H. G. Wells - Ebooks-bnr.com · 2020. 12. 30. · H. G. Wells L’ÉTOILE traduction : Henry-D....

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  • H. G. Wells

    L’ÉTOILE

    traduction : Henry-D. Davrey

    1902

    bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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  • L’ÉTOILE

    Le premier jour de l’année nouvelle, troisobservatoires différents signalèrent, presquesimultanément, le désordre survenu dans lesmouvements de la planète Neptune, la pluséloignée de toutes les planètes qui se meuventautour du soleil. En décembre déjà, Ogilvyavait attiré l’attention sur un ralentissementsuspect de sa vitesse. Une telle nouvelle étaitpeu faite pour intéresser un monde dont la plusgrande partie des habitants ignoraient l’exis-tence de la planète Neptune. Aussi, en dehorsdu monde astronomique, la subséquente dé-couverte d’une faible et lointaine tache animéedans la région troublée, ne causa aucune agita-tion importante. Les gens scientifiques, cepen-dant, trouvèrent cette nouvelle assez remar-quable, avant même qu’on sût que la masse ré-cemment découverte devenait rapidement de

  • plus en plus grande et de plus en plus brillante,que ses mouvements étaient tout à fait diffé-rents de la révolution régulière des planètes etque la déviation de Neptune et de son satelliteprenait maintenant des proportions sans pré-cédent.

    On peut difficilement, sans une certaineéducation scientifique, se rendre exactementcompte de l’énorme isolation du système so-laire. Le soleil, avec ses grains de planètes,sa poussière de planétoïdes et ses impalpablescomètes, nage dans un vide immense, quiconfond presque l’imagination. Au delà de l’or-bite de Neptune, c’est l’espace, vide autant quel’observation humaine l’a pénétré, sans cha-leur, lumière ni son, le vide incolore et morne,pendant trente millions de fois un million dekilomètres. C’est la moindre évaluation de ladistance qu’il faut traverser avant d’atteindrela plus proche des étoiles. À part quelques co-mètes moins substantielles que la plus légèreflamme, rien jamais, à la connaissance hu-

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  • maine, n’avait franchi ce gouffre d’espaceavant l’apparition, au commencement du ving-tième siècle, de cet étrange vagabond, vastemasse de matière énorme et pesante qui, del’obscur mystère des cieux, se précipitait inopi-nément dans le rayonnement solaire.

    Le second jour, pour tout télescope qui serespecte, elle était clairement visible commeun point d’un diamètre à peine sensible, dansla constellation du Lion, près de Régulus. Enpeu de temps, de simples jumelles purentl’apercevoir.

    Le troisième jour de la nouvelle année, ceuxqui, dans les deux hémisphères, lurent les jour-naux, furent avertis pour la première fois de laréelle importance que pouvait avoir cette in-solite apparition dans les cieux. Un journal deLondres intitula la nouvelle : Une collision deplanètes, et publia l’opinion de Duchaine quecette étrange planète nouvelle heurterait pro-bablement Neptune. Les chroniqueurs déve-loppèrent le sujet ; si bien que dans la plupart

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  • des grandes capitales du monde, on était, le3 janvier, dans l’expectative, encore quevague, de quelque imminent phénomène astro-nomique ; et quand, autour du globe, la nuitsuivit le crépuscule, des milliers de gens le-vèrent les yeux vers le ciel pour voir… lesvieilles et familières étoiles, telles qu’ellesavaient toujours été.

    À Londres, l’astre apparut vers l’aurore, àl’heure où Pollux disparaît et les étoiles pâ-lissent : une aurore d’hiver, une infiltration delumière malsaine qui s’accumule, et la lueurdu gaz et des lampes qui brillait, jaune, auxfenêtres où les gens veillaient. Le policemansomnolent l’aperçut ; les foules affairées dansles marchés s’arrêtèrent bouche bée ; les ou-vriers se rendant à leur ouvrage matinal, leslaitiers, les cochers des fourgons des postes,les viveurs et les noctambules qui rentraientexcédés et pâles, les vagabonds sans logis, lessentinelles à leur poste, et, dans la campagne,le laboureur cheminant à travers champs, les

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  • braconniers rentrant furtivement, par toute lacontrée encore sombre qui se réveillait, sur lamer, les marins en vigie épiant le jour, touspurent voir une grande étoile blanche surgirdans le ciel occidental.

    Elle était plus brillante qu’aucune étoile denos cieux ; plus étincelante que l’Étoile du Soir.Une heure après le lever du soleil, elle scin-tillait encore plus large et plus blanche, nonplus une simple tache de lumière clignotante,mais un petit disque rond d’un éclat net etclair. Là où la science ne peut atteindre, leshommes s’étonnent et craignent, se contant lesguerres et les fléaux que présagent ces signesenflammés dans les cieux. Les Boers opi-niâtres, les noirs Hottentots, les nègres de laCôte d’Or, les Espagnols, les Portugais, lesFrançais épiaient dans l’ardeur du soleil levantla disparition de cette étrange étoile nouvelle.

    Dans cent observatoires, ce fut une surexci-tation contenue qui se changea bientôt en ex-clamations lorsque les deux astres lointains,

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  • courant de çà et de là, semblèrent se pour-suivre. On rassembla les appareils photogra-phiques, les spectroscopes, toutes sortes d’ins-truments pour enregistrer ce nouvel et surpre-nant phénomène : la destruction d’un monde.Car c’était un monde, une planète sœur de lanôtre, en vérité infiniment plus grande quenotre Terre, qui, si soudainement, s’élançaitvers la mort flamboyante. Neptune avait étébel et bien frappé par l’astre étrange venu del’espace extérieur, et la violence du choc avaitincontinent fait, des deux globes solides, unevaste masse incandescente. Ce jour-là, deuxheures avant l’aube, la grande étoile pallide etblanche décrivit son orbe dans le ciel, dispa-rut vers l’ouest, et le soleil monta derrière elle.Partout les hommes s’émerveillaient ; mais,entre tous ceux qui s’émerveillaient le plus,furent ces marins, habituels contemplateursdes étoiles, qui, par les lointains de la mer, nesavaient rien du nouvel astre, et le voyaientmaintenant se lever comme une lune minus-cule, monter vers le zénith, passer au-dessus

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  • de leur tête et s’enfoncer vers l’ouest avec lesdernières ombres de la nuit.

    Quand, à nouveau, l’étoile se leva sur l’Eu-rope, partout s’étaient rassemblées des foulesattentives : sur la pente des collines, sur lestoits des maisons, dans les plaines, les yeuxfixés vers l’Est pour voir apparaître la grandeétoile nouvelle. Elle surgit, précédée d’unesplendeur blanche, comme l’éclat d’un grandfeu pâle, et ceux qui l’avaient vue paraître lanuit précédente s’écrièrent en la voyant : « Elleest plus grande ! Elle est plus brillante ! » Et defait, la lune à demi pleine, prête à disparaîtrepar delà l’horizon occidental, était vraiment,dans ses dimensions apparentes, hors de toutecomparaison ; mais elle n’avait pas dans toutesa grandeur autant d’éclat qu’en avait mainte-nant le petit cercle de cette étrange étoile nou-velle.

    « Elle est plus brillante ! » criaient les gens,s’attroupant dans les rues. Mais dans les obser-vatoires obscurs, les veilleurs retenaient leur

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  • souffle et s’interrogeaient du regard. « Elles’approche ! disaient-ils, elle est plus près ! »

    L’un après l’autre répétait : « Elle est plusprès ! » Le télégraphe, à petits coups, s’emparade ces mots ; ils tremblotèrent au long des filsdu téléphone et, dans des milliers de cités, descompositeurs aux mains noircies manièrent lescaractères : « Elle est plus près ! » Des gensqui écrivaient dans des bureaux, frappés d’uneétrange inquiétude, posèrent leurs plumes ;d’autres qui causaient, en mille endroits, sai-sirent la possibilité inimaginable de la signifi-cation de ces mots : « Elle est plus près ! » Celacourut au long des rues qui s’éveillaient, dansles villages tranquilles sous la gelée blanche ;ceux qui avaient lu la nouvelle sur les bandesdu télégraphe se tenaient sur le pas des portesdans les lueurs jaunâtres du matin et l’annon-çaient aux passants : « Elle approche ! » Les jo-lies femmes, fraîches et rayonnantes, apprirentla chose contée plaisamment entre deuxdanses et feignirent un intérêt compréhensif

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  • qu’elles ne sentaient pas : « Plus près, vrai-ment ? Comme c’est curieux ! Comme il fautque ces astronomes soient des gens habilespour découvrir des choses pareilles ! »

    Les trimardeurs solitaires cheminant par lanuit glaciale se murmuraient ces mots, pour seréconforter, en regardant au ciel : « Elle fait jo-liment bien de s’approcher, car la nuit est aussifroide que la charité ! Tout de même, si elle ap-proche, elle n’amène guère de chaleur. »

    — « Que peut me faire une nouvelleétoile ! » s’écriait une femme en pleurs, age-nouillée auprès d’un mort.

    L’étudiant, levé de bonne heure pour prépa-rer quelque examen, se posa la chose en pro-blème, pendant que la grande étoile blancheétincelait, large et brillante, à travers les fleursde gelée de sa fenêtre : « Centrifuge, centri-pète », disait-il avec son menton dans sa main,« arrête une planète dans sa course, lui enlèvesa force centrifuge, et puis après ? La force

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  • centripète s’en empare et elle vient tomberdans le soleil ! et alors !… Sommes-nous surson chemin ? Je me le demande !… »

    Ce jour-là s’en fut comme les autres, et,avec les dernières veilles des ténèbres gla-ciales, se leva de nouveau l’astre étrange. Ilétait si brillant que la lune croissante semblaitn’être qu’un pâle et jaune spectre d’elle-même,flottant immense dans le crépuscule. Dans unecité du Sud-Afrique, un homme fameux s’étaitmarié et les rues étaient illuminées pour fêterson retour avec son épouse : « Les cieux mêmeont illuminé ! » dit un flatteur. Sous le capri-corne, deux amants nègres, affrontant paramour l’un de l’autre les bêtes sauvages et lesesprits mauvais, s’étaient blottis dans un fourréde roseaux où voltigeaient les lucioles : « C’estnotre étoile ! » murmuraient-ils, et ils se sen-taient étrangement réconfortés par sa douceclarté.

    Le Grand Mathématicien était assis devantson bureau et repoussait quelques papiers. Ses

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  • calculs étaient presque finis. Dans une petitefiole blanche restait encore un peu de ladrogue qui l’avait tenu éveillé et actif pendantquatre longues nuits. Chaque jour, serein, clair,avec la même patience, il avait fait son cours àses élèves, puis était immédiatement revenu àses importants calculs. Son visage était grave,un peu tiré et hectique à cause de son activitéfacticement entretenue. Pendant, quelquetemps il sembla perdu dans ses pensées. Sou-dain, il se leva, alla à la fenêtre et fit remonterle store. Au milieu du ciel, au-dessus de l’amasdes toits, des cheminées et des clochers de laville, roulait l’astre.

    Il le regarda comme on regarde dans lesyeux un ennemi courageux. « Tu peux me tuer,dit-il, après un silence ; mais je te tiens – toiet tout l’univers – dans l’étreinte de ce petitcerveau. Je ne changerais pas, même mainte-nant ! »

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  • Ses regards rencontrèrent la petite fiole. « Iln’y a plus besoin de dormir, maintenant ! » dit-il.

    Le jour suivant à midi, il entra, ponctuel,dans l’amphithéâtre où il faisait son cours, po-sa son chapeau au bout de la table, selon sonhabitude, et choisit soigneusement un grosmorceau de craie. C’était un sujet de plaisan-terie parmi ses élèves, qu’il ne pouvait faireson cours s’il ne tenait sans cesse ce morceaude craie entre les doigts, et il fut frappé d’im-puissance une fois qu’ils lui avaient soustrait saprovision. Il s’avança et regarda, sous ses sour-cils gris, les rangées de jeunes et frais visagesqui s’inclinaient ; puis il commença, à sa façonaccoutumée, en phrases étudiées : « Des cir-constances surviennent… circonstances horsde mon pouvoir, – dit-il – qui – reprit-il aprèsune pause – m’empêcheront de compléter lecours que je me proposais d’achever avecvous… Il peut sembler, messieurs… pour ex-

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  • primer la chose clairement et brièvement…que l’Homme a vécu en vain ! »

    Alors ils commencèrent à comprendre…

    Cette nuit-là, l’étoile se leva plus tard, carson propre mouvement vers l’Est l’avaitquelque peu entraînée du Lion vers la Vierge,et son éclat était si grand que le ciel devint,à mesure qu’elle se levait, d’un bleu lumineux,et les étoiles s’effacèrent tour à tour, sauf Ju-piter près du Zénith, Capella, Aldébaran, Siriuset les chiens de l’Ourse. Elle était très blancheet belle. En maints endroits du monde, on vit,cette nuit-là, un halo pâle qui l’encerclait. Elledevenait visiblement plus grande ; dans le cielclair et réfractif des Tropiques, elle paraissaitavoir près du quart des dimensions de la Lune.Il gelait encore en Angleterre, mais le mondeétait aussi brillamment illuminé que par unclair de lune d’été. On y voyait assez, aveccette froide et claire lumière, pour lire une im-pression tout à fait ordinaire, et, dans les cités,les lampes brûlaient, jaunes et blêmes.

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  • Par tout le monde, on veilla cette nuit-là ;par toute la chrétienté, un morne murmureflotta dans l’air vif des campagnes, comme lebourdonnement des abeilles dans la bruyère,et ce tumultueux murmure croissait en cla-meur dans les cités. C’était le son des clochesd’un million de beffrois, de tours et de clo-chers, mandant aux peuples de ne plus dormir,mais de se rassembler dans les églises et deprier. Et dans le ciel, tandis que la nuit passaitet que la terre poursuivait sa route, plus largeet plus claire montait l’étoile éblouissante.

    Les rues et les maisons étaient éclairéesdans toutes les villes ; les chantiers et les docksruisselaient de clarté, et toutes les routes dansl’intérieur des continents étaient tout au longde la nuit encombrées de gens et de lumière.Sur toutes les mers qui entourent les contréescivilisées, les paquebots aux machines hale-tantes, les vaisseaux aux voiles gonflées, sur-chargés d’hommes et de créatures vivantes ga-gnaient le large, vers le Nord. Car déjà l’aver-

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  • tissement du mathématicien fameux avait ététélégraphié dans le monde entier et traduit encent langages divers. La planète nouvelle etNeptune, enlacées en une étreinte de flammes,tournoyaient vertigineusement d’une alluresans cesse plus rapide, vers le soleil. Déjà, àchaque seconde, cette flamboyante massefranchissait des centaines de milles et à chaqueseconde, sa terrifiante vélocité s’accroissait.D’après la direction de sa course actuelle, àvrai dire, elle devait passer à une centaine demillions de milles de la terre, et l’influencer àpeine ; mais près de sa route prévue, jusqu’àprésent fort peu troublée, se trouvait l’énormeplanète Jupiter et ses lunes, tournant splen-didement autour du soleil. À chaque instant,maintenant, croissait l’attraction entre l’étoileflamboyante et la plus grande des planètes. Etle résultat de cette attraction ? Inévitablement,Jupiter dévierait de son orbite en une courseelliptique, et l’étoile ardente, écartée par at-traction de son élan vers le soleil, décrirait unecourbe, heurterait peut-être notre Terre, et cer-

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  • tainement passerait fort près d’elle. « Trem-blements de terre, éruptions volcaniques, cy-clones, hautes marées, inondations et une élé-vation constante et régulière de la températurejusqu’à je ne sais quelle limite », avait prophé-tisé le grand mathématicien.

    Au-dessus des têtes, pour confirmer ses pa-roles, solitaire, froide et livide, étincelaitl’étoile de la destruction prochaine.

    À beaucoup de ceux qui, jusqu’à ce queleurs yeux leur fissent mal, la fixèrent cettenuit-là, il sembla qu’elle approchait visible-ment. Et cette nuit-là aussi, le temps changea ;le froid qui avait saisi toute l’Europe centrale,la France et l’Angleterre, s’adoucit vers le dé-gel.

    Mais il ne faut pas s’imaginer, parce qu’ila été parlé de gens priant toute la nuit, seréfugiant sur les vaisseaux ou s’enfuyant versles montagnes, que le monde entier fût déjàplongé dans la terreur à cause de l’étoile. De

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  • fait, l’usage et la coutume dirigeaient encorele monde, et en dehors des conversations, àdes moments de loisir, sur la splendeur de lanuit, neuf personnes sur dix s’affairaient en-core aux occupations habituelles. Dans toutesles cités ; les boutiques, à part quelqu’une iciet là, ouvraient et fermaient à leurs heures or-dinaires ; les médecins et les pompes funèbrespoursuivaient leur commerce, les ouvriers al-laient aux usines, les soldats faisaient l’exer-cice, les savants étudiaient, les amants se ren-contraient, les voleurs faisaient le guet et s’en-fuyaient, les politiciens préparaient leurs pro-jets. Les presses des journaux ronflaient toutesles nuits, et plus d’un prêtre de telle ou telleéglise refusa d’ouvrir son saint édifice pour fa-voriser ce qu’il considérait comme une pa-nique absurde.

    Les journaux insistaient sur la leçon de l’anmil, car alors aussi les peuples avaient anticipéla fin. L’étoile n’en était pas une – un simplegaz – une comète ; et si c’était une étoile, elle

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  • ne pouvait possiblement pas heurter la terre :il n’y avait aucun précédent. Ce même soir,à sept heures quinze, heure de Greenwich,l’étoile devait atteindre sa plus grande proxi-mité de Jupiter. Alors le monde saurait quelletournure les choses prendraient. Les avertis-sements du grand mathématicien étaient, parbeaucoup, traités d’habile et laborieuse ré-clame. Enfin, le bon sens, un peu échauffé parla discussion, signifia ses inaltérables convic-tions en allant se coucher. De même aussi, bar-barie et sauvagerie, déjà lassées de la nouveau-té, s’en furent à leurs occupations nocturnes, età part ici et là quelque chien hurlant, le mondedes bêtes ne prêtait aucune attention à l’étoile.

    Cependant, quand enfin les Européens at-tentifs virent l’étoile se lever, une heure plustard il est vrai, mais pas plus grande que lanuit précédente, il y eut encore assez de genséveillés pour se rire du grand mathématicien,pour considérer le danger comme passé.

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  • Mais tout aussitôt les railleries cessèrent.L’étoile croissait. D’heure en heure elle aug-mentait avec une persistance terrible, un peuplus grande à chaque heure, un peu plus prèsdu zénith de minuit, de plus en plus brillante,et cela jusqu’à la nuit du lendemain. Si elle ve-nait, droit sur la terre sans décrire de courbe,si elle ne subissait aucun ralentissement auxenvirons de Jupiter, elle pouvait franchir l’es-pace intermédiaire en une journée. Mais, quoiqu’il en ait été, il lui fallut cinq jours entierspour venir à proximité de notre planète. Lanuit suivante elle atteignit le tiers de la gros-seur de la lune quand elle se couche et le dégelcommença. Quand elle apparut au-dessus del’Amérique, elle avait presque la grosseur de lalune, avec une blancheur aveuglante – et brû-lante. Un vent chaud se mit à souffler à mesureque montait l’étoile, et il augmentait continuel-lement de force. Dans la Virginie, au Brésil, etdans la vallée du Saint-Laurent, elle brillait parintermittence à travers une course fantastiquede nuages orageux secoués d’éclairs violets,

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  • tandis que s’abattait une grêle d’une violenceinouïe. Dans le Manitoba, il eut un dégel su-bit et des inondations dévastatrice. Sur toutesles montagnes de la terre, cette nuit-là la neigeet la glace commencèrent à fondre, et tousles grands fleuves qui venaient de l’intérieurdes continents coulèrent épais et troubles, etbientôt dans les terres basses, entraînèrent destroncs d’arbres tournoyants et des cadavresd’hommes et d’animaux. Les eaux montaientsûrement et constamment sous la clarté lu-gubre et se déversaient par-dessus les rives,poursuivant dans les vallées les populationsqui s’enfuyaient.

    Au long des côtes extrêmes de l’Amériquedu Sud et dans l’Atlantique australe, les maréesfurent si hautes qu’aucune mémoire d’hommene se souvenait de semblables, et la tempêtelança les eaux, en maints endroits, à des ving-taines de milles dans l’intérieur du pays, sub-mergeant des villes entières. Si grande devintla chaleur, pendant cette nuit, que le lever du

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  • soleil sembla la venue d’un peu d’ombre. Lestremblements de terre commencèrent et necessèrent d’augmenter. Bientôt, dans toutel’Amérique, depuis le Cercle arctique jusqu’aucap Horn, les flancs des montagnes se mirent àchanceler et à glisser, des gouffres s’ouvrirent,les murs et les maisons s’écroulèrent. Tout unversant du Cotopaxi s’effondra en une vasteconvulsion et un tumulte de lave jaillit si haut,si large, si rapide et si liquide qu’en un seul jouril atteignit la mer.

    Ainsi l’étoile, avec la lune hâve dans sonsillage, traversa le Pacifique, traînant derrièreelle, comme les pans flottants d’une robe, l’ou-ragan et la vague énorme qui s’augmentait ensa marche pénible, écumante et impatiente, etse précipitait sur les îles, les unes après lesautres, les nettoyant de toute trace humaine.Puis le flot parvint, rapide et terrible, avec unéclat aveuglant et le souffle d’une fournaise,mur d’eau de cinquante pieds de haut, courantavec un rugissement d’affamé, sur les longues

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  • côtes de l’Asie, et se précipita à travers lesplaines de la Chine. Pendant un moment,l’étoile, maintenant plus ardente, plus large etplus brillante que le soleil dans toute sa force,répandit son impitoyable clarté sur l’immenseet populeuse contrée ; les villes et les villagesavec leurs pagodes, les arbres, les routes, lesvastes champs cultivés, des millions de genssans sommeil, contemplant avec une impuis-sante terreur le ciel incandescent ; et ensuite,très bas d’abord et augmentant à mesure qu’ilapprochait, le tumulte du flot. Ce fut ainsi lafin de millions de gens, cette nuit-là – une fuitevers nulle part, les membres alourdis par lachaleur, la respiration haletante et l’air quimanquait, et, derrière, le flot comme un murrapide et éblouissant. Puis, la mort !

    La Chine étincelait de clarté blanche, maisau-dessus du Japon, de Java et de toutes lesîles de l’Asie Orientale, la grande étoile passacomme un globe de feu rouge et terne à causede la vapeur, de la fumée et des cendres que

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  • les volcans crachaient pour saluer sa venue.À la surface coulait le flot de lave, et au-des-sous les flots bouillonnants et la Terre entièreétaient agités et tourmentés par des secousseset des tremblements terribles. Bientôt les im-mémoriales neiges du Thibet et de l’Himalayase mirent à fondre et se précipitèrent par dixmillions de canaux qui se creusaient sans cesseet convergeaient vers les plaines de la Birma-nie et de l’Hindoustan ; les sommets inextri-cables des jungles indiennes s’enflammèrenten mille endroits et sous les eaux rapides, par-mi les souches et les troncs, des chosessombres s’agitaient encore faiblement et réflé-chissaient les langues rouge-sang des flammes.Dans une inexprimable confusion, une multi-tude d’hommes et de femmes s’enfuyaient aulong des larges routes, aux bords des fleuvesvers la dernière espérance des hommes – lamer.

    Plus grande encore devenait l’étoile, plusgrande, plus ardente et plus brillante, avec

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  • maintenant une rapidité terrible. L’Océan tro-pical avait perdu sa phosphorescence, et desvapeurs tournoyantes s’élevaient en volutesfantastiques des vagues sombres qui plon-geaient incessamment à l’entour des vaisseauxque secouait la tempête.

    Alors, il se fit un prodige. Il sembla à ceuxqui, en Europe, attendaient le lever de l’étoileque la terre avait cessé de tourner. En mille en-droits des plaines et des montagnes, les gensqui avaient fui les inondations, l’écroulementdes maisons l’affaissement des collines, atten-dirent en vain le lever de l’astre. En une incer-titude terrible, les heures suivirent les heures,et l’étoile ne parut pas. Une fois encore, leshommes contemplèrent les vieilles constella-tions qu’ils avaient cru perdues pour toujours.En Angleterre, le ciel était ardent et clair, en-core que le sol frémît perpétuellement ; mais,dans les Tropiques, Sirius, Capella et Aldéba-ran brillaient à travers un épais voile de va-peur. Quand enfin la grande étoile se leva, en-

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  • viron dix heures plus tard, le soleil montapresque immédiatement derrière elle, et aucentre de son foyer blanc, était un disquesombre.

    C’était pendant son passage au-dessus del’Asie que l’étoile avait commencé de tomberderrière le mouvement du ciel ; soudain,comme elle passait au-dessus de l’Inde, saclarté s’était voilée. Toute la plaine de l’Hin-doustan, depuis l’Indus jusqu’aux bouches duGange, était cette nuit-là une immense étendued’eau, hors de laquelle s’élevaient les templeset les palais, les monts et les collines noirsde monde. Chaque minaret était une masseconfuse de gens qui tombaient, un par un, dansles eaux troubles, à mesure que la chaleur et laterreur les surprenaient. Toute la contrée sem-blait gémir et se lamenter. Tout à coup, uneombre passa sur cette fournaise de désespoir ;un souffle de vent frais et un amas de nuagess’élevèrent dans l’air rafraîchi. Les gens qui,presque aveuglés, regardèrent l’étoile, virent

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  • un disque noir se glisser au travers de sonrayonnement. C’était la lune, passant entrel’étoile et la terre. Au moment même où leshommes criaient vers Dieu pour ce répit, avecune étrange et inexplicable rapidité, dans l’Estmonta le soleil ; alors, avec une affolante vé-locité, étoile, soleil et lune se précipitèrent en-semble à travers les cieux.

    Ce fut ainsi que bientôt, l’un derrièrel’autre, se levèrent pour les Européens an-xieux, l’étoile et le soleil. Ils se poursuivirentimpétueusement pendant un moment, puis ra-lentirent leur course, et enfin s’arrêtèrent,confondus en un seul rayonnement de flammeau Zénith. La lune n’éclipsait plus l’étoile etse trouvait hors de vue dans la splendeur duciel. Bien que ceux qui étaient encore en vieregardassent pour la plupart ce spectacle aveccette même stupidité que la faim, la fatigue, lachaleur et le désespoir engendrent, il y en eutquelques-uns qui purent saisir la significationde ces signes. L’Étoile et la Terre avaient été à

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  • leur plus grande proximité, avaient subi leurscommunes perturbations et l’étoile avait pas-sé. Déjà elle s’éloignait, de plus en plus rapide,dans la dernière phase de sa chute vertigineusevers le soleil.

    Alors les nuages se rassemblèrent, effaçantle ciel ; le tonnerre et les éclairs tissèrent leurvêtement autour du monde ; par toute la terre,il y eut un déluge de pluie, tel que les hommesn’en avaient vu de semblable auparavant ; etlà où les volcans avaient craché leurs flammescontre la voûte des nuages, il retomba des tor-rents de boue. Partout les eaux se déversaienthors des terres, laissant des ruines envaséeset le sol jonché, comme un rivage après latempête, de tout ce qui avait flotté, les ca-davres des hommes et des animaux. Pendantdes jours, les eaux s’écoulèrent emportant surleur passage les décombres, les arbres et lesmaisons, empilant d’immenses digues et creu-sant de titaniques ravins sur la surface du pays.Ce furent les jours de tristesse qui suivirent

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  • l’étoile et le cataclysme. Pendant ces jours etpendant beaucoup de semaines et de mois, lestremblements de terre continuèrent.

    Mais l’étoile était passée. Et les hommes,poussés par la faim et reprenant lentementcourage, purent regagner leurs cités en ruines,leurs greniers incendiés, et leurs champs dé-trempés. Les quelques vaisseaux qui avaientéchappé aux tempêtes arrivèrent déroutés etdélabrés, sondant leur route avec précautionparmi les récents hauts-fonds et les nouvelleslignes d’eaux des ports autrefois familiers.Quand les tempêtes se calmèrent, les hommess’aperçurent qu’en tous lieux les journéesétaient plus chaudes que jadis, que le soleilétait plus grand et que la lune, diminuée desdeux tiers de ses anciennes dimensions, déve-loppait ses phases en quatre-vingts jours.

    Mais de la nouvelle fraternité qui se déve-loppa parmi les hommes, de la conservationdes lois, des livres et des machines, del’étrange changement qui se produisit en Is-

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  • lande, au Groenland et sur les rives de la merde Baffin, tel que les marins qui y parvinrentalors trouvèrent ces contrées verdoyantes etgracieuses, si bien qu’ils pouvaient à peine encroire leurs yeux, cette histoire ne raconte rien,non plus que de l’activité humaine maintenantque la terre était plus chaude, au nord et ausud, vers les pôles. Elle n’a à s’occuper que dela venue et de la disparition de l’étoile.

    Les astronomes de Mars – car il y a des as-tronomes dans la planète Mars, encore qu’ilssoient fort différents des hommes – furent,comme on le pense, profondément intéresséspar ces phénomènes. Sans doute, ils virent leschoses à leur propre point de vue. « Considé-rant la masse et la température du projectilelancé à travers notre système solaire jusqu’ausoleil, écrivit l’un d’eux, on est surpris du peude dommage que la Terre, qu’il a manquée desi près, a supporté. Toutes les démarcationsanciennes des continents, et les masses desmers sont restées intactes, et à vrai dire, la

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  • seule différence semble être une diminution dela décoloration blanche (qu’on suppose être del’eau congelée) autour de chacun des pôles. »Ce qui montre simplement combien la plusvaste des catastrophes humaines peut paraîtrepeu de chose à une distance de quelques mil-lions de milles.

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  • autres Nouvelles, Paris, Société du Mercure deFrance, 1902, p. 93-114. D’autres éditions ontpu être consultées en vue de l’établissementdu présent texte. La photo de première pagereprend le détail de Hubble Finds That Betel-geuse's Mysterious Dimming Is Due to a Trauma-tic Outburst, NASA, ESA, et E. Wheatley (STS-cI) (www.nasa.gov).

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