Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

201
Hadewijch d’Anvers, béguine et mystique Le Pavement de saphir

Transcript of Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

Page 1: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

Hadewijch d’Anvers, béguine et mystique

Le Pavement de saphir

Page 2: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 3: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

André Gozier Moine bénédictin

Hadewijch d’Anvers, béguine et mystique

Le Pavement de saphir

L’Harmattan

Page 4: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

Du même auteur, publications récentes

Le regard intérieur. Dom Augustin Guillerand et la spiritualité de la Chartreuse. La Correrie de la Grande Chartreuse, 1991 et 2007.

Prier 15 jours avec Maître Eckhart. Nouvelle Cité, 1992 et 2008.

Prier 15 jours avec Saint Benoît. Nouvelle Cité, 2001.

Prier 15 jours avec Thomas Merton. Nouvelle Cité, 1997.

Le Christ de François Mauriac. C.L.D., 2001.

De la vie à la Vie. Jalons pour une lectio divina. Soceval, 2003.

La Croix : folie de Dieu. Soceval, 2005.

Célébration de l’Ineffable. Soceval, 2006.

Un éveilleur spirituel : Henri Le Saux. Soceval, 2004.

Henri Le Saux, un moine chrétien à l’écoute des Upanishads. Edition Arfuyen, 2008.

Le père Henri Le Saux, le christianisme à la rencontre de l’hindouisme. Centurion, 1989 et 2008 – Arsis Cheminements Ed.

Pseudo-Denys : la théologie mystique – Lettres. « Les Pères dans la foi ». Migne – Brepols, 1991 et 2008.

© L’Harmattan, 2010

5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com [email protected]

[email protected]

ISBN : 978-2-296-11232-2 EAN : 9782296112322

Page 5: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

Pour la première partie du livre du Père André Gozier

« Le Pavement de Saphir »

J’accorde volontiers la permission de publier

« Cum permissu superiorum »

le 14 octobre 2009.

+ f.Pierre Massein Administrateur de l’Abbaye Sainte Marie de Paris

Pour la deuxième partie du livre

« Le Pavement de Saphir »

Nihil Obstat

Paris, le 17 juin 1991

G. Tilliette

Imprimi potest

Paris, le 30 août 1991

f. René Joubert o.s.b.

Abbé de Sainte-Marie

Imprimatur

Paris, le 24 juin 1991

M. M. Vidal, v.e.

Page 6: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 7: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

Moïse monta, accompagné d’Aaron, de Nadab, d’Abihu et de soixante dix des anciens d’Israël. Ils contemplèrent le Dieu d’Israël ; sous ses pieds s’étendait comme un pavement de saphir semblable par sa pureté au ciel lui-même… Ils purent contempler Dieu. Ils mangèrent et ils burent.

Exode 24,9-11 Réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours plus glorieuse, comme il convient à l’action du Seigneur, qui est Esprit.

2 Co. 3,18

Page 8: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 9: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

9

INTRODUCTION

Etre le miroir de Dieu : comment y parvenir ? Nous donnerons d’abord quelques jalons pour purifier et polir

la surface avec une douzaine de commentaires de la Parole de Dieu après avoir exhorté à la lire.

Puis nous entrerons dans « la réflexion dans le miroir » avec

une dizaine de commentaires de l’œuvre de Hadewijch d’Anvers1 vers 1250, béguine, contemplative pure, éclairée par Saint Augustin (354-430), Evagre (345-399), Saint Bernard (1090-1153), appartenant à un mouvement laïc peu connu. Elle mourut vers 1260-1269. C’est elle qui va nous guider vers « à l’image et la ressemblance de Dieu » (Genèse 1, 26), nous aider à tendre notre esprit vers la transformation dans le miroir de Dieu, afin de devenir, ne serait-ce qu’un temps soit peu comme « le pavement de saphir » (Exode 24,10), « le lieu de Dieu », qui nous permettra de contempler la lumière, ce qui se réalisera petit à petit par l’oraison pratiquée avec fidélité. Il est bien clair que ces pages peuvent se lire à différents niveaux de compréhension. « Dans ta lumière nous voyons la lumière » (Ps 36, 10).

Comme un miroir, l’âme doit être simple et pure. Donc tout

effacée, tout unie de façon à refléter le plus parfaitement possible l’image de Dieu. Elle doit surtout effacer tout concept, éliminer toute image, faire mourir toute représentation, trouver Dieu au-delà d’elle-même et des formules qu’elle a pu inventer, fixer son attention sur la présence de Dieu au plus pur d’elle-même, acquérir une grande liberté intérieure.

Alors, l’âme est éblouie de la réalité de Dieu qui se reflète dans

le miroir nu de son mental vierge. Elle prend connaissance du Verbe divin conçu au plus profond d’elle-même. Elle rayonne ; elle

1 La première édition de cette 2e partie a été publiée sous le titre : Béguine, écrivain et mystique, Ed. Nouvelle Cité, 1994.

Page 10: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

10

est féconde. Les soucis, les divagations de l’esprit sont comme des nuages qui passent dans son ciel intérieur.

Elle se redit les paroles qui l’ont attirée à l’oraison : je suis près

de toi, je suis en toi, je suis à toi. Affronter ce tête-à-tête avec Dieu, ce cœur-à-cœur avec le Maître lui fera découvrir « le toujours nouveau » de l’unique trésor : posséder Dieu, se perdre en Lui. Le saisir dans son désert, dans son propre fond qui n’est rien d’autre que le sein du Père, le lieu de toute fécondité.

Au sommet de l’esprit dépouillé d’images, le regard de l’âme

est libre, c’est-à-dire disponible pour répondre à l’appel de Dieu, qui sourd du plus loin de son être. L’âme goûte la solitude immense où Dieu se possède. L’esprit retrouve peu à peu la nature du miroir ; la limpidité de son essence lui permet de recevoir toute la beauté de la face du Père, mais c’est à condition qu’il demeure calme, net, attiré à sa mystérieuse profondeur. Tout est là, car l’âme ne découvrira le fond pur de sa propre essence que si elle sait garder la paix.

L’œuvre essentielle à laquelle se voue l’âme d’oraison, c’est

cette naissance intérieure du Verbe divin, conçu au plus profond d’elle-même. Qu’elle soit fidèle à cette grâce suprême !

Si l’âme tire sa joie de ce que Dieu est, elle sera contente de

Dieu, mais à la condition sine qua non de cesser d’enchaîner des idées afin que puisse surgir la vie divine. C’est une manière de célébrer le mystère pascal. Alors, si elle cultive toujours plus la solitude avec Dieu, l’âme est pour Dieu une voie libre et, en retour, Dieu est pour elle la voie libre qui la mène vers le fond de l’être divin, l’éternel amour. L’âme devient ce qu’elle doit être.

Ce n’est pas seulement un appel à la participation à la vie

trinitaire, mais un appel à être uni à l’unité, à prendre sa joie à ce que Dieu est, à le laisser jouir de lui-même. Quelques actes renouvelés sur la respiration suffiront pour entretenir « l’attention amoureuse de Dieu », si chère à Saint Jean de la Croix.

Page 11: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

11

L’âme, miroir essentiel de l’être divin, réduite à ce calme pur, trouvera l’unité de Dieu. C’est là seulement où Il se repose et jouit de lui-même. C’est là seulement où elle se reposera et jouira de lui-même.

Cette découverte de l’unité entraîne une nouvelle joie, relance le désir dans l’espace incommensurable de la divinité. Elle se perd alors dans la simplicité de l’essence.

Aucun quiétisme dans cet itinéraire puisqu’il est le résultat de

l’effort de l’âme propulsée par la grâce pour descendre « dans son centre, qui est Dieu ». (Saint Jean de la Croix. Vive flamme 1,12).

Page 12: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 13: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

1ère partie

PURIFICATION DU MIROIR

Page 14: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 15: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

15

L’homme à la recherche de l’unité de sa vie

«Faisons l’homme à notre image » (Genèse 1,26)

Le 20 août 1153, parmi les larmes et les prières de ses fils

spirituels, Bernard de Clairvaux, qui avait tant peiné, tant souffert, tant aimé le seul Amour, quittait ce monde.

Malgré les siècles qui nous séparent, le décalage culturel, les

changements de société, il peut nous adresser une parole, car un saint, un docteur de l’Eglise, un abbé a toujours quelque chose à dire.

Quelle parole ? J’en choisis une parmi beaucoup d’autres. Laquelle ? L’unification de notre être, car la psychanalyse nous invite à

poser le problème. De quoi s’agit-il ? D’une harmonisation avec Dieu, les hommes, le monde, soi-

même. D’où une pacification avec notre inconscient, car l’homme n’est pas unifié, mais en conflit permanent avec soi-même.

Comment la réaliser cette harmonie et pourquoi la réaliser ? Parce que « Jésus est et qu’il est crucifié ». C’est Lui le grand

unificateur de notre vie et nous devons la réaliser pour exister authentiquement et, surtout, pour être tout entiers à Lui.

Mais comment la réaliser ?

Page 16: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

16

C’est toute la vie spirituelle, c’est toute la démarche d’intériorité.

Pourquoi es-tu venu ici ? L’appel de Dieu est « un don et un mystère » a écrit Jean-Paul

II dans « Vita consecrata ». Oui, c’est un cadeau fait à chacun de nous et un mystère car « pourquoi moi ? ».

Ayant pris conscience de cette grâce – et nous la pénétrons

plus ou moins profondément avec le temps – nous avons à « chercher vraiment Dieu ». Cette recherche est le plus grand des dons. Le thème du « chercher-trouver » court, me semble-t-il, à travers l’œuvre de l’Abbé de Clairvaux. Par exemple, il écrit : « partant de sa propre expérience, l’âme saisit le comportement de Dieu et elle, qui aime, ne doute pas d’être aimée ». (sur le Cantique des Cantiques 69,7). Cette recherche mutuelle de l’Esprit créateur et de l’esprit créé s’identifie à l’articulation de la grâce et de la liberté, autre grand thème de Bernard. Séparée de la grâce, la liberté est perdue et l’unification de notre être, de notre vie, est manquée. C’est dans la Bible que nous lisons et relisons notre vie, par la parole de Dieu que nous pouvons réaliser l’accord des deux volontés divine et humaine. Comment ? par l’exercice du désir, c’est-à-dire par la prière, c’est-à-dire par l’amour. Alors, le grand souhait de Bernard, à savoir : « former l’homme intérieur » se concrétise et nous sortons de l’exil, de la région de la dissemblance, nous entrons dans notre vraie patrie. Le retour au cœur nous ramène à notre volonté profonde. L’âme se saisit et se pense « dans sa source pure », le lieu de l’ultime. On retrouve, ici la formule de Grégoire le Grand appliquée à Saint Benoît : « il habita avec soi-même ». Notre soi, c’est-à-dire la région la plus profonde de notre âme, l’esprit, s’unit avec le Soi de Dieu. Or, « Celui qui s’unit au Seigneur ne fait plus qu’un seul esprit avec Lui », nous dit Saint Paul.(1 Co. 6,17)

Mais comme pour la Règle bénédictine, le premier degré de

cette expérience est l’humilité dont le Christ, bien sûr, est le grand exemple. Aussi, Bernard insiste-il beaucoup sur la pauvreté, qui a constitué la venue de Dieu sur la terre. C’est là que l’on découvre

Page 17: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

17

l’être même de Dieu. Pour Bernard, l’Ascension n’est pas la revanche de la gloire sur l’humanité, mais comme il le dit : « Dieu monte en s’abaissant en un seul et même mouvement ». Il ne conçoit pas l’incarnation comme une parenthèse, mais comme la révélation de la gloire. S’il a attaqué les premiers théologiens de la scolastique, Abélard par exemple, de nos jours il attaquerait les théologiens de la Kénose, c’est-à-dire ceux qui mettent l’accent sur l’abaissement du Sauveur. Pour Bernard, Dieu n’est jamais aussi Dieu que quand il se fait homme et, depuis l’incarnation, Dieu n’est pas sans l’homme, aussi il n’est pas tout lui sans nous, selon Saint Paul. Quelle bonne nouvelle à se rappeler.

Que faut-il retenir aussi de cette réflexion sur Saint Bernard ? Que nous sommes trop souvent, moines ou laïcs, dans

l’extériorité, à la surface de nous-même, donc en exil. On s’en est allé loin, très loin souvent. La dispersion doit être combattue pour retrouver le chemin du cœur, s’ouvrir à l’action de Dieu, c’est-à-dire retrouver la vérité de son être et donc son unité. Essayons. Ayons au moins ce désir.

Page 18: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

18

Pourquoi je t’aime Ô Marie ?

« Qui est celle-ci qui surgit comme l’aurore ? » Cantique 6,10.

C’est à chacun de répondre à cette question de Thérèse de

Lisieux. Jadis, à l’abbaye de La Source, à l’entrée du réfectoire, il y avait un dessin exécuté par un moine représentant un visage, seulement esquissé, mais très pur.

Etait-ce celui du Christ ou de Marie ? A cette question, l’artiste répondait « l’un et l’autre ». Selon moi, ce visage n’était autre que celui du Christ

transparaissant dans le visage de la Vierge. Et il citait un livre que les Français ne lisent pas, mais que lui,

père Beurrier, moine très effacé, mais très cultivé, connaissait bien. Il s’agit de « La divine comédie » de Dante dans la partie

consacrée au « Paradis », chant 32, où il est dit à l’auteur : « Son visage – celui de Marie – est celui qui ressemble le plus à son fils et son éclat peut seulement te disposer à voir le Christ ».

A travers les traits physiques, il s’agit bien sûr d’aller au-

delà jusqu’aux traits spirituels, et de les découvrir. Marie, venue de Dieu, co-extensive à toute l’histoire, à toute

l’aventure humaine, conduit à Dieu toute sa création, dans un grand moment de retour. Pourquoi ?

Parce qu’elle est mère. A l’apôtre Jean, le Christ n’a-t-il pas dit

sur la croix : « voici ta mère » ?

Page 19: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

19

Et n’est-elle pas aussi la femme revêtue du soleil de l’Apocalypse ?

En effet, elle peut dire à chacun de nous : « en moi, c’est Dieu

qui vous attend ». Car une mère sait discerner dans le regard de son enfant ses

aspirations les plus profondes, informulées, mais réelles. Elle peut dire à chacun de nous : « Je suis l’attrait de

l’universelle présence, son sourire », car elle n’est le symbole biblique et liturgique de la sagesse que pour exalter la maternité spirituelle, et en élargir l’idée jusqu’à une sorte de maternité cosmique.

Mère du verbe incarné, donc de l’Eglise, de l’humanité, du

monde. Mère cosmique. Oui. Elle est la forme de l’Eglise, la forme de l’humanité, la

forme de toute création, Pourquoi ? Parce qu’elle est l’arche d’alliance véritable. De plus, elle est associée de près à l’œuvre personnelle et

universalisante de son fils. Comprendre cette association, c’est universaliser Notre Dame

et c’est comprendre combien elle est véritablement singulière : Virgo singularis, c’est-à-dire sans égale, comme nous chantions jadis dans l’hymne si belle, si pure de l’Ave Maria Stella, 8ème siècle. Inséparable de son fils donc, d’où une place essentielle et son rôle dans la construction du corps mystique.

Elle pourrait dire encore : entre Dieu et les hommes, je suis le

milieu translucide. C’est moi qui ai attiré le Verbe sur terre et c’est moi qui séduit la terre pour la donner à mon Fils. Comme toute femme, mais au plan spirituel et non physique, j’attire par ma beauté, mon charme divin. Et j’éveille en chacun un secret de

Page 20: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

20

pureté. Pour m’atteindre, il faut me poursuivre jusque dans le Christ. Arrivée là, je me dérobe, je m’évanouis. Mais même alors invisible, je demeure comme milieu, comme ventre où se noue l’union avec mon Fils.

Marie, c’est un niveau de conscience, dans un plan de

conscience dans la recherche de l’union à Dieu de la plus humble à la plus haute union, car elle conduit au Christ. Elle monte de l’inconscient de l’humanité, « belle comme la lune, brillante comme le soleil » (Cant. 6,10).

C’est pourquoi, elle est la perle du cosmos, car c’est en

contemplant dans sa pensée éternelle la Sainte Vierge, le Christ et l’Eglise, que Dieu a donné son approbation absolue à la création entière en proclamant : « c’est très bon » (Gen. 1,31). Et « Yahvé m’a créée au début de ses desseins », dit le Livre des Proverbes (8,22), et encore « Je mettrai mes délices à fréquenter les enfants des hommes » (Pro. 8,31. Marie est pure réceptivité à la libre grâce d’en Haut, modèle de l’humanité dans sa relation envers Dieu, car la source, c’est le Christ. Mais la nappe d’eau, le point où elle affleure, c’est Marie, car pour reprendre une expression du père Kolbe, elle est « la personnification de la miséricorde divine ». Elle coule, faible d’abord, mais plus loin dans nos vies, elle réapparaît. Elle est discrète jusqu’à notre mort. Elle nous apprend à tenir l’unique parole de Dieu dans nos bras, « la méditant dans nos cœurs » comme elle, car c’est une parole silencieuse.

Il y en a qui la pénètre mieux que les autres, mais c’est

toujours progressivement. Et il y a celle qui la pénètre infiniment. Elle est ce pourquoi elle enfante et nous enveloppe : la

maternité divine. Cet enveloppement par la Parole conduit à un déploiement de

la parole en nous, qui nous fait enfants de Dieu. C’est alors qu’elle nous découvre – Ô joie ! – ce que nous

sommes réellement c’est-à-dire ce que Dieu projetait pour nous en nous créant enfants de Dieu, et nous ne pouvons être enfants de

Page 21: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

21

Dieu qu’en étant assimilés à son Fils. Alors nous savons où nous allons.

Marie, comme toute mère, a une puissance d’éducation sans

limite. Elle nous révèle le sens de notre destinée, la nature de cette existence éternelle promise.

Au pied de la croix, elle nous découvre que, dans la souffrance,

se cache avec une intensité extrême, un secret. Par son assomption, elle fait plus. Elle nous montre que par la

mort, la vie n’est pas détruite, elle est transformée. Mais Marie détient un secret encore plus gigantesque. Un

secret ne se dit pas, mais nous sommes entre nous, alors on peut le communiquer. Quel est-il ?

- recevoir le Verbe Divin, - le concevoir spirituellement, - n’avoir plus qu’une seule vie,

C’est-à-dire qu’elle nous introduit dans la vie trinitaire, dans la

vie divine, parce que, par sa virginité, elle vivait la béatitude de l’unité.

Le visage dessiné par le père de La Source était-il celui du

Christ ou de la Vierge ? Reprenons sa citation de Dante : « son visage – celui de Marie

– est celui qui ressemble le plus à son Fils et son éclat peut seul te disposer à voir le Christ ».

Page 22: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

22

Superflu ou nécessaire ?

« Elle a mis dans le tronc tout ce qu’elle avait pour vivre ». « Tous ils ont mis de leur superflu, mais elle, de son

indigence, elle a tout donné, tout ce qu’elle avait pour vivre ».

(Marc 12,44)

Mais Dieu n’en demande pas tant ! Et puis, n’est-ce pas manquer à la vertu de prudence ? Et puis la sagesse dit que tout est dans un juste milieu ; Et puis il faut se méfier des gens trop absolus. Ce que Dieu demande, c’est d’être en règle avec Lui : ne pas tuer, ne pas commettre l’adultère, ne pas voler, un peu de chapelet de temps en temps, quelques aumônes prises sur le superflu abondant. C’est déjà pas mal.

Encore une fois, soyons en règle avec Dieu, inutile de chercher

plus loin. Mais voilà ! Peut-on être en règle avec Dieu ? On ne sera jamais en règle

avec Lui. Illusion que de le croire. Pourquoi ? Quand se fait la rencontre avec Jésus Christ, l’événement le plus important de notre vie, alors ce n’est plus une religion du devoir mais d’amour. Le Christ devient une personne vivante et aimée. Dieu appelle à un éveil toujours plus grand, quand il donne la vision du troisième œil, alors le grand éveil se produit, il ne s’agit plus de sagesse, de juste milieu, mais de folie.

La folie prônée par l’amour ! Ah ! si vous pouviez supporter de ma part un peu de folie, mais

oui ! Quelle folie ? La divinisation, l’union à Dieu. L’union à Dieu n’a pas de fin,

l’ascension pas de terme puisqu’Il est infini. Mais oui, vous pouvez supporter cette folie. Pour l’âme qui a fait de sa personne l’offrande de son être, de

sa vie, elle a épousé cette folie pour son Christ aimé.

Page 23: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

23

Se donner soi-même c’est bien plus que donner quelques euros. On n’a rien donné tant qu’on ne s’est pas donné soi-même, car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie.

« Offrez vos personnes en hostie, sainte, vivante, agréable à

Dieu. C’est là le culte spirituel que vous avez à rendre ». Ecrit Saint Paul aux Romains (12,1). C’est tout le sens de l’oblation et Jean-Paul II a dit : « La vie atteint son centre, son sens et sa plénitude quand elle est donnée » (Evangilium vitae 51). Elle ne peut s’accomplir que dans l’offrande entière de soi à Dieu et Thérèse de Lisieux, elle, a écrit : « aimer c’est tout donner et se donner soi-même ».

Si la croix est la folie de Dieu, alors il faut répondre à cette

folie. La vie du sauveur n’a été que louange à son Père, parfaite louange, c’est-à-dire retour du don.

Page 24: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

24

Simples réflexions sur le pardon

Il en va du Royaume des cieux comme d’un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. L’opération commencée, on lui en emmena un qui devait dix mille talents. Cet homme n’ayant pas de quoi rendre, le maître donna l’ordre de le vendre avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, et d’éteindre ainsi sa dette. Le serviteur se jeta alors à ses pieds et il s’y tenait prosterné en disant : consens-moi un délai et je te rembourserai tout. Apitoyé, le maître de ce serviteur le relâcha et lui fit remise de sa dette. En sortant, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le prit à la gorge et le serrait à l’étrangler, en lui disant : rends tout ce que tu dois. Son compagnon alors se jeta à ses pieds et le suppliait en disant : consens-moi un délai et je te rendrai. Mais l’autre n’y consentit pas : au contraire, il s’en alla le faire jeter en prison en attendant qu’il eut remboursé son dû. Ses compagnons, témoins de cette scène, en furent bien navrés et ils allèrent raconter toute l’affaire à leur maître. Alors celui-ci le fit vendre et lui dit : serviteur méchant, toute cette somme que tu me devais, je t’en ai fait remise parce que tu m’as supplié ; ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon comme moi j’ai eu pitié de toi ? Et, dans son courroux, son maître le livra aux tortionnaires en attendant qu’il eut remboursé tout son dû. C’est ainsi que vous traitera aussi mon Père céleste si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur.

Math. 18 ; 23 –35

Page 25: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

25

La dette de dix mille talents représente quelque soixante millions de francs or.

Celle de cent pièces d’argent représente environ cent francs or, c’est-à-dire six cent mille fois moins.

Je vous laisse le soin de convertir en euros. Quoi qu’il en soit, les chiffres sont énormes, non pas tant pour

frapper les esprits, mais pour montrer que l’homme est débiteur de Dieu et débiteur insolvable, ce qui révèle la gravité du péché et que Dieu seul peut remettre la dette par une grâce miséricordieuse ; et ce qui nous est demandé alors, c’est de pardonner à nos frères.

Le pardon est au cœur d’une vie de famille, de couple, de

groupe. Il est parfois, non toujours, difficile de pardonner. Pardonner, c’est donner, c’est le don par dessus tout, c’est le don au-delà de toute justice. C’est un acte d’amour intense. Mais comment vivre le pardon mutuel sans vivre le pardon de Dieu ? L’artisan du pardon, c’est l’Esprit Saint. L’Esprit est don pour le pardon et nous recevons de Lui le pardon pour le donner.

Voici trois témoignages.2 Le premier : On s’est déchiré, il est tard, il est temps d’aller dormir… Mon

mari se tourne ostensiblement de son côté le plus loin possible de moi et s’endort sur le champ. Comment peut-il dormir, comme si rien ne s’était passé ? Je suis bouleversée. Je voudrais qu’on parle, à défaut de nous embrasser de suite… que surtout on ne laisse pas au temps le loisir de pourrir ce qui nous a séparés. Je ne voudrais pas non plus d’un pardon trop vite expédié.

Après un certain temps de larmes et d’appels vers le Père pour

en avoir le courage, je rapproche doucement ma jambe de la sienne pour effleurer son pied du mien. Je le laisse sans oser bouger. Va-t-il se réveiller ? Va-t-il se retourner ? Jusqu’à présent, il s’est toujours retourné…

2 Voir Le Pardon, Ed. de l’Atelier, 2000.

Page 26: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

26

Il arrive aussi que je n’aie plus le courage du premier geste. Il ronfle. Je pleure. Je connais son fonctionnement. Il croit qu’il m’aura à l’usure. Demain on se fera la tête. On se fuira dans l’appartement . Si on se rencontre, on fera celui ou celle qui n’a rien vu. A midi, il fuira mon regard, il allumera la radio ou se plongera dans le journal. Il me dira que le poisson était bon. Je me tairai. Quelle importance que cela…

Moi, je reste avec ma boule dans la gorge et lui aussi, je le sais. « Le prochain paraît parfois si loin de nous. Sortir de soi et

aller vers celui qu’on voit tous les jours : immense voyage » a écrit Julien Green dans « vers l’invisible ».

2e témoignage : Mise à la porte de l’entreprise où je travaillais et sans

ménagement par le patron, j’ai réveillé mon mari : « Viens, lui disais-je, il faut qu’on aille lui crever ses pneus. Je sais où il habite, personne ne nous verra ».

Nous ne sommes pas passés à l’acte, mais pouvoir rêver cette vengeance, l’exprimer. Quel soulagement !

Comment éteindre cette soif d’agressivité ? 3e témoignage : On avait été exécrables entre nous deux toute la soirée. On

avait non seulement gâché la joie des enfants mais aussi leur confiance en nous. Ils s’étaient réfugiés chacun dans leur chambre.

Tard dans la nuit, nous avons fait la paix à deux : paroles,

larmes, silence, tendresse… J’ai proposé qu’on leur dise quelque chose dès le petit

déjeuner. J’ai prié pour trouver les mots et la force de parler. La première tartine a été avalée dans un silence tendu, les

enfants cherchaient à vérifier si nous étions réconciliés. Mais ils n’osaient nous regarder. Ils souffraient.

J’ai dit alors : les enfants, on voudrait vous dire qu’on a fait la paix entre nous. On a besoin de vous pour que vous nous aidiez à nous aimer. On vous demande pardon.

Le petit déjeuner est devenu une fête, la journée pleine de tendresse de leur part.

Page 27: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

27

Que faut-il conclure de ces trois témoignages ? 1er témoignage – la difficulté pour rejoindre l’autre. 2e témoignage – la difficulté pour éteindre la soif de

vengeance, calmer l’agressivité. 3e témoignage – la difficulté pour parler. Le pardon est un

combat, car l’offense revient sans cesse dans le champ de sa conscience « mais on a besoin de vous pour que vous nous aidiez à nous aimer ». L’humilité si chère à Saint Benoît (Règle de St-Benoît, ch. 7). attire la grâce du pardon.

Le pardon est une grâce. Il faut la demander, jouer sur le temps.

Le pardon : impossible aux hommes, possible à Dieu.

Page 28: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

28

Un océan sans rivage

Dès l’aurore, il parut à nouveau dans le temple et tout le peuple venait à Lui. Il s’assit donc et se mit à les enseigner. Les scribes et les pharisiens lui amènent alors une femme surprise en flagrant délit d’adultère et la plaçant bien en vue, ils disent à Jésus : «Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Moïse nous a prescrit dans la loi de lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu ? ». Ils lui disaient cela pour lui tendre un piège, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à écrire avec son doigt sur le sol. Comme ils insistaient, il se redressa et leur dit : « que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! ». Et, se baissant à nouveau, il se remit à écrire sur le sol. A ces mots, ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus vieux ; et Jésus resta seul avec la femme qui était toujours là. Alors se, redressant, il lui dit : « Femme, où sont-ils ? personne ne t’a condamnée ? » « Personne, Seigneur », répondit-elle « Moi non plus, lui dit Jésus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus ».

(Jean 8, 1-11)

Ce que nous dirons de l’épouse adultère vaut, bien sûr, pour l’époux adultère.

Ce que nous dirons à ce sujet ne sera compréhensible que de

celui ou celle qui a une conscience éveillée, et non de celui ou celle qui pourrait reprendre la phrase célèbre de Winston Churchill, dans un tout autre contexte, je vous l’accorde : « Ma conscience est une bonne fille avec laquelle je m’arrange toujours ».

Page 29: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

29

Je m’adresse, c’est bien clair, aux consciences délicates et non à celles qui banalisent l’infidélité.

Donc, elle a choisi d’aller se confesser à Saint Louis d’Antin. Cette église est la station service où l’on répare toutes les

pannes, et là au moins : « ni vu, ni connu ». C’est préférable : le prêtre de la paroisse connaît tout le monde.

C’est donc à éviter. Elle a reçu l’absolution, et le confesseur lui a dit quelques mots

sur la faiblesse humaine, mais aussi sur le péché comme « une lutte contre Dieu ».

Puis il lui a cité la première Lettre de Saint Jean : « Et même si

votre cœur vous condamne, Dieu est plus grand que votre cœur et il connaît tout ». (Jean 3,20)

A la fin de son exhortation, il n’a eu que des paroles sur la

miséricorde de Dieu, qu’il a qualifiée « d’océan sans rivage ». C’est cette dernière image qu’elle a surtout retenue.

Elle sort donc de l’église. Il y a du soleil. Son acte était une

prison. Elle se sent libre à présent. Elle reprend goût à la vie. Elle

cherche à oublier, en descendant les marches du perron, qu’elle a sacrifié son amour éternel à un amour éphémère.

Elle perçoit comme jamais le drame redoutable que le Christ

est venu instauré dans le cœur humain, ce combat de géant entre la nature et la Grâce, quoiqu’on en dise, deux mondes ennemis qu’il faut réconcilier en soi.

Au fond, ce qu’elle cherchait dans cette liaison, c’était le

besoin effréné d’être aimée, le besoin d’un amour sans limites. Comme toutes les femmes, elle est attirée par les vitrines des

magasins : en passant rue de Provence, elle remarque une cravate

Page 30: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

30

qu’il aurait aimée. Elle essaie de passer outre. Oh ! ce pouvoir de souvenir immanent à la chair et au sang. Oh ! ces baisers, pourquoi ont-ils une mémoire ? Et puis, pourquoi avait-elle mis l’infini dans de simples caresses ?

Le prêtre lui a conseillé d’aller faire une prière à l’église de La

Madeleine. Elle traverse donc le boulevard Haussmann et s’engage dans la rue Tronchet. Elle se rappelle tout en marchant le texte de l’Evangile que le confesseur lui a lu : « Je ne condamne pas » dit le Christ.

Pourquoi ? Parce que la loi condamne sans ré-ouvrir l’avenir,

parce que l’avenir est toujours plus important que le passé. Mais elle n’avait pas prévu une condamnation pire en un sens. Laquelle ? C’est qu’il va y avoir un troisième juge.

Le premier, ce sont les scribes et les anciens, les bien-pensants,

mais ils se retirent vite. Le deuxième, c’est le Christ : il est plein de miséricorde ; mais le troisième surgit, le plus impitoyable de tous : sa conscience.

Ce sera pendant ses insomnies, ou dans les bras de son mari,

ou en marchant comme elle le fait actuellement : le fantasme de son offense réapparaîtra.

Alors, la question se lève dans le champ de sa conscience et

l’envahit : est-elle pardonnée ? Elle a fait le mal, et elle l’a fait en présence de quelqu’un qui

l’avait choisie, l’avait marquée de son signe lors de son baptême, l’onction dont parle Saint Jean (1 Jean 2-20) « Tu connaîtras ton péché à mesure que tu l’expieras » a écrit Pascal et elle le devine maintenant.

Culpabilité, et donc anxiété, l’envahissent. Elle marche. Qu’importe, se dit-elle, les discussions d’exégètes

sur les différentes Maries et la Madeleine. Elle entre dans l’église qui lui est consacrée. Elle se rappelle que cette sainte est la

Page 31: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

31

première femme dans l’Evangile qui a su que le contact avec cet homme, Jésus, pouvait la purifier, alors que tous les autres l’avaient souillée. Elle invoque cette sainte.

Elle se laisse imprégner de l’incandescence d’amour qui

rayonne de sa personne. Les femmes sont là dans le malheur, alors que les hommes sont des lâches. Au pied de la croix, elle est présente. Elle pleure devant le tombeau.

Comme toutes les femmes, elle aime les parfums : elle veut

oindre le corps de Jésus d’aromates comme elle avait baigné les pieds augustes de ses larmes. Elle ne doute de rien « si vous l’avez enlevé, dit-elle, au gardien du cimetière, dites-le moi, j’irai le chercher, je le prendrai avec moi ». « Marie » elle l’a reconnu à la voix, à ce simple mot.

C’est bien Lui. Une femme ne se trompe jamais quand il s’agit de l’objet de

son amour. A genoux sur un prie-dieu, elle ne demande rien, elle se laisse

entraîner par la sainte. Elle comprend son amour. Elle entre dans sa folie. Elle sent en elle une force nouvelle qui lui donne la certitude d’être pardonnée, parce que comme Marie-Madeleine, elle a beaucoup aimé. A ce moment, elle renonce vraiment à sa passion.

Mieux, comme Marie-Madeleine, elle sera apôtre de « l’océan

sans rivage ». Bien mieux, elle sauvera éternellement son amant, même si celui-ci se persuade qu’il est trahi, largué à tout jamais. Oh ! Ce sacrifice des uns – et pas seulement dans les familles – pour le salut des autres, l’union invisible des destins, les alliances mystérieuses dans lesquelles nous sommes tous engagés par le péché et par la grâce. Elle perçoit que l’important est alors de se laisser aimer en acceptant d’être clouée sur la croix dressée secrètement au cœur de son existence. Personne ne se sauve ni se perd tout seul.

Page 32: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

32

Comme la Madeleine, elle dira à son amant que le pire de nous-même, c’est cela qui nous livre au Christ, qu’Il est venu, non pas malgré notre misère, mais à cause d’elle, que ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin, mais les malades (Luc 5-31), que c’est parce qu’Il est amour, qu’Il est sauveur, que le pécheur n’est pas seulement aimé, mais qu’il est préféré parce que, en lui, le Seigneur va pouvoir faire éclater sa miséricorde et donc, il sera alors connu dans ce qu’il y a de plus éloigné de Lui : ça c’est divin !

« Il n’y a qu’un amour » disait Lacordaire. C’est avec le même

cœur qu’elle a aimé son amant que, désormais, elle aimera Dieu, et même bien plus que son amant, parce que celui à qui on remet peu, aime peu ; celui à qui on remet davantage, aime davantage. Elle étreindra le secret de son être spirituel, la source même de la vraie vie, cet amour unique, immense, infini, qui contient tous les amours, même ceux qui sont défigurés par la boue, parce que, au sein de ceux-ci, la grâce peut faire découvrir que, malgré tout, on est aimé.

« Là où le péché abonde, la grâce surabonde » (Ro. 5-20). Un océan de miséricorde ; oui, à cause de la croix.

Page 33: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

33

Trop haut

« Si vous apparteniez au monde, le monde vous aimerait car vous seriez à lui. Mais vous n’appartenez pas au monde,

puisque je vous ai choisis en vous prenant dans le monde. Voilà pourquoi le monde a de la haine pour vous »

(Jean 15,19)

Vous lisez les journaux bien sûr. Vous regardez la télévision bien sûr. Vous savez que la laïcité est revenue à l’ordre du jour. La Presse a diffusé ces derniers mois une photo représentant un archevêque de Paris inquiet, un Monseigneur souriant, un nonce impassible, un Premier ministre bienveillant. Ils étaient réunis pour essayer de s’entendre.

En fait, ils ne pourront jamais s’entendre, même si – bien sûr –

des compromis sont envisagés. Pourquoi ? Parce que le chrétien vit dans un double monde.

- celui de la cité terrestre, - celui de la cité de Dieu. Or, les deux cités s’opposent radicalement l’une à l’autre. D’où

des conséquences considérables. Vous le savez : Teilhard de Chardin a dédié son ouvrage : « Le

milieu divin » à ceux qui aiment le monde et Saint Jean nous dit que « le monde est tout entier au pouvoir du malin » (1ère Ep. 5,19). Et encore, « si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui » (1ère Ep. Jn 2,15). Il est clair que le mot « monde » n’a pas le même sens :

- dans le premier cas, il s’agit de l’univers à construire,

d’une cité à aménager. - Dans le second cas, la portion de l’univers sous l’emprise

de l’esprit du mal.

Page 34: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

34

C’est du deuxième cas dont parle le Christ. Ils ne pourront jamais s’entendre. Pourquoi ? Vous le savez bien : dans les bureaux, les sociétés, les

institutions où vous travaillez, on sait plus ou moins vos idées et vous sentez que vous gênez vos collègues, car vous n’appartenez pas au même univers. Comment peut-on être chrétien aujourd’hui ? Un chrétien repousse, dérange. Il est un point d’interrogation. Il pose une énigme que votre entourage n’essaie pas de déchiffrer « la lumière luit dans les ténèbres, mais les ténèbres n’ont pu l’éteindre (Jn 1,6).

Bien sûr, le grand mot est : tolérance. Mais ceux qui

l’emploient, très souvent sont les plus intolérants. Rappelez-vous le Livre de la Sagesse 2,12-19… : « Traquons le

juste puisqu’il nous gêne et qu’il s’élève contre notre conduite. Il est un reproche vivant pour nos pensées, sa seule vue nous est à charge. Son genre de vie est excentrique. Eprouvons-le par des outrages et des tourments. Condamnons-le à une mort infâme ».

Cette opposition du monde peut venir d’une mauvaise

compréhension du christianisme, du mystère d’iniquité, d’un faux témoignage… témoignage donné par quelqu’un qui se recommande du Christ, des forces du mal dont on parlait il y a un instant, d’une ignorance quasi indicible, bref d’un visage de Dieu défiguré.

Mais aussi, il faut le dire et le redire : parce que beaucoup ne

veulent pas envisager de se convertir. Force de la pesanteur ! Cela entraînerait un changement de vie dont il ne saurait être question : larguer une maîtresse, modifier son rapport à l’argent, renoncer à exalter son moi, être attentif aux autres. Impossible, d’où : rien que la terre.

« Mes frères, je vous en conjure, écrivait Nietzsche, restez

fidèles à la terre. Ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs pour un au-delà de cette terre. Ce sont des empoisonneurs ».

Page 35: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

35

Pourquoi ? Parce que : rien au-delà de la raison. Partant, ils ne veulent pas

d’un dépassement de l’homme : « être participant de la nature divine » (1ère Ep. Pierre 1,4), ce qui suppose une certaine échelle de valeurs contenue dans l’Evangile. Ne voulant pas d’un dépassement de l’homme, finalement Nietzsche l’amoindrit, le rapetisse et l’avilit. Autrement dit : la haine du monde est provoquée par un refus de dépassement de l’homme. On ne le veut pas plus grand.

Mais tout cela ne va pas jusqu’au fond du problème. Voici un

autre aspect du problème : - c’est trop haut, - c’est trop élevé. Oui, c’est trop haut. Un Messie souffrant. C’est trop haut. On

veut un roi. Un comportement englué dans le sensible, c’est chercher à s’en

sortir, pardonner à ses ennemis c’est tout l’Evangile. Trop haut. Trop haut. Se soumettre par l’obéissance à la foi à une autorité,

fut-elle divine, perçue comme surplombant l’homme, alors qu’elle le libère. Trop haut.

Ce qui intéresse ces sortes de personnes, c’est uniquement le

prix des huîtres, le stationnement de leur nouvelle voiture, leurs vacances à Saint Trop.

Ce que vous représentez par votre vie, c’est trop haut pour

eux : voilà pourquoi le monde vous hait. La haine que le monde a pour vous est donc un péché de fixisme.

Mais nous-mêmes : d’où viennent les difficultés de notre vie

chrétienne ? C’est trop haut. Trop haut : suivre le Christ.

Page 36: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

36

Trop haut : le rejoindre sur la croix dans nos épreuves et souffrances, et pourtant nous savons quel est le dévoilement de notre destin puisqu’elle divinise en raison du mystère pascal.

« Si tu savais le don de Dieu » nous dit Celui qui est le centre

des cœurs. Trop haut : parce qu’il se montre en disparaissant. parce qu’il se donne en étant insaisissable. parce qu’il dit qu’il vient bientôt, alors qu’il a promis d’être

toujours avec nous. Comment vient celui qui est toujours présent ? Cette pédagogie divine a pour but de nous relancer toujours

plus loin, toujours plus haut, c’est trop élevé. Mais il a dit : « j’ai vaincu le monde ». Un combat de géant se poursuit de siècle en siècle. C’est David contre Goliath.

Bref, la divinisation. C’est trop haut, trop élevé. Voilà

pourquoi nous rencontrons l’opposition du monde. Jésus : l’être le plus aimé, le plus haï. « Ô âmes nées pour une telle grandeur. Que faites-vous. Que

faites-vous de votre vie » (Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix – str. 38).

Page 37: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

37

Prier en Son nom

« Si vous demandez quelque chose à mon père en mon nom,

il vous le donnera ». (Jean 16,23)

Un moine, c’est un religieux qui a mis sa vie dans la prière.

Certes, il n’est pas le seul à prier dans l’église. Heureusement ! Mais il a voué sa vie à la prière et a pris les moyens pour arriver à cette fin : l’union à Dieu. Certes, la prière n’est qu’un moyen et l’union à Dieu la fin et cela est vrai pour tous.

Mais des objections sont présentées à la prière de demande

dont parle le Christ dans l’Evangile. On nous dit : à quoi bon prier ? Dieu a tout fixé d’avance et de façon définitive. Alors la prière peut-elle modifier le plan divin ? Evidemment non. Alors, pourquoi prier pour obtenir ceci ou cela ? Saint Thomas d’Aquin a répondu de façon définitive à cette question : « Dieu, de toute éternité, a établi qu’il ne nous accorderait telle ou telle grâce, tel ou tel bien, qu’à notre requête. Aussi, la prière de demande, loin de bouleverser les desseins immuables de Dieu, les réalise ».

Lorsque nous entrerons dans la lumière, peut-être serons-nous

consternés de voir tout ce que Dieu avait décidé de nous accorder par notre prière et ce que, en fait, nous avons obtenu.

A qui la faute ? Nous avons un compte en banque très fourni et nous ne tirons

aucun chèque sur ce compte. Nous avons à notre disposition des tas de pièces d’or et nous n’en profitons pas.

On nous dit aussi : j’ai prié et je n’ai pas obtenu. Si un enfant demande à son père un revolver, va-t-il le lui

donner ? Evidemment non. Il donne ce qui est pour son bien. Or, le

Page 38: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

38

Seigneur nous donne l’Esprit Saint, ce qui convient toujours. Il m’exauce pour donner mieux encore que ce qu’il me refuse.

Certes, me direz-vous, mais j’ai prié pour la conversion de ma

mère, de ma sœur, et je ne les ai pas obtenues. Réponse : Vatican II a dit qu’il y avait des possibilités de salut

que nous ignorons, en dehors des voies officielles. Comme me le disait une artiste, Katia Granoff : « Vous, vous allez au ciel sur une autoroute, mais beaucoup y vont par des chemins de chèvres ». C’est donc pour un dépassement de nos façons étroites de voir que certaines prières ne sont pas exaucées dans le sens que nous voudrions. Car prier en mon nom, c’est prier comme la liturgie nous l’enseigne par les conclusions des oraisons. C’est prier : par Jésus Christ Notre Seigneur. Or, le Père ne peut rien refuser à son fils. Ce devoir de la prière de demande, nous devons l’accomplir à la place et au nom de ceux qui ne prient pas. Dieu a réservé pour ceux-la aussi des trésors que nous devons acheter au prix de nos fatigues, de nos larmes, de nos supplications.

Mais comment faire pour embrasser les désirs conscients et

inconscients de toute l’humanité ? La première forme pour réaliser notre tâche d’intercession,

c’est de prier aux intentions qui nous sont confiées. C’est la forme la plus simple, la plus humble et qui ne doit jamais être abandonnée.

Mais il y a une deuxième forme d’intercession. Eckhart écrit : « Quand je prie pour Henri, pour Conrad, c’est

la plus minime prière. Quand je ne prie pour personne (sans mentionner toutes les intentions particulières) et que je ne demande rien (pour moi), je prie le plus véritablement » Et encore : « Je vais vous dire comment je prie pour autrui : je m’applique à m’oublier moi-même, ainsi que tous les humains, et je m’introduis pour eux dans l’unité ».

Page 39: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

39

C’est dans la recherche de l’union divine, que l’âme trouve efficacement ses frères. Elle opère à chaque instant en chacun d’une manière invisible, mais très réelle, et les enrichit, au centre de la communion des saints, de la vie divine qu’elle puise à sa source. Elle réchauffe le monde puisqu’elle ne se soucie que de Dieu, de l’unité.

Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, c’est celui-là

qui porte beaucoup de fruits (Jean 15,5). Vous voulez porter du fruit pour le monde : demeurez en Lui. L’âme ne se sauve pas seule, elle entraîne avec elle tous ceux qui cherchent Dieu et tous ceux que Dieu cherche. Son efficacité, son rayonnement dépendent de la réalité et de l’intensité de son union intime avec le Seigneur.

« Si je suis fixé, stabilisé en Dieu, je ne peux pas ne pas

participer à son œuvre de sanctification du monde », et la prière d’intercession fait place alors à la prière d’action de grâce.

« Demandez et vous recevrez, ainsi vous serez comblés de

joie ».

Page 40: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

40

« Ma joie, Jésus, c’est de t’aimer » (Poésie 45,7,8)

« Dieu en nous donnant son Fils ne

nous a-t-il pas donné tout ? » (Rm 8,32)

Quel est ce tout ? C’est ce que nous allons voir avec Thérèse

de Lisieux. Elle va nous montrer qu’en huit semaines, elle découvre ce « tout », qu’en huit semaines tout est joué. Brève chronologie

Pour bien comprendre cette affirmation, il faut se rappeler quelques repères de la chronologie thérèsienne relatifs à notre propos. Thérèse de Lisieux est née à Alençon le 2 janvier 1873. Le 29 mai 1887, jour de la Pentecôte, Thérèse demande à son père la permission d’entrer au Carmel.

Le premier dimanche de juillet de cette même année, elle reçoit

la grâce sur laquelle nous allons insister. Le 1er septembre de cette même année, elle lit dans le journal « La Croix » le récit de l’exécution de Pranzini (MsA 46 r°), une grâce accompagne cette lecture, grâce très importante dans l’itinéraire de Thérèse, comme nous le montrerons.

Le 9 avril 1888 elle entre au Carmel. Dans la nuit du jeudi au

vendredi saint 1896, elle a son premier crachement de sang. Le 5 avril 1896, jour de Pâques, elle est précipitée dans une

épreuve spirituelle redoutable, commencement de son calvaire. Le 30 septembre 1897, Thérèse meurt étouffée vers 19H.20.

Page 41: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

41

Dimanche 3 juillet 1887 : une image

Ce rappel des grandes dates étant fait, revenons à 1887. Un dimanche de juillet donc, le 3, très probablement alors fête du Précieux Sang – on notera l’influence liturgique – en la cathédrale de Lisieux, dans le transept droit, il s’est passé un grand événement. Thérèse vient d’assister à la messe dominicale. Qu’arrive-t-il alors ? Un fait très banal. Souvent ce qui détermine notre route, c’est une rencontre, un événement insignifiant pour tous, excepté pour nous. Les petits évènements ont souvent de grandes conséquences, peut-être nous ont-ils révélé notre destin. C’est assez pour que notre vie prenne un sens, une orientation précise, pour qu’elle soit vraiment remplie.

Thérèse perçoit à cet instant ce pourquoi elle était appelée, ce

qui devait donner sens à toute sa vie. C’est une nouveauté pour elle, non de découverte – des grâces eucharistiques avaient précédé – mais d’approfondissement. Et pourtant, c’est un événement fondateur, porteur de conséquences extrêmes. Le désir que perçoit Thérèse vient du plus profond d’elle-même, du plus intime d’elle-même ; tout vient du plus loin d’elle-même et va plus loin qu’elle-même. Elle est dépassée.

A cet instant – elle n’a pas quinze ans – elle approfondit sa

vocation, car il y a une vocation à souffrir avec le Christ, a coopérer à la rédemption du monde. Il continue à vivre dans ses membres, à souffrir en eux. La souffrance portée en union avec le Seigneur est sa souffrance. Mais enfin, quel a été le fait « détonateur » ?

Un simple regard de la part de Thérèse sur une partie d’une

image, sans aucune valeur artistique, bien connue d’elle, qui dépasse de son missel, par mégarde. Puissance des « yeux de la foi » ! Grâce d’intelligence mystique. C’est un déchirement : le Christ en croix, le sang qui coule d’une de ses mains divines, le sang de Jésus se répand, et personne n’est là pour le recueillir.

Page 42: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

42

« Je résolus alors de me tenir en esprit au pied de la croix pour recevoir la divine rosée qui en découlait, comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes ». (MsA46r°).

Et elle continue ainsi sur les effets de cette grâce insigne : « le

cri de Jésus sur la croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur : j’ai soif ! Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive… je voulais donner à boire à mon bien-aimé, et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes » (MsA46r°).

Et encore : « Il ne semblait entendre Jésus me dire comme à la

Samaritaine : donne-moi à boire » (MsA46r°). Comment ? Nous le verrons plus loin.

Jeudi 1er septembre 1887 : « Mon premier enfant »

Le jeudi 1er septembre, elle jette un coup d’œil sur le journal « La Croix » et elle voit que ce « gredin » de Pranzini, comme le journaliste l’appelle, a embrassé le crucifix que l’aumônier de la prison de La Roquette, l’Abbé Faure, lui présentait.

Ce criminel est pour elle « mon premier enfant » (MsA46r°).

L’affaire Pranzini, tout le monde en parlait en France et en Europe ! Il a égorgé deux femmes et une petite fille de onze ans dans la nuit du 16 au 17 mars 1887, 17 avenue de Montaigne à Paris. Il parlait huit langues et était fort intelligent. Le mobile du crime : l’argent. Emotion intense ! Arrêté, toute la Presse suivit le procès.

Condamné à la guillotine le 13 juillet, il sera exécuté le 31 août

1887 devant une foule très nombreuse. C’est alors que le lendemain, le 1er septembre, Thérèse reçoit « le signe de repentir demandé pour ma simple consolation » (MsA46r°) : qu’il soit sauvé ! Ô ! Joie !

Page 43: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

43

En effet, l’assassin a collé ses lèvres par trois fois sur les plaies divines du crucifix qui lui était présenté avant de monter sur l’échafaud.

C’est en grande partie autour de cet fripouille que s’est jouée la

destinée de Thérèse. Qu’est-ce qu’un destin ? Le choc entre des évènements et une personnalité. Le signe rapporté authentifie l’orientation de sa vocation : participer à la rédemption.

« Depuis le jour où j’entendis parler d’un grand criminel »

(MsA46r°), écrit-elle. D’après Céline, c’est par M. Martin, son père, que Thérèse fut mise au courant de cette affaire Pranzini. Aussi, elle avait fait dire une messe pour lui en glissant tout bas à sœur Geneviève : « C’est pour mon enfant, après les tours qu’il a joués, il doit en avoir besoin. Il ne faut pas que je l’abandonne maintenant ». (procès de l’Ordinaire p. 283). La grâce « Pranzini » marque le début de sa maternité spirituelle, donc après l’époque des oraisons avec Céline au belvédère, grenier des Buissonnets, c’est-à-dire pendant l’été 1887. Car depuis celle du 3 juillet 1887, son désir de sauver les âmes ne faisait que grandir chaque jour. En huit semaines

Donc, entre le 3 juillet 1887 et le 1er septembre 1887, en huit semaines, l’orientation de sa vocation s’est nettement précisée et rien ne pourra en modifier le cours. Elle est prête à entrer dans l’épaisseur du mystère de la croix et à le vivre, à pénétrer dans ses profondeurs (Cantique Spirituel de Saint jean de la Croix, str. 35A et str. 36B) pour participer à la rédemption car « sous le pressoir de la souffrance, je te prouverai mon amour » (poésie 25,7,5).

A partir de cette date, elle va entrer toute entière dans la nuit

rédemptrice, c’est-à-dire dans le mystère de la souffrance, de la tentation et, surtout, de la déréliction. Mais à ces dates, elle ne sait pas encore, ou très mal, tout ce que ces termes recouvrent et comment s’accomplira sa vocation en plénitude. Elle le devine. Elle l’expérimentera. Elle ne sait pas encore tout ce que la souffrance comporte de déchirement, d’angoisse,

Page 44: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

44

d’anéantissement. Elle le comprendra peu à peu, au fur et à mesure qu’elle avancera dans les ténèbres. La souffrance, elle réalisera alors qu’on ne s’y fait jamais, qu’elle soit physique, psychique, morale et surtout spirituelle.

Sens des épreuves

Dans la spiritualité thérèsienne, certes, il y a bien d’autres richesses, bien d’autres trésors à exploiter, et nous ne voulons pas réduire son message, sa mission, à cet aspect que nous étudions. Il reste qu’il est important.

En huit semaines, donc, tout est joué par l’intermédiaire d’une

image sans valeur. « Sitio » « j’ai soif ! ». Il faut donner à boire à Jésus. Comment ? C’est ce que nous allons voir maintenant. Mais il nous faut étudier d’abord la déréliction du Christ en croix avant de parler de celle de Thérèse. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mat. 27,46).

Il faut distinguer entre abandon et abandon. Si par abandon, on veut dire que le Christ a cessé d’être Dieu, on tombe dans l’erreur, une erreur grave. C’est bien clair. Mais, si par abandon, on veut dire que, non pas ontologiquement, mais psychologiquement, Jésus a ressenti dans ses facultés, mais non pas dans le fond de son être uni hypostatiquement à la nature divine, une sorte de déréliction. Alors oui.

Saint Jean de la Croix, dans une page grandiose de la « montée

au carmel » (livre 2, chapitre 7), a parlé de cet abandon, et il a montré que c’est à ce moment même que Jésus a opéré la plus grande œuvre de sa vie, celle qui surpassait tous les miracles et les prodiges : la réconciliation de l’humanité et son union par la grâce. La révélation de Dieu est une révélation par la croix et dans la croix.

Page 45: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

45

Le fils de Dieu, impuissant et faible : c’est ainsi qu’Il nous aide. Il nous aide par ses faiblesses et ses souffrances. Si Dieu était la projection de notre conscience idéale, comme voudraient nous le faire croire de mauvaises interprétations des sciences humaines, nous aurions une déesse raison, un dieu de la mythologie grecque, un dieu réussissant, et non un dieu crucifié, abandonné par son Père. Alors sont pulvérisées les idoles : Dieu imposteur, bourreau, sadique, despote, directeur de théâtre de marionnettes. Alors sont brisées les figures fallacieuses : un dieu endormi, impuissant devant le mal, ennuyé de voir tout ce qui se passe.

Le Christ est allé jusqu’à la déréliction afin d’épuiser toutes

modalités de séparation. Il rejoint alors les pécheurs, tous les pécheurs que nous sommes tous. Désormais aucun pécheur ne peut dire : je suis tombé si bas que Dieu ne peut me ramener à Lui, aucun souffrant ne peut plus dire qu’il n’a pas un dieu proche, aucun désespéré ne peut plus désespérer, aucun mourrant ne peut plus se croire seul, alors qu’avec « des grands cris » nous dit la lettre aux hébreux (He 5,7), Lui, Jésus, a supplié d’être sauvé de la mort.

Aussi, pouvons-nous et devons-nous reprendre toutes les

paroles du Christ sauf une seule : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » parce que là, il a brisé toutes nos solitudes en les vivant sur le croix ; il fallait l’échec total pour sanctifier tous nos échecs, pour rejoindre toutes les vies gâchées, manquées par toutes les erreurs d’aiguillage. Un Christ réussissant aurait été loin de chacun de nous. Réaliser sa mission à partir de l’échec : c’est divin.

Et encore : tandis que par son abandon du côté de Dieu, Il

donne Dieu à ceux qui ont abandonné Dieu, par sa croix, il donne le pouvoir de convertir le négatif en positif – je veux dire la conséquence du mal – à savoir la souffrance, donc ce qui est contraire à Dieu, en moyen de divinisation.

On entend souvent dire que les déportés dans les camps

hitlériens, ou dans je ne sais quels goulags, ont souffert plus que Jésus. Il est inutile de se justifier en faisant appel à la sensibilité

Page 46: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

46

exquise du Christ ; c’est beaucoup plus profond que cela. C’est que, dans chacune de ses souffrances physiques, le Christ en passion voyait, souffrait toutes les souffrances physiques des hommes, dans chacune de ces souffrances psychiques, il voyait toutes les souffrances psychiques des hommes ; dans chacune de ses souffrances morales, il voyait toutes les souffrances morales des hommes ; dans chacune de ses souffrances spirituelles, il voyait, souffrait toutes les souffrances spirituelles des hommes, de tous les hommes et pas seulement celles des deux fripouilles crucifiées à ses côtés, mais les nôtres.

C’est la conséquence logique de ce que l’on appelle en

théologie la grâce capitale. Il fallait qu’il en soit ainsi pour rejoindre toutes nos souffrances, car ce qui n’est pas assumé, n’est pas sauvé. C’est parce qu’Il a dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » - ce qui, à première vue, pourrait faire douter de sa divinité – que nous pouvons reprendre, au sens fort, la parole du centurion romain, qui se tenait au pied de la croix : « Vraiment, celui-ci était le fils de Dieu »(Mc 15,39). « J’ai soif » - désaltérer

Tout ce qui est réel a sens, donc la souffrance doit en avoir un. Il faut le trouver et donc le chercher. Pour Thérèse, comme pour les grands spirituels, les épreuves viennent de Dieu. Thérèse ne s’arrête pas aux causes secondes. L’action de Dieu est du ressort de la foi seule. La force pour les supporter vient de Dieu. Très vite, apparaît le lien entre souffrance et amour : « pour aimer, il faut souffrir, beaucoup souffrir », écrira le père Pichon à Thérèse.

Il faut découvrir la souffrance de Jésus en Thérèse. C’est Lui

qui souffrira en elle. Son amour est rejeté, méprisé, oublié ; Jésus mendie l’amour. Jésus a soif. Aussi, elle reçoit une mission, ou plutôt, elle est dans le prolongement de celle reçue par le Christ : être associée à son œuvre de rédemption. Souffrir avec Jésus équivaut à recevoir Jésus, car la souffrance est le lieu où Il se donne. Par la souffrance, Jésus conforme à Lui, connaturalise à Lui, rend semblable à Lui (lettres 173,46) transforme en Lui,

Page 47: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

47

mieux encore, sauve : « par amour, souffrir » (188 – « ma joie, c’est d’aimer la souffrance » (poésie 45,2,5) – « Il n’y a que la souffrance qui puisse enfanter les âmes à Jésus » (129).

Pourquoi ? Elle croit à la fécondité de la souffrance par amour,

et même ira, un moment, jusqu’à trouver sa joie en elle, car elle sait, elle croit qu’elle peut ainsi désaltérer la soif de Jésus, participer à l’œuvre rédemptrice. Nous l’avons vu avec l’affaire Pranzini, mais il y aura aussi l’affaire Hyacinthe Loyson et l’affaire Léo Taxil, pour le lui rappeler, mais il n’en était pas besoin.

La providence se servira des contingences douloureuses de la

vie pour faire pénétrer Thérèse aux profondeurs du mystère de la croix, la maladie mentale de son « roi chéri » - son père – brisé par le départ de sa « petite reine » : ses fugues, l’histoire du revolver, l’internement au Bon Sauveur de Caen. Elle va sonder avec cette épreuve les dimensions de la croix rédemptrice. C’est dans l’épisode du serviteur d’Isaïe, (Is 52 et 53), qu’elle trouvera la force de dépasser sa souffrance en l’offrant (85,42). La souffrance est pour elle le lieu rédempteur.

Mais elle a vu le sens de sa vie dans la grâce du 3 juillet 1887,

dans l’amour des âmes, la nécessité de les sauver, authentifiée par la grâce du 1er septembre de cette même année. Aussi, elle ne sortira de la nuit rédemptrice qu’en sortant de la vie. Mais jusque là, elle partagera avec les pécheurs angoisse, abandon, désolation. Identifiée à eux, elle s’assied à leur table, non pour leur faire la leçon, mais pour supplier « de nous renvoyer justifiés » (page 337). Elle obtient ainsi une ressemblance parfaite au crucifié, en communion à ses souffrances mêmes. Dieu n’est jamais plus lui-même que quand il se montre radicalement autre que lui-même, et inscrit la manifestation de lui-même dans l’homme et dans le monde jusqu’à l’altérité suprême de la croix et de son abandon par le Père.

Ce qui fait le caractère tragique des souffrances de Thérèse – et

de tous ceux qui passent par la nuit – c’est l’impossibilité où ils se trouvent d’en percevoir le sens dans l’être conscientiel. Toutes les certitudes s’évanouissent. Aucun point d’appui ne demeure. Les

Page 48: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

48

arguments qu’on propose pour réconforter le sujet orant n’ont aucune prise, aucun sens réel. D’ailleurs, si les souffrances de la nuit pouvaient être vécues comme une communion à la passion du Christ, elles cesseraient aussitôt d’exister en ce qui fait leur caractère douloureux : se sentir sans Dieu, sans Christ. Il serait contradictoire que cette souffrance de la déréliction puisse être vécue comme communion au Christ, ce qu’elle est en réalité. Le désir d’aimer Jésus jusqu’à la folie

Par une appropriation du péché des incroyants, le drame

essentiel de notre monde est révélé à Thérèse : la rédemption. Or, elle veut aimer Jésus avec passion, aimer Jésus à la folie. Si la croix est la folie de Dieu, alors il faut répondre à cette folie (169,17,13), par celle d’entrer dans la participation à la souffrance rédemptrice. Elle entrera dans cette folie. Aucune morbidité dans ce désir, quoiqu’on en dise, mais preuve, manifestation de l’amour de l’âme pour Dieu, ce par quoi elle aime, l’accomplissement de sa vocation, sauver les âmes.

C’est le sens qu’elle donne à ses souffrances : "J’ai beaucoup

souffert cela ne peut s’expliquer que par mon désir de sauver les âmes » (CJ30,1,17).

Elle veut vivre avec cette souffrance de déréliction parce

qu’elle veut partager la souffrance du Christ et celle de l’humanité qui est loin, très loin. Ce à quoi elle est appelée, c’est à l’amour, un amour fou qui doit aller jusqu’à souffrir pour l’être aimé, car on aime vraiment un être que si on a souffert pour lui. C’est alors que cet amour sera pur, ce sera pour lui, pas pour soi, sans aucune recherche de soi. Ainsi, elle aimera Dieu pour Dieu seul, pas pour elle.

Il y a chez elle une transfiguration de la souffrance par

l’amour, ou plutôt sa transvaluation, car elle sera, en quelque sorte, conformée au Rédempteur, de Pâques 1896 à fin septembre 1897. Et ainsi, cette terrible épreuve lui permettra de coopérer avec lui au salut des hommes, à les diviniser, rejoignant Saint Paul (2 Col. 1,5 ; 6, 1-4 et 10-12 ; Ph. 1,29-3,10 ; Col. 1,24). Plus elle avance en

Page 49: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

49

âge, plus elle s’avance dans la ténèbre. Mais elle croit qu’une grande grâce lui est faite : se tenir au pied de la croix, sous la croix, selon l’image « vue » le 3 juillet 1893.

Il reste que nous sommes loin du vendredi 14 juin 1895,

lorsque faisant son chemin de croix vers 15 heures, arrivée à la 14ème station, elle reçoit une blessure d’amour qui la plonge dans le feu, en réponse à son acte d’offrande à l’amour miséricordieux, fait le dimanche de la Trinité, le 9 juin 1895. Mais « j’aime autant la nuit que le jour » (Poésies 45,3,8) car le voile de la foi est devenu un « mur ». « est-il une joie plus grande que celle de souffrir pour votre amour ? » (ps. 91,4MSC 718).

Elle avait découvert précédemment les trésors cachés du visage

souffrant de Jésus, les beautés cachées du Messie souffrant, sa face embellie de pleurs : « j’ai vu les pleurs sur sa face bénie » (Récréations 3,17,14). « tes pleurs, je veux les essuyer » (Récréations 3,23,13). Car : « la souffrance est devenue mon ciel » (254).

La foi de Thérèse n’est pas détruite, mais dans cette toute

dernière épreuve, elle prend conscience d’une façon très particulière, au fur et à mesure qu’elle se rapproche du terme, du drame de la croix.

« Il souffre d’une passion d’amour », avait dit Origène dans ses

homélies sur Ezéchiel. Elle le rejoint par un amour absolu, total, car la souffrance par amour est rédemptrice, et il faut être uni à lui et jusque là : « le bonheur, il n’est que dans la souffrance et dans la souffrance sans aucune consolation » (76,55). « Quel bonheur de souffrir pour celui qui nous aime à la folie » (169,41).

Pourquoi ? parce que la souffrance, la croix dont elle est le

symbole, ne peut être acceptée que si l’on croit à la Vie cachée en elle. C’est le mystère pascal. Elle croit qu’il sera opérationnel. La souffrance par amour, comme maximum d’amour, pour aller plus loin en Dieu, toujours plus loin, pour monter plus haut, toujours plus haut, pour une union toujours plus grande, une fécondité toujours plus large et pour cela, accepter d’être associée à l’œuvre

Page 50: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

50

rédemptrice de Jésus et donc de rejoindre des hommes loin de Dieu, les athées. Aller toujours plus loin dans la souffrance rédemptrice jusqu’à mourir d’amour, non comme Saint Jean de la Croix l’explique, vive flamme str. 1, mais comme le Christ, et ce jusqu’au soir du 30 septembre 1897 où la toile se déchire dans une douce rencontre : une sorte d’extase.

La pluie tombait sur Lisieux, présage d’une autre pluie. C’était

un jeudi vers 19H.20. « Je donnais le sang de Jésus à Jésus ; j’offrais ces mêmes âmes rafraîchies par sa rosée divine, ainsi il me semblait le désaltérer et plus je lui donnais à boire, plus la soif de ma pauvre petite âme augmentait et c’était cette soif ardente qu’il me donnait comme le plus délicieux breuvage de son amour » (MSA p.147).

« La Kénose de la foi »

Dieu réserve à chaque âme un nom secret, car c’est Dieu qui parle à chaque âme. Pour Thérèse, ce fut « rédemption » par une sorte de « kénose de la foi », pour reprendre une expression de Jean Paul II appliquée à Marie. La « kénose de la foi », c’est la foi la plus éprouvée, la plus fidèle comme celle de la Vierge : c’est vivre et mourir d’amour. Cette kénose est une mission. On pense à cette réflexion de Newman (1801-1890) qu’on pourrait peut-être appliquer à Thérèse : « Dieu m’a créé pour un service précis. Il m’a confié un travail qu’il n’a confié à personne d’autre. J’ai une mission à remplir, dont je ne découvrirai peut-être pas le sens en ce monde, mais dont je serai instruit dans l’autre. Il ne m’a pas créé pour rien. J’exécuterai la tâche qu’il m’a confiée. Je suis, d’une certaine manière, nécessaire à Ses plans » (Newman – Méditations sur la doctrine chrétienne. Ad Solem 2000 pages 28-29).

On pense à la prière sacerdotale du Christ en Jean 17, que

Thérèse reprend à sa manière à la fin de « l’Histoire d’une âme » : « Je Vous ai glorifié sur la terre, j’ai accompli l’œuvre que Vous m’avez donnée à faire, j’ai fait connaître Votre Nom à ceux que Vous m’avez donnés. Mon Père, je souhaite qu’où je serai, ceux

Page 51: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

51

que Vous m’avez donnés y soient avec moi et que le monde connaisse que Vous les avez aimés comme Vous m’avez aimée moi-même » (MsC pages 412-413).

Car « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie

pour ceux qu’on aime », citant l’Evangile de Jean, 15,13 (MsC 12,9). Crucifiée par la déréliction mais nuit collective par solidarité universelle

Le Christ en sa passion a vu la souffrance de l’humanité et donc de son corps mystique, comme nous l’avons dit plus haut. Aussi, il l’a élevée au rang de rédemptrice – certes par participation – puisque c’est encore Lui qui la vit en son Corps. Dans cette perspective, tout chrétien est rédempteur. Il est alors sauvé du désespoir. « Jésus a pour nous un amour si incompréhensible qu’Il veut que nous ayons part au salut des âmes. Il ne veut rien faire sans nous » (135). Si l’on regarde les souffrances du Seigneur en leur réalité absolue, il n’y manque rien. C’est bien clair. Mais, si nous considérons les souffrances du Seigneur dans leur application réelle, alors tout n’est pas fini au calvaire. Ce trésor constitué sur la croix, par la croix, sera dispensé par l’Eglise, Corps du Christ.

Il ne faut pas qu’il demeure infructueux, et non appliqué, et

pour cela le Seigneur s’est choisi des auxiliaires : « se tenir au pied de la croix pour recevoir la divine rosée comprenant qu’il leur faudrait ensuite la répandre sur les âmes ». L’auxiliaire entre à sa façon avec Thérèse dans cette folie. Oui, le Seigneur l’associe à son œuvre « 1 Co. 3,9). Il fond la souffrance de l’âme dans la sienne. C’est alors que le chrétien, en prenant exemple sur Thérèse, vit la charité fraternelle dont elle nous a laissé un si beau commentaire (MsA pages 354-372).

Souffrir pour les autres, c’est une des plus hautes formes du

deuxième commandement, car c’est aller jusqu’au bout de soi-même pour les autres. Mais, c’est à quel prix ? Le sacrifice des uns pour le salut des autres, l’union invisible des destins – et pas

Page 52: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

52

seulement dans les familles – les alliances mystérieuses dans lesquelles nous sommes tous engagés par le péché et par la grâce : la communion des saints, enfin !

Thérèse a déclenché « un ouragan universel », car Dieu veut

que nous nous sauvions les uns les autres parce qu’il est « communion ». Il y a une universalisation de la nuit rédemptrice : celle-ci s’inscrit dans une perspective planétaire depuis Thérèse. Thérèse nous enseigne – parmi bien d’autres – « qu’il y a un apostolat de la souffrance très caché, mais très fructueux, car Jésus se cache dans la souffrance, lorsqu’une âme s’est laissée captiver par l’odeur enivrante de vos parfums, elle ne saurait courir seule, toutes les âmes qu’elle aime sont entraînées à la suite » (MsC 34,3).

Faisant allusion à la grâce du fameux dimanche de juillet 1883,

dans les derniers entretiens (CJ 1,8-1), elle dira : « Oh ! je ne veux pas laisser perdre ce sang précieux. Je passerai ma vie à le recueillir pour les âmes ». Et elle avait dit lors de l’examen canonique en vue de sa profession : « je suis venue pour sauver les âmes… »

La souffrance offerte dans cette perspective permet d’aller plus

avant en Dieu et donc peut devenir joie. Conclusion

« Dieu, en nous donnant son Fils, ne nous a-t-il pas donné tout ? » (Rm 8,32). Oui, jusqu’à la possibilité de nous unir à Lui, et qu’à l’exemple de Thérèse, nous puissions Le rejoindre pour être participant de la rédemption du monde.

« Ma joie, Jésus, c’est de t’aimer » (Poésie 45,78). Jusqu’où ? Jusque-là.

Page 53: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

53

Indicible Kénose

Lui de condition divine… Il s’est réduit à rien,…

Obéissant jusqu’à la mort Et à la mort sur la croix

Ph 2,6-8

Paul et Thérèse

Thérèse a appris que Jésus révèle ses secrets aux petits et aux humbles. Sœur Marie des Anges affirme : « Elle avait une intelligence rare des Saintes Ecritures » (Procès apostolique 349). La Bible est, pour elle, « La Parole qui éclaire les pas » (C 4r). Sa méthode d’exégèse est la Parole de Dieu pour moi, aujourd’hui, maintenant. C’est donc une expérience personnelle, car l’Ecriture est scrutée avec un cœur de disciple ; c’est une Parole créatrice. Thérèse y découvre des sens cachés et mystérieux. (A 83 r/v.).

En fait, contrairement à Soeur Elisabeth de la Trinité, qui a

trouvé surtout en Saint Paul la traduction de sa vie orante, il n’en est pas ainsi pour Thérèse. « C’est par dessus tout l’Evangile qui m’entretient pendant mes oraisons, en lui je trouve tout ce qui est nécessaire à ma pauvre petite âme ». (A 83v.). Et encore «Je ne trouve plus rien dans les livres si ce n’est l’Evangile. Ce livre-là me suffit ». (Carnet jaune 15,5,3.). Il reste que Saint Paul l’a marquée.

Il lui arrive de se redire une parole, de s’en imprégner : « Je me

répétais sans cesse à moi-même ce verset de Saint Paul : Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus qui vit en moi ». (Gal. 2,20 en A36r.), qui est la définition de la sainteté.

Bien sûr, elle cite Romains sur la gratuité du salut, la 1ère aux

Corinthiens 1,26-29 « Ce qui est faible Dieu l’a choisi… » (Récréations pieuses I,16v et la 2 Co 2,9). L’œil de l’homme n’a pas vu…qu’elle commente à sa manière (Lettres 94 et 24). Elle est

Page 54: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

54

prise dans le conflit éphémère/éternel (L. 120,137 et Poésies 8,27), mais elle ne voit que le but, la divinisation. « Le connaître comme il se connaît lui-même, devenir des dieux nous-mêmes. Oh ! Quelle destinée » (L. 57). Pour y parvenir, elle découvre « l’ascenseur », ce qui lui fait dire : « Ô mon Dieu, vous avez dépassé mon attente » (C 3,16).

Dans la 2ème aux Corinthiens, elle trouve aussi le thème de se

glorifier dans la faiblesse. « Thérèse est faible et bien faible, tous les jours elle en fait une nouvelle expérience, mais Jésus se plaît à lui enseigner, comme à Saint Paul, la science de se glorifier dans ses infirmités. C’est une grande grâce que celle-là et je prie Jésus, écrit-elle à sa correspondante, de te l’enseigner, car là seulement se trouve la paix et le repos du cœur » (L 109 à Marie Guérin). « Le Christ est mon amour, Il est toute ma vie », écrit-elle dans l’une de ses poésies (26,1, reprenant Philippiens 1, 21 « Pour moi certes la vie, c’est le Christ ».

Thérèse ne dit rien des grandes synthèses pauliniennes des

épîtres de la captivité. Mais arrivons-en au texte le plus important, qui a marqué

considérablement son itinéraire. Il s’agit de 1 Co chapitres 12 et 13, citons l’essentiel : Je lus que… tous ne peuvent être apôtres, prophètes, docteurs… que l’Eglise est composée de différents membres et que l’œil ne saurait être en même temps la main… . La réponse était claire, mais ne comblait pas mes désirs, elle ne me donnait pas la paix…Considérant le corps mystique de l’Eglise, je ne m’étais pas reconnue dans aucun de ses membres décrits par Saint Paul ou plutôt je voulais me reconnaître en tous…sans me décourager, je continuai ma lecture et cette phrase me soulagea : « Recherchez avec ardeur les dons les plus parfaits, mais je vais encore vous montrer une voie plus excellente » (B3r).

Et voilà la révélation : L’apôtre explique comment tous les dons les plus parfaits ne

sont rien sans l’amour… que la charité est la voie la plus excellente qui conduit sûrement à Dieu. La charité me donna la clé de ma vocation. Je compris que si l’Eglise avait un corps composé

Page 55: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

55

de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait pas, je compris que l’Eglise avait un cœur et que ce cœur était brûlant d’amour. Je compris que l’amour seul faisait agir les membres de l’Eglise, que si l’amour venait à s’éteindre les apôtres n’annonceraient plus l’Evangile, les martyrs refuseraient de verser leur sang. Je compris que l’amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et les lieux, en un mot qu’il est éternel…. Oui, dans l’excès de ma joie délirante, je me suis écriée : ma vocation, je l’ai trouvée, ma vocation, c’est l’amour. Oui, j’ai trouvé ma place dans l’Eglise et cette place, Ô mon Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée… dans le cœur de l’Eglise, ma mère, je serai l’amour… ainsi je serai tout ».(B3 v).

Texte de feu, texte immortel, comparable au Mémorial de

Pascal. Il classe Thérèse dans les plus grands spirituels de tous les temps. Il date de septembre 1896. Elle a 23 ans. Réflexions sur le corps

Le corps, qu’est-ce que c’est ? Un réseau de relations ? Thérèse a perçu par la lecture du texte de la lère aux

Corinthiens que le Christ n’est pas tout Lui sans nous, que le Christ a « besoin » des chrétiens. Sans eux, il est tronqué, incomplet, malheureux et souffre de ne pouvoir se développer, s’achever en chacun de ses frères, ceux-ci étant sa plénitude. Le corps physique est le signe du corps mystique, aussi « de même que le corps est un tout en ayant plusieurs membres et que tous les membres du corps en dépit de leur pluralité ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ. (1 Co. 12,12), car le Père a constitué le Christ au sommet de tout, tête de l’Eglise, laquelle est son corps, la plénitude de celui qui est rempli, tout en tout (Eph. 1,22).

L’Eglise est donc la plénitude du Christ, parce qu’elle le

complète, l’achève. C’est ce qui explique que Saint Augustin, pour désigner cette réalité, parle du « Christ total », c’est-à-dire tête et membres. N’aimer que Jésus, ce n’est pas aimer Jésus. On ne peut l’aimer qu’avec tous ses membres. Une tête sans des membres, ce

Page 56: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

56

n’est pas un corps. Des membres sans une tête, ce n’est pas un corps.

Et le développement de ce corps est assuré par quoi ? Par le

pain, c’est-à-dire par l’Eucharistie qui réalise l’unité (1 Co. 10, 16). Mais pour son corps et en son corps, le Christ fait participer ses

membres à son œuvre : la souffrance offerte est rédemptrice. Saint Paul n’a-t-il pas écrit : « J’achève dans ma chair ce qui manque à la passion du Christ pour son corps qui est l’Eglise » (Col. 1,24).

Mais à quel prix ? Et comment ?

L’indicible kénose

Thérèse a perçu sa place dans l’Eglise et donc sa dimension missionnaire. Comment va-t-elle réaliser cela ?

En avril 1896 elle entre tout entière dans le « tunnel », dans la

nuit rédemptrice, elle descend dans le non-être en faisant l’expérience de la nuit du néant (C 6 v). En effet, à Pâques, elle est plongée dans une sorte d’anéantissement spirituel, « envahie par d’épaisses ténèbres » (C 5 v). Mais la croix est le signe du passage du fini à l’infini, car le Christ a vécu alors la contradiction absolue. Il était là à l’opposé de Dieu, à l’extrême distance de Dieu. Seul l’amour de Dieu est capable d’aller jusque là. La croix est « la » merveille, car elle est la jonction des extrêmes. En effet, il s’est fait, Lui Dieu-homme, le dernier des derniers. Il s’est compromis avec les plus méprisés : un esclave crucifié entre deux fripouilles. La croix révèle qui est Dieu. Elle atteste, alors qu’il était venu pour sauver, son exclusion de la communauté humaine, son rejet. La haine du monde s’est abattu sur lui. Il apparaît sur la croix dans l’impuissance, l’ignominie, l’absurdité : un pantin, un clown (Jean 19, 1-6). Mais la croix est le sommet de la révélation de Dieu. Par la croix, il s’identifie à toute la misère des hommes. Par elle, il a assumé la totalité du péché. Il s’identifie au plus souffrant, au plus

Page 57: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

57

humilié, au plus coupable. A quoi reconnaissons-nous que Jésus est Dieu ? A ses paroles ? A ses miracles ? Surtout à la croix.

L’acte d’offrande à l’Amour miséricordieux de juin 1895 fut le

facteur qui a déclenché « la nuit » d’avril 1896/septembre 1897. Mais, comme pour Saint Paul sur le chemin de Damas, ce fut la clé de son expérience de l’Eglise et a réalisé l’unité de sa vie spirituelle inaugurée le 3 juillet 1887 par le désir de désaltérer Jésus en Croix.

Aussi, la place de Thérèse dans l’Eglise sera de participer à sa

manière à la rédemption. Elle a perçu que le propre de l’amour est de s’abaisser, et qu’est-

ce qui pousse l’amour à s’abaisser ? La miséricorde « Pour que l’amour soit pleinement satisfait il faut qu’il s’abaisse, qu’il s’abaisse jusqu’au néant et qu’il transforme en feu ce néant » (B 3 v). La mission

Pour Thérèse, aimer Dieu c’est sauver les pécheurs. On ne peut faire l’un sans l’autre, d’où la mission.

Mais Thérèse comprend qu’on ne peut sauver les pécheurs sans

partager leurs souffrances et même sans les porter à leur place. Relisons un autre texte de feu : « Mais, Seigneur, …votre enfant vous demande pardon pour ses frères, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut point se lever de cette table remplie d’amertume où mangent les pauvres pécheurs avant le jour que vous avez marqué……. ».

« Mais aussi ne peut-elle pas dire en son nom, au nom de ses frères : ayez pitié de nous Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs. Ô Seigneur, renvoyez-nous justifiés ».(C6r)

Page 58: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

58

Substitution

Elle dit NOUS. Elle s’identifie au néant par la souffrance et par elle, les rejoint. Mais, « Y a-t-il une joie plus grande que celle de souffrir pour votre amour ? » (C 7 v).

C’est sans doute pour cela qu’elle tient la souffrance pour une

grâce : « Je vous remercie, Ô mon Dieu, de toutes les grâces que vous m’avez accordées, en particulier de m’avoir fait passer par le creuset de la souffrance » (acte d’offrande à l’amour miséricordieux).

Elle aurait voulu faire mille choses ici-bas pour sauver les

pécheurs. «Si je ne puis travailler dans le paradis pour la gloire de Jésus, je préfère rester dans l’exil et combattre encore pour Lui ». (o. c. p. 944).

Comme Saint Paul, (Rom.9,3) elle voudrait être anathème pour

ses frères. « Alors je dis au bon Dieu que, pour lui faire plaisir, je consentirais bien à m’y voir plonger (en enfer), afin qu’il soit aimé éternellement dans ce lieu de blasphème ». (o. c. p.156).

Transports d’amour, mille folies qui caractérisent bien la

passion de Thérèse pour son Jésus ! « Je voudrais parcourir la terre, prêcher ton nom et planter

sur le sol infidèle ta croix glorieuse. Ô mon bien aimé, une seule mission ne me suffirait pas, je voudrais en même temps annoncer l’Evangile dans les cinq parties du monde et jusque dans les îles les plus reculées… Je voudrais être missionnaire, non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l’avoir été depuis la création du monde et l’être jusqu’à la consommation des siècles ». (B3 r)

Réflexions sur la nuit rédemptrice

Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus dit : NOUS. La nuit rédemptrice est sa nuit, mais aussi la nuit du monde. L’homme du

Page 59: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

59

3ème millénaire est animé par un sentiment de responsabilité et de solidarité. Par les médias, il est au courant de tout ce qui se passe. Ne sommes-nous pas à l’époque de la mondialisation ? Or, Dieu veut que nous collaborions, à notre place certes, à son œuvre de rédemption. Thérèse était consciente de la valeur rédemptrice de sa nuit. Elle savait qu’elle souffrait pour les athées, « les impies ». Celui qui aime ne veut-il pas être avec l’aimé, surtout quand l’aimé souffre. Nuit universelle, collective, alors on ne vit plus pour soi-même, mais pour les autres. C’est aimer comme Jésus (C12v). C’est le triomphe de la charité découvert dans 1 Co 12 et 13. L’amour absolu, l’amour total, réalisé par la passion absolue (tête et membres), le mystère pascal (mort - résurrection) vécu jusqu’à la tragédie absolue (la souffrance, la déréliction). Conclusion

On aura remarqué la progression : lecture de la Bible, découverte déterminante dans Saint Paul, 1 Co 12 et 13, de sa place dans le corps mystique. « Je serai l’amour ». Pour réaliser ce programme : participation à la croix par l’expérience de la nuit du néant. Mais, exaltation avec des accents missionnaires bien pauliniens et analogiquement elle rejoint « que tout au nom de Jésus s’agenouille au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers et que toute langue proclame de Jésus Christ, qu’il est Seigneur à la gloire de Dieu le Père ». (Philippiens 2, 9-11).

C’est sa mission qui se continue grâce à son indicible kénose

ou abaissement.

Page 60: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

60

Quand le ciel descend sur la terre Pensées sur l’humilité

Il s’anéantit

(Phil. 2,7).

Tout a été dit sur Lourdes et sur Bernadette. Néanmoins, il convient de « marquer le coup », car la petite Soubirous est la personnification de l’humilité. C’est sans doute pour cette raison qu’elle a été choisie par Marie.

Mais qu’est-ce que l’humilité ? C’est un mystère. Peut-être, à

cette occasion, peut-on essayer de le pénétrer quelque peu. On pense souvent que l’humilité consiste à ne pas se faire

centre, à ne pas « la » ramener, avoir des sentiments modestes. Cela est vrai certes, mais il s’agit en fait de quelque chose de beaucoup plus profond : un abaissement du moi pour une montée du Christ dans le cœur du croyant. « Celui qui s’abaisse sera élevé » dit l’Evangile. Luc 14,11 et 18,14. Mat. 23,12. La descente est une montée ! Paradoxe de la Parole de Dieu. Un de plus !

A l’abbaye, il y avait un frère dans l’ordre dit à l’époque des

convers : le frère Joseph. Il était issu d’une famille noble, il était doué d’une belle culture et connaissait très bien le grec ancien, ce qui lui permettait de faire sa « lectio divina » dans le texte original. Quand on lui demandait pourquoi il avait choisi de n’être pas moine-prêtre, il répondait : « à cause de Philippiens 2,7 », il voulait en quelque sorte imiter quelque chose du Christ, lui qui était de condition élevée, il ne retint pas jalousement le rang qu’il avait dans la société d’alors, mais il a choisi de s’abaisser jusqu’à faire des emplois les plus modestes. Il est mort âgé de 73 ans le 17 octobre 1963 dans la 37ème année de sa profession monastique. Pendant des années, il s’est fait, comme le Christ, serviteur, rejoignant Isaïe 42 et 52,53. Il s’anéantit (= se vida de lui-même) Phil. 2,5 et 7. Il a adopté comme le Christ une voie de soumission, d’humble obéissance, malgré l’opposition des siens.

Page 61: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

61

Il aimait Charles de Foucauld, qui, lui aussi, n’a fait que descendre à l’imitation du Christ. A Nazareth il se réjouissait quand, dans la rue, des gamins jetaient sur lui du crottin de cheval par dérision, l’abjection tant recherchée était à son comble ! Il n’a fait que descendre…descendre…

Le frère Joseph a été un vivant exemple du chapitre 7 de la

Règle, où Saint Benoît décrit le processus de descente. Jadis dans « Regulae Benedicti studia » 10/11-1984 nous avons étudié surtout les degrés 4, 6 et 7 qui sont les plus marquants, voyant dans le degré 4 la nuit passive des sens (souvent vécue sans le savoir par le sujet), dans les degrés 6 et 7, la nuit passive de l’esprit, pour arriver au 12ème degré, qui est la plus haute sainteté. On a reconnu ici la classification chère à Saint Jean de la Croix. Nous n’y revenons donc pas, si ce n’est pour dire que, dès le prologue, Benoît remet le moine à la toute puissance de la grâce.

L’humilité : Dans tous les cas, il s’agit de rejoindre le Christ dans sa

Kénose, de vivre quelque chose de son abaissement de l’incarnation, de chercher à l’imiter un tant soit peu en raison du péché, l’insistance sur ce dernier étant variable selon les individus.

Au hasard quelques exemples : En premier Marie : parce qu’il a jeté les yeux sur l’abaissement

de sa servante. Luc 1,48. C’est son humilité qui a fait descendre Dieu en elle.

« Consens à n’être rien » disait Marie de la Trinité décédée en

1980. Saint Jean de la Croix, décédé en 1591 : « Souffrir et être

méprisé ». Pourquoi pareil traitement ? Parce qu’il « rabote » le moi.

S. Weil décédée en 1943, parle de décréation. Hadewijch d’Anvers, laïque béguine (vers 1230 ?) voyait en

elle « un droit mystérieux du néant sur l’infini » (Porion : Les

Page 62: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

62

Visions, Ed. de l’œil - 1987) qui, lorsqu’il est pratiqué pour l’Absolu de Dieu appelle le Tout. Nous y reviendrons plus loin.

Eckhart décédé vers 1327 : si le propre de Dieu est de donner,

il lui faut un preneur, un sujet réceptif. Sans humilité, Dieu ne peut rien donner, car je ne peux recevoir son don, sans humilité, sans vide, sans une capacité d’accueil. Si vous voulez remplir une bouteille de vin, il faut une bouteille (le sujet récepteur) et il faut la vider de l’eau qu’elle contenait. Tel est son leit motiv.

Le moine connaît théoriquement tous ces exemples, et

beaucoup d’autres bien sûr. Ecrasé par toutes les épreuves, qui lui viennent des fonctions qu’il exerce au sein de la communauté, des circonstances, des faux frères, de l’abbé, il acquiert peu à peu une perception de son néant. Au fur et à mesure que les années passent, il voit ses illusions tomber les unes après les autres. Il n’était pas celui qu’il croyait être. Inutile de dire que ce programme est très dur à réaliser et se réalise ( ?) en maniant parfois frein à main, frein à pied, car les ordres des supérieurs sont les clous qui crucifient son moi, mais il rejoint alors le transpercé (3ème degré).

Ce programme de renoncement au moi l’amène à percevoir la

Parole du Christ « Mon ami, monte plus haut » Luc 14,10. Insensiblement le sujet est élevé. Il réalise qu’il n’y a point de blessure en lui que la main miséricordieuse ne guérisse. Il apprend à mettre ses plaies issues du péché dans Ses plaies.

La ténèbre – un peu comme celle du Sinaï – qui a été

longtemps son lot dans la prière, voilà qu’elle devient lumineuse… L’aurore approche. L’amour vrai, l’amour pur de la fin du

chapitre 7 de la Règle de Saint Benoît surgit. L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu et son cœur ne pourra jamais pressentir ce que Dieu réserve à ceux qu’Il aime d’après 1 Co. 2,9. Oui, chose étrange ! le Christ monte en lui. C’est Galates 2,20 qui se réalise : « je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ». A la place de son moi, il y a un autre principe de vie. La graine de Christ enfouie au baptême a grandi. Mort et vie. C’est le mystère pascal.

Page 63: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

63

Le Christ ressuscité vit en lui. La source l’appelle : « Viens vers le Père ».

La descente est une montée et quelle montée ! Elle renvoie à la

Folie de la Croix 1 Co 1 et 2. L’humilité révèle au moine le sens de son être et la vérité de sa

vie. Elle fait descendre Dieu en lui, car la défaite du moi est en fait une victoire : celle de Dieu.

Tout le destin de Bernadette s’est construit dans et par

l’humilité. Si la liberté est ce par quoi l’homme est capable de Dieu,

mieux ce par quoi l’homme est capable d’assimiler l’action par laquelle Dieu attire et transforme la créature pour l’unir à lui, alors l’humilité joue un très grand rôle dans la vie spirituelle, c’est par elle qu’on vient à soi-même.

Le Tout (Dieu) devient le Rien (homme). Le Rien (l’homme) devient le Tout (Dieu par participation),

d’où le droit mystérieux (Hadewijch d’Anvers) du néant sur l’infini, du rien sur le tout.

Joie de n’être rien pour demander et devenir le Tout (Dieu par participation).

Joie de se savoir Tout (Dieu par participation) issu du rien (homme).

Joie du Tout (Dieu) à devenir rien (homme par l’incarnation). Nous avons là, sans doute, la raison profonde, ultime ? de

l’humilité.

Page 64: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

64

Le temps spirituel

Rachetez le temps (Ed. Segond) Eph 5,16-Col 4,5

« Je vous souhaite de bien transformer toutes les minutes de

l’année 1931 en vie éternelle ». Cette petite notation adressée à un correspondant par Dom Augustin Guillerand, chartreux, est recueillie dans un livre clair, limpide, profond, merveilleux qui a pour titre « Silence cartusien » (de nombreuses rééditions) p. 172, ed. DDB 1976, va retenir notre méditation, car ce qui était vrai pour la date indiquée l’est pour chaque année.

Valeur du temps L’homme, tout homme, cherche le sens de son être et la vérité

de sa vie. Aussi, est-il invité pour y voir clair, dans ce redoutable problème à vivre dans les régions profondes de sa conscience ; mais là il se heurte au sens du temps. Chacun de nous vit une histoire qui est un endroit, mais il y a un envers qui échappe à la plupart d’entre nous. Autrement dit, il y a l’histoire extérieure (les évènements) et il y a l’histoire intérieure, celle que l’homme avec Dieu écrit au-dedans de soi par les évènements extérieurs. Il nous faut donc découvrir ce qui se passe dans nos vies, au plus profond, pour avoir le sens de notre existence.

L’archétype Notre vraie vie est née d’un événement historique : la mort-

résurrection du Christ. Le baptême est l’acte par lequel nous sommes en prise avec cet événement central et axial de l’histoire. Il actualise le désir de Dieu et il est la voie qui conduit au bonheur véritable, à savoir la béatitude.

Comment ? En rejoignant notre archétype, c’est-à-dire l’idée que Dieu

avait sur nous en nous créant. La vie de chacun ne se joue donc pas seulement sur le plan humain, elle est traversée par une aspiration. Saint-Benoît propose sa Règle à celui qui « désire la vie et veut

Page 65: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

65

voir le bonheur » (Prologue), mais de quel bonheur s’agit-il ? Il convient de le préciser, car c’est là où l’on se trompe.

Que dit l’Ecriture ? : « C’est ainsi qu’Il (Dieu) nous a élus en Lui dès avant la

création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus Christ. Tel fut le bon plaisir de sa volonté à la louange de gloire de sa grâce ». (Eph. 1-4,5).

Notre vie n’est donc pas conduite seulement par notre moi aux prises avec les circonstances, un autre moi intervient qui est chez nous – plus intime à nous-même que nous-même – qui veut prendre toute la place en nous à un plan plus profond, ultime. Dieu fait de tout le désordre de notre quotidien une vocation, une orientation, un désir, une destinée, qui confèrent un sens plus réel aux orages, aux épreuves, aux maladies, aux séparations, aux rencontres, aux joies, etc…, afin de le rejoindre.

Un exemple : Saint-Augustin S’il va à Milan, c’est que là se trouve un poste de professeur

vacant. Des amis manichéens, se chargent de le « pistonner ». Quoi de plus normal ? Voilà l’aspect naturel.

Mais Saint-Ambroise est évêque de cette ville et il va avoir une influence considérable sur ce rhéteur nouvellement arrivé, qui va amener Augustin d’Hippone à se convertir. Et on sait la suite. Voilà l’aspect surnaturel.

Dans la succession des instants, qui le conduit d’Afrique à Milan, il saisira après coup une suite et dans la suite un dessein.

Autre exemple : Edith Stein « Quand je repense à ma vie, écrit-elle, à distance d’années

(donc, après coup), je découvre que c’est très exactement une conversation, qui a eu sur moi une influence décisive, influence sans doute plus essentielle que toutes mes études. Et alors, je conçois la pensée que c’est peut-être à cause de cela que je devais aller en cette ville. Ce qui ne se trouvait pas dans mon plan à moi l’était dans le projet de Dieu. Et plus de semblables évènements m’arrivent, plus vivante devient en moi la conviction croyante qu’il n’existe pas du côté de Dieu un hasard, que toute ma vie, jusque

Page 66: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

66

dans ses détails, a été préétablie dans le plan de la providence divine et qu’elle possède une cohérence parfaite aux yeux tout voyants de Dieu. Alors je commence à me réjouir déjà de la lumière de gloire où me sera dévoilée, à moi aussi, cette cohérence de sens ». Edith Stein. Endliches und ewiges Stein, cité dans M. Neyer. La Bienheureuse Edith Stein/ Ste Thérèse Bénédicte de la Croix. Ed. du Cerf 1987.

Un art du temps Autrement dit : un événement, chacun des évènements de notre

vie, n’est jamais purement ce qu’il est, il est tout ce que Dieu voit en lui. Sa réalité est une chose certes, mais sa signification dans le plan de Dieu importe davantage.

Tout événement a l’interprétation qu’on lui donnera (dans nos deux exemples cités : une conversion). Il faut le voir dans le cadre de la destinée totale et nous rappeler que Dieu est à l’œuvre dans nos vies pour nous faire rejoindre notre archétype. Ce qu’il opère dans le monde sensible n’est que le signe, la trace apparente d’une action plus secrète mais très réelle au fond des cœurs.

Ce que le Christ opère en Palestine par ses actions, ses signes est en fait comme la carte de notre âme, l’itinéraire de notre cheminement. « Le Seigneur ton Dieu a fait ton éducation comme un homme fait celle de son fils ». (Deuteronome 8,5). Et encore : « Il l’entoure, Il l’élève, Il le garde comme la prunelle de son œil » (Deuteronome 32.10). Et, enfin : « Tel un aigle qui éveille sa nichée et plane au-dessus de ses petits, Il déploie son envergure, Il le prend, Il le porte sur ses ailes. Le Seigneur seul l’a conduit » (Deuteronome 32, 11-12).

Le bon usage du temps Le temps n’a de sens que par ce qui le dépasse. C’est pourquoi

il doit être continuellement racheté et reconduit à l’éternel, sinon il est selon l’expression courante, « du temps perdu ».

Chargé d’éternité, il peut acquérir sa signification : nous faire rejoindre, tendre à nous faire rejoindre notre archétype.

Il y a donc un art du temps, à savoir son utilisation pour rejoindre l’idée que Dieu a sur nous. Le temps devient éternité si l’événement qui le contient sert, est utilisé pour rejoindre ces « Logoi des êtres ». Alors l’être, notre être devient un « vere

Page 67: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

67

esse », c’est-à-dire de l’ « être vrai ». En tant que produit du rien, « ex nihilo », il est naturel que l’être fini ne soit pas « vraiment », mais il peut le devenir, s’il rejoint l’archétype.

Que je te connaisse, que je me connaisse (Saint Augustin) Aussi l’acte par lequel l’homme tend à rejoindre Dieu est en

même temps l’acte par lequel il se rejoint lui-même. Il nous faut donc, par la fréquentation assidue de l’Ecriture et

« l’écoute non moins assidue de l’oreille de notre cœur » (Règle de St-Benoît), découvrir la connaissance intime de notre vocation, autrement dit de nous-même. Etre une louange de gloire, mais selon telle modalité, et c’est à nous de la réaliser.

Puisque nous sommes créés d’abord dans le Verbe, dans la pensée divine, nous ne sommes nous-mêmes que lorsque nous retrouvons l’idée que Dieu a de nous de toute éternité. Dans le langage courant, c’est connaître et accomplir la volonté de Dieu sur nous, tout en sachant que le Christ a pris sur lui notre éloignement du projet initial, toutes nos erreurs d’aiguillage. Mais, vraiment homme, il peut m’accomplir, vraiment Dieu il peut me diviniser, sachant « qu’Il tire un Dieu d’un pécheur ». L’homme est donc invité « à se surpasser en direction de l’éternité », car il nous faut devenir ce que nous sommes. (Hadewijch d’Anvers).

Devenir ce que nous sommes, mais comment ? Le Christ est le sauveur du temps « Il est la patrie où nous

allons, la voie par où nous allons. C’est à Lui que nous allons, par Lui que nous allons » (Saint Augustin – sermon 123).

Temps eucharistique L’Eucharistie est le grand moyen pour opérer ce changement

du temps en éternité : Le temps eucharistique prépare, réalise, accomplit « le Christ tout en tous » (1 Col. 5,28), l’eschatologie : « viens Seigneur Jésus, viens bientôt ; que passe ce monde et vienne ta gloire ».

Le jugement ne sera que l’écart entre notre condition, notre être de grâce au moment de notre mort et notre archétype. Ce qui seul traverse la mort et entre dans le ciel, c’est l’amour. « Tout ce

Page 68: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

68

qui n’est pas de l’éternité retrouvée, disait Gustave Thibon, est du temps perdu ». (Cité dans Carmel N°121 p. 46).

Le sens de la vie et donc du temps : la divinisation La vie est donnée pour nous préparer à rencontrer le Christ, à

entrer dans la plénitude avec Lui. Aussi le temps ne nous appartient-il pas. Il nous est offert comme un cadeau, pour en faire un bon usage. Nous avons donc à nous demander dans ce qui nous arrive : qu’est-ce que Dieu veut me dire par là ? Pour avoir la réponse, il faut prier ; et nous ne l’avons pas tout de suite. Dans les deux exemples que nous avons cités plus haut, nous avons bien dit : « après coup » et il faut ajouter : « longtemps après coup », mais selon la formule célèbre : « Pressez l’événement il en sortira Jésus Christ ».

C’est la prière qui nous fait rejoindre notre archétype, parce que c’est en elle qu’on discerne la volonté de Dieu sur nous et donc, si nous l’accomplissons, nous rejoignons notre archétype.

Il faut noter bien sûr que la lumière de Dieu, qui seule illumine notre propre histoire, peut passer et passe très souvent par le conjoint ou un ami, car aimer quelqu’un c’est l’amener à accéder à la vérité de sa vie.

Se trouver soi-même et trouver Dieu vont de pair. Nous l’avons dit, mais je ne peux me trouver moi-même sans l’aide de Dieu, car faire la vérité signifie conformer sa conduite à la vérité qui est Jésus lui-même, c’est-à-dire entrer dans la vie éternelle. Mais il y a toujours un espace à parcourir pour aller vers plus de vérité. Nous recevons notre identité dans le temps, mais elle reste en partie voilée, car il y a la fin toujours tragique : la mort. La lumière de Dieu nous fait voir alors l’histoire intégrale, notre histoire intégrale : le temps, la liberté, l’éternité.

Le sens du temps est la constitution de mon être propre, car pour un chrétien, l’expérience du temps implique l’expérience de l’éternité : « Nul doute que l’éternité n’enveloppe le temps tout entier, de telle sorte que chaque instant de temps doit nous permettre d’y pénétrer si nous cessons de nous attacher à ce qui périt pour ne retenir que l’acte qui lui survit et, pour ainsi dire l’essentialise ». (p.430 L. Lavelle - Du temps et de l’éternité 1945).

Les cieux nouveaux, la terre nouvelle de l’Apocalypse (21,1) ne se préparent-ils pas ?

Page 69: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

69

Conclusion Lorsque je monte à la basilique de Montmartre et que sur le

parvis, je me retourne pour regarder Paris, je découvre la capitale en un seul regard de Boulogne à Vincennes. Pâle comparaison de l’éternité, bien sûr ! mais dans les deux cas, il y a l’expérience de « tota simul », qui est la définition de l’éternité, c’est-à-dire tout en même temps.

« J’étais parti loin de Toi, loin de moi, je ne me trouvais plus moi-même… j’étais en lutte avec moi-même et dissocié avec moi-même… » (Saint Augustin Confessions ch. V). Nul mieux que Saint Augustin n’a su ramener dans sa vie le néant temporel à l’éternité de Dieu.

Page 70: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

70

La divinisation

« Afin que vous deveniez participants de la nature divine » (2 P 1,4)

Nous avons donc, dans notre précédent exposé, « le temps

spirituel », montré qu’il s’agissait de rejoindre notre archétype – les logoï des êtres – c’est-à-dire l’idée que Dieu avait sur nous en nous créant, mais nous avons à essayer de montrer, maintenant, le but de cette création :

Un mot décisif Il tient en un mot qui est décisif et qui donne le sens de notre

vie, à savoir : la divinisation. Mais l’homme ne peut trouver le salut qu’en entrant dans le

mouvement kénotique du fils de Dieu. Toutefois, il faut savoir ce qu’on met sous le terme de salut et

de mouvement kénotique. Plénitude d’être Qui d’entre nous n’a pas désiré une plénitude d’être,

l’accomplissement de son être ? Celui-là a désiré le ciel, c’est-à-dire le salut, c’est-à-dire la divinisation. La mort physique, dans cette perspective, est l’accomplissement de notre être, car alors l’esprit va pouvoir se déployer dans l’Esprit de Dieu, la résurrection du Christ étant « la mort de la mort », le passage de la vie finie à la vie infinie.

Vous vous rappelez la scène célèbre dans « Crime et

châtiment » de Dostoievsky : la lecture de la résurrection de Lazare dans l’Evangile de Saint Jean (11, 1-44), le miracle suprême : inouï. Sonia, un personnage du livre, fait cette lecture, d’abord d’une voix haute et solennelle, mais elle est incapable de lire jusqu’au bout le récit, vu son intensité bouleversante et l’affirmation de Jésus : « Je suis la Résurrection et la Vie ».

Page 71: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

71

Nous pourrions ajouter ici la vision des ossements desséchés qui reprennent vie dans un livre de l’Ancien Testament : le prophète Ezechiel 37,1-14.

Nous pourrions aussi citer la phrase de Thérèse de Lisieux : « Je ne meurs pas, j’entre dans la Vie », la vie avec un grand V, c’est-à-dire la Vie divine.

Et enfin, Une actrice de cinéma que tous nous avons jadis admirée sur

les écrans a dit à ceux qui l’entouraient, alors qu’elle allait mourir : « Je ne pars pas, j’arrive ».

Nous sommes selon l’épître aux Hébreux (11,16) des

voyageurs sur la terre, des pèlerins accomplissant ainsi la migration d’Abraham le Père des croyants, lui qui déjà aspirait à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste.

Le salut est donc l’accomplissement de notre être ou sa

plénitude d’être qui est donné par la divinisation 1 Co 2,7-9. Abaissement de l’ego : ch. 7 de la Règle de Saint Benoît,

alors le Christ peut se lever dans le coeur Mais cette divinisation ou ce salut n’est donné que s’il y a, de

la part du sujet une entrée dans le mouvement kénotique du Fils de Dieu, c’est-à-dire son abaissement. (Ph. 2,6-11).

L’homme est doué du libre arbitre, d’autodétermination, de liberté.

Aussi, vit-il en conformité à son « logos » (l’archétype) ou en opposition à lui, autrement dit accomplir la fin de sa nature (la divinisation) c’est-à-dire accomplir la perfection de son être en Dieu ou, au contraire, dévier de cette fin à laquelle il tend par nature d’un désir inefficace. Le « tropos » signifie la façon dont chaque personne, par l’usage qu’elle fait de sa liberté, assume concrètement sa nature. D’après la Genèse 1,26, nous sommes « à l’image et à la ressemblance de Dieu ». L’image c’est le « logos », l’archétype, l’idée que Dieu avait sur nous en nous créant ; la ressemblance, c’est le « tropos », le comportement de l’homme, sa vie, son mode d’existence, comment on se tient devant Dieu.

Page 72: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

72

L’Eglise, lieu de la divinisation La divinisation est la fin de l’incarnation, l’accomplissement

de la création, la réalisation de sa fin suprême. Nul autre achèvement des êtres que celui-ci et c’est à l’Eglise que le mystère de la divinisation de l’homme a été confié, c’est le lieu où l’on atteint l’union avec Dieu, le milieu où s’opère la divinisation (par exemple, par les sacrements) et la divinisation s’opère selon la capacité de l’âme (les demeures thérésiennes).

La liturgie introduit au mystère de la divinisation, car le Verbe veut opérer toujours et en tous le mystère de son incorporation, aussi la liturgie est l’opération déifiante par excellence.

C’est là que le mystère (Rm 16,25) conçu en Dieu avant les siècles, esquissé dans la création, annoncé dans l’Ecriture, réalisé sur la Croix, épanoui dans l’Eglise, s’achevant dans l’eschatologie, réalise la divinisation de l’humanité, notre salut, voulu humainement par une personne divine : le Verbe.

La liturgie forme des dieux La liturgie forme, comme vous le voyez, des dieux, la

« stasis » signifiant l’arrivée des être à leur finalité. Cet arrêt est signifié par le sabbat des êtres, le 8è jour.

Comment y parvenir ? En vivant selon l’Evangile de Jésus,

selon les paroles de Jésus, les exemples de Jésus, les conseils de Jésus, les enseignements de Jésus. Le vrai chrétien ne connaît plus et ne veut plus par lui-même, mais par Dieu seul. Donc, une seule volonté (que ta volonté soit faite) au terme, une énergie divine activant une énergie humaine. L’homme conserve bien sûr ses propriétés essentielles, celles de sa nature humaine, mais il est divinisé selon son mode d’existence (tropos). Il a réalisé la parfaite identité de vouloir entre l’homme et son créateur, se conformant à son « logos » par son « tropos », l’homme ayant renoncé à sa volonté volontairement au profit de la volonté divine (Marie à l’annonciation, Jésus à Gethsémani), afin d’être mu par Dieu. Il y a substitution d’une seule volonté, celle de Dieu à la nôtre (c’est le vœu d’obéissance selon la Règle de Saint Benoît, ch. 5).

Le sacerdoce ministériel est le grand médiateur de la divinisation, car il ne fait qu’exercer, actualiser l’unique sacerdoce

Page 73: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

73

du Christ qui culmine dans la résurrection que symbolise la divinisation.

L’eucharistie est le sacrement divinisateur, « les rites élèvent tous les fidèles comme un seul être vers Dieu ».

La liturgie est une action. Elle est le grand moyen par lequel le mystère est célébré, c’est-à-dire actualisé à travers le temps et l’espace.

La liturgie est proclamation (confession de foi), pédagogie (développement de la foi), didascalie (enseignement), anagogie (remontée du sensible à la réalité spirituelle par les signes : pain, vin, huile…).

La liturgie est une célébration mystérique ( c’est-à-dire qu’elle libère un processus transformant, sanctificateur, la grâce).

Dans la liturgie Dieu agit en parlant (audition de la parole de Dieu) et parle en agissant (sacrement).

C’est le même mystère du Christ qui est annoncé par les Ecritures et qui est célébré par la liturgie, à savoir l’alliance. Enfin, elle anticipe la liturgie céleste.

En réactualisant les mystères du Christ, l’Eglise nous donne d’intérioriser ces mystères : ce qui se fait par la participation active des fidèles qui favorise la liturgie du cœur et donc l’intériorité, c’est-à-dire l’approfondissement de l’expérience pascale, la prise de conscience de notre résurrection dans le Ressuscité, « car toutes les consciences chrétiennes ensemble ne font pas plus que la seule conscience du Christ. Toute l’expérience spirituelle se déploie à l’intérieur de l’intériorité du Christ. Aussi, plus une conscience chrétienne est intériorisée, plus elle est plongée dans le Christ en Dieu » (Jean Mouroux. L’expérience chrétienne. Ed. Aubier 1952 p.232).

La liturgie intériorise donc et vitalise les mystères du Christ. Elle les vitalise dans et par la projection dans le sensible, les intériorise par la liturgie du cœur qui donne la divinisation. « L’homme est alors digne de devenir Dieu, d’homme qu’il était » , et cette divinisation est une avancée insensible, le plus souvent de progrès en progrès, dans le mystère même de Dieu.

Conclusion Le Christ a exercé la fonction synthétisante et médiatrice de

l’homme. Par son ascension, il a surmonté la séparation du ciel et

Page 74: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

74

de la terre ; par son élévation au-dessus des cieux, il a surmonté la séparation de l’intelligible et du sensible, de l’esprit et de la matière, unifiant ainsi toute la création ; enfin, par son accès auprès du Père, il a surmonté la séparation de l’incréé et du créé, offrant au Père la création en lui-même rassemblée, afin que le monde total entre totalement dans le Dieu total, réalisant enfin le « Dieu tout en tous » (1 Co 15,28).

Oui, il est le lien substantiel de l’infini et du fini, car au terme « il n’y a que le Christ qui est tout et en tout » (Col 3,11).

Le temps, notre vie, sont donc donnés pour nous diviniser. Par le temps, on atteint la vie éternelle. C’est ce que dit Saint Benoît au Prologue de la Règle : « Si nous voulons parvenir à la vie éternelle, tandis qu’il en est temps encore et que nous pouvons accomplir ces choses à la lumière de cette vie, courons et faisons dès ce moment ce qui nous profitera pour toute l’éternité ».

Ces réflexions sont le fruit d’une étude de « La mystagogie »

de Maxime le Confesseur, père de l’Eglise et grand théologien byzantin – 580-662.

Page 75: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

2e partie

LA RÉFLEXION DANS LE MIROIR

Page 76: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 77: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

L’âme est pour Dieu une voie libre où s’élancer depuis ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme en retour

est la voie de la liberté, vers le fond de l’être divin que

rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme.

Hadewijch d’Anvers

Les yeux si grands ouverts que jamais plus ils ne se

ferment.

Ruysbroeck l’Admirable

Page 78: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 79: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

79

Chapitre 1

PRÉSENTATION DE HADEWIJCH, BÉGUINE, ÉCRIVAIN, MYSTIQUE

Nous voudrions proposer au lecteur une découverte de

Hadewijch d’Anvers, béguine, une laïque du XIIIe siècle, une poétesse, une mystique.

Pour cela, nous voudrions en donner une présentation orante. Cette béguine flamande a écrit dans le dialecte du Brabant que

des spécialistes appellent moyen-néerlandais ou thiois ; il s’apparente au moyen bas-allemand, mais ce n’est pas du point de vue philologique que nous l’aborderons ici. Nous voudrions faire mieux connaître cette grande amoureuse de l’Absolu, qui peut aider, croyons-nous, beaucoup de personnes qui cherchent Dieu. Elle les entraînera car elle a le don de communiquer un élan. Par certains côtés, elle fait penser à l’épouse du Cantique des Cantiques. Nous n’hésitons pas à rapprocher son œuvre des homélies sur le Cantique d’Origène ou de Grégoire de Nysse ou encore du Cantique Spirituel de Jean de la Croix. Certes, il ne s’agit pas d’exégèse symbolique, allégorique, mais d’une expérience qu’elle essaie de traduire par la poésie. Ce qui la retient c’est ce qu’elle perçoit, ce qu’elle ressent, ce qui donne à ses écrits le caractère du « vécu ». À l’époque de Tristan et d’Iseult, c’est l’élévation de l’amour courtois au plan divin.

Nul mieux que notre béguine n’a chanté « l’orewoet », c’est-à-dire la rage d’aimer, la fureur de l’amour, la course d’amour. Il faudrait souligner la pureté de cette passion d’amour. Aucune recherche de soi. L’âme ne se regarde pas dans un miroir, mais elle est toute tendue vers le désir d’être « infondue » dans l’Autre. Avec Iseult, Hadewijch pourrait dire que « ni tour, ni fort château, ni défense royale » n’empêcheront sa course vers l’union qui n’a pas de fin, l’ascension qui n’a pas de terme.

Notre point de vue est donc purement spirituel. Nous donnons, bien sûr, un aperçu sur le mouvement béguinal

pour mieux la situer, mais nous ne faisons pas œuvre d’historien.

Page 80: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

80

Nous voudrions introduire à son œuvre pour en permettre une lecture contemplative qui devrait s’achever en prière. Le beau attire, or « l’esthétique » de Hadewijch est séduisante. C’est pourquoi nous avons cité abondamment ses écrits.

Nous devons beaucoup aux travaux du Père Porion, chartreux.

Nous ne prétendons pas à une étude aussi fouillée que la sienne. Notre propos est plus modeste. Hadewijch est aimée dans les Chartreuses. On en comprendra aisément la raison à la lecture de ces pages : l’intensité du regard contemplatif, c’est-à-dire celui d’une âme qui s’oublie devant quelqu’un de plus beau qu’elle-même. Intensité parce que pureté. Pourquoi ne serait-elle pas aussi aimée de toutes les âmes qui cherchent leur Bien-aimé ? Puisse-t-elle leur communiquer un peu de son « orewoet » !

Avec Hadewijch, de la mystique nuptiale, on passe à la mystique de l’essence dont le germe était chez les béguines. Elle a influencé très fortement Ruysbroeck – ce très grand contemplatif – qui a écrit environ cent ans après elle. Il a su accomplir, recréer, dépasser les grandes orientations orantes de Hadewijch. Ce n’est pas pour rien qu’on a ajouté à son nom ces mots : l’admirable. Admirable, oui, mais bien peu connu. En tout cas, puisse Hade-wijch être plus souvent fréquentée et davantage aimée par cette « approche priante » que nous présentons.

Une découverte de Hadewijch, une lecture orante,

contemplative de Hadewijch qui devrait s’achever en prière, disions-nous. En effet, il ne s’agit pas seulement de lire des textes choisis, mais de s’en pénétrer lentement, d’y revenir dans un climat d’attention amoureuse à Dieu. Dans la plupart des cas, il s’agit de poésies, donc de pages à savourer plutôt que de pages à parcourir rapidement, ce qui risquerait de devenir fastidieux.

Mais un autre intérêt de cette publication est de présenter au public francophone les « Mengeldichten » non encore traduits en français. Grâce à Rose Vande Plas, toute l’œuvre de la béguine d’Anvers est maintenant accessible en français. On trouvera donc ici des textes inconnus. Aussi, nous exprimons à la traductrice notre très vive reconnaissance.

Page 81: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

81

LE MOUVEMENT BÉGUINAL

Un peu d’histoire

L’étymologie des mots « béguin », « béguine », « béguinage » reste sujette à discussion. Il semble que le terme « béguine » fut à l’origine un sobriquet qui proviendrait de la couleur beige de l’habit très simple qui était porté au XIIIe siècle par les adeptes de ce mouvement, un peu comme on parle aujourd’hui, dans les milieux religieux, des « petits gris » pour désigner les membres de la Communauté Saint-Jean, fondée récemment par le R. P. Marie-Dominique Philippe, o.p..

Le mouvement béguinal se répandit surtout dans les Flandres, le nord de la France, la Belgique et l’Allemagne. Mais on le trouve aussi dans le sud de la France et là il semble bien qu’il ait connu des « dérapages », certains membres du mouvement s’étant compromis avec les Albigeois, d’où les béguines hétérodoxes, une sorte de secte manichéenne.

Il y a donc eu une première étape. Les béguines vivent de façon informelle dans le monde, menant une vie d’oraison, de dévouement, avec des vœux privés. Les plus riches aident les plus pauvres. Chacune a son emploi : aide aux marginaux, tissage, « assistante sociale », « accompagnatrice » de mourants… Il y a aussi une branche masculine.

Mais, assez vite, se dessine une deuxième étape, l’association, car elles furent suspectées. Leur comportement était trouvé étrange. Ces béguines se réunissent donc en associations pieuses en vue d’une certaine vie religieuse commune, c’est-à-dire que ces personnes se connaissent et acceptent des « magistrae » (maîtresses) et des « rectores » (maîtres), tout en restant dans le monde. On parlerait aujourd’hui de « bergers » et de « bergères ». Ces femmes, pour la plupart, ont des exercices en commun, s’occupent ensemble d’œuvres de charité, se retrouvent pour célébrer certaines parties de l’office divin, mais surtout mènent une vie d’oraison très poussée, à tel point qu’on parlera plus tard d’« un milieu féminin extatique ». Il s’agit avant tout de « nouvelles communautés », d’inventer un nouveau style de vie évangélique, en dehors des institutions monastiques jugées trop lourdes.

Le deuxième sens de béguin serait « pieux ».

Page 82: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

82

Enfin, un troisième sens serait « bigot ». Le béguinisme est donc un mouvement de réaction spirituelle

qui se dessina dès le XIIe siècle. Il s’agissait de s’affranchir des cadres rigides de la vie monastique qui semblaient dépassés. Les esprits voulaient alors se débarrasser du formalisme, suivre les conseils évangéliques, mais surtout sans vœux et en plein monde, au cœur des villes.

Le mouvement recrutait surtout des femmes. Il s’agissait de revenir à la vie des vierges et veuves de l’Église primitive. Par bien des côtés, les membres font penser à nos « charismatiques » d’aujourd’hui.

D’ailleurs, un vent de nouveauté souffle sur la chrétienté. C’est l’époque de l’expansion des cités, de la fondation des premières universités, de la chevalerie ; les Templiers prennent une importance considérable, il y a la croisade contre les Albigeois, l’Inquisition, la création des Ordres mendiants…

Poussées à s’unir toujours davantage, des béguines se groupent dans une maison commune de façon permanente : les béguinages sont nés.

C’est la troisième étape. Parfois une véritable petite cité se forme autour de l’église :

hébergement des pauvres, maisons de retraite pour personnes âgées, écoles pour enfants en bas âge, centre de soins. L’institution, que les béguines avaient voulu fuir, s’établit, les statuts apparaissent. Toutes les classes sociales sont représentées dans les béguinages, alors qu’au départ il s’agissait surtout de jeunes filles sans dot.

Enfin, une quatrième étape est franchie. Certains béguinages importants deviennent des paroisses,

desservies par le clergé local. Finalement, les béguines évoluèrent vers une vie très voisine de

celle des chanoinesses. Mais, au départ, ce sont les ordres religieux qui ont aidé les béguines : cisterciens, norbertins, puis dominicains et franciscains.

Le béguinisme fut très fervent. Les plus célèbres béguinages furent ceux de Bruges et de Gand.

La révolution de 1789, puis la politique anticléricale disséminèrent les béguinages.

Page 83: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

83

Au lendemain de la Première Guerre mondiale il y eut un « réveil », orienté sur la contemplation, la liturgie et l’action apostolique extérieure au service du culte dans les paroisses, ceci en raison d’un fort appui bénédictin et de l’adoption de la Règle de saint Benoît.

Fondé par opposition au monachisme bénédictin, le béguinage se retrouvait d’obédience bénédictine.

La Règle

Elle date de la seconde moitié du XIIIe siècle. Cette Règle nous montre une institution religieuse de caractère très nettement contemplatif. L’accent est mis sur l’oraison. On voit que l’Office divin était chanté à l’église, sauf celui des Complies récité individuellement chez soi. L’Office est l’Office romain et non l’Office monastique, jugé sans doute trop long. Celles qui ne peuvent le réciter – il est en latin – y suppléent par l’Office de la Sainte Vierge ou par des « Ave Maria ». Cette Règle insiste sur le silence et donne des points d’ascèse.

Toutefois, fidèle à l’esprit de liberté, elle paraît très souple, ce qui explique peut-être l’évolution des béguinages.

L’organisation

Les habitantes sont réparties en plusieurs « convents » ou « petites communautés », comme nous dirions aujourd’hui. À leur tête se trouve une « maîtresse ».

Une « grande maîtresse » couvre les différentes maîtresses. Elle est élue à vie. Il y a un « maître », nous dirions aujourd’hui un conseiller ou un assistant spirituel, mais il n’est pas le confesseur.

La Règle est lue dans les chapitres. Il y a parfois des béguines qui, soucieuses d’une vie plus

strictement contemplative, vivent comme des recluses. Elles vivent ainsi en solitaires après un certain nombre d’années de vie commune.

Il y a aussi les « addictes » ou oblates. Les sorties sont soumises à un règlement. Le travail se fait en silence, il consiste surtout en de la couture,

du tissage ou de la confection de dentelles.

Page 84: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

84

Comme on le voit, avec les siècles, les béguinages se sont retrouvés assez loin du projet initial.

On a gardé au cours des siècles la pratique de l’Office romain, une tradition contemplative, un fort esprit de liberté, une grande dévotion à la Passion du Christ et surtout à la Trinité, si chère à Hadewijch d’Anvers.

Il s’agit donc d’une vie religieuse s’écartant notablement au départ des formules ordinaires. Nous rencontrons au sein du mouvement béguinal des exaltées, des déséquilibrées, des excessives, d’où la confusion avec certaines béguines hétérodoxes.

Mais on ne peut pas nier la grande ferveur des béguines. On a compté à Strasbourg soixante maisons de béguines, cent

quarante et une à Cologne. Dès 1240, on compte 1 300 béguines à Cambrai, 2 000 à Nivelles.

Eckhart et Tauler, au XIVe siècle, prêcheront souvent à des auditoires de béguines.

C’est dans ce milieu que la littérature mystique en langue vulgaire a pris naissance.

On voit donc l’évolution assez curieuse du mouvement béguinal : de « charismatique », il est passé à l’institution et même à l’institution par rapport à laquelle il avait voulu, à l’origine, prendre ses distances : le monachisme bénédictin.

Page 85: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

85

UNE « MAGISTRA » FAMEUSE – HADEWIJCH

Sa vie

Hadewijch, ou encore Sœur Hedwige, serait née à la fin du XIIe siècle dans une famille aristocratique d’Anvers et aurait été élevée à la vie mystique très jeune. Elle devint, croit-on, béguine à Nivelles qui fut un grand centre béguinal. Elle mourut entre 1260 et 1269, après avoir été « grande maîtresse ». Elle avait environ soixante ans.

La richesse de sa culture et de son écriture fait penser à une dame noble et fière qui, certainement, a eu une influence profonde dans ce mouvement béguinal et qui a supporté beaucoup de contradictions.

En la lisant on sent un être transparent. En dire plus serait téméraire car l’essentiel de sa vie nous échappe.

Ses œuvres

Elles comprennent : – Visioenen, les Visions. Il s’agit de relations faites à son confesseur (?) ou assistant

spirituel. On en compte 14 dans les manuscrits, mais il semble qu’il faille en compter 12, deux visions ayant probablement été divisées en deux. C’est à la fin des « Visions » que se trouve un texte étrange : « La liste des parfaits ».

Il s’agit surtout du développement de l’âme dans son assimilation au Christ. Le R. P. Van Mierlo les date ainsi entre 1239 et 1245.

– Brieven, les Lettres. Il s’agit de lettres de direction au nombre de 31. C’est là que sa

doctrine est le mieux exprimée. – Strophische Gedichten, les poèmes strophiques. Il s’agit de poésies « courtoises ». Elles sont au nombre de 45,

et, selon le père Van Mierlo, antérieures aux deux écrits précédents.

– Mengeldichten, les mélanges poétiques (Lettres rimées). Il s’agit de poèmes à rimes plates. Dans le recueil des écrits

mystiques des béguines édité par le Père Porion, on en trouve trois.

Page 86: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

86

Il publie aussi, sous le titre « Nouveaux poèmes », treize poésies d’une facture très différente (17 à 29 selon la numérotation manuscrite). Mais deux manuscrits contiennent les nouveaux poèmes sans faire de distinction d’auteur. Ils sont de l’école de Hadewijch ou Hadewijch II. Le Père Porion les date du début du XIVe siècle. Les Mengeldichten 1-16 « sont de caractère non plus lyrique mais didactique, plus proche du style des Lettres ». Selon Dom Porion, « on y sent le fruit d’une expérience et le feu d’un élan spirituel exceptionnel ». Ce chartreux en ayant déjà publié trois (13-15-16), nous livrons au public les treize restants, soit 1 à 12 inclus, plus le numéro 14, grâce à la traduction de Mademoiselle Rose Vande Plas.

Les autres œuvres sont d’une authenticité douteuse. Nous n’en tiendrons pas compte ici.

Ses sources

On décèle aisément chez Hadewijch l’influence très nette de saint Augustin, pour qui elle avait une profonde admiration en raison de son « exemplarisme ». On distingue aussi celle de Guillaume de Saint-Thierry, de saint Bernard, des Victorins Richard et Hugues. Elle n’a certainement pas lu les néo-platoniciens. Hadewijch II est assez dionysienne.

Traductions françaises et sigles

Les Visions (V), traduction, présentation et notes du Père Porion, L’Œil, Paris 1987.

Les Lettres (L), traduction, introduction et notes du Père Porion, Martingay, Genève 1972.

Amour est tout (AT), 45 poèmes strophiques, traduction de Rose Vande Plas, introduction par A. Simonet, Téqui, Paris 1984.

Hadewijch d’Anvers, écrits mystiques des béguines (H I et H II), traduction et notes du Père Porion, Seuil, Paris 1954, réimprimé 1994 avec nouvelle pagination. Ce livre comprend un choix de 19 poèmes (16 des Strophische Gedichten, 3 des Mengeldichten – MGD 13, 15 et 16) et la série complète des 13 poèmes attribués à Hadewijch II (H 2).

Page 87: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

87

Au sujet des trois poèmes Mengeldichten, le Père Porion a écrit : « Il n’y a pas de raison de les refuser à Hadewijch, puisque les manuscrits les lui attribuent et que sa doctrine y est reconnaissable (plusieurs sont des épîtres hadewigiennes en vers). La seconde série (des Mengeldichten) est intégralement traduite sous le titre de Nouveaux poèmes (H II). »

Les manuscrits

Hadewijch I écrit en langue thioise, moyen-néerlandais, entre 1220 et 1240, donc un demi-siècle avant Eckhart et un siècle environ avant Ruysbroeck.

Hadewijch II, sa disciple, écrit avant Eckhart et non après lui, donc après 1250, ceci contre l’avis de Dom F. Vandenbroucke (voir bibliographie).

Hadewijch I est le premier grand écrivain de langue flamande. Nous avons quatre manuscrits du XIVe siècle (trois à Bruxelles

et un à Gand). Un autre manuscrit du XVe siècle est conservé à Anvers (voir 3 partie : Mengeldichten).

Chanoines réguliers et chartreux formaient des milieux où les manuscrits hadewigiens étaient fort répandus.

Hadewijch était tombée dans un oubli complet, lorsque les deux manuscrits de la Bibliothèque Royale de Bruxelles retinrent l’attention des spécialistes de la poésie médiévale néerlandaise en 1838. Le manuscrit de Gand porte la mention explicite : Beata Hadewijis de Antwerpia. Une édition complète des poèmes eut lieu en 1875 et pour la prose en 1895. M. Maeterlinck s’y intéressa du point de vue esthétique. C’est le R. P. Joseph Van Mierlo, s.j., qui la révéla au public à partir de 1908, puis plus tard le R. P. St. Axters, o.p., enfin le Père Porion, chartreux de La Valsainte, l’étudièrent de près, sans parler de savantes études en flamand.

Son influence

L’influence de Hadewijch I et II est très grande chez Ruysbroeck (1293-1381) et dans le cercle de Groenendael. Celle de Hadewijch I est notable chez Eckhart (vers 1260 – vers 1327) et on la décèle jusque dans La Perle évangélique (vers 1500). D’après Dom Vandenbroucke, dans Histoire de la spiritualité du Moyen

Page 88: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

88

Âge (Aubier, Paris 1961, pp. 435-436 et la note 82), les Poèmes 17 à 29 des Mengeldichten, donc de Hadewijch II, auraient subi l’influence d’Eckhart. Mais, de plus en plus, on s’accorde pour les dater non après Eckhart mais avant. C’est Eckhart qui aurait trouvé là des thèmes que son puissant génie orchestra magnifiquement, mais non sans excès. Cet avis a l’inconvénient d’ôter à Eckhart beaucoup de son originalité, mais il semble de plus en plus qu’il faille adopter ce point de vue.

Enfin, Le Miroir des âmes simples et anéanties (fin XIIIe siècle) de Marguerite Porète (1310) doit beaucoup à Hadewijch en raison des thèmes de nudité qui fait prendre conscience de son néant, de détachement et de pauvreté.

Le témoignage du « bon cuisinier » (1378)

Jean de Leeuwen, le cuisinier de l’ermitage de Groenendael près de Bruxelles, disciple de Ruysbroeck, grand spirituel également, écrit dans Le Traité des sept signes du zodiaque (chapitre 13) : « L’amour est donc de telle nature qu’il est plus large et plus vaste, plus haut, plus profond et plus étendu que tout ce qu’embrassent ou peuvent embrasser le ciel et la terre, car l’amour de Dieu dépasse toute chose. Ainsi s’exprime une sainte et glorieuse femme nommée Hadewijch, authentique maîtresse de (spiritualité). Car ses livres sont de bonne et droite doctrine, venant de Dieu et révélés par Lui : ils ont été éprouvés par la vertu de Dieu, examinés en Notre Seigneur Jésus Christ et dans l’Esprit Saint, en qui ils ont été trouvés bons et véritables, en concordance et consentement avec la Sainte Écriture. Je tiens pour sûre la doctrine de Hadewijch comme celle de Monseigneur saint Paul ; mais elle n’est pas d’un égal profit pour tous, du fait que beaucoup de gens ne peuvent comprendre cet enseignement, parce qu’ils ont l’œil intérieur obnubilé, celui-ci n’ayant pas été ouvert chez eux par l’amour silencieux et nu, fruitif et adhérant à Dieu. » Critique

Madame Melline d’Asbeck, dans La Mystique de Ruysbroeck l’Admirable (Leroux, 1930), a-t-elle compris Hadewijch ? Elle écrit :

Page 89: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

89

« Ses visions révèlent un orgueil spirituel peu commun (p. 101). Sa mystique se laisse entraîner par le courant de sa passion débordante. C’est un ouragan et de citer le vers de Phèdre : “C’est Vénus tout entière à sa proie attachée” (p. 103). Les Lettres ne sont que de chaotiques dithyrambes sur l’amour (p. 103). Ses poèmes d’une valeur incontestable ne sont pas à proprement parler mystiques. Ils sont lyriques (p. 104). »

Pour Madame d’Asbeck, Hadewijch n’a pas inspiré Ruysbroeck (p. 303).

Pour l’auteur de la mystique visionnaire, dans L’Encyclopédie des mystiques (Laffont, Paris 1972), Hadewijch a été influencée par Ruysbroeck « dans le choix des thèmes qu’elle présente et dans leur ordonnance, car la recherche de l’unité divine est une des notions centrales de la pensée de Ruysbroeck » (p. 302). Or, il écrivait cent ans après elle, puisque L’Ornement des noces date de 1350.

Faut-il aussi ajouter que, contrairement à une opinion qui trouva crédit quelque temps, Hadewijch n’a rien de commun avec une mystique bruxelloise, de doctrine hétérodoxe, que Ruysbroeck combattra : Blœmardinne ?

Page 90: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 91: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

91

Chapitre 2

L’ŒUVRE DE HADEWIJCH, CHOIX DE TEXTES

LES LETTRES

Lettre 1

Elle commence par une invitation à laisser Dieu seul être et agir dans sa clarté propre, une demande instante pour que les yeux du cœur s’ouvrent et que nous apprenions à contempler ce que Dieu est.

On voit que Hadewijch veut nous orienter vers une spiritualité du regard. Regarder Dieu, contempler Dieu, la contemplation étant l’acte d’une âme qui s’oublie devant quelque chose de plus beau qu’elle-même. Il s’agit de fixer Dieu, notre regard intérieur pouvant soutenir sa beauté par l’influx de la charité, beauté de Dieu contemplée dans son essence ou dans l’amour crucifié.

Là, on oublie tout ce qui n’est pas son amour, d’où affranchissement intérieur, vacance, liberté. L’âme fait sienne la joie de Dieu, qui est d’être trine et un : « C’est pour Ce que Dieu est qu’il convient de le laisser jouir de lui-même. »

La lettre est adressée à une jeune béguine, appelée « chère enfant ». Pour parvenir à ce « Tout sublime et divin », il faut

« illuminer votre être, ornez-le de vertus et de justes œuvres, dilatez votre esprit par les hauts désirs vers le Tout de Dieu, et disposez votre âme pour la fruition de l’amour ».

La lettre s’achève par une note d’humilité. Cette jouissance du pur amour s’est retirée d’elle.

« Ce qu’il est, il en vit seul dans sa douce fruition et me laisse errer loin de cette jouissance divine, sous le poids constant de la privation, dans la ténèbre où nulle joie n’est mienne de celles qui devraient être ma part. »

C’est la première allusion qu’on retrouvera fréquemment par la suite dans son œuvre, tant dans les lettres que dans les poésies : les

Page 92: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

92

allées et les venues du Seigneur, les départs, les fuites et ses retours. Nous verrons pourquoi Dieu agit ainsi avec l’âme.

Nous retiendrons surtout de cette lettre : laisser Dieu jouir de Lui-même en nous. Le remercier d’être ce qu’il est.

Lettre 2

C’est une suite de conseils adressés à une personne jeune, peut-être la même destinataire que la lettre précédente.

Il s’agit, si Dieu attriste l’âme qui se sent privée de Lui et « ne sait plus si elle s’en approche ou s’en éloigne », « de donner le Tout pour le tout ». Première indication de « la dette d’amour », car, « si vous désirez la charité parfaite, il ne faut accepter aucune consolation en retour de notre peine, que le seul amour ».

Puis vient une pressante invitation à « vivre pour Dieu », « à rendre justice à Dieu », c’est-à-dire à s’ajuster à Dieu, nouvelle indication de « la dette d’amour ». La désolation supportée pour son amour est « convenable au Tout de Dieu » et nous « rapproche de sa pure essence. »

Une pressante invitation à dépasser le sensible : « Ne pas chercher à le sentir. » Suivent des conseils classiques : ne pas abandonner la

récitation de l’Office divin, faire la volonté de Dieu en toute chose sans chercher ni recevoir satisfaction, mais ces exhortations tendent à

« permettre de goûter l’amour fruitif dans l’essence de l’Amour, là où l’amour est tout entier à lui-même et se suffit à jamais ».

Une incitation pressante à servir « en toute beauté », sachant « qu’il paye toute dette, fût-ce tard bien souvent ». À nouveau, allusion à la dette d’amour. Du fait que Dieu nous a aimés jusqu’à mourir pour nous, nous devons lui rendre amour pour amour.

Une invitation pressante à l’abandon : le laisser faire sans douter.

Enfin, une invitation à la liberté spirituelle : « Suivez l’exigence de votre cœur qui ne veut vivre que de

Dieu…, c’est Lui qu’il vous faut suivre et c’est à lui que vous vous soumettrez sans vous avilir…, il s’agit d’obéir en toute conduite au commandement d’être parfaite. »

Page 93: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

93

La lettre se termine par une expression curieuse qui peut déconcerter le lecteur :

« Si vous voulez avoir enfin ce qui est à vous, donnez-vous à Dieu et devenez ce qu’Il est. »

Ici se fait jour l’exemplarisme de Hadewijch. Il s’agit de revenir à son être éternel, celui que nous avons en Dieu.

Lettre 3

Cette fois la destinataire est appelée « doux amour ». Une suite de regrets :

« Hélas ! ce Dieu toujours inaccessible et qui se fait chercher à de telles profondeurs, il doit souffrir compassion de voir si peu d’hommes brûlés d’une juste soif dans l’impatience d’amour et les œuvres ardentes, si peu d’âmes désireuses de connaître, fût-ce un peu, la merveille qu’Il est. »

C’est « l’amour n’est pas aimé » de François d’Assise. Il faut gagner Dieu par la charité fraternelle.

Lettre 4

Allusion encore à la dette d’amour : « Le chevalier vraiment humble n’aura pas souci de ses plaies, s’il regarde les blessures de son divin Seigneur. » « Beaucoup d’hommes sont trop paresseux et ne paient pas leur dette envers Dieu ni envers l’amour, à qui nous devons notre peine jusqu’à la mort. »

Lettre 5

La destinataire est appelée « amie de cœur », « cher amour », « mon amour ».

L’expéditrice est en proie à des difficultés, des faux frères veulent abattre son œuvre, on veut l’isoler de ses compagnes.

La correspondante a, elle aussi, des problèmes : « Nous avons bien à souffrir l’une et l’autre, beaucoup pour vous, et trop pour moi. »

Toutes ces épreuves et persécutions doivent être dépassées. Comment ?

Page 94: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

94

« En pénétrant dans les profondeurs de l’Amour, pourquoi ne pas y tomber plus avant en se donnant dans l’amour et par amour sans réserve à Dieu même. »

La lettre se termine ainsi : « Obéissez de toute votre âme au commandement éternel, sans que souci étranger ni tristesse aucune vous arrête un instant au service d’amour. »

Lettre 6

La lettre est adressée à une jeune béguine, appelée « chère enfant ». L’exemplarisme de Hadewijch est très net ici.

« Je veux dire vous et moi, qui ne sommes pas devenues ce que nous sommes, qui n’avons pas saisi ce que nous avons et qui tardons si loin encore de ce qui est à nous… »

De même, à la fin de la lettre : « Si vous voulez rejoindre l’être dans lequel Dieu vous a créée, il vous faut en toute noblesse ne refuser aucune peine. »

Aussi : « Ne croyez pas qu’il y ait rien de si fort ou de si haut, que vous ne puissiez le surmonter ou l’accomplir ; mais que votre zèle et votre vertu, renouvelés à chaque étape, franchissent toute chose. » « Rien ne doit nous priver du repos et de la joie d’aimer, sinon la conscience que nous ne suffisons pas à l’amour. »

Il s’agit de parvenir à la vraie justice de l’amour, c’est-à-dire rendre à Dieu un amour si possible le moins inégal à celui qu’il nous a montré. Aussi la peine ne coûte pas lorsqu’on aime, car aimer avec difficulté, c’est aimer davantage.

Suit une longue description du portement de croix, que nous fuyons :

« Nous voulons bien être Dieu avec Dieu, mais Dieu le sait, peu d’entre nous veulent être hommes avec son humanité, porter sa croix, être crucifiés avec lui et payer jusqu’au bout la dette de l’humanité. »

On pense au passage célèbre de Jean de la Croix : « Oh ! si les hommes comprenaient bien qu’on ne peut arriver à l’épaisseur de la sagesse et des richesses de Dieu,

Page 95: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

95

si ce n’est en entrant dans l’épaisseur des souffrances en maintes manières, l’âme y mettant sa consolation et son désir, et que l’âme qui désire à bon escient la Sagesse désire premièrement d’entrer dans l’épaisseur de la croix, qui est le chemin de la vie, par lequel peu de personnes entrent, car c’est une chose commune à tous de vouloir entrer dans l’épaisseur de la sagesse et des richesses et des caresses de Dieu ; mais de souhaiter d’entrer dans l’épaisseur des travaux et des douleurs pour le Fils de Dieu, il y en a bien peu qui le fassent, comme il s’en trouve beaucoup qui voudraient être au but sans passer par le chemin et le moyen qui y mène. »

(Cantique Spirituel A, str. 36, Éd. Lucien, D.D.B., 1949, p. 894).

Nous ne vivons pas avec le Christ, ni ne portons la croix avec le

Fils de Dieu, mais nous voulons recevoir un salaire, une récompense pour la porter. Alors nous ne mourons pas avec le Christ, alors qu’il s’agit de ressusciter avec Lui.

Au sujet de l’expression « être Dieu avec Dieu » qui a passé chez Ruysbroeck, J. A. Bizet, dans Les Œuvres choisies de Ruysbroeck (Aubier, Paris 1946, p. 118 note 1 et p. 350, note 1), lui donne un sens instrumental : moyennant, par. Dieu se fait l’artisan de notre déification. En fait, il s’agit de l’exemplarisme de Hadewijch : revenir à ce que nous sommes en Dieu.

Lettre 7

Elle est adressée à « très chère » et est une invitation à se satisfaire de ce que Dieu est, l’amour jouit de lui-même en Lui-même, même s’il nous fait défaut. C’est l’assurance que l’amour paie toujours bien, quoique souvent en retard, comme cela a déjà été noté dans la lettre 2, mais qui lui donne tout, le possède enfin tout entier.

Page 96: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

96

Lettre 8

La peur de ne pas mériter un si grand amour suscite en nous la tempête d’un désir sans fin. On retrouve le thème de la « dette d’amour ».

« Car, si vous aimez, vous devez renoncer à toute chose et vous mépriser comme le dernier de tous, afin de rendre parfaitement à l’amour ce qui lui est dû. »

Mais qui aime demeure volontiers seul pour aimer l’amour et le posséder. On retrouvera souvent le thème de la solitude d’amour.

Lettre 9

C’est la lettre la plus courte, mais elle touche aux sommets. « Que Dieu vous fasse savoir qui il est, écrit Hadewijch, à “chère enfant”, et qu’il vous absorbe en Lui-même dans les profondeurs de sa Sagesse. Là, en effet, il vous enseignera ce qu’il est et combien douce est l’habitation de l’aimé dans l’aimé, et comme ils se pénètrent de telle sorte que chacun ne sait plus se distinguer… Une même suave Essence divine les traverse, les inonde tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre et le demeurent sans différence. »

On pense à l’union sans différence qui sera maintes fois décrite par Ruysbroeck. Il s’agit bien sûr d’une union sans différence au plan psychologique, pas au plan ontologique. Il semble à l’âme qu’il n’y a plus de différence, mais en fait il ne s’agit pas de fusion, de panthéisme. L’âme reste âme, distincte de Dieu ontologiquement.

Lettre X

Exhortation sur les vertus car, qui aime Dieu, aime les vertus. Elles font l’œuvre de Dieu. Il ne faut pas réclamer leurs salaires, faisons ce qui dépend de nous et l’Amour fera ce qui dépend de Lui.

Page 97: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

97

Lettre XI

Elle comporte une indication biographique : « Depuis l’âge de dix ans, j’ai été pressée par l’amour. » L’orewoet – la rage d’aimer ou la fureur d’aimer ou la soif de l’absolu, ou l’ardeur fugueuse de l’amour – se fait jour. « Je n’ai pu admettre en cela qu’on me devance, ou me dépasse. Je crois bien que d’autres l’ont aimé autant, aussi ardemment, et ne puis cependant supporter la pensée qu’il existe ailleurs envers lui connaissance et amour comme le mien… »

Le langage de la fureur d’aimer apparaît : les amants se savourent jusqu’au fond, se dévorent, se boivent et s’engloutissent sans réserve aucune.

Il y a ici comme un dépassement du Cantique des cantiques, qui ne parle jamais de possession.

Mais Hadewijch voit ce qui manque pour aimer Dieu selon (autant) qu’Il en est digne. À d’autres moments, elle se trouve comblée, riche, alors elle lui confesse en silence qu’Il lui suffit.

Lettre XII

Admirable apostrophe au destinataire : « Que Dieu vous soit Dieu et que vous lui soyez amour. » La lettre débute par une invitation à l’humilité. C’est par elle

« que Marie a fait descendre Dieu en elle-même ». Appel à lui rendre le juste amour – « d’où égale vaillance à

l’assaut, égale ferveur à la poursuite, même ardeur à la rencontre » – que sa noble nature exige sans le pouvoir jamais parfaitement. Aucune œuvre accomplie à son service ne peut satisfaire la dette d’amour. Cette obsession de payer la dette revient sans cesse. Mais « tout ce que nous pouvons penser de Dieu ou comprendre, ou nous figurer de quelque façon n’est point Dieu ».

« Ah ! ce Dieu en vérité qu’on ne peut connaître par nulle sorte de labeur, si le juste amour ne le révèle, c’est l’amour seul qui l’attire à nous et nous fait sentir intimement qui est notre Dieu. Nous ne saurions autrement le savoir. »

Page 98: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

98

Glissement vers le célèbre : « Amor notitia est ». « Le seul repos est de souffrir pour le Bien-Aimé, de lui rendre

amour et honneur, selon qu’il en est digne, pour la joie de donner, de servir noblement et non pour un salaire, car l’amour est à lui-même satisfaction plénière et parfaite récompense. »

La lettre s’achève par une recommandation : « Donnez-lui ce que nous manquons encore à lui donner…

Hâtez-vous d’aimer. »

Lettre 13

« C’est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu’il faille renoncer même à l’apaisement de l’amour pour apaiser l’amour… L’amour inapaisable à jamais. Comme ils (ceux qui se sentent attirés dans l’amour) se sentent petits et incapables de justice (c’est-à-dire d’ajustement à Dieu) devant cette Essence, qui est amour. Mais qui aime ne peine point ou ne sent point la peine… et qui aime d’un amour plus ardent court plus vite, arrive plus tôt à la sainteté divine qui est Dieu même, à l’Intégrité divine, à Ce qu’il est. En l’honneur de son Unité, servez-le parfaitement, que votre zèle corresponde à cette Nature vierge, qui est un seul acte d’amour. Qu’il vous fasse connaître toute votre dette envers lui et le labeur qu’il attend de vous, mais surtout l’amour pur dont il nous a donné le commandement Lui-même, pour être aimé par-dessus tout. »

Lettre 15

« Quand bien même vous exerceriez toutes les vertus qu’un homme ici-bas peut exercer, qu’elles vous paraissent petites et nulles devant la grandeur de Dieu, au regard de la dette que vous avez envers lui dans le service d’amour.

Traversez cet exil (la vie) d’un amour si droit, si pur et si brûlant que vous trouviez Dieu, votre Bien-Aimé, à son terme. Puisse-t-il vous y aider. »

Page 99: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

99

Lettre 16

« Dieu vous donnera de l’aimer avec ce grand amour dont il s’aime Lui-même, trine et un, l’amour par lequel il s’est suffi éternellement et se suffit à jamais. Avec cet amour, les esprits célestes s’efforcent de le satisfaire ; telle est leur tâche qui ne sera jamais accomplie et la défaillance de cette fruition est leur suprême fruition. Les âmes d’ici-bas…, devant cet Amour inapaisable, doivent y tendre et savoir qu’elles sont trop petites pour satisfaire l’Amour. »

On notera l’échec à satisfaire l’Amour comme suprême fruition. « Soyez heureuse que Dieu soit à Lui-même parfait amour. »

Le Père Porion ajoute très justement en note : « Trouver son bien en cela même que Dieu est, suprême pureté et suprême joie de la mystique hadewigienne. »

Lettre 17

Une suite de paradoxes, puis le thème de l’Unité de la Déité, en qui l’Amour (Dieu) est « pure fruition de soi ». Il y a un engloutissement, un reflux des personnes divines dans l’unité de l’essence. Ce sera un thème constant chez Ruysbroeck.

« Dans la fruition de l’amour, on est devenu Dieu. » Voir ce qui est dit à la lettre 9 sur l’union sans différence.

Lettre 18

« L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu et pour qui Dieu en retour est visible. L’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui ! » « La vue dont l’âme est pourvue a deux yeux, l’amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu’Il n’est pas. L’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison procède vers ce que Dieu est par ce que Dieu n’est pas ; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là même où il défaille, en ce que Dieu est. »

Page 100: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

100

« Mais les deux se prêtent la plus grande assistance car la raison instruit l’amour et celui-ci illumine celle-là. » « Il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la face de l’Aimé. » « Fixez fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. »

Lettre 19

La lettre commence par un poème : « Qui céderait comme il sied à l’Amour ferait de l’Amour parfaite conquête… » Puis impuissance d’exprimer, de traduire l’expérience de

l’amour par des concepts, car : « Amour est Dieu même ». Des passages exemplaristes à nouveau : « L’âme devient avec Lui totalement cela même qu’Il est. »

Lettre 20

« On ne saurait aimer sans beaucoup souffrir. » « L’amour est toujours désir et se dévore lui-même sans cesser pourtant d’être en lui-même parfait. »

Cette Lettre développe les douze « demeures » hadewigiennes. « L’amour possède avec violence celui qu’il aime en sorte que notre esprit ne peut s’écarter de l’amour un seul instant, notre cœur ne peut désirer, notre âme ne peut aimer nulle chose hors de lui. L’Amour rend la pensée de l’homme si simple qu’il ne peut songer ni aux saints, ni aux hommes, ni au ciel, ni à la terre, ni aux anges, ni à lui-même, ni à Dieu, mais au seul Amour qui a pris possession de lui, toujours présent, toujours nouveau. »

Page 101: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

101

Lettre 21

Cette lettre est adressée à « mon cher cœur ». « Livrez-vous à notre Amour et laissez-le jouir de lui-même. » « Il faut que l’âme demeure nue devant Dieu (sans surimposition) et dépouillée de tout repos, qui n’est point le sien. »

Il s’agit du repos trouvé dans l’unité.

Lettre 22

« Celui qui veut comprendre Dieu, savoir ce qu’il est en son nom, en son Essence, doit être tout à Dieu, si totalement en vérité qu’il soit privé de soi. »

Le thème de la « tempête unitive », c’est-à-dire le reflux des personnes qui s’abîment dans l’Unité réapparaît. Il sera très développé dans toute l’École rhéno-flamande.

« Dieu a “incliné l’éternité” si totalement qu’il spire les âmes avec son Esprit, il leur donne tout ce qu’il a, il leur est tout ce qu’Il est. »

Le fond de l’âme est notre capacité de Dieu, le « Spiritus ». « Père, je veux qu’ils soient un en nous, comme vous et moi,

nous sommes un » (Jn 17,21). C’est pour Hadewijch la suprême parole d’amour.

« Et comme la puissance du Père (l’Essence une) exige à chaque instant d’une exigence terrible l’Unité, en qui il se suffit Lui-même, il se comprend toujours Lui-même totalement – oui et ensemble tous les êtres : quel que soit leur nom, il les inclut dans son Unité et les appelle tous à la fruition de son Être… Être ce qu’il est, rien de moins. »

La dette ne sera payée qu’en parvenant à l’Unité. La lettre s’achève par une convocation à jubiler dans la

merveille divine, qui comprend en toute plénitude l’opulence de Dieu. L’âme doit voler sans cesse vers la hauteur sublime, la hauteur divine n’est jamais sondée.

Page 102: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

102

Lettre 24

« Que vos regards soient fixés sur Dieu en toute simplicité et en toute pureté de façon à n’avoir en vue que Lui-même, à ne recevoir consolation que de lui. »

Lettre 27

« Le baiser de l’amant : c’est être unie à lui hors de toutes choses et n’avoir nulle satisfaction, sinon la joie unitive que l’on goûte en lui… Mais pour l’expérience intérieure et la fruition de l’Aimé, nul homme ne pourra jamais vous le décrire. On essaierait de vous en dire plus cependant, si cela servait à quelque chose, mais j’en resterai là. »

Lettre 28

« Qu’est-ce donc que la beauté de Dieu ? C’est l’être de la Déité dans l’Unité et l’Unité dans la Totalité et la Totalité dans la Manifestation, la Manifestation dans la Gloire, la Gloire dans la Fruition, la Fruition dans l’Éternité. Toutes les grâces de Dieu sont belles, mais celui qui comprend ceci, comme c’est en Dieu même et dans le Trône des Trônes et dans la richesse du ciel, celui-là possède la beauté de toutes les grâces divines. Qui veut parler de ceci devra parler avec son âme. » «… Je suis comblée sans mesure du même excès bienheureux que Dieu même en sa divinité. »

Lettre 30

«… La grande dette qui est réclamée à toute heure, la dette que l’Amour exige de l’amour… Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité. Cette exigence est éternellement nouvelle, éternellement une dans l’avoir et l’être et c’est en réponse à cet appel de l’Unité paternelle que toute justice s’accomplit.

Page 103: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

103

[…] L’appel terrible et admirable de l’Unité. Nous vivons ici-bas sous le règne de cet appel, qui nous intime de vivre selon la Trinité. À nous donc de nous rappeler à nous-mêmes la requête de l’Amour et de l’accomplir de tout notre zèle pour atteindre l’Unité, seul terme de notre exigence et de l’amour divin. »

Insistance sur la vie dans le Christ. Travailler avec ses mains, cheminer avec ses pieds, entendre avec ses oreilles, parler par la bouche du Bien-Aimé…

Il n’y a donc pas dépassement de l’humanité du Christ. On est en Lui. On paye de la sorte ici-bas la dette de la Trinité, qu’elle réclame de nous et qu’elle exige depuis toujours de l’unité.

« Lors donc que l’on est recueilli au-dessus de la multiplicité des dons, on devient l’Unité même en qui tout est contenu. Et c’est alors que l’Unité obtient ce qu’elle exigeait et que l’exigence se fait sentir et que la fruition est accordée sans réserve par la Trinité Sainte. »

Lettre 31

« L’abandon [qu’on fait par] la confiance est la perfection suprême par quoi l’homme donne à Dieu la plus haute satisfaction. »

On voit, d’après les extraits de ses Lettres, à quelle pénétration contemplative de l’Essence divine Hadewijch convie ses béguines.

Page 104: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

104

LES POÈMES STROPHIQUES

Nous suivrons la traduction de Rose Van de Plas, parue chez Téqui en 1984 sous le titre : Amour est tout. Lorsque nous aurons recours à l’édition du Père Porion, parue aux éditions du Seuil (réimprimée en 1994 avec nouvelle pagination), nous le signalerons. Cette dernière n’est qu’un choix de poèmes, mais ses commentaires sont très précieux.

L’idée générale est la suivante : donner le tout pour le Tout. L’amour courtois est utilisé pour être dépassé en amour

mystique. N’en doutons pas, il s’agit, pour Hadewijch, d’une façon d’exprimer son expérience personnelle.

Nous en indiquons les thèmes les plus constants. Notre véritable faim est d’aimer, de nous laisser choir en

l’abîme de Dieu. Il faut aller jusqu’à devenir rien. Mais cette mort à soi, cette défaite, est en fait une victoire :

« Se perdre en l’amour jusqu’à devenir rien, c’est le destin le plus beau. »

Chant 39 Il faut connaître la nuit :

« Ton absence consume, Ta venue couronne de dons ; Et si, par toi, longtemps nous fûmes délaissés, Un seul de tes baisers Nous comble et nous rassure. »

Chant 37 Le thème de la recherche du bien-aimé :

« Il attire en nous un désir consumant Et dans la nescience se donne à goûter. Comme celui qui fuit, par éclairs il se montre ;

Page 105: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

105

On le poursuit et déjà il est invisible : Ainsi reste en alerte le cœur inassouvi. »

Chant 32 Le thème de la désolation devant son départ :

« Selon ton bon plaisir tu donnes ou tu refuses : Serais-tu d’aventure jaloux de tout bonheur ? Dès lors, mon cœur se désole Et ma bouche se plaint. Et ce que fut ma force, gît tout brisé. »

Chant 37 « Si tu étais, Amour, tel qu’en toi-même, D’où te viendrait cette colère étrange Qui te fait repousser et blesser Celui qui tendrement cherche à t’aimer ? »

Chant 37 Mais la nuit est cause de toute progression spirituelle :

« Pour l’Amour qui est Fidélité J’accepte, de mon esprit et de mon cœur Les multiples épreuves ; Mais cette lourde peine Portée sans me plaindre, Je sais, qu’un jour, me sera grâce. Le Bien-Aimé que tant je cherche Et pour qui tant j’endure M’a donné à entendre Qu’un amour plus ardent serait mon partage. »

Chant 29 Dans la nuit, il y a la perception du loin/près, du plus proche et

du plus lointain, du connu et du moins connu. Mais la perception du don de Dieu donnera l’impression d’une continuelle nouveauté.

« Tu es si loin de moi et je te suis si proche. »

Chant 44

Page 106: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

106

« Comment la faim naît-elle de la déréliction ? L’âme ne connaît point l’Aimé, selon son désir, Elle aspire à une dilection plus parfaite : Ainsi, sans cesse naît une faim plus brûlante. »

Chant 33 Hadewijch rejoint Grégoire de Nysse dans ses Homélies sur le

Cantique des cantiques, publiées sous le titre : La Colombe et la Ténèbre (Édition de l’Orante) :

« Dieu devient toujours plus intime et toujours plus

transcendant. Plus on possède Dieu, plus on veut le chercher. Dieu est toujours au-delà de ce que nous atteignons. L’âme est en perpétuelle croissance, en dilatation de sa capacité. Chaque participation à Dieu lui confère une plénitude à la mesure de sa capacité, mais en même temps cette participation augmente sa capacité, la rend capable d’une participation plus intense. Toujours comblée et toujours capable de recevoir » (dans l’introduction par Jean Daniélou, p. 14).

« L’Âme reconnaît celui qu’elle cherche à ce que c’est

précisément dans le fait qu’il ne peut être découvert que réside sa connaissance, toute détermination conceptuelle constituant pour ceux qui le cherchent un obstacle à sa découverte » (ibid., p. 90).

Il y a donc une expansion du fond de l’âme. L’éloignement

exige la course. C’est pourquoi l’âme doit consentir à la nuit : « Depuis que l’amour m’impose l’affliction, Celui qui m’en détourne m’afflige : L’affliction est ma part, et je la choisis, Car je connais ce qui abreuve ma vie Depuis le jour où l’Aimé M’ordonna l’errance, À la recherche des cimes les plus hautes. »

Chant 23 L’âme est attente de Dieu : « Toujours il reste fidèle à sa promesse.

Page 107: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

107

Qu’il vive dans l’attente celui qui le croit ! Mais c’est faible consolation Car l’attente ressemble à celle du pendu Qui espère qu’on lui coupe la corde. »

Chant 44 Jean de la Croix dans La Nuit Obscure ne dira pas autre chose. L’âme a l’impression d’être perdue. Mais elle espère contre

toute espérance. « Que je perde ou que je gagne, L’amour restera mon seul bien ; En lui seul repose ma plénitude. »

Chant 43 Elle s’en remet à Dieu : « Mourir pour l’Amour C’est certes avoir assez vécu. »

Chant 43 « Pourvu que je puisse t’atteindre, Fais de moi ce que tu veux. »

Chant 43 L’amour se purifie dans la nuit ; le sujet acquiert une véritable

liberté, il ne cherche plus à conquérir Dieu, il est de plus en plus vaincu par Lui.

« Elle se sait vaincue Par ce qu’elle croyait vaincre, Par cette force invincible Qui, à chaque heure, la contraint à puiser Une vie renouvelée dans une nouvelle mort. »

Chant 14 L’âme vit le mystère mort/résurrection. Avoir la victoire, c’est

être vaincu par l’amour.

Page 108: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

108

« Aimer ne m’est que nuit, sans aucune lumière Et l’Amour, ma lumière, se cache dans la nuit, Le désir obsédant éveille ma plainte Et toute jouissance me devient une douleur ; Raison me conseille de tout subir Me disant : par amour agis et supporte Pour que tes œuvres te soient une vengeance. »

Chant 43 « Conquiers-moi pour te conquérir Par ta force inconquérable ! Que de fois je l’ai connue Cette étrange conquête, Cette victoire dans l’amour dont j’étais accablée ! »

Chant 19 ou Poème 9, Porion, p. 90. « Mais l’Amour porte en lui-même la fruition, Et, parfois, dévoile une telle splendeur de dons Que d’en être privé, après l’avoir connue, Blesse plus profond qu’un glaive acéré. »

Chant 43 L’âme s’appuie sur la promesse :

« Toujours, bien que tardivement, L’Amour récompense, C’est ma réponse Mais ceux qui le recherchent, voient Plus d’un jour s’obscurcir en nuit. »

Chant 9 Car jamais il ne peut Se refuser à qui le cherche ; L’Amour tend à combler Au-delà de sa promesse. »

Chant 6 On trouve aussi souvent chez Hadewijch l’inadéquation entre

l’expérience, qui est incommunicable, et le dire :

Page 109: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

109

« L’union parfaite avec l’Amour Est une expérience Dont nul ne peut tracer l’image. Et même si l’Aimé pouvait L’éclairer quelque peu, Qui donc, sans être l’élu, saurait comprendre Que l’Amour n’exige rien, sinon l’Amour… Il faut avoir oublié que l’Amour est démesure Pour prétendre pouvoir, En une image l’enfermer. »

Chant 40 Voici quelques aspects des défilés de l’amour :

« Qui tout entier à l’Amour est livré Sera sauvé de toutes ses angoisses ; Car il ne peut mourir, le blessé de l’Amour – Son nom est a-mor : qui délivre de mort – Qui suit le chemin de ses ordres Sans jamais hésiter. L’Amour est largesse en toutes choses, Il est le pain vivant Dont la saveur est l’au-delà de toute joie. »

Chant 2 « Les souffrances de l’amour m’ont tant consumée Qu’à présent plus rien je ne suis. Lui qui jadis m’a guidée en sa parole sage Me révélant la saveur de ses mystères, Tout, depuis, m’a refusé, Me rendant mainte chose obscure. Mais je consens à ces déserts arides Car l’Amour jamais n’a failli À ce qu’il m’a ordonné. »

Chant 2 « Dans l’adversité, l’humiliation ou la contrainte, Au nom de l’Amour, être sans amertume, Consentant d’un cœur léger à tout sacrifice,

Page 110: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

110

Se disant : ce sont les plus grandes grâces. » Chant 3

Il s’agit d’être la joie de l’Amour :

« Une seule assurance : Je suis tout amour et l’Amour est mon tout. »

Chant 27 « Après la ténèbre de l’orage vient la lumière : Souvent nous l’avons remarqué. Les alternatives de combat et de réconciliation Rendent l’amour humain plus constant. Et celui que l’épreuve a rendu plus parfait Devient, à travers la souffrance, si ardent, Qu’il dit en son âme : Bien-Aimé, je suis à toi, Je ne possède que toi. Ah ! divin Amour, sois le tout de ma vie. »

Chant 3 L’âme a l’impression qu’elle a tout perdu :

« Selon sa volonté il me traite et me transforme ; Plus rien n’est moi ; plus rien n’est à moi. Tout ce qui fut ma richesse Est désormais ma pauvreté : tout s’est perdu En l’Amour. »

Chant 24 « Selon sa promesse, il nous comblera : Jamais il ne se dérobe. Celui qui toute détresse Accueille fidèlement, Aura sur les lèvres le chant d’allégresse. En douter serait grand dommage. L’Amour nous rassasie, bien que tardivement. »

Chant 15

Page 111: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

111

« C’est fruition de souffrir pour le Bien-Aimé. » Chant 30

« Mais ceux qui étaient deux deviennent un seul être. »

Chant 28 L’Amour donne le goût de son être, mais sans que l’on puisse le

savourer. Le plus souvent l’âme est dans le désert aride où Dieu se refuse. Transcendance insaisissable, distance infranchissable. Raison dit :

« Quels sont donc ces désirs fous ? – L’Amour a voulu te séduire – Souviens-toi que tu n’es qu’humaine créature. »

Chant 30 Et cependant l’âme veut atteindre le fond de l’Amour, qui est

sans fond. L’âme est à la fois affamée et rassasiée. Il faut aimer toutes les exigences de l’Amour, la « longue nuit » et traverser les eaux profondes pour progresser.

« L’Amour dévorant instruit l’esprit le plus humble, Lui montrant les déserts sans limites Où si longtemps il lui faudra errer ; Il lui fait percevoir toutes choses Qu’on peut apprendre À l’école du noble Amour. »

Chant 28 « Mais quelle que soit l’angoisse de ma route En l’Amour Et cette longue nuit où se débat mon âme ; Quelles que soient les eaux profondes qu’il me faut Traverser, Sans cesse, au Bien-Aimé, je veux rendre grâces. Car tout mon être dans ses mains repose, Et, vers ses altitudes, c’est lui qui me conduit : Il y a tant de choses à entreprendre. Mais cette faim, rien ne pourra l’apaiser

Page 112: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

112

Si l’Amour ne me rassasie. […] J’accepte, de la soif, la brûlure Et, de l’étanchement, la fraîcheur. J’accueillie le non au désir et le oui De l’apaisement. »

Chant 39 L’âme est au bord du désespoir, car elle voit que sa recherche

n’aboutit pas. « Tu es la lumière du jour Et mes jours sont des nuits. Pourquoi me forces-tu à te poursuivre Sans cesse ? Pourquoi m’échappes-tu de plus en plus loin ? Tu me fais payer, Amour, un prix trop haut : Malheur à moi d’être créature humaine ! »

Chant 44 « Toute espérance de joie en moi s’est couchée Puisque l’Amour toujours me fuit. »

Chant 35 « Ainsi frappée, je me vois condamnée À ce désert aride où l’Amour se refuse Et, voudrais-je tenter d’implorer sa clémence, Je n’en aurais ni la force, ni la chance, la désespérance tant me navre. »

Chant 35 L’âme a les accents de Job :

« Amour, ta sagesse était présente Le jour où Dieu m’appela à la vie. Tu m’as voulue vouée à la disgrâce ; Sur toi seul pèse le poids de ma misère !

Page 113: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

113

J’ai rêvé d’être aimée par l’Amour. Je suis repoussée, voilà l’amère vérité. »

Chant 35 On croirait lire la nuit de l’esprit de Jean de la Croix où l’âme

se sent persécutée, rejetée par Dieu. « Quelle douleur que cette indifférence ! Pourtant mon cœur s’est réjoui De ses bienfaits, Qui maintenant ne semblent que mirage. Ainsi je vis au long des jours, Au long des nuits J’erre dans une nuit sans espoir d’aurore. »

Chant 35 « Sans cesse, il se sent bousculé Celui que l’Amour a touché ; Il lui faudra goûter Bien des heures indicibles. Tantôt l’ardeur, tantôt le froid, Tantôt la crainte, tantôt l’audace. Sans cesse surgit l’incertitude Et l’amour bien souvent rappelle Tout ce qu’il faut payer Afin de partager ces merveilles Que sa richesse nous propose. Tantôt l’allégresse, tantôt l’angoisse, Tantôt si loin, tantôt si près, […] Tantôt abattue, tantôt exaltée, Tantôt caché, tantôt révélé, […] Tantôt légère, tantôt pesante, Tantôt obscure, puis toute de clarté, Libre et consolée ou nouée par la crainte, Comblée ou démunie

Page 114: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

114

Telle est l’existence De l’âme éprise d’amour. »

Chant 5 « Les routes de la nuit où me conduit l’Amour, M’ont dessaisie de moi-même. »

Chant 25 Alors le Bien-Aimé nourrit l’âme du don savoureux.

« Puis Raison intervient disant à l’âme : Vois, tout le chemin qu’il te reste à faire. »

Chant 25 La raison propose toujours des sommets plus hauts et charge

l’âme d’un fardeau plus lourd. L’âme voit ses imperfections qui la séparent de l’Amour, mais le médecin la guérit, le long des chemins arides. Alors elle aura la joie merveilleuse de l’entendre dire :

« Voici, prends possession De l’ultime béatitude. »

Chant 25 Alors :

« Inlassablement se consume mon âme Au brasier dévorant qu’est l’Amour Et je me jette en son abîme Plus insondable que le gouffre de la mer. […] Non, jamais je ne pourrai guérir si je ne peux Renaître au matin virginal de l’amour.

Chant 7 Il faut accepter de tout perdre pour un seul et grand gain.

« Celui qui a parcouru les profondeurs abyssales De l’amour,

Page 115: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

115

Tour à tour dévoré par la soif Ou s’abreuvant à la source, Traverse sans dommage l’aridité Ou les riches oraisons. L’écoulement des saisons Ne le touche point. Au fond du gouffre de l’absence Comme sur les cimes de l’union, Son cœur reste serein Et tel qu’en lui-même. »

Chant 14 Il s’agit de conquérir l’Amour par démesure d’amour.

« Le cœur ne peut deviner, ni l’esprit percevoir Le regard émerveillé que lève vers le Bien-Aimé Celui que l’Amour a chargé de sa tendre exigence ; Son âme ne connaît aucun repos Avant d’avoir parcouru tout le chemin Qui mène à l’intimité profonde avec l’Amour, Car toute sa destinée, c’est là, Sur le visage tant cherché Qu’il la découvrira. »

Chant 12 Tout appartient à l’âme engloutie dans l’amour (Chant 12). On

pense au « Tout est à vous » de Paul (1 Co 3,22), à la prière de l’âme énamourée de Jean de la Croix :

« Les cieux sont à moi, la terre est à moi ; les nations, à moi ; les justes, à moi ; les pécheurs, à moi ; les anges, à moi ; la Mère de Dieu et toutes les créatures, à moi ; Dieu lui-même est à moi et pour moi, puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi. »

(Œuvres, Seuil, p. 1183) Il faut tout dépasser pour tout posséder. La nuit d’amour (Chant

17) conduit à l’union absolue de tout l’être avec le Tout.

Page 116: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

116

« Assouvis-moi, Amour, Unis-moi à ta divine nature. »

Chant 45 Le baiser de l’unité sera enfin donné, ce baiser même qui unit

les trois personnes en un seul Être (Mgd. 16 – Poème 19 – traduction Porion).

« J’appelle, je me lamente : À Vous le jour À moi la nuit et l’ire d’amour (orewoet). »

Chant 19 ou Poème 9, p. 92 (traduction Porion) « Servez-le de grand cœur et consentez À sa venue comme à son départ ; Lui gardant votre foi Vous paierez d’amour toute la dette. »

Chant 31 ou Poème 13, p. 106 (traduction Porion) Les passages nocturnes étant comme les marches d’un escalier

monté par amour qui nous conduit au palier où se réalise le baiser de l’unité.

« Je sais que celui qui se livre à l’Amour Se verra par l’Amour surcomblé. »

Chant 17 Cette suite de paradoxes est très hadewigienne :

« Ce que l’amour a de plus beau, ce sont ses violences ; Son abîme insondable et sa forme la plus belle ; Se perdre en lui, c’est atteindre le but ; Être affamé de Lui, c’est se nourrir et se délecter ; L’inquiétude d’amour est un état sûr ; Sa blessure la plus grave est un baume souverain ; Languir de lui est notre vigueur ; C’est en s’éclipsant qu’il se fait découvrir ; S’il fait souffrir, il donne pure santé ; S’il se cache, il nous dévoile ses secrets ;

Page 117: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

117

C’est en se refusant qu’il se livre ; Il est sans rime ni raison et c’est sa poésie ; En nous captivant, il nous libère ; Ses coups les plus durs sont ses plus douces consolations ; S’il nous prend tout, quel bénéfice ! C’est lorsqu’il s’en va qu’il nous est le plus proche ; Son silence le plus profond est son chant le plus haut ; Sa pire colère est sa plus gracieuse récompense ; Sa menace nous rassure Et sa tristesse console de tous les chagrins : Ne rien avoir, c’est sa richesse inépuisable. »

(Mgd. 13), Poème 17, p.116 (traduction Porion) Les poèmes strophiques décrivent davantage la course vers

l’Aimé que la fruition. Les poèmes de Hadewijch révèlent une grande intériorité, ils

trouvent un profond écho dans les âmes qui attendent une occasion d’éveiller un fond de l’âme qui sommeille. Le dire de Hadewijch est un non-dire, en ce sens qu’elle perçoit que tout langage est inadéquat pour dire l’indicible qu’elle porte en elle, qu’elle dit. Ce qui a dû la pousser à écrire des poèmes, c’est cependant son expérience, laquelle n’est jamais purement individuelle, car elle a valeur universelle. Elle écrira donc pour que ses sœurs béguines se reconnaissent dans cette expérience singulière, pour souffler sur la flamme intérieure de ses destinatrices. L’expérience se fait dans l’Esprit Saint qui est universel et l’Église est le lieu où communiquent les chercheurs de l’ineffable. Par ses poèmes ou ses lettres Hadewijch sait qu’elle va déclencher chez d’autres – c’est pourquoi elle écrit – non l’expérience mystique, qui ne peut être communiquée que par Dieu, mais le feu intérieur, qui va brûler, darder sa chaleur et ainsi préparer l’âme à la réception du don.

Mais on peut se demander : l’expression fait-elle partie de l’expérience ? ou bien est-ce après coup qu’elle traduit son expérience tant bien que mal ? Il semble que l’expression vienne au secours de l’expérience pour la préciser, l’affirmer.

En effet, le langage est nécessaire à la pensée. Il lui permet de prendre conscience de soi. La pensée ne se réalise qu’en prenant corps dans une formule comme une intention n’est effective que

Page 118: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

118

par l’action qui la réalise. L’expression bride-t-elle l’expérience ? Hadewijch sait l’échec d’un dire adéquat. Et cependant elle écrira pour chanter son désir, aider ses sœurs, car il y a quelque chose en elle qui frappe sans cesse aux portes du langage. C’est plus fort qu’elle.

Lorsque deux personnes lisent une poésie, il y a accès, asile pour des lectures différentes qui n’épuisent pas le dire particulier du poète. Une incandescence est sous-jacente. On peut interpréter les poèmes de Hadewijch comme la musique d’un musicien. L’interprétation d’un compositeur n’est pas nécessairement la meilleure. Chacun y découvre, en fonction de son expérience, de ce qu’il est. On a l’impression que Hadewijch n’a pas tout dit de son expérience, qu’elle ne le pouvait pas.

En bref, il y a l’incandescence de l’expérience d’où jaillit le poème, qui est déjà une réflexion sur l’expérience. La grandeur de la poésie c’est de suggérer, dans le dit, le non-dit.

Page 119: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

119

LES VISIONS

Les Visions sont assez déconcertantes pour le lecteur moderne. De quelle sorte de visions s’agit-il ? Les visions se rattachent au groupe des visions intellectuelles, certaines sont mêlées de visions imaginaires. Elles rappellent les énigmes de l’amour : il apaise et inquiète, se donne et se refuse pour mieux se donner. L’exemplarisme y est très net. Nous avons en Dieu un archétype idéal hors du temps et notre destinée véritable est de retrouver cet « exemplaire » éternel.

Première vision

Le thème de la dette y est fréquent aussi : « Je fis le vœu de satisfaire l’exigence divine », c’est-à-dire l’engloutissement des deux amants dans l’unité, plongés dans l’abîme où ils cherchent et trouvent la jouissance éternelle.

Ruysbroeck explicitera maintes fois cette jouissance de l’unité : « Cette rencontre active et cet embrassement amoureux sont en leur fond de nature fruitive et sans mode. Car l’abîme divin indifférencié est si ténébreux et si simple qu’il absorbe tous les modes divins, les œuvres et les propriétés des personnes dans le riche embrassement de l’unité essentielle et forme une seule jouissance dans l’abîme de l’innommé… En ce gouffre insondable de la simplicité, toutes choses sont incluses dans la béatitude fruitive… Ici, les personnes doivent cesser, et tout ce qui vit en Dieu, car il ne reste qu’un repos éternel et un embrassement fruitif où tout s’écoule dans l’amour. C’est la vie sans mode que tous les esprits intérieurs ont choisie par-dessus toute chose, le silence ténébreux ou se perdent tous les amants » (Ornements des noces spirituelles, traduction de Wisques, pp. 218-219). Dans Le Livre de la vérité (ch. 9) il écrit : « Les Personnes cèdent et s’engouffrent dans l’amour essentiel, c’est-à-dire dans l’unité fruitive. » Bref, chez l’une et chez l’autre la fruition est conçue comme l’acte propre de la divine Essence.

Page 120: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

120

Troisième vision

« Tu jouiras de l’amour de qui je suis, mais, jusque-là, tu aimeras dans l’amour ce que je suis ; et tu seras alors amour comme je suis Amour et tu ne vivras pas moins l’amour que je ne le suis, tous les jours jusqu’à celui de ta mort, où vraiment tu commenceras de vivre. C’est dans mon unité que tu m’as reçu et que je t’ai reçue. Va et vis ce que je suis, et reviens m’apportant la pleine divinité pour jouir de qui je suis. »

Cinquième vision

« Comme tu jouis à présent, tu jouiras éternellement. »

Sixième vision

« Vois ce que je suis. » « Je vis dans sa poitrine la totale fruition de son Essence dans l’amour. »

Septième vision

« Il n’est plus haute satisfaction qui se puisse donner en effet que de croître et devenir Dieu avec Dieu même, mais il faut pour cela souffrance et peine endurer, exil et déplaisirs sans cesse renouvelés… » « Ainsi désirais-je que Dieu fut à moi pour être à lui et le satisfaire à mon tour. » « J’eus de l’extérieur satisfaction plénière et parfaite. Et, pour un peu de temps, j’eus aussi la force de le supporter ; mais, bien vite, je perdis la vision de l’homme beau sous la forme extérieure, et je la vis s’évanouir sans que rien demeurât. Il s’effaça et se fondit en l’Unité de telle sorte que je cessai de le connaître et de l’appréhender hors de moi-même, comme aussi de le distinguer en moi-même. Il me parut alors que nous étions unis sans différence. »

On notera cette dernière expression qui sera reprise et orchestrée magnifiquement par Ruysbroeck. Il est à peine besoin de préciser que « union sans différence » ou « union

Page 121: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

121

indifférenciée » s’entendent du point de vue psychologique contre distingué du point de vue ontologique (voir Lettre 9).

Cette vision eut lieu en recevant la communion sous les deux espèces. Hadewijch n’est donc pas coupée de la liturgie.

Neuvième vision

« J’ai connu que Dieu seul est Dieu et que toutes choses sont Dieu en Dieu, voyant chaque chose comme divine lorsqu’en l’esprit je suis unie à Lui. »

Le père Van Mierlo glose justement toute chose est Dieu pour Dieu dans sa vision éternelle, comme essence et archétype. C’est à nouveau le thème de l’exemplarisme.

Dixième vision

« Goûte-moi donc présentement, savoure ce que je suis par la vertu de ta victoire, et ceux qui atteignent la plénitude vivront éternellement de toi. »

Onzième vision

« Joie de n’être rien pour demander le tout. » Le Père Porion ajoute : « Avec une sorte de droit mystérieux du

néant sur l’infini. » On pense à : « Si j’étais Augustin, je voudrais être Dieu. Si j’étais Dieu, je voudrais être Augustin. »

Quatorzième vision

Le caractère toujours neuf et unique de la plénitude de l’amour est souligné : de même le thème de l’égalité d’amour (et non point d’essence bien sûr).

« Ce ravissement hors de l’esprit dépasse tout ce qu’il est possible de recevoir de Dieu, tout ce que Lui-même peut donner, car, alors, on n’est pas moins qu’il n’est. » « J’avais atteint ce pour quoi Dieu m’a élue, savourer l’homme et Dieu dans une même connaissance, ce

Page 122: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

122

qu’homme jamais ne pourrait faire s’il n’était comme Dieu, s’il n’était parfaitement ce qu’est notre Amour. »

Le récit des visions s’achève par une liste des parfaits.

Page 123: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

123

LES NOUVEAUX POÈMES (HADEWIJCH II)

Nous citons d’après la numérotation de l’édition du Père Porion.

Que trouvons-nous de neuf chez cette seconde Hadewijch ? La nudité, la pure vacance de l’esprit, le fond simple de notre être, l’étincelle de l’âme, le miroir en nous toujours prêt à refléter la divinité, l’union sans mode…

Nouveau poème 1 – (Mgd 17)

« Ce que l’homme appréhende dans la connaissance nue de haute contemplation, cela est grand assurément, et n’est rien, Si je compare ce qui est saisi à ce qui fait défaut. C’est dans cette déficience que doit plonger notre désir : tout le reste est par essence misérable. Ceux dont le désir pénètre toujours plus avant dans la haute connaissance sans parole de l’amour pur, Trouvent aussi la déficience toujours plus grande, À mesure que leur connaissance se renouvelle sans mode dans la claire ténèbre, Dans la présence d’absence… Là, chose simple lui est révélée qui ne peut l’être : le Rien pur et nu. »

Marguerite Porète écrira, elle, influencée par Hadewijch :

« L’âme est si enivrée de la connaissance de l’amour et de la grâce de la divinité pure qu’elle est toujours ivre de connaissance et remplie des louanges de l’amour divin ; et non seulement ivre de ce qu’elle a bu, mais entièrement ivre et plus qu’ivre de ce que jamais elle n’a bu, ni jamais ne boira. »

Miroir, pp. 84-85 (Albin Michel, 1984)

« C’est ce qui la dépasse qui la rend ivre, mais sans qu’elle en ait rien bu, ainsi qu’il est dit : et pourtant si ! Elle en a bu

Page 124: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

124

puisque son bien-aimé en a bu car, entre lui et elle, par transformation d’amour, il n’y a aucune différence quoi qu’il en soit de leurs natures »

(ibid., p. 85).

Par « Rien pur et nu » il s’agit de la Déité, de l’Unité où il n’y a aucune détermination ; cette simplicité est telle qu’on peut la comparer à un « rien ». Ce qui ne veut pas dire que la nature divine n’existe pas mais qu’on ne peut rien dire d’elle, comme on ne peut rien dire du néant.

« Dans l’intimité de l’un, ces âmes sont pures et nues intérieurement, Sans images, sans figures. »

Images et concepts ne peuvent que limiter Dieu.

Nouveau poème 2 – (Mgd 18)

« Ce que l’on savoure n’est que pressentiment ou désir, Jusqu’à l’heure où le bien espéré se révèle : Et la multitude innombrable des raisons Qui me font vous préférer à toute chose, M’échappent, Seigneur, quand je me tourne Dans la nudité vers Vous seul, Vous aimant sans pourquoi, Vous-même pour Vous-même. »

Nouveau poème 3 – (Mgd 19)

« Il faut qu’il soit refondu et transformé Celui qui sans retour Veut jeter l’ancre dans la belle Déité… Louange ailée, pénétrez ciel Et embrassez le Bien-Aimé ! Ses allées et venues m’ont désappris à la fois La consolation et le chagrin, La crainte, l’amour, le désir, La connaissance et l’intelligence, L’espoir, la jouissance,

Page 125: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

125

Le goût, j’ai tout perdu. Plongée dans la nescience, Au-delà de toute appréhension, De tout sentiment, je dois garder le silence Et rester où je suis Comme en un désert Que ne décrivent, que n’atteignent Ni paroles, ni pensées. »

Les allées et venues du Seigneur, dont il a été question si

souvent dans les poèmes strophiques, purifient l’âme et la conduisent peu à peu au fond de l’âme et au fond de Dieu, là où les concepts défaillent.

Nouveau poème 4 – (Mgd 20)

« Dans la déité, Nulle apparence de personne : Les Trois dans l’Un Sont nudité pure. »

On notera la distinction entre Dieu (Trinité) et la déité (unité). Elle sera orchestrée par Eckhart et Ruysbroeck.

Nouveau poème 6 – (Mgd 22)

« L’Infini engendre son Égal Dans la béatitude éternelle, Et la gloire de l’Esprit Et le mutuel amour. Les Trois pareillement éternels, Unité et Trinité, Sont une même Toute-Puissance. L’âme établie Dans une même nudité Dans un pur trépas, engendre Tout ce qui est et tout ce qui sera. »

Page 126: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

126

Nouveau poème 7 – (Mgl 23)

« O Sainte Déité C’est en vous que les pensées, Partout ailleurs en conflit, S’unissent dans la paix. Libre de toute chose, recueille-toi Dans le pur amour Sans distinction, dans l’Unité Qui dépasse les concepts. »

Nouveau poème 9 – (Mgd 25)

L’inadéquation de l’expérience et de son expression est aussi souvent évoquée.

« S’il est chose que je désire, je l’ignore, Prisonnière à jamais De la nescience abyssale. L’esprit de l’homme ne peut comprendre Ni sa bouche traduire Ce qu’il trouve dans la profondeur. »

Nouveau poème 10 – (Mgd 26)

« L’amour nu qui n’épargne rien Dans son trépas sauvage, Séparé de tout accident, Retrouve sa pureté essentielle. Dans le pur abandon de l’amour, Nul bien créé ne subsiste : Amour dépouille de toute forme Ceux qu’il accueille dans sa simplicité. Libres de tout mode, Étrangers à toute image : Telle mènent ici-bas Les pauvres d’esprit (discursif). Ce n’est point tout de s’exiler, De mendier son pain et le reste : Les pauvres d’esprit doivent être sans idées Dans la Vaste simplicité.

Page 127: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

127

[…] C’est cette simplicité déserte et sauvage Qu’habitent dans l’unité les pauvres d’esprit : Ils n’y trouvent rien, sinon le silence libre Qui répond toujours à l’Éternité. »

Nouveau poème 11 – (Mgd 27)

« Ah ! Dieu, quelle noblesse Que cette libre vacuité, 0ù l’Amour abandonne amoureusement tout le reste Et ne cherche rien hors de Lui-même, Puisque dans sa pure Unité Il enclôt l’éternité bienheureuse. »

Nouveau poème 12 – (Mgd 28)

À nouveau les venues et les départs du Seigneur :

« Les sages et les prudents, vous les rendez fous, Vous leur en faites voir de toutes les couleurs Et, lorsqu’ils sont au désespoir, Vous les inondez, sans crier gare de vos richesses. Vous êtes malicieux vilain, et plein de clémence, Doux comme l’agneau et sans pitié Comme animal farouche, en liberté Dans le désert sans mode. »

Nouveau poème 13 – (Mgd 29)

« L’Unité de la vérité nue, Abolissant toutes les raisons, Me tient en cette vacuité Et m’adapte à la nature simple De l’Éternité de l’éternelle Essence. »

Page 128: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 129: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

129

Chapitre 3

MENGELDICHTEN

La traduction des Mengeldichten a été faite par Rose Vande Plas, docteur en philosophie et lettres (philologie germanique), d’après la deuxième édition critique (1957) réalisée par le R. P. Van Mierlo s.j., qui transcrit le manuscrit A.

– Les poèmes 1 à 12 inclus, plus le poème 14, portent en tout la marque de Hadewijch I (sauf quelques rares difficultés). Rappelons qu’ils sont inédits en français.

– Les poèmes 13, 15, 16, traduits dans l’édition Porion (H I et H II, Seuil) sont à attribuer également à Hadewijch I. Ayant déjà été publiés en français, il n’était pas nécessaire d’en établir une nouvelle traduction.

– Les poèmes 17 à 29 traduits dans l’édition Porion (H I et H II, Seuil) sont à attribuer à Hadewijch II.

Les poèmes 1 à 12, 13, 14, 15, 16 sont présents dans trois manuscrits : A et B – Bruxelles, C – Gand.

Les poèmes 17 à 29 (Hadewijch II) sont contenus dans le manuscrit D – Bruxelles. Ils manquent dans A.

Les poèmes que nous publions sont, pour la plupart, des lettres rimées. Ils expriment le même idéal que les lettres en prose, mais en brèves sentences qui frappent la mémoire et avec autorité.

Hadewijch s’y plaint qu’elle n’a pas elle-même atteint l’idéal rêvé et ne l’atteindra pas avant sa mort.

Le père Van Mierlo pense que nous avons là son dernier ouvrage.

« Vivez selon la Beauté. Vivez selon Dieu. »

Page 130: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

130

MENGELDICHTEN (MÉLANGES)

Lettres rimées Traduction du moyen-néerlandais par Rose Vande Plas

I.

1. Dieu te garde ; car de mon salut Nulle vertu ne t’advient ;

Voici donc à ta demande Pour que tu puisses t’en divertir,

5. Réponse comme en un jeu, Brève et sans complications,

Aux questions que tu me poses. Il m’est advenu comme à l’enfant

Qui répète ce qu’il entend dire 10. Avant de connaître ni désirer.

La nature de l’amour m’est inconnue Car son essence et ses profondeurs

Restent cachées à mon entendement. Le sentiment que j’en éprouve

15. Mieux vaut pour moi n’en rien dire Que d’en parler aux étrangers.

L’amour doit te faire connaître Comment, en aimant, aimer en l’Amour.

Que sa nature te révèle 20. Comment l’âme ardente contemple avec passion. De tes défauts Dieu te donne regret

Et conscience des dons reçus ; Dieu te fasse vivre dans l’inquiétude,

Page 131: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

131

Exigeant de vigilants services, 25. Mais te donne l’espérance de la grâce De ne faillir en rien à la nature de l’amour.

Je ne dis point ces choses dans l’intention De prier pour toi ni au nom de ton affection ;

Mais pour t’accorder l’aide demandée 30. Je devais te parler ainsi :

Comment l’Amour existe tel qu’en Lui-même, Comment il donne et puis reprend,

Se manifeste de mille manières Qui sont la splendeur de son Être.

35. Tout appartient à la nature de l’Amour : L’assouvissement, la détresse, l’espoir,

l’angoisse. Et ce n’est vraiment pas tout gagné

Ce que l’œil peut voir et l’oreille entendre, Ce que l’on peut connaître et comprendre :

40. Rien alors n’est encore réalisé ni accompli. Qui veut être à l’Amour selon son bon plaisir

En toute chose doit être aimable. Par amour toute douleur doit lui être grâce ;

Avec souplesse il doit se plier 45. Aux exigences lourdes et légères

En totale et belle soumission. Il ne peut craindre aucune détresse,

Ni la peur, ni la douleur, le mal et la mort ; À tout bien qu’il possède, il doit renoncer ;

50. Il vivra uniquement de ce qu’il aime. Et lorsqu’il aura focalisé son désir

Sur l’être aimable de l’Amour Le goûtant par le cœur et l’esprit

Dans une fruition intime de sa nature,

Page 132: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

132

55. Bien vite il retombera dans son néant ; Et ce qu’il voit et entend Ce que, de sa nature, l’Amour lui révèle

Au loin, s’échappera de lui. La Nature (divine) avec force étreint notre

nature 60. Et dans l’angoisse la fait exister.

Elle l’attire tout entière en son ardeur Et lui fait vivre sa Vie, sans faillir.

La satiété émeut l’esprit Et porte à l’abandon en toutes choses.

65. Car le silence habite l’être apaisé Mais le quitte dans l’adversité.

L’âme assouvie, impatiente, aspire Au Royaume du pur Amour.

Elle se croit déjà à la Cour (du Roi) 70. Et demeure en cette illusoire certitude

Des cœurs consolés, de jouir de faveurs Dont longtemps encore elle restera privée.

La satisfaction stimule aussi l’esprit À maint combat fier et valeureux ;

75. Car qui reçoit ce vers quoi il languit, Je pense que la joie l’illumine ;

Mais triste est celui qui prête service Alors que rien n’est accordé.

Les joutes et actes de bravoure 80. Sont bienvenus, très souvent,

À celui qui d’un cœur fier Espère conquérir fruition d’amour.

Comme agissent les nobles chevaliers Qui se glorifient et s’exaltent

85. De la beauté de leurs armes ;

Page 133: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

133

Afin de proclamer ainsi leur vaillance Et leur force de conquérir L’hommage que leur cœur désire,

Ainsi agit aussi l’âme altière 90. Qui brûle du feu de l’amour :

Quelles que soient les délices de l’amour Ou les douleurs amères,

Elle les porte avec fierté. Tout lui appartient de droit.

95. Plus méritoire est la privation Pour qui l’accepte avec un beau courage.

Car qui sait ce qui lui manque Est celui qui ne craint nul effort

Avant de savoir où est le chemin 100. D’une totale liberté de l’être.

Aucune souffrance ne lui est obstacle, Avec passion il engage le combat

Aussi bien sans la grâce qu’avec son réconfort. Tel est l’agir du libre amour.

105. Mon propos n’est point louange Mais désir de montrer la voie vers l’Amour ;

Non point une doctrine que j’impose, Mais hommage à la belle liberté de l’amour.

Car envers Dieu il n’y a aucune chose 110. Qu’on ne fasse par pur amour.

Et bien que je parle au nom de l’ardeur Que l’amour possède en sa nature,

Tu en sais plus, j’en connais moins Tu me mets échec et mat.

115. Je ne puis rien dire de l’espérance Que tu n’aies éprouvé de très près.

C’est pourquoi j’en parle avec crainte

Page 134: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

134

Et c’est en hésitant que je poursuis mon propos Pour que, plus intensément, tu le vives. 120. Qui, avec ardeur, aime dans l’espérance,

De sa plénitude, donne et possède ; La grandeur d’âme l’attire :

Il sait comme on accepte et comme on donne Et quelle est la véritable charité,

125. Qui est tout ; et il découvre À quoi l’oblige son opulence ;

Avec les démunis, il partage Et console les affligés ;

Il conseille les ignorants ; 130. Les cœurs hautains, il les combat ;

A en horreur toute présomption. Il a l’intelligence de la haute dignité

Que l’Amour libérateur Accorde à qui agit dans l’espérance.

135. De l’espérance que puis-je dire encore : Elle ne craint aucun effort ;

Toutes choses sont au pouvoir de l’espérance Celles qui sont, qui étaient et qui seront.

Le désespoir entraîne l’inconstance 140. Et prend les formes les plus étranges ;

Il met au service du mauvais comme du bon ; Il fait vivre dans l’adversité celui qui est comblé.

Qui vit dans la désespérance Ne donne ni ne reçoit dans la joie.

145. Ses paroles lui semblent vaines Et tout lui est expérience

Aussi bien la suavité que la peine de l’ardent amour.

Rien ne le satisfait vraiment ;

Page 135: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

135

Qui vit et souffre dans la désespérance 150. Ne voit nul résultat à ses efforts ; Quel que soit son service, il craint

Que rien de son désir ne soit réalisé ; Ses connaissances lui semblent minimes ;

Il en est consterné et s’efforce à plus haut service ;

155. Il se sent pauvre en charité ; Cela exalte sa force d’aimer.

La consolation reçue lui est peu de chose ; Son devoir féal le stimule en tout.

L’insatisfaction le pousse avec rudesse 160. À se donner jusqu’à l’épuisement.

C’est œuvre belle et grande D’être fort et invincible,

De donner tout ce que l’on peut offrir, De vivre ce que le jour apporte,

165. D’accepter volontiers le nécessaire, De ne désirer que la volonté de Dieu

Démuni, riche, abaissé ou élevé, L’âme désespérée et douloureuse.

Qui ainsi, toujours, reste actif et vigilant, 170. Ne redoute aucun effort ni ne succombe,

Éprouve déjà ce que Dieu, éternellement, Sera pour lui dans les cieux.

T’exprimer ce que quelqu’un peut vivre Qui s’abandonne ardemment à l’amour

175. Serait vraiment présomptueux. Car je ne suis moi-même pas assez libérée

Pour me renoncer totalement Ainsi que le fait l’amoureux passionné.

Le moindre gain en amour

Page 136: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

136

180. Se paye d’une totale mort à soi Et de l’obéissance à la souffrance comme à la joie. Qui se charge d’un lourd fardeau

Et voit devant lui un long chemin, J’en suis vraiment persuadée,

185. Arrivera trop tard au but S’il ne se refuse tout pour le Tout,

Se réjouissant de maintes choses Particulièrement heureux de leur possession ;

S’il s’attache à ce que l’amour ignore 190. Et redoute la moindre souffrance

Ou vend sa liberté pour un peu d’honneur, Et commet des actes inconsidérés.

Voici bien des signes de négligence Et d’immaturité en l’amour.

195. La passion violente est racine du désir Et accable plus d’un cœur.

Car le désir est en soi sans limites : Rien ne peut lui être comparé

Tout lui est inférieur ; 200. Rien n’atteint son infinie nostalgie

La nature du désir est tempête d’ardeur ; Il l’est en toutes ses manifestations.

Rien ne les rassasie, ni la connaissance, ni la saveur. Qui peut endurer les détresses du désir ?

205. L’amour aurait beau prodiguer Ses faveurs au-delà de toute mesure,

Le désir resterait affamé. Voici donc à quoi mène la passion effrénée :

Agitation et douleur infernale, 210. Une totale absence de paix.

Mais comment en parler et que dire ?

Page 137: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

137

La passion est chose indicible. Poursuivre mon propos sur l’amour m’est difficile :

Je n’ai nul vivant encouragement. 215. Où puiser la force nécessaire

Pour accorder à l’Amour bienveillant La louange qui convient à sa noblesse

Et proclamer les merveilles Qu’Il dispense à qui sait aimer,

220. Et en qui Il se reconnaît ? Il lui fait espérer l’insaisissable

Et en nourrit son désir ; Il lui fait fuir les biens inférieurs

Et redouter le travail facile ; 225. Il défend son droit à la liberté

Oblige son maître à le servir Et le délivre de toute contrainte ;

Fût-il riche, Il le rend pauvre ; Il le rend en toute chose incapable

230. De servir l’amour indignement. La nature du noble et pur Amour

Fait exulter par mainte merveille. Il met à la poursuite de ce qui se dérobe

Et rend vainqueur de ce que l’on redoute. 235. Le ciel et la terre sont soumis à sa puissance ;

À l’amant de l’amour Il accorde une force telle Qu’il ne refuse ni douleur ni amère souffrance,

Toujours zélé au beau service de l’Amour Dans la privation comme dans l’abondance.

240. Voici donc les privilèges du libre amour. Pourquoi dans la privation, pourquoi dans

l’abondance ?

Page 138: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

138

Pourquoi par bonne, pourquoi par mauvaise fortune ? Dans l’abondance parce que toute chose est don

juste et bienveillant de l’Amour. 245. Dans la privation car l’intelligence

De la justice de l’Amour ne nous est pas donnée. Il faut donc une parfaite connaissance de soi

Pour pénétrer avec profit la justice de l’Amour. Par bonne fortune parce que celui qui aime

250. Découvre la noble gratuité de l’Amour ; Par mauvaise fortune, car le prix à payer

En l’honneur de l’Amour : douleur Humiliation, souffrances endurées,

L’amant l’accepte comme un beau choix 255. Et l’offre à l’Amour en hommage,

Avec toutes les forces de son cœur et de son esprit. Tout lui est bienvenu, douceur et amertume,

Pourvu que l’Amour soit honoré. Quand l’Amour nous comble, la joie nous inonde ;

260. Se refuse-t-il, nous voici assoiffés ; Être digne de ses dons est pour l’âme

Plénitude et noble charité en toute chose ; Et sa puissance a guéri nos échecs

Par la venue des cieux sur la terre. 265. Ainsi la grâce fut le fruit de nos fautes

Et la miséricorde la réponse à nos méfaits. L’amant qui veut aimer en vérité

Recevra la souffrance comme un bien ; Il se vêtira de la nature de l’Amour

270. Et trouvera le chemin d’une pure abnégation. Inassouvi, il brûlera du désir d’aimer ;

Rassasié il jouira d’une divine paix.

Page 139: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

139

L’aridité oblige à un incessant labeur ; L’espérance donne des ailes aux aspirations de l’âme. 275. Donnons tout notre être à l’union avecl’Amour

Brûlons du désir de le goûter, de connaître Sa gloire et sa magnificence

Qui sont notre joie et notre béatitude Notre bonheur et notre allégresse,

280. Un éternel renouveau. Puisque de telle manière la nature de l’amour

Est accessible à l’âme, Insensé est celui qui hésite un seul instant

Avant de tenter l’aventure 285. Qui le séduit ; il y découvrira

Les règles de la conquête de sagesse En toute chose, à sa portée, comme un droit,

Ainsi qu’un domestique fidèle. Et il exultera dans l’Amour

290. Jouissant de la fruition de l’union. Qui veut, plein de raison,

Servir l’Amour et le séduire, Doit se vouer au noble amour de tout son être.

Alors l’Amour lui sera bienveillant. 295. Que Dieu accorde sa grâce à ceux qui désirent aimer

en vérité. Quant à moi, la connaissance de l’Amour

Ne m’est point donnée ici-bas. Qu’il me prenne en pitié, Celui qui ordonne d’aimer.

Page 140: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

140

II.

1. Quatre sages, devant un roi, discutaient

De ce qui possède la plus grande force

De tout ce qui existe en ce monde. Je puis m’associer à leurs choix,

5. Bien qu’absente à leur débat, Car chacun parla selon sa vérité.

L’un dit : c’est bien le vin Qui à bon droit est le plus fort

Car il est médecine et réjouit qui est triste, 10. Sans compter maint service

Qu’il rend bien des choses. L’autre dit : un roi,

Par ses multiples pouvoirs Vraiment trop longs à dénombrer.

15. Le troisième dit : l’agir de la femme Triomphe de toute autre force.

Le quatrième dit : la vérité Domine, je l’affirme, les autres puissances.

Voici donc quatre grandes forces 20. Qu’ils ont perçues et méditées.

Le vin inspire regret pour toute déficience Il est pénitence et labeur.

Oui, il est désolation parce qu’à l’amour si grand On ne rend point selon ses désirs.

25. Vivre entre l’espérance et la crainte C’est l’ivresse que provoque ce vin.

Le sage qui a loué cette force Le fit en l’honneur de ces bienfaits.

L’autre force est le roi : 30. Il méprise tout au monde

Page 141: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

141

Hormis les richesses du véritable amour Et nul autre réconfort ne veut : On peut dire qu’il est pauvre en esprit.

Ce me fut très grande peine 35. De ne pouvoir l’être à aucun moment

L’Amour ne me l’a jamais accordé. Le pauvre en esprit est un roi

Car, sans effort, il conquiert tout : Possession, volonté et désir ;

40. Honneur, repos, jouissance et bien-être. De tels pauvres choisissent toujours

Ce que leur ordonne l’Amour. Il est certes pauvre celui qui est privé

De ce que convoite le cœur humain, 45. Mais il est roi puisqu’il maîtrise

Ce qui n’est pas don de l’Amour. La femme est la plus forte a dit le troisième.

Il l’affirme, prétend ce sage, Parce que le roi et tout autre homme

50. Elle peut, assurément, les surpasser. La femme est elle-même humilité ;

Sa simplicité de cœur lui interdit Toute autosuffisance :

Dût-elle pratiquer les plus hautes vertus, 55. Que l’on puisse s’imaginer en ce monde,

Elle n’y puiserait nulle satisfaction. Rien n’apaise ses profondes aspirations :

La vraie humilité accomplissant Tout ce que l’amour a en son pouvoir,

60. Toujours se sent déficiente. Elle est, à bon droit, la plus forte :

D’un Seigneur elle fit un Serviteur ;

Page 142: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

142

Le puissant Souverain du ciel Choisit les profondeurs de son être 65. Quand il descendit de ses hautes demeures

Dans nos abîmes terrestres. Car son humilité était telle

Que son roi vint la visiter. Ainsi elle prouva sa grande force.

70. Qui à présent encore veut habiter la vallée D’humilité, aura en son pouvoir

Toutes les forces du noble amour. Car refuser l’effacement

Est le plus grand obstacle à son agir. 75. La quatrième force est la vérité :

Plus puissante que tout ce qui était, est et sera. Car elle est toute vouée à l’Amour ;

Ses actes et ses bienfaits Résument ceux des autres forces

80. Et toutes obéissent à ses conseils. Elle est certes plus forte que le vin,

Et surpasse le roi qui se croit le plus fort, Aussi la femme qui semble encore plus forte

Et doit s’effacer devant la vérité. 85. Où l’on se remet totalement à l’Amour

Pour le savourer avec toutes les puissances, On aime en fidélité sans faille,

Comme je voudrais moi-même aimer. Qui aime en vérité se soucie peu

90. Si l’Amour l’aime ou le hait. Qui aime ne trébuche jamais

Ni dans la plénitude ni dans l’aridité : L’amour ne calcule pas les différences ;

Il est absolument libre.

Page 143: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

143

95. En tout ce qu’il accomplit il est sans mesure, Et ne connaît que sa propre vérité. Il est noblesse et courage

En ses œuvres et en ses renoncements Et ne redoute ni la joie ni la douleur

100. Sur le chemin de l’accomplissement.

III.

1. Dieu soit Dieu à tous ceux qui L’aiment,

Savent que Lui seul est digne d’être aimé,

Et le prouvent en paroles et actions Selon la loi de la sainte Église,

5. Poursuivant leur route incertaine, fidèles à l’amour, Dans la nuit du doute ou la clarté de la confiance.

Combien déroutants, hélas, sont les chemins vers l’Amour,

Pour qui, en aimant, veut l’atteindre ! Qui veut triompher de toute obscurité

10. Doit orner son âme de maintes vertus Et pour servir l’Amour, renoncer à tout autre bien.

C’est en l’Amour qu’il bénira et réprouvera Aussi bien soi-même que ce qu’il hait ou aime.

Ses propres droits il les cédera à l’Amour ; 15. Sans volonté propre, il évitera que lui soit refusé Ce que l’Amour ne peut par grâce lui accorder.

Pour l’amant, hormis l’amour, Tout est peine et tristesse.

Car le désir l’a creusé comme un abîme ; 20. L’Amour seul peut le combler.

Page 144: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

144

Vraiment, combien totale est l’offrande De celui qui de tout son être appartient à l’Amour Et combien cruelles les douleurs de l’exil !

Les paroles et les œuvres des amants le prouvent bien. 25. La mère de l’amour, par toute sa vie,

En donna le premier témoignage. Car ce qui fut réalisé avant elle en amour

Est peu, comparé à l’exemple qu’elle nous donna. Rien ne la contraignit : la loi ni la famille,

30. Les habitudes, la menace, la louange ou le blâme, Seul compta pour elle son Bien-Aimé.

Ce fut justice que l’Amour la magnifia En l’appelant sa mère ;

Quel sage peut l’oublier ? 35. Parler de l’Amour m’est une lourde tâche

Car jamais je n’accomplis ce qu’Il m’ordonnait. Mais Marie se livra toute à sa haute volonté

Et, soumise, lui confia son chemin Vers les cimes et saintes demeures

40. Où elle connut parfaite fruition d’Amour. Ma petitesse me défend donc de parler encore

Et m’oblige à vénérer sa haute dignité. Marie est comme l’arbre dont les fruits sont

abondants Et il est bon de parler de ceux qui l’ont suivie :

45. Hommes, femmes et jeunes filles Qui en parfaite fidélité

Ont honoré l’Amour jusqu’à la mort, En toutes ses exigences.

De tous, je ne puis parler 50. Mais dirai quelques mots d’une seule,

En qui le divin amour se révéla

Page 145: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

145

De très haute et noble manière, Et qui est pour tous l’exemple D’une âme uniquement brûlée par la charité.

55. Ce fut Marie-Madeleine, Qui vécut en pure communion avec l’Amour.

Oui, Origène écrit au sujet de Marie : Elle qui a goûté l’Amour divin,

Et ceux qui, jusqu’à la fin, suivent sa voie, 60. N’ayant d’autre bien, hors l’amour,

Et le désir de satisfaire en tout ; Qui peuvent dire : « L’Amour vint à moi

Et dit mon nom », vivront en exil Toujours vigilants et attentifs en tout

65. Ce qu’ils rencontrent : effort ou repos, Consolation, aridité ou épreuve

Afin de servir l’Amour selon ses droits : Toutes leurs puissances lui seront consacrées.

À celui qui s’est remis sans partage, 70. À qui l’Amour n’a rien à reprocher,

Dieu se révèle en une clarté furtive, Radieux et bienveillant

Et lui confie la parole secrète Qu’il sera seul à connaître, et non celui

75. Qui se dérobe quelque peu à l’Amour, Oubliant de contempler le Visage très saint.

Car les âmes aimantes, fières et résolues, Lisent leur jugement sur la Face divine

Et vivent éveillées en l’Amour : 80. Pour elles Il fait des prodiges

Qui échappent à notre entendement Mais que Dieu réserve de droit à ses aimés.

Car je ne connais vie plus belle,

Page 146: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

146

Incapable moi-même à la vivre, 85. Que celle où toute chose repose en Dieu, La plénitude, la pauvreté, la paix et l’angoisse

Dans l’amour ou la haine : Une vie où tout est reçu de la main de Dieu.

Que Dieu soit présent ou qu’Il soit absent, 90. L’âme confiante doit rester paisible

Et, se souvenant qu’Il est Amour, l’aimer en Lui, Ne cherchant pour soi-même nulle jouissance.

Car il faut trouver Dieu par Dieu Et par sa grâce conserver la joie de la fruition.

95. Qui veut conquérir Dieu par lui-même, Je pense que jamais il ne l’atteindra ;

Car comment plaire vraiment au Seigneur, En endossant l’habit de l’homme terrestre ?

La moindre consolation et nous voilà ravis ; 100. Poussés par l’illusion et satisfaits

Nous rêvons de l’union avec l’Amour. C’est vraiment briser le jeu avant d’avoir gagné.

Qui a revêtu la suffisance humaine, Doit écouter ce que la raison lui propose

105. Comme dette et service envers l’Amour Et quel est le labeur qui l’honore.

Raison lui dira comment rester fidèle Et comment répondre avec amour à l’Amour

Quand l’âme est toute vouée à l’Amour 110. Trouvant son repos et sa joie en Lui,

Dans un parfait détachement de l’humain ; Quand Dieu la trouve unifiée dans l’amour,

Elle est engloutie en la volonté divine Qui est, dans le bruit du désordre, profond silence.

115. Job disait que le mot mystérieux lui était révélé ;

Page 147: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

147

D’autres encore ont vécu cette grâce. Mais c’est justice qu’elle fût refusée À ceux qui se contentent d’un peu de douceur

humaine, Veulent triompher de Dieu

120. Et poursuivent de vains plaisirs. Ils négligent leurs devoirs,

Se croient touchés par Dieu tout en craignant l’effort. Mais jamais ils ne verront Dieu ni n’entendront

Ce que Job et les vrais amants ont révélé de Lui. 125. Car pour ceux-ci rien n’a compté sinon Dieu

Et son jugement a gouverné leur cœur. Ils ont vécu engloutis en sa sainte volonté,

Recevant avec joie toute chose de sa main. Celui qui aime en vérité compte pour rien

130. Tout ce qu’il a subi au nom de l’Amour. Je ne puis, quant à moi, parler de ses exigences

Car je n’en suis pas encore digne Ne les ayant pas vraiment éprouvées.

L’âme à qui l’Amour impose de lourdes peines 135. Lui est, je pense, la plus proche ;

Et il la guérira de sa main Si elle lui est entièrement remise

Et soumise en tout à sa volonté, Poursuivant son chemin selon ses conseils :

140. Que la confiance en l’Amour soit sa richesse Et sa seule présence, sa plénitude.

Je dis : ah ! noble Amour, fais en moi Ta sainte volonté en toute chose

Car ma vie et ma mort t’appartiennent.

Page 148: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

148

IV.

1. Je prie Dieu, le Seigneur de toute vertu,

Qu’en ton âme Il suscite l’amour,

Te garde par sa sainte puissance Et te nourrisse de sa tendresse.

5. Je prie la Trinité Sainte Par sa grâce et sa bonté,

Elle qui a greffé son image en toi, De t’instruire et t’éclairer

Afin que par ta raison tu réalises 10. Tout ce que Dieu a fait pour toi,

Ce qu’Il projette pour tous les hommes Et le sens profond de ce qu’Il t’a confié.

Puisses-tu le percevoir et le connaître Et te vouer parfaitement au service de l’Amour.

15. Si tu vis selon raison, fidèle à la vérité, Ton labeur te semblera léger,

Ta volonté te guidera vers le bien Et le noble service en toute chose.

Ainsi elle est vigilante et forte 20. Ne redoutant ni l’effort, ni le travail ;

Sans crainte sera ta mémoire, Glorieuse en sa confiance victorieuse

Et l’inébranlable certitude De pouvoir, un jour, contempler Dieu face à face.

25. Qui se remet entièrement à Dieu, Accepte volontiers un conseil mais aussi un ordre ;

La souffrance le trouve patient Car il veut tendre à la perfection

Afin de plaire à son Dieu,

Page 149: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

149

30. Et toucher la Sainte Trinité Qui est beauté radieuse et suscite Dans l’univers de l’âme les facultés

Les plus hautes de sa nature : Munie de raison, de volonté et de mémoire

35. La créature peut en vivre et reconnaître L’amour infini de Dieu

En nous prodiguant ses dons. Mais bien souvent nous les gaspillons

Comme ceux dont le cœur ignore 40. Comment aimer en vérité.

Mais pourquoi parlerais-je d’amour ? Tu n’en connais pas la profondeur

Car tu es jeune et ne peux concevoir Comment, en aimant, glorifier l’Amour.

45. Hâte-toi donc de pratiquer toute vertu. Sois généreuse et zélée ;

Renonce à ce qui n’est pas l’essentiel Redoute ce qui offense l’Amour

Mais accomplis tout ce qui l’honore. 50. Découvre en toute chose la parole de l’Amour,

Paye-lui fidèlement ton tribut Et sois patiente jusqu’à la mort.

Sans te plaindre tu accepteras Et porteras toute souffrance ;

55. Tu haïras la suffisance et diras : Aucune vertu en mon âme

Ne mérite la bienveillance de l’Amour ; Quand donc viendra-t-il à mon secours

Et sera-t-il touché par mon désir ? 60. Nulle autre peine ne peut t’affliger ;

Ne te glorifie jamais de tes œuvres :

Page 150: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

150

Pense qu’il faut s’en réjouir en l’Amour, Comme instrument de ses bienfaits. Cela éclairera et fortifiera ta raison.

65. Sois non seulement généreuse Mais aussi détachée, ne désirant rien pour toi.

Méprise les soucis mesquins comme épines, Et détourne-toi pour ne point voir ni entendre

Ce qui est étranger à l’amour divin, 70. Oui, les divertissements ou les êtres

En qui tu pourrais trouver satisfaction, Mais nourris-toi de mets plus choisis ;

Que l’Amour ne te trouve jamais assombrie Devant lui-même ou ses conseils.

75. Pardonne le mal qu’on te fait Car c’est l’Amour qui l’ordonne

Et t’invite à imiter ainsi sa noble nature Qui en sa grande bonté assume

Avec bienveillance tout ce qui vient à elle, 80. La joie et la peine, le bien et le mal.

L’Amour est lui-même charité, Il ne peut agir que selon ses lois.

Celui qui œuvre en l’honneur de l’Amour Se voit béni en tous ses efforts ;

85. Sa volonté reste vigilante. Je te prie donc d’être en vérité

L’aimante qui en toute chose s’efforce De plaire à l’Amour ; accepte la souffrance

Qu’il t’impose ; autant qu’il est en ton pouvoir, 90. Refuse-toi ce qui attire ta jeunesse.

Appartiens à l’Amour de tout ton cœur Et ne demande rien en échange.

Maintiens ta volonté toujours en éveil

Page 151: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

151

Afin que l’Amour soit parfaitement honoré ; 95. Et toujours, quel que soit ton labeur, Reste-lui profondément unie.

Ainsi ta mémoire sera sans crainte Et tu liras en Dieu ton destin ;

Avec confiance tu le contempleras. 100. De toute chose qui trouble l’âme

Il te délivrera et tu seras sans tristesse, Accomplis ce qui peut plaire à l’Amour

Et suis le chemin des vertus. Que le bien, toujours, continue à t’attirer.

105. Ainsi la Sainte Trinité te sera présente. Aime Dieu avec tendresse.

V.

1. Que Dieu soit ta consolation en toute chose

Et t’accorde la saveur de l’amour, Afin que tu puisses accepter la souffrance

Et choisir le chemin de la vraie vertu. 5. Celui, qui est lui-même Amour, est vénéré

Pour les vertus que beaucoup aiment fuir. Car, qui à présent n’a point de consolation,

S’imagine vivre dans l’erreur, Tandis que l’âme paisible et consolée 10. Se croit tout près de la perfection.

Ainsi beaucoup vivent dans l’illusion Et s’imaginent être parfaits : c’est mensonge.

Si leur raison percevait clairement Tout ce que la perfection exige de labeurs

Page 152: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

152

15. Et si, à cause de l’effort, ils renonçaient à aimer, Ils auraient horreur de la vie, Car vivre sans amour est grande douleur.

Si tu désires réellement suivre le chemin du pur amour

Tu chercheras, d’un cœur ardent, 20. À pratiquer de hautes vertus au nom de l’Amour.

Tu laisseras l’Amour Lui-même agir en toi Car avec amour Il console de toute souffrance.

Mais si tu refuses de peiner en son honneur, C’est clair : tu n’aimes pas.

25. Si tu t’admires ou te lamentes Sache alors que tu oublies notre manière d’aimer

Qu’il faut connaître et pratiquer Pour pouvoir se perdre en l’Amour.

Veux-tu, avec moi, apprendre à aimer ? 30. Réalise en ce cas les souffrances que j’ai endurées

Et que ta tiédeur a toujours évitées. Aime subir afin de progresser,

Pour que nous puissions, ensemble, d’un même élan Chercher notre plénitude en aimant.

35. Préparons notre âme et veillons Afin que l’Amour nous conduise vers Lui

Et vers cette suprême béatitude, où l’amour Trouvera son parfait et éternel accomplissement.

VI.

1. Je prie Dieu qu’Il prenne tout ton être

Dans la vérité de son Amour Et t’éclaire par ce qu’Il est Lui-même ;

Page 153: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

153

Qu’Il t’enseigne et t’instruise 5. Car mes conseils te laissent bien ignorante, Bien que je parle pour te guider.

Ton entourage ne te donne qu’un faible soutien, Confie-toi donc à Dieu seul :

Rien n’est plus sûr que sa Présence. 10. Veux-tu vivre libre et forte

Et toujours, en Lui, trouver appui ? Sois Lui fidèle et sans cesse attentive ;

Découvre et apprends à connaître Les bouleversements et douleurs de l’âme aimante.

15. Accepte le bien et le mal D’un cœur paisible et patient ;

Conserve en tout la vérité de ton être Afin que l’Amour te révèle sa saveur.

Le sachant par expérience, je te dis : 20. L’amour vrai et la duplicité

Ne peuvent vivre ensemble en un même cœur, Car l’Amour exige un noble service :

Une vérité sans tache, une fidélité absolue, La ferveur, la joie, la constance

25. Dans les épreuves, reçues sans tristesse, Selon la loi de l’amour.

Aide fidèlement tous ceux Qui désirent œuvrer au service de l’Amour.

Sois compatissante et console 30. Ceux qui se tournent vers toi

Et comptent sur ta bienfaisante amitié. Je te confie à l’Amour très haut

Et prie, qu’en sa Bienveillance Il tourne ses regards vers ton existence

35. Avec tendresse et te révèle

Page 154: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

154

L’essence de son Être. Que Dieu soit toujours auprès de toi Et qu’Il soit ton allégresse et ta jubilation,

Qu’Il te guérisse de toute vaine préoccupation, 40. Et que son divin amour soit ton garant.

Je regrette tellement que tu n’aies pas compris Qu’Il est Amour en son Être même ;

J’aimerais vraiment t’aider et te conduire Sans tarder à cette découverte,

45. En me donnant beaucoup de mal Et te le prouvant par mon agir.

Je prie Dieu qu’Il te stimule Et t’encourage et que ton âme

Soit emplie de sa Splendeur. 50. Que sa Lumière dirige ton désir

Vers la vision de sa Noblesse Et la confiance en ce qu’Il est.

Puisse-t-Il t’élever jusqu’à Lui Pour que tu vives en l’ardeur de son Amour,

55. Qui doit nourrir ta nature Pour notre bien à toutes deux.

Ah ! très chère, concentre toute ta pensée En Celui dont l’amour te fait vivre.

Confie à l’Amour tout ton être ; 60. Il est la guérison de toutes nos détresses.

Il sera ta force dans les difficultés Et tu ne craindras plus l’effort.

Tu suivras en tout ses directives Et selon sa loi tu aimeras et haïras.

65. Accepte avec sérénité ce que le jour t’apporte Car c’est vivre selon les décrets de l’Amour.

Celui qui se désole pour des riens

Page 155: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

155

Est privé de biens précieux et durables. Si par amour tu mets ta confiance en Dieu 70. Et pratiques la divine charité en son Nom,

Toutes choses te seront données gratuitement. Et Dieu, ton Bien-Aimé, sera avec toi.

VII.

1. À Dieu je confie ton esprit

Pour qu’il devienne tout amour Et honore la Vérité sans faiblir,

Soumis en tout à la volonté divine 5. Et confiant, sans hypocrisie.

Que Dieu te montre son Visage ! Hâte-toi avec ferveur sur le chemin des vertus,

Ne négligeant aucune peine, ni aucun effort. Sois au service des cœurs aimants,

10. Car ils te font découvrir Comment atteindre la plénitude du noble amour.

Le Seigneur les a appelés à cette mission, Lui, en qui la Volonté du Père s’est accomplie

Dans l’unité du Saint-Esprit. 15. Une seule et même Volonté anime les Trois

Personnes. Soumets-toi et que ton âme soit unifiée et forte. Focalise amoureusement tes pensées

Sur Dieu qui t’appelle à la vie, Et t’accorde la faveur

20. D’être entourée d’âmes ardentes Qui aiment Dieu profondément

Page 156: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

156

Et t’instruisent par leurs écrits, Te dévoilant le bien le plus précieux Vers quoi ton cœur aspire.

25. Oui, réjouis-toi de celles qui t’accompagnent Et te guident vers le pur amour.

Il faut battre le fer quand il est chaud. C’est pourquoi, sois vigilante et hâte-toi,

Tant que tu jouis de tes jeunes forces, 30. D’acquérir les vertus qui plaisent à Dieu.

Mais si tu devenais indifférente et tiède, Brisant en ton âme la croissance

De ce que je désire et ordonne, Tu te perdrais sur le chemin de l’erreur.

35. Abandonnée par tous tes amis, Tu vivrais en grande détresse.

Mais cela n’est pas à craindre : Notre Dieu, ton Créateur,

Te prêtera main-forte. 40. En tout ce qui t’accable,

Que ton cœur ne soit jamais appesanti Et trouve en l’Amour sa guérison.

Sois humble et patiente, En parfaite fidélité au Seigneur

45. Accepte volontiers d’être toujours Exilée et privée d’amis,

Confiée à l’Amour, jusqu’à ce que Lui-même Te console de toutes tes afflictions.

Ne pas agir ainsi te ferait honte. 50. Que Dieu te transforme selon son dessein !

Page 157: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

157

VIII.

1. Qui, au fond du cœur, se rétracte quelque peu

Ne saurait progresser en amour :

Avec le feu de l’amour il faut se vouer à l’Amour, Afin de l’honorer selon son désir.

5. On ne le peut par les œuvres, Ni même par le service de la Sainte Église ;

Uniquement par le don de soi absolu, Le renoncement aux plaisirs du monde

Et à toute affection humaine. 10. Il faut aspirer sans cesse à l’inaccessible,

Servir dignement l’Amour, Ne redouter ni tribulations, ni disgrâce,

Toujours fidèle à la haute gloire de Dieu. Le livre de la Sagesse nous apprend :

15. Glorieux seront les fruits, pour ceux Qui souffrent et peinent au nom de l’Amour.

Que Dieu te conduise vers la plénitude de l’Amour, Qu’il ouvre ton cœur à sa Joie

Et t’introduise à sa propre noblesse. 20. Qu’Il te donne le désir de connaître

La vérité de sa nature divine ; Que sa mansuétude soit ton seul refuge ;

Que sa bonté soit ta nourriture Et te garde pour notre bien à toutes deux.

25. Je te voudrais zélée en tout ceci. Te voir toujours hésitante me peine ;

Cela me pèse que tu recules si vite, Me mécontente et m’afflige.

Page 158: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

158

IX.

1. Dieu soit ton guide et ta consolation

Sur le chemin du plus haut Amour

Et te révèle la droiture que tu Lui dois. Vers Lui tendront toutes les forces de ton être !

5. Si tu veux vivre selon la vérité de l’Amour, Tu choisiras l’œuvre qu’a entreprise

Le Fils de Dieu, homme parmi nous, Divin exemple pour tous les hommes :

Comme Il a vécu, tu vivras. 10. Pour Lui tu renonceras à toute jouissance

Car qui veut imiter sa divine charité Doit pouvoir résister à l’attrait du plaisir.

Je te demande d’oublier tes propres désirs Et de ne vivre qu’en union avec l’Amour,

15. Acceptant souffrances et combats. Je ne veux pas que tu te désoles

Des épreuves que Dieu inflige à ceux qui aiment Car elles sanctifient l’être

Qui les subit en fidélité à l’Amour, 20. Sans récrimination aucune.

N’agis pas comme ceux qui sont troublés par l’amour Et proclament leurs griefs et se lamentent ;

C’est peine perdue Qui ne profite à personne

25. Car ces échecs affligent Dieu Et font obstacle à tout progrès.

Mais cela ne t’arrivera pas. Je te voudrais sage et intrépide, au point

d’engager le combat avec Dieu. 30. On se prive souvent de la douce saveur

Page 159: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

159

Que Dieu accorde à ceux qui aiment En accueillant avec tiédeur le don de la paix. Confie ton être tout entier

À Dieu, avec ferveur, dans la vérité de l’amour, 35. Afin que ton cœur soit si profondément en paix

Qu’il ne désire aucune chose, Sinon Dieu, et rien que Lui.

Car celui qui a éprouvé le goût de Dieu Est touché en son cœur, profondément,

40. En un sentiment d’étroite union avec l’Amour. Son désir est à ce point comblé

Qu’il ne s’attache plus ni à lui-même Ni aux saints, ni à d’autres êtres.

Tout lui est labeur et peine, 45. Sinon le parfait service de l’Amour,

Renonçant à toute paix, se consumant par amour Ou exultant en sa présence.

Que Dieu t’appelle à cette plénitude Et à l’oubli de toute autre chose !

50. Bien que je dise : « Deo gratias », Je ne suis pas celle à qui il est donné

De connaître la libre dilection de l’amour. L’Amour m’a vaincue ;

Mais il sied que je ne gémisse pas 55. Parce qu’Il change mes jours en nuits ;

Trop indigents ont été mes efforts Pour pouvoir vivre d’aimer en parfaite liberté.

Mais si je ne puis avoir de poissons, Les grenouilles je les refuse.

60. Et je ne veux point troquer Le vin pour des baies de sureau :

Si l’Amour se dérobe,

Page 160: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

160

Je ne désire rien hors de Lui, Qu’Il me prive ou me comble.

X.

1. Qui recherche les expériences particulières,

N’est pas sur le chemin de l’amour.

C’est trop tôt, souvent, qu’on les désire Et pour aimer en vérité, elles ne suffisent pas.

5. Cette recherche est dictée par la volonté propre Et non point inspirée par l’Esprit,

Car si c’était une impulsion de l’Esprit Le secours divin ne tarderait pas.

Aimer ainsi est comme le jeu d’un enfant 10. Qui se complaît dans ce qui est surprenant

Et veut vivre dans l’émerveillement ; C’est vouloir éviter de plus hautes aspirations.

Ce n’est point pour jouir ni pour connaître Qu’il faut servir, mais pour honorer l’Amour.

15. Ne pas agir par crainte de l’enfer Ni par nostalgie du ciel et toujours

Préserver sa joie et sa vigilance Au-delà du ciel et de l’enfer ;

Aimer sans jamais être rassasié ; 20. Désirer d’une ardeur sans mesure, plus haute que le cœur et la raison,

C’est réellement conquérir l’amour. Qui reçoit doit aussi offrir

Et vivre selon les exigences de l’Amour. 25. Quand l’âme est éclairée par la connaissance,

Page 161: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

161

Elle se voit appelée par l’Amour Mais lorsqu’elle est accablée de maux, Elle découvre la vraie nature de l’amour :

Tout ce qui est en son pouvoir 30. L’Amour l’ordonnera avec autorité ;

Si en ce cas elle se soumet avec zèle Elle aura accompli son devoir envers l’Amour.

Mais il faut le faire de tout son cœur Et de tout son esprit, en confiant amour.

35. Les secrets de l’Amour nous sont cachés, Pour notre bien, sans aucun doute.

Notre cœur, nos forces, notre esprit Et notre volonté sont soumis à l’Amour.

L’être humain doit endurer tant de maux : 40. Sans cesse il est éprouvé,

Il subit la pauvreté avec les miséreux, Et la mort avec les vaincus.

Il partage la douleur des captifs Et les privations de ceux qui aiment.

45. Qui veut servir l’Amour par pur amour, Vivra dans le souci et l’inquiétude :

Le sentiment de la présence de sa Nature Maintient l’âme en continuel éveil.

Car l’Amour dérobe en s’approchant 50. Et se cache en se révélant.

Qui veut fidèlement servir l’Amour Subira plus d’une mort,

Dans la crainte de négliger quoi que ce soit, Qu’avec plus de zèle il aurait pu offrir.

55. La nature de l’amour, victorieuse de toute force, Qui fait vivre et fait mourir,

Est toute-puissante en son agir :

Page 162: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

162

Elle ne craint aucune chose, elle est ardente ; Une vigueur divine vit en elle ; 60. Dieu Lui-même anime son être.

Là où l’amour rencontre l’Amour dans la Charité, S’ouvre un abîme sans fond

Que ne peuvent jamais craindre Ceux qui veulent se consumer en amour ;

65. À ceux qui vivent selon sa nature, L’Amour enlève tout repos

Car son attouchement, d’une seule étincelle, Embrase du feu de l’amour les âmes fidèles.

Elles ne peuvent résister à son appel 70. Et agissent avec la noblesse que requiert l’amour.

Personne ne peut raconter à d’autres Ni écrire, ni expliquer

Ce que la communion avec l’Amour Opère comme merveilles en l’âme ;

75. Et cependant, elles n’apaisent point Le désir de l’âme aimante.

Il aspire à toujours davantage : L’Amour ne lui laisse aucun repos.

La somme de tout le labeur 80. Passé, présent et futur

Serait insuffisante pour exprimer L’aspiration du désir d’aimer en vérité :

Elle est vraiment sans limites. Le désir, en tout, veut satisfaire l’Amour.

85. Il a choisi le trouble et l’insatisfaction : L’Amour ne lui accorde aucun repos ;

Il éprouve la douleur de la noble défiance, Plus pénétrante que celle subie avec confiance :

Car la confiance que la raison peut acquérir

Page 163: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

163

90. Et que l’intelligence établit dans l’âme, Se contente, très souvent, De ce qui laisse insatisfaite la défiance ;

Mais le cœur confiant peut être privé Des grâces accordées à la noble défiance.

95. L’âme défiante ne prend aucun repos Avant d’atteindre une haute perfection :

Elle veut partager la nature même de l’Amour Et son combat est sans répit aucun.

L’angoisse l’étreint que l’Amour 100. Ne lui accorde pas la guérison attendue ;

Elle craint d’avoir été infidèle Tout en se sachant fidèle ;

Le désir d’un amour agissant La pousse sans cesse à se dépasser

105. Et le désir ardent d’un amour plus fervent, Ne lui laisse ni paix ni détente.

Plus elle s’approche de l’Amour Plus aussi son désir se trouve inassouvi :

Car pour l’âme douloureuse il n’y a pas d’apaisement 110. Ni réalisation du désir ;

Sa nature a atteint une telle noblesse Qu’elle ne peut plus vivre petitement.

Quand l’Amour la fuit, son désir l’accompagne Mais jamais il n’y a la douceur d’une halte.

115. Elle ne peut atteindre la splendeur de l’Amour ; Toujours lui restera refusé ce qu’Il est en Lui-même.

S’il était donné à l’âme de percevoir la nature De l’amour que Dieu lui porte

Elle se consumerait en sa nostalgie vers Lui 120. Et, se perdant toute en Lui, connaîtrait la plénitude.

Mais un bonheur si parfait n’est pas donné à l’homme.

Page 164: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

164

Car celui qui aime est soumis à l’épreuve : Il accepte de servir l’Amour avec constance Et attend de la Charité divine une réponse fidèle.

125. Avec confiance il remet son sort à Dieu Et veut recevoir et donner, à son service.

Mais il lui faut demeurer libre, ardent et valeureux, Toujours prêt à accomplir son bon vouloir,

Lui consacrant son honneur et toutes ses forces. 130. S’il ne le fait il est un ami infidèle.

XI.

1. Dieu te bénisse et te donne toutes choses

À aimer qu’il est bon d’aimer Et ce qu’il faut haïr, qu’Il te le fasse haïr.

Qu’Il te rende en tout conforme à la vérité. 5. Sois volontiers au service de la vérité

Et pratique inlassablement les vertus, indifférente aux difficultés et peines,

Prête à subir les vicissitudes de la vie : La vérité se passe de marques d’honneur ;

10. Elle est puissante par nature. Préserve surtout ta dignité

Et sois toujours vigilante ; Donne ton aide à ceux qui te sollicitent ; Console ceux qui s’affligent ;

15. Que la charité soit ton pain quotidien : Mets à son service toutes tes facultés.

Au nom de l’amour, traverse les orages ; En son honneur tu te tairas

Page 165: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

165

Alors que tu voudrais parler ; 20. Désireuse de dormir, tu veilleras ; Ayant choisi le silence, tu parleras.

Sois généreuse envers chacun. Agis toujours avec mesure,

En tes renoncements et tes accomplissements. 25. Découvre quelle est ta dette envers Dieu

Et, en tout temps, souviens-toi, Par bonne ou par mauvaise fortune ;

Aie à cœur de discerner ce qui t’advient Pour ton bien ou pour ton mal,

30. Pour une perte ou un gain, vois-y Un caprice ou une impulsion de l’Esprit ;

Interroge ta raison car c’est chose subtile. Souvent on se croit dirigé par l’Esprit

Où triomphe la volonté propre ; 35. Il arrive aussi de voir une épreuve

Où il s’agit d’un secours du Seigneur. Ce sont trois distinctions ténues que doivent percevoir

Ceux qui aspirent à la perfection, Sur le chemin de l’amour.

40. La sagesse requise en bien des cas Est méconnue et rejetée,

Car l’âme humaine ne veut pas subir D’épreuve en l’honneur de l’Amour :

Elle est tiède et inconstante. 45. Et ne te chagrine pas pour cette lettre :

Elle veut conseiller, non récriminer. Tu sais comment il faut vivre,

Mais l’irréflexion te fait dévier. Que Dieu soit avec toi en toute chose

50. Et mette en Lui ta dilection.

Page 166: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

166

XII.

1. En Dieu qui est notre Amour

Selon mon cœur et mon entendement,

Je me désolerais s’Il n’était le seul Que nous aimons et recherchons :

5. Avec la tendresse qu’Il est Lui-même, Très chère, je te salue,

Et suis tienne de tout mon être. Tu connais ma pensée et devines mon propos :

Comment l’Amour agit en l’âme abandonnée 10. Et veut la connaître toute, librement.

Il tend l’oreille à nos joies Et partage nos peines ;

Car la vie de celui qui aime est toujours Un singulier mélange d’exultation et de détresse.

15. La nature de l’Amour est vie et acte, Pas un seul instant Il ne cesse

De prodiguer ses dons à l’âme aimée, Ou de l’attirer à Lui avec violence.

Combien merveilleuse est l’œuvre de Dieu 20. Qui éveille l’amour en nos cœurs

Après nous avoir crées pour découvrir Comment, en aimant, vivre de Lui.

Aussi, sois fondée dans les vertus Et consacre-toi résolument au divin amour.

25. Agis bien en tout ce que tu fais, L’esprit serein et le cœur en paix ;

Reste vigilante dans les liens du pur amour Et que ton cœur écoute la parole

Que l’Amour Lui-même te destine. 30. Ne Lui sois infidèle en rien

Page 167: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

167

Ni dans la consolation, ni dans l’aridité ; Soumets-toi toujours à sa volonté. J’ai vécu selon cette règle, ayant compris

Que le « audi filia » me concernait. 35. Puisque tu es fille, donne ta foi au Père ;

Et sois loyalement à son service. Désormais tu imiteras l’humanité du Christ,

Et tu te porteras au secours des éprouvés Comme Il le fit Lui-même ; sois servante,

40. Par ta volonté, par tes pensées et tes actes. Prête l’oreille à la Parole divine :

C’est une exigence pour celui qui aime ; Elle te veut obéissante de cœur et d’esprit,

Profondément attentive à la Volonté de Dieu. 45. L’obéissance absolue à l’Amour

Nous invite à renoncer à l’attachement À nos proches et à ceux qui nous entourent,

Ceux que nous estimons ou aimons ; Elle nous dicte l’oubli des créatures

50. Pour la noble nature de l’Amour. Il demande à la fille de quitter la maison paternelle

Afin qu’elle n’appartienne qu’à Lui seul. Il faut oublier jusqu’aux êtres

Qui ont été ou sont dignes du ciel : 55. Les Anges, les saints, certains humains,

Même à l’encontre de son désir ; Il faut se libérer de toute amitié,

Pour atteindre à l’unité parfaite avec l’Amour. Si par amour tu te laisses engloutir par Lui,

60. Le Roi sera séduit par ta beauté. Car Il est comblé par la pureté de sa nature :

Toute sa jouissance est en Lui-même.

Page 168: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

168

Être enfoncé dans cette pure essence, Veiller à ne rechercher aucun autre délice 65. C’est, selon la volonté de Dieu, se déifier.

De l’âme consacrée toute à l’Amour, Dieu désire la beauté, car elle est sa joie

Selon sa nature divine et aimante. Cette âme est sanctifiée.

70. Mais la beauté de l’âme non divinisée Par l’amour, le Roi ne la désire pas.

Les élues sont peu nombreuses : Sois parmi elles, portée par ton désir.

Cela m’afflige profondément 75. Que Dieu soit si peu connu et désiré

Par les siens, si peu aimé en vérité ; Qu’Il ne puisse, en son Essence divine,

Jouir de ce qu’Il a créé par Amour. Ah ! renonce à tout pour exiger le Tout

80. Et vois ce que ce Tout fera en toi de prodiges : La plus prestigieuse merveille qui fut jamais,

Une beauté sans pareille, digne du Roi, Dont Il voudra jouir avec toute sa nature,

Profondément, sans jamais l’oublier, 85. Lui révélant sa propre beauté,

Répandant sur elle sa gloire toute divine, En un baiser de ses lèvres ;

L’âme ainsi ennoblie est fondée en Dieu Et contemple, du regard de la déité,

90. Ce qui est, ce qui était et ce qui sera ; Elle participera au Tout, unie à Lui

En sagesse, en volonté et en désir ; Partageant ses biens et son royaume,

Dans une parfaite fruition d’amour ;

Page 169: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

169

95. Perdue dans l’abîme de la Puissance divine, L’âme qui satisfait, saura ce qui l’attend. Je n’ai, pour ma part, point cette expérience.

Que Dieu et ses aimés me prennent en pitié ! Je me suis vouée au service de l’Amour

100. Mais Il ne m’a pas accordé ses faveurs Et je n’ai aucune expérience

De l’union fruitive avec l’Amour ; Je me conduis comme l’aveugle

Qui prend le début pour la fin. 105. Quand l’âme désire vivre pour le Bien-Aimé

L’aventure semble merveilleuse, Mais déjà arrive la fin pour celui

Qui n’est pas préparé à la vérité de l’amour. Quant à nous, bien que le Roi ne nous appelle point,

110. Ce qui nous fait mal et nous attriste, Nous voulons tendre l’oreille

Pour écouter, comme font ses enfants, Et voir, contempler et comprendre

Ce qu’Il désire et ce qu’Il a fait pour nous, 115. Nous oublierons ce qui Lui est étranger

Et toute jouissance singulière Venant de nos amis de la terre et du ciel.

Au sein de la souffrance nous louerons l’Amour, Espérant avec confiance le bonheur

120. Qu’Il nous dispensera un jour. Puissions-nous, au nom de l’Amour, renoncer

À toute recherche de consolation ou récompense Et nous rendre aimables par la noble volonté

D’un agir de plus en plus parfait. 125. Si nous aimions, avec l’Amour, tout ce qu’Il aime

En une contemplation aimante de sa gloire

Page 170: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

170

Il se révélerait à nos âmes Uni à nos jouissances et nos œuvres. Que Jésus Christ vienne à notre secours

130. Qui, lui-même, nous a appris Qu’aimer c’est en même temps souffrir et jouir,

Et qui nous éclaire par sa divine lumière. Qu’Il nous montre le chemin de l’amour

Et nous instruise en toutes choses. 135. Qu’Il se révèle à notre cœur et notre esprit

Et y réalise sa divine charité, Nous conduisant vers cette perfection

Qui permet de connaître l’union fruitive. De tout ton être aspire à la vérité ;

140. Hâte-toi et ne nous afflige pas. Le temps est court et la tâche est lourde ;

Sois fière et intrépide face à l’Amour.

XIV.

1. Au nom de l’Amour Très-Haut,

Qu’il te dévoile sa nature !

Je t’apporte sa bienveillante salutation, Et je Le prie de vouloir bien

5. Te montrer son Visage Et la profondeur insondable de sa nature. Ah ! l’abîme de l’Amour

Qui l’a jamais connu ! Nous savons si peu de chose

10. Aussi longtemps que nous ignorons le Tout. Et cela nous arrive souvent

Page 171: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

171

Par lenteur et tiédeur en notre marche, Toujours satisfaits d’une humaine consolation, Prenant la fuite devant les tempêtes de l’amour.

15. Notre intelligence et nos forces Qui devraient s’élancer sur les chemins

Du noble amour sont dans les chaînes Et ne trouvent ni la paix ni la grâce.

Comment s’engager sur la voie de l’amour, 20. Ce ne sera pas révélé à ceux

Qui n’œuvrent point pour le bien, Cherchent leur réconfort dans les plaisirs,

Jubilent dans la prospérité, pleurent dans l’adversité Et montrent à tous un visage hautain.

25. Mais qui veut connaître parfaitement La puissante nature de l’Amour

Doit se soumettre humblement À l’épreuve comme à la consolation

Et les recevoir en une même gloire, 30. Une même volonté, un même souvenir ;

L’amertume et la douceur en un « oui » unique, Seront acceptées sans vaine tristesse

Car l’Amour rétribue avec bonté Les peines endurées sur ses chemins.

35. Il faut se jeter dans l’abîme de l’humilité, Plus profondément que ne le devinent

Les simples mortels en ce monde, Pour rencontrer la splendeur de l’Amour

Si donc tu ne refuses ni l’abaissement 40. Ni la privation, tu sauras aimer.

Car c’est en l’humilité de Marie que descendit Dieu qui accorde la même grâce

À ceux dont le cœur, avec amour, lui est donné :

Page 172: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

172

Aux humbles, Il ne refuse point sa Présence. 45. L’âme visitée recevra Dieu et Le portera Comme une mère porte son enfant.

Le premier mois une divine crainte Dirigera son labeur et l’incitera

À rechercher ce qui est juste et vrai. 50. Elle fait profession en Dieu.

Tu sais que quiconque fait profession Promet de vivre, uni en tout

À la communauté qu’il a choisie Dans une docile obéissance.

55. Et si l’âme, en ce premier mois, Est appelée par cette crainte

À une noble soumission à l’Amour, Le servant avec ardeur de toutes ses forces,

En toutes choses, dans la vie et la mort, 60. Elle conçoit, comme Marie a conçu,

Et son humilité est rayonnante : La parole lui convient « ecce ancilla Domini ».

Ainsi se passe le premier mois En fervente confiance et fidélité.

65. Le deuxième mois demande l’acceptation De la souffrance dans le désir d’une vie

De plus en plus parfaite et éclairée. Aucune épreuve n’est refusée,

Et la croix est portée avec courage, 70. Car sa vérité éclaire mieux que la connaissance.

L’âme douloureuse, au nom de l’Amour, Prouve son désir d’un amour très ardent ;

Car une patiente générosité conduit Vers les cimes du noble amour.

75. La nature de l’Amour dévoile ses secrets

Page 173: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

173

Au cœur assoiffé et attentif, Le troisième mois approfondit l’amour Et une sereine endurance.

On est conscient de porter en soi l’Amour 80. Et on se soumet à sa divine volonté :

Toujours ardent et intrépide, Soumis aux conseils de l’Écriture

Qui nous parle en ces termes : « Sobrie pie juste vivamus in hoc seculo ».

85. Le quatrième mois est celui de la tendresse, Le climat où l’Amour le plus haut s’épanouit :

En chacun de ses membres sa dignité fleurira Partout présent en ses nombreux fidèles

Qui ont choisi de vivre d’aimer. 90. Partout où l’Amour est honoré,

La charité protégera sa Présence Et les cœurs seront vigilants à son service.

Le cinquième mois est une secrète approche, À la lumière de l’intime promesse reçue,

95. Des vraies douceurs de l’amour, Mais aussi des épreuves douloureuses

Que subit l’âme qui porte en elle l’Amour Et l’a reçu avec une totale humilité.

Le sixième mois apporte la confiance 100. D’être pleinement comblée

Et consolée par le fruit de la promesse, Semblable à un enfant fort et beau.

C’est la béatitude de se confier à l’Amour Et de ne désirer nulle autre chose.

105. C’est la nostalgie de la naissance en soi D’un amour ardent, absolu et radieux.

Le septième mois est celui de la justice :

Page 174: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

174

Elle montre la valeur des œuvres. Avec équité elle bénit ou condamne 110. Chaque être selon son comportement ;

Elle prend et donne selon la loi d’Amour Et cela dépasse notre entendement.

Les vertus de la justice dépassent l’humain, Elles établissent l’âme dans la paix et la pureté.

115. Nulle autre vertu ne montre plus clairement Qu’on est sur le chemin du noble amour

Que l’acceptation, contre nature, Et sans amertume de la souffrance :

C’est conserver sa joie quand frappe la douleur, 120. Porter le mépris avec sérénité,

Aimer ceux qui vous tourmentent. Vivre ainsi c’est aimer selon les lois de l’Amour

Qui ordonnent d’être porteur de joie et d’amitié Pour tous et en tout temps.

125. Mais c’est contre l’instinct de puissance Et le juste prix à payer par l’âme

Pour être la demeure de Dieu Et le laisser agir et grandir.

Le huitième mois éclaire l’amour par la sagesse 130. Et la connaissance de sa vraie nature :

Quels que soient les efforts de l’amour, La sagesse en exige de plus grands.

Pendant le neuvième mois la sagesse dévore Tout ce qui la passionne en l’Amour ;

135. Alors vient pour l’amour le temps de lutter Et de vaincre la sagesse inassouvie.

Lorsqu’on sera totalement dépouillé, Ayant offert tout son être à l’Amour,

Naîtra, le neuvième mois,

Page 175: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

175

140. Le fruit tant désiré par l’âme soumise. L’humilité est à présent comblée Et trouve en elle-même sa sérénité.

Cette paix de l’être est l’enfant né De l’union du noble Amour et de l’âme unifiée

145. Par la nudité et le don d’un amour parfait Qui fait découvrir Dieu tel qu’Il est

Et vivre en Lui de toutes ses forces, Avec l’ardeur d’un désir toujours renouvelé.

Ainsi l’âme se divinise. 150. Dans la Sainte Écriture Dieu affirme :

– Et Il est fidèle à sa parole – Qu’Il nous traitera de la même façon

Que nous Le traitons. Si donc tout l’être est brûlé d’amour,

155. Tendu par la volonté, l’intelligence et l’agir Vers une obéissance absolue à la divine Volonté,

La magnanimité de Dieu le comblera. L’Amour descendra de sa hauteur

À la prière de l’âme qui se donne 160. Pour qu’elle vive unie à Lui ;

C’est la récompense promise À l’amour ardent et fidèle.

Ainsi naît l’enfant Choisi par l’humilité et le désir.

165. Il s’est formé au sein du noble amour Porté neuf mois dans le secret de l’âme

Et chaque mois, en chacune des quatre semaines, Elle a préparé les ornements qui devaient le parer

Le jour, beau entre tous, 170. Où jaillirait l’amour sans aucune tache :

La première semaine la force, puis la connaissance,

Page 176: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

176

La troisième la volonté ; et le don de soi Couronne les quatre semaines : Rien ne manque donc à ce mois.

175. Chaque semaine a sept jours : Ils représentent les sept dons

Exigés pour persévérer pendant L’obscure croissance en soi de l’Amour :

La sagesse dirige notre comportement 180. L’intelligence choisit ce qui est bien,

La perspicacité découvre la volonté de l’Amour, Et la force la traduit en actes ;

La connaissance se souvient du Bien-Aimé Et généreusement Lui offre de grands biens.

185. On prendra soin, avec crainte, de ces dons actifs Et on les nourrira par la fidélité.

Page 177: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

Chapitre 4

LA DOCTRINE DE HADEWIJCH : LES GRANDS THÈMES

– L’exemplarisme, œuvre d’amour – L’orewoet ou la course d’amour – La dette d’amour – Aimez l’amour

Page 178: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 179: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

179

L’EXEMPLARISME, ŒUVRE D’AMOUR

Voici ce qu’écrit dans un admirable petit livre qui a nourri des générations de chrétiens le Père M. V. Bernadot o.p. : De l’Eucharistie à la Trinité, Cerf, Paris 1919, réédité dans la coll. « Foi vivante », n°186, même éditeur :

« Ainsi donc de toute éternité, Dieu s’est occupé de nous. Le Père a eu une pensée sur nous, pensée qui est en même temps une volonté. Il a dit sur chacun de nous une parole, un mot qui nous crée, qui nous exprime, qui contient notre vie temporelle et éternelle et dit ce que nous devons être, la place que nous devons tenir, la perfection que nous devons réaliser, la gloire que nous devons atteindre. Ce mot, le Père céleste l’a prononcé, lorsque voulant traduire sa pensée souveraine sur nous, il a fixé notre vocation surnaturelle… nous conformer à Jésus, vivre comme Jésus, devenir Jésus. » (pp. 118-119)

Il s’agit donc de la doctrine du retour à sa réalité originelle : l’idée de l’âme est en Dieu de toute éternité. Il faut donc retrouver cet être premier qui est Dieu. Aussi l’exemplarisme conçoit-il le développement spirituel comme un retour à ce qui est, à ce que nous fûmes de toute éternité et n’avons pas cessé d’être dans le Verbe.

Chez Hadewijch son origine est avant tout biblique et non néo-platonicienne. Cette doctrine des « Logoï » des créatures se trouve chez les Pères grecs, ensuite chez saint Augustin et enfin chez Maxime le Confesseur et Scot Érigène. Le fondement scripturaire invoqué est le Prologue de Jean : « Tout ce qui a été fait, était vie en Lui » (1, 3-4), cette vie étant le Verbe. Le début de l’Épître aux Colossiens (1, 15-20) insère dans l’éternelle génération du Fils et notre inclusion en l’image du Dieu invisible et notre prédestination à Lui être incorporés. Toutes les créatures sont comprises dans le Verbe, archétype de la création et, ici, le fondement exemplaire invoqué est dans l’Épître aux Éphésiens :

« C’est ainsi qu’Il (le Père) nous a élus en Lui (le Christ), dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant

Page 180: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

180

d’avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus Christ. Tel fut le bon plaisir de sa volonté, à la louange de gloire de sa grâce qu’il nous a prodiguée, en toute sagesse et intelligence… »

(Eph 1, 4-8)

« C’est en Lui (le Christ) encore que nous avons été mis à part, désignés d’avance, selon le plan préétabli de Celui qui mène toutes choses au gré de sa volonté, pour être à la louange de sa gloire ceux qui ont par avance espéré dans le Christ. »

(Eph 1, 11-12)

L’archétype divin est au fond de l’âme. Aussi, pour recouvrer son être véritable incréé, en Dieu, la créature doit se dépouiller. L’âme ne se perd que pour se retrouver « Dieu avec Dieu ». Il s’agit d’une union sans différence, telle que la décrira Ruysbroeck, car c’est la création qui différencie, plus exactement, il s’agit d’une unité d’esprit fondée sur le vouloir d’amour, une assimilation à Dieu, une déification. Dans cette perspective, aimer, c’est être, puisque l’amour nous fait être plus, nous ramène à notre origine. Le cheminement spirituel de l’âme est redécouverte, restitution de ce que nous sommes en Dieu, l’amour est ce par quoi l’âme est dégagée, ce par quoi l’âme atteint son être véritable, celui que Dieu a pensé éternellement. Et d’évoquer la comparaison du sculpteur chère à Plotin. De même que l’artiste ôte du bloc de marbre avec son ciseau tout ce qui est de trop, pour réaliser le chef-d’œuvre qu’il a dans l’esprit, de même la vie de l’âme dans cette perspective n’est pas conquête, acquisition, mais dépouillement, dépouillement libérateur. Que l’âme se souvienne de sa virginité et de sa solitude, qu’elle retrouve son essence nue. Après avoir repris ce qui est à nous en rejoignant notre être idéal, par l’exécution de la volonté de Dieu sur nous, il faut se perdre dans la simplicité de l’essence divine.

Page 181: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

181

Sur l’exemplarisme chez Clément d’Alexandrie (vers 150 – vers 216) :

« Avant la création du monde, nous étions. Il faut que nous ayons existé en Dieu avant de naître à Dieu. Nous étions dans le Verbe divin en tant qu’images intelligibles. C’est de Lui que nous tirons notre principe. »

(Cohortatio ad gentes, P. G. 8, col. 61)

Sur l’exemplarisme chez Thomas d’Aquin (1225-1274) : « Il est nécessaire que les choses créées par Dieu préexistent éternellement dans le Verbe de Dieu, de façon immatérielle et sans aucune composition, et qu’elles ne soient rien d’autre dans le Verbe que le Verbe lui-même, qui est la vie. »

(Contra gentiles, Léonine/Lethielleux, 1957, p. 101)

Voir aussi Somme Théologique, I. a, q.18, art. 4 et Leçons sur l’Évangile de saint Jean, traduction du Père Marie-Dominique Philippe, Éd. Amis de Saint-Jean, Rimont, 1985, ch. 1, Leçon 2, p. 130. Enfin De Veritate, q. 3, 4, 7.

Après Hadewijch, cet exemplarisme sera repris et développé par Ruysbroeck (1293-1381) :

« Le Verbe éternel du Père est engendré… et, par cette génération éternelle, toutes les créatures sont nées éternellement avant d’avoir été créées dans le temps. Ainsi Dieu les a-t-Il vues et connues en Lui-même distinctement, selon les idées qui sont en Lui et comme autres que Lui ; non pas autres néanmoins de toutes façons, car tout ce qui est en Dieu est Dieu. Cette origine et cette vie éternelle que nous possédons en Dieu et que nous sommes, en dehors de nous-mêmes, c’est le principe de notre être né dans le temps ; et notre être créé est attaché à l’être éternel et ne fait qu’un avec Lui selon l’existence essentielle. En cette image divine (le Fils) toutes les créatures ont une vie éternelle, en dehors d’elles-mêmes, comme en leur exemplaire éternel. »

(Ornement des noces spirituelles, traduction des Bénédictins de Wisques, t. III, chap. V, pp. 213-215)

Page 182: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

182

Il s’agit de purifier l’œil intérieur ou enfin de nous rappeler ce que dit Jean de la Croix dans La Montée du Carmel (Livre 2, chap. 4, Seuil, p. 111) :

« Prenons une comparaison… Voici le rayon de soleil qui donne sur une vitre ; or, si la vitre a quelques taches ou quelques nuages, il ne peut l’éclairer ni la faire briller aussi complètement que si elle était purifiée de toutes taches et bien limpide ; il l’éclairera même d’autant moins qu’elle sera moins dépouillée des voiles qui la recouvrent. Ce ne sera pas la faute du rayon, mais celle de la vitre. Si la vitre était tout entière pure et limpide, le rayon l’éclairerait et la pénétrerait si bien qu’elle lui serait semblable et donnerait la même clarté. Sans doute, la vitre, tout en ressemblant au rayon, conserve toujours sa propre nature, bien distincte du rayon, cependant nous pouvons dire qu’elle est rayon ou lumière par participation. Ainsi en est-il de l’âme. Elle est toujours, au point de vue naturel, investie de la lumière divine de l’être infini. Cette lumière même demeure en elle. Or, si l’âme se met dans les dispositions voulues, c’est-à-dire si elle se purifie de toutes les taches ou souillures formées par les créatures, si, par conséquent, elle met sa volonté en accord parfait avec celle de Dieu, car l’amour qu’on a pour Dieu consiste à se dépouiller de tout ce qui n’est pas Lui, l’âme devient immédiatement tout illuminée et transformée en Dieu… Elle est Dieu par participation. »

Dans les deux cas – celui de Hadewijch et celui de Jean de la

Croix – il s’agit de se dépouiller, d’ôter les surimpositions. Il reste que Jean de la Croix ne se place pas dans une perspective exemplariste.

On notera que, dans la perspective exemplariste, l’individu est toujours à la recherche de son essence, que l’homme est toujours à réaliser, l’être humain ne s’identifiant jamais vraiment à son modèle, il reste toujours à faire. Il n’y a donc pas de panthéisme.

Notre déficience actuelle se mesure à notre vie idéale en Dieu. Sortis de l’unité de Dieu, nous retournons vers l’unité. Le Verbe rentre dans le sein du Père par le Saint-Esprit. Le parfait miroir du Père qu’est le Fils, le Père l’a comme fragmenté par amour en petits morceaux qui sont autant « d’êtres idéals » des créatures ou

Page 183: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

183

potentialités de « christs ». En Dieu, nous vivons donc sans commencement, de toute éternité, puisque nous avons en Lui notre exemplaire et notre vie véritable. Nous y vivons la vie même de Dieu.

L’idée divine nous montre que c’est là la vérité. Nous voyons que Dieu c’est l’Esprit vivant qui se différencie, pose l’autre en restant identique à cet Autre, en ayant en Lui son identité avec soi.

Il s’agit de s’efforcer de devenir tels en nous-mêmes que nous sommes éternellement dans la vue que Dieu a de chacun de nous en son Fils de toute éternité. En cherchant à rejoindre, à « coller » à notre archétype, nous atteignons ce pourquoi Dieu nous a élus.

« Soyez heureuse dans votre principe. » (Mgd. 18, Nouveau Poème 2, traduction Porion, p. 140)

Bref, l’exemplarisme est la doctrine selon laquelle l’âme humaine est créée à l’image de Dieu et, dans son être idéal existe en Dieu de toute éternité. Le but de la vie spirituelle est le retour de l’âme à son être originel : il nous faut donc tendre à devenir ce que nous sommes.

Page 184: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

184

L’OREWOET OU LA COURSE D’AMOUR

Puisqu’il nous faut revenir à notre archétype, l’idée que Dieu a sur nous, l’âme va être possédée par « l’orewoet », le Saint-Esprit étant le moteur de ce retour.

Il s’agit d’un mot aux résonances multiples. On peut le traduire par la rage d’amour, l’ardeur fougueuse de l’amour, l’ardeur dévorante du désir, la brûlure de l’âme touchée par l’amour, la douleur impuissante du désir inassouvi, la fureur sacrée du fond de l’âme, le désir violent de la nature touchée à sa racine par Dieu même, l’« ire » d’amour que rien de fini n’apaisera, la fureur originelle d’aimer, le désir indicible de Dieu, etc.

Nous choisissons la course d’amour. Plus il y aura course, plus l’âme se rapprochera de l’idée que

nous sommes en Dieu et plus il y aura paiement de la dette d’amour.

Voyons donc les principaux aspects de cette course. Tout d’abord, il faut bien insister sur « la vie dans le Christ ».

« Pour parvenir à être Dieu, avec Dieu, il faut être homme avec son humanité », c’est-à-dire avoir ses sentiments, pratiquer ce qu’il a enseigné. Il faut vivre le Christ. « Du Christ-homme, on va au Christ-Dieu », pour reprendre la formule de saint Augustin. Il convient donc de signaler le sens très pratique de Hadewijch. L’âme rejoindra le Christ dans son humilité, car elle fait descendre Dieu en nous. Il faut aller jusqu’à devenir rien (str. 38), donner le tout pour avoir le Tout (str. 36). C’est dire que le chemin de la course d’amour passe par la souffrance, mais celle-ci permet de grandir, transforme. Le service de l’amour est un service austère et terrible, car l’amour est exigeant. Il faut que l’âme se détache des consolations, qu’elle connaisse « la nostalgie dévorante », sans remède autre que ce « don béni de la force consumante du désir » (str. 24).

Bien plus, l’amour semble fuir devant l’âme. Il lui paraît très loin. Le bonheur se dérobe. Que lui ai-je fait ? – se dit l’âme. L’amour qui enchaîne l’âme semble inaccessible (str. 6). En situation de faim, l’âme connaît l’angoisse. L’amour est déroutant.

Page 185: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

185

Elle fait l’expérience du désespoir, elle craint de ne pas assez aimer ou de n’être pas aimée. Elle doit consentir à un abîme de renoncements. Dans la déréliction, un seul recours : la fidélité. L’âme ne doit rien refuser d’elle-même. Pauvreté, privation, mépris des hommes, il faut tout supporter. Dans cette perspective, aimer c’est souffrir. Et on pense à la formule de Jean de la Croix : « Aimer, ce n’est pas éprouver de grandes choses, c’est connaître un immense dénuement et une grande souffrance pour l’aimé. »

Pourquoi un tel traitement ? En raison de la transcendance de Dieu. L’âme est sur une

échelle à multiples barreaux et elle doit les monter les uns après les autres jusqu’à ce qu’elle atteigne le Bien-Aimé. Il est trop haut pour l’âme. C’est pourquoi elle ne peut l’atteindre. Aussi l’Amour exige la course qui développera l’amour. Ou encore, l’âme est comme une flamme qui brûle et qui doit s’élever jusqu’à Dieu. Ce dénuement absolu et cette vacance intérieure conduisent l’âme à la nudité, à la perte de toute propriété, c’est-à-dire ici image et forme.

Ne pouvant plus rien faire d’elle-même, elle s’établit dans la quiescence (repos, cessation des opérations des facultés) de toute opération. L’âme, miroir essentiel de l’être divin, réduite à ce calme pur, trouvera l’essence de Dieu, son unité.

Mais il faut cultiver l’ardent souci de solitude avec Dieu, car Dieu est dans cette solitude. Elle doit vaquer – l’intelligence étant vierge – au seul et pur amour, rejoindre la simplicité de l’Essence où Il se repose et jouit de Lui-même. Dans ce loisir, cette vacance, l’âme – pur miroir – toujours prête à refléter l’image divine, appréhendera Dieu au-delà des facultés. Ce sera la fruition, thème qui sera développé par Ruysbroeck. On atteint alors le rien pur et nu qu’est la Déité.

Une des caractéristiques de la quête de Dieu chez Hadewijch est le rebondissement constant que lui apporte la nouveauté de l’amour. Le « toujours neuf » de l’acquisition entraîne la joie et relance le désir dans l’espace incommensurable de la vie divine, ce qui fait qu’elle aspire à la totalité de Dieu, à la plénitude de l’amour.

« Le cercle des choses (rien) doit se restreindre et s’anéantir, pour que celui de la nudité, élargi, dilaté, embrasse l’infini (le tout) » (H II, Mgd 18, Porion, p. 139).

Page 186: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

186

Le bout de l’amour sera l’oblation gratuite et on pense ici à la strophe 25 du Cantique Spirituel de Jean de la Croix : « Faisons un bouquet en forme de pomme de pin », c’est-à-dire un bouquet de vertus qui représente la perfection de l’âme.

On pense aussi aux souffis (voir par exemple : R. Khavam, Propos d’amour des mystiques musulmans, Éd. de l’Orante, 1960 ; J. C. Vadet, Le Traité d’amour mystique d’Al-Daylami, Droz/Champion, 1980).

Avoir la victoire, ce sera être vaincu par l’Amour qui est à la fois l’Essence divine et le Verbe incarné.

La fin dernière de l’homme est donc pour Hadewijch la divinisation, c’est-à-dire rejoindre notre être pré-créé, notre existence fondamentale cachée : « Qui aime d’un amour plus ardent court plus vite, arrive plus tôt à la sainteté divine qui est Dieu même, à l’intégrité divine, à ce qu’il est » (Lettre 13). Mais, pour y parvenir, l’âme connaîtra la nuit, qui la rendra « capable » de Dieu, parce qu’elle établit une certaine proportion à Lui en intensifiant les vertus de foi, d’espérance et de charité. Il n’y a donc aucun quiétisme chez Hadewijch.

Page 187: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

187

LA DETTE D’AMOUR

La différence, le hiatus entre notre être idéal en Dieu et notre condition humaine actuelle, doit servir de moteur au progrès spirituel. Sans cesse ce « manque » relance la créature au-delà d’elle-même.

Et cette déficience explique les exigences impitoyables de l’amour et notre tristesse de ne pas satisfaire l’amour.

Nous l’avons vu précédemment, il nous faut devenir ici-bas ce que nous sommes dans l’Essence divine.

En produisant éternellement ce Verbe qui le nomme, le Père veut, projette dans l’être toutes ses créatures. Nous sommes tous dans la vivante pensée du Père en son Fils. Tout ce que nous devons être, nous ne le serons qu’en nous identifiant avec ce que nous étions, ce que nous sommes de toute éternité. L’incarnation du Fils de Dieu dans cette perspective nous permet de devenir en nous-mêmes dans le temps ce que nous étions éternellement en sa divinité, puisque nous sommes inclus en lui-même.

Dans la Vision 11, Hadewijch contemple son archétype en Dieu et elle oppose son existence éternelle à sa vie dans le temps. Cette réalisation est donc soumise au devenir, elle explique le temps, lui donne sens.

L’âme vit de la vie divine, elle connaît Dieu de la science dont il se connaît, elle l’aime de l’Amour dont il s’aime. Elle est changée en vérité, en louange parfaite, parce qu’elle est conforme à l’archétype inclus de toute éternité dans l’Essence bienheureuse. Elle est cela même que Dieu veut.

Cet archétype est situé au plus profond de l’âme, dans le « spiritus », c’est-à-dire le lieu où Dieu réside : « Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera, nous viendrons en lui et nous ferons chez lui notre demeure », Jn 14,23.

« Lors donc que l’on est recueilli, hors de la multiplicité des dons, on devient tout cela que Cela est ; c’est alors que l’unité a ce qu’elle exigeait. »

Lettre 30

Page 188: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

188

« La dette que l’Amour exige de l’amour… Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité… C’est pour satisfaire à la dette envers l’Unité que le Fils de Dieu est mort… »

Lettre 30

Tant que l’âme n’aura pas satisfait cette dette, c’est-à-dire tant qu’elle n’aura pas regagné son être éternel, elle souffrira d’en être privé.

Car, vu notre péché, la dette envers Dieu est insolvable (Mt 18,23-35 ; Rm 8,12). Seule la croix l’a payée :

« La dette envers l’Unité, le Fils s’en est acquittée. » Lettre 6

Il faut donc payer la dette à l’Unité, cette satisfaction de notre

créance étant l’union. Cela se fera en rendant amour pour amour, en s’engouffrant toujours plus avant dans cette dimension d’intériorité, dans cette découverte du fond de notre âme et qui n’est autre que notre archétype, duquel part l’appel vers la patrie :

« Nous devons tendre au sommet de la fruition alors que nous sommes dans l’abîme de la privation. »

Lettre 6

D’où le drame de l’âme en peine de son Dieu. « Je veux dire, vous et moi, qui ne sommes pas encore devenues ce que nous sommes, qui n’avons pas saisi ce que nous avons, qui tardons si loin encore de ce qui est à nous. »

Lettre 6

Mais, « Peu d’entre nous veulent… porter la croix, être crucifiés avec Lui et payer jusqu’au bout la dette de l’humanité. »

Lettre 6

Page 189: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

189

Mais, plus nous payons la dette que l’amour (l’Unité) réclame, plus nous sommes endettés, car le Seigneur nous appelle d’une hauteur plus lointaine. Aussi l’âme a comme la conviction intime qu’elle n’a jamais rencontré Celui qu’elle aime.

Page 190: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

190

AIMEZ L’AMOUR

Si élevées que puissent être notre connaissance de Dieu et sa contemplation, quelque chose demeure et demeurera toujours hors de nos prises et c’est en cela que consiste la joie la plus haute : ce « plus » de ce que Dieu est, par rapport à ce qu’Il nous communique, est plus magnifique et plus divin que tout ce qui a été vu jusque-là. On pense à Grégoire de Nysse : « O Moïse, puisque tu es tendu d’un grand désir vers ce qui est en avant et que ta course ne connaît pas la lassitude, sache qu’il y a près de moi un espace si grand, qu’en le parcourant tu ne pourras jamais trouver de terme à ta course » (cité par le Père Daniélou dans Platonisme et théologie mystique, Aubier, Paris 1944, p. 324).

À chaque nouveau degré du progrès, la nature divine elle-même en se communiquant se fait « gloire » au sens de lumière sur Dieu non au sens de vision béatifique, c’est-à-dire nature participée, gloire devenue lumineuse, de ténébreuse qu’elle était.

Mais, pour goûter ce gain le plus haut ou la défaillance de ce qui nous manque – c’est ici la même chose –, il s’agit d’atteindre le rien pur et nu, c’est-à-dire pas d’image, pas de forme, pas de considération, qui est le désert de toute chose créée, le désert de l’un sans détermination, c’est-à-dire l’unité divine. L’union aux personnes divines aboutit à la fruition dans l’unité, la fruition abyssale, la fruition désignant l’union d’amour. Il s’agit d’une plongée dans l’appréhension du divin au-delà des opérations des facultés, d’une découverte de l’inconnaissance sans fond dans le désert sauvage de l’essence divine. L’accent est mis sur la rencontre des personnes divines, au-delà des distinctions, dans la simplicité de l’essence.

Le thème de la participation à la vie trinitaire dans le flux des personnes et le reflux de l’essence sera repris par Ruysbroeck. Il le développera abondamment sous le vocable de : vie commune. L’activité sera mise en relation avec les personnes en tant que distinctes, le repos au-delà de tout concept sera rapporté à l’essence, à la quiescence de Dieu dans sa propre unité.

Le ternaire incréé : Père, Fils, Saint-Esprit, cherche le ternaire créé : mémoire, intelligence, volonté. L’âme est faite à l’image de

Page 191: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

191

Dieu/Trinité. La profondeur de Dieu appelle la profondeur des facultés. Mais la visée est de :

se suffire de la pure essence, laisser Dieu jouir de Lui-même, laisser Dieu être Dieu en nous.

Thème qui sera plus tard magnifiquement orchestré par Eckhart. Chez Hadewijch nous sommes donc en présence de la « chute »

dans l’abîme de Dieu pour qu’enfin, en silence, Dieu puisse être Dieu en qui le contemple et s’abandonne à Lui, libre de tout et surtout de soi.

Il est bien clair qu’à ce niveau toute parole, tout concept entre l’âme et Dieu sont une injuste mesure. L’esprit dont la louange est parfaite laisse Dieu en silence être Dieu. Tout concept, fourni par l’entendement pour essayer de cerner la nature divine, ne réussit qu’à former une idole de Dieu, non à la faire connaître et toute représentation intellectuelle de Dieu ne sera qu’idolâtrie du concept. C’est pourquoi Hadewijch se base sur l’amour et l’infini du désir. Il s’agit de toucher l’insaisissable, d’atteindre à la nescience. Mais il s’agit surtout d’une contemplation désintéressée à un si haut degré qu’on la trouve chez peu de contemplatifs, toujours très préoccupés de Dieu dans ses œuvres « ad extra ».

L’âme prend sa joie à ce que Dieu est. Elle laisse Dieu seul être et agir. C’est pour ce que Dieu est qu’il convient de Le laisser jouir de Lui-même.

Elle contemple ce que Dieu est et Le laisse jouir de Lui-même, non seulement en Son Être, mais en toutes choses.

Elle trouve son bien en cela même que Dieu est. « Soyez heureuse dans l’esprit de Dieu de ce qu’Il est à Lui seul

suffisant et amour », répète Hadewijch. « Mon Dieu, je Vous remercie de ce que Vous êtes en Vous-

même » se trouve chez beaucoup de mystiques. L’idée que l’Amour jouit de lui-même, tandis que nous en

sommes privés, est fréquente chez Hadewijch (voir Lettre 1, note 2 et Lettre 2, note 3).

On pourrait peut-être rapprocher ces références de cet écho qui se trouve chez Simone Weil : « Qu’importe qu’il n’y ait jamais de joie en moi, puisqu’il y a perpétuellement joie parfaite en Dieu » (Cahier II, Plon, Paris, 1970, p. 195).

Page 192: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

192

C’est à partir du Christ, dans le Christ, que se fait cette contemplation. Il n’y a donc pas « dépassement » de l’humanité du Christ.

On notera chez Hadewijch la place absolument centrale faite à l’Amour. La vie spirituelle est une montée vers l’Amour. L’Amour anime tout et meut tout. C’est en vivant l’Amour que l’âme se déifie. Pour elle, dire Dieu, c’est dire Amour. L’Amour, c’est Dieu Lui-même. L’Amour est son problème, son tourment, sa consolation, sa vie. L’Amour pour elle est une terrible exigence dévastatrice qui entraîne une désappropriation de soi-même comme en les personnes trinitaires. C’est un appel terrible et admirable que Dieu Lui-même lui lance, l’invitant à être unie à l’unité. Le « Rien pur et nu » n’est pas vide vide, mais vide plein, dont on ne peut rien dire, par absence de toute détermination, étant simplicité totale, absolue. Pour y arriver : aimez l’Amour (Lettre 20).

Ce qui caractérise surtout la mystique essentielle, c’est la quête de la profondeur de l’âme, le retour au centre de l’âme qui est Dieu – tout Hadewijch est là.

« Mystique de l’introversion, néanmoins encore imparfaitement développée », dit le Père Axters (cité par le Père Porion dans H I, p. 34). Mais Hadewijch I appartient encore à la mystique nuptiale, toutefois elle opère le tournant vers la mystique de l’essence. Elle jette les bases de cette évolution qui sera accomplie par Hadewijch II et portée à son achèvement par Eckhart.

Elle a surnaturalisé l’amour courtois. La vie spirituelle est un service chevaleresque.

Elle a bien vu qu’il fallait aimer sans pourquoi, c’est-à-dire sans autre justification que l’amour même.

Par là, elle est peut-être à l’origine de ce qui sera la « querelle du pur amour ».

Contempler, c’est devenir ce qu’on regarde. Ce que nous aimons d’amour, nous le devenons. Son humanisme est eschatologique puisque nous serons

pleinement homme lorsque nous aurons rejoint notre archétype. Hadewijch a voulu éveiller l’esprit à sa vocation éternelle. « Si vous voulez savoir ce qui est à vous, donnez-vous à Dieu et

devenez ce qu’Il est. »

Page 193: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

193

Comme celle de Hadewijch, la doctrine de Ruysbroeck sera une mystique d’introversion, une mystique exemplariste, une mystique trinitaire. La structure de l’âme contemplative épouse strictement chez l’un comme chez l’autre la structure de Dieu contemplé. Mais, si le flux et le reflux dionysien de Dieu en l’âme et de l’âme en Dieu – flux et reflux à l’image de celui qu’il y a entre l’essence divine et les personnes trinitaires – est nettement marqué, la mystique de l’un et de l’autre n’en est pas moins christocentrique, car c’est dans le Christ que ce flux et reflux ont lieu.

La prière de Jésus pour l’unité (Jn 17) trouve dans Hadewijch et dans Le Miroir du salut éternel ainsi que dans Le Livre de la plus haute vérité son suprême exaucement. Or, ce dernier ouvrage est écrit précisément pour dégager les béguines de toute compromission hétérodoxe. L’union indifférenciée de la Vision 7 de Hadewijch dans laquelle toute distinction s’efface (H II, p. 157, Poème V) est célébrée par Ruysbroeck dans Le Royaume des amants et dans L’Ornement des noces spirituelles (deuxième et troisième parties).

L’âme créée à l’image de Dieu ressemble à son exemplaire dans la mesure où elle participe à lui, mais comme il y a toujours une distance infinie entre l’exemplaire et son image créée, la ressemblance peut toujours croître, d’où cette loi de progrès indéfini qui, chez l’un comme chez l’autre, domine la vie spirituelle. Il s’agit donc de courir vers ce qui fuit toujours, car plus nous payons ce que l’amour exige de nous, plus nous sommes débiteurs. Ruysbroeck redit l’exclamation de Hadewijch : « Payez votre dette, aimez l’amour qui vous a éternellement aimé » (Sept degrés de l’amour spirituel, tome 1, ch. 14, p. 262) et « l’homme humble aperçoit en son fond qu’il n’acquitte jamais sa dette envers Dieu, ni envers les hommes » (Le Tabernacle spirituel, 1ère partie, p. 89). La dette n’est pas seulement payée par l’Unité, mais à l’Unité.

Dans le pur silence, rarement un tel degré de contemplation, informé par une charité aussi pure, aussi désintéressée aura été atteint.

« Que nous puissions posséder l’essentielle Unité, est-il écrit à la fin du Livre 3 de L’Ornement des noces spirituelles, et clairement contempler l’unité dans la Trinité, puisse le divin Amour nous l’accorder, car il ne renvoie aucun mendiant. »

Page 194: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 195: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

195

BIBLIOGRAPHIE DE HADEWIJCH

ŒUVRES DE HADEWIJCH D’ANVERS

Hadewijch d’Anvers, écrits mystiques des Béguines, traduits du moyen-néerlandais par le Père Jean-Baptiste Porion, chartreux, Seuil, Paris 1954 ; réimprimé, 1985 et 1994 (avec nouvelle pagination).

Lettres Spirituelles, traduction et notes par le Père Jean-Baptiste Porion, chartreux, Martingay, Genève 1972, coll. « Ad solem ».

Amour est tout, Poèmes strophiques, traduits par Rose Vande Plas, introduction générale et présentation par le chanoine André Simonet, Téqui, Paris 1984.

Visions, présentation, traduction et notes par le Père Jean-Baptiste Porion, chartreux, L’Œil, Paris 1987, coll. « Les Deux Rives ».

La Onzième Vision, Nova et Vetera, 1949/1. Voir aussi 1838/4 et 1952/4, mais repris dans les ouvrages du Père Jean-Baptiste Porion cités plus haut.

OUVRAGES ET ETUDES SUR HADEWIJCH D’ANVERS EN

FRANÇAIS

Arts (H.), s.j., Avoir faim et soif de Dieu, une spiritualité du désir, « Communio », 1990/5.

Auger (A.), Études sur les mystiques des Pays-Bas au Moyen âge, Bruxelles 1892.

Axters (St.), o.p., La Spiritualité des Pays-Bas, Nauwelaerts, Louvain/Vrin, Paris 1948.

Baumer-Despeigne (O.), Hadewijch d’Anvers, une partenaire dans le dialogue avec les religions orientales, « Voie de l’Orient », sup. au n° 26, janvier 1988.

Baumer-Despeigne (O.), Hadewijch d’Anvers et Hadewijch II. La Mystique de l’être au 13‰ siècle, « Vie consacrée », 1990/3.

Bériou (N.), La Prédication au béguinage de Paris pendant l’année 1272-1273, « Recherches augustiennes », vol. XIII, 1978.

Page 196: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

196

Bouyer (L.), Mysterion, du mystère à la mystique, L’Œil, Paris 1986.

Bouyer (L.), Figures mystiques féminines, Cerf, Paris 1989. Cognet (L.), Introduction aux mystiques rhéno- amands, Desclée,

Paris 1968. Encyclopédie des mystiques, Laffont, Paris, 1972. Épiney-Burgard (G.), Zum-Brunn (E.), Femmes, troubadours de

Dieu, Brépols, Paris 1989. Génicot (L.), La Spiritualité médiévale, Fayard, Paris 1958. Groult (P.), La Mystique des Pays-Bas et la littérature espagnole

du XVIe siècle, Louvain 1927. Hoornaert (R.), Le Béguinage de Bruges, La Vigne, Bruges 1938. Hoornaert (R.), Le Béguinage de Bruges, D.D.B., Paris 1930. Huyjben (J.), o.s.b., Le Mouvement spirituel dans les Pays-Bas au

XIIIe siècle, « Vie Spirituelle », sup. i, 1947-1948, pp. 39-45. Journet (C.), Note sur la spiritualité des béguines, « Nova et

Vetera », 1955/I. Manselli (R.), Spirituels et béguins du midi, Privat, Toulouse 1989. Maréchal (J.), s.j., Études sur la psychologie des mystiques, 2 vol.,

D.D.B., Paris 1937, coll. « Museum Lessianum ». Mommaers (P.), Hadewijch d’Anvers, Éd. du Cerf, Paris 1994. Perrau (H.), Présence et absence dans la poésie de Hadewijch

d’Anvers, mémoire de maîtrise, Université de Paris X-Nanterre, 1990-1991.

Porion (J. B.), o. cart., Hadewijch d’Anvers, Dictionnaire de Spiritualité, col. 13-23, Beauchesne, Paris 1969.

Vandenbroucke (F.), o.s.b., et autres auteurs, La Spiritualité du Moyen âge, Aubier, Paris 1961, pp. 430-438.

Van Mierlo (J.), s.j., Béguin, béguine, béguinage, Dictionnaire de Spiritualité, col. 1341-1352, Beauchesne, Paris 1937.

Van Mierlo (J.), s.j., Hadewijch, une mystique flamande du XIIIe siècle, « Revue d’Ascétisme et de mystique », t. 5, 1924.

Vauchez (A.), La Spiritualité du Moyen âge occidental, P.U.F., Paris 1975.

Vauchez (A.), Les Laïcs au Moyen âge, Cerf, Paris 1987.

Page 197: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

197

Zum-Brunn (E.), Une source méconnue de l’ontologie eckhartienne. Métaphysique, Histoire de la philosophie, recueil d’études offert à F. Brunner, Neuchâtel 1981.

Panciera Silvana. Les Béguines, Ed. Fidélité 2009. Dufrasne (D.), Libres et folles d’amour, Ed. Mols 2009.

Page 198: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique
Page 199: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

199

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION ............................................................. 9

Première Partie : PURIFICATION DU MIROIR

L’homme à la recherche de l’unité de sa vie (Gn 1,26).......15 Pourquoi je t’aime, Ô Marie ? (Cant. 6,10) .........................18 Superflu ou nécessaire ? (Mc 12,44) ...................................22 Simples réflexions sur le pardon (Mt 18,23-35)..................24 Un océan sans rivage (Jn 8,1-11).........................................28 Trop haut (Jn 15,19) ............................................................33 Prier en son nom (Jn 16,23).................................................37 Ma joie, Jésus, c’est de t’aimer (Rm 8,32) ..........................40 Indicible kénose (Ph 2,6-8)..................................................53 Quand le ciel descend sur la terre (Ph 2,7) ..........................60 Le temps spirituel (Eph 5,16 – Col 4,5) ..............................64 La divinisation (2 P. 1,4) .....................................................70

Deuxième Partie : REFLEXION DANS LE MIROIR

Chapitre 1 : PRESENTATION DE HADEWIJCH, BEGUINE, ECRIVAIN ET MYSTIQUE

Le mouvement béguinal............................................. 81

Un peu d’histoire ..................................................81 La Règle................................................................83 L’organisation.......................................................83

Une « magistra » fameuse, Hadewijch ........................ 85

Sa vie ....................................................................85 Ses œuvres ............................................................85 Ses sources............................................................86 Traductions françaises et sigles ............................86 Les manuscrits ......................................................87 Son influence ........................................................87 Le témoignage du « bon cuisinier ».......................88 Critique .................................................................88

Page 200: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

200

Chapitre 2 : L’ŒUVRE DE HADEWIJCH, CHOIX DE TEXTES

Les lettres................................................................... 91 Les poèmes strophiques........................................... 104 Les visions ............................................................... 119 Les nouveaux poèmes (Hadewijch II) ..................... 123

Chapitre 3 : MENGELDICHTEN

Chapitre 4 : LA DOCTRINE DE HADEWIJCH : LES GRANDS THEMES

L’exemplarisme, œuvre d’amour .............................. 179 L’orewoet ou la course d’amour ............................... 184 La dette d’amour ....................................................... 187 Aimez l’amour........................................................... 190

BIBLIOGRAPHIE DE HADEWIJCH.......................... 195

Œuvres de Hadewijch d’Anvers .................................... 195 Ouvrages et études sur Hadewijch d’Anvers en français195

Page 201: Hadewijch d Anvers Beguine Et Mystique

L'HARMATTAN, ITALIA Via Degli Artisti 15 ; 10124 Torino

L'HARMATTAN HONGRIE

Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest

L'HARMATTAN BURKINA FASO

Rue 15.167 Route du Pô Patte d’oie 12 BP 226 Ouagadougou 12

(00226) 76 59 79 86

ESPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Administratives

BP243, KIN XI ; Université de Kinshasa

L’HARMATTAN GUINEE Almamya Rue KA 028 en face du restaurant le cèdre

OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 60 20 85 08

[email protected]

L’HARMATTAN COTE D’IVOIRE M. Etien N’dah Ahmon

Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03

(00225) 05 77 87 31

L’HARMATTAN MAURITANIE Espace El Kettab du livre francophone

N° 472 avenue Palais des Congrès BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980

L’HARMATTAN CAMEROUN

Immeuble Olympia face à la Camair BP 11486 Yaoundé (00237) 99 76 61 66

[email protected]

L’HARMATTAN SENEGAL « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E

BP 45034 Dakar FANN (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08

[email protected]