettent que tout ira mieux demain , que ce nest pas grave , quil va sen tirer , leur sollicitude tentant jusquau bout de voiler linvitable. Le On se proccupe ainsi dun constant rassurement sur la mort ,rassurement qui sadresse aussi bien ses victimes qu ceux qui leursurvivent. Et puisque, mme en cas de dcs, il convient que la publicit nesoit point perturbe et inquite F3F, ni que cette mort nous tire de notresoucieuse insouciance, affairs que nous sommes dordinaire, le On obtientlgitimit et considration grce la rgulation silencieuse de la maniredont on doit se comporter en gnral par rapport la mort . Taboue, la mortest essentiellement tue car elle renvoie un dsagrment social . La seulepense de la mort est reconnue publiquement comme une peur lche, un

    1Id.2Ibid., 51, p. 253.3Id.

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    manque dassurance duDasein, une obscure fuite du monde F1F auxquels, parconvention, il nest ni bon ni bien de sabandonner. Que dire alors de lamort ?

    Cest justement parce que le On empche une authentique meditatiomortis quil faut souligner quel point il oblitre et dvoie gnralement lesens des phnomnes dont il donne une explicitation. Heidegger met parfaite-ment en lumire la fausset et le danger de cette conception de la mort selonle On. Ces mots sont sans appel :

    Le mourir, qui est essentiellement et ir-reprsentablement mien, est pervertien un vnement publiquement survenant, qui fait encontre au On. Lediscours caractristique parle alors de la mort comme dun cas survenantconstamment. Il la donne comme toujours dj effective , donc il en voilele caractre de possibilit []. Avec une pareille quivoque, le Dasein se meten position de se perdre dans le On []. Le On lui donne raison, et il aggrave

    la tentation de se recouvrir ltre le plus propre pour la mortF

    2F

    .

    La thse du on meurt est donc fausse plus dun titre.Le On travestit premirement le sens du mourir Sterben en un

    dcder Ableben. Il dissimule ainsi entirement la miennet fondamentalede la mort en la faisant passer pour un vnement public neutre et anonyme.Or, la mort est le lieu de linsubstituabilit par excellence car nul ne peut

    prendre son mourir autrui F3F. Par ailleurs, en la traitant comme une choserelle, le On dnature la mort en niant son absolue indisponibilit et enmasquant la possibilit quelle est fondamentalement, possibilit la plus

    propre, absolue, indpassable et possibilit de la pure et simpleimpossibilit du Dasein F4F. En outre, sil est rassurant, le On console dune

    consolation fallacieuse puisquil dment chaque fois lindniable. Il interdit au courage de langoisse de la mort de se faire jour qui plus est,mais au prix dune dgradation de cette angoisse devant un pouvoir-tre enune simple peur dun vnement venir, vile faiblesse quun Dasein sr delui-mme ne saurait connatre on comprend ici pourquoi proprementparler, langoisse ne peut monter que dans un Dasein rsolu F5F : irrsolu eneffet, il comprendrait langoisse comme peur ! Puisque ds quelle aquelque tendance se manifester le On tente un suprme effort de dfense

    1Ibid., p. 254.2Ibid., 51, p. 253.3Ibid., 47, p. 240.4Ibid., 50, p. 251.5Ibid., 68, p. 344.

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    qui nest pas sans efficacit F1F, langoisse, qui constitue pour le Dasein saseule porte ouverte sur lauthenticit, est semble-t-il rendue impossible. LeOn casse apparemment ici la seule possibilit quavait leDasein de sappro-prier lui-mme. Notons galement quil dnie la mort la certitude , recouvre sa spcificit : tre possible tout instant, car sil nedisconvient pas quun jour ou lautre chacun doit mourir, il nattribue pas lamort plus que cette simple certitude empirique et statistique Gewiheit.Par suite, on sait la mort certaine, et pourtant lon nest pas proprementcertain delle F2F. Or, ce nest pas le fait reconnu que tout le monde meurt quirend la mort certaine. Cest ltre-pour-la-mort bien compris qui rend pos-sible un tre-certain Gewisein qui, ne connaissant ni le jour ni lheure,sait le sum moribundus F3F antrieur au sum existo . Ainsi est-celesquive recouvrante de la mort accomplie par le On qui rgne de primeabord et le plus souvent. Il faut alors affirmer que cette tendance factice au

    recouvrement confirme la thse qui dit que leDasein, en tant que factice, estdans la non-vrit F4F.Quand bien mme il informe, organise et claircit le monde ambiant,

    le On se caractrise par des mprises et des dissimulations. Il rduit la mort un vnement. Il commue langoisse en peur, tout comme il entrane lappelde la conscience dans la transaction dun colloque avec soi , de sorte quecelui-ci est ainsi perverti en sa tendance ouvrante F5F. Par consquent, audvoilement que le On semble occasionner rpond en vrit un dvoiementdu sens des phnomnes quil explicite et, en premier lieu, un dvoiement dusens dtre duDasein lui-mme, maintenant ainsi celui-ci dans une ignoranceapparemment inamovibleF6F. Que les accents de ma condition originellepuissent mapparatre trangers, quelle preuve de la puissance et des succs

    du Man ! F

    7F

    , sexclame en ce sens Alphonse de Waelhens. Du reste, la

    1 Alphonse de Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger(1942), Louvain,Nauwelaerts, sixime dition, 1969, p. 125.2SZ, 52, p. 258.3 Cf. M. Heidegger, Gesamtausgabe (GA), t.20, p. 437.4SZ, 52, p. 257.5Ibid., 56, p. 274.6 Le rle positif du On se fait ici bien discret. Hubert-Louis Dreyfus a sans doute eutort davoir ddaign la deuxime section de Sein und Zeit dans laquelle lesphnomnes de langoisse, de la mort et de lappel sont prsents, puisquil y auraitt sensible sans doute au travestissement que le On fait subir ceux-ci ce queTaylor Carman suggre habilement, On being social : a reply to Olafson, p. 203.7 Alphonse de Waelhens,La philosophie de Martin Heidegger, op. cit., p. 157.

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    question se pose nouveau dans toute son acuit : quest-ce que cet tretrange quest le On ? Comment faut-il linterprter ?

    Les avertissements de Heidegger

    Risquant ou dtre ni parce quinapparent, lors mme quil semble irr-futable, ou au contraire forc parce que fortement oprant, le On est loindtre un phnomne vident. En vrit, il ne semble pas pouvoir ntre rien,et sil est un quelque chose, il est de prime abord et le plus souvent le sujet leplus concret, le qui ordinaire du Dasein, le neutre NeutrumF1F. Si laneutralit nest bien sr pas sans cho dans Sein und Zeit leDasein est untitre neutre, lappel de la conscience est neutre en tant que a appelle celle du On, cela dit, se dcline plusieurs niveaux. Neutre, le On lestdabord grammaticalement du point de vue de son genre das Man et desa nature originelle de pronom personnel indfini. Il lest surtouteffectivement, en tant quil dfigure le Soi propre du Dasein en renvoyant un ne utrum, un ni lun ni lautre , un personne et tout le monde quiimplique anonymat et substitution. Cela tant, tout indique, dans le matre-livre de 1927, quil lest galement axiologiquement.

    Dans la mesure o le Dasein nest jamais demble lui-mme, le Onrfre lexister premier et indtermin car hors mme du choix singulierde tel ou tel exister dans lequel celui-l est toujours dj engag. Afin demener bien lanalyse ontologique du Dasein, cest--dire afin de ne pasplaquer sur lui des catgories prconues et de lui permettre de se montreren lui-mme partir de lui-mme F2F, cest prcisment cet exister quil faut

    privilgier pour Heidegger. Horizon phnomnal de lanalytique existentiale,la quotidiennet Alltglichkeit sur laquelle rgne le On constitue cemode dtre dans lequel le Dasein est lui-mme de manire indiffrencie.Or le mot ne sous-tend aucune apprciation, sinon un souci de situerlanalytique existentiale dans le champ de la plus stricte immanence. PeterSloterdijk a beau dire que lontologie existentiale qui traite du On et de son

    Dasein dans la quotidiennet essaie quelque chose qui ne serait pas venu,mme en rve, lesprit dune philosophie antrieure : faire de la trivialit unobjet de la haute thorie F3F, le terme de quotidiennet na rien voir avec

    1SZ, 27, p. 126.2Ibid., 5, p. 16.3 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique (1983), trad. fr. de Hans Hidenbrand,Christian Bourgois, 1987, p. 255.

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    la banalit navrante de la routine journalire. Il dsigne simplement, sur fondde proccupation, ce mode dtre spontan, mouvement et moyen auquelnul nchappe, un mode dtre qui rgit sa vie durant le Dasein F1F et secaractrise par la manifestet publique ffentliche Offenbarkeit, lamonotonie Einerlei et lhabitude Gewohntheit. Que lon ne semprenne pas : le choix de la quotidiennet rpond ainsi une exigencestrictement phnomnologique et un scrupule dimpartialit prsidant, non une valuation, mais une description. En effet, visant mettre jour lamanire dont le Dasein existe couramment, la manire dont il a commerceavec les tants dans le monde ambiant et avec les autres dans un mondecommun, lanalyse de la quotidiennet senquiert de son tre-moyen .Cette mdiocrit Durchschnittlichkeit, qui nest pas lapanage dunvulgaire auquel seuls les tres dexception pourraient chapper, constitue enralit la structure ontologique favoriser, non pas au prjudice dautres

    structures mais plutt leur avantage, puisquelle fait signe vers lensemble,premirement confus et indfini, des modes dtre rels ou possibles duDasein qui en proviennent et y reviennent toujours. Si ltude de laquotidiennet se veut donc thiquement neutre, les phnomnes qui sontdgags partir delle, et le On le premier, ne partageraient-ils paslogiquement cette prtention ?

    Assurment. Et nous en voulons pour preuve les trs nombreuxavertissements donns par lauteur afin dclairer ses intentions. Si nous nousbornons Sein und Zeit, cest dabord le couple notionnel dauthenticitetdinauthenticit qui fait lobjet de sa part dune prcision :

    Les deux modes dtre de lauthenticit et de linauthenticit lune et

    lautre expressions tant choisies terminologiquement et au sens strict duterme se fondent dans le fait que le Dasein est en gnral dtermin par lamiennet. Cependant, linauthenticitduDasein ne signifie point par exempleun moins-tre ou un degr dtre plus bas . Elle peut au contrairedterminer leDasein selon sa concrtion la plus pleine F2F.

    Partant, leDasein nest pas ontologiquement suprieur lorsquil est appropri lui-mme, car authenticit et inauthenticit sont deux modalits fonda-mentales part gale de lexistence, deux faces possibles dun mme rapportde soi soi sil fallait dailleurs accorder lun des deux termes unequelconque prminence, on devrait plutt opter pour le second, puisquetoute possibilit dappropriation de soi par soi sarrache ce ne pas tre en

    1SZ, 71, p. 371.2Ibid., 9, p. 43.

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    propre premier. Le thme est repris du reste dans des lignes parfaitementclaires :

    Linauthenticit dsigne si peu quelque chose comme un ne-plus-tre-au-monde quelle constitue prcisment un tre-au-monde privilgi []. Le ne-pas-tre-lui-mme fonctionne comme possibilit positive []. Ce non-tredoit tre conu comme le plus prochain mode dtre duDaseinF1F.

    Sil ny a donc pas de hirarchie dtre, il ny a pas non plus dchelle devaleur.

    lire le penseur allemand, il faut ainsi toujours se garder de con-fondre la caractrisation ontico-existentielle avec linterprtation ontologico-existentiale F2F et comprendre que linterrogation quil mne porte rigou-reusement sur ltre, celui-ci primant le domaine de ltant et du jugement.Ce point est rappel rgulirement lors des descriptions phnomnologiques

    qui touchent au On, puisque celles-ci semblent se prter facilement denombreuses illustrations ontiques et pratiques, qui pourraient en faire oublierle dessein purement ontologique. Aussi les remarques prventives abondent-elles : Ce qui est exig en premier lieu, cest de rendre visible [] le modequotidien dtre du parler, de la vue et de lexplicitation. Par rapport cesphnomnes, il ne sera peut-tre pas superflu dobserver que leur interprta-tion a une intention purement ontologique, et quelle se tient cent lieuesdune critique moralisante F3F ; lexpression bavardage ne doit pas treprise ici dans un sens dprciatif F4F ; la dchance [] nexprime aucunevalorisation ngative F5F ; le Dasein est [] dans la non-vrit. Cedernier titre [] est utilis ontologiquement. Toute valorisationontiquement ngative doit tre tenue lcart F6F, etc. Heidegger ne manquepas non plus de prciser ce quil entend par dchance Verfallen. Auxhommes de foi qui pourraient sinterroger sur le concept, il rpond paravance qu il ne faut pas concevoir ltre-chu du Dasein comme unechute depuis un tat primitif plus pur et plus lev F7F, que la dchanceest un concept ontologique du mouvement et qu ontiquement, il nest

    1Ibid., 38, p. 176.2Ibid., 40, p. 184.3Ibid., 34, p. 165.4Ibid., 35, p. 167.5Ibid., 38, p. 175.6Ibid., 44, p. 222.7Ibid., 35, p. 176.

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    rien dcid par l si lhomme a dchu, sest noy dans le pch F1F ; auxmoralistes et historiens, il indique que celle-ci na pas le sens duneproprit ontique mauvaise et dplorable, susceptible dtre limine desstades plus avancs de la culture humaine F2F. Fort de ces claircissements,comment douter de linterprtation du On mener ?

    Une rhtorique tendancieuse

    insister si fortement sur la manire dont il faut interprter ses lignes,Heidegger nen deviendrait-il pas cependant suspect ? Pourquoi tant de pr-vention en effet ? De deux choses lune : ou lon adopte sa fin des moyensqui la favorisent et dans lesquels celle-ci ne se dment pas, ou les moyenschoisis ne concident pas la fin propose, et alors tout laisse supposer quecelle qui est prsente en cache une autre, inavoue car peut-tre moinsavouable. Le but de lanalyse du On et de son ouverture spcifique apparatdemble comme parfaitement ontologique : il sagit pour Heidegger, dans lecadre de lanalytique existentiale, de mettre jour la structure dtre du

    Dasein ordinaire, pour ensuite interroger son sens dtre et enfin celui deltre en gnral. En ce sens, ltude heideggrienne du On na pas tretenue pour une dnonciation moralisatrice de certains comportementshumains. Mais lauteur est-il exactement parvenu respecter les exigencesquil stait lui-mme poses ? A-t-il russi rester fidle et conforme tout aulong de ces analyses qui, bien quexistentiales, sappuient sur des faitsexistentiels concrets, sa consigne dontologique de neutralit axiologique ?En somme, sa ralisation est-elle en adquation avec son intention ?

    Si le philosophe se dfend vigoureusement de se livrer quelqueapprciation que ce soit, ses protestations toutefois semblent souvent renduesnulles et non avenues au regard du vocabulaire quil emploie. Comment nepas relever la coloration pjorative de tous les adjectifs qui servent qualifier leDasein de la proccupation journalire : inauthentique, vulgaire,quotidien, public, mdiocreF3F et tout autant bavard et curieux ? Commentpenser, chez un auteur si attentif au langage, quune inattention hasardeusepourrait prsider au choix de ces mots ? Les concepts qui encadrent ltudede la quotidiennet ninduiraient-ils donc pas malgr tout une certaine

    1Ibid., 38, p. 180.2Ibid., p. 176.3 Pierre Bourdieu, Lontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, coll. Le sens commun , 1988, p. 92.

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    valuation ? Sans doute le philosophe nest-il pas sans tre tourment par lesdifficults de la terminologie quil se doit de faonner, pour clairer con-ceptuellement des phnomnes qui passent inaperus pour le sens commun.Bien sr, une chose est de rendre compte de ltant de faon narrative,autre chose de saisir ltant en son tre F1F. Bien sr, partager verbalementcette tche oublie est compliqu. Mais pourquoi recourir des termes sisuggestifs, si connotsF2F ? Aussi, comment ne pas ramener la publicit lespace public dmocratique, gangren par le bavardage et la dmagogie ?Comment ne pas rapporter le nivellement aux socits modernes, auxeffets de la dictature de la mode qui consacre lavnement dune penseunique empchant la libre circulation des opinions ? Et, en restant dans uneperspective purement ontologique, comment analyser positivement cesphnomnes qui se donnent comme affects dun sens ontologique ngatif ?

    On ne peut certes pas ignorer que Heidegger se garantit contre le

    reproche de peindre en noir et blanc et quil prtend noffrir aucune lignede conduite pour le jugement philosophique , mais tous ses avertissementsne sont-ils pas autant de prtritions ? Theodor Adorno, qui nous emprun-tons ces formules, a t particulirement sensible aux dispositifs prventifsheideggriens qui, sils paraissent assurer une puret et une objectivit toutescientifique, masquent avant tout, selon lui, larbitraire en ce qui concernela dcision entre ltre authentique et ltre inauthentique laquelledcision est dispense du jugement rationnel F3F. Manifestement, ce pointpeut tre confort par le danger de confusion terminologique entre les notionsde quotidiennet et dinauthenticit, un danger favoris par Heidegger lui-mme qui emploie parfois indistinctement les deux substantifs. En effet, bienquil ny ait pas de synonymie conceptuelle entre les deux noms F4F puisque, si

    leDasein existe chaque fois sur lun des deux modes que sont lauthenticitou linauthenticit ou encore dans leur indiffrence modale F5F , il nedoit justement pas, au dpart de lanalyse, tre interprt selon la diffren-ciation caractristique dun exister dtermin, mais mis dcouvert dans

    1SZ, 7, p. 39.2 Einar verenget , Seeing the Self. Heidegger on Subjectivity, Dordrecht, KluwerAcademic Publishers, coll. Phaenomenolgica , 1998, p. 216, p. 222.3 Theodor Adorno, Jargon de lauthenticit(1964), trad. fr. et prface dlianeEscoubas, postface de Guy Petitdemange, Paris, Payot, coll. Critique de lapolitique Payot , 1989, respectivement p. 106 et 107.4 Nous devons Alphonse de Waelhens de lavoir nettement remarqu, Laphilosophie de Martin Heidegger, op. cit., p. 33-34.5SZ, 12, p. 53.

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    lindiffrence de son de-prime-abord-et-le-plus-souvent F1F, tout ce qui estrvl du quotidien savre mdiocre, dficient et impropre, autrement ditsavre faire signe vers des modes dtre dans lesquels prcisment le Daseinest inappropri lui-mme. Dans la mesure o il reste douteux que laquotidiennet ne soit faite que de manires dtre concourant la perte par le

    Dasein de ce quil est en propre, Heidegger nen livrerait-il pas ainsi une vuepartielle et partiale ? Des partis pris de fait ne rpondraient-ils pas alors uneneutralit de droit, trop souvent clame pour tre honnte ?

    Ce point suppos fait lobjet dun certain consensus chez lescommentateurs de Heidegger pour qui lexistence de sous-entendus axio-logiques dans Sein und Zeit ne fait pas lombre dun doute. Commentlauthenticit, comme perfection possible de lappropriation de soi [] neserait-elle pas, en dpit des dngations de Heidegger, la description dunmode dexistence suprieur et par consquent la position dune hirarchie F2F,

    se demande Michel Haar, pour qui il est clair que la description du On auxparagraphes 26 et 27 est largement pjorative, puisque [] le On obscurcit,touffe, aplatit toute vritable possibilit dtre F3F. Richard Wolin, quant lui, semble convaincu de ce que sous couvert de description neutre etobjective des structures essentielles et inchangeables duDasein se cachent envrit dimportants jugements de valeur sur la nature de la sociabilithumaine F4F. Alphonse de Waelhens va jusqu dire qu il est permis decroire que cette prtendue neutralit nest avance quafin de masquer lagratuit des apprciations qui sont insinues sous couleur de descriptions F5F.Faut-il croire en ce cas une duplicit heideggrienne ?

    Sil est facile de souponner le philosophe de dire plus quil ne dit ou,mieux, de dire dautant plus ce quil dit en disant quil ne le dit pas, ne peut-

    on pas avant tout supposer que cest nous qui nous illusionnons ? Si lonsaccorde dire que lauteur peine rester neutre, nest-ce pas plutt parceque nous, lecteurs, peinons ltre ? Lire lanalyse du On en effet ne nouslaisse pas indemne. On sy dcouvre, on sy reconnat, on sy effraie, on sycomprend. Comment ne pas me voir spontanment comme On, moi qui suis

    1Ibid., 9, p. 43.2 Michel Haar, La mtaphysique dans Sein und Zeit, in La fracture de lhistoire,douze essais sur Heidegger, Grenoble, Millon, coll. Krisis , 1994, p. 103-104.3 Michel Haar, Lnigme de la quotidiennet , in La fracture de lhistoire, op. cit.,p. 64.4 Richard Wolin, La politique de ltre, la pense politique de Martin Heidegger(1990), trad. fr. de Catherine Goulard, Paris, Kim, coll. Philosophie-pistmologie , 1992, p. 79.5 Alphonse de Waelhens,La philosophie de Martin Heidegger, op. cit.,p. 75.

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    bien cet tre qui dordinaire vit ma vie sans y faire attention, vit ma relationaux autres dans la plus grande indiffrenciation et agit selon des codes deconduites socialement attendues ? Comment survoler les lignes du 27 sanspenser ma vie quotidienne, que je ne suis pas sans vouloir moins machi-nale, moins agite, moins superficielle, cest--dire plus intense, plus pure,plus mienne ? Emport par la force de conviction et de sduction de ladescription du On, comment ne pas alors prter Heidegger lintention desusciter lintrt que je prends le lire ? En ce sens, nest-ce pas finalementle bnfice thico-psychologique individuel de cette lecture qui fait croire une dimension apprciative ou prescriptive dans lanalyse du On ? Nest-cepas lui qui, parce que lon ramne ces pages ce que lon prouve et ce quelon dsire, rend aveugle la finalit avre dans Sein und Zeitde cette tudedu On, savoir jouer un rle de soutien dans la fondation et la rsolutionespre de la question de ltre, en montrant quel point le Dasein de prime

    abord et le plus souvent y est entirement ferm ? Aussi faut-il peut-trecomprendre que lon na pas dcider dune valeur du on, et (qu)on nedoit cder aucune apparence, aucun soupon de dcision de ce genre,mme si le texte parat y prter, et mme sil y prte en effet par moments F1F.

    La multiplicit des lectures du On

    Si Heidegger entend donc prvenir toute lecture trop ontique de son matre-livre en rptant qui veut lentendre mais le veut-on ? que celui-cinest pas le lieu dune critique moralisante, il semble que ses consignesnaient pas fait preuve de la dissuasion escompte. Eu gard lquivocit de

    certaines de ses formules, un dbat a pu souvrir sur le statut accorder ladescription du On. Le penseur allemand adresse-t-il une critique la socitoccidentale ? Dresse-t-il le tableau historique ou socio-politique de lacondition de lhomme moderne dans les rgimes dmocratiques ? Ne fait-ilapparatre, dans une esquisse strictement phnomnologique, quun traitessentiel de ltre de ltant que nous sommes chaque fois nous-mmes ?, tels sont les termes dans lesquels ont t poses les questionsdinterprtation la rception du texte heideggrien. Aussi, faisonsrapidement un petit tour dhorizon des lectures plurielles qui en ont t faites,en prcisant que si lon a pu sinterroger sur la teneur ontologique du On,

    1 Jean-Luc Nancy, La dcision dexistence , in Jean-Pierre Cometti et DominiqueJanicaud (dir.), tre et temps de Martin Heidegger, questions ouvertes et voies derecherche, Marseille, Sud, 1989, p. 236, note 15.

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    lembarras ayant vite gagn le On est un sujet mystrieux F1F pour KarlMannheim et, pour Georges Lukacs, un pronom impersonnel devenu unecatgorie mythifie de lontologie heideggrienne F2F , cest tous lesniveaux de lonticit que le On a pu tre envisag.

    Le On reflterait dabord le moment historique et social dans lequel aeu lieu sa conceptualisation. Fils de son temps, il fournirait par l-mme, bongr mal gr, un compte-rendu de lpoque, permettant, sous couvert dephilosophie, une diatribe acerbe de celle-ci. La critique de lre des masseset de lurbanisation, de la nervosit de la vie publique, du puissant essor delindustrie du divertissement, du quotidien frntique et de lclectisme

    journalistique de la vie intellectuelle, se fond dans la description dun tre-lvcu par le on , note Rdiger SafranskiF3F. Le On serait lire en ce senscomme une dnonciation des travers de la socit moderne, comme unecondamnation de la dictature exerce par lespace public F4F, ou encore

    comme une critique courante de la culture [] qui, infatue de soi, senprend la platitude, la superficialit, la massification F5F. Reprsentantdu temps prsent , le On serait bien solidaire non seulement dune ontologieexistentiale, mais galement dune psychologie sociale code de lamodernit . Aussi a-t-on pu rapprocher la description heideggrienne trsconcrte du On des descriptions psychologiques de la foule, telles cellesaccomplies par Le Bon ou par Freud qui prcdent de peu Sein und Zeit. Enoutre, puisque tout ce que nous avons sur le On serait en fin de compteinimaginable sans la ralit pralable de la Rpublique de Weimar avec safivre de laprs-guerre F6F, le On vhiculerait des ides politiques, et non lesmoindres. Le on, das Man, le commun, se drobe aux responsabilits,se dcharge de sa libert : assist qui vit par pro-curation, en irresponsable, il

    sen remet la socit, ou ltat providence crit Pierre BourdieuF

    7F

    . Parlanalyse du On, Heidegger se prsenterait donc comme un adversaire de ladmocratie pluraliste mprisant le systme des partis, la pluralit des

    1 Karl Mannheim, Der Streit um die Wissenssoziologie, tome 1, Francfort, V.Meja/N. Stehr, 1982, p. 335.2 Georges Lukacs, Existentialisme ou marxisme (1947), trad. fr. de E. Kelemen,Paris, Nagel, coll. Penses , 1961, p. 93.3 Rdiger Safranski dans Heidegger et son temps (1994), trad. fr. dIsabelleKolinowski, Paris, Grasset et Fasquelle, 1996, p. 234.4 Jrgen Habermas,Martin Heidegger. Luvre et lengagement, trad. fr. de RainerRochlitz, Paris, Cerf, coll. La nuit surveille , 1988, p. 22.5 Theodor Adorno,Jargon de lauthenticit, op. cit.,p. 126.6 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, op. cit.,p. 201, 263 et 259.7 Pierre Bourdieu,Lontologie politique de Martin Heidegger, op. cit.,p. 91-92.

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    opinions et des styles de vie, la relativisation mutuelle des prtenduesvrits, la mdiocrit et la normalit antihroque F1F. Contre la conceptionmoderne de la souverainet populaire, il afficherait ainsi ses prfrences pourun litisme dont on a pu penser quil contenait en germe le Onnationaliste , cest--dire national-socialiste, le On comme matre [], leOn comme meurtrier sadique et comme fonctionnaire de la mort F2F.Interprt toutes les strates de la sphre ontique, savoir historiquement,socialement ou politiquement, le On la t aussi de manire socio-conomique. Adorno a voulu montrer par exemple que dans son hostilit lgard du on , Heidegger trahissait sa critique de lconomie poli-tique , son opposition lanonymat capitaliste , et sa hargne contre le monde de lchange et de la marchandise F3F

    Au terme de cette vocation non exhaustive des lectures qui ont pu tredonnes du On, une chose apparat clairement. De lavis gnral, le

    mouvement de conceptualisation accompli par Heidegger, qui tend fairepasser ce terme singulier quest le On du pr-conceptuel au conceptuel, nepourrait saccomplir sans que soit investi par lui, sinon de vritables

    jugements de valeur, du moins un enjeu idologique ou axiologique certain.Engage, lanalyse du On naurait ainsi ni lobjectivit ni la neutralit tantclames par son auteur. Mais cette ide rpandue nest-elle pas quune idereue ?

    Notons que toute la difficult des dveloppements heideggriens etcelui du On le premier rside en ce quils sont mens un niveau o lescadres classiques de la philosophie ont t vacus, car suspects de ntrepas assez originaires. Cest l toute la force, toute loriginalit mais aussitoute la complexit dun penseur parfaitement conscient de lembarras quil

    peut occasionner :Comme toute analyse ontologique, linterprtation ontologique du Daseincomme souci et les rsultats quelle conquiert se tiennent cent lieues de cequi est accessible la comprhension prontologique de ltre ou mme laconnaissance ontique de ltant. Que le contenu de la connaissance onto-logique, par comparaison avec les contenus exclusivement ontiques qui luisont bien connus , dconcerte le sens commun, cela ne saurait tonnerF4F.

    1 Rdiger Safranski,Heidegger et son temps, op. cit., p. 244-245.2 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, p. 268.3 Theodor Adorno,Jargon de lauthenticit, p. 113 et 108.4SZ, 39, p. 181.

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    Souvent mcomprise parce que droutante, cest lapparente hypostase dela sphre ontologique F1F dans Sein und Zeitqui drange, en ce quelle placela rflexion heideggrienne dans une perspective indite, donc trangre etmconnue.

    En tablissant que le sens de la diffrence ontologique qui spare sapense de toute la pense antrieure est aussi ce qui spare des interprtationsauthentiques les interprtations vulgaires , infra-ontologiques et navement anthropologiques [], Heidegger met son uvre hors de prise etcondamne lavance toute lecture qui, intentionnellement ou non, sentiendrait au sens vulgaire []. Poser, dans luvre mme, la distinction entredeux lectures de luvre, cest se mettre en mesure dobtenir du lecteurconforme que, devant les calembours les plus dconcertants ou les platitudesles plus criantes, il retourne contre lui-mme les mises en garde magistrales,ne comprenant que trop, mais souponnant lauthenticit de sa comprhensionet sinterdisant de juger une uvre une fois pour toutes instaure en mesurede sa propre comprhensionF2F,

    crit Bourdieu dans une intention critique qui nous semble parfaitementinjuste. En effet, le sociologue voit pertinemment lintrt et la spcificit dupoint de vue heideggrien, savoir la diffrence ontologique, mais semblevouloir le lire en les ignorant. Comment par suite reprocher honntement une uvre de ne pas se plier des cadres quelle entend justement dpasser ?

    Peut-tre lit-on ainsi Sein und Zeitet son analyse du On comme on leslit, cest--dire en les lisant comme un discours philosophique ordinaire, unon-dit thorique parmi dautres, lors mme que luvre accomplit, dans ladistinction de ltre et de ltant, une rupture nette avec les penses qui la

    prcdent. Jean-Luc Nancy fait remarquer lambigut gniale de ce motheideggrien qui sinsre dans ltude du bavardage : La comprhensionmoyenne du lecteur ne pourra jamais dcider de ce qui est puis et conquis la source de ce qui est re-dit F3F. Si Nancy note avec finesse qu il sagit iciaussi bien du lecteur en gnral de toute criture en gnral, que du lecteur(et comment ne serait-il pas le mme ?) dtre et temps, de ce lecteur qui litcette phrase, en ce moment mme, ici mme, et chaque fois quon (vous,moi) lit tre et temps F4F, ajoutons que Heidegger parat travers cette phrase

    1 Nous reprenons lexpression de Theodor Adorno, Jargon de linauthenticit,p. 124.2 Pierre Bourdieu,Lontologie politique de Martin Heidegger, p. 105-106.3SZ, 35, p. 169.4 Jean-Luc Nancy, La dcision dexistence , in tre et temps de MartinHeidegger, questions ouvertes et voies de recherche, op. cit., p. 240.

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    certain de la mprise qui portera sur la vise radicale et originale de sontravail. Le philosophe semble convaincu que ses lecteurs, sen tenant pour laplupart une comprhension moyenne et vague , vont ignorer la dimen-sion ontologique de son propos, puise et conquise la source de ce qui estre-dit , savoir ltude dun tant privilgi, tche qui a occup toute lamtaphysique. Sein und Zeitdemanderait donc au lecteur, plus quune atten-tion particulire, un travail daffranchissement vis--vis de la traditionphilosophique et de participation lopration qui est tente : poser nouveaux frais une question ancestrale tombe dans loubli. Sans interdire lapluralit des lectures, puisquil inaugure une recherche strictement onto-logique primant le champ de lonticit, lopus magnum requiert dtre inter-prt la mesure de ce quil tente, autrement dit requiert dtre lu, discut,voire rfut ontologiquement, et ontologiquement seulement.

    La primaut ontologique du On

    Aussi la description heideggrienne du On souffre-t-elle davoir tlargement dtourne de sa destination premire. Lue la suite du philippiquekierkegaardien contre lpoque actuelle dont, pour certains, elle ne seraitquune redite dans une terminologie plus obscure, elle est ainsi frquemmentassimile une critique de la culture, emblmatique du pessimisme et delantidmocratisme des intellectuels ractionnaires allemands de lentre-deux-guerres. Mais le contexte de rdaction et de publication de luvrematresse nen viendrait-il pas oblitrer trop souvent les avancesphilosophiques manifestes du texte ? Sans vouloir aviver davantage le dbat

    sur la prtendue bonne foi du livre de 1927 qui, travers la rhtorique duphilosophe, semble trahir visiblement une inquitude certaine pour lanormalisation grandissante de la vie moderne, voire une prise de position eugard au conformisme social, sa superficialit et lavnement contem-porain dun homme unidimensionnel, nous voudrions prsent restituer le 27 et ceux qui le rejoignent conformment la vise dsire par leurauteur.

    Ainsi, la diffrence de la tyrannie du public F1F qui gangrnent nossocits telle que la pense Kierkegaard, la dictature du On na rien dunesimple ventualit ontique contingente. Le On se donne dabord comme un

    1 Sren Kierkegaard, Un compte rendu littraire , in uvres compltes, trad. fr.de Paul Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, LOrante, 1979, tomeVIII, p. 212-213.

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    lment primordial dans la conception du Dasein comme tre-au-monde, caril en constitue en ralit une structure ontologique essentielle. Aussi est-ce

    dans sa signification la plus strictement ontologique que ce paragraphe estrvolutionnaire. [] Pourquoi le On a-t-il tellement frapp la premire vaguedes lecteurs ? Parce que le on faisait pice au je comme principe de laphilosophie . Voici que soudain le je navait plus Dieu (Descartes) ni le non- je (Fichte) pour contrepartie, mais ce neutre bien connu des grammaires etcompltement nglig de lontologie traditionnelle,

    note trs justement Franois VezinF1F. Le On, dont le statut divise lesgrammairiens particule indclinable jointe avec les verbes impersonnelset qui a la force dun nom collectif selon Furetire, substantif abstrait selon Littr ou Godefroy, substantif indfini selon Hatzfeld et Darmeste-ter, indfini collectif selon Marouzeau, personnel indfini selon

    Brunot, Le Bidois et Dauzat reoit donc chez Heidegger un sensindit car, plus quau champ de lonticit, cest ltre quil rfreultimement :

    Ce qui est dit dans Sein und Zeit (1927), 27 et 35, sur le On nanullement pour objet dapporter seulement au passage une contribution lasociologie. [] Ce qui est dit du On contient bien plutt, sur lapparte-nance originelle du mot ltre, une indication pense partir de la questionportant sur la vrit de ltre,

    expliquera lauteur en 1946 Jean BeaufretF2F.Sil est donc possible de reconnatre au On une dimension historique,

    ne serait-ce que parce que la fermeture la question de ltre et son oublisont un trait historial du Dasein qui caractrise le rapport de celui-ci sontre et Heidegger de suggrer lui-mme cette possibilit dans une notationdiscrte de Sein und Zeito il affirme propos du On que la profondeur, lanettet de son pouvoir peuvent changer historiquement F3F , il sagittoujours den revenir une approche ontologique. Ultimement, cest bien ltre que lon revient, ltre du On puisque cest celui-l qui semblepouvoir autoriser les interprtations que lon peut faire de celui-ci. Prenant le

    1 Franois Vezin, in Martin Heidegger, tre et temps, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de Philosophie , 1986, note pour la page 126, p. 556.2GA 9, p. 148.3 SZ, 27, p. 129.

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    parti de jouer le jeu heideggrien, autrement dit de lire Sein und Zeitendirection de ltre, que dire ds lors du On ?

    Quest-ce que le qui quotidien ?

    Si lon sait que le On est le qui du Dasein quotidien, cependant nousquestionnons derechef : quest-ce que ce qui, quest-ce que la quissit du

    Dasein ? F1F. Quest-ce enfin que ce On, ce quis ordinaire ? Afin delapprocher, revenons peut-tre sa caractrisation au 27 de lHauptwerk.Le On sy donne dabord travers une suite de paradoxes flagrants. En effet,si le On est dit ntre rien de dtermin , nanmoins il nest pas rien , etcest mme par lui que le Dasein est ens realissimum . Par ailleurs, le On, que tous sont , cependant nest personne , et malgr tout complatconstamment au Dasein . Il est partout l , mais nest jamais o le

    Dasein dcide. Si lon vient reconnatre que c tait toujours le On,pourtant on peut dire que nul ntait l . Plus il se comporte manifeste-ment, plus il est insaisissable et cach mais moins il nest rien . Enoutre, le On est la fois le mode dtre prochain du Dasein et celui partir duquel il se tient au plus loin de lui-mme. Enfin, sil nest nullementle genre de chaqueDasein et ne peut se trouver mme cet tant titrede qualit permanente , toutefois ce dernier est de prime abord On et leplus souvent il demeure tel F2F. Voil donc un portrait remarquable dqui-voques. Notons au demeurant, puisquil a lui-mme des guises dtrepropres F3F, que le On estdune certaine manire, et que sil est, il doit trequelque chose dtant, car tre est toujours ltre dun tant F4F. Or cest

    bien comme un tant que le On semble dcrit premire vue par Heidegger,et mme comme un tant singulier, dans la mesure o il partage un pointcommun avec cet tant insigne quest leDasein : Le On est tout aussi peutant subsistant que le Dasein en gnral F5F. Le On serait-il un tant lamesure du Dasein ? Remarquons simplement que les formules heidegg-riennes valant pour celui-ci peuvent valoir pour celui-l. De mme que pour

    1GA 24, p. 169.2SZ, 27, p. 127-128.3Id.4Ibid., 3, p. 9.5Ibid., 64, p. 318.

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    leDasein il y va en son tre de cet tre F1F, cest de la mdiocrit quil yva essentiellement pour le On en son tre F2F. Le On aurait un tre.

    Plus encore, il serait ce que nous sommes en droit dappeler lesujet de la quotidiennet F3F car, proprement parler, il en est lacteurprincipal, sinon lunique acteur puisque leDasein nest jamais demble lui-mme. Le On, sous la plume heideggrienne, est grammaticalement un sujet,un tre auquel est attribu des prdicats, un tre tenu pour le support dunemultitude dactions : Le On pr-donne tout jugement et toute dcision, ilte chaque fois au Dasein la responsabilit , le dcharge , lui complat , maintient et consolide sa domination ttue , pr-dessinelexplicitation prochaine du monde et de ltre-au-monde et articule lecomplexe de renvois des tants intramondains. Si lon quitte le primtredu 27, on notera pareillement, pour prolonger notre relev des hautsfaits du On, que celui-ci pr-dessine laffection, dtermine ce que lon

    voit, et comment F

    4F

    , se proccupe dun constant rassurement sur lamort, obtient lgitimit et considration , interdit au courage delangoisse de la mort de se faire jour , prend soin dinverser cette angoisseen une peur F5F, dnie la mort cette certitude , et recouvre ainsi cettespcificit F6F. Le On a toujours dj soustrait au Dasein la saisie de cespossibilits dtre , et il soustrait au regard du Dasein cette soustractionmme F7F. Il dcompte les infractions F8F la norme publique, se drobeau choix F9F et curieusement ne meurt jamais, parce quil ne peut pasmourir, dans la mesure o la mort est mienne F10F. Ces attributions, et enparticulier la dernire cite qui savre, remarquons-le, le dernier mot deHeidegger sur le On, mettent en lumire lefficace tonnante, voirelomniprsence et lomnipotence dun On qui parat confre, ds lors, la

    primaut ontologique.Le On serait, semble-t-il, le sujet suprmement rel. Agent intervenant lorigine du sens dtre de tout tant et fonctionnant comme un sujettranscendantal, il est dordinaire ce qui constitue et fixe la signification et

    1Ibid., 4, p. 12.2Ibid., 27, p. 127.3Ibid., 25, p. 114.4Ibid., 35, p. 170.5Ibid., 51, p. 254.6Ibid., 52, p. 258.7Ibid., 54, p. 268.8Ibid., 58, p. 288.9Ibid., 75, p. 391.10Ibid., 81, p. 425.

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    lorientation du systme global de relations quest le monde. De celui-ci, iltablit une explicitation quil fait rgner. Puisque le monde est demble sonmondeF1F, et que ce monde commun nous prcde tous, il nadmet ni ne faitdexceptions. Le On nous prexiste et nous survit. Chacun de nous relveainsi de lui. tant donn que, non seulement nous ne sommes jamais nous-mmes, puisque nous le sommes tous non pas cependant en tant quesomme F2F , mais aussi que nous ne pouvons jamais lassimiler une formede ralit laquelle nous pourrions nous opposer, le On assoit sa dictature etdploie son entente spcifique. Celle-ci affermit dailleurs celle-l puisque,comme elle ne connat que la suffisance ou linsuffisance par rapport largle courante F3F, elle est force de faire passer pour violence ce qui setient au-del de la porte de sa comprhension, ainsi que le dpassement yconduisant F4F. Dur est alors de rsister la souverainet sans partage deltre-explicit public.

    Sa fonction primordiale de sujet le plus rel de la quotidiennet,rendue sensible par celle de sujet grammatical de tous les verbes daction quiviennent dtre mentionns, nest pas sans rendre le On sujet toutes lesmystifications. Le On ne primerait-il pas finalement sur tout tant ?Noutrepasserait-il pas toutDasein ? La tentation peut tre grande, eu gard la domination quil exerce, dhypostasier ce qui quotidien et de le tenir pourune instance autonome. Cette voie est toutefois condamner aussitt dans lamesure o, en croire Heidegger, le On nest pas quelque chose commeun sujet universel flottant au-dessus dune multiplicit de sujets F5F. Pouravoir une chance de le comprendre, il faut donc quitter le terrain duneontologie de la subsistance. Remarquons ici que le On, en dpit de laconcrtion suprme, de la prsance absolue et de limmortalit que lon peut

    lui prter, nest pas comme tel visible. Ds lors, quil ne soit pas accessiblecomme une pierre subsistante, cela ne dcide pas le moins du monde sur sonmode dtre et, par consquent, il nest permis ni de dcrter prcipitam-ment que ce On nest proprement parler rien F6F, ni de dcider arbi-trairement quil est tout. Entre les apparents paradoxes, les suppositionshypostasiantes et les dfinitions ngatives, le On demeurerait en son tre

    1 Ce qui est donn en premier, cest le monde commun du On , GA 20, p. 339.2SZ, 27, p. 127.3Ibid., 58, p. 288.4Ibid., 63, p. 315.5Ibid., 27, p. 128.6Id.

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    indtermin, moins de se suffire de cette quivalence : On, cest--dire lepersonne auquel toutDasein sest dores et dj abandonn.

    Sil parat insens de personnifier ce personne , celui-ci, qui nestau fond aucun tant ni rien de mondain, nest pas rien pour autant,phnomnologiquement parlant. Ne montre-t-il pas de lui-mme, dans sastructure phnomnale, que le qui nest jamais quune manire dtre parti-culire ? Si nous nous attachons phnomnalement aux tats de choses,nous narrivons donc pas ici un tant, mais auDasein en tant quil est danscette guise dtermine notait dj Heidegger en 1925 F1F. Le On nereconduirait-il donc pas ultimement au Dasein ? chercher apprhendercelui-l, il semblerait que lon en apprenne davantage sur celui-ci. Aussi nousfaut-il modifier lgrement les termes de notre interrogation : cest finale-ment le On duDasein, et non le Dasein dans le On, quil va sagirultimement de caractriser.

    Le On, existential et ombre porte du Dasein

    la question quest-ce que le On ? , nous pouvons dores et djrpondre, au regard de ce qui a t montr, que le On est le qui du Daseinquotidien, source desquive et de dissimulation qui garantissent linauthenti-cit de ce dernier sous lapparence dune ouverture radicale soi, lautre etau monde. Dans la mesure o de prime abord, je ne suis pas au sens duSoi-mme propre, mais je suis les autres selon la guise du On F2F, le On est ensomme le Soi duDasein qui nest pas soi. Puisque tout son quidrside dansce quis, il semble alors inutile de vouloir sinterroger davantage sur lidentit

    du On, autrement dit sinterroger sur lidentit de ce qui constitue lipsitinapproprie du Dasein ordinaire. Le On, parce quil est foncirement ind-fini, nindique rien de prcis quant celui quil dsigne. On a pu dire en cesens que le On est un personnage sans aucun visage qui ressemble tout lemonde et personne , mieux, quil est la non-personne . Cest l dumoins lavis de Peter Sloterdijk, qui affirme par ailleurs fort justement selonnous, que sil nest pas une abstraction , le On doit le lecteur quiattend une chose qui ressemble une personne F3F.

    Figure avre mais non figurative, le On nest donc pas une chimremme si par lui le Dasein se perd dans les faux-semblants. En outre, tant

    1GA 20, p. 341-342.2SZ, 27, p. 129.3 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, respectivement p. 201, 255 et 257.

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    donn quil nest pas un sujet universel transcendant, quil nest pas le sujetcollectif des sociologues par exemple, il ne peut tre le nom dulcor dunefoule personnifie, ni celui dune puissance suprieure, instance normative etcoercitive supra-individuelle la face prcise. Le On ne se prte partant ni la ngation ni lhypostase chez Heidegger. Si lon ne peut ontologiquementle dgrader au point de lannihiler, on ne peut pas non plus le tenir pour untre extrieur auDasein qui le plierait lui, car tout porte croire que cestbien au contraire lintrieur mme de ltre de celui-ci quil constituerait un pli . Ainsi, si le On est le vritable sujet de lexistence quotidienne, silpasse pour le neutre, le tiers, lindiffrenci, sil peut qualifier le public,gent moutonnire pour citer Balzac, autant que le sujet de la mtaphysiquemoderne qui sinterroge sur lego sans questionner le mode dtre de l egosum , il est surtout une manire dtre particulire du Dasein, siremarquable, parce que premire, quelle commence toujours par ne pas tre

    remarque, et finit mme souvent par ne pas jamais ltre, tellement elle seconfond avec un monde quelle rgente et dont les tants la modlent leurimage. Le On nest alors pas lautre du Dasein. Il est le Dasein lui-mmemais autrement que lui-mme, do cette formule dcisive : Le On est unexistential et il appartient, en tant que phnomne originaire, laconstitution positive du Dasein F1F.

    Dire que le On participe de la constitution positive duDasein , cestaffirmer quil fait partie intgrante de celui-ci. En effet, non seulement dansla quotidiennet nous sommes comme on est, faisons ce quon fait et disonsce quon dit, mais plus essentiellement nous sommes le On-mme

    Man-selbst. Le On est ds lors non pas une catgorie applicable au vivant ou ltant subsistant, mais un existential , cest--dire une structure dtre a

    priori, un mode dtre qui rpond la question du comment, qui a valeurdadverbe et qui sapplique au verbe tout fait transitif quest exister. Il est la fois une faon de comprendre lexistence et la faon spcifique parlaquelle elle saccomplit couramment. Il sensuit que le On, par lequel le

    Dasein nest pas lui-mme, nest pas le rsultat dune alination suscite parune chose ou un processus trangers auDasein. Le On est lalination mmeduDasein pour et par lui-mme. Il est une forme lgitime de son existence,une modalit qui en est mme un phnomne original, car premirementproccup des tants intramondains partir desquels nous nous lisonscomme en un miroir, nous sommes toujours dabord On avant dtre nous-mmes. Bref, le On savre la manire spontane dexister pour le Dasein. Ilrelve de sa facticit. Il est originaire.1SZ, 27, p. 129.

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    Le On est aussi ce par rapport quoi le Dasein doit se trouver lui-mme. Il rvle alors la primaut et la radicalit de la dsappropriation desoi. Le On est la preuve vivante que le Soi est toujours une conqute,

    jamais une possession. Il nest par l-mme quunDasein fondu et confondudans le monde. A nen pas douter, il en est lombre porte, cest--dire quilest la silhouette visible de cet tant insigne dabord opaque lui-mme. Loinden tre la face nocturne F1F, le On est duDasein son visage quotidien, unvisage grim en raison de son rapport incessant aux autres. Mais puisque lefard peut seffacer et laisser apparatre en pleine lumire le support quildguisait, le On drive duDasein lui-mme. Cest bien parce que le Daseinest un tant dont ltre est chaque fois sien quil peut offrir les deuxaspects, plus complmentaires que contraires, du On ou du Soi. Aussi peut-on dsormais rsoudre le problme de la tension textuelle manifeste entrelaffirmation heideggrienne du Soi comme modification existentielle du

    On et la prsentation du On comme modification existentielle du Soi-mme authentique , en disant que, si cest le Soi-mme qui est plutt unemodification du On, en ce que lon est dabord On et que cest partir de luique tout se dgage, le On est, lui, une modification du Soi au sens o il nestquune apparence dunDasein charge de soi, rendue possible en vertu de samiennet constitutive.

    1Ibid., 38, p. 179.