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Germainede Staël-Holstein

CONSIDÉRATIONS SUR LES PRINCIPAUX

ÉVÉNEMENS DE LA RÉVOLUTIONFRANÇOISE(parties 4-6)

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Ouvrage posthume, publié parM. le Duc de Broglie et M. le

Baron de Staël

1818

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QUATRIÈME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Nouvelles d’Égypte ; retour de Bona-parte.

RIEN n’était plus propre à frapper les espritsque la guerre d’Égypte ; et, bien que la grandevictoire navale remportée par Nelson prèsd’Aboukir en eût détruit les avantages pos-sibles, des lettres datées du Caire, des ordresqui partaient d’Alexandrie pour arriver jus-qu’aux ruines de Thèbes, vers les confins del’Éthiopie, accroissaient la réputation d’unhomme qu’on ne voyait plus, mais qui semblait

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de loin un phénomène extraordinaire. Il met-tait à la tête de ses proclamations : Bonaparte,général en chef, et membre de l’Institut national ;on en concluait qu’il était ami des lumières,et qu’il protégeait les lettres ; mais la garantiequ’il donnait à cet égard n’était pas plus sûreque sa profession de foi mahométane, suiviede son concordat avec le pape. Il commençaitdéjà la mystification de l’Europe, convaincu,comme il l’est, que la science de la vie neconsiste pour chacun que dans les manœuvresde l’égoïsme. Bonaparte n’est pas seulement unhomme, mais un système ; et, s’il avait raison,l’espèce humaine ne serait plus ce que Dieu l’afaite. On doit donc l’examiner comme un grandproblème dont la solution importe à la penséedans tous les siècles.

En réduisant tout au calcul, Bonaparte ensavait pourtant assez sur ce qu’il y a d’invo-lontaire dans la nature des hommes, pour sen-tir la nécessité d’agir sur l’imagination, et sa

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double adresse consistait dans l’art d’éblouirles masses et de corrompre les individus.

Sa conversation avec le mufti dans la py-ramide de Chéops devait enchanter les Pari-siens, parce qu’elle réunissait deux choses quiles captivent : un certain genre de grandeur,et de la moquerie tout ensemble. Les Françaissont bien aises d’être émus, et de rire de cequ’ils sont émus ; le charlatanisme leur plaît,ils aident volontiers à se tromper eux-mêmes,pourvu qu’il leur soit permis, tout en seconduisant comme des dupes, de montrer parquelques bons mots que pourtant ils ne le sontpas.

Bonaparte, dans la pyramide, se servit dulangage oriental. « Gloire à Allah ! dit-il ; il n’ya de vrai Dieu que Dieu, et Mahomet est son pro-phète. Le pain dérobé par le méchant se réduit enpoussière dans sa bouche. » – « Tu as parlé, dit lemufti, comme le plus docte des mullahs. » – « Jepuis faire descendre du ciel un char de feu, conti-

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nuait Bonaparte, et le diriger sur la terre. » – « Tues le plus grand capitaine, répondit le mufti, dontla puissance de Mahomet ait armé le bras. » Ma-homet, toutefois, n’empêcha pas que sir SidneySmith n’arrêtât, par sa brillante valeur, les suc-cès de Bonaparte à Saint-Jean d’Acre.

Lorsque Napoléon, en 1805, fut nommé roid’Italie, il dit au général Berthier, dans un deces moments où il causait de tout pour essayerses idées sur les autres : « Ce Sidney Smith m’afait manquer ma fortune à Saint-Jean d’Acre ;je voulais partir d’Égypte, passer par Constan-tinople, et prendre l’Europe à revers pour arri-ver à Paris. » Cette fortune manquée paraissaitalors néanmoins en assez bon état. Quoi qu’ilen soit de ses regrets, gigantesques comme lesentreprises qui les ont suivis, le général Bo-naparte trouva le moyen de faire passer sesrevers en Égypte pour des succès ; et, bienque son expédition n’eût d’autre résultat que laruine de la flotte et la destruction d’une de nos

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plus belles armées, on l’appela le vainqueur del’Orient.

Bonaparte, s’emparant avec habileté del’enthousiasme des Français pour la gloire mili-taire, associa leur amour-propre à ses victoirescomme à ses défaites. Il prit par degrés la placeque tenait la révolution dans toutes les têtes, etreporta sur son nom seul tout le sentiment na-tional qui avait grandi la France aux yeux desétrangers.

Deux de ses frères, Lucien et Joseph, sié-geaient au conseil des cinq-cents, et tous lesdeux, dans des genres différents, avaient assezd’esprit et de talents pour être éminemmentutiles au général. Ils veillaient pour lui sur l’étatdes affaires, et, quand le moment fut venu, ilslui conseillèrent de revenir en France. Les ar-mées étaient alors battues en Italie, et, pour laplupart, désorganisées par les fautes de l’ad-ministration. Les jacobins commençaient à seremontrer, le directoire était sans considéra-

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tion et sans force : Bonaparte reçut toutes cesnouvelles en Égypte ; et, après s’être enferméquelques heures pour les méditer, il se résolutà partir. Cet aperçu rapide et sûr des circons-tances est précisément ce qui le distingue, etl’occasion ne s’est jamais offerte à lui en vain.On a beaucoup répété qu’en s’éloignant alors,il avait déserté son armée. Sans doute, il estun genre d’exaltation désintéressée qui n’auraitpas permis à un guerrier de se séparer ainside ceux qui l’avaient suivi, et qu’il laissait dansla détresse. Mais le général Bonaparte couraitde tels risques en traversant la mer couvertede vaisseaux anglais ; le dessein qui l’appelaiten France était en lui-même si hardi, qu’il estabsurde de traiter de lâcheté son départd’Égypte. Il ne faut pas attaquer un être de cegenre par les déclamations communes : touthomme qui a produit un grand effet sur lesautres hommes doit être approfondi pour êtrejugé.

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Un reproche d’une nature beaucoup plusgrave, c’est l’absence totale d’humanité que legénéral Bonaparte manifesta dans sa cam-pagne d’Égypte. Toutes les fois qu’il a trouvéquelque avantage dans la cruauté, il se l’estpermise, sans que, pour cela, sa nature fût san-guinaire. Il n’a pas plus d’envie de verser lesang qu’un homme raisonnable n’a envie dedépenser de l’argent quand cela n’est pas né-cessaire ; mais ce qu’il appelle la nécessité,c’est son ambition ; et, lorsque cette ambitionétait compromise, il n’admettait pas même unmoment qu’il pût hésiter à sacrifier les autres àlui ; et ce que nous nommons la conscience nelui a jamais paru que le nom poétique de la du-perie.

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CHAPITRE II.

Révolution du 18 brumaire.

DANS le temps qui s’était écoulé depuis leslettres que les frères de Bonaparte lui avaientécrites en Égypte pour le rappeler, les affairesavaient singulièrement changé de face enFrance. Le général Bernadotte, nommé mi-nistre de la guerre, avait en peu de mois ré-organisé les armées. L’extrême activité de cegénéral réparait tous les maux que la négli-gence avait causés. Un jour, comme il passaiten revue les jeunes gens de Paris qui allaientpartir pour la guerre : Enfants, leur dit-il, il ya sûrement parmi vous de grands capitaines. Cessimples paroles électrisaient les âmes, en rap-pelant l’un des premiers avantages des institu-tions libres, l’émulation qu’elles excitent dans

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toutes les classes. Les Anglais avaient fait unedescente en Hollande, mais ils en étaient déjàrepoussés. Les Russes avaient été battus à Zu-rich par Masséna ; les armées françaises repre-naient l’offensive en Italie. Ainsi, quand le gé-néral Bonaparte revint, la Suisse, la Hollandeet le Piémont étaient encore sous l’influencefrançaise ; la barrière du Rhin, conquise parla république, ne lui était point disputée, et laforce de la France était en équilibre avec celledes autres États de l’Europe. Pouvait-on imagi-ner alors que, de toutes les combinaisons quele sort offrait à la France, celle qui devait laconduire à être conquise et subjuguée était deprendre pour chef le plus habile des généraux ?La tyrannie anéantit jusqu’aux forces militairesmêmes auxquelles elle a tout sacrifié.

Ce n’étaient donc plus les revers de laFrance au-dehors qui faisaient désirer Bona-parte en 1799 ; mais la peur que causaient lesjacobins le servit puissamment. Ils n’avaientplus de moyens, et leur apparition n’était que

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celle d’un spectre qui vient remuer descendres ; mais c’en était assez pour ranimer lahaine qu’ils inspiraient, et la nation se précipi-ta dans les bras de Bonaparte en fuyant un fan-tôme.

Le président du directoire avait dit, le10 août de l’année même où Bonaparte se fitconsul : La royauté ne se relèvera jamais ; on neverra plus ces hommes qui se disaient déléguésdu ciel pour opprimer avec plus de sécurité laterre, et qui ne voyaient dans la France que leurpatrimoine, dans les Français que leurs sujets, etdans les lois que l’expression de leur bon plaisir.Ce qu’on ne devait plus voir, on le vit bientôtnéanmoins ; et ce que la France souhaitait enappelant Bonaparte, le repos et la paix, étaitprécisément ce que son caractère repoussait,comme un élément dans lequel il ne pouvaitvivre.

Lorsque César renversa la république ro-maine, il avait à combattre Pompée et les plus

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illustres patriciens de son temps ; Cicéron etCaton luttaient contre lui : tout était grandeuren opposition à la sienne. Le général Bona-parte ne rencontra que des adversaires dont lesnoms ne valent pas la peine d’être cités. Si ledirectoire même avait été dans toute sa forcepassée, il aurait dit comme Rewbell, lorsqu’onlui faisait craindre que le général Bonaparten’offrît sa démission : Hé bien ! acceptons-la, carla république ne manquera jamais d’un généralpour commander ses armées. En effet, ce quiavait rendu les armées de la république fran-çaise redoutables jusqu’alors, c’était de n’avoireu besoin d’aucun homme en particulier pourles conduire. La liberté développe dans unegrande nation tous les talents qu’exigent lescirconstances.

Le 18 brumaire précisément, j’arrivai deSuisse à Paris ; et comme je changeais de che-vaux, à quelques lieues de la ville, on me ditque le directeur Barras venait de passer, re-tournant à sa terre de Grosbois, accompagné

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par des gendarmes. Les postillons racontaientles nouvelles du jour ; et cette façon populairede les apprendre leur donnait encore plus devie. C’était la première fois, depuis la révo-lution, qu’on entendait un nom propre danstoutes les bouches. Jusqu’alors on disait : L’as-semblée constituante a fait telle chose, lepeuple, la convention ; maintenant, on ne par-lait plus que de cet homme qui devait se mettreà la place de tous, et rendre l’espèce humaineanonyme, en accaparant la célébrité pour luiseul, et en empêchant tout être existant depouvoir jamais en acquérir.

Le soir même de mon arrivée, j’appris que,pendant les cinq semaines que le général Bo-naparte avait passées à Paris depuis son re-tour, il avait préparé les esprits à la révolutionqui venait d’éclater. Tous les partis s’étaientofferts à lui, et il leur avait donné de l’espoirà tous. Il avait dit aux jacobins qu’il les pré-serverait du retour de l’ancienne dynastie ; ilavait au contraire laissé les royalistes se flatter

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qu’il rétablirait les Bourbons ; il avait fait dire àSieyes qu’il lui donnerait les moyens de mettreau jour la constitution qu’il tenait dans unnuage depuis dix ans ; il avait surtout captivéle public, qui n’est d’aucun parti, par des pro-testations générales d’amour de l’ordre et dela tranquillité. On lui parla d’une femme dontle directoire avait fait saisir les papiers ; il serécria sur l’absurde atrocité de tourmenter lesfemmes, lui qui en a tant condamné selon soncaprice à des exils sans terme ; il ne parlait quede la paix, lui qui a introduit la guerre éter-nelle dans le monde. Enfin, il y avait dans samanière une hypocrisie doucereuse qui faisaitun odieux contraste avec ce qu’on savait de saviolence. Mais, après une tourmente de dix an-nées, l’enthousiasme des idées avait fait placedans les hommes de la révolution aux crainteset aux espérances qui les concernaient per-sonnellement. Au bout d’un certain temps lesidées reviennent ; mais la génération qui a eupart à de grands troubles civils, n’est presque

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jamais capable d’établir la liberté : elle s’esttrop souillée pour accomplir une œuvre aussipure.

La révolution de France n’a plus été, depuisle 18 fructidor, qu’une succession continuelled’hommes qui se perdaient, en préférant leurintérêt à leur devoir : ils donnaient du moinsainsi une grande leçon à leurs successeurs.

Bonaparte ne rencontra point d’obstaclespour arriver au pouvoir. Moreau n’était pas en-treprenant dans les affaires civiles ; le généralBernadotte demanda vivement au directoire dele rappeler au ministère de la guerre. Sa no-mination fut écrite, mais le courage manquapour la signer. Presque tous les militaires serallièrent donc à Bonaparte ; car, en se mêlantencore une fois des révolutions intérieures, ilsétaient résolus à placer un des leurs à la tête del’état, afin de s’assurer ainsi les récompensesqu’ils voulaient obtenir.

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Un article de la constitution qui permettaitau conseil des anciens de transférer le corpslégislatif dans une autre ville que Paris, fut lemoyen dont on se servit pour amener le ren-versement du directoire.

Le conseil des anciens ordonna, le 18 bru-maire, que le corps législatif se transportât àSaint-Cloud le lendemain 19, parce qu’on pou-vait y faire agir plus facilement la force mili-taire. Le 18 au soir, la ville entière était agitéepar l’attente de la grande journée du lende-main ; et sans aucun doute la majorité des hon-nêtes gens, craignant le retour des jacobins,souhaitait alors que le général Bonaparte eutl’avantage. Mon sentiment, je l’avoue, était fortmélangé. La lutte étant une fois engagée, unevictoire momentanée des jacobins pouvaitamener des scènes sanglantes ; mais j’éprou-vais néanmoins, à l’idée du triomphe de Bona-parte, une douleur que je pourrais appeler pro-phétique.

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Un de mes amis, présent à la séance deSaint-Cloud, m’envoyait des courriers d’heureen heure : une fois il me manda que les ja-cobins allaient remporter, et je me préparai àquitter de nouveau la France ; l’instant d’aprèsj’appris que le général Bonaparte avait triom-phé, les soldats ayant dispersé la représenta-tion nationale ; et je pleurai, non la liberté,elle n’exista jamais en France, mais l’espoir decette liberté sans laquelle il n’y a pour ce paysque honte et malheur. Je me sentais dans cetinstant une difficulté de respirer qui est deve-nue depuis, je crois, la maladie de tous ceuxqui ont vécu sous l’autorité de Bonaparte.

On a parlé diversement de la manière donts’est accomplie cette révolution du 18 bru-maire. Ce qui importe surtout, c’est d’observerdans cette occasion les traits caractéristiquesde l’homme qui a été près de quinze ans lemaître du continent européen. Il se rendit à labarre du conseil des anciens, et voulut les en-traîner en leur parlant avec chaleur et avec no-

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blesse ; mais il ne sait pas s’exprimer dans lelangage soutenu ; ce n’est que dans la conver-sation familière que son esprit mordant et dé-cidé se montre à son avantage ; d’ailleurs,comme il n’a d’enthousiasme véritable sur au-cun sujet, il n’est éloquent que dans l’injure,et rien ne lui était plus difficile que de s’as-treindre, en improvisant, au genre de respectqu’il faut pour une assemblée qu’on veutconvaincre. Il essaya de dire au conseil des an-ciens : Je suis le dieu de la guerre et de la for-tune ; suivez-moi. Mais il se servait de ces pa-roles pompeuses par embarras, à la place decelles qu’il aurait aimé leur dire : Vous êtes tousdes misérables, et je vous ferai fusiller, si vous nem’obéissez pas.

Le 19 brumaire, il arriva dans le conseil descinq-cents, les bras croisés, avec un air trèssombre, et suivi de deux grands grenadiers quiprotégeaient sa petite stature. Les députés ap-pelés jacobins poussèrent des hurlements en levoyant entrer dans la salle ; son frère Lucien,

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bien heureusement pour lui, était alors pré-sident ; il agitait en vain la sonnette pour réta-blir l’ordre ; les cris de traître et d’usurpateur sefaisaient entendre de toutes parts ; et l’un desdéputés, compatriote de Bonaparte, le CorseAréna, s’approcha de ce général et le secouafortement par le collet de son habit. On a sup-posé, mais sans fondement, qu’il avait un poi-gnard pour le tuer. Son action cependant ef-fraya Bonaparte, et il dit aux grenadiers quiétaient à côté de lui, en laissant tomber satête sur l’épaule de l’un d’eux : Tirez-moi d’ici.Les grenadiers l’enlevèrent du milieu des dé-putés qui l’entouraient, ils le portèrent hors dela salle en plein air ; et, dès qu’il y fut, sa pré-sence d’esprit lui revint. Il monta à cheval àl’instant même ; et, parcourant les rangs de sesgrenadiers, il les détermina bientôt à ce qu’ilvoulait d’eux.

Dans cette circonstance, comme dansbeaucoup d’autres, on a remarqué que Bona-parte pouvait se troubler quand un autre dan-

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ger que celui de la guerre était en face de lui,et quelques personnes en ont conclu bien ridi-culement qu’il manquait de courage. Certes onne peut nier son audace ; mais, comme il n’estrien, pas même brave, d’une façon généreuse,il s’ensuit qu’il ne s’expose jamais que quandcela peut être utile. Il serait très fâché d’êtretué, parce que c’est un revers, et qu’il veut entout du succès ; il en serait aussi fâché, parceque la mort déplaît à son imagination ; mais iln’hésite pas à hasarder sa vie, lorsque, suivantsa manière de voir, la partie vaut le risque del’enjeu, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

Après que le général Bonaparte fut sortide la salle des cinq-cents, les députés qui luiétaient opposés demandèrent avec véhémencequ’il fût mis hors la loi, et c’est alors que sonfrère Lucien, président de l’assemblée, lui ren-dit un éminent service, en se refusant, malgrétoutes les instances qu’on lui faisait, à mettrecette proposition aux voix. S’il y avait consen-ti, le décret aurait passé, et personne ne peut

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savoir l’impression que ce décret eût encoreproduite sur les soldats : ils avaient constam-ment abandonné depuis dix ans ceux de leursgénéraux que le pouvoir législatif avait pros-crits ; et, bien que la représentation nationaleeût perdu son caractère de légalité par le18 fructidor, la ressemblance des mots l’em-porte souvent sur la diversité des choses. Legénéral Bonaparte se hâta d’envoyer la forcearmée prendre Lucien pour le mettre en sûretéhors de la salle ; et, dès qu’il fut sorti, les gre-nadiers entrèrent dans l’orangerie, où les dé-putés étaient rassemblés, et les chassèrent enmarchant en avant d’une extrémité de la salleà l’autre, comme s’il n’y avait eu personne. Lesdéputés, repoussés contre le mur, furent for-cés de s’enfuir par la fenêtre dans les jardins deSaint-Cloud, avec leurs toges sénatoriales. Onavait déjà proscrit des représentants du peupleen France ; mais c’était la première fois depuisla révolution qu’on rendait l’état civil ridiculeen présence de l’état militaire ; et Bonaparte,

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qui voulait fonder son pouvoir sur l’avilisse-ment des corps aussi bien que sur celui des in-dividus, jouissait d’avoir su, dès les premiersinstants, détruire la considération des dépu-tés du peuple. Du moment que la force mo-rale de la représentation nationale était anéan-tie, un corps législatif, quel qu’il fût, n’offraitaux yeux des militaires qu’une réunion de cinqcents hommes beaucoup moins forts et moinsdispos qu’un bataillon du même nombre, et ilsont toujours été prêts depuis, si leur chef lecommandait, à redresser les diversités d’opi-nion comme des fautes de discipline.

Dans les comités des cinq-cents, en pré-sence des officiers de sa suite et de quelquesamis des directeurs, le général Bonaparte tintun discours qui fut imprimé dans les journauxdu temps. Ce discours offre un rapprochementsingulier, et que l’histoire doit recueillir.Qu’ont-ils fait, dit-il en parlant des directeurs,de cette France que je leur ai laissée si brillante ?Je leur avais laissé la paix, et j’ai retrouvé la

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guerre ; je leur avais laissé des victoires, et j’airetrouvé des revers. Enfin, qu’ont-ils fait de centmille Français que je connaissais tous, mes com-pagnons d’armes, et qui sont morts maintenant ?Puis, terminant tout à coup sa harangue d’unton plus calme, il ajouta : Cet état de choses nepeut durer ; il nous mènerait dans trois ans au des-potisme. Bonaparte s’est chargé de hâter l’ac-complissement de sa prédiction.

Mais ne serait-ce pas une grande leçon pourl’espèce humaine, si ces directeurs, hommestrès peu guerriers, se relevaient de leur pous-sière, et demandaient compte à Napoléon de labarrière du Rhin et des Alpes, conquise par larépublique ; compte des étrangers arrivés deuxfois à Paris ; compte de trois millions de Fran-çais qui ont péri depuis Cadix jusqu’à Moscou ;compte surtout de cette sympathie que les na-tions ressentaient pour la cause de la libertéen France, et qui s’est maintenant changée enaversion invétérée. Certes, les directeurs n’enseraient pas pour cela plus à louer ; mais on

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devrait conclure que de nos jours une nationéclairée ne peut rien faire de pis que de se re-mettre entre les mains d’un homme. Le publica plus d’esprit qu’aucun individu maintenant,et les institutions rallient les opinions beau-coup plus sagement que les circonstances. Sila nation française, au lieu de choisir ce fatalétranger, qui l’a exploitée pour son proprecompte, et mal exploitée même sous ce rap-port ; si la nation française, dis-je, alors si im-posante, malgré toutes ses fautes, s’étaitconstituée elle-même, en respectant les leçonsque dix ans d’expérience venaient de lui don-ner, elle serait encore la lumière du monde.

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CHAPITRE III.

Comment la constitution consulairefut établie.

LE sortilège le plus puissant dont Bonapartese soit servi pour fonder son pouvoir, c’est,comme nous l’avons déjà dit, la terreur qu’ins-pirait le nom seul du jacobinisme, bien quetous les hommes capables de réflexion sachentparfaitement que ce fléau ne peut renaître enFrance. On se donne volontiers l’air decraindre les partis battus, pour motiver desmesures générales de rigueur. Tous ceux quiveulent favoriser l’établissement du despo-tisme rappellent avec violence les forfaits com-mis par la démagogie. C’est une tactique trèsfacile ; aussi Bonaparte paralysait-il toute es-pèce de résistance à ses volontés par ces

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mots : Voulez-vous que je vous livre aux jaco-bins ? Et la France alors pliait devant lui, sansque des hommes énergiques osassent lui ré-pondre : Nous saurons combattre les jacobins etvous. Enfin même alors on ne l’aimait pas, maison le préférait ; il s’est presque toujours offerten concurrence avec une autre crainte, afin defaire accepter sa puissance comme un moindremal.

Une commission, composée de cinquantemembres des cinq-cents et des anciens, futchargée de discuter avec le général Bonapartela constitution qu’on allait proclamer.Quelques-uns de ces membres qui avaient sau-té la veille par la fenêtre, pour échapper auxbaïonnettes, traitaient sérieusement les ques-tions abstraites des lois nouvelles, comme sil’on avait pu supposer encore que leur autoritéserait respectée. Ce sang-froid pouvait êtrebeau s’il eût été joint à de l’énergie ; mais on nediscutait les questions abstraites que pour éta-blir une tyrannie ; comme du temps de Crom-

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well on cherchait dans la Bible des passagespour autoriser le pouvoir absolu.

Bonaparte laissait ces hommes, accoutu-més à la tribune, dissiper en paroles leur restede caractère ; mais, quand ils approchaient,par la théorie, trop près de la pratique, il abré-geait toutes les difficultés en les menaçant dene plus se mêler de leurs affaires, c’est-à-dire,de les terminer par la force. Il se complaisaitassez dans ces longues discussions, parce qu’ilaime beaucoup lui-même à parler. Son genrede dissimulation en politique n’est pas le si-lence ; il aime mieux dérouter les esprits parun tourbillon de discours, qui fait croire tourà tour aux choses les plus opposées. En effet,on trompe souvent mieux en parlant qu’en setaisant. Le moindre signe trahit ceux qui setaisent ; mais, quand on a l’impudeur de mentiractivement, on peut agir davantage sur laconviction. Bonaparte se prêtait donc aux ar-guties d’un comité qui discutait l’établissementd’un ordre social comme la composition d’un

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livre. Il n’était pas alors question de corps an-ciens à ménager, de privilèges à conserver, oumême d’usages à respecter : la révolution avaittellement dépouillé la France de tous les sou-venirs du passé, qu’aucune base antique ne gê-nait le plan de la constitution nouvelle.

Heureusement pour Bonaparte, il n’étaitpas même nécessaire, dans une pareille discus-sion, d’avoir recours à des connaissances ap-profondies ; il suffisait de combattre contre desraisonnements, espèce d’armes dont il se jouaità son gré, et auxquelles il opposait, quand celalui convenait, une logique où tout était inin-telligible, excepté sa volonté. Quelques per-sonnes ont cru que Bonaparte avait une grandeinstruction sur tous les sujets, parce qu’il a faità cet égard, comme à tant d’autres, usage deson charlatanisme. Mais, comme il a peu ludans sa vie, il ne sait que ce qu’il a recueillipar la conversation. Le hasard peut faire qu’ilvous dise, sur un sujet quelconque, une chosetrès détaillée et même très savante, s’il a ren-

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contré quelqu’un qui l’en ait informé la veille ;mais, l’instant d’après, on découvre qu’il nesait pas ce que tous les gens instruits ont ap-pris dès leur enfance. Sans doute il faut avoirbeaucoup d’esprit d’un certain genre, de l’es-prit d’adresse, pour déguiser ainsi son igno-rance ; toutefois, il n’y a que les personneséclairées par des études sincères et suivies, quipuissent avoir des idées vraies sur le gouverne-ment des peuples. La vieille doctrine de la per-fidie n’a réussi à Bonaparte que parce qu’il yjoignait le prestige de la victoire. Sans cette as-sociation fatale, il n’y aurait pas deux manièresde voir un tel homme.

On nous racontait tous les soirs les séancesde Bonaparte avec son comité, et ces récits au-raient pu nous amuser, s’ils ne nous avaientpas profondément attristés sur le sort de laFrance. La servilité de l’esprit de courtisancommençait à se développer dans les hommesqui avaient montré le plus d’âpreté révolution-naire. Ces féroces jacobins préludaient aux

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rôles de barons et de comtes qui leur étaientdestinés par la suite, et tout annonçait que leurintérêt personnel serait le vrai Protée qui pren-drait à volonté les formes les plus diverses.

Pendant cette discussion, je rencontrai unconventionnel que je ne nommerai point ; carpourquoi nommer, quand la vérité du tableaune l’exige pas ? Je lui exprimai mes alarmes surla liberté. « Oh ! me répondit-il, madame, nousen sommes arrivés au point de ne plus songerà sauver les principes de la révolution, maisseulement les hommes qui l’ont faite. » Certes,ce vœu n’était pas celui de la France.

On croyait que Sieyes présenterait toute ré-digée cette fameuse constitution dont on par-lait depuis dix ans comme de l’arche d’alliancequi devait réunir tous les partis ; mais, par unebizarrerie singulière, il n’avait rien d’écrit surce sujet. La supériorité de l’esprit de Sieyesne saurait l’emporter sur la misanthropie deson caractère ; la race humaine lui déplaît, et

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il ne sait pas traiter avec elle : on dirait qu’ilvoudrait avoir affaire à autre chose qu’à deshommes, et qu’il renonce à tout, faute de pou-voir trouver sur la terre une espèce plus selonson goût. Bonaparte, qui ne perdait son tempsni dans la contemplation des idées abstraites,ni dans le découragement de l’humeur, aperçuttrès vite en quoi le système de Sieyes pouvaitlui être utile ; c’était parce qu’il anéantissaittrès artistement les élections populaires :Sieyes y substituait des listes de candidats surlesquelles le sénat devait choisir les membresdu corps législatif et du tribunal ; car on met-tait, je ne sais pourquoi, trois corps dans cetteconstitution, et même quatre, si l’on y com-prend le conseil d’état, dont Bonaparte s’est sibien servi depuis. Quand le choix des députésn’est pas purement et directement fait par lepeuple, il n’y a plus de gouvernement repré-sentatif ; des institutions héréditaires peuventaccompagner celle de l’élection, mais c’est enelle que consiste la liberté. Aussi l’important

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pour Bonaparte était-il de paralyser l’électionpopulaire, parce qu’il savait bien qu’elle est in-conciliable avec le despotisme.

Dans cette constitution, le tribunat, compo-sé de cent personnes, devait parler, et le corpslégislatif, composé de deux cent cinquante, de-vait se taire ; mais on ne concevait pas pour-quoi l’on donnait à l’un cette permission, enimposant à l’autre cette contrainte. Le tribunatet le corps législatif n’étaient point assez nom-breux en proportion de la population de laFrance, et toute l’importance politique devaitse concentrer dans le sénat conservateur, quiréunissait tous les pouvoirs hors un seul, celuiqui naît de l’indépendance de fortune. Les sé-nateurs n’existaient que par les appointementsqu’ils recevaient du pouvoir exécutif. Le sénatn’était en effet que le masque de la tyrannie ; ildonnait aux ordres d’un seul l’apparence d’êtrediscutés par plusieurs.

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Quand Bonaparte fut assuré de n’avoir af-faire qu’à des hommes payés, divisés en troiscorps, et nommés les uns par les autres, il secrut certain d’atteindre son but. Ce beau nomde tribun signifiait des pensions pour cinq ans ;ce grand nom de sénateur signifiait des ca-nonicats à vie, et il comprit bien vite que lesuns voudraient acquérir ce que les autres dé-sireraient conserver. Bonaparte se faisait diresa volonté sur divers tons, tantôt par la voixsage du sénat, tantôt par les cris commandésdes tribuns, tantôt par le scrutin silencieux ducorps législatif ; et ce chœur à trois partiesétait censé l’organe de la nation, quoiqu’unmême maître en fût le coryphée.

L’œuvre de Sieyes fut sans doute altérée parBonaparte. Sa vue longue d’oiseau de proie luifit découvrir et supprimer tout ce qui, dans lesinstitutions proposées, pouvait un jour amenerquelque résistance ; mais Sieyes avait perdu laliberté, en substituant quoi que ce fût à l’élec-tion populaire.

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Bonaparte lui-même n’aurait peut-être pasété assez fort pour opérer alors un tel change-ment dans les principes généralement admis ;il fallait que le philosophe servît à cet égard lesdesseins de l’usurpateur. Non assurément queSieyes voulût établir la tyrannie en France, ondoit lui rendre la justice qu’il n’y a jamais prispart : et d’ailleurs, un homme d’autant d’espritne peut aimer l’autorité d’un seul, si ce seuln’est pas lui-même. Mais, par sa métaphysique,il embrouilla la question la plus simple, cellede l’élection ; et c’est à l’ombre de ces nuagesque Bonaparte s’introduisit impunément dansle despotisme.

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CHAPITRE IV.

Des progrès du pouvoir absolu deBonaparte.

ON ne saurait trop observer les premierssymptômes de la tyrannie ; car, quand elle agrandi à un certain point, il n’est plus tempsde l’arrêter. Un seul homme enchaîne la volon-té d’une multitude d’individus dont la plupart,pris séparément, souhaiteraient d’être libres,mais qui néanmoins se soumettent, parce quechacun d’eux redoute l’autre, et n’ose lui com-muniquer franchement sa pensée. Souvent ilsuffit d’une minorité très peu nombreuse pourfaire face tour à tour à chaque portion de lamajorité qui s’ignore elle-même.

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Malgré les diversités de temps et de lieux, ily a des points de ressemblance entre l’histoirede toutes les nations tombées sous le joug.C’est presque toujours après de longs troublescivils que la tyrannie s’établit, parce qu’elleoffre à tous les partis épuisés et craintifs l’es-poir de trouver en elle un abri. Bonaparte adit de lui-même, avec raison, qu’il savait jouerà merveille de l’instrument du pouvoir. En ef-fet, comme il ne tient à aucune idée, et qu’iln’est arrêté par aucun obstacle, il se présentedans l’arène des circonstances en athlète aussisouple que vigoureux, et son premier coupd’œil lui fait connaître ce qui, dans chaque per-sonne, ou dans chaque association d’hommes,peut servir à ses desseins personnels. Son plan,pour parvenir à dominer la France, se fondasur trois bases principales : contenter les inté-rêts des hommes aux dépens de leurs vertus,dépraver l’opinion par des sophismes, et don-ner à la nation pour but la guerre au lieu dela liberté. Nous le verrons suivre ces diverses

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routes avec une rare habileté. Les Français,hélas ! ne l’ont que trop bien secondé ; néan-moins, c’est à son funeste génie surtout qu’ilfaut s’en prendre ; car, les gouvernements arbi-traires ayant empêché de tout temps que cettenation n’eût des idées fixes sur aucun sujet, Bo-naparte a fait mouvoir ses passions sans avoirà lutter contre ses principes. Il pouvait dès lorshonorer la France, et s’affermir lui-même pardes institutions respectables ; mais le méprisde l’espèce humaine a tout desséché dans sonâme, et il a cru qu’il n’existait de profondeurque dans la région du mal.

Nous avons déjà vu que le général Bona-parte fit décréter une constitution dans la-quelle il n’existait point de garanties. De plus,il eut grand soin de laisser subsister les loisémises pendant la révolution, afin de prendreà son gré l’arme qui lui convenait dans cet ar-senal détestable. Les commissions extraordi-naires, les déportations, les exils, l’esclavagede la presse, ces mesures malheureusement

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prises au nom de la liberté, étaient fort utiles àla tyrannie. Il mettait en avant, pour les adop-ter, tantôt la raison d’état, tantôt la nécessitédes temps, tantôt l’activité de ses adversaires,tantôt le besoin de maintenir le calme. Telleest l’artillerie des phrases qui fondent le pou-voir absolu, car les circonstances ne finissentjamais, et plus on veut comprimer par des me-sures illégales, plus on fait de mécontents quimotivent la nécessité de nouvelles injustices.C’est toujours à demain qu’on remet l’établis-sement de la loi, et c’est un cercle vicieux donton ne peut sortir, car l’esprit public qu’on at-tend pour permettre la liberté ne saurait résul-ter que de cette liberté même.

La constitution donnait à Bonaparte deuxcollègues ; il choisit avec une sagacité singu-lière, pour ses consuls adjoints, deux hommesqui ne servaient qu’à déguiser son unité des-potique : l’un, Cambacérès, jurisconsulte d’unegrande instruction, mais, qui avait appris, dansla convention, à plier méthodiquement devant

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la terreur ; et l’autre, Lebrun, homme d’un es-prit très cultivé et de manières très polies, maisqui s’était formé sous le chancelier Maupeou,sous ce ministre qui avait substitué un par-lement nommé par lui à ceux de France, netrouvant pas encore assez d’arbitraire dans lamonarchie telle qu’elle était alors. Cambacérèsétait l’interprète de Bonaparte auprès des révo-lutionnaires, et Lebrun auprès des royalistes ;l’un et l’autre traduisaient le même texte endeux langues différentes. Deux habiles mi-nistres avaient aussi chacun pour missiond’adapter l’ancien et le nouveau régime au mé-lange du troisième. Le premier, grand seigneurengagé dans la révolution, disait aux royalistesqu’il leur convenait de retrouver les institu-tions monarchiques, en renonçant à l’anciennedynastie. Le second, un homme des temps fu-nestes, mais néanmoins prêt à servir au ré-tablissement des cours, prêchait aux républi-cains la nécessité d’abandonner leurs opinionspolitiques, pourvu qu’ils pussent conserver

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leurs places. Parmi ces chevaliers de la cir-constance, Bonaparte, le grand maître, savaitla créer, et les autres manœuvraient selon levent que ce génie des orages avait soufflé dansles voiles.

L’armée politique du premier consul étaitcomposée de transfuges des deux partis. Lesroyalistes lui sacrifiaient leur fidélité envers lesBourbons, et les patriotes leur attachement àla liberté ; ainsi donc aucune façon de penserindépendante ne pouvait se montrer sous sonrègne, car il pardonnait plus volontiers un cal-cul égoïste qu’une opinion désintéressée.C’était par le mauvais côté du cœur humainqu’il croyait pouvoir s’en emparer.

Bonaparte prit les Tuileries pour sa de-meure, et ce fut un coup de parti que le choixde cette habitation. On avait vu là le roi deFrance, les habitudes monarchiques y étaientencore présentes à tous les yeux, et il suffisait,pour ainsi dire, de laisser faire les murs pour

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tout rétablir. Vers les derniers jours du derniersiècle, je vis entrer le premier consul dans lepalais bâti par les rois ; et quoique Bonapartefût bien loin encore de la magnificence qu’il adéveloppée depuis, l’on voyait déjà dans toutce qui l’entourait un empressement de se fairecourtisan à l’orientale, qui dut lui persuaderque gouverner la terre était chose bien facile.Quand sa voiture fut arrivée dans la cour desTuileries, ses valets ouvrirent la portière etprécipitèrent le marchepied avec une violencequi semblait dire que les choses physiqueselles-mêmes étaient insolentes, quand elles re-tardaient un instant la marche de leur maître.Lui ne regardait ni ne remerciait personne,comme s’il avait craint qu’on pût le croire sen-sible aux hommages mêmes qu’il exigeait. Enmontant l’escalier au milieu de la foule qui sepressait pour le suivre, ses yeux ne se portaientni sur aucun objet, ni sur aucune personne enparticulier ; il y avait quelque chose de vagueet d’insouciant dans sa physionomie, et ses re-

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gards n’exprimaient que ce qu’il lui convienttoujours de montrer, l’indifférence pour le sort,et le dédain pour les hommes.

Ce qui servait singulièrement le pouvoir deBonaparte, c’est qu’il n’avait rien à ménagerque la masse. Toutes les existences indivi-duelles étaient anéanties par dix ans detroubles, et rien n’agit sur un peuple comme lessuccès militaires ; il faut une grande puissancede raison pour combattre ce penchant, au lieud’en profiter. Personne en France ne pouvaitcroire sa situation assurée : les hommes detoutes les classes, ruinés ou enrichis, bannis ourécompensés, se trouvaient également un à un,pour ainsi dire, entre les mains du pouvoir. Desmilliers de Français étaient portés sur la listedes émigrés ; d’autres milliers étaient acqué-reurs de biens nationaux ; des milliers étaientproscrits comme prêtres ou comme nobles ;d’autres milliers craignaient de l’être pour leursfaits révolutionnaires. Bonaparte, qui marchaittoujours entre deux intérêts contraires, se gar-

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dait bien de mettre un terme à ces inquiétudespar des lois fixes qui pussent faire connaîtreà chacun ses droits. Il rendait à tel ou tel sesbiens, à tel ou tel il les ôtait pour toujours. Unarrêté sur la restitution des bois réduisait l’unà la misère, l’autre retrouvait fort au-delà dece qu’il avait possédé. Il rendait quelquefoisles biens du père au fils, ceux du frère aîné aufrère cadet, selon qu’il était content ou mécon-tent de leur attachement à sa personne. Il n’yavait pas un Français qui n’eût quelque choseà demander au gouvernement, et ce quelquechose c’était la vie ; car alors la faveur consis-tait, non dans le frivole plaisir qu’elle peut don-ner, mais dans l’espérance de revoir sa patrie,et de retrouver au moins une portion de cequ’on possédait. Le premier consul s’était ré-servé la faculté de disposer, sous un prétextequelconque, du sort de tous et de chacun. Cetétat inouï de dépendance excuse à beaucoupd’égards la nation. Peut-on, en effet, s’attendreà l’héroïsme universel ? et ne faut-il pas de

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l’héroïsme, pour s’exposer à la ruine et au ban-nissement qui pesaient sur toutes les têtes parl’application d’un décret quelconque ? Unconcours unique de circonstances mettait à ladisposition d’un homme les lois de la terreur,et la force militaire créée par l’enthousiasmerépublicain. Quel héritage pour un habile des-pote !

Ceux, parmi les Français, qui cherchaient àrésister au pouvoir toujours croissant du pre-mier consul, devaient invoquer la liberté pourlutter avec succès contre lui. Mais à ce mot,les aristocrates et les ennemis de la révolutioncriaient au jacobinisme, et secondaient ainsi latyrannie, dont ils ont voulu depuis faire retom-ber le blâme sur leurs adversaires.

Pour calmer les jacobins, qui ne s’étaientpas encore tous ralliés à cette cour, dont ilsne comprenaient pas bien le sens, on répandaitdes brochures dans lesquelles on disait quel’on ne devait pas craindre que Bonaparte vou-

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lut ressembler à César, à Cromwell ou à Monk ;rôles usés, disait-on, qui ne conviennent plusau siècle. Il n’est pas bien sûr, cependant, queles événements de ce monde ne se répètentpas, quoique cela soit interdit aux auteurs despièces nouvelles ; mais ce qui importait alors,c’était de fournir une phrase à tous ceux quivoulaient être trompés d’une manière décente.La vanité française commença dès lors à seporter sur l’art de la diplomatie : la nation en-tière, à qui l’on disait le secret de la comédie,était flattée de la confidence, et se complaisaitdans la réserve intelligente que l’on exigeaitd’elle.

On soumit bientôt les nombreux journauxqui existaient en France à la censure la plus ri-goureuse, mais en même temps la mieux com-binée ; car il ne s’agissait pas de commander lesilence à une nation qui a besoin de faire desphrases, dans quelque sens que ce soit, commele peuple romain avait besoin de voir les jeuxdu cirque. Bonaparte établit dès lors cette ty-

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rannie bavarde dont il a tiré depuis un si grandavantage. Les feuilles périodiques répétaienttoutes la même chose chaque jour, sans que ja-mais il fût permis de les contredire. La libertédes journaux diffère à plusieurs égards de celledes livres. Les journaux annoncent les nou-velles dont toutes les classes de personnessont avides, et la découverte de l’imprimerie,loin d’être, comme on l’a dit, la sauvegarde dela liberté, serait l’arme la plus terrible du des-potisme, si les journaux, qui sont la seule lec-ture des trois quarts de la nation, étaient ex-clusivement soumis à l’autorité. Car, de mêmeque les troupes réglées sont plus dangereusesque les milices pour l’indépendance despeuples, les écrivains soldés dépravent l’opi-nion bien plus qu’elle ne pouvait se dépraver,quand on ne communiquait que par la parole,et que l’on formait ainsi son jugement d’aprèsles faits. Mais, lorsque la curiosité pour lesnouvelles ne peut se satisfaire qu’en recevantun appoint de mensonges ; lorsque aucun évé-

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nement n’est raconté sans être accompagnéd’un sophisme ; lorsque la réputation de cha-cun dépend d’une calomnie répandue dans desgazettes qui se multiplient de toutes parts sansqu’on accorde à personne la possibilité de lesréfuter ; lorsque les opinions sur chaque cir-constance, sur chaque ouvrage, sur chaque in-dividu, sont soumises au mot d’ordre des jour-nalistes, comme les mouvements des soldatsaux chefs de file ; c’est alors que l’art de l’im-primerie devient ce que l’on a dit du canon, ladernière raison des rois.

Bonaparte, lorsqu’il disposait d’un milliond’hommes armés, n’en attachait pas moinsd’importance à l’art de guider l’esprit publicpar les gazettes ; il dictait souvent lui-mêmedes articles de journaux qu’on pouvait recon-naître aux saccades violentes du style ; onvoyait qu’il aurait voulu mettre dans ce qu’ilécrivait des coups au lieu de mots. Il a danstout son être un fonds de vulgarité que le gi-gantesque même de son imagination ne saurait

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toujours cacher. Ce n’est pas qu’il ne sache trèsbien, un jour donné, se montrer avec beau-coup de convenance ; mais il n’est à son aiseque dans le mépris pour les autres ; et, dèsqu’il peut y rentrer, il s’y complaît. Toutefois,ce n’était pas uniquement par goût qu’il se li-vrait à faire servir, dans ses notes du Moniteur,le cynisme de la révolution au maintien de sapuissance. Il ne permettait qu’à lui d’être ja-cobin en France. Mais, lorsqu’il insérait dansses bulletins des injures grossières contre lespersonnes les plus respectables, il croyait ainsicaptiver la masse du peuple et des soldats, ense rapprochant de leur langage et de leurs pas-sions, sous la pourpre même dont il était revê-tu.

On ne peut arriver à un grand pouvoir qu’enmettant à profit la tendance de son siècle : aus-si Bonaparte étudia-t-il bien l’esprit du sien. Il yavait eu, parmi les hommes supérieurs du dix-huitième siècle en France, un superbe enthou-siasme pour les principes qui fondent le bon-

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heur et la dignité de l’espèce humaine ; mais àl’abri de ce grand chêne croissaient des plantesvénéneuses, l’égoïsme et l’ironie ; et Bonapartesut habilement se servir de ces dispositions fu-nestes. Il tourna toutes les belles choses en ri-dicule, excepté la force ; et la maxime procla-mée sous son règne était : Honte aux vaincus !Aussi l’on ne serait tenté de dire aux disciplesde sa doctrine qu’une seule injure : Et pourtantvous n’avez pas réussi ; car tout blâme tiré dusentiment moral ne leur importerait guère.

Il fallait cependant donner un principe devie à ce système de dérision et d’immoralité,sur lequel se fondait le gouvernement civil. Cespuissances négatives ne suffisaient pas pourmarcher en avant, sans l’impulsion des succèsmilitaires. L’ordre dans l’administration et dansles finances, les embellissements des villes, laconfection des canaux et des grandes routes,tout ce qu’on a pu louer enfin dans les affairesde l’intérieur, avait pour unique base l’argentobtenu par les contributions levées sur les

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étrangers. Il ne fallait pas moins que les reve-nus du continent pour procurer alors de telsavantages à la France ? et, loin qu’ils fussentfondés sur des institutions durables, la gran-deur apparente de ce colosse ne reposait quesur des pieds d’argile.

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CHAPITRE V.

L’Angleterre devait-elle faire la paixavec Bonaparte à son avènement au

consulat ?

LORSQUE le général Bonaparte fut nomméconsul, ce qu’on attendait de lui, c’était la paix.La nation était fatiguée de sa longue lutte ; et,sûre alors d’obtenir son indépendance, avecla barrière du Rhin et des Alpes, elle ne sou-haitait que la tranquillité ; certes, elle s’adres-sait mal pour l’obtenir. Cependant le premierconsul fit des démarches pour se rapprocherde l’Angleterre, et le ministère d’alors s’y re-fusa. Peut-être eut-il tort, car, deux ans après,lorsque Bonaparte avait déjà assuré sa puis-sance par la victoire de Marengo, le gouver-nement anglais se vit dans la nécessité de si-

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gner le traité d’Amiens, qui, sous tous les rap-ports, était plus désavantageux que celui qu’onaurait obtenu dans un moment où Bonapartevoulait un succès nouveau, la paix avec l’An-gleterre. Cependant je ne partage pas l’opinionde quelques personnes qui prétendent que si leministère anglais avait alors accepté les propo-sitions de la France, Bonaparte eût dès cet ins-tant adopté un système pacifique. Rien n’étaitplus contraire à sa nature et à son intérêt. Ilne sait vivre que dans l’agitation, et si quelquechose peut plaider pour lui auprès de ceux quiréfléchissent sur l’être humain, c’est qu’il nerespire librement que dans une atmosphèrevolcanique : son intérêt aussi lui conseillait laguerre.

Tout homme, devenu chef unique d’ungrand pays autrement que par l’hérédité, peutdifficilement s’y maintenir, s’il ne donne pas àla nation de la liberté ou de la gloire militaire,s’il n’est pas Washington ou un conquérant. Or,comme il était difficile de ressembler moins à

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Washington que Bonaparte, il ne pouvait éta-blir et conserver un pouvoir absolu qu’enétourdissant le raisonnement ; qu’en présen-tant, tous les trois mois, aux Français, uneperspective nouvelle, afin de suppléer, par lagrandeur et la variété des événements, à l’ému-lation honorable, mais tranquille, dont lespeuples libres sont appelés à jouir.

Une anecdote peut servir à faire connaîtrecomment, dès les premiers jours de l’avène-ment de Bonaparte au consulat, ses alentourssavaient déjà de quelle façon servile il fallaits’y prendre pour lui plaire. Parmi les argu-ments allégués par lord Grenville pour ne pasfaire la paix avec Bonaparte, il y avait que, legouvernement du premier consul tenant à luiseul, on ne pouvait fonder une paix durablesur la vie d’un homme. Ces paroles irritèrentle premier consul ; il ne pouvait souffrir qu’ondiscutât la chance de sa mort. En effet, quandon ne rencontre plus d’obstacle dans leshommes, on s’indigne contre la nature, qui

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seule est inflexible ; il nous est, à nous autres,plus facile de mourir ; nos ennemis, souventmême nos amis, tout notre sort enfin nous yprépare. L’homme chargé de réfuter dans leMoniteur la réponse de lord Grenville, se servitde ces expressions : Quant à la vie et à la mortde Bonaparte, ces choses-là, milord, sont au-des-sus de votre portée. Ainsi le peuple de Rome ap-pelait les empereurs Votre Éternité. Bizarre des-tinée de l’espèce humaine, condamnée à ren-trer dans le même cercle par les passions, tan-dis qu’elle avance toujours dans la carrière desidées ! Le traité d’Amiens fut conclu, lorsqueles succès de Bonaparte en Italie le rendaientdéjà maître du continent ; les conditions enétaient très désavantageuses pour les Anglais,et pendant l’année qu’il subsista, Bonaparte sepermit des empiétements tellement redou-tables, qu’après la faute de signer ce traité,celle de ne pas le rompre eût été la plusgrande. À cette époque, en 1803, malheureuse-ment pour l’esprit de liberté en Angleterre, et

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par conséquent sur le continent, dont elle estle fanal, le parti de l’opposition, ayant à sa têteM. Fox, fit entièrement fausse route par rap-port à Bonaparte ; et dès lors ce parti, si hono-rable d’ailleurs, a perdu dans la nation l’ascen-dant qu’il eût été désirable à d’autres égardsde lui voir conserver. C’était déjà beaucouptrop que d’avoir défendu la révolution fran-çaise sous le règne de la terreur ; mais quellefaute, s’il se peut, plus dangereuse encore, quede considérer Bonaparte comme tenant auxprincipes de cette révolution dont il était leplus habile destructeur ! Sheridan, qui, par seslumières et ses talents, avait de quoi faire lagloire de l’Angleterre et la sienne propre, mon-tra clairement à l’opposition le rôle qu’elle de-vait jouer, dans le discours éloquent qu’il pro-nonça à l’occasion de la paix d’Amiens.

« La situation de Bonaparte et l’organisa-tion de son pouvoir sont telles, dit Sheridan,qu’il doit entrer avec ses sujets dans un terribleéchange ; il faut qu’il leur promette de les

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rendre les maîtres du monde, afin qu’ilsconsentent à être ses esclaves ; et, si tel est sonbut, contre quelle puissance doit-il tourner sesregards inquiets, si ce n’est contre la Grande-Bretagne ? Quelques-uns ont prétendu qu’il nevoulait avoir avec nous d’autre rivalité quecelle du commerce ; heureux cet homme, sides vues administratives étaient entrées danssa tête ! mais qui pourrait le croire ? il suitl’ancienne méthode des taxes exagérées et desprohibitions. Toutefois il voudrait arriver parun chemin plus court à notre perte ; peut-êtrese figure-t-il que ce pays une fois subjugué, ilpourra transporter chez lui notre commerce,nos capitaux et notre crédit, comme il a fait ve-nir à Paris les tableaux et les statues d’Italie.Mais ses ambitieuses espérances seraient bien-tôt trompées ; ce crédit disparaîtrait sous lagriffe du pouvoir ; ces capitaux s’enfonceraientdans la terre, s’ils étaient foulés aux pieds d’undespote ; et ces entreprises commerciales se-raient sans vigueur, en présence d’un gouver-

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nement arbitraire. S’il écrit sur ses tablettesdes notes marginales relatives à ce qu’il doitfaire des divers pays qu’il a soumis ou qu’ilveut soumettre, le texte entier est consacré à ladestruction de notre patrie. C’est sa premièrepensée en s’éveillant, c’est sa prière, à quelquedivinité qu’il l’adresse, à Jupiter ou à Maho-met, au dieu des batailles ou à la déesse de laraison. Une importante leçon doit être tirée del’arrogance de Bonaparte : il se dit l’instrumentdont la Providence a fait choix pour rendre lebonheur à la Suisse, et la splendeur et l’impor-tance à l’Italie ; et nous aussi, nous devons leconsidérer comme un instrument dont la Pro-vidence a fait choix pour nous rattacher da-vantage, s’il se peut, à notre constitution, pournous faire sentir le prix de la liberté qu’ellenous assure ; pour anéantir toutes les diffé-rences d’opinion en présence de cet intérêt ;enfin, pour avoir sans cesse présent à l’esprit,que tout homme qui arrive en Angleterre, ensortant de France, croit s’échapper d’un don-

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jon, pour respirer l’air et la vie de l’indépen-dance. »

La liberté triompherait aujourd’hui dansl’opinion universelle, si tous ceux qui se sontralliés à ce noble espoir avaient bien vu, dès lecommencement du règne de Bonaparte, que lepremier des contre-révolutionnaires, et le seulredoutable alors, c’était celui qui se revêtaitdes couleurs nationales, pour rétablir impuné-ment tout ce qui avait disparu devant elle.

Les dangers dont l’ambition du premierconsul menaçait l’Angleterre, sont signalésavec autant de vérité que de force dans le dis-cours que nous venons de citer. Le ministèreanglais est donc amplement justifié d’avoir re-commencé la guerre ; mais, quoiqu’il ait pu,dans la suite, prêter plus ou moins d’appui auxadversaires personnels de Bonaparte, il ne s’estjamais permis d’autoriser un attentat contresa vie ; une telle idée ne vint pas aux chefsd’un peuple de chrétiens. Bonaparte courut un

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grand danger par la machine infernale, assas-sinat le plus coupable de tous, puisqu’il me-naçait la vie d’un grand nombre d’autres per-sonnes en même temps que celle du consul.Mais le ministère anglais n’entra point danscette conspiration ; il y a lieu de croire queles chouans, c’est-à-dire, les jacobins du partiaristocrate, en furent seuls coupables. À cetteoccasion pourtant, on déporta cent trente ré-volutionnaires, bien qu’ils n’eussent pris au-cune part à la machine infernale. Mais il parutsimple alors de profiter du trouble que causaitcet événement, pour se débarrasser de tousceux qu’on voulait proscrire. Singulière façon,il faut le dire, de traiter l’espèce humaine ! Ils’agissait d’hommes odieux ! s’écriera-t-on. Ce-la se peut ; mais qu’importe ? N’apprendra-t-on jamais en France qu’il n’y a point d’accep-tion de personnes devant la loi ? Les agentsde Bonaparte s’étaient fait alors le bizarre prin-cipe de frapper les deux partis à la fois, lorsquel’un des deux avait tort ; ils appelaient cela de

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l’impartialité. Vers ce temps, un homme, au-quel il faut épargner son nom, proposa de brû-ler vifs ceux qui seraient convaincus d’un at-tentat contre la vie du premier consul. La pro-position des supplices cruels semblait apparte-nir à d’autres siècles que le nôtre ; mais la flat-terie ne s’en tient pas toujours à la platitude, etla bassesse est très facilement féroce.

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CHAPITRE VI.

De l’inauguration du concordat àNotre-Dame.

À L’ÉPOQUE de l’avènement de Bonaparte,les partisans les plus sincères du catholicisme,après avoir été si longtemps victimes de l’in-quisition politique, n’aspiraient qu’à une par-faite liberté religieuse. Le vœu général de lanation se bornait à ce que toute persécutioncessât désormais à l’égard des prêtres, et qu’onn’exigeât plus d’eux aucun genre de serment ;enfin, que l’autorité ne se mêlât en rien desopinions religieuses de personne. Ainsi donc,le gouvernement consulaire eût contenté l’opi-nion, en maintenant en France la tolérance ab-solue, telle qu’elle existe en Amérique, chez unpeuple dont la piété constante et les mœurs sé-

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vères qui en sont la preuve ne sauraient êtremises en doute. Mais le premier consul ne s’oc-cupait point de ces saintes pensées ; il savaitque, si le clergé reprenait une consistance po-litique, son influence ne pouvait seconder queles intérêts du despotisme ; et, ce qu’il voulait,c’était préparer les voies pour son arrivée autrône.

Il lui fallait un clergé comme des cham-bellans, comme des titres, comme des décora-tions, enfin, comme toutes les anciennes caria-tides du pouvoir ; et lui seul était en mesurede les relever. L’on s’est plaint du retour desvieilles institutions, et l’on ne devrait pas ou-blier que Bonaparte en est la véritable cause.C’est lui qui a recomposé le clergé, pour le faireservir à ses desseins. Les révolutionnaires, quiétaient encore redoutables il y a quatorze ans,n’auraient jamais souffert que l’on redonnâtainsi une existence politique aux prêtres, siun homme qu’ils considéraient, à quelqueségards, comme l’un d’entre eux, en leur pré-

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sentant un concordat avec le pape, ne leur eûtpas assuré que c’était une mesure très pro-fondément combinée, et qui servirait au main-tien des institutions nouvelles. Les révolution-naires, à quelques exceptions près, sont plusviolents que rusés, et par cela même on lesflatte, quand on les traite en hommes habiles.

Bonaparte, assurément, n’est pas religieux,et l’espèce de superstition dont on a pu décou-vrir quelques traces dans son caractère, tientuniquement au culte de lui-même. Il croit à safortune, et ce sentiment s’est manifesté en luide diverses manières ; mais, depuis le maho-métisme jusqu’à la religion des Pères du désert,depuis la loi agraire jusqu’à l’étiquette de lacour de Louis XIV, son esprit est prêt à conce-voir et son caractère à exécuter ce que la cir-constance peut exiger. Toutefois, son penchantnaturel étant pour le despotisme, ce qui le fa-vorise lui plaît, et il aurait aimé l’ancien régimede France plus que personne, s’il avait pu per-

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suader au monde qu’il descendait en droiteligne de saint Louis.

Il a souvent exprimé le regret de ne pas ré-gner dans un pays où le monarque fût en mêmetemps le chef de l’Église, comme en Angleterreet en Russie ; mais, trouvant encore le clergéde France dévoué à la cour de Rome, il vou-lut négocier avec elle. Un jour il assurait auxprélats que, dans son opinion, il n’y avait quela religion catholique de vraiment fondée surles traditions anciennes ; et, d’ordinaire, il leurmontrait sur ce sujet quelque érudition acquisede la veille ; puis, se trouvant avec des philo-sophes, il dit à Cabanis : Savez-vous ce que c’estque le concordat que je viens de signer ? C’est lavaccine de la religion : dans cinquante ans, il n’yen aura plus en France. Ce n’étaient ni la reli-gion ni la philosophie qui lui importaient, dansl’existence d’un clergé tout à fait soumis à sesvolontés ; mais, ayant entendu parler de l’al-liance entre l’autel et le trône, il commença parrelever l’autel. Aussi, en célébrant le concor-

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dat, fit-il, pour ainsi dire, la répétition habilléede son couronnement.

Il ordonna, au mois d’avril 1802, unegrande cérémonie à Notre-Dame. Il y alla avectoute la pompe royale, et nomma pour l’ora-teur de cette inauguration, qui ? l’archevêqued’Aix, le même qui avait fait le sermon du sacreà la cathédrale de Reims, le jour où Louis XVIfut couronné. Deux motifs le déterminèrent àce choix : l’espoir ingénieux que plus il imitaitla monarchie, plus il faisait naître l’idée de l’ennommer le chef ; et le dessein perfide de dé-considérer l’archevêque d’Aix, assez pour lemettre entièrement dans sa dépendance, etpour donner à tous la mesure de son ascen-dant. Toujours il a voulu, quand cela se pou-vait, qu’un homme connu fît quelque chosed’assez blâmable, en s’attachant à lui, pour êtreperdu dans l’estime de tout autre parti que lesien. Brûler ses vaisseaux, c’était lui sacrifiersa réputation ; il voulut faire des hommes unemonnaie qui ne reçût sa valeur que de l’em-

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preinte du maître. La suite a prouvé que cettemonnaie savait rentrer en circulation avec uneautre effigie.

Le jour du concordat, Bonaparte se rendità l’église de Notre-Dame dans les anciennesvoitures du roi, avec les mêmes cochers, lesmêmes valets de pied marchant à côté de laportière ; il se fit dire jusque dans le moindredétail toute l’étiquette de la cour ; et, bien quepremier consul d’une république, il s’appliquatout cet appareil de la royauté. Rien, je l’avoue,ne me fit éprouver un sentiment d’irritationpareil. Je m’étais renfermée dans ma maisonpour ne pas voir cet odieux spectacle ; mais j’yentendais les coups de canon qui célébraientla servitude du peuple français. Car y avait-il quelque chose de plus honteux que d’avoirrenversé les antiques institutions royales, en-tourées au moins de nobles souvenirs, pourreprendre ces mêmes institutions sous desformes de parvenus et avec les fers du despo-tisme ? C’était ce jour-là qu’on pouvait adres-

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ser aux Français ces belles paroles de Milton àses compatriotes : Nous allons devenir la hontedes nations libres, et le jouet de celles qui ne lesont pas ; est-ce là, diront les étrangers, cet édificede liberté que les Anglais se glorifiaient de bâtir ?Ils n’en ont fait tout juste que ce qu’il fallait pourse rendre à jamais ridicules aux yeux de l’Europeentière. Les Anglais, du moins, ont appelé decette prédiction.

Au retour de Notre-Dame, le premierconsul, se trouvant au milieu de ses généraux,leur dit : N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui tout pa-raissait rétabli dans l’ancien ordre ? « Oui, ré-pondit noblement l’un d’entre eux, exceptédeux millions de Français qui sont morts pourla liberté, et qu’on ne peut faire revivre. »D’autres millions ont péri depuis, mais pour ledespotisme.

On accuse amèrement le Français d’être ir-réligieux ; mais l’une des principales causes dece funeste résultat, c’est que les différents par-

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tis, depuis vingt-cinq ans, ont toujours vouludiriger la religion vers un but politique, et rienne dispose moins à la piété que d’employerla religion pour un autre projet qu’elle-même.Plus les sentiments sont beaux par leur nature,plus ils inspirent de répugnance quand l’ambi-tion et l’hypocrisie s’en emparent. Lorsque Bo-naparte fut empereur, il nomma le même ar-chevêque d’Aix, dont nous venons de parler,à l’archevêché de Tours ; et celui-ci, dans unde ses mandements, exhorta la nation à recon-naître Napoléon comme souverain légitime dela France. Le ministre des cultes, se prome-nant alors avec un de ses amis, lui montra lemandement, et lui dit : « Voyez, il appelle l’em-pereur grand, généreux, illustre, tout cela estfort bien ; mais c’est légitime qui était le motimportant dans la bouche d’un prêtre. » Pen-dant douze ans, à dater du concordat, les ec-clésiastiques de tous les rangs n’ont laissé pas-ser aucune occasion de louer Bonaparte à leurmanière, c’est-à-dire, en l’appelant l’envoyé de

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Dieu, l’instrument de ses décrets, le représen-tant de la Providence sur la terre. Les mêmesprêtres ont depuis prêché sans doute une autredoctrine ; mais comment veut-on qu’un clergé,toujours aux ordres de l’autorité, quelle qu’ellesoit, ajoute à l’ascendant de la religion sur lesâmes ?

Le catéchisme qui a été reçu dans toutesles églises, pendant le règne de Bonaparte, me-naçait des peines éternelles quiconque n’aime-rait pas ou ne défendrait pas la dynastie de Na-poléon. Si vous n’aimez pas Napoléon et sa fa-mille, disait ce catéchisme (qui, à cela près,est celui de Bossuet), que vous en arrivera-t-il ? Réponse : Alors nous encourrons la damna-tion éternelle(1). Fallait-il croire, toutefois, queBonaparte disposerait de l’enfer dans l’autremonde, parce qu’il en donnait l’idée dans ce-lui-ci ? En vérité, les nations n’ont de piété sin-cère que dans les pays où la doctrine del’Église n’a point de rapport avec les dogmespolitiques, dans les pays où les prêtres

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n’exercent point de pouvoir sur l’état, dans lespays enfin où l’on peut aimer Dieu et la religionchrétienne de toute son âme, sans perdre etsurtout sans obtenir aucun avantage terrestrepar la manifestation de ce sentiment.

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CHAPITRE VII.

Dernier ouvrage de M. Necker sousle consulat de Bonaparte.

M. NECKER eut un entretien avec Bona-parte à son passage en Italie par le mont Saint-Bernard, peu de temps avant la bataille de Ma-rengo ; pendant cette conversation, qui duradeux heures, le premier consul fit à mon pèreune impression assez agréable, par la sorte deconfiance avec laquelle il lui parla de ses pro-jets futurs. Ainsi donc aucun ressentiment per-sonnel n’animait M. Necker contre Bonaparte,quand il publia son livre intitulé : Dernières vuesde politique et de finances. La mort du duc d’En-ghien n’avait point encore eu lieu ; beaucoupde gens espéraient un grand bien du gouver-nement de Bonaparte, et M. Necker était sous

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deux rapports dans sa dépendance, soit parcequ’il voulait bien désirer que je ne fusse pasbannie de Paris, dont j’aimais beaucoup le sé-jour ; soit parce que son dépôt de deux millionsétait encore entre les mains du gouvernement,c’est-à-dire, du premier consul. Mais M. Ne-cker s’était fait une magistrature de vérité danssa retraite, dont il ne négligeait les obligationspar aucun motif : il souhaitait pour la Francel’ordre et la liberté, la monarchie et le gouver-nement représentatif ; et, toutes les fois qu’ons’écartait de cette ligne, il croyait de son devoird’employer son talent d’écrivain, et sesconnaissances comme homme d’état, pour es-sayer de ramener les esprits vers le but. Tou-tefois, regardant Bonaparte alors comme le dé-fenseur de l’ordre, et comme celui qui préser-vait la France de l’anarchie, il l’appela l’hommenécessaire, et revint, dans plusieurs endroits deson livre, à vanter ses talents avec la plushaute estime. Mais ces éloges n’apaisèrent pasle premier consul. M. Necker avait touché au

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point sensible de son ambition, en discutant leprojet qu’il avait formé d’établir une monarchieen France, de s’en faire le chef, et de s’entou-rer d’une noblesse de sa propre création. Bo-naparte ne voulait pas qu’on annonçât ce des-sein avant qu’il fût accompli ; encore moinspermettait-il qu’on en fît sentir tous les défauts.Aussi, dès que cet ouvrage parut, les journa-listes reçurent-ils l’ordre de l’attaquer avec leplus grand acharnement. Bonaparte signalaM. Necker comme le principal auteur de la ré-volution ; car, s’il aimait cette révolutioncomme l’ayant placé sur le trône, il la haïssaitpar son instinct de despote : il aurait voulu l’ef-fet sans la cause. D’ailleurs, son habileté en faitde haine lui avait très bien suggéré que M. Ne-cker, souffrant plus que personne des malheursqui avaient frappé tant de gens respectables enFrance, serait profondément blessé, si, de lamanière même la plus injuste, on le désignaitcomme les ayant préparés.

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Aucune réclamation pour la restitution dudépôt de mon père ne fut admise, à dater de lapublication de son livre, en 1802 ; et le premierconsul déclara, dans le cercle de sa cour, qu’ilne me laisserait plus revenir à Paris, puisque,disait-il, j’avais porté des renseignements si fauxà mon père sur l’état de la France. Certes, monpère n’avait besoin de moi pour aucune chosedans ce monde, excepté, je l’espère, pour monaffection ; et, quand j’arrivai à Coppet, son ma-nuscrit était déjà livré à l’impression. Il est cu-rieux d’observer ce qui, dans ce livre, put exci-ter si vivement la colère du premier consul.

Dans la première partie de son ouvrage,M. Necker analysait la constitution consulairetelle qu’elle existait alors, et il approfondissaitaussi l’hypothèse de la royauté constituée parBonaparte, ainsi qu’on pouvait la prévoir. Il po-sait en maxime qu’il n’y a point de système re-présentatif sans élection directe du peuple, etque rien n’autorisait à dévier de ce principe.Examinant ensuite l’institution aristocratique

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servant de barrière entre la représentation na-tionale et le pouvoir exécutif, M. Necker jugead’avance le sénat conservateur, tel qu’il s’estmontré depuis, comme un corps à qui l’on ren-voyait tout et qui ne pouvait rien, un corpsqui recevait des appointements, chaque pre-mier du mois, de ce gouvernement qu’il étaitcensé contrôler. Les sénateurs devaient néces-sairement n’être que des commentateurs de lavolonté consulaire. Une assemblée nombreuses’associait à la responsabilité des actes d’unseul, et chacun se sentait plus à l’aise, pours’avilir à l’ombre de la majorité.

M. Necker prédit ensuite l’élimination dutribunat, telle qu’elle eut lieu sous le consulatmême, « Les tribuns y penseront à deux fois,dit-il, avant de se rendre importuns, avant des’exposer à déplaire à un sénat qui doit chaqueannée fixer leur sort politique, et les perpétuer,ou non, dans leurs places. La constitution, don-nant au sénat conservateur le droit de renou-veler tous les ans le corps législatif et le tribu-

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nat par cinquième, n’explique point de quellemanière l’opération s’exécutera : elle ne ditpoint si le cinquième qui devra faire place àun autre cinquième sera déterminé par le sort,ou par la désignation arbitraire du sénat. Onne peut mettre en doute qu’à commencer del’époque où un droit d’ancienneté s’établira, lecinquième de première date ne soit désignépour sortir à la révolution de cinq années, etchacun des autres cinquièmes dans ce mêmeordre de rangs. Mais la question est encoretrès importante, en l’appliquant seulement auxmembres du tribunat et du corps législatif,choisis tous à la fois au moment de la constitu-tion ; et si le sénat, sans recourir au sort, s’ar-roge le droit de désigner à sa volonté le cin-quième qui devra sortir chaque année pendantcinq ans (c’est ce qu’il fit), la liberté des opi-nions sera gênée dès à présent d’une manièretrès puissante.

« C’est véritablement une singulière dispa-rate, que le pouvoir donné au sénat conser-

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vateur de faire sortir du tribunat qui bon luisemble, jusques à la concurrence d’un cin-quième du total, et de n’être autorisé lui-mêmeà agir comme conservateur, comme défenseurde la constitution, que sur l’avertissement etl’impulsion du tribunat. Quelle supérioritédans un sens ! quelle infériorité dans l’autre !Rien ne paraît avoir été fait d’ensemble(2). »

Sur ce point j’oserai n’être pas de l’avis demon père : il y avait un ensemble dans cetteorganisation incohérente ; elle avait constam-ment et artistement pour but de ressembler àla liberté, et d’amener la servitude. Les consti-tutions mal faites sont très propres à ce ré-sultat ; mais cela tient toujours à la mauvaisefoi du fondateur, car tout esprit sincère au-jourd’hui sait en quoi consistent les ressortsnaturels et spontanés de la liberté.

Passant ensuite à l’examen du corps légis-latif muet, dont nous avons déjà parlé, M. Ne-cker dit, à propos de l’initiative des lois : « Le

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gouvernement, par une attribution exclusive,doit seul proposer toutes les lois. Les Anglaisse croiraient perdus, comme hommes libres, sil’exercice d’un pareil droit était enlevé à leurparlement ; si la prérogative la plus importanteet la plus civique sortait jamais de ses mains.Le monarque lui-même n’y participe qu’indi-rectement, et par la médiation des membres dela chambre haute et de la chambre des com-munes qui sont en même temps ses ministres.

« Les représentants de la nation, qui, detoutes les parties d’un royaume ou d’une ré-publique, viennent se réunir tous les ans dansla capitale, et qui se rapprochent encore deleurs foyers, pendant l’ajournement des ses-sions, recueillent nécessairement des notionsprécieuses sur les améliorations dont l’admi-nistration de l’état est susceptible ; le pouvoir,d’ailleurs, de proposer des lois, est une facultépolitique, féconde en pensées sociales et d’uneutilité universelle, et il faut, pour l’exercer, unesprit investigateur, une âme patriotique, tan-

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dis que, pour accepter ou refuser une loi, le ju-gement seul est nécessaire. C’était l’office desanciens parlements de France ; et, réduitsqu’ils étaient à cette fonction, ne pouvant ja-mais juger des objets qu’un à un, ils n’ont ja-mais acquis des idées générales(3). »

Le tribunat était institué pour dénoncer lesactes arbitraires en tout genre : les emprison-nements, les exils, les atteintes portées à la li-berté de la presse. M. Necker montre commentce tribunat, tenant son élection du sénat et nondu peuple, n’avait point assez de force pourun tel ministère. Néanmoins, comme le pre-mier consul voulait lui donner beaucoup d’oc-casions de se plaindre, il aima mieux le suppri-mer, quelque apprivoisé qu’il fût. Son nom seulétait encore trop républicain pour les oreillesde Bonaparte.

C’est ainsi que M. Necker s’exprime ensuitesur la responsabilité des agents du pouvoir :« Indiquons cependant une disposition d’une

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conséquence plus réelle, mais dans un sens ab-solument opposé aux idées de responsabilité,et destinées à déclarer indépendants les agentsdu gouvernement. La constitution consulairedit que les agents du gouvernement, autres queles ministres, ne peuvent être poursuivis pourdes faits relatifs à leurs fonctions, qu’en vertud’une décision du conseil d’état ; en ce cas,la poursuite a lieu devant les tribunaux ordi-naires. Observons d’abord qu’en vertu d’unedécision du conseil d’état, ou en vertu d’unedécision du premier consul, sont deux chosessemblables ; car le conseil ne délibère de lui-même sur aucun objet : le consul, qui nommeet révoque à sa volonté les membres de ceconseil, prend leurs avis, ou tous réunis, oule plus souvent divisés par sections, selon lanature des objets ; et, en dernier résultat, sapropre décision fait règle. Mais peu importe ;l’objet principal, dans la disposition que j’airappelée, c’est l’affranchissement des agentsdu gouvernement de toute espèce d’inspection

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et de poursuites de la part des tribunaux, sansle consentement du gouvernement lui-même.Ainsi, qu’un receveur, un répartiteur d’impôtsprévarique audacieusement, prévarique avecscandale, le premier consul détermine, avanttout, s’il y a lieu à accusation. Il jugera seulde même, si d’autres agents de son autoritéméritent d’être pris à partie, pour aucun abusde pouvoir : n’importe que ces abus soient re-latifs aux contributions, à la corvée, aux sub-ventions de toute espèce, aux logements mi-litaires, et aux enrôlements forcés, désignéssous le nom de conscription. Jamais un gou-vernement modéré n’a pu subsister à de tellesconditions. Je laisse là l’exemple de l’Angle-terre, où de pareilles lois politiques seraientconsidérées comme une dissolution absolue dela liberté ; mais je dirai que, sous l’anciennemonarchie française, jamais un parlement, nimême une justice inférieure, n’aurait demandéle consentement du prince pour sévir contreune prévarication connue, de la part d’un

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agent public, contre un abus de pouvoir mani-feste ; et un tribunal particulier, sous le nom decour des aides, était juge ordinaire des droits etdes délits fiscaux, et n’a voit pas besoin d’unepermission spéciale pour acquitter ce devoirdans toute son étendue.

« Enfin, c’est une expression trop vague quecelle d’agent du gouvernement ; l’autorité,dans son immense circonférence, peut avoirdes agents ordinaires et des agents extraordi-naires ; une lettre d’un ministre, d’un préfet,d’un lieutenant de police, suffit pour créer unagent ; et si, dans l’exercice de leurs fonctions,ils sont tous hors de l’atteinte de la justice,à moins d’une permission spéciale de la partdu prince, le gouvernement aura dans sa maindes hommes qu’un tel affranchissement rendrafort audacieux, et qui seront encore à couvertde la honte par leur dépendance directe del’autorité suprême. Quels instruments de choixpour la tyrannie ! » Ne dirait-on pas que M. Ne-cker, écrivant ces paroles en 1802, prévoyait

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ce que l’empereur a fait depuis de son conseild’état ? Nous avons vu les fonctions de l’ordrejudiciaire passer par degrés dans les mains dece pouvoir administratif, sans responsabilitécomme sans bornes ; nous l’avons vu mêmeusurper les attributions législatives ; et ce di-van n’avait à redouter que son maître.

M. Necker, après avoir prouvé qu’il n’yavait point de république en France sous legouvernement consulaire, en conclut aisémentque l’intention de Bonaparte était d’arriver àla royauté ; et c’est alors qu’il développe, avecune force extrême, la difficulté d’établir unemonarchie tempérée, sans avoir recours auxgrands seigneurs déjà existants, et qui, d’ordi-naire, sont inséparables d’un prince d’une an-cienne race. La gloire militaire peut certaine-ment tenir lieu d’ancêtres ; elle agit plus vive-ment même sur l’imagination que les souve-nirs : mais, comme il faut qu’un roi s’entouredes rangs supérieurs, il est impossible de trou-ver assez de citoyens illustres par leurs ex-

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ploits, pour qu’une aristocratie toute nouvellepuisse servir de barrière à l’autorité qui l’auraitcréée. Les nations ne sont pas des Pygmalionsqui adorent leur propre ouvrage, et le sénat,composé d’hommes nouveaux, choisis dansune foule d’hommes pareils, ne se sentait pasde force, et n’inspirait pas de respect.

Écoutons, sur ce sujet, les propres parolesde M. Necker ; elles s’appliquent à la chambredes pairs, telle qu’on la fit improviser par Bo-naparte en 1815 ; elles s’appliquent surtout augouvernement militaire de Napoléon, qui étaitpourtant bien loin, en 1802, d’être établicomme nous l’avons vu depuis. « Si donc, oupar une révolution politique, ou par une révo-lution dans l’opinion, vous aviez perdu les élé-ments productifs des grands seigneurs, consi-dérez-vous comme ayant perdu les élémentsproductifs de la monarchie héréditaire tempé-rée, et tournez vos regards, fût-ce avec peine,vers un autre ordre social.

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« Je ne crois pas que Bonaparte lui-même,avec son talent, avec son génie, avec toute sapuissance, pût venir à bout d’établir en France,aujourd’hui, une monarchie héréditaire tempé-rée. C’est une opinion bien importante ; voicimes motifs : qu’on juge.

« Je fais observer auparavant que cette opi-nion est contraire à ce que nous avons entendurépéter après l’élection de Bonaparte. Voilà laFrance, disait-on, qui va se reprendre au gou-vernement d’un seul, c’est un point de gagnépour la monarchie. Mais que signifient de tellesparoles ? rien du tout ; car nous ne voulons pasparler indifféremment de la monarchie élec-tive ou héréditaire, despotique ou tempérée,mais uniquement de la monarchie héréditaireet tempérée ; et sans doute que le gouverne-ment d’un prince de l’Asie, le premier qu’onvoudra nommer, est plus distinct de la monar-chie d’Angleterre que la république américaine.

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« Il est un moyen étranger aux idées ré-publicaines, étranger aux principes de la mo-narchie tempérée, et dont on peut se servirpour fonder et pour soutenir un gouvernementhéréditaire. C’est le même qui introduisit, quiperpétua l’empire dans les grandes familles deRome, les Jules, les Claudiens, les Flaviens,et qui servit ensuite à renverser leur autorité.C’est la force militaire, les prétoriens, les ar-mées de l’Orient et de l’Occident. Dieu gardela France d’une semblable destinée ! »

Quelle prophétie ! Si je suis revenue plu-sieurs fois sur le mérite singulier qu’a euM. Necker dans ses ouvrages politiques, deprédire les événements, c’est pour montrercomment un homme très versé dans la sciencedes constitutions peut connaître d’avance leursrésultats. On a beaucoup dit en France que lesconstitutions ne signifiaient rien, et que les cir-constances étaient tout. Les adorateurs de l’ar-bitraire doivent parler ainsi, mais c’est une as-sertion aussi fausse que servile.

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L’irritation de Bonaparte fut très vive, à lapublication de cet ouvrage, parce qu’il signa-lait d’avance ses projets les plus chers, et ceuxque le ridicule pouvait le plus facilement at-teindre. Sphinx d’un nouveau genre, c’étaitcontre celui qui devinait ses énigmes que setournait sa fureur. La considération tirée dela gloire militaire peut, il est vrai, suppléer àtout ; mais un empire fondé sur les hasards desbatailles ne suffisait pas à l’ambition de Bo-naparte, car il voulait établir sa dynastie, bienqu’il ne pût de son vivant supporter que sapropre grandeur.

Le consul Lebrun écrivit à M. Necker, sousla dictée de Bonaparte, une lettre où toute l’ar-rogance des préjugés anciens était combinéeavec la rude âpreté du nouveau despotisme.On y accusait aussi M. Necker d’être l’auteurdu doublement du tiers, d’avoir toujours lemême système de constitution, etc. Les enne-mis de la liberté tiennent tous le même lan-gage, bien qu’ils partent d’une situation très

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différente. On conseillait ensuite à M. Neckerde ne plus se mêler de politique, et de s’enremettre au premier consul, seul capable debien gouverner la France : ainsi, les despotestrouvent toujours les penseurs de trop dans lesaffaires. Le consul finissait en déclarant quemoi, fille de M. Necker, je serais exilée de Pa-ris, précisément à cause des Dernières vues depolitique et de finances publiées par mon père.

J’ai mérité depuis, je l’espère, cet exil aussipour moi-même ; mais Bonaparte, qui se don-nait la peine de connaître pour mieux blesser,voulait troubler l’intimité de notre vie domes-tique, en me représentant mon père commel’auteur de mon exil. Cette réflexion frappamon père, qui ne repoussait jamais un scru-pule ; mais, grâce au ciel, il a pu s’assurerqu’elle n’approchait pas un instant de moi.

Une chose très remarquable dans le dernierouvrage politique de M. Necker, peut-être su-périeur encore à tous les autres, c’est qu’après

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avoir combattu dans les précédents avec beau-coup de force le système républicain enFrance, il examine dans cet écrit, pour la pre-mière fois, quelle serait la meilleure forme àdonner à ce gouvernement. D’une part, lessentiments d’opposition qui animaient déjàM. Necker contre le despotisme de Bonaparte,le portaient à se servir contre lui des seulesarmes qui pussent encore l’atteindre ; d’autrepart, dans un moment où le danger d’exalterles esprits n’était pas à redouter, un politiquephilosophe se plaisait à traiter dans toute savérité une question très importante.

L’idée la plus remarquable de cet examen,c’est que, loin de vouloir rapprocher autant quecela se peut, une république d’une monarchie,alors qu’on se décide à la république, il faut,au contraire, puiser toute sa force dans les élé-ments populaires. La dignité d’une telle ins-titution ne pouvant reposer que sur l’assenti-ment de la nation, il faut essayer de faire re-paraître sous diverses formes la puissance qui

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doit, dans ce cas, tenir lieu de toutes les autres.Cette profonde pensée est la base du projetde république dont M. Necker détaille chaquepartie, en répétant néanmoins qu’il ne sauraiten conseiller l’adoption dans un grand pays.

Enfin, il termine son dernier ouvrage pardes considérations générales sur les finances.Elles renferment deux vérités essentielles :l’une, que le gouvernement consulaire se trou-vait dans une beaucoup meilleure situation àcet égard que celle où le roi de France avaitjamais été, puisque, d’une part, l’augmentationdu territoire accroissait les recettes, et que,de l’autre, la réduction de la dette diminuaitles dépenses ; que d’ailleurs les impôts ren-daient davantage, sans que le peuple fût aussichargé, parce que les dîmes et les droits féo-daux étaient supprimés. Secondement, M. Ne-cker affirmait, en 1802, que jamais le créditne pourrait exister sans une constitution libre ;non assurément que les prêteurs de nos joursaiment la liberté par enthousiasme, mais le cal-

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cul de leur intérêt leur apprend qu’on ne peutse fier qu’à des institutions durables, et nonà des ministres des finances qu’un caprice achoisis, qu’un caprice peut écarter, et qui, déci-dant du juste et de l’injuste au fond de leur ca-binet, ne sont jamais éclairés par le grand jourde l’opinion publique.

En effet, Bonaparte a soutenu ses financespar le produit des contributions étrangères etpar le revenu de ses conquêtes ; mais il n’auraitpu se faire prêter librement la plus faible partiedes sommes qu’il recueillait par la force. L’onpourrait conseiller en général aux souverainsqui veulent savoir la vérité sur leur gouverne-ment, d’en croire plutôt la manière dont leursemprunts se remplissent, que les témoignagesde leurs flatteurs.

Bien que, dans l’ouvrage de M. Necker, lepremier consul ne pût trouver que des parolesflatteuses sur sa personne, il lança contre lui,avec une amertume inouïe, les journaux tous à

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ses ordres ; et, depuis cette époque, ce systèmede calomnie n’a point cessé. Les mêmes écri-vains, sous des couleurs diverses, n’ont pas dûvarier dans leur haine contre un homme qui avoulu, dans les finances, l’économie la plus sé-vère, et dans le gouvernement les institutionsqui forcent à la justice.

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CHAPITRE VIII.

De l’exil.

PARMI toutes les attributions de l’autorité,l’une des plus favorables à la tyrannie, c’est lafaculté d’exiler sans jugement. On avait pré-senté avec raison les lettres de cachet de l’an-cien régime, comme l’un des motifs les pluspressants pour faire une révolution en France ;et c’était Bonaparte, l’élu du peuple, qui, fou-lant aux pieds tous les principes en faveur des-quels le peuple s’était soulevé, s’arrogeait lepouvoir d’exiler quiconque lui déplaisait unpeu, et d’emprisonner, sans que les tribunauxs’en mêlassent, quiconque lui déplaisait davan-tage. Je comprends, je l’avoue, comment lesanciens courtisans, en grande partie, se sontralliés au système politique de Bonaparte ; ils

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n’avaient qu’une concession à lui faire, cellede changer de maître ; mais les républicains,que le gouvernement de Napoléon devait heur-ter dans chaque parole, dans chaque acte, danschaque décret, comment pouvaient-ils se prê-ter à sa tyrannie ?

Un nombre très considérable d’hommes etde femmes de diverses opinions ont subi cesdécrets d’exil qui donnent au souverain del’état une autorité plus absolue encore quecelle même qui peut résulter des emprisonne-ments illégaux ; car il est plus difficile d’userd’une mesure violente que d’un genre de pou-voir qui, bien que terrible au fond, a quelquechose de bénin dans la forme. L’imaginations’attache toujours à l’obstacle insurmontable ;on a vu des grands hommes, Thémistocle, Ci-céron, Bolingbroke, profondément malheureuxde l’exil ; et Brolingbroke, en particulier, dé-clare, dans ses écrits, que la mort lui paraîtmoins redoutable.

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Éloigner un homme ou une femme de Paris,les envoyer, ainsi qu’on le disait alors, respirerl’air de la campagne, c’était désigner unegrande peine avec des expressions si douces,que tous les flatteurs du pouvoir la tournaientfacilement en dérision. Cependant il suffit dela crainte d’un tel exil, pour porter à la ser-vitude tous les habitants de la ville principalede l’empire. Les échafauds peuvent à la fin ré-veiller le courage ; mais les chagrins domes-tiques de tout genre, résultat du bannissement,affaiblissent la résistance, et portent seulementà redouter la disgrâce du souverain qui peutvous infliger une existence si malheureuse.L’on peut volontairement passer sa vie hors deson pays ; mais, lorsqu’on y est contraint, onse figure sans cesse que les objets de notre af-fection peuvent être malades, sans qu’il soitpermis d’être auprès d’eux, sans qu’on puissejamais peut-être les revoir. Les affections dechoix, souvent même celles de famille, les ha-bitudes de société, les intérêts de fortune, tout

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est compromis ; et, ce qui est plus cruel en-core, tous les liens se relâchent, et l’on finit parêtre étranger à sa patrie.

Souvent j’ai pensé, pendant les douze an-nées d’exil auxquelles Napoléon m’a condam-née, qu’il ne pouvait sentir le malheur d’êtreprivé de la France ; il n’avait point de souvenirfrançais dans le cœur. Les rochers de la Corselui retraçaient seuls les jours de son enfance ;mais la fille de M. Necker était plus Françaiseque lui. Je renvoie à un autre ouvrage dont plu-sieurs morceaux sont déjà écrits, toutes les cir-constances de mon exil, et des voyages jus-qu’aux confins de l’Asie qui en ont été la suite ;mais, comme je me suis presque interdit lesportraits des hommes vivants, je ne pourraisdonner à une histoire individuelle le genre d’in-térêt qu’elle doit avoir. Maintenant, il ne meconvient de rappeler que ce qui doit servir auplan général de ce livre. Je devinai, plus viteque d’autres, et je m’en vante, le caractère etles desseins tyranniques de Bonaparte. Les vé-

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ritables amis de la liberté sont éclairés à cetégard par un instinct qui ne les trompe pas.Mais ce qui rendait, dans les commencementsdu consulat, ma position plus cruelle, c’est quela bonne compagnie de France croyait voirdans Bonaparte celui qui la préservait del’anarchie ou du jacobinisme. Ainsi donc elleblâma fortement l’esprit d’opposition que jemontrai contre lui. Quiconque prévoit en po-litique le lendemain, excite la colère de ceuxqui ne conçoivent que le jour même. J’oseraidonc le dire, il me fallait plus de force encorepour supporter la persécution de la société,que pour m’exposer à celle du pouvoir.

J’ai toujours conservé le souvenir d’un deces supplices de salon, s’il est permis de s’ex-primer ainsi, que les aristocrates français,quand cela leur convient, savent si bien infligerà ceux qui ne partagent pas leurs opinions. Unegrande partie de l’ancienne noblesse s’était ral-liée à Bonaparte ; les uns, comme on l’a vu de-puis, pour reprendre leurs habitudes de courti-

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sans, les autres, espérant alors que le premierconsul ramènerait l’ancienne dynastie. L’on sa-vait que j’étais très prononcée contre le sys-tème de gouvernement que suivait et que pré-parait Napoléon, et les partisans de l’arbitrairenommaient, suivant leur coutume, opinionsantisociales, celles qui tendent à relever la di-gnité des nations. Si l’on rappelait à quelquesémigrés rentrés sous le règne de Bonaparte,avec quelle fureur ils blâmaient alors les amisde la liberté toujours attachés au même sys-tème, peut-être apprendraient-ils l’indulgence,en se ressouvenant de leurs erreurs.

Je fus la première femme que Bonaparteexila ; mais bientôt après il en bannit un grandnombre d’opinions opposées. Une personnetrès intéressante entre autres, la duchesse deChevreuse, est morte du serrement de cœurque son exil lui a causé. Elle ne put obtenirde Napoléon, lorsqu’elle était mourante, la per-mission de retourner une dernière fois à Paris,pour consulter son médecin et revoir ses amis.

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D’où venait ce luxe en fait de méchanceté, sice n’est d’une sorte de haine contre tous lesêtres indépendants ? Et comme les femmes,d’une part, ne pouvaient servir en rien ses des-seins politiques, et que, de l’autre, elles étaientmoins accessibles que les hommes auxcraintes et aux espérances dont le pouvoir estdispensateur, elles lui donnaient de l’humeurcomme des rebelles, et il se plaisait à leur diredes choses blessantes et vulgaires. Il haïssaitautant l’esprit de chevalerie qu’il recherchaitl’étiquette ; c’était faire un mauvais choix par-mi les anciennes mœurs. Il lui restait ausside ses premières habitudes, pendant la révo-lution, une certaine antipathie jacobine contrela société brillante de Paris, sur laquelle lesfemmes exerçaient beaucoup d’ascendant ; ilredoutait en elle l’art de la plaisanterie, qui,l’on doit en convenir, appartient particulière-ment aux Françaises. Si Bonaparte avait voulus’en tenir au superbe rôle de grand général etde premier magistrat de la république, il au-

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rait plané de toute la hauteur du génie au-des-sus des petits traits acérés de l’esprit de salon.Mais, quand il avait le dessein de se faire roiparvenu, bourgeois gentilhomme sur le trône,il s’exposait précisément à la moquerie du bonton, et il ne pouvait la comprimer, comme il l’afait, que par l’espionnage et la terreur.

Bonaparte voulait que je le louasse dansmes écrits, non assurément qu’un éloge de pluseût été remarqué dans la fumée d’encens donton l’environnait ; mais comme j’étais positive-ment le seul écrivain connu parmi les Français,qui eût publié des livres sous son règne sansfaire mention en rien de sa gigantesque exis-tence, cela l’importunait, et il finit par suppri-mer mon ouvrage sur l’Allemagne avec une in-croyable fureur. Jusqu’alors ma disgrâce avaitconsisté seulement dans l’éloignement de Pa-ris ; mais depuis on m’interdit tout voyage, onme menaça de la prison pour le reste de mesjours : et la contagion de l’exil, invention dignedes empereurs romains, était l’aggravation la

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plus cruelle de cette peine. Ceux qui venaientvoir les bannis s’exposaient au bannissementà leur tour ; la plupart des Français que jeconnaissais me fuyaient comme une pestiférée.Quand je n’en souffrais pas trop, cela me sem-blait une comédie ; et, de la même manièreque les voyageurs en quarantaine jettent parmalice leurs mouchoirs aux passants, pour lesobliger à partager l’ennui du lazaret, lorsqu’ilm’arrivait de rencontrer par hasard dans lesrues de Genève un homme de la cour de Bona-parte, j’étais tentée de lui faire peur avec mespolitesses.

Mon généreux ami, M. Matthieu de Mont-morency, étant venu me voir à Coppet, il y re-çut, quatre jours après son arrivée, une lettrede cachet qui l’exilait, pour le punir d’avoirdonné la consolation de sa présence à uneamie de vingt-cinq années. Je ne sais ce queje n’aurais pas fait dans ce moment pour éviterune telle douleur. Dans le même temps, ma-dame Récamier, qui n’avait avec la politique

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d’autres rapports que son intérêt courageuxpour les proscrits de toutes les opinions, vintaussi me voir à Coppet, où nous nous étionsdéjà plusieurs fois réunies ; et, le croirait-on ?la plus belle femme de France, une personnequi à ce titre aurait trouvé partout des défen-seurs, fut exilée, parce qu’elle était venue dansle château d’une amie malheureuse, à cent cin-quante lieues de Paris. Cette coalition de deuxfemmes établies sur le bord du lac de Genèveparut trop redoutable au maître du monde, etil se donna le ridicule de les persécuter. Maisil avait dit une fois : La puissance n’est jamais ri-dicule ; et certes il a bien mis à l’épreuve cettemaxime.

Combien n’a-t-on pas vu de familles divi-sées par la frayeur que causaient les moindresrapports avec les exilés ! Dans le commence-ment de la tyrannie, quelques actes de couragese font remarquer ; mais par degrés le chagrinaltère les sentiments, les contrariétés fa-tiguent ; l’on vient à penser que les disgrâces

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de ses amis sont causées par leurs propresfautes. Les sages de la famille se rassemblent,pour dire qu’il ne faut pas trop communiqueravec madame ou monsieur un tel ; leurs ex-cellents sentiments, assure-t-on, ne sauraientse mettre en doute ; mais leur imagination estsi vive ! En vérité, l’on proclamerait volontierstous ces pauvres proscrits de grands poètes, àcondition que leur imprudence ne permît pasde les voir ni de leur écrire. Ainsi l’amitié,l’amour même, se glacent dans tous les cœurs ;les qualités intimes tombent avec les vertuspubliques ; on ne s’aime plus entre soi, aprèsavoir cessé d’aimer la patrie ; et l’on apprendseulement à se servir d’un langage hypocrite,qui contient le blâme doucereux des personnesen défaveur, l’apologie adroite des gens puis-sants, et la doctrine cachée de l’égoïsme.

Bonaparte avait plus que tout autre le se-cret de faire naître ce froid isolement qui nelui présentait les hommes qu’un à un, et jamaisréunis. Il ne voulait pas qu’un seul individu de

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son temps existât par lui-même, qu’on se ma-riât, qu’on eût de la fortune, qu’on choisît unséjour, qu’on exerçât un talent, qu’une résolu-tion quelconque se prît sans sa permission ; et,chose singulière, il entrait dans les moindresdétails des relations de chaque individu, demanière à réunir l’empire du conquérant à uneinquisition de commérage, s’il est permis des’exprimer ainsi, et de tenir entre ses mains lesfils les plus déliés comme les chaînes les plusfortes.

La question métaphysique du libre arbitrede l’homme était devenue très inutile sous lerègne de Bonaparte ; car personne ne pouvaitplus suivre en rien sa propre volonté, dans lesplus grandes comme dans les plus petites cir-constances.

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CHAPITRE IX.

Des derniers jours de M. Necker.

JE ne parlerais point du sentiment que m’alaissé la perte de mon père, si ce n’était pas unmoyen de plus de le faire connaître. Quand lesopinions politiques d’un homme d’état sont en-core à beaucoup d’égards l’objet des débats dumonde, il ne faut rien négliger pour donner auxprincipes de cet homme la sanction de son ca-ractère. Or, quelle plus grande garantie peut-on en offrir que l’impression qu’il a produitesur les personnes le plus à portée de le juger ?Il y a maintenant douze années que la mortm’a séparée de mon père, et chaque jour monadmiration pour lui s’est accrue ; le souvenirque j’ai conservé de son esprit et de ses vertusme sert de point de comparaison pour appré-

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cier ce que peuvent valoir les autres hommes ;et, quoique j’aie parcouru l’Europe entière, ja-mais un génie de cette trempe, jamais une mo-ralité de cette vigueur ne s’est offerte à moi.M. Necker pouvait être faible par bonté, incer-tain à force de réfléchir ; mais, quand il croyaitle devoir intéressé dans une résolution, il luisemblait entendre la voix de Dieu ; et, quoiqu’on pût tenter alors pour l’ébranler, il n’écou-tait jamais qu’elle. J’ai plus de confiance en-core aujourd’hui dans la moindre de ses pa-roles, que je n’en aurais dans aucun individuexistant, quelque supérieur qu’il pût être ; toutce que m’a dit M. Necker est ferme en moicomme le rocher ; tout ce que j’ai gagné parmoi-même peut disparaître ; l’identité de monêtre est dans l’attachement que je garde à samémoire. J’ai aimé qui je n’aime plus ; j’ai es-timé qui je n’estime plus ; le flot de la vie atout emporté, excepté cette grande ombre quiest là sur le sommet de la montagne, et qui memontre du doigt la vie à venir.

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Je ne dois de reconnaissance véritable surcette terre qu’à Dieu et à mon père ; tout lereste de mes jours s’est passé dans la lutte ;lui seul y a répandu sa bénédiction. Mais com-bien n’a-t-il pas souffert ! La prospérité la plusbrillante avait signalé la moitié de sa vie : ilétait devenu riche ; il avait été nommé premierministre de France ; l’attachement sans bornesdes Français l’avait récompensé de son dé-vouement pour eux : pendant les sept annéesde sa première retraite, ses ouvrages avaientété placés au premier rang de ceux deshommes d’état, et peut-être était-il le seul quise fût montré profond dans l’art d’administrerun grand pays sans s’écarter jamais de la mo-ralité la plus scrupuleuse, et même de la dé-licatesse la plus pure. Comme écrivain reli-gieux, il n’avait jamais cessé d’être philosophe ;comme écrivain philosophe, il n’avait jamaiscessé d’être religieux ; l’éloquence ne l’avaitpas entraîné au-delà de la raison, et la raisonne le privait pas d’un seul mouvement vrai

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d’éloquence. À ces grands avantages il avaitjoint les succès les plus flatteurs en société :madame du Deffant, la femme de France à quil’on reconnaissait la conversation la plus pi-quante, écrivit qu’elle n’avait point rencontréd’homme plus aimable que M. Necker. Il pos-sédait aussi ce charme, mais il ne s’en servaitqu’avec ses amis. Enfin, en 1789, l’opinion uni-verselle des Français était que jamais un mi-nistre n’avait porté plus loin tous les genres detalents et de vertus. Il n’est pas une ville, pasun bourg, pas une corporation en France, dontnous n’ayons des adresses qui expriment cesentiment. Je transcris ici, entre mille autres,celle qui fut écrite à la république de Genèvepar la ville de Valence.

« Messieurs les syndics,

« Dans l’enthousiasme de la liberté qui em-brase toute la nation française, et qui nous pé-nètre de reconnaissance pour les bontés denotre auguste monarque, nous avons pensé

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que nous vous devions un tribut de notre gra-titude. C’est dans le sein de votre républiqueque M. Necker a pris le jour ; c’est au foyer devos vertus publiques que son cœur s’est formédans la pratique de toutes celles dont il nous adonné le touchant spectacle ; c’est à l’école devos bons principes qu’il a puisé cette douce etconsolante morale qui fortifie la confiance, ins-pire le respect, prescrit l’obéissance pour l’au-torité légitime. C’est encore parmi vous, Mes-sieurs, que son âme a acquis cette trempeferme et vigoureuse dont l’homme d’état a be-soin, quand il se livre avec intrépidité à la pé-nible fonction de travailler au bonheur public.

« Pénétrés de vénération pour tant de quali-tés différentes, dont la réunion dans M. Neckerexalte notre admiration, nous croyons devoiraux citoyens de la ville de Genève des témoi-gnages publics de notre reconnaissance, pouravoir formé dans son sein un ministre aussiparfait sous tous les rapports.

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« Nous désirons que notre lettre soit consi-gnée dans les registres de la république, pourêtre un monument durable de notre vénérationpour votre respectable concitoyen. »

Hélas ! aurait-on prévu que tant d’admira-tion serait suivie de tant d’injustice ; qu’on re-procherait des sentiments d’étranger à celuiqui a chéri la France avec une prédilectionpresque trop grande ; qu’un parti l’appelleraitl’auteur de la révolution, parce qu’il respectaitles droits de la nation, et que les meneurs decette nation l’accuseraient d’avoir voulu la sa-crifier au maintien de la monarchie ? Ainsidans d’autres temps, je me plais à le répéter, lechancelier de l’Hôpital était menacé par les ca-tholiques et les protestants tour à tour ; ainsi,l’on aurait vu Sully succomber sous les hainesde parti, si la fermeté de son maître ne l’avaitsoutenu. Mais aucun de ces deux hommesd’état n’avait cette imagination du cœur quirend accessible à tous les genres de peine.M. Necker était calme devant Dieu, calme aux

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approches de la mort, parce que la conscienceseule parle dans cet instant. Mais, lorsque lesintérêts de ce monde l’occupaient encore, iln’est pas un reproche qui ne l’ait blessé, pas unennemi dont la malveillance ne l’ait atteint, pasun jour pendant lequel il ne se soit vingt foisinterrogé lui-même, tantôt pour se faire un tortdes maux qu’il n’avait pu prévenir, tantôt pourse placer en arrière des événements, et peserde nouveau les différentes résolutions qu’il au-rait pu prendre. Les jouissances les plus puresde la vie étaient empoisonnées pour lui par lespersécutions inouïes de l’esprit de parti. Cet es-prit de parti se montrait jusque dans la ma-nière dont les émigrés, dans le temps de leurdétresse, s’adressaient à lui pour demander dessecours. Plusieurs, en lui écrivant à ce sujet,s’excusaient de ne pouvoir aller chez lui, parceque les principaux d’entre eux le leur avaientdéfendu ; ils jugeaient bien du moins de la gé-nérosité de M. Necker, quand ils croyaient quecette soumission à l’impertinence de leurs

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chefs ne le détournerait pas de leur rendre ser-vice.

Parmi les inconvénients de l’esclavage de lapresse, il y avait encore que les jugements surla littérature étaient entre les mains du gou-vernement : il en résultait que, par l’intermé-diaire des journalistes, la police disposait, aumoins momentanément, de la fortune littéraired’un écrivain, comme d’un autre côté elle déli-vrait des permissions pour l’entreprise des jeuxde hasard. Les écrits de M. Necker, pendantles derniers temps de sa vie, n’ont donc pointété jugés en France avec impartialité, et c’estune peine de plus qu’il a supportée dans saretraite. L’avant-dernier de ses ouvrages, in-titulé, Cours de morale religieuse, est, je croispouvoir l’affirmer, un des livres de piété lesmieux écrits, les plus forts de pensée et d’élo-quence dont les protestants puissent se van-ter, et souvent je l’ai trouvé entre les mainsde personnes que les peines du cœur avaientatteintes. Toutefois, les journaux sous Bona-

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parte n’en firent presque pas mention, et le peuqu’on en dit n’en donnait aucune idée. Il y a eude même, en d’autres pays, quelques exemplesde chefs-d’œuvre littéraires, qui n’ont été jugésque longtemps après la mort de leurs auteurs.Cela fait mal de penser que celui qui nous futsi cher a été privé même du plaisir que ses ta-lents, comme écrivain, lui méritaient incontes-tablement.

Il n’a point vu le jour de l’équité luire poursa mémoire, et sa vie a fini l’année même oùBonaparte allait se faire empereur, c’est-à-dire,dans une époque où aucun genre de vertun’était en honneur en France. La délicatesse deson âme était telle, que la pensée qui le tour-mentait pendant sa dernière maladie, c’était lacrainte d’avoir été la cause de mon exil : et jen’étais pas près de lui pour le rassurer ! Il écri-vit à Bonaparte, d’une main affaiblie, pour luidemander de me rappeler quand il ne seraitplus. J’envoyai cette requête sacrée à l’empe-reur ; il n’y répondit point : la magnanimité lui

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a toujours paru de l’affectation, et il en parlaitassez volontiers comme d’une vertu de mélo-drame : s’il avait pu connaître l’ascendant decette vertu, il eût été tout à la fois meilleur etplus habile. Après tant de douleurs, après tantde vertus, la puissance d’aimer semblait s’êtreaccrue dans mon père, à l’âge où elle diminuechez les autres hommes ; et tout annonçait enlui, quand il a fini de vivre, le retour vers le ciel.

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CHAPITRE X.

Résumé des principes de M. Necker,en matière de gouvernement.

ON a souvent dit que la religion était néces-saire au peuple ; et je crois facile de prouverque les hommes d’un rang élevé en ont plusbesoin encore. Il en est de même de la moraledans ses rapports avec la politique. On n’a ces-sé de répéter qu’elle convenait aux particuliers,et non aux nations : il est au contraire vrai quec’est aux gouvernements surtout que les prin-cipes fixes sont applicables. L’existence de telou tel individu étant passagère, il arrive quel-quefois qu’une mauvaise action lui sert pourun moment, dans une conjoncture où son inté-rêt personnel est compromis ; mais, les nationsétant durables, elles ne sauraient s’affranchir

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des lois générales et permanentes de l’ordre in-tellectuel, sans marcher à leur perte. L’injusticequi peut servir à un homme, par exception, esttoujours nuisible aux successions d’hommesdont le sort rentre forcément dans la règle uni-verselle. Mais ce qui a donné quelque crédit àla maxime infernale qui place la politique au-dessus de la morale, c’est qu’on a confondules chefs de l’état avec l’état lui-même : or, ceschefs ont souvent trouvé qu’il leur était pluscommode et plus avantageux de se tirer à toutprix d’une difficulté présente, et ils ont mis enprincipe les mesures que leur égoïsme ou leurincapacité leur ont fait prendre. Un hommeembarrassé dans ses affaires établirait volon-tiers en théorie, que d’emprunter à usure estle meilleur système de finances qu’on puisseadopter. Or, l’immoralité en tout genre est aus-si un emprunt à usure ; elle sauve pour le mo-ment, et ruine plus tard.

M. Necker, pendant son premier ministère,n’était point en mesure de songer à l’établis-

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sement d’un gouvernement représentatif ; enproposant les administrations provinciales, ilvoulait mettre une borne à la puissance des mi-nistres, et donner de l’influence aux hommeséclairés et aux riches propriétaires de toutesles parties de la France. La première maximede M. Necker, en fait de gouvernement, étaitd’éviter l’arbitraire, et de limiter l’action minis-térielle dans tout ce qui n’est pas nécessaireau maintien de l’ordre. Un ministre qui veuttout faire, tout ordonner, et qui est jaloux dupouvoir comme d’une jouissance personnelle,convient aux cours, mais non aux nations. Unhomme de génie, quand par hasard il se trouveà la tête des affaires publiques, doit travaillerà se rendre inutile. Les bonnes institutions réa-lisent et maintiennent les hautes pensées qu’unindividu, quel qu’il soit, ne peut mettre enœuvre que passagèrement.

À la haine de l’arbitraire, M. Necker joignaitun grand respect pour l’opinion, un profond in-térêt pour cet être abstrait, mais réel, qu’on ap-

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pelle le peuple, et qui n’a pas cessé d’être àplaindre, quoiqu’il se soit montré redoutable.Il croyait nécessaire d’assurer à ce peuple deslumières et de l’aisance, deux bienfaits insépa-rables. Il ne voulait point qu’on sacrifiât la na-tion aux castes privilégiées ; mais il était d’aviscependant qu’on transigeât avec les anciennescoutumes, à cause des nouvelles circons-tances. Il croyait à la nécessité des distinctionsdans la société, afin de diminuer la rudesse dupouvoir par l’ascendant volontaire de la consi-dération ; mais l’aristocratie, telle qu’il laconcevait, avait pour but d’exciter l’émulationde tous les hommes de mérite.

M. Necker haïssait les guerres d’ambition,appréciait très haut les ressources de laFrance, et croyait qu’un tel pays, gouverné parla sagesse d’une véritable représentation natio-nale, et non par les intrigues des courtisans,n’avait, au milieu de l’Europe, rien à désirer nià craindre.

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Quelque belle que fût la doctrine de M. Ne-cker, dira-t-on, puisqu’il n’a pas réussi, ellen’était donc pas adaptée aux hommes telsqu’ils sont. Il se peut qu’un individu n’obtiennepas du ciel la faveur d’assister lui-même autriomphe des vérités qu’il proclame : mais ensont-elles moins pour cela des vérités ? Quoi-qu’on ait jeté Galilée dans les prisons, les loisde la nature découvertes par lui n’ont-elles pasété depuis généralement reconnues ? La mo-rale et la liberté sont aussi sûrement les seulesbases du bonheur et de la dignité de l’espècehumaine, que le système de Galilée est la véri-table théorie des mouvements célestes.

Considérez la puissance de l’Angleterre :d’où lui vient-elle ? de ses vertus et de saconstitution. Supposez un moment que cetteîle, maintenant si prospère, fût privée tout àcoup de ses lois, de son esprit public, de la li-berté de la presse, et du parlement, qui tire saforce de la nation et lui rend la sienne à sontour : comme les champs seraient desséchés !

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comme les ports deviendraient déserts ! Lesagents des puissances absolues eux-mêmes, nepouvant plus obtenir les subsides de ce payssans crédit et sans patriotisme, regretteraientla liberté, qui, pendant si longtemps du moins,leur a prêté ses trésors.

Les malheurs de la révolution sont résultésde la résistance irréfléchie des privilégiés à ceque voulaient la raison et la force ; cette ques-tion est encore débattue après vingt-sept an-nées. Les dangers de la lutte sont moinsgrands, parce que les partis sont plus affaiblis ;mais l’issue en serait la même. M. Necker dé-daignait le machiavélisme dans la politique, lacharlatanerie dans les finances, et l’arbitrairedans le gouvernement. Il pensait que la su-prême habileté consiste à mettre la société enharmonie avec les lois silencieuses, mais im-muables, auxquelles la Divinité a soumis la na-ture humaine. On peut l’attaquer sur ce terrain,car il s’y placerait encore s’il vivait.

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Il ne se targuait point du genre de talentsqu’il faut pour être un factieux ou un despote ;il avait trop d’ordre dans l’esprit, et de paixdans l’âme, pour être propre à ces grandes ir-régularités de la nature, qui dévorent le siècleet le pays dans lequel elles apparaissent. Mais,s’il fût né Anglais, je dis avec orgueil qu’aucunministre ne l’eût jamais surpassé, car il étaitplus ami de la liberté que M. Pitt, plus austèreque M. Fox, et non moins éloquent, non moinsénergique, non moins pénétré de la dignité del’état que lord Chatham. Ah ! que n’a-t-il pu,comme lui, prononcer ses dernières parolesdans le sénat de la patrie, au milieu d’une na-tion qui sait juger, qui sait être reconnaissante,et dont l’enthousiasme, loin d’être le présagede la servitude, est la récompense de la vertu !

Maintenant, retournons à l’examen du per-sonnage politique le plus en contraste avecles principes que nous venons de retracer, etvoyons si lui-même aussi, Bonaparte, ne doitpas servir à prouver la vérité de ces principes,

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qui seuls auraient pu le maintenir en puis-sance, et conserver la gloire du nom français.

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CHAPITRE XI.

Bonaparte empereur. La contre-ré-volution faite par lui.

LORSQU’À la fin du dernier siècle, Bona-parte se mit à la tête du peuple français, la na-tion entière souhaitait un gouvernement libreet constitutionnel. Les nobles, depuis long-temps hors de France, n’aspiraient qu’à rentreren paix dans leurs foyers ; le clergé catholiqueréclamait la tolérance ; les guerriers républi-cains ayant effacé par leurs exploits l’éclat desdistinctions nobiliaires, la race féodale des an-ciens conquérants respectait les nouveauxvainqueurs, et la révolution était faite dans lesesprits. L’Europe se résignait à laisser à laFrance la barrière du Rhin et des Alpes, et il nerestait qu’à garantir ces biens, en réparant les

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maux que leur acquisition avait entraînés. MaisBonaparte conçut l’idée d’opérer la contre-ré-volution à son avantage, en ne conservantdans l’état, pour ainsi dire, aucune chose nou-velle que lui-même. Il rétablit le trône, le clergéet la noblesse ; une monarchie, comme l’a ditM. Pitt, sans légitimité et sans limites ; un cler-gé qui n’était que le prédicateur du despo-tisme ; une noblesse composée des ancienneset des nouvelles familles, mais qui n’exerçaitaucune magistrature dans l’état, et ne servaitque de parure au pouvoir absolu.

Bonaparte ouvrit la porte aux anciens pré-jugés, se flattant de les arrêter juste au point desa toute-puissance. On a beaucoup dit que, s’ilavait été modéré, il se serait maintenu. Maisqu’entend-on par modéré ? S’il avait établi sin-cèrement et dignement la constitution anglaiseen France, sans doute il serait encore empe-reur. Ses victoires le créaient prince ; il a falluson amour de l’étiquette, son besoin de flatte-rie, les titres, les décorations et les chambel-

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lans, pour faire reparaître en lui le parvenu.Mais quelque insensé que fût son système deconquête, dès qu’il était assez misérable d’âmepour ne voir de grandeur que dans le despo-tisme, peut-être ne pouvait-il se passer deguerres continuelles ; car que serait-ce qu’undespote sans gloire militaire, dans un pays telque la France ? Pouvait-on opprimer la nationdans l’intérieur, sans lui donner au moins le fu-neste dédommagement de dominer ailleurs àson tour ? Le fléau de l’espèce humaine, c’estle pouvoir absolu, et tous les gouvernementsfrançais qui ont succédé à l’assemblée consti-tuante ont péri pour avoir cédé à cette amorce,sous un prétexte ou sous un autre.

Au moment où Bonaparte voulut se fairenommer empereur, il crut à la nécessité de ras-surer, d’une part, les révolutionnaires sur lapossibilité du retour des Bourbons ; et de prou-ver de l’autre, aux royalistes, qu’en s’attachantà lui, ils rompaient sans retour avec l’anciennedynastie. C’est pour remplir ce double but qu’il

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commit le meurtre d’un prince du sang, le ducd’Enghien. Il passa le Rubicon du crime, et dece jour son malheur fut écrit sur le livre du des-tin.

Un des machiavélistes de la cour de Bona-parte dit, à cette occasion, que cet assassinatétait bien pis qu’un crime, puisque c’était unefaute. J’ai, je l’avoue, un profond mépris pourtous ces politiques dont l’habileté consiste àse montrer supérieurs à la vertu. Qu’ils semontrent donc une fois supérieurs à l’égoïsme ;cela sera plus rare et même plus habile !

Néanmoins ceux qui avaient blâmé lemeurtre du duc d’Enghien, comme une mau-vaise spéculation, eurent aussi raison mêmesous ce rapport. Les révolutionnaires et lesroyalistes, malgré la terrible alliance du sanginnocent, ne se crurent point unis irrévocable-ment au sort de leur maître. Il avait fait de l’in-térêt la divinité de ses partisans, et les adeptes

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de sa doctrine l’ont mise en pratique contre lui-même, quand le malheur l’a frappé.

Au printemps de 1804, après la mort du ducd’Enghien, et l’abominable procès de Moreauet de Pichegru, lorsque tous les esprits étaientremplis d’une terreur qui pouvait en un instantse changer en révolte, Bonaparte fit venir chezlui quelques sénateurs pour leur parler négli-gemment, et comme d’une idée sur laquelle iln’était pas encore fixé, de la proposition qu’onlui faisait de se déclarer empereur. Il passa enrevue les différents partis qu’on pouvait adop-ter pour la France : une république ; le rappelde l’ancienne dynastie ; enfin la création d’unemonarchie nouvelle ; comme un homme quise serait entretenu des affaires d’autrui, et lesaurait examinées avec une parfaite impartiali-té. Ceux qui causaient avec lui le contrariaientavec la plus énergique véhémence, toutes lesfois qu’il présentait des arguments en faveurd’une autre puissance que la sienne. À la fin,Bonaparte se laissa convaincre : Hé bien, dit-

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il, puisque vous croyez que ma nomination autitre d’empereur est nécessaire au bonheur de laFrance, prenez au moins des précautions contrema tyrannie ; oui, je vous le répète, contre ma ty-rannie. Qui sait si, dans la situation où je vais être,je ne serai pas tenté d’abuser du pouvoir ?

Les sénateurs s’en allèrent attendris parcette candeur aimable, dont les conséquencesfurent la suppression du tribunat, tout béninqu’il était alors ; l’établissement du pouvoirunique du conseil d’état, servant d’instrumentdans la main de Bonaparte ; le gouvernementde la police, un corps permanent d’espions,et dans la suite sept prisons d’état, dans les-quelles les détenus ne pouvaient être jugés paraucun tribunal, leur sort dépendant unique-ment de la simple décision des ministres.

Afin de faire supporter une semblable ty-rannie, il fallait contenter l’ambition de tousceux qui s’engageraient à la maintenir. Lescontributions de l’Europe entière y suffisaient

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à peine en fait d’argent. Aussi Bonaparte cher-cha-t-il d’autres trésors dans la vanité. Le prin-cipal mobile de la révolution française étaitl’amour de l’égalité. L’égalité devant la loi faitpartie de la justice, et par conséquent de la li-berté ; mais le besoin d’anéantir tous les rangssupérieurs tient aux petitesses de l’amour-propre. Bonaparte a très bien connu l’ascen-dant de ce défaut en France ; et voici commeil s’en est servi. Les hommes qui avaient prispart à la révolution ne voulaient plus qu’il yeût des castes au-dessus d’eux. Bonaparte lesa ralliés à lui en leur promettant les titres etles rangs dont ils avaient dépouillé les nobles.« Vous voulez l’égalité ! » leur disait-il : « je fe-rai mieux encore, je vous donnerai l’inégalitéen votre faveur ; MM. de la Trémoille, deMontmorency, etc., seront légalement desimples bourgeois dans l’état, pendant que lestitres de l’ancien régime et les charges de courseront possédés par les noms les plus vul-gaires, si cela plaît à l’empereur. » Quelle bi-

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zarre idée ! et n’aurait-on pas cru qu’une na-tion, si propre à saisir les inconvenances, se se-rait livrée au rire inextinguible des dieux d’Ho-mère, en voyant tous ces républicains masquésen ducs, en comtes, en barons, et s’essayantà l’étude des manières des grands seigneurs,comme on répète un rôle de comédie ? On fai-sait bien quelques chansons sur ces parvenusde toute espèce, rois et valets ; mais l’éclat desvictoires et la force du despotisme ont toutfait passer, au moins pendant quelques années.Ces républicains qu’on avait vus dédaigner lesrécompenses données par les monarques,n’avaient plus assez d’espace sur leurs habitspour y placer les larges plaques allemandes,russes, italiennes, dont on les avait affublés.Un ordre militaire, la Couronne de fer ou la Lé-gion d’honneur, pouvait être accepté par desguerriers dont ces signes rappelaient les bles-sures et les exploits ; mais les rubans et lesclefs de chambellans, mais tout cet appareildes cours, convenait-il à des hommes qui

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avaient remué ciel et terre pour l’abolir ? Unecaricature anglaise représente Bonaparte dé-coupant le bonnet rouge pour en faire un grandcordon de la Légion d’Honneur. Quelle parfaiteimage de cette noblesse inventée par Bona-parte, et qui n’avait à se glorifier que de la fa-veur de son maître ! Les militaires français nesont plus considérés que comme les soldatsd’un homme, après avoir été les défenseurs dela nation. Ah ! qu’ils étaient plus grands alors !

Bonaparte avait lu l’histoire d’une manièreconfuse : peu accoutumé à l’étude, il se rendaitbeaucoup moins compte de ce qu’il avait ap-pris dans les livres que de ce qu’il avait re-cueilli par l’observation des hommes. Il n’enétait pas moins resté dans sa tête un certainrespect pour Attila et pour Charlemagne, pourles lois féodales et pour le despotisme del’Orient, qu’il appliquait à tort et à travers, nese trompant jamais, toutefois, sur ce qui ser-vait instantanément à son pouvoir ; mais dureste, citant, blâmant, louant et raisonnant

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comme le hasard le conduisait ; il parlait ainsides heures entières, avec d’autant plus d’avan-tage, que personne ne l’interrompait, si ce n’estpar les applaudissements involontaires quiéchappent toujours dans des occasions sem-blables. Une chose singulière, c’est que, dans laconversation, plusieurs officiers bonapartistesont emprunté de leur chef cet héroïque galima-tias, qui véritablement ne signifie rien qu’à latête de huit cent mille hommes.

Bonaparte imagina donc, pour se faire unempire oriental et carlovingien tout ensemble,de créer des fiefs dans les pays conquis parlui, et d’en investir ses généraux ou ses prin-cipaux administrateurs. Il constitua des majo-rats, il décréta des substitutions ; il rendit àl’un le service de cacher sa vie sous le titre in-connu de duc de Rovigo ; et, tout au contraire,en ôtant à Macdonald, à Bernadotte, à Mas-séna, les noms qu’ils avaient illustrés par tantd’exploits, il frauda, pour ainsi dire, les droitsde la renommée, et resta seul, comme il le vou-

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lait, en possession de la gloire militaire de laFrance.

Ce n’était pas assez d’avoir avili le partirépublicain, en le dénaturant tout entier ; Bo-naparte voulut encore ôter aux royalistes ladignité qu’ils devaient à leur persévérance età leur malheur. Il fit occuper la plupart descharges de sa maison par des nobles de l’an-cien régime ; il flattait ainsi la nouvelle race,en la mêlant avec la vieille, et lui-même aussi,réunissant les vanités d’un parvenu aux facul-tés gigantesques d’un conquérant, il aimait lesflatteries des courtisans d’autrefois, parcequ’ils s’entendaient mieux à cet art que leshommes nouveaux, même les plus empressés.Chaque fois qu’un gentilhomme de l’anciennecour rappelait l’étiquette du temps jadis, pro-posait une révérence de plus, une certaine fa-çon de frapper à la porte de quelque anti-chambre, une manière plus cérémonieuse deprésenter une dépêche, de plier une lettre, dela terminer par telle ou telle formule, il était

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accueilli comme s’il avait fait faire des progrèsau bonheur de l’espèce humaine. Le code del’étiquette impériale est le document le plus re-marquable de la bassesse à laquelle on peutréduire l’espèce humaine. Les machiavélistesdiront que c’est ainsi qu’il faut tromper leshommes ; mais est-il vrai que de nos jours ontrompe les hommes ? On obéissait à Bona-parte, ne cessons de le répéter, parce qu’il don-nait de la gloire militaire à la France. Que cefût bon ou mauvais, c’était un fait clair et sansmensonge. Mais toutes les farces chinoisesqu’il faisait jouer devant son char de triomphe,ne plaisaient qu’à ses serviteurs, qu’il auraitpu mener de cent autres manières, si cela luiavait convenu. Bonaparte a souvent pris sacour pour son empire ; il aimait mieux qu’onle traitât comme un prince que comme un hé-ros : peut-être, au fond de son âme, se sentait-il encore plus de droits au premier de ces titresqu’au second.

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Les partisans des Stuarts, lorsqu’on offraitla royauté à Cromwell, s’appuyèrent sur lesprincipes des amis de la liberté pour s’y op-poser, et ce n’est qu’à l’époque de la restaura-tion qu’ils reprirent la doctrine du pouvoir ab-solu ; mais au moins restèrent-ils fidèles à l’an-cienne dynastie. Une grande partie de la no-blesse française s’est précipitée dans les coursde Bonaparte et de sa famille. Lorsqu’on re-prochait à un homme du plus grand nom des’être fait chambellan d’une des nouvelles prin-cesses : Mais que voulez-vous ? disait-il, il fautbien servir quelqu’un. Quelle réponse ! Et toutela condamnation des gouvernements fondéssur l’esprit de cour n’y est-elle pas renfermée ?

La noblesse anglaise eut bien plus de di-gnité dans les troubles civils, car elle ne com-mit pas deux fautes énormes dont les gentils-hommes français peuvent difficilement se dis-culper : l’une, de s’être réunis aux étrangerscontre leur propre pays ; l’autre, d’avoir accep-té des places dans le palais d’un homme qui,

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d’après leurs maximes, n’avait aucun droit autrône ; car l’élection du peuple, à supposer queBonaparte pût s’en vanter, n’était pas à leursyeux un titre légitime. Certes, il ne leur estpas permis d’être intolérants après de tellespreuves de condescendance ; et l’on offensemoins, ce me semble, l’illustre famille desBourbons, en souhaitant des limites constitu-tionnelles à l’autorité du trône, qu’en ayant ac-cepté des places auprès d’un nouveau souve-rain souillé par l’assassinat d’un jeune guerrierde l’ancienne race.

La noblesse française qui a servi Bonapartedans les emplois du palais, prétendrait-elle yavoir été contrainte ? Bien plus de pétitionsencore ont été refusées que de places don-nées ; et ceux qui n’ont pas voulu se soumettreaux désirs de Bonaparte à cet égard, ne furentpoint forcés à faire partie de sa cour. Adrien etMatthieu de Montmorency, dont le nom et lecaractère attiraient les regards, Elzear de Sa-bran, le duc et la duchesse de Duras, plusieurs

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autres encore, quoique pas en grand nombre,n’ont point voulu des emplois offerts par Bona-parte ; et bien qu’il fallût du courage pour ré-sister à ce torrent qui emporte tout en Francedans le sens du pouvoir, ces courageuses per-sonnes ont maintenu leur fierté, sans être obli-gées de renoncer à leur patrie. En général, nepas faire est presque toujours possible, et ilfaut que cela soit ainsi, puisque rien n’est uneexcuse pour agir contre ses principes.

Il n’en est pas assurément des nobles fran-çais qui se sont battus dans les armées, commedes courtisans personnels de la dynastie deBonaparte. Les guerriers, quels qu’ils soient,peuvent présenter mille excuses, et mieux quedes excuses, suivant les motifs qui les ont dé-terminés, et la conduite qu’ils ont tenue. Car,enfin, dans toutes les époques de la révolution,il a existé une France ; et, certes, les premiersdevoirs d’un citoyen sont toujours envers sapatrie.

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Jamais homme n’a su multiplier les liens dela dépendance plus habilement que Bonaparte.Il connaissait mieux que personne les grands etles petits moyens du despotisme ; on le voyaits’occuper avec persévérance de la toilette desfemmes, afin que leurs époux, ruinés par leursdépenses, fussent plus souvent obligés de re-courir à lui. Il voulait aussi frapper l’imagina-tion des Français par la pompe de sa cour. Levieux soldat qui fumait à la porte de Frédéric IIsuffisait pour le faire respecter de toute l’Eu-rope. Certainement Bonaparte avait assez detalents militaires pour obtenir le même résultatpar les mêmes moyens ; mais il ne lui suffisaitpas d’être le maître, il voulait encore être le ty-ran ; et, pour opprimer l’Europe et la France, ilfallait avoir recours à tous les moyens qui avi-lissent l’espèce humaine : aussi, le malheureuxn’y a-t-il que trop bien réussi !

La balance des motifs humains pour faire lebien ou le mal est d’ordinaire en équilibre dansla vie, et c’est la conscience qui décide. Mais

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quand, sous Bonaparte, un milliard de reve-nus, et huit cent mille hommes armés, pesaienten faveur des mauvaises actions, quand l’épéede Brennus était du même côté que l’or, pourfaire pencher la balance, quelle terrible séduc-tion ! Néanmoins, les calculs de l’ambition etde l’avidité n’auraient pas suffi pour soumettrela France à Bonaparte ; il faut quelque chosede grand pour remuer les masses, et c’étaitla gloire militaire qui enivrait la nation, tandisque les filets du despotisme étaient tendus parquelques hommes dont on ne saurait assez si-gnaler la bassesse et la corruption. Ils ont traitéde chimère les principes constitutionnels,comme l’auraient pu faire les courtisans desvieux gouvernements de l’Europe, dans lesrangs desquels ils aspiraient à se placer. Maisle maître, ainsi que nous allons le voir, voulaitencore plus que la couronne de France, et nes’en est pas tenu au despotisme bourgeois dontses agents civils auraient souhaité qu’il secontentât chez lui, c’est-à-dire, chez nous.

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CHAPITRE XII.

De la conduite de Napoléon enversle continent européen.

DEUX plans de conduite très différents s’of-fraient à Bonaparte lorsqu’il se fit couronnerempereur de France. Il pouvait se borner à labarrière du Rhin et des Alpes, que l’Europe nelui disputait plus après la bataille de Marengo,et rendre la France, ainsi agrandie, le plus puis-sant empire du monde. L’exemple de la liber-té constitutionnelle en France aurait agi gra-duellement, mais avec certitude, sur le restede l’Europe. On n’aurait plus entendu dire quela liberté ne peut convenir qu’à l’Angleterre,parce qu’elle est une île ; qu’à la Hollande,parce qu’elle est une plaine ; qu’à la Suisse,parce que c’est un pays de montagnes ; et l’on

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aurait vu une monarchie continentale fleurir àl’ombre de la loi qui, après la religion dont elleémane, est ce qu’il y a de plus saint sur la terre.

Beaucoup d’hommes de génie ont épuisétous leurs efforts pour faire un peu de bien,pour laisser quelques traces de leurs institu-tions après eux. La destinée, prodigue enversBonaparte, lui remit une nation de quarantemillions d’hommes alors, une nation assez ai-mable pour influer sur l’esprit et les goûts eu-ropéens. Un chef habile, à l’ouverture de cesiècle, aurait pu rendre la France heureuse etlibre sans aucun effort, seulement avecquelques vertus. Napoléon est plus coupableencore pour le bien qu’il n’a pas fait, que pourles maux dont on l’accuse.

Enfin, si sa dévorante activité se trouvaità l’étroit dans la plus belle des monarchies, sic’était un trop misérable sort pour un Corse,sous-lieutenant en 1790, de n’être qu’empereurde France, il fallait au moins qu’il soulevât

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l’Europe au nom de quelques avantages pourelle. Le rétablissement de la Pologne, l’indé-pendance de l’Italie, l’affranchissement de laGrèce, avaient de la grandeur : les peuplespouvaient s’intéresser à la renaissance despeuples. Mais fallait-il inonder la terre de sangpour que le prince Jérôme prît la place del’électeur de Hesse, et pour que les Allemandsfussent gouvernés par des administrateursfrançais, qui prenaient chez eux des fiefs dontils savaient à peine prononcer les titres, bienqu’ils les portassent, mais dont ils touchaienttrès facilement les revenus dans toutes leslangues ? Pourquoi l’Allemagne se serait-ellesoumise à l’influence française ? Cette in-fluence ne lui apportait aucune lumière nou-velle, et n’établissait chez elle d’autres insti-tutions libérales que des contributions et desconscriptions, encore plus fortes que toutescelles qu’avaient jamais imposées ses anciensmaîtres. Il y avait sans doute beaucoup dechangements raisonnables à faire dans les

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constitutions de l’Allemagne ; tous les hommeséclairés le savaient, et pendant longtemps aus-si ils s’étaient montrés favorables à la causede la France, parce qu’ils en espéraient l’amé-lioration de leur sort. Mais, sans parler de lajuste indignation que tout peuple doit ressentirà l’aspect des soldats étrangers sur son terri-toire, Bonaparte ne faisait rien en Allemagneque dans le but d’y établir son pouvoir et celuide sa famille : une telle nation était-elle faitepour servir de piédestal à son égoïsme ? L’Es-pagne aussi devait repousser avec horreur lesperfides moyens que Bonaparte employa pourl’asservir. Qu’offrait-il donc aux empires qu’ilvoulait subjuguer ? Était-ce de la liberté ? était-ce de la force ? était-ce de la richesse ? Non ;c’était lui, toujours lui, dont il fallait se récréer,en échange de tous les biens de ce monde.

Les Italiens, par l’espoir confus d’être enfinréunis en un seul état, les infortunés Polonaisqui demandent à l’enfer aussi bien qu’au cielde redevenir une nation, étaient les seuls qui

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servissent volontairement l’empereur. Mais ilavait tellement en horreur l’amour de la liberté,que, bien qu’il eût besoin des Polonais pourauxiliaires, il haïssait en eux le noble enthou-siasme qui les condamnait à lui obéir. Cethomme, si habile dans l’art de dissimuler, nepouvait se servir même avec hypocrisie dessentiments patriotiques dont il aurait pu tirertoutefois tant de ressources : c’était une armequ’il ne savait pas manier, et toujours il crai-gnait qu’elle n’éclatât dans sa main. À Posen,les députés polonais vinrent lui offrir leur for-tune et leur vie pour rétablir la Pologne. Na-poléon leur répondit, avec cette voix sombreet cette déclamation précipitée qu’on a remar-quées en lui quand il se contraignait, quelquesparoles de liberté bien ou mal rédigées, maisqui lui coûtaient tellement, que c’était le seulmensonge qu’il ne pût prononcer avec son ap-parente bonhomie. Lors même que les applau-dissements du peuple étaient en sa faveur, lepeuple lui déplaisait toujours. Cet instinct de

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despote lui a fait élever un trône sans base, etl’a contraint à manquer à sa vocation ici-bas,l’établissement de la réforme politique.

Les moyens de l’empereur pour asservirl’Europe ont été l’audace dans la guerre, et laruse dans la paix. Il signait des traités quandses ennemis étaient à demi terrassés, afin dene les pas porter au désespoir, et de les affaiblirassez cependant pour que la hache, restéedans le tronc de l’arbre, pût le faire périr à lalongue. Il gagnait quelques amis parmi les an-ciens gouvernants, en se montrant en touteschoses l’ennemi de la liberté. Aussi ce sontles nations qui se soulevèrent à la fin contrelui, car il les avait plus offensées que les roismêmes. Cependant on s’étonne de trouver en-core des partisans de Bonaparte ailleurs quechez les Français, auxquels il donnait au moinsla victoire pour dédommagement du despo-tisme. Ces partisans, en Italie surtout, ne sonten général que des amis de la liberté quis’étaient flattés à tort de l’obtenir de lui, et

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qui aimeraient encore mieux un grand événe-ment, quel qu’il pût être, que le découragementdans lequel ils sont tombés. Sans vouloir entrerdans les intérêts des étrangers, dont nous noussommes promis de ne point parler, nouscroyons pouvoir affirmer que les biens de dé-tail opérés par Bonaparte, les grandes routesnécessaires à ses projets, les monumentsconsacrés à sa gloire, quelques restes des ins-titutions libérales de l’assemblée constituantedont il permettait quelquefois l’applicationhors de France, tels que l’amélioration de la ju-risprudence, celle de l’éducation publique, lesencouragements donnés aux sciences ; tousces biens, dis-je, quelque désirables qu’ilsfussent, ne pouvaient compenser le joug avilis-sant qu’il faisait peser sur les caractères. Quelhomme supérieur a-t-on vu se développer sousson règne ? Quel homme verra-t-on même delongtemps là où il a dominé ? S’il avait voulule triomphe d’une liberté sage et digne, l’éner-gie se serait montrée de toutes parts, et une

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nouvelle impulsion eût animé le monde civili-sé. Mais Bonaparte n’a pas concilié à la Francel’amitié d’une nation. Il a fait des mariages, desarrondissements, des réunions ; il a taillé lescartes de géographie, et compté les âmes à lamanière admise depuis, pour compléter les do-maines des princes ; mais où a-t-il implanté cesprincipes politiques qui sont les remparts, lestrésors et la gloire de l’Angleterre ? ces insti-tutions invincibles, dès qu’elles ont duré dixans ? car elles ont alors donné tant de bonheur,qu’elles rallient tous les citoyens d’un pays àleur défense.

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CHAPITRE XIII.

Des moyens employés par Bona-parte pour attaquer l’Angleterre.

SI l’on peut entrevoir un plan dans laconduite vraiment désordonnée de Bonaparte,relativement aux nations étrangères, c’était ce-lui d’établir une monarchie universelle dont ilse serait déclaré le chef, en donnant en fiefdes royaumes, des duchés, et en recommen-çant le régime féodal, ainsi qu’il s’est établi ja-dis par la conquête. Il ne paraît pas même qu’ildût se borner aux confins de l’Europe, et sesvues certainement s’étendaient jusqu’à l’Asie.Enfin il voulait toujours marcher en avant, tantqu’il ne rencontrerait point d’obstacle ; maisil n’avait pas calculé que, dans une entrepriseaussi vaste, un obstacle ne forçait pas seule-

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ment à s’arrêter, mais détruisait entièrementl’édifice d’une prospérité contre nature, qui de-vait s’anéantir dès qu’elle ne s’élevait plus.

Pour faire supporter la guerre à la nationfrançaise qui, comme toutes les nations, dési-rait la paix ; pour obliger les troupes étrangèresà suivre les drapeaux des Français, il fallait unmotif qui pût se rattacher, du moins en appa-rence, au bien public. Nous avons essayé demontrer, dans le chapitre précédent, que si Na-poléon avait pris pour étendard la liberté despeuples, il aurait soulevé l’Europe sans avoirrecours aux moyens de terreur ; mais son pou-voir impérial n’y aurait rien gagné, et certesil n’était pas homme à se conduire par dessentiments désintéressés. Il voulait un mot deralliement qui pût faire croire qu’il avait envue l’avantage et l’indépendance de l’Europe,et c’est la liberté des mers qu’il choisit. Sansdoute la persévérance et les ressources finan-cières des Anglais s’opposaient à ses projets,et il avait de plus une aversion naturelle pour

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leurs institutions libres et la fierté de leur ca-ractère. Mais ce qui lui convenait surtout,c’était de substituer à la doctrine des gouver-nements représentatifs, qui se fonde sur le res-pect dû aux nations, les intérêts mercantiles etcommerciaux, sur lesquels on peut parler sansfin, raisonner sans bornes, et n’atteindre jamaisau but. La devise des malheureuses époques dela révolution française : Liberté, égalité, donnaitaux peuples une impulsion qui ne devait pasplaire à Bonaparte ; mais la devise de ses dra-peaux : Liberté des mers, le conduisait où il vou-lait, nécessitait le voyage aux Indes, comme lapaix la plus raisonnable, si tout à coup il luiconvenait de la signer. Enfin il avait dans cesmots de ralliement un singulier avantage, ce-lui d’animer les esprits sans les diriger contrele pouvoir. M. de Gentz et M. A. W. de Schle-gel, dans leurs écrits sur le système continen-tal, ont parfaitement traité les avantages et lesinconvénients de l’ascendant maritime de l’An-gleterre, lorsque l’Europe est dans sa situation

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ordinaire. Mais au moins est-il certain que cetascendant balançait seul, il y a quelques an-nées, la domination de Bonaparte, et qu’il neserait pas resté peut-être un coin de la terrepour y échapper, si l’océan anglais n’avait pasentouré le continent de ses bras protecteurs.

Mais, dira-t-on, tout en admirant l’Angle-terre, la France doit toujours être rivale desa puissance, et de tout temps ses chefs ontessayé de la combattre. Il n’est qu’un moyend’égaler l’Angleterre, c’est de l’imiter. Si Bo-naparte, au lieu d’imaginer cette ridicule co-médie de descente, qui n’a servi que de sujetaux caricatures anglaises, et ce blocus conti-nental, plus sérieux, mais aussi plus funeste ;si Bonaparte n’avait voulu conquérir sur l’An-gleterre que sa constitution et son industrie,la France aurait aujourd’hui un commerce fon-dé sur le crédit, un crédit fondé sur la repré-sentation nationale et sur la stabilité qu’elledonne. Mais le ministère anglais sait malheu-reusement trop bien qu’une monarchie consti-

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tutionnelle est le seul moyen, et tout à fait leseul, d’assurer à la France une prospérité du-rable. Quand Louis XIV luttait avec succès surles mers contre les flottes anglaises, c’est queles richesses financières des deux pays étaientalors à peu près les mêmes ; mais, depuisquatre-vingts ou cent ans que la liberté s’estconsolidée en Angleterre, la France ne peut semettre en équilibre avec elle que par des ga-ranties légales de la même nature. Au lieu deprendre cette vérité pour boussole, qu’a faitBonaparte ?

La gigantesque idée du blocus continentalressemblait à une espèce de croisade euro-péenne contre l’Angleterre, dont le sceptre deNapoléon était le signe de ralliement. Mais si,dans l’intérieur, l’exclusion des marchandisesanglaises a donné quelque encouragement auxmanufactures, les ports ont été déserts et lecommerce anéanti. Rien n’a rendu Napoléonplus impopulaire que ce renchérissement dusucre et du café, qui portait sur les habitudes

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journalières de toutes les classes. En faisantbrûler, dans les villes de sa dépendance, depuisHambourg jusqu’à Naples, les produits de l’in-dustrie anglaise, il révoltait tous les témoinsde ces actes de foi en l’honneur du despotisme.J’ai vu sur la place publique, à Genève, depauvres femmes se jeter à genoux devant lebûcher où l’on brûlait des marchandises, ensuppliant qu’on leur permît d’arracher à tempsaux flammes quelques morceaux de toile ou dedrap, pour vêtir leurs enfants dans la misère :de pareilles scènes devaient se renouveler par-tout ; mais, quoique les hommes d’état dans legenre ironique répétassent alors qu’elles ne si-gnifiaient rien, elles étaient le tableau vivantd’une absurdité tyrannique, le blocus continen-tal. Qu’est-il résulté des terribles anathèmesde Bonaparte ? La puissance de l’Angleterres’est accrue dans les quatre parties du monde,son influence sur les gouvernements étrangersa été sans bornes, et elle devait l’être, vu lagrandeur du mal dont elle préservait l’Europe.

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Bonaparte, qu’on persiste à nommer habile, apourtant trouvé l’art maladroit de multiplierpartout les ressources de ses adversaires, etd’augmenter tellement celles de l’Angleterre enparticulier, qu’il n’a pu réussir à lui faire qu’unseul mal peut-être, il est vrai le plus grand detous, celui d’accroître ses forces militaires à untel degré, qu’on pourrait craindre pour sa liber-té, si l’on ne se fiait pas à son esprit public.

On ne peut nier qu’il ne soit très naturel quela France envie la prospérité de l’Angleterre ;et ce sentiment l’a portée à se laisser trompersur quelques-uns des essais de Bonaparte pourélever l’industrie française à la hauteur de cellede l’Angleterre. Mais est-ce par des prohibi-tions armées qu’on crée de la richesse ? La vo-lonté des souverains ne saurait plus diriger lesystème industriel et commercial des nations :il faut les laisser aller à leur développementnaturel, et seconder leurs intérêts selon leursvœux. Mais de même qu’une femme, pour s’ir-riter des hommages offerts à sa rivale, n’en ob-

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tient pas davantage elle-même, une nation, enfait de commerce et d’industrie, ne peut l’em-porter qu’en sachant attirer les tributs volon-taires, et non en proscrivant la concurrence.

Les gazetiers officiels étaient chargés d’in-sulter la nation et le gouvernement anglais ;dans les feuilles de chaque jour, d’absurdes dé-nominations, telles que celles de perfides insu-laires, de marchands avides, étaient sans cesserépétées avec des variations qui ne devaientpourtant pas trop s’éloigner du texte. On est re-monté, dans quelques écrits, jusqu’à Guillaumele Conquérant, pour qualifier de révolte la ba-taille de Hastings, et l’ignorance facilitait à labassesse les plus misérables calomnies. Lesjournalistes de Bonaparte, auxquels nul nepouvait répondre, ont défiguré l’histoire, lesinstitutions et le caractère de la nation an-glaise. C’est encore un des fléaux de l’escla-vage de la presse : la France les a tous subis.

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Comme Bonaparte se respectait lui-mêmeplus que ceux qui lui étaient soumis, il se per-mettait quelquefois dans la conversation dedire assez de bien de l’Angleterre, soit qu’ilvoulût préparer les esprits, pour telle circons-tance où il lui conviendrait de traiter avec legouvernement anglais, soit plutôt qu’il aimât às’affranchir un moment du faux langage qu’ilcommandait à ses serviteurs. C’était le cas dedire : Faisons mentir nos gens.

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CHAPITRE XIV.

Sur l’esprit de l’armée française.

IL ne faut pas l’oublier, l’armée française aété admirable pendant les dix premières an-nées de la guerre de la révolution. Les qualitésqui manquaient aux hommes employés dans lacarrière civile, on les retrouvait dans les mili-taires : persévérance, dévouement, audace, etmême bonté, quand l’impétuosité de l’attaquen’altérait pas leur caractère naturel. Les soldatset les officiers se faisaient souvent aimer dansles pays étrangers, lors même que leurs armesy avaient fait du mal ; non seulement ils bra-vaient la mort avec cette incroyable énergiequ’on retrouvera toujours dans leur sang etdans leur cœur, mais ils supportaient les plusaffreuses privations avec une sérénité sans

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exemple. Cette légèreté, dont on accuse avecraison les Français dans les affaires politiques,devenait respectable, quand elle se transfor-mait en insouciance du danger, en insouciancemême de la douleur. Les soldats français sou-riaient au milieu des situations les pluscruelles, et se ranimaient encore dans les an-goisses de la souffrance, soit par un sentimentd’enthousiasme pour leur patrie, soit par unbon mot qui faisait revivre cette gaieté spiri-tuelle à laquelle les dernières classes mêmesde la société sont toujours sensibles en France.

La révolution avait perfectionné singulière-ment l’art funeste du recrutement ; mais le bienqu’elle avait fait, en rendant tous les grades ac-cessibles au mérite, excita dans l’armée fran-çaise une émulation sans bornes. C’est à cesprincipes de liberté que Bonaparte a dû lesressources dont il s’est servi contre la libertémême. Bientôt l’armée, sous Napoléon, neconserva guère de ses vertus populaires queson admirable valeur et un noble sentiment

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d’orgueil national ; combien elle était déchuetoutefois, quand elle se battait pour un homme,tandis que ses devanciers, tandis que ses vé-térans même, dix ans plus tôt, ne s’étaient dé-voués qu’à la patrie ! Bientôt aussi les troupesde presque toutes les nations continentalesfurent forcées à combattre sous les étendardsde la France. Quel sentiment patriotique pou-vait animer les Allemands, les Hollandais, lesItaliens, quand rien ne leur garantissait l’indé-pendance de leur pays, ou plutôt quand sonasservissement pesait sur eux ? Ils n’avaientde commun entre eux qu’un même chef, etc’est pour cela que rien n’était moins solide queleur association ; car l’enthousiasme pour unhomme, quel qu’il soit, est nécessairement va-riable ; l’amour seul de la patrie et de la liber-té ne peut changer, parce qu’il est désintéressédans son principe. Ce qui faisait le prestige deNapoléon, c’était l’idée qu’on avait de sa for-tune ; l’attachement à lui n’était que l’attache-ment à soi. L’on croyait aux avantages de tout

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genre qu’on obtiendrait sous ses drapeaux ; etcomme il jugeait à merveille le mérite militaire,et savait le récompenser, le plus simple soldatde l’armée pouvait nourrir l’espoir de devenirmaréchal de France. Les titres, la naissance,les services de courtisan, influaient peu surl’avancement dans l’armée. Il existait là, mal-gré le despotisme du gouvernement, un espritd’égalité, parce que là Bonaparte avait besoinde force, et qu’il n’en peut exister sans un cer-tain degré d’indépendance. Aussi, sous lerègne de l’empereur, ce qui valait encore lemieux, c’était certainement l’armée. Les com-missaires qui frappaient les pays conquis decontributions, d’emprisonnements, d’exils ; cesnuées d’agents civils qui venaient, comme lesvautours, fondre sur le champ de bataille,après la victoire, ont fait détester les Françaisbien plus que ces pauvres braves conscrits quipassaient de l’enfance à la mort, en croyant dé-fendre leur patrie. C’est aux hommes profondsdans l’art militaire qu’il appartient de pronon-

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cer sur les talents de Bonaparte comme capi-taine. Mais, à ne juger de lui sous ce rapportque par les observations à la portée de tout lemonde, il me semble que son ardent égoïsmea peut-être contribué à ses premiers triomphescomme à ses derniers revers. Il lui manquaitdans la carrière des armes, aussi bien que danstoutes les autres, ce respect pour les hommes,et ce sentiment du devoir, sans lesquels rien degrand n’est durable.

Bonaparte, comme général, n’a jamais mé-nagé le sang de ses troupes : c’est en prodi-guant la foule des soldats que la révolutionlui avait valus, qu’il a remporté ses étonnantesvictoires. Il a marché sans magasins, ce quirendait ses mouvements singulièrement ra-pides, mais doublait les maux de la guerre pourles pays qui en étaient le théâtre. Enfin, il n’y apas jusqu’à son genre de manœuvres militairesqui ne soit en rapport quelconque avec le restede son caractère ; il risque toujours le tout pourle tout, comptant sur les fautes de ses enne-

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mis qu’il méprise, et prêt à sacrifier ses parti-sans, dont il ne se soucie guère, s’il n’obtientpas avec eux la victoire.

On l’a vu, dans la guerre d’Autriche, en1809, quitter l’île de Lobau, quand il jugeaitla bataille perdue ; il traversa le Danube, seulavec M. de Czernitchef, l’un des intrépidesaides de camp de l’empereur de Russie, et lemaréchal Berthier. L’empereur leur dit asseztranquillement, qu’après avoir gagné quarantebatailles, il n’était pas extraordinaire d’en perdreune ; et, lorsqu’il fut arrivé de l’autre côté dufleuve, il se coucha et dormit jusqu’au lende-main matin, sans s’informer du sort de l’arméefrançaise, que ses généraux sauvèrent pendantson sommeil. Quel singulier trait de caractère !Et, cependant, il n’est point d’homme plus ac-tif, plus audacieux dans la plupart des occa-sions importantes. Mais on dirait qu’il ne saitnaviguer qu’avec un vent favorable, et que lemalheur le glace tout à coup, comme s’il avait

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fait un pacte magique avec la fortune, et qu’ilne pût marcher sans elle.

La postérité, déjà même beaucoup de noscontemporains, objecteront aux antagonistesde Bonaparte l’enthousiasme qu’il inspirait àson armée. Nous traiterons ce sujet aussi im-partialement qu’il nous sera possible, quandnous serons arrivés au funeste retour de l’îled’Elbe. Que Bonaparte fût un homme d’un gé-nie transcendant à beaucoup d’égards, quipourrait le nier ? Il voyait aussi loin que laconnaissance du mal peut s’étendre ; mais ily a quelque chose par-delà, c’est la région dubien. Les talents militaires ne sont pas toujoursla preuve d’un esprit supérieur ; beaucoup dehasards peuvent servir dans cette carrière ;d’ailleurs, le genre de coup d’œil qu’il faut pourconduire les hommes sur le champ de bataillene ressemble point à l’intime vue qu’exige l’artde gouverner. L’un des plus grands malheursde l’espèce humaine, c’est l’impression que lessuccès de la force produisent sur les esprits ; et

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néanmoins il n’y aura ni liberté, ni morale dansle monde, si l’on n’arrive pas à ne considérerune bataille que d’après la bonté de la cause etl’utilité du résultat, comme tout autre fait de cemonde.

L’un des plus grands maux que Bonaparteait faits à la France, c’est d’avoir donné le goûtdu luxe à ces guerriers qui se contentaient sibien de la gloire dans les jours où la nationétait encore vivante. Un intrépide maréchal,couvert de blessures, et impatient d’en rece-voir encore, demandait pour son hôtel un littellement chargé de dorures et de broderies,qu’on ne pouvait trouver dans tout Paris dequoi satisfaire son désir : Eh bien, dit-il alors,dans sa mauvaise humeur, donnez-moi unebotte de paille, et je dormirai très bien dessus. Eneffet, il n’y avait point d’intervalle pour ceshommes, entre la pompe des Mille et uneNuits, et la vie rigide à laquelle ils étaient ac-coutumés.

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Il faut accuser encore Bonaparte d’avoir al-téré le caractère français, en le formant auxhabitudes de dissimulation dont il donnaitl’exemple. Plusieurs chefs militaires sont deve-nus diplomates à l’école de Napoléon, capablesde cacher leurs véritables opinions, d’étudierles circonstances et de s’y plier. Leur bravoureest restée la même, mais tout le reste a changé.Les officiers attachés de plus près à l’empereur,loin d’avoir conservé l’aménité française,étaient devenus froids, circonspects, dédai-gneux ; ils saluaient de la tête, parlaient peu,et semblaient partager le mépris de leur maîtrepour la race humaine. Les soldats ont toujoursdes mouvements généreux et naturels ; mais ladoctrine de l’obéissance passive, que des par-tis opposés dans leurs intérêts, bien que d’ac-cord dans leurs maximes, ont introduite parmiles chefs de l’armée, a nécessairement altéré cequ’il y avait de grand et de patriote dans lestroupes françaises.

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La force armée doit être, dit-on, essentiel-lement obéissante. Cela est vrai sur le champde bataille, en présence de l’ennemi, et sousle rapport de la discipline militaire. Mais lesFrançais pouvaient-ils et devaient-ils ignorerqu’ils immolaient une nation en Espagne ?Pouvaient-ils et devaient-ils ignorer qu’ils nedéfendaient pas leurs foyers à Moscou, et quel’Europe n’était en armes que parce que Bo-naparte avait su se servir successivement dechacun des pays qui la composent pour l’as-servir tout entière ? On voudrait faire des mi-litaires une sorte de corporation en dehors dela nation, et qui ne pût jamais s’unir avec elle.Ainsi les malheureux peuples auraient toujoursdeux ennemis, leurs propres troupes et cellesdes étrangers, puisque toutes les vertus des ci-toyens seraient interdites aux guerriers.

L’armée d’Angleterre est aussi soumise à ladiscipline que celle des états les plus absolusde l’Europe ; mais les officiers n’en font pasmoins usage de leur raison, soit comme ci-

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toyens, en se mêlant, de retour chez eux, desintérêts publics de leur pays, soit comme mi-litaires, en connaissant et respectant l’empirede la loi dans ce qui les concerne. Jamais unofficier anglais n’arrêterait un individu, ni netirerait même sur le peuple en émeute, qued’après les formes voulues par la constitution.Il y a intention de despotisme toutes les foisqu’on veut interdire aux hommes l’usage de laraison que Dieu leur a donnée. Il suffit, dira-t-on, d’obéir à son serment ; mais qu’y a-t-ilqui exige plus l’emploi de la raison, que laconnaissance des devoirs attachés à ce ser-ment même ? Penserait-on que celui qu’onavait prêté à Bonaparte pût obliger aucun of-ficier à enlever le duc d’Enghien sur la terreétrangère qui devait lui servir d’asile ? Toutesles fois qu’on établit des maximes antilibérales,c’est pour s’en servir comme d’une batteriecontre ses adversaires, mais à condition queces adversaires ne les retournent pas contrenous. Il n’y a que les lumières et la justice

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dont on n’ait rien à craindre dans aucun parti.Qu’arrive-t-il enfin de cette maxime empha-tique : L’armée ne doit pas juger, mais obéir ?C’est que l’armée, dans les troubles civils, dis-pose toujours du sort des empires ; mais seule-ment elle en dispose mal, parce qu’on lui a in-terdit l’usage de sa raison. C’est par une suitede cette obéissance aveugle à ses chefs, donton avait fait un devoir à l’armée française,qu’elle a maintenu le gouvernement de Bona-parte : combien ne l’a-t-on pas blâmée cepen-dant de ne l’avoir pas renversé ! Les corps ci-vils, pour se justifier de leur servilité enversl’empereur, s’en prenaient à l’armée ; et il estfacile de faire dire dans la même phrase auxpartisans du pouvoir absolu, qui d’ordinaire nesont pas forts en logique, d’abord que les mi-litaires ne doivent jamais avoir d’opinion surrien en politique, et puis, qu’ils ont été biencoupables de se prêter aux guerres injustes deBonaparte. Certes, ceux qui versent leur sangpour l’état ont bien un peu le droit de savoir si

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c’est de l’état dont il s’agit quand ils se battent.Il ne s’ensuit pas que l’armée puisse être legouvernement : Dieu nous en préserve ! Mais,si l’armée doit se tenir à part des affaires pu-bliques dans tout ce qui concerne leur direc-tion habituelle, la liberté du pays n’en est pasmoins sous sa sauvegarde ; et quand le despo-tisme s’en empare, il faut qu’elle se refuse àle soutenir. Quoi ! dira-t-on, vous voulez quel’armée délibère ? Si vous appelez délibérer,connaître son devoir et se servir de ses facul-tés pour l’accomplir, je répondrai que, si vousdéfendez aujourd’hui de raisonner contre vosordres, vous trouverez mauvais demain qu’onn’ait pas raisonné contre ceux d’un autre ; tousles partis qui exigent, en matière de politiquecomme en matière de foi, qu’on renonce àl’exercice de sa pensée, veulent seulement quel’on pense comme eux, quoi qu’il arrive ; et ce-pendant, quand on transforme les soldats enmachines, si ces machines cèdent à la force, onn’a pas le droit de s’en plaindre. L’on ne sau-

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rait se passer de l’opinion des hommes pourles gouverner. L’armée, comme toute autre as-sociation, doit savoir qu’elle fait partie d’unétat libre, et défendre, envers et contre tous, laconstitution légalement établie. L’armée fran-çaise peut-elle ne pas se repentir amèrementaujourd’hui de cette obéissance aveugle enversson chef, qui a perdu la France ? Si les soldatsn’avaient pas cessé d’être des citoyens, ils se-raient encore les soutiens de leur patrie.

Il faut en convenir toutefois, et de boncœur, c’est une funeste invention que lestroupes de ligne ; et si l’on pouvait les sup-primer à la fois dans toute l’Europe, l’espècehumaine aurait fait un grand pas vers le per-fectionnement de l’ordre social. Si Bonapartes’était arrêté après quelques-unes de ses vic-toires, son nom et celui des armées françaisesproduisaient alors un tel effet, qu’il aurait puse contenter de gardes nationales pour la dé-fense du Rhin et des Alpes. Tout ce qu’il y ade bien dans les choses humaines a été en sa

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puissance ; mais la leçon qu’il devait donner aumonde était d’une autre nature.

Lors de la dernière invasion de la France,un général des alliés a déclaré qu’il ferait fu-siller tout Français simple citoyen, qui seraittrouvé les armes à la main ; des généraux fran-çais avaient eu quelquefois le même tort enAllemagne : et cependant les soldats des ar-mées de ligne sont beaucoup plus étrangers ausort de la guerre défensive que les habitants dupays. S’il était vrai, comme le disait ce général,qu’il ne fût pas permis aux citoyens de se dé-fendre contre les troupes réglées, tous les Es-pagnols seraient coupables, et l’Europe obéi-rait encore à Bonaparte ; car, il ne faut pasl’oublier, ce sont les simples habitants de l’Es-pagne qui ont commencé la lutte ; ce sont euxqui, les premiers, ont pensé que les probabi-lités du succès n’étaient de rien dans le de-voir de la résistance. Aucun de ces Espagnols,et, quelque temps après, aucun des paysansrusses ne faisait partie d’une armée de ligne ;

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et ils n’en étaient que plus respectables, encombattant pour l’indépendance de leur pays.

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CHAPITRE XV.

De la législation et de l’administra-tion sous Bonaparte.

ON n’a point encore assez caractérisé l’ar-bitraire sans bornes et la corruption sans pu-deur du gouvernement civil sous Bonaparte.On pourrait croire, qu’après le torrent d’injuresauquel on s’abandonne toujours en Francecontre les vaincus, il ne peut rester sur unepuissance renversée aucun mal à dire que lesflatteurs du règne suivant n’aient épuisé. Maiscomme on voulait ménager la doctrine du des-potisme, tout en attaquant Bonaparte ; commeun grand nombre de ceux qui l’injurient au-jourd’hui l’avaient loué la veille, il fallait, pourmettre quelque accord dans une conduite où iln’y avait de conséquent que la bassesse, atta-

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quer l’homme au-delà même de ce qu’il mérite,et néanmoins se taire, à beaucoup d’égards, surun système dont on voulait se servir encore.Le plus grand crime de Napoléon toutefois, ce-lui pour lequel tous les penseurs, tous les écri-vains dispensateurs de la gloire dans la posté-rité, ne cesseront de l’accuser auprès de l’es-pèce humaine, c’est l’établissement et l’organi-sation du despotisme. Il l’a fondé sur l’immora-lité ; car les lumières qui existaient en Franceétaient telles, que le pouvoir absolu ne pou-vait s’y maintenir que par la dépravation, tan-dis qu’ailleurs il subsiste par l’ignorance.

Peut-on parler de législation dans un paysoù la volonté d’un seul homme décidait detout ; où cet homme, mobile et agité commeles flots de la mer pendant la tempête, ne pou-vait pas même supporter la barrière de sapropre volonté, si on lui opposait celle de laveille, quand il avait envie d’en changer le len-demain ? Une fois un de ses conseillers d’états’avisa de lui représenter que le Code Napo-

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léon s’opposait à la résolution qu’il allaitprendre. Eh bien ! dit-il, le Code Napoléon a étéfait pour le salut du peuple ; et, si ce salut exiged’autres mesures, il faut les prendre. Quel pré-texte pour une puissance illimitée que celui dusalut public ! Robespierre a bien fait d’appelerainsi son gouvernement. Peu de temps aprèsla mort du duc d’Enghien, lorsque Bonaparteétait peut-être encore troublé dans le fond deson âme par l’horreur que cet assassinat avaitinspirée, il dit, en parlant de littérature avecun artiste très capable d’en bien juger : « Laraison d’état, voyez-vous, a remplacé chez lesmodernes le fatalisme des anciens. Corneilleest le seul des tragiques français qui ait senticette vérité. S’il avait vécu de mon temps, jel’aurais fait mon premier ministre. »

Il y avait deux sortes d’instruments du pou-voir impérial, les lois et les décrets. Les loisétaient sanctionnées par le simulacre d’uncorps législatif ; mais c’était dans les décretsémanés directement de l’empereur, et discutés

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dans son conseil, que consistait la véritable ac-tion de l’autorité. Napoléon abandonnait auxbeaux parleurs du conseil d’état, et aux dépu-tés muets du corps législatif, la délibérationet la décision de quelques questions abstraitesen fait de jurisprudence, afin de donner à songouvernement un faux air de sagesse philoso-phique. Mais, quand il s’agissait des lois rela-tives à l’exercice du pouvoir, alors toutes lesexceptions, comme toutes les règles, ressortis-saient à l’empereur. Dans le Code Napoléon,et même dans le Code d’Instruction criminelle,il est resté de très bons principes, dérivés del’assemblée constituante : l’institution du jury,ancre d’espoir de la France, et divers perfec-tionnements dans la procédure, qui l’ont sortiedes ténèbres où elle était avant la révolution,et où elle est encore dans plusieurs états del’Europe. Mais qu’importaient les institutionslégales, puisque des tribunaux extraordinairesnommés par l’empereur, des cours spéciales,des commissions militaires jugeaient tous les

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délits politiques, c’est-à-dire, ceux qui ont leplus besoin de l’égide invariable de la loi ?Nous montrerons dans le volume suivant com-bien, dans ces procès politiques, les Anglaisont multiplié les précautions, afin de mettre lajustice plus sûrement à l’abri du pouvoir. Quelsexemples n’a-t-on pas vus, sous Bonaparte, deces tribunaux extraordinaires qui devenaienthabituels ! car, dès qu’on se permet un acte ar-bitraire, ce poison s’insinue dans toutes les af-faires de l’état. Des exécutions rapides et té-nébreuses n’ont-elles pas souillé le sol de laFrance ? Le Code militaire ne se mêle que trop,d’ordinaire, au Code civil, dans tous les pays,l’Angleterre exceptée ; mais il suffisait sous Bo-naparte d’être accusé d’embauchage, pour êtretraduit devant les commissions militaires ; etc’est ainsi que le duc d’Enghien a été jugé. Bo-naparte n’a pas permis une seule fois qu’unhomme pût avoir recours, pour un délit poli-tique, à la décision du jury. Le général Mo-reau et ses coaccusés en ont été privés ; mais

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ils eurent heureusement affaire à des juges quirespectaient leur conscience. Ces juges n’ontpu cependant prévenir les iniquités qui se com-mirent dans cette horrible procédure, et la tor-ture fut introduite de nouveau dans le dix-neu-vième siècle, par un chef national dont le pou-voir devait émaner de l’opinion.

Il était difficile de distinguer la législationde l’administration sous le règne de Napoléon,car l’une et l’autre dépendaient également del’autorité suprême. Cependant nous ferons uneobservation principale sur ce sujet. Toutes lesfois que les améliorations possibles dans lesdiverses branches du gouvernement ne por-taient en rien atteinte au pouvoir de Bona-parte, et que ces améliorations, au contraire,contribuaient à ses plans et à sa gloire, il fai-sait, pour les accomplir, un usage habile desimmenses ressources que lui donnait la domi-nation de presque toute l’Europe ; et, comme ilpossédait un grand tact pour connaître parmiles hommes ceux qui pouvaient lui servir d’ins-

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truments, il employait presque toujours destêtes très propres aux affaires dont il les char-geait. L’on doit au gouvernement impérial lesmusées des arts et les embellissements de Pa-ris, des grands chemins, des canaux qui faci-litaient les communications des départementsentre eux ; enfin, tout ce qui pouvait frapperl’imagination, en montrant, comme dans leSimplon et le mont Cenis, que la nature obéis-sait à Napoléon presque aussi docilement queles hommes. Ces prodiges divers se sont opé-rés, parce qu’il pouvait porter sur chaque pointen particulier les tributs et le travail de quatre-vingts millions d’hommes ; mais les roisd’Égypte et les empereurs romains ont eu, sousce rapport, d’aussi grands titres à la gloire.Ce qui constitue le développement moral despeuples, dans quel pays Bonaparte s’en est-iloccupé ? Et que de moyens, au contraire, n’a-t-il pas employés en France pour étouffer l’es-prit public, qui s’était accru malgré les mauvaisgouvernements enfantés par les passions ?

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Toutes les autorités locales, dans les pro-vinces, ont été par degrés supprimées ou an-nulées ; il n’y a plus en France qu’un seul foyerde mouvement, Paris ; et l’instruction qui naîtde l’émulation a dépéri dans les provinces, tan-dis que la négligence avec laquelle on entre-tenait les écoles achevait de consolider l’igno-rance, si bien d’accord avec la servitude. Ce-pendant, comme les hommes qui ont de l’espritéprouvent le besoin de s’en servir, tous ceuxqui avaient quelque talent ont été bien vitedans la capitale pour tâcher d’obtenir desplaces. De là vient cette fureur d’être employépar l’état, et pensionné par lui, qui avilit et dé-vore la France. Si l’on avait quelque chose àfaire chez soi ; si l’on pouvait se mêler de l’ad-ministration de sa ville et de son département ;si l’on avait occasion de s’y rendre utile, d’ymériter de la considération, et de s’assurer parlà l’espoir d’être un jour élu député, l’on ne ver-rait pas aborder à Paris quiconque peut se flat-

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ter de l’emporter sur ses concurrents par uneintrigue ou par une flatterie de plus.

Aucun emploi n’était laissé au choix libredes citoyens. Bonaparte se complaisait àrendre lui-même des décrets sur des nomina-tions d’huissiers, datés des premières capitalesde l’Europe. Il voulait se montrer comme pré-sent partout, comme suffisant à tout, comme leseul être gouvernant dans le monde. Toutefoisun homme ne saurait parvenir à se multiplier àcet excès que par le charlatanisme ; car la réa-lité du pouvoir tombe toujours entre les mainsdes agents subalternes, qui exercent le despo-tisme en détail. Dans un pays où il n’y a nicorps intermédiaire indépendant, ni liberté dela presse, ce qu’un despote, de l’esprit mêmele plus supérieur, ne parvient jamais à savoir,c’est la vérité qui pourrait lui déplaire.

Le commerce, le crédit, tout ce qui de-mande une action spontanée dans la nation,et une garantie certaine contre les caprices du

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gouvernement, ne s’adaptait point au systèmede Bonaparte. Les contributions des paysétrangers en étaient la seule base. On respec-tait assez la dette publique, ce qui donnait uneapparence de bonne foi au gouvernement, sansle gêner beaucoup, vu la petitesse de lasomme. Mais les autres créanciers du trésorpublic savaient que d’être payé ou de ne l’êtrepas, devait être considéré comme une chancedans laquelle ce qui entrait le moins, c’étaitleur droit. Aussi personne n’imaginait-il de prê-ter rien à l’état, quelque puissant que fût sonchef, et précisément parce qu’il était trop puis-sant. Les décrets révolutionnaires, que quinzeans de troubles avaient entassés, étaient prisou laissés selon la décision du moment. Il yavait presque toujours sur chaque affaire uneloi pour et contre, que les ministres appli-quaient selon leur convenance. Les sophismesqui n’étaient que de luxe, puisque l’autoritépouvait tout, justifiaient tour à tour les me-sures les plus opposées.

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Quel indigne établissement que celui de lapolice ! Cette inquisition politique, dans lestemps modernes, a pris la place de l’inquisitionreligieuse. Était-il aimé, le chef qui avait besoinde faire peser sur la nation un esclavage pa-reil ? Il se servait des uns pour accuser lesautres, et se vantait de mettre en pratique cettevieille maxime, de diviser pour commander,qui, grâce aux progrès de la raison, n’est plusqu’une ruse bien facilement découverte. Le re-venu de cette police était digne de son emploi.C’étaient les jeux de Paris qui l’entretenaient :elle soudoyait le vice avec l’argent du vice quila payait. Elle échappait à l’animadversion pu-blique par le mystère dont elle s’enveloppait ;mais, quand le hasard faisait mettre au jour unprocès où les agents de police se trouvaientmêlés de quelque manière, peut-on se repré-senter quelque chose de plus dégoûtant, deplus perfide et de plus bas, que les disputesqui s’élevaient entre ces misérables ? Tantôt ilsdéclaraient qu’ils avaient professé une opinion

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pour en servir secrètement une opposée ; tan-tôt ils se vantaient des embûches qu’ils avaientdressées aux mécontents, pour les engager àconspirer, afin de les trahir s’ils conspiraient ;et l’on a reçu la déposition d’hommes sem-blables devant les tribunaux ! L’invention mal-heureuse de cette police s’est tournée depuiscontre les partisans de Bonaparte, à leur tour :n’ont-ils pas dû penser que c’était le taureaude Phalaris, dont ils subissaient eux-mêmes lesupplice, après en avoir conçu la funeste idée ?

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CHAPITRE XVI.

De la littérature sous Bonaparte.

CETTE même police, pour laquelle nousn’avons pas de termes assez méprisants, pas determes qui puissent mettre assez de distanceentre un honnête homme et quiconque pou-vait entrer dans une telle caverne, c’était elleque Bonaparte avait chargée de diriger l’es-prit public en France : et, en effet, dès qu’iln’y a pas de liberté de la presse, et que lacensure de la police ne s’en tient pas à répri-mer, mais dicte à tout un peuple les opinionsqu’il doit avoir sur la politique, sur la religion,sur les mœurs, sur les livres, sur les individus,dans quel état doit tomber une nation qui n’ad’autre nourriture pour ses pensées que celleque permet ou prépare l’autorité despotique ! Il

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ne faut donc pas s’étonner si en France la lit-térature et la critique littéraire sont déchues àun tel point. Ce n’est pas certainement qu’il yait nulle part plus d’esprit et plus d’aptitude àtout que chez les Français. On peut voir quelsprogrès étonnants ils ne cessent de faire dansles sciences et dans l’érudition, parce que cesdeux carrières ne touchent en aucune façon àla politique ; tandis que la littérature ne peutrien produire de grand maintenant sans la li-berté. On objecte toujours les chefs-d’œuvredu siècle de Louis XIV ; mais l’esclavage de lapresse était beaucoup moins sévère sous cesouverain que sous Bonaparte. Vers la fin durègne de Louis XIV, Fénelon et d’autres pen-seurs traitaient déjà les questions essentiellesaux intérêts de la société. Le génie poétiques’épuise dans chaque pays tour à tour, et cen’est qu’après de certains intervalles qu’il peutrenaître ; mais l’art d’écrire en prose, insépa-rable de la pensée, embrasse nécessairementtoute la sphère philosophique des idées ; et,

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quand on condamne des hommes de lettres àtourner dans le cercle des madrigaux et desidylles, on leur donne aisément le vertige de laflatterie : ils ne peuvent rien produire qui dé-passe les faubourgs de la capitale et les bornesdu temps présent.

La tâche imposée aux écrivains sous Bo-naparte était singulièrement difficile. Il fallaitqu’ils combattissent avec acharnement lesprincipes libéraux de la révolution, mais qu’ilsen respectassent tous les intérêts, de façon quela liberté fût anéantie, mais que les titres, lesbiens et les emplois des révolutionnairesfussent consacrés. Bonaparte disait un jour, enparlant de J. J. Rousseau : C’est pourtant lui quia été cause de la révolution. Au reste, je ne doispas m’en plaindre, car j’y ai attrapé le trône.C’était ce langage qui devait servir de texteaux écrivains, pour saper sans relâche les loisconstitutionnelles, et les droits imprescrip-tibles sur lesquels ces lois sont fondées, maispour exalter le conquérant despote que les

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orages de la révolution avaient produit, et quiles avait calmés. S’agissait-il de la religion, Bo-naparte faisait mettre sérieusement dans sesproclamations que les Français doivent se dé-fier des Anglais, parce qu’ils étaient des hé-rétiques ; mais voulait-il justifier les persécu-tions que subissait le plus vénérable et le plusmodéré des chefs de l’Église, le pape Pie VII,il l’accusait de fanatisme. La consigne était dedénoncer, comme partisan de l’anarchie, qui-conque émettait une opinion philosophique enaucun genre : mais, si quelqu’un, parmi lesnobles, semblait insinuer que les anciensprinces s’entendaient mieux que les nouveauxà la dignité des cours, on ne manquait pas dele signaler comme un conspirateur. Enfin, ilfallait repousser ce qu’il y avait de bon danschaque manière de voir, afin de composer lepire des fléaux humains, la tyrannie dans unpays civilisé.

Quelques écrivains ont essayé de faire unethéorie abstraite du despotisme, afin de le re-

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crépir, pour ainsi dire, de façon à lui donnerun air de nouveauté philosophique. D’autres,du parti des parvenus, se sont plongés dansle machiavélisme, comme s’il y avait là de laprofondeur, et ils ont présenté le pouvoir deshommes de la révolution, comme une garantiesuffisante contre le retour des anciens gouver-nements : comme s’il n’y avait que des intérêtsdans ce monde, et que la direction de l’espècehumaine n’eut rien de commun avec la vertu !Il n’est resté de ces tours d’adresse qu’une cer-taine combinaison de phrases, sans l’appuid’aucune idée vraie, et néanmoins construitescomme il le faut grammaticalement, avec desverbes, des nominatifs et des accusatifs. Le pa-pier souffre tout, disait un homme d’esprit. Sansdoute il souffre tout, mais les hommes negardent point le souvenir des sophismes ; etfort heureusement pour la dignité de la littéra-ture, aucun monument de cet art généreux nepeut s’élever sur de fausses bases. Il faut desaccents de vérité pour être éloquent, il faut des

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principes justes pour raisonner, il faut du cou-rage d’âme pour avoir des élans de génie ; etrien de semblable ne peut se trouver dans cesécrivains qui suivent à tout vent la direction dela force.

Les journaux étaient remplis des adressesà l’empereur, des promenades de l’empereur,de celles des princes et des princesses, desétiquettes et des présentations à la cour. Cesjournaux, fidèles à l’esprit de servitude, trou-vaient le moyen d’être fades à l’époque du bou-leversement du monde ; et, sans les bulletinsofficiels qui venaient de temps en temps nousapprendre que la moitié de l’Europe étaitconquise, on aurait pu croire qu’on vivait sousdes berceaux de fleurs, et qu’on n’avait rien demieux à faire que de compter les pas des Ma-jestés et des Altesses impériales, et de répé-ter les paroles gracieuses qu’elles avaient bienvoulu laisser tomber sur la tête de leurs sujetsprosternés. Est-ce ainsi que les hommes de

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lettres, que les magistrats de la pensée, doiventse conduire en présence de la postérité ?

Quelques personnes, cependant, ont tentéd’imprimer des livres sous la censure de la po-lice ; mais qu’en arrivait-il ? une persécutioncomme celle qui m’a forcée de m’enfuir parMoscou, pour chercher un asile en Angleterre.Le libraire Palm a été fusillé en Allemagne,pour n’avoir pas voulu nommer l’auteur d’unebrochure qu’il avait imprimée. Et si desexemples plus nombreux encore de proscrip-tions ne peuvent être cités, c’est que le des-potisme était si fortement mis en exécution,qu’on avait fini par s’y soumettre, comme auxterribles lois de la nature, la maladie et la mort.Ce n’est pas seulement à des rigueurs sans finqu’on s’exposait sous une tyrannie aussi per-sévérante, mais on ne pouvait jouir d’aucunegloire littéraire dans son pays, quand les jour-naux aussi multipliés que sous un gouverne-ment libre, et néanmoins soumis tous au mêmelangage, vous harcelaient de leurs plaisanteries

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de commande. J’ai fourni, pour ma part, desrefrains continuels aux journalistes françaisdepuis quinze ans ; la mélancolie du Nord, laperfectibilité de l’espèce humaine, les musesromantiques, les muses germaniques. Le jougde l’autorité et l’esprit d’imitation étaient im-posés à la littérature, comme le journal officieldictait les articles de foi en politique. Un boninstinct de despotisme faisait sentir aux agentsde la police littéraire, que l’originalité dans lamanière d’écrire peut conduire à l’indépen-dance du caractère, et qu’il faut bien se garderde laisser introduire à Paris les livres des An-glais et des Allemands, si l’on ne veut pas queles écrivains français, tout en respectant lesrègles du goût, suivent les progrès de l’esprithumain dans les pays où les troubles civils n’enont pas ralenti la marche.

Enfin, de toutes les douleurs que l’esclavagede la presse fait éprouver, la plus amère, c’estde voir insulter dans les feuilles publiques cequ’on a de plus cher, ce qu’on respecte le plus,

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sans qu’il soit possible de faire admettre uneréponse dans ces mêmes gazettes, qui sont né-cessairement plus populaires que les livres.Quelle lâcheté dans ceux qui insultent les tom-beaux, quand les amis des morts ne peuventen prendre la défense ! Quelle lâcheté dansces folliculaires qui attaquaient aussi les vi-vants avec l’autorité derrière eux, et servaientd’avant-garde à toutes les proscriptions que lepouvoir absolu prodigue, dès qu’on lui suggèrele moindre soupçon ! Quel style que celui quiporte le cachet de la police ! À côté de cette ar-rogance, à côté de cette bassesse, quand on li-sait quelques discours des Américains ou desAnglais, des hommes publics enfin qui necherchent, en s’adressant aux autres hommes,qu’à leur communiquer leur conviction intime,on se sentait ému, comme si la voix d’un amis’était tout à coup fait entendre à l’être aban-donné qui ne savait plus où trouver un sem-blable.

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CHAPITRE XVII.

Un mot de Bonaparte, imprimé dansle Moniteur.

CE n’était pas assez que tous les actes deBonaparte fussent empreints d’un despotismetoujours plus audacieux, il fallait encore qu’ilrévélât lui-même le secret de son gouverne-ment, méprisant assez l’espèce humaine pourle lui dire. Il fit mettre dans le Moniteur dumois de juillet 1810 ces propres paroles, qu’iladressait au second fils de son frère Louis Bo-naparte ; cet enfant était alors destiné augrand-duché de Berg : N’oubliez jamais, lui dit-il, dans quelque position que vous placent ma po-litique et l’intérêt de mon empire, que vos pre-miers devoirs sont envers moi ; vos seconds enversla France : tous vos autres devoirs, même ceux en-

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vers les peuples que je pourrais vous confier, neviennent qu’après. Il ne s’agit pas là de libelles,il ne s’agit pas là d’opinions de parti : c’est lui,lui Bonaparte, qui s’est dénoncé ainsi plus sé-vèrement que la postérité n’aurait jamais oséle faire. Louis XIV fut accusé d’avoir dit dansson intérieur : l’état, c’est moi ; et les historienséclairés se sont appuyés avec raison sur ce lan-gage égoïste, pour condamner son caractère.Mais si, lorsque ce monarque plaça son petit-fils sur le trône d’Espagne, il lui avait ensei-gné publiquement la même doctrine que Bo-naparte enseignait à son neveu, peut-être queBossuet lui-même n’aurait pas osé préférer lesintérêts des rois à ceux des nations ; et c’est unhomme élu par le peuple, qui a voulu mettreson moi gigantesque à la place de l’espèce hu-maine ! et c’est lui que les amis de la liberté ontpu prendre un instant pour le représentant deleur cause ! Plusieurs ont dit : Il est l’enfant dela révolution. Oui, sans doute, mais un enfantparricide : devaient-ils donc le reconnaître ?

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CHAPITRE XVIII.

De la doctrine politique de Bona-parte.

UN jour M. Suard, l’homme de lettres fran-çais qui réunit au plus haut degré le tact de lalittérature à la connaissance du grand monde,parlait avec courage devant Napoléon sur lapeinture des empereurs romains, dans Tacite.Fort bien, dit Napoléon ; mais il devait nous ex-pliquer pourquoi le peuple romain tolérait etmême aimait ces mauvais empereurs. C’était là cequ’il importait de faire connaître à la postérité.Tâchons de ne pas mériter, relativement àl’empereur de France lui-même, les reprochesqu’il faisait à l’historien romain.

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Les deux principales causes du pouvoir deNapoléon en France ont été sa gloire militaireavant tout, et l’art qu’il eut de rétablir l’ordresans attaquer les passions intéressées que larévolution avait fait naître. Mais tout neconsistait pas dans ces deux problèmes.

On prétend qu’au milieu du conseil d’état,Napoléon montrait dans la discussion une sa-gacité universelle. Je doute un peu de l’espritqu’on trouve à un homme tout-puissant ; ilnous en coûte davantage, à nous autres par-ticuliers, pour gagner notre vie de célébrité.Néanmoins on n’est pas quinze ans le maître del’Europe, sans avoir une vue perçante sur leshommes et sur les choses. Mais il y avait dansla tête de Bonaparte une incohérence, trait dis-tinctif de tous ceux qui ne classent pas leurspensées sous la loi du devoir. La puissance ducommandement avait été donnée par la natureà Bonaparte ; mais c’était plutôt parce que leshommes n’agissaient point sur lui que parcequ’il agissait sur eux, qu’il parvenait à en être

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le maître ; les qualités qu’il n’avait pas lui ser-vaient autant que les talents qu’il possédait, etil ne se faisait obéir qu’en avilissant ceux qu’ilsoumettait. Ses succès sont étonnants, ses re-vers plus étonnants encore ; ce qu’il a fait avecl’énergie de la nation est admirable ; l’état d’en-gourdissement dans lequel il l’a laissée peutà peine se concevoir. La multitude d’hommesd’esprit qu’il a employés est extraordinaire ;mais les caractères qu’il a dégradés nuisentplus à la liberté que toutes les facultés de l’in-telligence ne pourraient y servir. C’est à luisurtout que peut s’appliquer la belle image dudespotisme dans l’Esprit des lois : il a coupél’arbre par la racine pour en avoir le fruit, etpeut-être a-t-il desséché le sol même. Enfin Bo-naparte, maître absolu de quatre-vingts mil-lions d’hommes, ne rencontrant plus d’opposi-tion nulle part, n’a su fonder ni une institutiondans l’état, ni un pouvoir stable pour lui-même.Quel est donc le principe destructeur qui sui-vait ses pas triomphants ? quel est-il ? le mé-

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pris des hommes, et par conséquent de toutesles lois, de toutes les études, de tous les éta-blissements, de toutes les institutions dont labase est le respect pour l’espèce humaine. Bo-naparte s’est enivré de ce mauvais vin du ma-chiavélisme ; il ressemblait, sous plusieurs rap-ports, aux tyrans italiens du quatorze et duquinzième siècle ; et, comme il avait peu lu,l’instruction ne combattait point dans sa têtela disposition naturelle de son caractère.L’époque du moyen âge étant la plus brillantede l’histoire des Italiens, beaucoup d’entre euxn’estiment que trop les maximes des gouverne-ments d’alors ; et ces maximes ont toutes étérecueillies par Machiavel.

En relisant dernièrement en Italie son fa-meux écrit du Prince, qui trouve encore descroyants parmi les possesseurs du pouvoir, unfait nouveau et une conjecture nouvelle m’ontparu dignes d’attention. D’abord on vient depublier, en 1813, les lettres de Machiavel, trou-vées dans les manuscrits de la bibliothèque

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Barberini, qui prouvent positivement que c’estpour se raccommoder avec les Médicis qu’il apublié le Prince. On lui avait fait subir la ques-tion, à cause de ses efforts en faveur de la liber-té ; il était ruiné, malade, et sans ressources ; iltransigea, mais après la torture : en vérité, l’oncède à moins, de nos jours.

Ce traité du Prince, où l’on retrouve malheu-reusement la supériorité d’esprit que Machia-vel avait développée dans une meilleure cause,n’a point été composé, comme on l’a cru, pourfaire haïr le despotisme en montrant quellesaffreuses ressources les despotes doivent em-ployer pour se maintenir. C’est une suppositiontrop détournée pour être admise. Il me sembleplutôt que Machiavel, détestant avant tout lejoug des étrangers en Italie, tolérait et encou-rageait même les moyens, quels qu’ils fussent,dont les princes du pays pouvaient se servirpour être les maîtres, espérant qu’ils seraientassez forts un jour pour repousser les troupesallemandes et françaises. Machiavel analyse

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l’art de la guerre dans ses écrits, comme leshommes du métier pourraient le faire ; il re-vient sans cesse à la nécessité d’une organi-sation militaire purement nationale : et, s’il asouillé sa vie par son indulgence pour lescrimes des Borgia, c’est peut-être parce qu’ils’abandonnait trop au besoin de tout tenterpour recouvrer l’indépendance de sa patrie.Bonaparte n’a sûrement pas examiné le Princede Machiavel sous ce point de vue ; mais il y acherché ce qui passe encore pour de la profon-deur parmi les âmes vulgaires : l’art de trom-per les hommes. Cette politique doit tomber àmesure que les lumières s’étendront ; ainsi lacroyance à la sorcellerie n’existe plus, depuisqu’on a découvert les véritables lois de la phy-sique.

Un principe général, quel qu’il fût, déplai-sait à Bonaparte, comme une niaiserie oucomme un ennemi. Il n’écoutait que les consi-dérations du moment, et n’examinait leschoses que sous le rapport de leur utilité immé-

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diate, car il aurait voulu mettre le monde entieren rente viagère sur sa tête. Il n’était point san-guinaire, mais indifférent à la vie des hommes.Il ne la considérait que comme un moyen d’ar-river à son but, ou comme un obstacle à écar-ter de sa route. Il n’était pas même aussi colèrequ’il a souvent paru l’être : il voulait effrayeravec ses paroles, afin de s’épargner le fait parla menace. Tout était chez lui moyen ou but ;l’involontaire ne se trouvait nulle part, ni dansle bien, ni dans le mal. On prétend qu’il a dit :J’ai tant de conscrits à dépenser par an. Ce pro-pos est vraisemblable, car Bonaparte a sou-vent assez méprisé ses auditeurs pour se com-plaire dans un genre de sincérité qui n’est quede l’impudence.

Jamais il n’a cru aux sentiments exaltés,soit dans les individus, soit dans les nations ;il a pris l’expression de ces sentiments pour del’hypocrisie. Il pensait tenir la clef de la naturehumaine par la crainte et par l’espérance, ha-bilement présentées aux égoïstes et aux ambi-

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tieux. Il faut en convenir, sa persévérance etson activité ne se ralentissaient jamais, quandil s’agissait des moindres intérêts du despo-tisme ; mais c’était le despotisme même qui de-vait retomber sur sa tête. Une anecdote, danslaquelle j’ai eu quelque part, peut offrir unedonnée de plus sur le système de Bonaparte,relativement à l’art de gouverner.

Le duc de Melzi, qui a été pendant quelquetemps vice-président de la république Cisal-pine, était un des hommes les plus distinguésque cette Italie, si féconde en tout genre, aitproduits. Né d’une mère espagnole et d’unpère italien, il réunissait la dignité d’une nationà la vivacité de l’autre ; et je ne sais si l’onpourrait citer, même en France, un hommeplus remarquable par sa conversation, et parle talent plus important et plus nécessaire deconnaître et de juger tous ceux qui jouaientun rôle politique en Europe. Le premier consulfut obligé de l’employer, parce qu’il jouissaitdu plus grand crédit parmi ses concitoyens, et

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que son attachement à sa patrie n’était mis endoute par personne. Bonaparte n’aimait pointà se servir d’hommes qui fussent désintéres-sés, et qui eussent des principes quelconquesinébranlables ; aussi tournait-il sans cesse au-tour de Melzi pour le corrompre.

Après s’être fait couronner roi d’Italie, en1805, Bonaparte se rendit au corps législatifde Lombardie, et dit à l’assemblée qu’il voulaitdonner une terre considérable au duc de Melzi,pour acquitter la reconnaissance publique en-vers lui : il espérait ainsi le dépopulariser. Metrouvant alors à Milan, je vis le soir M. de Mel-zi, qui était vraiment au désespoir du tour per-fide que Napoléon lui avait joué, sans l’en pré-venir en aucune manière ; et, comme Bona-parte se serait irrité d’un refus, je conseillai àM. de Melzi de consacrer tout de suite à unétablissement public les revenus dont on avaitvoulu l’accabler. Il adopta mon avis ; et, dès lejour suivant, en se promenant avec l’empereur,il lui dit que telle était son intention. Bonaparte

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lui saisit le bras, et s’écria : C’est une idée de ma-dame de Staël que vous me dites là ; je le parie.Mais ne donnez pas, croyez-moi, dans cette phi-lanthropie romanesque du dix-huitième siècle : iln’y a qu’une seule chose à faire dans ce monde,c’est d’acquérir toujours plus d’argent et de pou-voir ; tout le reste est chimère. Beaucoup de gensdiront qu’il avait raison ; je crois, au contraire,que l’histoire montrera qu’en établissant cettedoctrine, en déliant les hommes de l’honneur,partout ailleurs que sur le champ de bataille, ila préparé ses partisans à l’abandonner, confor-mément à ses propres préceptes, quand il ces-serait d’être le plus fort. Aussi peut-il se vanterd’avoir eu plus de disciples fidèles à son sys-tème, que de serviteurs dévoués à son infor-tune. Il consacrait sa politique par le fatalisme,seule religion qui puisse s’accorder avec le dé-vouement à la fortune ; et, sa prospérité crois-sant toujours, il a fini par se faire le grandprêtre et l’idole de son propre culte, croyant en

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lui, comme si ses désirs étaient des présages,et ses desseins des oracles.

La durée du pouvoir de Bonaparte était uneleçon d’immoralité continuelle : s’il avait tou-jours réussi, qu’aurions-nous pu dire à nos en-fants ? Il nous serait toujours resté sans doutela jouissance religieuse de la résignation, maisla masse des habitants de la terre aurait envain cherché les intentions de la Providencedans les affaires humaines.

Toutefois, en 1811, les Allemands appe-laient encore Bonaparte l’homme de la desti-née ; l’imagination de quelques Anglais mêmeétait ébranlée par ses talents extraordinaires.La Pologne et l’Italie espéraient encore de luileur indépendance, et la fille des Césars étaitdevenue son épouse. Cet insigne honneur luicausa comme un transport de joie, étrangerà sa nature ; et, pendant quelque temps, ondut croire que cette illustre compagne pourraitchanger le caractère de celui que le sort avait

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rapproché d’elle. Il ne fallait encore, à cetteépoque, à Bonaparte, qu’un sentiment honnêtepour être le plus grand souverain du monde ;soit l’amour paternel, qui porte les hommesà soigner l’héritage de leurs enfants ; soit lapitié pour ces Français, qui se faisaient tuerpour lui au moindre signe ; soit l’équité enversles nations étrangères, qui le regardaient avecétonnement ; soit enfin cette espèce de sagessenaturelle à tout homme, au milieu de la vie,quand il voit s’approcher les grandes ombresqui doivent bientôt l’envelopper : une vertu,une seule vertu, et c’en était assez pour quetoutes les prospérités humaines s’arrêtassentsur la tête de Bonaparte. Mais l’étincelle divinen’existait pas dans son cœur.

Le triomphe de Bonaparte, en Europe,comme en France, reposait en entier sur unegrande équivoque qui dure encore pour beau-coup de gens. Les peuples s’obstinaient à leconsidérer comme le défenseur de leurs droits,dans le moment où il en était le plus grand en-

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nemi. La force de la révolution de France, dontil avait hérité, était immense, parce qu’elle secomposait de la volonté des Français et duvœu secret des autres nations. Napoléon s’estservi de cette force contre les anciens gouver-nements pendant plusieurs années, avant queles peuples aient découvert qu’il ne s’agissaitpas d’eux. Les mêmes noms subsistaient en-core : c’était toujours la France, jadis le foyerdes principes populaires ; et, bien que Bona-parte détruisît les républiques, et qu’il excitâtles rois et les princes à des actes de tyrannie,contraires même à leur modération naturelle,on croyait encore que tout cela finirait par dela liberté, et souvent lui-même parlait deconstitution, du moins quand il s’agissait durègne de son fils. Toutefois le premier pas queNapoléon ait fait vers sa ruine, c’est l’entre-prise contre l’Espagne ; car il a trouvé là unerésistance nationale, la seule dont l’art ni lacorruption de la diplomatie ne pussent le dé-barrasser. Il ne s’est pas douté du danger

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qu’une guerre de villages et de montagnes pou-vait faire courir à son armée ; il ne croyaitpoint à la puissance de l’âme ; il comptait lesbaïonnettes ; et comme, avant l’arrivée des ar-mées anglaises, il n’y en avait presque point enEspagne, il n’a pas su redouter la seule puis-sance invincible, l’enthousiasme de tout unpeuple. Les Français, disait Bonaparte, sont desmachines nerveuses ; et il voulait expliquer parlà le mélange d’obéissance et de mobilité quiest dans leur nature. Ce reproche est peut-êtrejuste ; mais il est pourtant vrai qu’une persé-vérance invincible, depuis près de trente ans,se trouve au fond de ces défauts, et c’est parceque Bonaparte a ménagé l’idée dominante qu’ila régné. Les Français ont cru, pendant long-temps, que le gouvernement impérial les pré-servait des institutions de l’ancien régime, quileur sont particulièrement odieuses. Ils ontconfondu longtemps aussi la cause de la révo-lution avec celle d’un nouveau maître. Beau-coup de gens de bonne foi se sont laissé sé-

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duire par ce motif ; d’autres ont tenu le mêmelangage, lors même qu’ils n’avaient plus lamême opinion ; et ce n’est que très tard que lanation s’est désintéressée de Bonaparte. À da-ter de ce jour, l’abîme a été creusé sous sespas.

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CHAPITRE XIX.

Enivrement du pouvoir ; revers etabdication de Bonaparte.

Cette vieille Europe m’ennuie, disait Napo-léon, avant de partir pour la Russie. En effet,il ne rencontrait plus d’obstacle à ses volontésnulle part, et l’inquiétude de son caractèreavait besoin d’un aliment nouveau. Peut-êtreaussi la force et la clarté de son jugement s’al-térèrent-elles, quand les hommes et les chosesplièrent tellement devant lui, qu’il n’eut plusbesoin d’exercer sa pensée sur aucune des dif-ficultés de la vie. Il y a dans le pouvoir sansbornes une sorte de vertige qui saisit le géniecomme la sottise, et les perd également l’un etl’autre.

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L’étiquette orientale que Bonaparte avaitétablie dans sa cour, interceptait les lumièresque l’on peut recueillir par les communicationsfaciles de la société. Quand il y avait quatrecents personnes dans son salon, un aveugleaurait pu s’y croire seul, tant le silence qu’onobservait était profond ! Les maréchaux deFrance, au milieu des fatigues de la guerre, aumoment de la crise d’une bataille, entraientdans la tente de l’empereur pour lui demanderses ordres, et il ne leur était pas permis des’y asseoir. Sa famille ne souffrait pas moinsque les étrangers de son despotisme et de sahauteur. Lucien a mieux aimé vivre prisonnieren Angleterre que de régner sous les ordresde son frère. Louis Bonaparte, dont le carac-tère est généralement estimé, se vit contraint,par sa probité même, à renoncer à la couronnede Hollande ; et, le croirait-on ? quand il cau-sait avec son frère, pendant deux heures, têteà tête, forcé par sa mauvaise santé de s’ap-puyer péniblement contre la muraille, Napo-

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léon ne lui offrait pas une chaise ; il demeuraitlui-même debout, de crainte que quelqu’unn’eût l’idée de se familiariser assez avec luipour s’asseoir en sa présence.

La peur qu’il causait dans les dernierstemps était telle, que personne ne lui adressaitle premier la parole sur rien. Quelquefois ils’entretenait avec la plus grande simplicité aumilieu de sa cour, et dans son conseil d’état.Il souffrait la contradiction, il y encourageaitmême, quand il s’agissait de questions admi-nistratives ou judiciaires, sans relation avecson pouvoir. Il fallait voir alors l’attendrisse-ment de ceux auxquels il avait rendu pour unmoment la respiration libre ; mais, quand lemaître reparaissait, on demandait en vain auxministres de présenter un rapport à l’empereurcontre une mesure injuste. S’agissait-il mêmede la victime d’une erreur, de quelque individupris par hasard sous le grand filet tendu surl’espèce humaine, les agents du pouvoir vousobjectaient la difficulté de s’adresser à Napo-

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léon, comme s’il eût été question du grand La-ma. Une telle stupeur causée par la puissanceaurait fait rire, si l’état où se trouvaient leshommes, sans appui sous ce despotisme, n’eûtpas inspiré la plus profonde pitié.

Les compliments, les hymnes, les adora-tions sans nombre et sans mesure dont sesgazettes étaient remplies, devaient fatiguer unhomme d’un esprit aussi transcendant ; mais ledespotisme de son caractère était plus fort quesa propre raison. Il aimait moins les louangesvraies que les flatteries serviles, parce que,dans les unes, on n’aurait vu que son mérite,tandis que les autres attestaient son autorité.En général, il a préféré la puissance à la gloire ;car l’action de la force lui plaisait trop pourqu’il s’occupât de la postérité, sur laquelle onne peut l’exercer. Mais un des résultats du pou-voir absolu qui a le plus contribué à précipiterBonaparte de son trône, c’est que, par degrés,l’on n’osait plus lui parler avec vérité sur rien.Il a fini par ignorer qu’il faisait froid à Moscou

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dès le mois de novembre, parce que personne,parmi ses courtisans, ne s’est trouvé assez ro-main pour oser lui dire une chose aussi simple.

En 1811, Napoléon avait fait insérer etdésavouer en même temps, dans le Moniteur,une note secrète, imprimée dans les journauxanglais, comme ayant été adressée par son mi-nistre des affaires étrangères à l’ambassadeurde Russie. Il y était dit que l’Europe ne pouvaitêtre en paix tant que l’Angleterre et sa consti-tution subsisteraient. Que cette note fût au-thentique ou non, elle portait du moins le ca-chet de l’école de Napoléon, et exprimait cer-tainement sa pensée. Un instinct, dont il nepouvait se rendre compte, lui apprenait quetant qu’il y aurait un foyer de justice et de li-berté dans le monde, le tribunal qui devait lecondamner tenait ses séances permanentes.

Bonaparte joignait peut-être à la folle idéede la guerre de Russie celle de la conquête dela Turquie, du retour en Égypte, et de quelques

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tentatives sur les établissements des Anglaisdans l’Inde ; tels étaient les projets gigan-tesque avec lesquels il se rendit la premièrefois à Dresde, traînant après lui les armées detout le continent de l’Europe, qu’il obligeait àmarcher contre la puissante nation limitrophede l’Asie. Les prétextes étaient de peu de chosepour un homme arrivé à un tel degré de pou-voir ; cependant il fallait adopter sur l’expédi-tion de Russie une phrase à donner aux courti-sans, comme le mot d’ordre. Cette phrase étaitque la France se voyait obligée de faire la guerreà la Russie, parce qu’elle n’observait pas le blocuscontinental envers l’Angleterre. Or, pendant cetemps, Bonaparte accordait lui-même sanscesse à Paris des licences pour des échangesavec les négociants de Londres ; et l’empereurde Russie aurait pu, à meilleur droit, lui décla-rer la guerre, comme manquant au traité parlequel ils s’étaient engagés réciproquement àne point faire de commerce avec les Anglais.Mais qui se donnerait la peine aujourd’hui de

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justifier une telle guerre ? Personne, pas mêmeBonaparte ; car son respect pour le succès esttel y qu’il doit se condamner lui-même d’avoirencouru de si grands revers.

Cependant le prestige de l’admiration et dela terreur que Napoléon inspirait était si grand,que l’on n’avait guère de doute sur sestriomphes. Pendant qu’il était à Dresde, en1812, environné de tous les souverains de l’Al-lemagne, et commandant une armée de cinqcent mille hommes, composée de presquetoutes les nations européennes, il paraissaitimpossible, d’après les calculs humains, queson expédition ne fût pas heureuse. En effet,dans sa chute, la Providence s’est montrée deplus près à la terre que dans tout autre événe-ment, et les éléments ont été chargés de frap-per les premiers le maître des hommes. Onpeut à peine se figurer aujourd’hui que, si Bo-naparte avait réussi dans son entreprise contrela Russie, il n’y avait pas un coin de terre conti-nentale où l’on pût lui échapper. Tous les ports

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étant fermés, le continent était, comme la tourd’Ugolin, muré de toutes parts.

Menacée de la prison par un préfet très do-cile au pouvoir, si je montrais la moindre inten-tion de m’éloigner un jour de ma demeure, jem’échappai, lorsque Bonaparte était près d’en-trer en Russie, craignant de ne plus trouverd’issue en Europe, si j’eusse différé plus long-temps. Je n’avais déjà plus que deux cheminspour aller en Angleterre : Constantinople ouPétersbourg. La guerre entre la Russie et laTurquie rendait la route par ce dernier payspresque impraticable ; je ne savais ce que jedeviendrais, quand l’empereur Alexandre vou-lut bien m’envoyer à Vienne un passe-port. Enentrant dans son empire, reconnu pour absolu,je me sentis libre pour la première fois, depuisle règne de Bonaparte, non pas seulement àcause des vertus personnelles de l’empereurAlexandre, mais parce que la Russie était leseul pays où Napoléon ne fît point sentir soninfluence. Il n’est aucun ancien gouvernement

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que l’on pût comparer à cette tyrannie entéesur une révolution, à cette tyrannie qui s’étaitservie du développement même des lumières,pour mieux enchaîner tous les genres de liber-tés.

Je me propose d’écrire un jour ce que j’ai vude la Russie. Toutefois je dirai, sans me détour-ner de mon sujet, que c’est un pays mal connu,parce qu’on n’a presque observé de cette na-tion qu’un petit nombre d’hommes de cour,dont les défauts sont d’autant plus grands quele pouvoir du souverain est moins limité. Ilsne brillent pour la plupart que par l’intrépidebravoure commune à toutes les classes ; maisles paysans russes, cette nombreuse partie dela nation qui ne connaît que la terre qu’ellecultive, et le ciel qu’elle regarde, a quelquechose en elle de vraiment admirable. La dou-ceur de ces hommes, leur hospitalité, leur élé-gance naturelle, sont extraordinaires ; aucundanger n’a d’existence à leurs yeux ; ils necroient pas que rien soit impossible quand leur

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maître le commande. Ce mot de maître, dontles courtisans font un objet de flatterie et decalcul, ne produit pas le même effet sur unpeuple presque asiatique. Le monarque, étantchef du culte, fait partie de la religion ; les pay-sans se prosternent en présence de l’empereur,comme ils saluent l’église devant laquelle ilspassent ; aucun sentiment servile ne se mêle àce qu’ils témoignent à cet égard.

Grâce à la sagesse éclairée du souverainactuel, toutes les améliorations possibles s’ac-compliront graduellement en Russie. Mais iln’est rien de plus absurde que les discours ré-pétés d’ordinaire par ceux qui redoutent les lu-mières d’Alexandre. « Pourquoi, disent-ils, cetempereur, dont les amis de la liberté sont si en-thousiastes, n’établit-il pas chez lui le régimeconstitutionnel qu’il conseille aux autrespays ? » C’est une des mille et une ruses desennemis de la raison humaine, que de vouloirempêcher ce qui est possible et désirable pourune nation, en demandant ce qui ne l’est pas

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actuellement chez une autre. Il n’y a point en-core de tiers état en Russie : comment doncpourrait-on y créer un gouvernement représen-tatif ? La classe intermédiaire entre les boyardset le peuple manque presque entièrement. Onpourrait augmenter l’existence politique desgrands seigneurs, et défaire, à cet égard, l’ou-vrage de Pierre Ier ; mais ce serait reculer aulieu d’avancer ; car le pouvoir de l’empereur,tout absolu qu’il est encore, est une améliora-tion sociale, en comparaison de ce qu’était ja-dis l’aristocratie russe. La Russie, sous le rap-port de la civilisation, n’en est qu’à cetteépoque de l’histoire, où, pour le bien des na-tions, il fallait limiter le pouvoir des privilégiéspar celui de la couronne. Trente-six religions,en y comprenant les cultes païens, trente-sixpeuples divers sont, non pas réunis, mais éparssur un terrain immense. D’une part, le cultegrec s’accorde avec une tolérance parfaite, etde l’autre, le vaste espace qu’occupent leshommes leur laisse la liberté de vivre chacun

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selon ses mœurs. Il n’y a point encore danscet ordre de choses, des lumières qu’on puisseconcentrer, des individus qui puissent fairemarcher des institutions. Le seul lien qui unissedes peuples presque nomades, et dont les mai-sons ressemblent à des tentes de bois établiesdans la plaine, c’est le respect pour le mo-narque, et la fierté nationale ; le temps en dé-veloppera successivement d’autres.

J’étais à Moscou un mois, jour pour jour,avant que l’armée de Napoléon y entrât, et jen’osai m’y arrêter que peu de moments, crai-gnant déjà son approche. En me promenant auhaut du Kremlin, palais des anciens czars, quidomine sur l’immense capitale de la Russie etsur ses dix-huit cents églises, je pensais qu’ilétait donné à Bonaparte de voir les empires àses pieds, comme Satan les offrit à Notre-Sei-gneur. Mais c’est lorsqu’il ne lui restait plusrien à conquérir en Europe, que la destinéel’a saisi, pour le faire tomber aussi rapidementqu’il était monté. Peut-être a-t-il appris depuis

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que, quels que soient les événements des pre-mières scènes, il existe une puissance de vertuqui reparaît toujours au cinquième acte destragédies ; comme, chez les anciens, un dieutranchait le nœud quand l’action en était digne.

La persévérance admirable de l’empereurAlexandre, en refusant la paix que Bonapartelui offrait, selon sa coutume, quand il fut vain-queur ; l’énergie des Russes qui ont mis le feu àMoscou, pour que le martyre d’une ville sauvâtle monde chrétien, contribuèrent certainementbeaucoup aux revers que les troupes de Bona-parte ont éprouvés dans la retraite de Russie.Mais c’est le froid, ce froid de l’enfer, tel qu’ilest peint dans le Dante, qui pouvait seul anéan-tir l’armée de Xerxès.

Nous qui avons le cœur français, nous nousétions cependant habitués, pendant les quinzeannées de la tyrannie de Napoléon, à considé-rer ses armées par-delà le Rhin comme ne te-nant plus à la France ; elles ne défendaient plus

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les intérêts de la nation, elles ne servaient quel’ambition d’un seul homme ; il n’y avait rienen cela qui pût réveiller l’amour de la patrie ;et, loin de souhaiter alors le triomphe de cestroupes, étrangères en grande partie, on pou-vait considérer leurs défaites comme un bon-heur même pour la France. D’ailleurs, plus onaime la liberté dans son pays, plus il est impos-sible de se réjouir des victoires dont l’oppres-sion des autres peuples doit être le résultat.Mais, qui pourrait entendre néanmoins le récitdes maux qui ont accablé les Français dans laguerre de Russie, sans en avoir le cœur déchi-ré ?

Incroyable homme ! il a vu des souffrancesdont on ne peut aborder la pensée ; il a suque les grenadiers français, dont l’Europe neparle encore qu’avec respect, étaient devenusle jouet de quelques juifs, de quelques vieillesfemmes de Wilna, tant leurs forces physiquesles avaient abandonnés, longtemps avantqu’ils pussent mourir ! Il a reçu de cette armée

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des preuves de respect et d’attachement, lors-qu’elle périssait un à un pour lui ; et il a refusésix mois après, à Dresde, une paix qui le lais-sait maître de la France jusqu’au Rhin, et del’Italie tout entière ! Il était venu rapidement àParis, après la retraite de Russie, afin d’y réunirde nouvelles forces. Il avait traversé avec unefermeté plus théâtrale que naturelle l’Alle-magne dont il était haï, mais qui le redoutaitencore. Dans son dernier bulletin, il avait ren-du compte des désastres de son armée, plutôten les outrant qu’en les dissimulant. C’est unhomme qui aime tellement à causer des émo-tions fortes que, quand il ne peut pas cacherses revers, il les exagère pour faire toujoursplus qu’un autre. Pendant son absence, onavait essayé contre lui la conspiration la plusgénéreuse (celle de Mallet) dont l’histoire de larévolution de France ait offert l’exemple. Aussilui causa-t-elle plus de terreur que la coalitionmême. Ah ! que n’a-t-elle réussi, cette conjura-tion patriotique ! La France aurait eu la gloire

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de s’affranchir elle-même, et ce n’est pas sousles ruines de la patrie que son oppresseur eûtété accablé.

Le général Mallet était un ami de la liberté,il attaquait Bonaparte sur ce terrain. Or Bo-naparte savait qu’il n’en existait pas de plusdangereux pour lui ; aussi ne parlait-il, en re-venant à Paris, que de l’idéologie. Il avait prisen horreur ce mot très innocent, parce qu’il si-gnifie la théorie de la pensée. Toutefois il étaitsingulier de ne redouter que ce qu’il appelaitles idéologues, quand l’Europe entière s’armaitcontre lui. Ce serait beau si, en conséquencede cette crainte, il eût recherché par-dessustout l’estime des philosophes ; mais il détestaittout individu capable d’une opinion indépen-dante. Sous le rapport même de la politique, ila trop cru qu’on ne gouvernait les hommes quepar leur intérêt ; cette vieille maxime, quelquecommune qu’elle soit, est souvent fausse. Laplupart des hommes que Bonaparte a comblésde places et d’argent ont déserté sa cause ; et

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ses soldats, attachés à lui par ses victoires, nel’ont point abandonné. Il se moquait de l’en-thousiasme, et cependant c’est l’enthousiasme,ou du moins le fanatisme militaire qui l’a soute-nu. La frénésie des combats qui, dans ses excèsmêmes, a de la grandeur, a seule fait la forcede Bonaparte. Les nations ne peuvent avoirtort : jamais un principe pervers n’agit long-temps sur la masse ; les hommes ne sont mau-vais qu’un à un.

Bonaparte fit, ou plutôt la nation fit pourlui un miracle. Malgré ses pertes immenses enRussie, elle créa, en moins de trois mois, unenouvelle armée qui put marcher en Allemagneet y gagner encore des batailles. C’est alors quele démon de l’orgueil et de la folie se saisitde Bonaparte, d’une façon telle que le raison-nement fondé sur son propre intérêt ne peutplus expliquer les motifs de sa conduite : c’està Dresde qu’il a méconnu la dernière appari-tion de son génie tutélaire.

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Les Allemands, depuis longtemps indignés,se soulevèrent enfin contre les Français qui oc-cupaient leur pays ; la fierté nationale, cettegrande force de l’humanité, reparut parmi lesfils des Germains. Bonaparte apprit alors cequ’il advient des alliés qu’on a contraints par laforce, et combien tout ce qui n’est pas volon-taire se détruit au premier revers. Les souve-rains de l’Allemagne se battirent avec l’intrépi-dité des simples soldats, et l’on crut voir dansles Prussiens et dans leur roi guerrier, le sou-venir de l’insulte personnelle que Bonaparteavait fait subir quelques années auparavant àleur belle et vertueuse reine. La délivrance del’Allemagne avait été depuis longtemps l’objetdes désirs de l’empereur de Russie. Lorsque lesFrançais furent repoussés de son pays, il sedévoua à cette cause, non seulement commesouverain, mais comme général ; et plusieursfois il exposa sa vie, non en monarque garantipar ses courtisans, mais en soldat intrépide.La Hollande accueillit ses libérateurs, et rap-

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pela cette maison d’Orange, dont les princessont maintenant, comme jadis, les défenseursde l’indépendance et les magistrats de la li-berté. Quelque influence qu’aient eue aussi surcette époque les victoires des Anglais en Es-pagne, nous parlerons ailleurs de lord Welling-ton ; car il faut s’arrêter à ce nom, on ne peut leprononcer en passant.

Bonaparte revint à Paris, et dans ce mo-ment encore la France pouvait être sauvée.Cinq membres du corps législatif, Gallais, Ray-nouard, Flaugergues, Maine de Biran et Laîné,demandèrent la paix au péril de leur vie : cha-cun d’eux pourrait être désigné par un mériteparticulier ; et le dernier que j’ai nommé, Laî-né, perpétue chaque jour, par ses talents etsa conduite, le souvenir d’une action qui suf-firait pour honorer le caractère d’un homme.Si le sénat avait secondé les cinq du corps lé-gislatif, si les généraux avaient appuyé le sé-nat, la France aurait disposé de son sort, et,quelque parti qu’elle eût pris, elle fût restée

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France. Mais quinze années de tyrannie déna-turent toutes les idées, altèrent tous les senti-ments ; les mêmes hommes qui exposeraientnoblement leur vie à la guerre, ne savent pasque le même honneur et le même couragecommandent dans la carrière civile la résis-tance à l’ennemi de tous, le despotisme.

Bonaparte répondit à la députation ducorps législatif avec une fureur concentrée ; ilparla mal, mais son orgueil se fit jour à tra-vers le langage embrouillé dont il se servit. Ildit que la France avait plus besoin de lui que luid’elle ; oubliant que c’était lui qui l’avait réduiteà cet état. Il dit qu’un trône n’était qu’un mor-ceau de bois sur lequel on étendait un tapis, et quetout dépendait de celui qui l’occupait ; enfin il pa-rut toujours enivré de lui-même. Toutefois, uneanecdote singulière ferait croire qu’il était at-teint déjà par l’engourdissement qui s’est mon-tré dans son caractère pendant la dernièrecrise de sa vie politique. Un homme tout à faitdigne de foi m’a dit que, causant seul avec lui,

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la veille de son départ pour l’armée, au moisde janvier 1814, quand les alliés étaient déjàentrés en France, Bonaparte avoua, dans cetentretien secret, qu’il n’avait pas de moyen derésister. Son interlocuteur discuta la question ;Bonaparte lui en présenta le mauvais côté danstout son jour, et puis, chose inouïe, il s’endor-mait en parlant sur un tel sujet, sans qu’aucunefatigue précédente expliquât cette bizarre apa-thie. Il n’en a pas moins déployé depuis uneextrême activité dans sa campagne de 1814 ;il s’est laissé sans doute reprendre aussi parune confiance présomptueuse ; d’un autre cô-té, l’existence physique, à force de jouissanceset de facilités, s’était emparée de cet hommeautrefois si dominé par sa pensée. Il était, pourainsi dire, épaissi d’âme comme de corps ; songénie ne perçoit plus que par moments cetteenveloppe d’égoïsme qu’une longue habituded’être compté pour tout lui avait donnée. Il asuccombé sous le poids de la prospérité, avantd’être renversé par l’infortune.

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On prétend qu’il n’a pas voulu céder lesconquêtes qui avaient été faites par la répu-blique, et qu’il n’a pu se résoudre à ce quela France fût affaiblie sous son règne. Si cetteconsidération l’a déterminé à refuser la paixqui lui fut offerte à Châtillon, au mois de mars1814, c’est la première fois que l’idée d’un de-voir aurait agi sur lui ; et sa persévérance, encette occasion, quelque imprudente qu’elle fût,méritait de l’estime. Mais il paraît plutôt qu’ila trop compté sur son talent, après quelquessuccès en Champagne, et qu’il s’est caché àlui-même les difficultés qu’il avait à surmonter,comme aurait pu le faire un de ses flatteurs.On était tellement accoutumé à le craindre,qu’on n’osait pas lui dire les faits qui l’inté-ressaient le plus. Assurait-il qu’il y avait vingtmille Français dans tel endroit, personne ne sesentait le courage de lui apprendre qu’il n’y enavait que dix mille : prétendait-il que les al-liés n’étaient qu’en tel nombre, nul ne se hasar-dait à lui prouver que ce nombre était double.

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Son despotisme était tel, qu’il avait réduit leshommes à n’être que les échos de lui-même, etque sa propre voix lui revenant de toutes parts,il était ainsi seul au milieu de la foule qui l’en-vironnait.

Enfin, il n’a pas vu que l’enthousiasme avaitpassé de la rive gauche du Rhin à la rivedroite ; qu’il ne s’agissait plus de gouverne-ments indécis, mais de peuples irrités ; et que,de son côté, au contraire, il n’y avait qu’unearmée et plus de nation ; car, dans ce granddébat, la France est demeurée neutre : elle nes’est pas doutée qu’il s’agissait d’elle quand ils’agissait de lui. Le peuple le plus guerrier avu, presque avec insouciance, les succès deces mêmes étrangers qu’il avait combattus tantde fois avec gloire ; et les habitants des villeset des campagnes n’aidèrent que faiblementles soldats français, ne pouvant se persuaderqu’après vingt-cinq ans de victoires, un évé-nement inouï, l’entrée des alliés à Paris, pûtarriver. Elle eut lieu cependant, cette terrible

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justice de la destinée. Les coalisés furent gé-néreux ; Alexandre, ainsi que nous le verronsdans la suite, se montra toujours magnanime.Il entra le premier dans la ville conquise ensauveur tout-puissant, en philanthrope éclai-ré ; mais, tout en l’admirant, qui pouvait êtreFrançais et ne pas sentir une effroyable dou-leur ?

Du moment où les alliés passèrent le Rhinet pénétrèrent en France, il me semble que lesvœux des amis de la France devaient être ab-solument changés. J’étais alors à Londres, etl’un des ministres anglais me demanda ce queje souhaitais. J’osai lui répondre que mon désirétait que Bonaparte fût victorieux et tué. Je trou-vai dans les Anglais assez de grandeur d’âmepour n’avoir pas besoin de cacher ce senti-ment français devant eux : toutefois il me fal-lut apprendre, au milieu des transports de joiedont la ville des vainqueurs retentissait, queParis était au pouvoir des alliés. Il me sembladans cet instant qu’il n’y avait plus de France :

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je crus la prédiction de Burke accomplie, etque là où elle existait on ne verrait plus qu’unabîme. L’empereur Alexandre, les alliés, et lesprincipes constitutionnels adoptés par la sa-gesse de Louis XVIII, éloignèrent ce triste pres-sentiment.

Bonaparte entendit alors de toutes parts lavérité si longtemps captive. C’est alors que descourtisans ingrats méritèrent le mépris de leurmaître pour l’espèce humaine. En effet, si lesamis de la liberté respectent l’opinion, désirentla publicité, cherchent partout l’appui sincèreet libre du vœu national, c’est parce qu’ilssavent que la lie des âmes se montre seuledans les secrets et les intrigues du pouvoir ar-bitraire.

Il y avait cependant encore de la grandeurdans les adieux de Napoléon à ses soldats et àleurs aigles si longtemps victorieuses : sa der-nière campagne avait été longue et savante ;enfin le prestige funeste qui rattachait à lui

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la gloire militaire de la France n’était pas en-core détruit. Aussi le congrès de Paris a-t-il àse reprocher de l’avoir mis dans le cas de re-venir. Les représentants de l’Europe doiventavouer franchement cette faute, et il est injustede la faire porter à la nation française. C’estsans aucun mauvais dessein assurément queles ministres des monarques étrangers ont lais-sé planer sur le trône de Louis XVIII un dangerqui menaçait également l’Europe entière ; maispourquoi ceux qui ont suspendu cette épée nes’accusent-ils pas du mal qu’elle a fait ?

Beaucoup de gens se plaisent à soutenirque si Bonaparte n’avait tenté ni l’expéditiond’Espagne, ni celle de Russie, il serait encoreempereur ; et cette opinion flatte les partisansdu despotisme, qui veulent qu’un si beau gou-vernement ne puisse pas être renversé par lanature même des choses, mais seulement parun accident. J’ai déjà dit ce que l’observationde la France confirmera, c’est que Bonaparteavait besoin de la guerre pour établir et pour

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conserver le pouvoir absolu. Une grande na-tion n’aurait pas supporté le poids monotone etavilissant du despotisme, si la gloire militairen’avait pas sans cesse animé ou relevé l’es-prit public. Les avancements continuels dansles divers grades, auxquels toutes les classesde la nation pouvaient participer, rendaient laconscription moins pénible aux habitants dela campagne. L’intérêt continuel des victoirestenait lieu de tous les autres ; l’ambition étaitle principe actif du gouvernement dans sesmoindres ramifications ; titres, argent, puis-sance, Bonaparte donnait tout aux Français àla place de la liberté. Mais, pour être en état deleur dispenser ces dédommagements funestes,il ne fallait pas moins que l’Europe à dévorer.Si Napoléon eût été ce qu’on pourrait appelerun tyran raisonnable, il n’aurait pu lutter contrel’activité des Français, qui demandait un but.C’était un homme condamné, par sa destinée,aux vertus de Washington ou aux conquêtesd’Attila ; mais il était plus facile d’atteindre les

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confins du monde civilisé que d’arrêter les pro-grès de la raison humaine, et bientôt l’opinionde la France aurait accompli ce que les armesdes alliés ont opéré.

Maintenant ce n’est plus lui qui seul oc-cupera l’histoire dont nous voulons esquisserle tableau, et notre malheureuse France va denouveau reparaître, après quinze ans pendantlesquels on n’avait entendu parler que de l’em-pereur et de son armée. Quels revers nousavons à décrire ! quels maux nous avons à re-douter ! Il nous faudra demander compte en-core une fois à Bonaparte de la France, puisquece pays, trop confiant et trop guerrier, s’est en-core une fois remis à lui de son sort.

Dans les diverses observations que je viensde rassembler sur Bonaparte, je n’ai point ap-proché de sa vie privée que j’ignore, et qui neconcerne pas les intérêts de la France. Je n’aipas dit un fait douteux sur son histoire ; car lescalomnies qu’on lui a prodiguées me semblent

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plus viles encore que les adulations dont il futl’objet. Je me flatte de l’avoir jugé comme tousles hommes publics doivent l’être, d’après cequ’ils ont fait pour la prospérité, les lumièreset la morale des nations. Les persécutions queBonaparte m’a fait éprouver n’ont pas, je puisl’attester, exercé d’influence sur mon opinion.Il m’a fallu plutôt, au contraire, résister à l’es-pèce d’ébranlement que produisent sur l’ima-gination un génie extraordinaire et une desti-née redoutable. Je me serais même assez vo-lontiers laissé séduire par la satisfaction quetrouvent les âmes fières à défendre un hommemalheureux, et par le plaisir de se placer ainsiplus en contraste avec ces écrivains et ces ora-teurs qui, prosternés hier devant lui, ne cessentde l’injurier à présent, en se faisant bien rendrecompte, j’imagine, de la hauteur des rochersqui le renferment. Mais on ne peut se taire surBonaparte, lors même qu’il est malheureux,parce que sa doctrine politique règne encoredans l’esprit de ses ennemis comme de ses

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partisans. Car, de tout l’héritage de sa terriblepuissance, il ne reste au genre humain que laconnaissance funeste de quelques secrets deplus dans l’art de la tyrannie.

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CINQUIÈME PARTIE(4).

CHAPITRE PREMIER.

De ce qui constitue la royauté légi-time.

EN considérant la royauté, comme toutesles institutions doivent être jugées, sous le rap-port du bonheur et de la dignité des nations, jedirai d’une manière générale, et en respectantles exceptions, que les princes des anciennesfamilles conviennent beaucoup mieux au biende l’état que les princes parvenus. Ils ont d’or-dinaire des talents moins remarquables, maisleur disposition est plus pacifique ; ils ont plus

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de préjugés, mais moins d’ambition ; ils sontmoins étonnés du pouvoir, puisque, dès leurenfance, on leur a dit qu’ils y étaient destinés ;et ils ne craignent pas autant de le perdre,ce qui les rend moins soupçonneux et moinsinquiets. Leur manière d’être est plus simple,parce qu’ils n’ont pas besoin de recourir à desmoyens factices pour imposer, et qu’ils n’ontrien de nouveau à conquérir en fait de respect :les habitudes et les traditions leur servent deguides. Enfin, l’éclat extérieur, attribut néces-saire de la royauté, paraît convenable quandil s’agit de princes dont les aïeux, depuis dessiècles, ont été placés à la même hauteur derang. Lorsqu’un homme, le premier de sa fa-mille, est élevé tout à coup à la dignité su-prême, il lui faut le prestige de la gloire pourfaire disparaître le contraste entre la pomperoyale et son état précédent de simple particu-lier. Or, la gloire propre à inspirer le respectque les hommes accordent volontairement àune ancienne prééminence, ne saurait être ac-

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quise que par des exploits militaires ; et l’onsait quel caractère les grands capitaines, lesconquérants portent presque toujours dans lesaffaires civiles.

D’ailleurs, l’hérédité dans les monarchiesest indispensable au repos, je dirai même àla morale et aux progrès de l’esprit humain.La royauté élective ouvre un vaste champ àl’ambition : les factions qui en résultent infailli-blement finissent par corrompre les cœurs, etdétournent la pensée de toute occupation quin’a pas l’intérêt du lendemain pour objet. Maisles prérogatives accordées à la naissance, soitpour fonder la noblesse, soit pour fixer la suc-cession au trône dans une seule famille, ontbesoin d’être confirmées par le temps ; ellesdiffèrent à cet égard des droits naturels, in-dépendants de toute sanction conventionnelle.Le principe de l’hérédité est donc mieux établidans les anciennes dynasties. Mais, afin que ceprincipe ne devienne pas contraire à la raison,et au bien général, en faveur duquel il a été

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admis, il doit être indissolublement lié à l’em-pire des lois. Car, s’il fallait que des millionsd’hommes fussent dominés par un seul, au gréde ses volontés ou de ses caprices, encore vau-drait-il mieux que cet homme eût du génie ;ce qui est plus probable lorsqu’on a recours auchoix, que lorsqu’on s’attache au hasard de lanaissance.

Nulle part l’hérédité n’est plus solidementétablie qu’en Angleterre, bien que le peuple an-glais ait rejeté la légitimité fondée sur le droitdivin, pour y substituer l’hérédité consacréepar le gouvernement représentatif. Tous lesgens de bon sens comprennent très bien com-ment, en vertu des lois faites par les déléguésdu peuple, et acceptées par le monarque, ilconvient aux nations, qui sont aussi hérédi-taires et même légitimes, de reconnaître unedynastie appelée au trône par droit de primo-géniture. Si l’on fondait au contraire le pouvoirroyal sur la doctrine que toute puissance vientde Dieu, rien ne serait plus favorable à l’usur-

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pation ; car ce n’est pas la puissance quimanque d’ordinaire aux usurpateurs : aussi lesmêmes hommes qui ont encensé Bonaparte seprononcent-ils aujourd’hui pour le droit divin.Toute leur théorie se borne à dire que la forceest la force, et qu’ils en sont les grands prêtres ;nous demandons un autre culte et d’autres des-servants, et nous croyons qu’alors seulementla monarchie sera stable.

Un changement de dynastie, même légale-ment prononcé, n’a jamais eu lieu que dans lespays où le gouvernement qu’on renversait étaitarbitraire ; car, le caractère personnel du sou-verain faisant alors le sort des peuples, il a bienfallu, comme on l’a souvent vu dans l’histoire,déposséder ceux qui n’étaient pas en état degouverner ; tandis que sous nos yeux le respec-table monarque de l’Angleterre a longtemps ré-gné, bien que ses facultés fussent troublées,parce qu’un ministère responsable permettaitde retarder la résolution de proclamer la ré-gence. Ainsi, d’une part, le gouvernement re-

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présentatif inspire plus de respect pour le sou-verain à ceux qui ne veulent pas qu’on trans-forme en dogmes les affaires de ce monde, depeur qu’on ne prenne le nom de Dieu en vain ;et de l’autre les souverains consciencieux n’ontpas à craindre que tout le salut de l’état nerepose sur leur seule tête. La légitimité, tellequ’on l’a proclamée nouvellement, est donctout à fait inséparable des limites constitution-nelles. Que les limites qui existaient ancienne-ment en France aient été insuffisantes pour op-poser une barrière efficace aux empiétementsdu pouvoir, qu’elles aient été graduellementenfreintes et oblitérées, peu importe : elles de-vraient commencer d’aujourd’hui, quand on nepourrait pas prouver leur antique origine.

On est honteux de remonter aux titres del’histoire, pour prouver qu’une chose aussi ab-surde qu’injuste ne doit être ni adoptée, nimaintenue. On n’a point allégué en faveur del’esclavage les quatre mille ans de sa durée ;le servage qui lui a succédé n’a pas paru plus

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équitable, pour avoir duré plus de dix siècles ;la traite des nègres n’a point été défenduecomme une ancienne institution de nos pères.L’inquisition et la torture, qui sont de plusvieille date, ont été, j’en conviens, rétabliesdans un état de l’Europe ; mais je n’imaginepas que ce soit avec l’approbation des défen-seurs mêmes de tout ce qui a jadis existé. Ilserait curieux de savoir à laquelle des généra-tions de nos pères l’infaillibilité a été accordée.Quel est ce temps passé qui doit servir de mo-dèle au temps actuel, et dont on ne peut sedépartir d’une ligne sans tomber dans des in-novations pernicieuses ? Si tout changement,quelle que soit son influence sur le bien généralet les progrès du genre humain, est condam-nable, uniquement parce que c’est un change-ment, il sera facile d’opposer à l’ancien ordrede choses que vous invoquez, un autre ordrede choses plus ancien qu’il a remplacé. Ainsi,les pères de ceux de vos aïeux auxquels vousvoulez vous arrêter, et les pères de ces pères

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auraient eu à se plaindre de leurs fils et de leurspetits-fils, comme d’une jeunesse turbulente,acharnée à renverser leurs sages institutions.Enfin, quelle est la créature humaine douée deson bon sens, qui puisse prétendre que le chan-gement des mœurs et des idées ne doive pasen amener un dans les institutions ? Faudra-t-il donc toujours gouverner à trois cents ansen arrière ? ou un nouveau Josué commande-ra-t-il au soleil de s’arrêter ? Non, dira-t-on, ily a des choses qui doivent changer, mais ilfaut que le gouvernement soit immuable. Sil’on voulait mettre en système les révolutions,on ne pourrait pas mieux s’y prendre. Car, sile gouvernement d’un pays ne veut participeren rien à la marche des choses et des hommes,il sera nécessairement brisé par elle. Est-ce desang-froid qu’on peut discuter si les formes desgouvernements d’aujourd’hui doivent être enaccord avec les besoins de la génération pré-sente, ou de celles qui n’existent plus ? si c’estdans les antiquités obscures et contestées de

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l’histoire qu’un homme d’état doit chercher larègle de sa conduite, ou si cet homme doitavoir le génie et la fermeté de M. Pitt, savoiroù est la puissance, où tend l’opinion, où l’onpeut prendre son point d’appui pour agir surla nation ? Car sans la nation on ne peut rien,et avec elle on peut tout, excepté ce qui tendà l’avilir elle-même : les baïonnettes serventseules à ce triste but. En recourant à l’histoiredu passé, comme à la loi et aux prophètes, ilarrive en effet à l’histoire ce qui est arrivé à laloi et aux prophètes : elle devient le sujet d’uneguerre d’interprétation interminable. S’agit-ilaujourd’hui de savoir, d’après les diplômes dutemps, si un roi méchant, Philippe le Bel, ouun roi fou, Charles VI, ont eu des ministres qui,en leur nom, aient permis à la nation d’êtrequelque chose ? Au reste, les faits de l’histoirede France, bien loin de servir d’appui à la doc-trine que nous combattons, confirment l’exis-tence d’un pacte primitif entre la nation et lesrois, autant que la raison humaine en démontre

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la nécessité. Je crois avoir prouvé qu’en Eu-rope, comme en France, ce qui est ancien, c’estla liberté ; ce qui est moderne, c’est le despo-tisme ; et que ces défenseurs des droits des na-tions qu’on se plaît à représenter comme desnovateurs, n’ont pas cessé d’invoquer le pas-sé. Quand cette vérité ne serait pas évidente,il n’en résulterait qu’un devoir plus pressantd’inaugurer le règne de la justice qui n’auraitpas encore été mis en vigueur. Mais les prin-cipes de liberté sont tellement gravés dans lecœur de l’homme, que, si l’histoire de tous lesgouvernements offre le tableau des efforts dupouvoir pour envahir, elle présente aussi celuide la lutte des peuples contre ces efforts.

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CHAPITRE II.

De la doctrine politique de quelquesémigrés français et de leurs adhé-

rents.

LES opposants à la révolution de France,en 1789, nobles, prêtres et magistrats, ne selassaient pas de répéter qu’aucun changementdans le gouvernement n’était nécessaire, parceque les corps intermédiaires existant alors suf-fisaient pour prévenir le despotisme ; et main-tenant ils proclament le despotisme comme lerétablissement de l’ancien régime. Cette incon-séquence dans les principes est une consé-quence dans les intérêts. Quand les privilégiésservaient de limites à l’autorité des rois, ilsétaient contre le pouvoir arbitraire de la cou-ronne ; mais, depuis que la nation a su se

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mettre à la place des privilégiés, ils se sontralliés à la prérogative royale, et veulent faireconsidérer toute opposition constitutionnelle,et toute liberté politique, comme une rébellion.

Ils fondent la puissance des rois sur le droitdivin : absurde doctrine qui a perdu les Stuarts,et que dès lors même leurs adhérents les pluséclairés repoussaient en leur nom, craignantde leur fermer à jamais l’entrée de l’Angleterre.Lord Erskine, dans son admirable plaidoyer enfaveur du doyen de Saint-Asaph, sur une ques-tion de liberté de la presse, cite d’abord le trai-té de Locke, concernant la question du droit di-vin et de l’obéissance passive, dans lequel cecélèbre philosophe déclare positivement quetout agent de l’autorité royale qui dépasse lalatitude accordée par la loi, doit être considérécomme l’instrument de la tyrannie, et que,sous ce rapport, il est permis de lui fermer samaison, et de le repousser par la force, commesi l’on était attaqué par un brigand ou par unpirate. Locke se fait à lui-même l’objection tant

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répétée, qu’une telle doctrine répandue parmiles peuples peut encourager les insurrections.« Il n’existe aucune vérité, dit-il, qui ne puisseconduire à l’erreur, ni aucun remède qui nepuisse devenir un poison. Il n’est aucun desdons que nous tenons de la bonté de Dieu dontnous puissions faire usage, si l’abus qui en estpossible devait nous en priver. On n’aurait pasdû publier les Évangiles ; car, bien qu’ils soientle fondement de toutes les obligations moralesqui unissent les hommes en société, cependantla connaissance imparfaite et l’étude mal en-tendue de ces saintes paroles a conduit beau-coup d’hommes à la folie. Les armes néces-saires à la défense peuvent servir à la ven-geance et au meurtre. Le feu qui nous ré-chauffe expose à l’incendie ; les médicamentsqui nous guérissent peuvent nous donner lamort. Enfin on ne pourrait éclairer les hommessur aucun point de gouvernement, on ne pour-rait profiter d’aucune des leçons de l’histoire,si les excès auxquels les faux raisonnements

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peuvent porter, étaient toujours présentéscomme un motif pour interdire la pensée.

« Les sentiments de M. Locke, dit lord Ers-kine, ont été publiés trois ans après l’avène-ment du roi Guillaume au trône d’Angleterre,et lorsque ce monarque avait élevé l’auteur àun rang éminent dans l’état. Mais Bolingbroke,non moins célèbre que Locke dans la répu-blique des lettres et sur le théâtre du monde,s’exprime de même sur cette question. Lui quis’était armé pour faire remonter Jacques II surle trône, il attachait beaucoup de prix à justifierles jacobites de ce qu’il considérait comme unedangereuse calomnie ; l’imputation de vouloirfonder les prétentions de Jacques II sur le droitdivin, et non sur la constitution de l’Angleterre.Et c’est du continent, où il était exilé par lamaison d’Hanovre, qu’il écrivait ce qu’on valire. Le devoir des peuples, dit Bolingbroke,est maintenant si clairement établi, qu’aucunhomme ne peut ignorer les circonstances danslesquelles il doit obéir, et celles où il doit ré-

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sister. La conscience n’a plus à lutter avec laraison. Nous savons que nous devons défendrela couronne aux dépens de notre fortune etde notre vie, si la couronne nous protège etne s’écarte point des limites assignées par leslois ; mais nous savons de même que, si elle lesexcède, nous devons lui résister. »

Je remarquerai, en passant, que ce droit di-vin, depuis longtemps réfuté en Angleterre, sesoutient en France par une équivoque. On ob-jecte la formule : Par la grâce de Dieu, roi deFrance et de Navarre. Ces paroles si souventrépétées, que les rois tiennent leur couronnede Dieu et de leur épée, avaient pour but des’affranchir des prétentions que formaient lespapes au droit de destituer ou de couronner lesrois. Les empereurs d’Allemagne, qui étaienttrès incontestablement élus, s’intitulaient éga-lement empereur par la grâce de Dieu. Les roisde France qui, en vertu du régime féodal, ren-daient hommage pour telle province, ne fai-saient pas moins usage de cette formule ; et

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les princes et les évêques, jusqu’aux plus petitsfeudataires, s’intitulaient seigneurs et prélatspar la grâce de Dieu. Le roi d’Angleterre em-ploie aujourd’hui la même formule qui n’estdans le fait qu’une expression d’humilité chré-tienne ; et cependant une loi positive de l’An-gleterre déclare coupable de haute trahisonquiconque soutiendrait le droit divin. Il en estde ces prétendus privilèges du despotisme, quine peut jamais en avoir d’autres que ceux dela force, comme du passage de saint Paul : Res-pectez les puissances de la terre, car tout pouvoirvient de Dieu. Bonaparte a beaucoup insisté surl’autorité de cet apôtre. Il a fait prêcher cetexte à tout le clergé de France et de Belgique ;et, en effet, on ne pouvait refuser à Bonapartele titre de puissant de la terre. Mais que voulaitdire saint Paul, si ce n’est que les chrétiensne devaient pas s’immiscer dans les factionspolitiques de son temps ? Prétendrait-on quesaint Paul a voulu justifier la tyrannie ? n’a-t-il pas résisté lui-même aux ordres émanés de

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Néron, en prêchant la religion chrétienne ? Etles martyrs obéissaient-ils à la défense qui leurétait faite par les empereurs, de professer leurculte ? Saint Pierre appelle, avec raison, lesgouvernements un ordre humain. Il n’est au-cune question, ni de morale, ni de politique,dans laquelle il faille admettre ce qu’on appellel’autorité. La conscience des hommes est eneux une révélation perpétuelle, et leur raisonun fait inaltérable. Ce qui fait l’essence de lareligion chrétienne, c’est l’accord de nos senti-ments intimes avec les paroles de Jésus-Christ.Ce qui constitue la société, ce sont les prin-cipes de la justice, différemment appliqués,mais toujours reconnus pour la base du pou-voir et des lois.

Les nobles, comme nous l’avons montrédans le cours de cet ouvrage, avaient passé,sous Richelieu, de l’état de vassaux indépen-dants à celui de courtisans. On dirait que lechangement même des costumes annonçaitcelui des caractères. Sous Henri IV, l’habit

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français avait quelque chose de chevale-resque ; mais les grandes perruques et cet ha-bit si sédentaire et si affecté que l’on portait àla cour de Louis XIV, n’ont commencé que sousLouis XIII. Pendant la jeunesse de Louis XIV,le mouvement de la Fronde a encore dévelop-pé quelque énergie ; mais depuis sa vieillesse,sous la régence et pendant le règne deLouis XV, peut-on citer un homme public quimérite un nom dans l’histoire ? Quelles in-trigues de cour ont occupé les grands sei-gneurs ! et dans quel état d’ignorance et de fri-volité la révolution n’a-t-elle pas trouvé la plu-part d’entre eux ?

J’ai parlé de l’émigration, de ses motifs etde ses conséquences. Parmi les gentilshommesqui embrassèrent ce parti, quelques-uns sontrestés constamment hors de France, et ont sui-vi la famille royale avec une fidélité digned’éloges. Le plus grand nombre est rentré sousBonaparte, et beaucoup d’entre eux se sontconfirmés à son école dans la doctrine de

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l’obéissance passive, dont ils ont fait l’essaile plus scrupuleux avec celui qu’ils devaientconsidérer comme un usurpateur. Que les émi-grés puissent être justement aigris par la ventede leurs biens, je le conçois ; cette confiscationest infiniment moins justifiable que la ventetrès légale des biens ecclésiastiques. Mais faut-il faire porter ce ressentiment, d’ailleurs fortnaturel, sur tout le bon sens dont l’espèce hu-maine est en possession dans ce monde ? Ondirait que les progrès du siècle, et l’exemplede l’Angleterre, et la connaissance même del’état actuel de la France, sont si loin de leuresprit, qu’ils seraient tentés, je crois, de sup-primer le mot de nation de la langue, commeun terme révolutionnaire. Ne vaudrait-il pasmieux, même comme calcul, se rapprocherfranchement de tous les principes qui sontd’accord avec la dignité de l’homme ? Quelsprosélytes peuvent-ils gagner avec cette doc-trine ab irato, sans autre base que l’intérêt per-sonnel ? Ils veulent un roi absolu, une religion

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exclusive et des prêtres intolérants, une no-blesse de cour, fondée sur la généalogie, untiers état affranchi de temps en temps par deslettres de noblesse, un peuple ignorant et sansaucun droit, une armée purement machine, desministres sans responsabilité, point de libertéde la presse, point de jurés, point de liberté ci-vile, mais des espions de police, et des jour-naux à gages, pour vanter cette œuvre de té-nèbres. Ils veulent un roi dont l’autorité soitsans bornes, pour qu’il puisse leur rendre tousles privilèges qu’ils ont perdus, et que jamaisles députés de la nation, quels qu’ils soient,ne consentiraient à restituer. Ils veulent quela religion catholique soit seule permise dansl’état : les uns, parce qu’ils se flattent de re-couvrer ainsi les biens de l’Église ; les autres,parce qu’ils espèrent trouver dans certainsordres religieux des auxiliaires zélés du despo-tisme. Le clergé a lutté jadis contre les rois deFrance, pour soutenir l’autorité de Rome ; maismaintenant tous les privilégiés font ligue entre

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eux. Il n’y a que la nation qui n’ait d’autre appuiqu’elle-même. Ils veulent un tiers état qui nepuisse occuper aucun emploi élevé, pour queces emplois soient tous réservés aux nobles. Ilsveulent que le peuple ne reçoive point d’ins-truction, pour en faire un troupeau d’autantplus facile à conduire. Ils veulent une arméedont les officiers fusillent, arrêtent et dé-noncent, et soient plus ennemis de leurs conci-toyens que des étrangers. Car, pour refairel’ancien régime en France, moins la gloired’une part, et ce qu’il y avait de liberté del’autre, moins l’habitude du passé qui est rom-pue, et en opposition avec l’attachement in-vincible au nouvel ordre de choses, il faut uneforce étrangère à la nation, pour la comprimersans cesse. Ils ne veulent point de jurés, parcequ’ils souhaitent le rétablissement des anciensparlements du royaume. Mais, outre que cesparlements n’ont pu prévenir jadis, malgréleurs honorables efforts, ni les jugements arbi-traires, ni les lettres de cachet, ni les impôts

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établis en dépit de leurs remontrances, ils se-raient dans le cas des autres privilèges ; ilsn’auraient plus leur ancien esprit de résistanceaux empiétements des ministres. Étant rétabliscontre le vœu de la nation, et seulement parla volonté du trône, comment s’opposeraient-ils aux rois, qui pourraient leur dire : Si nouscessons de vous soutenir, la nation, qui ne veutplus de vous, vous renversera ? Enfin, pourmaintenir le système qui a le vœu public contrelui, il faut pouvoir arrêter qui l’on veut, et ac-corder aux ministres la faculté d’emprisonnersans jugement, et d’empêcher qu’on n’imprimeune ligne pour se plaindre. L’ordre social ainsiconçu serait le fléau du grand nombre, et laproie de quelques-uns. Henri IV en serait aussirévolté que Franklin ; et il n’est aucun temps del’histoire de France assez reculé pour y trou-ver rien de semblable à cette barbarie. Faut-ilqu’à une époque où toute l’Europe semble mar-cher vers une amélioration graduelle, on pré-tende se servir de la juste horreur qu’inspirent

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quelques années de la révolution, pour consti-tuer l’oppression et l’avilissement chez une na-tion naguère invincible ?

Tels sont les principes de gouvernement dé-veloppés dans une foule d’écrits des émigréset de leurs adhérents : ou plutôt telles sont lesconséquences de cet égoïsme de corps ; caron ne peut pas donner le nom de principes àcette théorie qui interdit la réfutation, et nesoutient pas la lumière. La situation des émi-grés leur dicte les opinions qu’ils proclament,et voilà pourquoi la France a toujours redoutéque le pouvoir fût entre leurs mains. Ce n’estpoint l’ancienne dynastie qui lui inspire aucunéloignement, c’est le parti qui veut régner sousson nom. Quand les émigrés ont été rappeléspar Bonaparte, il pouvait les contenir, et l’onne s’est point aperçu de leur influence. Maiscomme ils se disent exclusivement les défen-seurs des Bourbons, on a craint que la recon-naissance de cette famille envers eux ne pûtl’entraîner à remettre l’autorité militaire et ci-

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vile à ceux contre lesquels la nation avait com-battu pendant vingt-cinq ans, et qu’elle avaittoujours vus dans les rangs des armées enne-mies. Ce ne sont point non plus les individuscomposant le parti des émigrés qui déplaisentaux Français restés en France ; ils se sont mê-lés avec eux dans les camps et même dans lacour de Bonaparte. Mais comme la doctrinepolitique des émigrés est contraire au bien dela nation, aux droits pour lesquels deux mil-lions d’hommes ont péri sur le champ de ba-taille, aux droits pour lesquels, ce qui est plusdouloureux encore, des forfaits commis aunom de la liberté sont retombés sur la France,la nation ne pliera jamais volontairement sousle joug des opinions émigrées ; et c’est lacrainte de s’y voir contrainte qui l’a empêchéede prendre part au rappel des anciens princes.La charte constitutionnelle, en garantissant lesbons principes de la révolution, est le palla-dium du trône et de la patrie.

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CHAPITRE III.

Des circonstances qui rendent legouvernement représentatif plus né-cessaire maintenant en France que

partout ailleurs.

LE ressentiment de ceux qui ont beaucoupsouffert par la révolution et qui ne peuventse flatter de recouvrer leurs privilèges que parl’intolérance de la religion et le despotisme dela couronne, est, comme nous venons de ledire, le plus grand danger que la France puissecourir. Son bonheur et sa gloire consistentdans un traité entre les deux partis, dont lacharte constitutionnelle soit la base. Car, outreque la prospérité de la France repose sur lesavantages que la masse de la nation a acquis

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en 1789, je ne sais pas ce qui serait plus hu-miliant pour les Français, que d’être renvoyésdans la servitude, comme des enfants qu’il fautchâtier.

Deux grands faits historiques peuvent secomparer, à quelques égards, à la restaurationen France : le retour des Stuarts en Angleterre,et l’avènement de Henri IV. Examinons d’abordle plus moderne de ces événements ; nous re-tournerons ensuite au second, qui concerne deplus près la France.

Charles II fut rappelé en Angleterre aprèsles crimes des révolutionnaires et le despo-tisme de Cromwell ; la réaction que produisenttoujours sur le vulgaire les forfaits commissous prétexte d’une belle cause, comprimal’élan du peuple anglais vers la liberté. Ce futla nation presque entière qui, représentée parson parlement, redemanda Charles II ; ce futl’armée anglaise qui le proclama : aucun soldatétranger ne se mêla de cette restauration, et,

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sous ce rapport, Charles II se trouva dans unesituation beaucoup meilleure que celle desprinces français. Mais, comme il y avait enAngleterre un parlement déjà établi, le fils deCharles Ier ne fut point dans le cas d’accepterni de donner une charte nouvelle. Le débatentre lui et le parti qui avait fait la révolutionporta sur les querelles religieuses : la nationanglaise voulait la réformation, et considéraitla religion catholique comme inconciliableavec la liberté. Charles II fut donc obligé de sedire protestant : mais comme il professait aufond du cœur une autre croyance, pendant toutson règne il rusa constamment avec l’opinion ;et lorsque son frère, qui avait plus de violencede caractère, permit toutes les atrocités que lenom de Jefferies nous retrace, la nation sen-tit la nécessité d’avoir pour chef un prince quifût roi par la liberté, au lieu d’être roi malgréelle ; et plus tard l’on porta l’acte qui excluaitde la succession au trône tout prince papiste,ou qui aurait épousé une princesse de cette re-

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ligion. Le principe de cet acte était de main-tenir l’hérédité, en ne cherchant pas un sou-verain au hasard, mais d’exclure formellementcelui qui n’adopterait pas le culte politique etreligieux de la majorité de l’Angleterre. Le ser-ment prononcé par Guillaume III, et depuis partous ses successeurs, constate le contrat entrela nation et le roi ; et, comme je l’ai déjà dit,une loi d’Angleterre déclare coupable de hautetrahison quiconque soutiendrait le droit divin,c’est-à-dire, la doctrine par laquelle un roi pos-sède une nation comme un seigneur une ferme,les bestiaux et les peuples étant placés sur lamême ligne, et n’ayant pas plus les uns que lesautres le droit d’influer sur leur sort. Lorsqueles Anglais accueillirent avec transport l’an-cienne dynastie, ils espéraient qu’elle adopte-rait une doctrine nouvelle, et, les héritiers di-rects s’y refusant, les amis de la liberté se ral-lièrent à celui qui se soumit à la condition, sanslaquelle il n’y avait pas de légitimité. La révolu-tion de France, jusqu’à la chute de Bonaparte,

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ressemble beaucoup à celle d’Angleterre. Lerapprochement avec la guerre de la Ligue etl’avènement de Henri IV est moins frappant ;mais, en revanche, nous le dirons avec plaisir,l’esprit et le caractère de Louis XVIII rappellentbien plus Henri IV que Charles II.

À ne considérer l’abjuration de Henri IV quesous le rapport de son influence politique,c’était un acte par lequel il adoptait l’opinionde la majorité des Français. L’édit de Nantesaussi peut se comparer à la déclaration du2 mai de Louis XVIII ; ce sage traité entre lesdeux partis les apaisa pendant la vie de Hen-ri IV. En citant ces deux époques si différentes,et sur lesquelles on peut disputer longtemps,car les droits seuls sont incontestables, tandisque les faits donnent souvent lieu à des in-terprétations diverses, j’ai voulu uniquementdémontrer ce que l’histoire et la raisonconfirment ; c’est qu’après de grandes commo-tions dans l’état, un souverain ne peut re-prendre les rênes du gouvernement qu’autant

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qu’il adopte sincèrement l’opinion dominantedans son pays, tout en cherchant à rendre lessacrifices de la minorité moins pénibles. Un roidoit, comme Henri IV, renoncer jusqu’à un cer-tain point à ceux mêmes qui l’ont servi dansson adversité, parce que, si Louis XIV étaitcoupable, en prononçant ces fameuses pa-roles : « L’état, c’est moi, » l’homme de bien surle trône doit dire, au contraire : Moi, c’est l’état.

La masse du peuple n’a pas cessé, depuisla révolution, de craindre l’ascendant des an-ciens privilégiés ; d’ailleurs, comme les princesétaient absents depuis vingt-trois ans, la nationne les connaissait pas ; et les troupes étran-gères, en 1814, ont traversé la France sans en-tendre exprimer ni un regret pour Bonaparte,ni un désir prononcé pour aucune forme degouvernement. Ce fut donc une combinaisonpolitique, et non un mouvement populaire, quirétablit l’ancienne dynastie en France ; et si lesStuarts, rappelés par la nation sans aucun se-cours étranger, et soutenus par une noblesse

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qui n’avait jamais émigré, se perdirent en vou-lant s’appuyer sur le droit divin, combienn’était-il pas plus nécessaire à la maison deBourbon de refaire un pacte avec la France,afin d’adoucir l’amertume que doit causer à unpeuple fier l’influence des étrangers sur songouvernement intérieur ! Il fallait donc qu’unappel à la nation sanctionnât ce que la forceavait établi. Telle a été, comme nous allonsle voir, l’opinion d’un homme, l’empereurAlexandre, qui, bien que souverain tout-puis-sant, est assez supérieur d’esprit et d’âme pouravoir, comme les simples particuliers, des ja-loux et des envieux. Louis XVIII, par sa charteconstitutionnelle, et surtout par la sagesse desa déclaration du 2 de mai, par son étonnanteinstruction et la grâce imposante de ses ma-nières, suppléa sous beaucoup de rapports à cequi manquait à l’inauguration populaire de sonretour. Mais nous pensons toujours, et nousallons développer les motifs de cette opinion,que Bonaparte n’eût point été accueilli en

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moins d’une année par un parti considérable, siles ministres du roi avaient franchement établile gouvernement représentatif et les principesde la charte en France, et si l’intérêt de la li-berté constitutionnelle eût remplacé celui de lagloire militaire.

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CHAPITRE IV.

De l’entrée des alliés à Paris, et desdivers partis qui existaient alors en

France.

LES quatre grandes puissances, l’Angle-terre, l’Autriche, la Russie et la Prusse, qui secoalisèrent en 1813 pour repousser les agres-sions de Napoléon, ne s’étaient jamais réuniesjusqu’alors ; et nul état continental ne sauraitrésister à une telle force. Peut-être la nationfrançaise aurait-elle encore été capable de sedéfendre, avant que le despotisme eût com-primé tout ce qu’elle avait d’énergie ; maiscomme il ne restait que des soldats en France,armée contre armée, le nombre était entière-ment, et sans nulle proportion, à l’avantage desétrangers. Les souverains qui conduisaient ces

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troupes de ligne et ces milices volontaires, for-mant près de huit cent mille hommes, mon-trèrent une bravoure qui leur donne des droitsineffaçables à l’attachement de leurs peuples ;mais il faut distinguer toutefois, parmi cesgrands personnages, l’empereur de Russie, quia le plus éminemment contribué aux succès dela coalition de 1813.

Loin que le mérite de l’empereur Alexandresoit exagéré par la flatterie, je dirais presquequ’on ne lui rend pas encore assez de justice,parce qu’il subit, comme tous les amis de laliberté, la défaveur attachée à cette opinion,dans ce qu’on appelle la bonne compagnie eu-ropéenne. On ne se lasse point d’attribuer samanière de voir en politique à des calculs per-sonnels, comme si de nos jours les sentimentsdésintéressés ne pouvaient plus entrer dansle cœur humain. Sans doute, il importe beau-coup à la Russie que la France ne soit pasécrasée ; et la France ne peut se relever qu’àl’aide d’un gouvernement constitutionnel sou-

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tenu par l’assentiment de la nation. Mais l’em-pereur Alexandre s’est-il livré à des penséeségoïstes, lorsqu’il a donné à la partie de la Po-logne qu’il a acquise par les derniers traités,les droits que la raison humaine réclame main-tenant de toutes parts ? On voudrait lui re-procher l’admiration qu’il a témoignée pendantquelque temps à Bonaparte ; mais n’était-il pasnaturel que de grands talents militaireséblouissent un jeune souverain guerrier ? Pou-vait-il, à la distance où il était de la France, pé-nétrer comme nous les ruses dont Bonapartese servait souvent, de préférence même à tousses autres moyens ? Quand l’empereurAlexandre a bien connu l’ennemi qu’il avait àcombattre, quelle résistance ne lui a-t-il pasopposée ! L’une de ses capitales étantconquise, il a refusé la paix que Napoléon luioffrait avec une instance extrême. Après queles troupes de Bonaparte furent repoussées dela Russie, il porta toutes les siennes en Alle-magne, pour aider à la délivrance de ce pays ;

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et, lorsque le souvenir de la force des Françaisfaisait hésiter encore sur le plan de campagnequ’on devait suivre, l’empereur Alexandre dé-cida qu’il fallait marcher sur Paris ; or, c’est à lahardiesse de cette résolution que se rattachenttous les succès de l’Europe. Il m’en coûterait,je l’avoue, de rendre hommage à cet acte devolonté, si l’empereur Alexandre, en 1814, nes’était pas conduit généreusement pour laFrance, et si, dans les conseils qu’il a donnés,il n’avait pas constamment respecté l’honneuret la liberté de la nation. Le côté libéral danschaque occasion est toujours celui qu’il a sou-tenu ; et, s’il ne l’a pas fait triompher autantqu’on aurait pu le souhaiter, ne doit-on pas aumoins s’étonner qu’un tel instinct de ce qui estbeau, qu’un tel amour pour ce qui est juste, soitné dans son cœur, comme une fleur du ciel, aumilieu de tant d’obstacles ?

J’ai eu l’honneur de causer plusieurs foisavec l’empereur Alexandre, à Saint-Péters-bourg et à Paris, au moment de ses revers, au

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moment de son triomphe. Également simple,également calme dans l’une et l’autre situation,son esprit fin, juste et sage, ne s’est jamaisdémenti. Sa conversation n’a point de rapportavec ce qu’on appelle d’ordinaire une conver-sation officielle ; nulle question insignifiante,nul embarras réciproque, ne condamnent ceuxqui l’approchent à ces propos chinois, s’il estpermis de s’exprimer ainsi, qui ressemblentplutôt à des révérences qu’à des paroles.L’amour de l’humanité inspire à l’empereurAlexandre le besoin de connaître le véritablesentiment des autres, et de traiter avec ceuxqu’il en croit dignes, les grandes vues quipeuvent tendre aux progrès de l’ordre social.À sa première entrée à Paris, il s’est entretenuavec des Français de diverses opinions, enhomme qui peut se mesurer à découvert avecles autres hommes.

Sa conduite à la guerre est aussi valeureusequ’humaine, et de toutes les vies il n’y a quela sienne qu’il expose sans réflexion. L’on at-

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tend avec raison de lui qu’il se hâtera de faireà son pays tout le bien que les lumières dece pays permettent. Mais, quoiqu’il maintienneencore une grande force armée, on aurait tortde le considérer en Europe comme un mo-narque ambitieux. Ses opinions ont plus d’em-pire sur lui que ses passions ; et ce n’est pas,ce me semble, à des conquêtes qu’il aspire ; legouvernement représentatif, la tolérance reli-gieuse, l’amélioration de l’espèce humaine parla liberté et le christianisme, ne sont pas à sesyeux des chimères. S’il accomplit ses desseins,la postérité lui décernera tous les honneurs dugénie : mais si les circonstances dont il est en-touré, si la difficulté de trouver des instrumentspour le seconder, ne lui permettent pas de réa-liser ce qu’il souhaite, ceux qui l’auront connusauront du moins qu’il avait conçu de grandespensées.

Ce fut à l’époque même de l’invasion dela Russie par les Français, que l’empereurAlexandre vit le prince royal de Suède, autre-

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fois le général Bernadotte, dans la ville d’Al-bo, sur les bords de la mer Baltique. Bonaparteavait tout essayé pour engager le prince deSuède à se joindre à lui, dans son attaquecontre la Russie ; il lui avait présenté l’appât dela Finlande, qui avait été enlevée à la Suède,et que les Suédois regrettaient vivement. Ber-nadotte, par respect pour la personned’Alexandre, et par haine contre la tyrannieque Bonaparte faisait peser sur la France et surl’Europe, se joignit à la coalition, et refusa lespropositions de Napoléon, qui consistaient aureste, pour la plupart, dans la permission ac-cordée à la Suède, de prendre ou de reprendretout ce qui lui conviendrait chez ses voisins ouchez ses alliés.

L’empereur de Russie, dans sa conférenceavec le prince de Suède, lui demanda son avissur les moyens qu’on devait employer contrel’invasion des Français. Bernadotte les déve-loppa en général habile qui avait jadis défendula France contre les étrangers, et sa confiance

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dans le résultat définitif de la guerre était d’ungrand poids. Une autre circonstance fait beau-coup d’honneur à la sagacité du prince deSuède. Lorsqu’on vint lui annoncer que lesFrançais étaient entrés dans Moscou, les en-voyés des puissances à Stockholm, alors réunischez lui, étaient consternés ; lui seul déclarafermement qu’à dater de cet événement lacampagne des vainqueurs était manquée ; et,s’adressant à l’envoyé d’Autriche, lorsque lestroupes de cette puissance faisaient encorepartie de l’armée de Napoléon : « Vous pouvezle mander à votre empereur, lui dit-il ; Napo-léon est perdu, bien que cette prise de Moscousemble le plus grand exploit de sa carrière mi-litaire. » J’étais près de lui quand il s’exprimaainsi, et j’avoue que je ne croyais pas entière-ment à ses prophéties. Mais sa grande connais-sance de l’art militaire lui révéla l’événementle plus inattendu pour tous. Dans les vicissi-tudes de l’année suivante, le prince de Suèderendit d’éminents services à la coalition, soit

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en se mêlant activement et savamment de laguerre, dans les moments les plus difficiles,soit en soutenant l’espoir des alliés lorsque,après les batailles gagnées en Allemagne parl’armée nouvelle sortie de terre à la voix de Bo-naparte, on recommençait à croire les Françaisinvincibles.

Néanmoins le prince de Suède a des en-nemis en Europe, parce qu’il n’est point entréen France avec ses troupes, quand les alliés,après leur triomphe à Leipsick, passèrent leRhin et se dirigèrent sur Paris. Je crois très fa-cile de justifier sa conduite en cette occasion.Si l’avantage de la Suède avait exigé que laFrance fût envahie, il devait, en l’attaquant,oublier qu’il était Français, puisqu’il avait ac-cepté l’honneur d’être chef d’un autre état ;mais la Suède n’était intéressée qu’à la déli-vrance de l’Allemagne ; l’assujettissement de laFrance même est contraire à la sûreté des Étatsdu Nord. Il était donc permis au général Ber-nadotte de s’arrêter à l’aspect des frontières

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de son ancienne patrie ; de ne pas porter lesarmes contre le pays auquel il devait toutl’éclat de son existence. On a prétendu qu’ilavait eu l’ambition de succéder à Bonaparte ;nul ne sait ce qu’un homme ardent peut rêveren fait de gloire ; mais ce qui est certain, c’estqu’en ne rejoignant pas les alliés avec sestroupes, il s’ôtait toute chance de succès pareux. Bernadotte a donc uniquement obéi danscette circonstance à un sentiment honorable,sans pouvoir se flatter d’en retirer aucun avan-tage personnel.

Une anecdote singulière mérite d’être rap-portée à l’occasion du prince de Suède. Loinque Napoléon eût souhaité qu’il fût choisi parla nation suédoise, il en était très mécontent,et Bernadotte avait raison de craindre qu’il nele laissât pas sortir de France. Bernadotte abeaucoup de hardiesse à la guerre, mais il estprudent dans tout ce qui tient à la politique ;et sachant très bien sonder le terrain, il nemarche avec force que vers le but dont la for-

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tune lui ouvre la route. Depuis plusieurs an-nées, il s’était adroitement maintenu auprès del’empereur de France entre la faveur et la dis-grâce ; mais, ayant trop d’esprit pour êtreconsidéré comme l’un de ces militaires formésà l’obéissance aveugle, il était toujours plus oumoins suspect à Napoléon, qui n’aimait pas àtrouver réunis dans le même homme un sabreet une opinion. Bernadotte, en racontant à Na-poléon comment son élection venait d’avoirlieu en Suède, le regardait avec ces yeux noirset perçants qui donnent à sa physionomiequelque chose de très singulier. Bonaparte sepromenait à côté de lui, et lui faisait des objec-tions que Bernadotte réfutait le plus tranquille-ment qu’il pouvait, tâchant de cacher la vivaci-té de son désir ; enfin, après un entretien d’uneheure, Napoléon lui dit tout à coup : Hé bien,que la destinée s’accomplisse ! Bernadotte enten-dit très vite ces paroles, mais il se les fit répé-ter comme s’il ne les eût pas comprises, pourmieux s’assurer de son bonheur. Que la desti-

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née s’accomplisse ! redit encore une fois Napo-léon ; et Bernadotte partit pour régner sur laSuède. On a pu quelquefois agir en conversa-tion sur Bonaparte contre son intérêt même, ily en a des exemples ; mais c’est un des hasardsde son caractère sur lequel on ne saurait comp-ter.

La campagne de Bonaparte contre les al-liés, dans l’hiver de 1814, est généralementreconnue pour très belle ; et ceux même desFrançais qu’il avait proscrits pour toujours, nepouvaient s’empêcher de souhaiter qu’il par-vînt à sauver l’indépendance de leur pays.Quelle combinaison funeste, et dont l’histoirene présente point d’exemple ! Un despote dé-fendait alors la cause de la liberté, en essayantde repousser les étrangers que son ambitionavait attirés sur le sol de la France ! Il ne méri-tait pas du ciel l’honneur de réparer le mal qu’ilavait fait. La nation française demeura neutredans le grand débat qui décidait de son sort ;cette nation si vive, si véhémente jadis, était

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réduite en poussière par quinze ans de tyran-nie. Ceux qui connaissaient le pays savaientbien qu’il restait de la vie au fond de ces âmesparalysées, et de l’union au milieu de l’appa-rente diversité que le mécontentement faisaitnaître. Mais on eût dit que, pendant son règne,Bonaparte avait couvert les yeux de la France,comme ceux d’un faucon que l’on tient dans lesténèbres jusqu’à ce qu’on le lâche sur sa proie.On ne savait où était la patrie ; on ne voulaitplus ni de Bonaparte ni d’aucun des gouverne-ments dont on prononçait le nom. Les ména-gements mêmes des puissances européennesempêchaient presque de voir en elles des en-nemis, sans qu’il fût possible cependant de lesaccueillir comme des alliés. La France, danscet état, subit le joug des étrangers, pour nes’être pas affranchie elle-même de celui de Bo-naparte : à quels maux n’aurait-elle pas échap-pé, si, comme aux premiers jours de la révolu-tion, elle eût conservé dans son cœur la saintehorreur du despotisme !

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Alexandre entra dans Paris presque seul,sans garde, sans aucune précaution ; le peuplelui sut gré de cette généreuse confiance : lafoule se pressait autour de son cheval, et lesFrançais, si longtemps victorieux, ne se sen-taient pas encore humiliés dans les premiersmoments de leur défaite. Tous les partis espé-raient un libérateur dans l’empereur de Russie,et certainement il en portait le désir dans sonâme. Il descendit chez M. de Talleyrand, qui,ayant conservé dans toutes les phases de larévolution la réputation d’un homme de beau-coup d’esprit, pouvait lui donner des rensei-gnements certains sur toutes choses. Mais,comme nous l’avons dit plus haut, M. de Tal-leyrand considère la politique comme une ma-nœuvre selon le vent, et les opinions fixes nesont nullement à son usage. Cela s’appelle del’habileté, et peut-être en faut-il en effet pourlouvoyer ainsi jusqu’à la fin d’une vie mortelle :mais le sort des états doit être conduit par deshommes dont les principes soient invariables ;

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et, dans les temps de troubles surtout, la flexi-bilité, qui semble le comble de l’art, plongeles affaires publiques dans des difficultés insur-montables. Quoi qu’il en soit, M. de Talleyrandest, quand il veut plaire, l’homme le plus ai-mable que l’ancien régime ait produit ; c’est lehasard qui l’a placé dans les dissensions popu-laires ; il y a porté les manières des cours ; etcette grâce, qui devait être suspecte à l’espritde démocratie, a séduit souvent des hommesd’une grossière nature, qui se sentaient prissans savoir par quels moyens. Les nations quiveulent être libres, doivent se garder de choisirde tels défenseurs : ces pauvres nations, sansarmées et sans trésors, n’inspirent de dévoue-ment qu’à la conscience.

C’était un grand événement pour le mondeque le gouvernement proclamé dans Paris parles armées victorieuses de l’Europe ; quel qu’ilfût, on ne saurait se le dissimuler, les circons-tances qui l’amenaient rendaient sa positiontrès difficile : aucun peuple doué de quelque

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fierté ne peut supporter l’intervention desétrangers dans ses affaires intérieures, et c’esten vain qu’ils feraient ce qu’il y a de plus rai-sonnable et de plus sage, il suffit de leur in-fluence pour gâter le bonheur même. L’empe-reur de Russie, qui a le sentiment de l’opinionpublique, fit tout ce qui était en son pouvoirpour laisser à cette opinion autant de libertéque les circonstances le permettaient. L’arméevoulait la régence, dans l’espoir que, sous laminorité du fils de Napoléon, le même gou-vernement et les mêmes emplois militaires se-raient conservés. La nation souhaitait cequ’elle souhaitera toujours : le maintien desprincipes constitutionnels. Quelques individuscroyaient que le duc d’Orléans, homme d’es-prit, ami sincère de la liberté et soldat de laFrance à Jemmapes, servirait de médiateurentre les différents intérêts ; mais il avait alorsà peine vécu en France, et son nom représen-tait plutôt un traité qu’un parti. L’impulsion dessouverains devait être pour l’ancienne dynas-

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tie ; elle était appelée par le clergé, les gentils-hommes, et les adhérents qu’ils réunissaientdans quelques départements du Midi et del’Ouest. Mais en même temps l’armée ne ren-fermait presque pas d’officiers ni de soldatsélevés dans l’obéissance envers des princes ab-sents depuis tant d’années. Les intérêts accu-mulés par la révolution ; la suppression desdîmes et des droits féodaux ; la vente des biensnationaux ; l’anéantissement des privilèges dela noblesse et du clergé ; tout ce qui fait la ri-chesse et la grandeur de la masse du peuple, larendait nécessairement ennemie des partisansde l’ancien régime, qui se présentaient commeles défenseurs exclusifs de la famille royale ; etjusqu’à ce que la charte constitutionnelle eûtprouvé la modération et la sagesse éclairée deLouis XVIII, il était naturel que le retour desBourbons fît craindre tous les inconvénients dela restauration des Stuarts en Angleterre.

L’empereur Alexandre jugea de toutes lescirconstances comme l’aurait pu faire un Fran-

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çais éclairé, et il fut d’avis qu’un pacte devaitêtre conclu, ou plutôt renouvelé entre la nationet le roi ; car, si autrefois les barons fixaient leslimites du trône et exigeaient du monarque lemaintien de leurs privilèges, il était juste quela France, qui ne faisait plus qu’un peuple, eûtpar ses représentants le même droit dont jouis-saient jadis, et dont jouissent encore les noblesdans plusieurs états de l’Europe. D’ailleurs,Louis XVIII n’ayant pu revenir en France quepar l’appui des étrangers, il importait que cettetriste circonstance fût effacée par des garantiesvolontaires et mutuelles entre les Français etleur roi. La politique, aussi bien que l’équité,conseillait un tel système ; et si Henri IV, aprèsune longue guerre civile, se soumit à la né-cessité d’adopter la croyance de la majoritédes Français, un homme d’autant d’esprit queLouis XVIII pouvait bien conquérir un royaumetel que la France, en acceptant la situation duroi d’Angleterre : elle n’est pas, en vérité, si fortà dédaigner.

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CHAPITRE V.

Des circonstances qui ont accompa-gné le premier retour de la maison

de Bourbon en 1814.

LORSQUE le retour des Bourbons fut décidépar les puissances européennes, M. de Talley-rand mit en avant le principe de la légitimité,pour servir de point de ralliement au nouvelesprit de parti qui devait régner en France.Certainement, on ne saurait trop le répéter,l’hérédité du trône est une excellente garantiede repos et de bonheur ; mais, comme lesTurcs jouissent aussi de cet avantage, il y alieu de penser qu’il faut encore quelques autresconditions pour assurer le bien d’un état.D’ailleurs, rien n’est plus funeste dans untemps de crise que ces mots d’ordre qui dis-

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pensent la plupart des hommes de raisonner.Si les révolutionnaires avaient proclamé, nonl’égalité seule, mais l’égalité devant la loi, cedéveloppement eût suffi pour faire naîtrequelques réflexions dans les têtes. Il en est ain-si de la légitimité, si l’on y joint la nécessitédes limites du pouvoir. Mais l’une et l’autre deces paroles sans restriction, égalité ou légitimi-té, ne sont bonnes qu’à justifier les sentinelles,lorsqu’elles tirent sur ceux qui ne répondentpas tout d’abord au cri de qui vive, comme il lefaut selon le temps.

Le sénat fut indiqué par M. de Talleyrandpour faire les fonctions de représentant de laFrance dans cette circonstance solennelle. Cesénat pouvait-il s’en attribuer le droit ? et cequ’il n’avait pas légalement, le méritait-il parsa conduite passée ? Puisqu’on n’avait pas letemps de convoquer des députés envoyés parles départements, ne fallait-il pas au moins ap-peler le corps législatif ? Cette assemblée avaitmontré du caractère dans la dernière époque

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du règne de Bonaparte, et la nomination de sesmembres appartenait un peu plus à la Franceelle-même. Enfin, le sénat prononça la dé-chéance de ce même Napoléon, auquel il de-vait son existence ; la déchéance fut motivéesur des principes de liberté : que n’avaient-ilsété reconnus avant l’entrée des alliés enFrance ! Les sénateurs étaient sans force alors,dira-t-on ; l’armée pouvait tout. Il y a des cir-constances, on doit en convenir, où leshommes les plus courageux n’ont aucunmoyen de se montrer activement ; mais il n’enexiste aucune qui puisse obliger à rien faire decontraire à sa conscience. La noble minorité dusénat, Cabanis, Tracy, Lanjuinais, Boissy d’An-glas, Volney, Collaud, Chollet, etc., avait bienprouvé, depuis quelques années, qu’une résis-tance passive était possible.

Les sénateurs, parmi lesquels il y avait plu-sieurs membres de la convention, deman-dèrent le retour de l’ancienne dynastie, etM. de Talleyrand s’est vanté, dans cette occa-

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sion, d’avoir fait crier vive le roi à ceux quiavaient voté la mort de son frère. Mais quepouvait-on attendre de ce tour d’adresse ? etn’y aurait-il pas eu plus de dignité à ne pas mê-ler ces hommes dans une telle délibération ?Faut-il tromper même des coupables ? et s’ilssont assez courbés par la servitude pour tendrela tête à la proscription, à quoi bon se servird’eux ? Enfin, ce fut encore ce sénat qui ré-digea la constitution que l’on devait présenterà l’acceptation de Louis XVIII ; et dans ces ar-ticles si essentiels à la liberté de la France,M. de Talleyrand, tout-puissant alors, laissamettre la plus ridicule des conditions, celle quidevait infirmer toutes les autres : les sénateursse déclarèrent héréditaires et leurs pensionsavec eux. Certes, que des hommes haïs et rui-nés s’efforcent maladroitement d’assurer leurexistence, cela se conçoit : mais M. de Talley-rand devait-il le souffrir ? et ne doit-on pasconclure de cette négligence apparente, qu’unhomme aussi pénétrant voulait déjà plaire aux

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royalistes non constitutionnels, en laissant al-térer dans l’opinion le respect que méritaientd’ailleurs les principes énoncés dans la décla-ration du sénat ? C’était faciliter au roi lemoyen de dédaigner cette déclaration, et derevenir sans aucun genre d’engagement préa-lable.

M. de Talleyrand se flattait alors que pourtant de complaisance il échapperait à l’impla-cable ressentiment de l’esprit de parti. Avait-il eu pendant toute sa vie assez de fidélité,en fait de reconnaissance, pour imaginer qu’onn’en manquerait jamais envers lui ? Espérait-iléchapper seul au naufrage de son parti, quandtoute l’histoire nous apprend qu’il est deshaines politiques à jamais irréconciliables ?Les hommes à préjugés, dans toute réforma-tion, ne pardonnent point à ceux qui ont parti-cipé de quelque manière aux idées nouvelles ;aucune pénitence, aucune quarantaine ne peutles rassurer à cet égard : ils se servent des in-dividus qui abjurent ; mais, si ces prétendus

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convertis veulent retenir quelques demi-prin-cipes dans quelques petites circonstances, lafureur se ranime aussitôt contre eux ; les par-tisans de l’ancien régime considèrent ceux dugouvernement représentatif comme en état derévolte à l’égard du pouvoir légitime et absolu.Que signifient donc, aux yeux de ces royalistesnon constitutionnels, les services que les an-ciens amis de la révolution peuvent rendre àleur cause ? un commencement d’expiation, etrien de plus : et comment M. de Talleyrand n’a-t-il pas senti que, pour l’intérêt du roi commepour celui de la France, il fallait qu’un pacteconstitutionnel tranquillisât les esprits, affer-mît le trône, et présentât la nation française,aux yeux de toute l’Europe, non comme des re-belles qui demandent grâce, mais comme descitoyens qui se lient à leur chef suprême pardes devoirs réciproques ?

Louis XVIII revint sans avoir reconnu la né-cessité de ce pacte ; mais, étant personnelle-ment un homme d’un esprit très éclairé, et

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dont les idées s’étendaient au-delà du cercledes cours, il y suppléa en quelque manière parsa déclaration du 2 mai, datée de Saint-Ouen :il accordait ce que l’on désirait qu’il acceptât ;mais enfin cette déclaration, supérieure à lacharte constitutionnelle sous le rapport des in-térêts de la liberté, était si bien conçue, qu’ellesatisfit momentanément les esprits. On put es-pérer alors l’heureuse réunion de la légitimitédans le souverain, et de la légalité dans les ins-titutions. Le même roi pouvait être Charles IIpar ses droits héréditaires, et Guillaume III parsa volonté éclairée. La paix semblait conclueentre les partis ; l’existence de courtisan étaitlaissée à ceux qui sont faits pour elle ; on pla-çait dans la chambre des pairs les noms illus-trés par l’histoire et les hommes de mérite dutemps présent ; enfin, la nation dut croirequ’elle réparerait ses malheurs, en tournantvers l’émulation de la liberté constitutionnellel’activité dévorante qui l’avait consumée elle-même, aussi bien que l’Europe.

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Deux seuls dangers pouvaient anéantirtoutes ces espérances : l’un, si le systèmeconstitutionnel n’était pas suivi par l’adminis-tration avec force et sincérité ; l’autre, si lecongrès de Vienne laissait Bonaparte à l’îled’Elbe, en présence de l’armée française.C’était un glaive suspendu sur le trône desBourbons. Napoléon, en combattant jusqu’audernier instant contre les étrangers, s’étaitmieux placé dans l’opinion des Français ; etpeut-être alors avait-il plus de partisans sin-cères que pendant sa prospérité désordonnée.Il fallait donc, pour que la restauration semaintînt, que, d’une part, les Bourbons pussenttriompher des souvenirs de la victoire par lesgaranties de la liberté ; et que, de l’autre, Bona-parte ne fut pas établi à trente lieues de ses an-ciens soldats : jamais une plus grande faute nepouvait être commise relativement à la France.

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CHAPITRE VI.

De l’aspect de la France et de Paris,pendant la première occupation.

ON aurait grand tort de s’étonner de la dou-leur que les Français ont éprouvée, en voyantleur célèbre capitale envahie en 1814 par lesarmées étrangères. Les souverains qui s’enétaient rendus les maîtres se conduisirent alorsavec l’équité la plus parfaite ; mais c’est uncruel malheur pour une nation que d’avoirmême à se louer des étrangers, puisque c’estune preuve que son sort dépend d’eux. Les ar-mées françaises, il est vrai, étaient entrées plu-sieurs fois dans presque toutes les capitalesde l’Europe, mais aucune de ces villes n’avaitune aussi grande importance pour le pays dontelle faisait partie, que Paris pour la France. Les

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monuments des beaux-arts, les souvenirs deshommes de génie, l’éclat de la société, toutcontribuait à faire de Paris le foyer de la ci-vilisation continentale. Pour la première fois,depuis que Paris occupait un tel rang dans lemonde, les drapeaux de l’étranger flottaientsur ses remparts. Naguère la voûte des Inva-lides était tapissée des étendards conquis dansquarante batailles, et maintenant les bannièresde la France ne pouvaient se montrer que sousles ordres de ses conquérants. Je n’ai pas af-faibli, je crois, dans cet ouvrage, le tableau desfautes qui ont amené les Français à cet état dé-plorable : mais, plus ils en souffraient, et plusils étaient dignes d’estime.

La meilleure manière de juger des senti-ments qui agitent les grandes masses, c’est deconsulter ses propres impressions : on est sûrde deviner, d’après ce qu’on éprouve soi-même, ce que la multitude ressentira ; et c’estainsi que les hommes d’une imagination forte

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peuvent prévoir les mouvements populairesdont une nation est menacée.

Après dix ans d’exil, j’abordai à Calais, etje comptais sur un grand plaisir en revoyantce beau pays de France que j’avais tant re-gretté : mes sensations furent tout autres quecelles que j’attendais. Les premiers hommesque j’aperçus sur la rive portaient l’uniformeprussien ; ils étaient les maîtres de la ville, ilsen avaient acquis le droit par la conquête :mais il me semblait assister à l’établissementdu règne féodal, tel que les anciens historiensle décrivent, lorsque les habitants du paysn’étaient là que pour cultiver la terre dont lesguerriers de la Germanie devaient recueillir lesfruits. Ô France ! ô France ! il fallait un tyranétranger pour vous réduire à cet état ; un sou-verain Français, quel qu’il fût, vous aurait tropaimée pour jamais vous y exposer.

Je continuai ma route, le cœur toujourssouffrant par la même pensée ; en approchant

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de Paris, les Allemands, les Russes, les Co-saques, les Baskirs, s’offrirent à mes yeux detoutes parts : ils étaient campés autour del’église de Saint-Denis, où la cendre des rois deFrance repose. La discipline commandée parles chefs de ces soldats empêchait qu’ils nefissent aucun mal à personne, aucun mal, ex-cepté l’oppression de l’âme, qu’il était impos-sible de ne pas ressentir. Enfin, je rentrai danscette ville, où se sont passés les jours les plusheureux et les plus brillants de ma vie, commesi j’eusse fait un rêve pénible. Étais-je en Alle-magne ou en Russie ? Avait-on imité les rueset les places de la capitale de la France, pouren retracer les souvenirs, alors qu’elle n’exis-tait plus ? Enfin, tout était trouble en moi ; car,malgré l’âpreté de ma peine, j’estimais lesétrangers d’avoir secoué le joug. Je les admi-rais sans restriction à cette époque ; mais, voirParis occupé par eux, les Tuileries, le Louvre,gardés par des troupes venues des confins del’Asie, à qui notre langue, notre histoire, nos

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grands hommes, tout était moins connu quele dernier kan de Tartarie ; c’était une douleurinsupportable. Si telle était mon impression àmoi, qui n’aurais pu revenir en France sous lerègne de Bonaparte, quelle devait être celle deces guerriers couverts de blessures, d’autantplus fiers de leur gloire militaire qu’ils ne pou-vaient depuis longtemps en réclamer une autrepour la France ?

Quelques jours après mon arrivée, je voulusaller à l’Opéra ; plusieurs fois, dans mon exil,je m’étais retracé cette fête journalière de Pa-ris, comme plus gracieuse et plus brillante en-core que toutes les pompes extraordinaires desautres pays. On donnait le ballet de Psyché,qui, depuis vingt ans, a sans cesse été repré-senté dans bien des circonstances différentes.L’escalier de l’Opéra était garni de sentinellesrusses ; en entrant dans la salle, je regardai detous les côtés pour découvrir un visage qui mefût connu, et je n’aperçus que des uniformesétrangers ; à peine quelques vieux bourgeois

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de Paris se montraient-ils encore au parterre,pour ne pas perdre leurs anciennes habitudes ;du reste, tous les spectateurs étaient changés,le spectacle seul restait le même : les décora-tions, la musique, la danse, n’avaient rien per-du de leur charme, et je me sentais humiliée dela grâce française prodiguée devant ces sabreset ces moustaches, comme s’il était du devoirdes vaincus d’amuser encore les vainqueurs.

Au Théâtre-Français, les tragédies de Ra-cine et de Voltaire étaient représentées devantdes étrangers, plus jaloux de notre gloire litté-raire qu’empressés à la reconnaître. L’élévationdes sentiments exprimés dans les tragédies deCorneille n’avait plus de piédestal en France ;on ne savait où se prendre pour ne pas rougiren les écoutant. Nos comédies, où l’art de lagaieté est porté si loin, divertissaient nos vain-queurs, lorsqu’il ne nous était plus possibled’en jouir, et nous avions presque honte destalents mêmes de nos poètes, quand ils sem-blaient, comme nous, enchaînés au char des

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conquérants. Aucun officier de l’armée fran-çaise, on doit leur en savoir gré, ne paraissaitau spectacle pendant que les troupes alliéesoccupaient la capitale : ils se promenaient tris-tement, sans uniforme, ne pouvant plus sup-porter leurs décorations militaires, puisqu’ilsn’avaient pu défendre le territoire sacré dontla garde leur était confiée. L’irritation qu’ilséprouvaient ne leur permettait pas de com-prendre que c’était leur chef ambitieux, égoïsteet téméraire, qui les avait réduits à l’état où ilsse trouvaient : la réflexion ne pouvait s’accor-der avec les passions dont ils étaient agités.

La situation du roi, revenant avec les étran-gers, au milieu de l’armée qui devait les haïr,présentait des difficultés sans nombre. Il a faitindividuellement tout ce que l’esprit et la bontépeuvent inspirer à un souverain qui veutplaire ; mais il avait affaire à des sentimentsd’une nature trop forte, pour que les moyensde l’ancien régime y pussent suffire. C’était dela nation qu’il fallait s’aider pour ramener l’ar-

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mée ; examinons si le système adopté par lesministres de Louis XVIII pouvait atteindre à cebut.

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CHAPITRE VII.

De la charte constitutionnelle don-née par le roi

en 1814.

JE me glorifie de rappeler ici que la décla-ration signée par Louis XVIII, à Saint-Ouen, en1814, contenait presque tous les articles ga-rants de la liberté que M. Necker avait propo-sés à Louis XVI, en 1789, avant que la révolu-tion du 14 juillet eût éclaté.

Cette déclaration ne portait pas la date desdix-neuf ans de règne, dans lesquels consistaitla question du droit divin ou du pacte consti-tutionnel : le silence à cet égard était plein desagesse, car il est manifeste que le gouver-nement représentatif est inconciliable avec la

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doctrine du droit divin. Toutes les disputes desAnglais avec leurs rois sont provenues de cetteinconséquence. En effet, si les rois sont lesmaîtres absolus des peuples, ils doivent exigerles impôts et non les demander ; mais, s’ilsont quelque chose à demander à leurs sujets,il s’ensuit nécessairement qu’ils ont aussiquelque chose à leur promettre. D’ailleurs, leroi de France étant remonté sur le trône en1814, avec l’appui de la force étrangère, sesministres auraient dû inventer l’idée du contratavec la nation, du consentement de ses dépu-tés, enfin de tout ce qui pouvait garantir etprouver le vœu des François, quand même cesprincipes n’auraient pas été généralement re-connus en France. Il était fort à craindre quel’armée qui avait prêté serment à Bonaparte, etqui avait combattu près de vingt ans sous lui,ne regardât comme nuls les serments deman-dés par les puissances européennes. Il impor-tait donc de lier et de confondre les troupesfrançaises avec le peuple français, par toutes

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les formes possibles d’acquiescement volon-taire.

Quoi ! dira-t-on, vouliez-vous nous replon-ger dans l’anarchie des assemblées primaires ?Nullement ; ce que l’opinion souhaitait, c’étaitl’abjuration du système sur lequel se fonde lepouvoir absolu ; mais l’on n’aurait point chi-cané le ministère de Louis XVIII sur le moded’acceptation de la charte constitutionnelle ; ilsuffisait seulement alors qu’elle fut considéréecomme un contrat et non comme un édit duroi ; car l’édit de Nantes de Henri IV a été abo-li par Louis XIV ; et tout acte qui ne repose passur des engagements réciproques, peut être ré-voqué par l’autorité dont il émane.

Au lieu d’inviter au moins les deuxchambres à choisir elles-mêmes les commis-saires qui devaient examiner l’acte constitu-tionnel, les ministres les firent nommer par leroi. Très probablement les chambres auraientélu les mêmes hommes ; mais c’est une des er-

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reurs des ministres de l’ancien régime, d’avoirenvie de mettre l’autorité royale partout, tandisqu’il faut être sobre de ce moyen, dès qu’onn’en a pas un besoin indispensable. Tout cequ’on peut laisser faire à la nation, sans qu’ilen résulte aucun désordre, accroît les lumières,fortifie l’esprit public, et met plus d’accordentre le gouvernement et le peuple.

Le 4 juin 1814, le roi vint déclarer aux deuxchambres la charte constitutionnelle. Son dis-cours était plein de dignité, d’esprit et deconvenance ; mais son chancelier commençapar appeler la charte constitutionnelle une or-donnance de réformation. Quelle faute ! N’était-ce pas faire sentir que ce qui était donné parle roi pouvait être retiré par ses successeurs ?Ce n’est pas tout encore : dans le préambulede la charte, il était dit que l’autorité tout en-tière résidait dans la personne du roi, mais quesouvent l’exercice en avait été modifié par lesmonarques prédécesseurs de Louis XVIII, telsque Louis le Gros, Philippe le Bel, Louis XI,

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Henri II, Charles IX et Louis XIV. Certes lesexemples étaient mal choisis ; car, sans parlerde Louis XI et de Charles IX, l’ordonnance deLouis le Gros, en 1127, relevait le tiers état desvilles de la servitude, et il y a un peu longtempsque la nation française a oublié ce bienfait ; et,quant à Louis XIV, ce n’est pas de son nom quel’on peut se servir, lorsqu’il est question de li-berté.

À peine entendis-je ces paroles, que les plusgrands maux me parurent à craindre pourl’avenir, car de si indiscrètes prétentions expo-saient le trône encore plus qu’elles ne mena-çaient les droits de la nation. Elle était alors siforte dans l’intérieur, qu’il n’y avait rien à re-douter pour elle ; mais c’est précisément parceque l’opinion était toute-puissante, qu’on nepouvait s’empêcher de s’irriter contre des mi-nistres qui compromettaient ainsi l’autorité tu-télaire du roi, sans avoir aucun appui réel pourla soutenir. La charte était précédée de l’an-cienne formule usitée dans les ordonnances :

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Nous accordons, nous faisons concession et octroi,etc. Mais le nom même de charte, consacrépar l’histoire d’Angleterre, rappelle les enga-gements que les barons firent signer au roiJean, en faveur de la nation et d’eux-mêmes.Or, comment les concessions de la couronnepourraient-elles devenir la loi fondamentale del’état, si elles n’étaient que le bienfait d’un mo-narque ? À peine la charte constitutionnellefut-elle lue, que le chancelier se hâta de de-mander aux membres des deux chambres dejurer d’y être fidèles. Qu’aurait-on dit alors dela réclamation d’un sourd qui se serait levépour s’excuser de prêter serment à une consti-tution dont il n’aurait pas entendu un seul ar-ticle ? Hé bien ! ce sourd, c’était le peuple fran-çais ; et c’est parce que ses représentantsavaient pris l’habitude d’être muets sous Bona-parte, qu’ils ne se permirent aucune objectionalors. Aussi beaucoup de ceux qui, le 4 juin,jurèrent d’obéir à tout un code de lois qu’ilsn’avaient pas seulement eu le temps de com-

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prendre, ne se dégagèrent-ils que trop facile-ment, dix mois après, d’une promesse aussi lé-gèrement donnée.

C’était un spectacle bien singulier, que laréunion, en présence du roi, des deux assem-blées, le sénat et le corps législatif, qui avaientservi si longtemps Bonaparte. Les sénateurs etles députés portaient encore le même uniformeque l’empereur Napoléon leur avait donné ; ilsfaisaient les mêmes révérences, en se tournantvers l’orient, au lieu de l’occident ; mais ils sa-luaient tout aussi bas que de coutume. La courde la maison de Bourbon était dans les gale-ries, arborant des mouchoirs blancs, et criant :Vive le roi ! de toutes ses forces. Les hommesdu régime impérial, sénateurs, maréchaux etdéputés, se trouvaient cernés par ces trans-ports, et ils avaient tellement l’habitude de lasoumission, que tous les sourires habituels deleurs physionomies servaient, comme d’ordi-naire, à l’admiration du pouvoir. Mais quiconnaissait le cœur humain devait-il se fier à

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de telles démonstrations ? et ne valait-il pasmieux réunir des représentants librement éluspar la France, que des hommes qui ne pou-vaient alors avoir d’autre mobile que des inté-rêts, et non des opinions ?

Quoiqu’à plusieurs égards la charte dûtcontenter le vœu public, elle laissait cependantbeaucoup de choses à désirer. C’était une ex-périence nouvelle, tandis que la constitutionanglaise a subi l’épreuve du temps ; et, quandon compare la charte d’un pays avec la consti-tution de l’autre, tout est à l’avantage de l’An-gleterre, soit pour le peuple, soit pour lesgrands, soit même pour le roi, qui ne peut seséparer de l’intérêt général dans un pays libre.

Le parti royaliste inconstitutionnel, dont ilfaut sans cesse relever les paroles, puisquec’est surtout ainsi qu’il agit, n’a cessé de ré-péter que si le roi s’était conduit comme Fer-dinand VII, s’il avait établi purement et sim-plement l’ancien régime, il n’aurait eu rien à

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craindre de ses ennemis. Le roi d’Espagne pou-vait disposer de son armée ; celle deLouis XVIII ne lui était point attachée ; lesprêtres aussi sont l’armée succursale du roid’Espagne ; en France, l’ascendant des prêtresn’existe presque plus ; enfin, tout est encontraste dans la situation politique et moraledes deux pays ; et qui veut les rapprocher selivre à son humeur, sans considérer en rien leséléments dont l’opinion et la force sont compo-sées.

Mais, dira-t-on encore, Bonaparte savaitpourtant séduire ou dominer l’esprit d’opposi-tion ! Rien ne serait plus fatal pour un gou-vernement quelconque en France, que d’imiterBonaparte. Ses exploits guerriers étaient de na-ture à produire une funeste illusion sur sondespotisme ; encore Napoléon n’a-t-il pu résis-ter à son propre système, et sûrement aucuneautre main ne saurait manier la massue qui estretombée sur sa tête.

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En 1814, les Français semblaient plus fa-ciles à gouverner qu’à aucune autre époque dela révolution ; car ils étaient assoupis par ledespotisme, et lassés des agitations auxquellesle caractère inquiet de leur maître les avaitcondamnés. Mais, loin de croire à cet engour-dissement trompeur, il aurait fallu, pour ainsidire, les prier de vouloir être libres, afin quela nation pût servir d’appui à l’autorité royalecontre l’armée. Il importait de remplacer l’en-thousiasme militaire par les intérêts politiques,afin de donner un aliment à l’esprit public, quien a toujours besoin en France. Mais, de tousles jougs le plus impossible à rétablir, c’étaitl’ancien ; et l’on doit, avant tout, se garder dece qui le rappelle. Il y a peu de François quisachent encore très bien ce que c’est que la li-berté ; et, certes, Bonaparte ne leur a pas ap-pris à s’y connaître : mais toutes les institu-tions qui pourraient blesser l’égalité, pro-duisent en France la même fermentation que le

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retour du papisme causait autrefois en Angle-terre.

La dignité de la pairie diffère autant de lanoblesse par généalogie, que la monarchieconstitutionnelle de la monarchie fondée surle droit divin ; mais c’était une grande erreurde la charte, que de conserver tous les titresdes nobles, soit anciens, soit modernes. On nerencontrait, après la restauration, que des ba-rons et des comtes de la façon de Bonaparte,de celle de la cour, ou quelquefois même dela leur, tandis que les pairs seuls devaient êtreconsidérés comme les dignitaires du pays, afinde détruire la noblesse féodale, et d’y substi-tuer une magistrature héréditaire, qui, nes’étendant qu’à l’aîné de la famille, n’établîtpoint dans l’état des distinctions de sang et derace.

S’ensuit-il néanmoins de ces observationsque l’on fût malheureux en France sous la pre-mière restauration ? La justice et même la bon-

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té la plus parfaite n’étaient-elles pas pratiquéesenvers tout le monde ? Sans doute, et les Fran-çois se repentiront longtemps de ne l’avoir pasalors assez senti. Mais, s’il y a des fautes quidoivent irriter contre ceux qui les font, il y en aqui vous inquiètent pour le sort d’un gouverne-ment que l’on estime ; et de ce nombre étaientcelles que commettaient les agents de l’auto-rité. Toutefois, les amis de la liberté les plussincèrement attachés à la personne du roi vou-laient une garantie pour l’avenir ; et leur désirà cet égard était juste et raisonnable.

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CHAPITRE VIII.

De la conduite du ministère pendantla première année de la restaura-

tion.

QUELQUES publicistes anglais prétendentque l’histoire démontre l’impossibilité de faireadopter sincèrement une monarchie constitu-tionnelle à une race de princes qui aurait jouipendant plusieurs siècles d’une autorité sansbornes. Les ministres n’avaient, en 1814,qu’une manière de réfuter cette opinion :c’était de manifester assez en toutes choses lasupériorité d’esprit du roi, pour que l’on fûtconvaincu qu’il cédait volontairement aux lu-mières de son siècle ; parce que, s’il y perdaitcomme souverain, il y gagnait comme hommeéclairé. Le roi lui-même a produit à son retour

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cet effet salutaire sur ceux qui ont eu des rap-ports avec lui ; mais plusieurs de ses ministressemblaient prendre à tâche de détruire cegrand bien produit par la sagesse du mo-narque.

Un homme élevé ensuite à une dignité émi-nente avait dit, dans une adresse au roi, aunom du département de la Seine-Inférieure,que la révolution n’était qu’une rébellion devingt-cinq années. En prononçant ces paroles,il s’était rendu incapable d’être utile à la chosepublique ; car, si cette révolution n’est qu’unerévolte, pourquoi donc consentir à ce qu’elleamène le changement de toutes les institutionspolitiques, changement consacré par la charteconstitutionnelle ? Pour être conséquent, il au-rait fallu répondre à cette objection, que lacharte était un mal nécessaire auquel on devaitse résigner, tant que le malheur des tempsl’exigeait. Or, comment une telle manière devoir pouvait-elle inspirer de la confiance ?comment pouvait-elle donner aucune stabilité,

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aucune force à un ordre de choses nomina-lement établi ? Un certain parti considérait laconstitution comme une maison de bois dontil fallait supporter les inconvénients, en atten-dant que l’on rebâtît la véritable demeure, l’an-cien régime.

Les ministres parlaient en public de lacharte avec le plus grand respect, surtout lors-qu’ils proposaient les mesures qui la détrui-saient pièce à pièce ; mais, en particulier, ilssouriaient au nom de cette charte, comme sic’était une excellente plaisanterie que lesdroits d’une nation. Quelle frivolité, grandDieu ! et sur les bords d’un abîme ! Se peut-ilqu’il y ait dans les habitudes des cours quelquechose qui perpétue la légèreté d’esprit jusquedans l’âge avancé ? Il en résulte souvent dela grâce ; mais elle coûte bien cher dans lestemps sérieux de l’histoire.

La première proposition que l’on soumit aucorps législatif, fut la suspension de la liberté

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de la presse. Le ministre chicana sur les termesde la charte, qui étaient les plus clairs dumonde ; et les journaux furent remis à la cen-sure. Si l’on croyait que les gazettes ne pou-vaient être encore abandonnées à elles-mêmes, au moins fallait-il que le ministère,s’étant rendu responsable de ce qu’elles conte-naient, soumît la direction de ces journaux, de-venus tous officiels par le seul fait de la cen-sure, à des esprits sages qui ne permissentdans aucun cas la moindre insulte à la nationfrançaise. Comment un parti évidemment leplus faible à un degré que le fatal retour deBonaparte n’a que trop manifesté ; commentce parti prend-il envers tant de millionsd’hommes le ton prédicateur d’un jour dejeûne ? Comment leur déclare-t-il à tous qu’ilssont des criminels de divers genres, de di-verses époques, et qu’ils doivent expier, parl’abandon de toute prétention à la liberté, lesmaux qu’ils ont causés en s’efforçant de l’ob-tenir ? Je crois qu’en vérité les écrivains de ce

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parti auraient admis seulement pour un jour,le gouvernement représentatif, s’il eût consistédans quelques députés en robe blanche, qui se-raient venus, la corde au cou, demander grâcepour la France. D’autres, d’un air plus doux,disaient, comme du temps de Bonaparte, qu’ilfallait ménager les intérêts de la révolution,pourvu qu’on anéantît ses principes : ce quivoulait dire simplement qu’on avait encorepeur des intérêts, et qu’on espérait les affaibliren les séparant des principes.

Est-ce ainsi que l’on doit traiter vingt-cinqmillions d’hommes qui naguère avaient vaincul’Europe ? Les étrangers, malgré, peut-êtremême à cause de leur victoire, montraientbeaucoup plus d’égards à la nation françaiseque ces journalistes qui, sous tous les gouver-nements, avaient été les pourvoyeurs de so-phismes pour le compte de la force. Ces ga-zettes, dont le ministère était pourtant censédicter l’esprit, attaquaient tous les individus,morts ou vivants, qui avaient proclamé les pre-

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miers les principes mêmes de la charte consti-tutionnelle ; il nous fallait supporter que lesnoms vénérés qui ont un autel dans notrecœur, fussent constamment insultés par lesécrivains de parti, sans que nous pussions leurrépondre, sans que nous pussions leur dire uneseule fois combien ces illustres tombeaux sontplacés au-dessus de leurs indignes atteintes,et quels champions nous avons dans l’Europeet dans la postérité, pour le soutien de notrecause. Mais que faire, quand toutes les dis-cussions sont commandées d’avance, et quenul accent de l’âme ne peut pénétrer à traversces écrits assermentés à la bassesse ? Tantôtils insinuaient les avantages de l’exil, ou dis-cutaient les inconvénients de la liberté indivi-duelle. J’ai entendu proposer que le gouver-nement consentît à la liberté de la presse, àcondition qu’on lui accordât la détention ar-bitraire ; comme si l’on pouvait écrire quandon est menacé d’être puni sans jugement pouravoir écrit !

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Lorsque les partisans du despotisme seservent des baïonnettes, ils font leur métier ;mais, lorsqu’ils emploient des formes philoso-phiques pour établir leur doctrine, ils seflattent en vain de tromper ; on a beau priverles peuples de la lumière et de la publicité,ils n’en sont que plus défiants ; et toutes lesprofondeurs du machiavélisme ne sont que demauvais jeux d’enfants, à côté de la force ma-gique et naturelle tout ensemble de la parfaitesincérité. Il n’y a point de secret entre les gou-vernements et le peuple ; ils se comprennent,ils se connaissent. On peut prendre sa forcedans tel ou tel parti ; mais se flatter d’amenerà pas de loup les institutions contre lesquellesl’opinion est en garde, c’est n’avoir aucune idéede ce qu’est devenu le public de notre temps.

Une suite de résolutions rétablissait chaquechose comme jadis ; on entourait la charteconstitutionnelle de manière à la rendre unjour tellement étrangère à l’assemblée, qu’elletombât, pour ainsi dire, d’elle-même, étouffée

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par les ordonnances et les étiquettes. Tantôton proposait de réformer l’Institut, qui a faitla gloire de la France éclairée, et d’imposerde nouveau à l’Académie française ces vieuxéloges du cardinal de Richelieu et deLouis XIV, exigés depuis plus d’un siècle ; tan-tôt on décrétait d’anciennes formules de ser-ment dans lesquelles il n’était pas question dela charte ; et, quand elles excitaient desplaintes, on vous citait l’exemple de l’Angle-terre : car elle faisait loi contre la liberté, maisjamais en sa faveur. Néanmoins il était très ai-sé, dans cette occasion comme dans toutes, deréfuter l’exemple de l’Angleterre par un argu-ment ainsi conçu : Le roi d’Angleterre jurantlui-même de maintenir les lois constitution-nelles du royaume, les fonctionnaires publicsne prêtent serment qu’à lui. Mais vaut-il lapeine de raisonner, quand tout le but des ad-versaires est d’avoir des mots pour cacher leurpensée ?

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L’institution de la noblesse créée par Bona-parte n’était vraiment bonne qu’à montrer le ri-dicule de cette multitude de titres sans réali-té, auxquels une vanité puérile peut seule atta-cher de l’importance. Dans la pairie, le fils aî-né hérite des titres et des droits de son père ;mais le reste de la famille doit rentrer dans laclasse des citoyens ; et, comme nous n’avonscessé de le répéter, ce n’est point une noblessede race, mais une magistrature héréditaire, àlaquelle sont attachés les honneurs, à causede l’utilité dont les pairs sont à la chose pu-blique, et non en conséquence de l’héritage dela conquête, héritage qui constitue la noblesseféodale. Les anoblissements que le chancelierde France envoyait de toutes parts, en 1814,portaient nécessairement atteinte aux prin-cipes de la liberté politique. Car, que signifieanoblir, si ce n’est déclarer que le tiers état,c’est-à-dire, la nation, est roturière, qu’il n’estpas honorable d’être simple citoyen, et qu’ilfaut relever de cet abaissement les individus

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qui ont mérité d’en sortir ? Or, ces individus,d’ordinaire, c’étaient ceux qu’on savait enclinsà sacrifier les droits de la nation aux privilègesde la noblesse. Le goût des privilèges, dansceux qui les possèdent en vertu de leur nais-sance, a du moins quelque grandeur ; maisqu’y a-t-il de plus subalterne que ces hommesdu tiers état, s’offrant pour servir de marche-pied à ceux qui veulent monter sur leurs têtes ?

Les lettres de noblesse datent en France dePhilippe le Hardi : elles avaient pour but prin-cipal l’exemption des impôts que le tiers étatpayait seul. Mais les anciens nobles de Francene regardaient jamais comme leurs égaux ceuxqui n’étaient point nobles d’origine ; et, à cetégard, ils avaient raison ; car la noblesse perdtout son empire sur l’imagination, dès qu’ellene remonte pas dans la nuit des temps. Ainsidonc, sur le terrain de la liberté comme surcelui de l’aristocratie, les lettres de noblessesont également à rejeter. Écoutons ce qu’en ditl’abbé de Velly, historien très sage, et recon-

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nu pour tel, non seulement par l’opinion pu-blique, mais par les censeurs royaux de sontemps(5). « Ce qu’il y a de plus remarquabledans les lettres d’anoblissement, est qu’ellesexigent en même temps une finance pour lemonarque, qui doit être indemnisé des sub-sides dont la lignée du nouveau noble est af-franchie, et une aumône pour le peuple, quise trouve surchargé par cette exemption. C’estla chambre des comptes qui décide de toutesles deux. Le roi peut remettre l’une et l’autre :mais il remet rarement l’aumône, parce qu’elleregarde les pauvres. On ne doit pas oublierici la réflexion d’un célèbre jurisconsulte : Tou-tefois, dit-il, à bien entendre, cette abolition deroture n’est qu’une effaçure dont la marque de-meure ; elle semble même plutôt une fiction qu’unevérité, le prince ne pouvant par effet réduire l’êtreau non-être. C’est pourquoi nous sommes si cu-rieux en France de cacher le commencement denotre noblesse, afin de la faire remonter à cettepremière espèce de gentillesse ou générosité im-

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mémoriale, qui seule constituait autrefois lesnobles. »

On s’étonne, quand on lit tout ce qui a étéécrit en Europe depuis la découverte de l’im-primerie, et même tout ce qu’on cite des an-ciennes chroniques, combien les principes desamis de la liberté sont anciens dans chaquepays ; combien, à travers les superstitions decertaines époques, il perce d’idées justes dansceux qui ont publié de quelque manière leursréflexions indépendantes. Nous avons certai-nement pour nous la raison de tous les temps,ce qui ne laisse pas d’être une légitimitécomme une autre.

La religion étant un des grands ressorts detout gouvernement, la conduite à tenir à cetégard devait occuper sérieusement les mi-nistres ; et le principe de la charte qu’ils de-vaient maintenir avec le plus de scrupule,c’était la tolérance universelle. Mais, parcequ’il existe encore dans le midi de la France

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quelques traces du fanatisme qui a si long-temps ensanglanté ces provinces ; parce quel’ignorance de quelques-uns de leurs habitantsest égale à leur vivacité, fallait-il leur permettred’insulter les protestants sur les places pu-bliques par des chansons sanguinaires, annon-çant les assassinats qui depuis ont été com-mis ? Les acquéreurs de biens du clergé nedevaient-ils pas frémir à leur tour, quand ilsvoyaient les protestants du Midi désignés auxmassacres ? Les paysans, qui ne payent plusni les dîmes ni les droits féodaux, ne voyaient-ils pas aussi leur cause dans celle des protes-tants, dans celle enfin des principes de la ré-volution, reconnus par le roi lui-même, maiséludés constamment par les ministres ? On seplaint avec raison, en France, de ce que lepeuple est peu religieux ; mais, si l’on veut seservir du clergé pour ramener l’ancien régime,on est certain d’accroître l’incrédulité par l’irri-tation.

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Que pouvait-on avoir en vue, par exemple,en substituant à la fête de Napoléon, le15 août, une procession pour célébrer le vœude Louis XIII, qui consacre la France à laVierge ? Il faut convenir que cette nation fran-çaise a terriblement d’âpreté guerrière, pourqu’on la soumette à une cérémonie si candide.Les courtisans suivent cette procession dévo-tement, pour obtenir des places, comme lesfemmes mariées font des pèlerinages pouravoir des enfants ; mais quel bien fait-on à laFrance, en voulant mettre en honneur d’an-ciens usages qui n’ont plus d’influence sur lepeuple ? C’est l’accoutumer à se jouer de la re-ligion, au lieu de lui rendre l’habitude de la ré-vérer. Vouloir donner de la puissance à des su-perstitions qui n’en ont plus, c’est imiter donPèdre de Portugal, qui, lorsqu’il fut sur le trône,retira du tombeau les restes d’Inès de Castro,pour les faire couronner : elle n’en fut pas plusreine pour cela.

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Combien ces remarques sont loin de s’ap-pliquer aux funérailles de Louis XVI, célébréesà Saint-Denis le vingt et un janvier ! Personnen’a pu voir ce spectacle sans émotion. Le cœurs’associait tout entier aux souffrances de cetteprincesse, qui rentrait dans les palais, non pourjouir de leur splendeur, mais pour honorer lesmorts, et rechercher leurs sanglants débris. Ona dit que cette cérémonie était impolitique,mais elle causait un tel attendrissement, que leblâme ne pouvait s’y attacher.

L’admission à tous les emplois est l’un desprincipes auxquels les Français tiennent leplus. Mais, bien que ce principe fût consacrépar la charte, les choix des ministres, dans lacarrière diplomatique surtout, étaient exclusi-vement bornés à la classe de l’ancien régime.On introduisait dans l’armée trop d’officiers gé-néraux qui n’avaient jamais fait la guerre quedans les salons ; encore n’y avaient-ils pas tou-jours été vainqueurs. Enfin, il était manifesteque l’on n’avait goût qu’à redonner les places

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aux courtisans d’autrefois, et rien ne blessaitautant les hommes du tiers état qui se sen-taient du talent, ou qui voulaient développerl’émulation de leurs fils.

Les finances, qui agissent sur le peupled’une façon immédiate, étaient gouvernées,sous quelques rapports, avec habileté ; mais lapromesse qui avait été faite de supprimer lesdroits réunis ne fut point accomplie, et la po-pularité de la restauration en a beaucoup souf-fert.

Enfin, le devoir du ministère était, avanttout, d’obtenir que les princes ne se mêlassenten rien des affaires publiques, si ce n’est dansdes emplois responsables. Que dirait-on en An-gleterre, si les fils ou les frères du roi siégeaientdans le conseil, votaient pour la guerre et lapaix, enfin participaient au gouvernement,sans être soumis au premier principe de cegouvernement, la responsabilité, dont le roiseul est excepté ? La place convenable pour

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les princes, c’est la chambre des pairs ; c’estlà qu’ils devaient prêter serment à la charteconstitutionnelle ; ils l’ont prêté, ce serment,lorsque Bonaparte s’avançait déjà sur Paris.N’était-ce pas reconnaître qu’ils avaient négli-gé jusqu’alors un grand moyen de captiver laconfiance du peuple ? La liberté constitution-nelle est, pour les princes de la maison deBourbon, la parole magique qui peut seule leurouvrir la porte du palais de leurs ancêtres. L’artqu’ils pourraient mettre à se dispenser de laprononcer serait bien facilement remarqué ; etce mot, comme les images de Brutus et de Cas-sius, attirerait d’autant plus l’attention qu’onaurait pris plus de soin pour l’éviter.

Il n’y avait point d’accord entre les mi-nistres, point de plan reconnu par tous ; le mi-nistère de la police, détestable institution ensoi-même, ne savait rien et ne s’occupait derien ; car, pour peu qu’il y ait des lois, que peutfaire un ministre de la police ? Sans avoir re-cours à l’espionnage, aux arrestations, enfin à

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tout l’abominable édifice d’arbitraire que Bona-parte a fondé, les hommes d’état doivent sa-voir où est la direction de l’opinion publique,et de quelle manière on peut marcher dans sonsens. Il faut, ou commander à une armée quivous obéisse comme une machine, ou prendresa force dans les sentiments de la nation : lascience de la politique a besoin d’un Archi-mède qui lui fournisse son point d’appui.

M. de Talleyrand, à qui l’on ne sauraitcontester une profonde connaissance des par-tis qui ont agité la France, étant au congrès deVienne, ne pouvait influer sur la marche des af-faires intérieures. M. de Blacas, qui avait mon-tré au roi, dans son exil, l’attachement le pluschevaleresque, inspirait aux gens de la cources anciennes jalousies de l’œil-de-bœuf, qui nelaissent pas un moment de repos à ceux qu’oncroit en faveur auprès du monarque ; et ce-pendant M. de Blacas était peut-être, de tousles hommes revenus avec Louis XVIII, celui quijugeait le mieux la situation de la France,

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quelque nouvelle qu’elle fût pour lui. Mais quepouvait un ministère constitutionnel en appa-rence, et contre-révolutionnaire au fond ; unministère, en général composé d’honnêtesgens, chacun à sa manière, mais qui se di-rigeaient par des principes opposés, quoiquele premier désir de chacun fût de plaire à lacour ? Tout le monde disait : Cela ne peut du-rer, bien qu’alors la situation de tout le mondefût douce ; mais le manque de force, c’est-à-dire, de bases durables, inquiétait les esprits.Ce n’est pas la force arbitraire qu’on désirait,car elle n’est qu’une convulsion dont il résultetoujours tôt ou tard une réaction funeste, tan-dis qu’un gouvernement qui s’établit sur lavraie nature des choses va toujours en s’affer-missant.

Comme on voyait le danger sans précisé-ment se rendre compte du remède, quelquespersonnes eurent la funeste idée de proposerpour le ministère de la guerre le maréchalSoult, qui venait de commander avec succès

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les armées de Bonaparte. Il avait su gagner lecœur de certains royalistes, en professant ladoctrine du pouvoir absolu dont il avait fait unlong usage. Les adversaires de tout principeconstitutionnel se sentent bien plus d’analogieavec les bonapartistes qu’avec les amis de la li-berté, parce qu’entre les deux partis il n’y a quele nom du maître à changer pour être d’accord.Mais les royalistes ne s’apercevaient pas quece nom était tout, car le despotisme ne pouvaits’établir alors avec Louis XVIII, soit à cause deses qualités personnelles, soit parce que l’ar-mée n’était pas disposée à s’y prêter. Le véri-table parti du roi devait être l’immense majo-rité de la nation, qui veut une constitution re-présentative. Il fallait donc se garder de toutealliance avec les bonapartistes, parce qu’ils nepouvaient que perdre la monarchie des Bour-bons, soit qu’ils les servissent de bonne foi,soit qu’ils voulussent les tromper. Les amis dela liberté étaient au contraire les alliés naturelsdont le parti du roi devait s’appuyer ; car, du

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moment que le roi donnait une charte consti-tutionnelle, il ne pouvait employer avec avan-tage que ceux qui en professaient les principes.

Le maréchal Soult demanda qu’un monu-ment fût élevé aux émigrés de Quiberon ; lui,qui depuis vingt ans, avait combattu pour lacause opposée à la leur ; c’était désavouertoute sa vie passée, et cette abjuration cepen-dant charma beaucoup de royalistes. Mais enquoi consiste la force d’un général, dès l’ins-tant qu’il perd la faveur de ses compagnonsd’armes ? Quand on oblige un homme du partipopulaire à sacrifier sa popularité, il n’est plusbon à rien au nouveau parti qu’il embrasse. Lesroyalistes persévérants inspireront toujoursplus d’estime que les bonapartistes convertis.

On croyait captiver l’armée, en nommantle maréchal Soult ministre de la guerre ; onse trompait : la grande erreur des personnesélevées dans l’ancien régime, c’est d’attacherune trop grande importance aux chefs en tout

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genre. Les masses sont tout aujourd’hui, lesindividus peu de chose. Si les maréchauxperdent la confiance de l’armée, il se présenteaussitôt des généraux non moins habiles queleurs supérieurs ; ces généraux sont-ils renver-sés à leur tour, il se trouve des soldats capablesde les remplacer. L’on en peut dire autant dansla carrière civile : ce ne sont pas les hommes,mais les systèmes qui ébranlent ou qui garan-tissent le pouvoir. Napoléon, je l’avoue, est uneexception à cette vérité ; mais, outre que sestalents sont extraordinaires, encore a-t-il cher-ché, dans les différentes circonstances où ils’est trouvé, à captiver l’opinion du moment, àséduire les passions du peuple, lorsqu’il voulaitl’asservir.

Le maréchal Soult ne s’aperçut pas que l’ar-mée de Louis XVIII devait être conduite par detout autres principes que celle de Napoléon ;il fallait la détacher par degrés de ce besoinde la guerre, de cette frénésie de conquêtesavec laquelle on avait obtenu tant de succès

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militaires, et fait un mal si cruel au monde.Mais le respect de la loi, le sentiment de la li-berté, pouvaient seuls opérer ce changement.Le maréchal Soult, au contraire, croyait quele despotisme était le secret de tout. Trop degens se persuadent qu’ils seront obéis commeBonaparte, en exilant les uns, en destituantles autres, en frappant du pied, en fronçantle sourcil, en répondant avec hauteur à ceuxqui s’adressent respectueusement à eux ; enfin,en pratiquant tous ces arts de l’impertinenceque les gens en place apprennent en vingt-quatre heures, mais dont ils se repentent sou-vent toute leur vie.

La volonté du maréchal échoua contre lesobstacles sans nombre dont il n’avait pas lamoindre idée. Je suis persuadée que c’est sansfondement qu’on l’a soupçonné d’avoir trahi.En général, la trahison chez les Français n’estque le résultat de la séduction momentanée dupouvoir, et presque jamais ils ne sont capablesde la combiner d’avance. Mais un émigré de

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Coblentz n’aurait pas commis autant de fautesenvers l’armée française, s’il eût été chargé dumême emploi, car, du moins, il aurait ménagéses adversaires ; tandis que le maréchal Soultfrappait sur ses anciens subordonnés, sans sedouter qu’il y avait, depuis la chute de Bona-parte, quelque chose de semblable à une opi-nion, à une législation, enfin, à une résistancepossible. Les courtisans se persuadaient quele maréchal Soult était un homme supérieur,parce qu’il disait qu’on doit gouverner avecun sceptre de fer. Mais où forger ce sceptre,quand on n’a pour soi ni l’armée ni le peuple ?En vain répète-t-on qu’il faut faire rentrer dansl’obéissance, soumettre, punir, etc. ; toutes cesmaximes n’agissent pas d’elles-mêmes, et l’onpeut les prononcer du ton le plus rude sansêtre plus puissant pour cela. Le maréchal Soultavait été très habile dans l’art d’administrer unpays conquis ; mais, en l’absence des étran-gers, la France n’en était pas un.

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CHAPITRE IX.

Des obstacles que le gouvernementa rencontrés pendant la première

année de la restauration.

NOUS dirons les obstacles que le ministèrede la restauration avait à surmonter en 1814, etnous ne craindrons pas d’exprimer notre avissur le système qu’il fallait suivre pour en triom-pher ; certes le tableau de cette époque n’estpoint encore étranger au temps actuel.

La France tout entière était cruellementdésorganisée par le règne de Bonaparte. Ce quiaccuse le plus ce règne, c’est la dégradationmanifeste des lumières et des vertus, pendantles quinze années de sa durée. Il restait, aprèsle jacobinisme, une nation qui n’avait point pris

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part à ses crimes, et l’on pouvait considérerla tyrannie révolutionnaire comme un fléau dela nature sous lequel on avait succombé, maissans s’avilir. L’armée pouvait alors se vanterencore d’avoir combattu seulement pour la pa-trie, sans aspirer à la fortune, ni aux titres,ni au pouvoir. Durant les quatre années di-rectoriales, on avait essayé un gouvernementqui se rattachait à de grandes pensées ; et, sil’étendue de la France et ses habitudes ren-daient cette sorte de gouvernement inconci-liable avec la tranquillité générale, au moinsles esprits étaient-ils électrisés par les effortsindividuels qu’excite toujours une république.Mais, après le despotisme militaire, et la ty-rannie civile fondée sur l’intérêt personnel, dequelles vertus pouvait-on trouver la trace dansles partis politiques dont le gouvernement im-périal s’était entouré ? Les masses, dans tousles ordres de la société, soldats, paysans, gen-tilshommes, bourgeois, possèdent encore degrandes et belles qualités : mais ceux qui se

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sont mis en avant dans les affaires, présentent,à quelques exceptions près, le plus misérabledes spectacles. Le lendemain de la chute deBonaparte, il n’y avait d’actif en France que Pa-ris, et à Paris, que quelques milliers de sollici-teurs demandant de l’argent et des places augouvernement, quel qu’il pût être.

Les militaires étaient et sont encore ce qu’ily a de plus énergique dans un pays où, pendantlongtemps, il n’a pu briller qu’une vertu, la bra-voure. Mais ces guerriers, qui tenaient leurgloire de la liberté, devaient-ils porter l’escla-vage chez les nations étrangères ? Ces guer-riers, qui avaient soutenu si longtemps les prin-cipes de l’égalité sur lesquels la révolution estfondée, devaient-ils se montrer, pour ainsidire, tatoués d’ordres, de rubans et de titresque les princes de l’Europe leur avaient don-nés, pour échapper aux tributs qu’on exigeaitd’eux ? La plupart des généraux français,avides des distinctions nobiliaires, troquaient

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leur gloire, comme les sauvages, contre desmorceaux de verre.

C’est en vain qu’après la restauration, touten négligeant beaucoup trop les officiers dusecond rang, le gouvernement a comblé degrâces les officiers supérieurs. Du moment queles guerriers de Bonaparte voulaient être desgens de cour, il était impossible de tranquilliserleur vanité sur ce sujet ; car rien ne peut faireque des hommes nouveaux soient d’une an-cienne famille, quelque titre qu’on leur donne.Un général tout poudré de l’ancien régime faitrire les vieilles moustaches qui ont vaincu l’Eu-rope entière. Mais un chambellan, fils d’unbourgeois ou d’un paysan, n’est guère moins ri-dicule dans son genre. L’on ne pouvait donc,comme nous l’avons dit tout à l’heure, ralliersincèrement la nouvelle cour à l’ancienne, etl’ancienne même devait avoir l’air de mauvaisefoi, en voulant rassurer à cet égard les inquié-tudes avisées des grands seigneurs créés parBonaparte.

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Il était également impossible de donner uneseconde fois l’Europe à partager à ces mili-taires, que l’Europe avait à la fin vaincus ; etcependant, ils se persuadaient que le retour del’ancienne dynastie était la seule cause du trai-té de paix qui leur faisait perdre la barrière duRhin et l’ascendant en Italie.

Les royalistes de la seconde main selon l’ex-pression anglaise, c’est-à-dire, ceux qui, aprèsavoir servi Bonaparte, s’offraient pour mettreen vigueur les mêmes principes de despotismesous la restauration ; ces hommes, ne pouvantinspirer que le mépris, n’étaient propres àconduire que des intrigues. Ils étaient àcraindre, disait-on, si l’on ne les employaitpas : mais, ce dont il faut se garder le plusen politique, c’est d’employer ceux qu’on re-doute ; car il est bien sûr que, démêlant ce sen-timent, ils serviront, comme on se sert d’eux,d’après l’alliance de l’intérêt, qui se rompt dedroit par l’adversité.

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Les émigrés attendaient des dédommage-ments de l’ancienne dynastie, pour les biensqu’ils avaient perdus en lui restant fidèles ; etcertes, à cet égard, leurs plaintes étaient natu-relles. Mais il fallait venir à leur secours sansporter atteinte en aucune manière à la ventedes propriétés nationales, et leur faire com-prendre ce que les protestants avaient comprissous Henri IV ; c’est que, bien qu’ils eussentété les amis et les défenseurs de leur roi, ilsdevaient consentir, pour le bien de l’état, àce que le monarque adoptât les intérêts do-minants dans le pays sur lequel il voulait ré-gner. Mais les émigrés ne conçoivent jamaisqu’il y a des Français en France, et que cesFrançais doivent compter pour quelque chose,voire même pour beaucoup.

Le clergé redemandait son ancienne exis-tence, comme si cinq millions de propriétairesdans un pays pouvaient être dépossédés,quand même leurs titres de propriété ne se-raient pas consacrés maintenant par toutes les

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lois ecclésiastiques et civiles. Certainement laFrance, sous Bonaparte, a presque autant per-du sous le rapport de la religion qu’en fait delumières. Mais est-il nécessaire que le clergésoit un corps politique dans l’état, et qu’il pos-sède des richesses territoriales, pour que lepeuple français reprenne des sentiments plusreligieux ? D’ailleurs, lorsque le clergé catho-lique exerçait un grand pouvoir en France dansle dix-septième siècle, il fit révoquer l’édit deNantes ; et ce même clergé, dans le dix-hui-tième siècle, s’opposa jusqu’à la révolution auxpropositions de M. de Malesherbes, pourrendre l’état civil aux protestants. Commentdonc les prêtres catholiques, s’ils étaient re-constitués en ordre de l’état, pourraient-ils ad-mettre l’article de la charte qui proclame la to-lérance religieuse ? Enfin la disposition géné-rale des esprits est telle, qu’une force étrangèrepourrait seule faire supporter à la nation le ré-tablissement de l’ancienne existence des ecclé-siastiques. Il faudrait, pour un tel but, que les

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baïonnettes de l’Europe restassent toujours surle territoire de France, et ce moyen ne ranime-rait sûrement pas l’attachement des Françaispour le clergé.

Sous le règne de Bonaparte, on n’a bien faitque la guerre ; et tout le reste a été sciem-ment et volontairement abandonné. On ne litpresque plus en province, et l’on ne connaîtguère les livres à Paris que par les journaux,qui, tels que nous les voyons, exercent la dic-tature de la pensée, puisque c’est par eux seulsque se forment les jugements. Nous rougirionsde comparer l’Angleterre et l’Allemagne avec laFrance, sous le rapport de l’instruction univer-selle ; Quelques hommes distingués cachentencore notre misère aux yeux de l’Europe ;mais l’instruction du peuple est négligée à undegré qui menace toute espèce de gouverne-ment. S’ensuit-il qu’on doive remettre l’éduca-tion publique aux prêtres exclusivement ? Lepays le plus religieux de l’Europe, l’Angleterre,n’a jamais admis une telle idée. On n’y songe

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ni dans l’Allemagne catholique ni dans l’Alle-magne protestante. L’éducation publique estun devoir des gouvernements envers lespeuples, sur lequel ils ne peuvent prélever lataxe de telle ou telle opinion religieuse.

Ce que veut le clergé en France, ce qu’ila toujours voulu, c’est du pouvoir ; en généralles réclamations qu’on entend, au nom de l’in-térêt public, se réduisent à des ambitions decorps ou d’individus. Se publie-t-il un livre surla politique, avez-vous de la peine à le com-prendre, vous paraît-il ambigu, contradictoire,confus ; traduisez-le par ces paroles : Je veuxêtre ministre ; et toutes les obscurités vous se-ront expliquées. En effet, le parti dominant enFrance, c’est celui qui demande des places ; lereste n’est qu’une nuance accidentelle à côtéde cette uniforme couleur ; la nation cepen-dant n’est et ne peut être de rien dans ce parti.

En Angleterre, quand le ministère change,tous ceux qui remplissent des emplois donnés

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par les ministres n’imaginent pas qu’ilspuissent en recevoir de leurs successeurs ; etcependant il ne s’agit entre les divers partis an-glais que d’une très légère différence : les To-rys et les Whigs veulent tous les deux la mo-narchie et la liberté, quoiqu’ils diffèrent dans ledegré de leur attachement pour l’une et pourl’autre. Mais, en France, on se croyait le droitd’être nommé par Louis XVIII, parce qu’onavait occupé des places sous Bonaparte ; etbeaucoup de gens, qui s’appelaient patriotes,trouvaient extraordinaire que le roi ne compo-sât pas son conseil de ceux qui avaient jugéson frère à mort. Incroyable démence del’amour du pouvoir ! Le premier article desdroits de l’homme en France, c’est la nécessitépour tout Français d’occuper un emploi public.

La caste des solliciteurs ne sait vivre quede l’argent de l’état ; aucune industrie, aucuncommerce, rien de ce qui vient de soi ne leursemble une existence convenable. Bonaparteavait accoutumé de certains hommes, qui se

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disaient la nation, à être pensionnés par le gou-vernement ; et le désordre qu’il avait mis dansla fortune de tout le monde, autant par sesdons que par ses injustices, ce désordre étaittel, qu’à son abdication un nombre incalculablede personnes, sans aucune ressource indépen-dante, se présentaient pour toutes les places, àla marine, ou dans la magistrature, au civil oudans le militaire, n’importe. La dignité du ca-ractère, la conséquence dans les opinions, l’in-flexibilité dans les principes, toutes les qualitésd’un citoyen, d’un chevalier, d’un ami de la li-berté, n’existent plus dans les actifs candidatsformés par Bonaparte. Ils sont intelligents, har-dis, décidés, habiles chiens de chasse, ardentsoiseaux de proie ; mais cette intimeconscience, qui rend incapable de tromper,d’être ingrat, de se montrer servile envers lepouvoir et dur pour le malheur ; toutes cesvertus, qui sont dans le sang aussi bien quedans la volonté raisonnée, étaient traitées dechimères, ou d’exaltation romanesque, par les

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jeunes gens mêmes de cette école. Hélas ! lesmalheurs de la France lui rendront de l’enthou-siasme ; mais, à l’époque de la restauration, iln’y avait presque point de vœux décidémentformés pour rien ; et la nation se réveillait àpeine du despotisme qui avait fait marcher leshommes mécaniquement, sans que la vivacitémême de leurs actions pût exercer leur volon-té.

C’était donc, répéteront encore les roya-listes, une belle occasion pour régner par laforce. Mais, encore une fois, la nation neconsentait à servir sous Bonaparte que pouren obtenir l’éclat des victoires ; la dynastie desBourbons ne pouvait ni ne devait faire laguerre à ceux qui l’avaient rétablie. Existait-ilun moyen d’asservir les esprits dans l’intérieur,quand l’armée n’était point rattachée au trône,et que, la population étant presque toute re-nouvelée depuis que les princes de la maisonde Bourbon avaient quitté la France, il fallaitavoir plus de quarante ans pour les connaître ?

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Tels étaient les éléments principaux de larestauration. Nous examinerons en particulierl’esprit de la société à cette époque, et nousunirons par le tableau des moyens qui, selonnous, pouvaient seuls triompher de ces diversobstacles.

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CHAPITRE X.

De l’influence de la société sur lesaffaires politiques en France.

PARMI les difficultés que le ministère avaità vaincre en 1814, il faut mettre au premierrang l’influence que les salons exerçaient surle sort de la France. Bonaparte avait ressuscitéles vieilles habitudes des cours, en y joignantde plus tous les défauts des classes moins raffi-nées. Il en était résulté que le goût du pouvoiret la vanité qu’il inspire avaient pris des carac-tères plus forts et plus violents encore dans lesbonapartistes que dans les émigrés. Tant qu’iln’y a pas de liberté dans un pays, chacun re-cherche le crédit, parce que l’espoir d’obtenirdes places est l’unique principe de vie quianime la société. Les variations continuelles

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dans la façon de s’exprimer, le style embrouillédes écrits politiques, dont les restrictions men-tales et les explications flexibles se prêtent àtout ; les révérences, et les refus de révérences,les emportements et les condescendances, ontpour unique but le crédit, et puis le crédit, ettoujours le crédit. De là vient qu’on souffreassez de n’en pas avoir, puisqu’on n’obtientqu’à ce prix les signes de la bienveillance surla figure humaine. Il faut beaucoup de fiertéd’âme et beaucoup de constance dans ses opi-nions pour se passer de cet avantage, car vosamis eux-mêmes vous font sentir ce que vautla puissance exclusive, par l’empressementqu’ils témoignent à ceux qui la possèdent.

En Angleterre, le parti de l’opposition estsouvent mieux reçu en société que celui dela cour ; en France, on s’informe, pour inviterquelqu’un à dîner, s’il est en faveur auprès desministres, et, dans un temps de famine, onpourrait bien refuser du pain aux hommes endisgrâce.

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Les bonapartistes avaient joui des hom-mages de la société pendant leur règne, toutcomme le parti royaliste qui leur succédait, etrien ne les blessait autant que de n’occuperqu’une place très secondaire dans les mêmessalons où jadis ils dominaient. Les hommes del’ancien régime avaient de plus sur eux l’avan-tage que donnent la grâce et l’habitude desbonnes manières d’autrefois. Une jalousieconstante subsistait donc entre les anciens etles nouveaux titrés ; et dans les hommes nou-veaux, des passions plus fortes étaient ré-veillées par chacune des petites circonstancesque les prétentions diverses faisaient naître.

Le roi, cependant, n’avait point rétabli lesconditions qu’on exigeait sous l’ancien régimepour être reçu à la cour ; il accueillait avecune politesse parfaitement bien calculée tousceux qui lui étaient présentés ; mais, quoiqueles emplois ne fussent que trop souvent donnésaux ci-devant serviteurs de Bonaparte, rienn’était plus difficile que de calmer des vanités

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qui étaient devenues avisées. Dans la sociétémême, l’on voulait que le mélange des deuxpartis eût lieu, et chacun s’y prêtait, du moinsen apparence. Les plus modérés dans leur partiétaient encore les royalistes revenus avec leroi, et qui ne l’avaient pas quitté pendant toutle cours de son exil : le comte de Blacas, le ducde Grammont, le duc de Castries, le comte deVaudreuil, etc. ; leur conscience leur rendanttémoignage qu’ils avaient agi de la manière laplus noble et la plus désintéressée selon leuropinion, ils étaient tranquilles et bienveillants.Mais ceux dont on avait le plus de peine àcontenir l’indignation vertueuse contre le partide l’usurpateur, c’étaient les nobles ou leursadhérents, qui avaient demandé des places àce même usurpateur pendant sa puissance, etqui s’en étaient séparés bien nettement le jourde sa chute. L’enthousiasme pour la légitimitéde tel chambellan de Madame mère, ou de telledame d’atour de Madame sœur, ne connaissaitpoint de bornes ; et certes, nous autres que Bo-

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naparte avait proscrits pendant tout le coursde son règne, nous nous examinions pour sa-voir si nous n’avions pas été ses favoris, quandune certaine délicatesse d’âme nous obligeait àle défendre contre les invectives de ceux qu’ilavait comblés de bienfaits.

On aperçoit souvent une arrogance conte-nue dans les aristocrates ; mais certes les bo-napartistes en avaient eu plus encore pendantles jours de leur pouvoir ; et du moins les aris-tocrates s’en tenaient alors à leurs armes or-dinaires, les airs contraints, les politesses cé-rémonieuses, les conversations à voix basse,enfin tout ce que les yeux fins peuvent obser-ver, mais que les caractères un peu fiers dé-daignent. On pouvait aisément deviner que lesroyalistes outrés se commandaient les égardsqu’ils montraient au parti contraire : mais illeur en coûtait plus encore d’en témoigner auxamis de la liberté, qu’aux généraux de Bona-parte ; et ces derniers obtenaient d’eux les at-tentions que des sujets soumis doivent tou-

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jours, conformément à leur système, auxagents de l’autorité royale, quels qu’ils soient.

Les défenseurs des idées libérales, égale-ment opposés aux partisans de l’ancien et dunouveau despotisme, auraient pu se plaindrede se voir préférer les flatteurs de Bonaparte,qui n’offraient pour garantie à leur nouveaumaître que le rapide abandon du précédent.Mais que leur importaient toutes les tracasse-ries misérables de la société ? Il se peut cepen-dant que de tels motifs aient excité les ressenti-ments d’une certaine classe de gens, au moinsautant que les intérêts les plus essentiels. Maisétait-ce une raison pour replonger le mondedans le malheur, par le rappel de Bonaparte, etpour jouer l’indépendance et la liberté de sonpays tout ensemble ?

Dans les premières années de la révolution,on pouvait souffrir assez du terrorisme de lasociété, si l’on peut s’exprimer ainsi, et l’aristo-cratie se servait habilement de sa vieille consi-

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dération pour déclarer telle ou telle opinionhors de la bonne compagnie. Cette compagniepar excellence exerçait jadis une grande juri-diction : on avait peur d’en être banni, on dé-sirait d’y être reçu, et toutes les prétentionsles plus actives erraient autour des grands sei-gneurs et des grandes dames de l’ancien ré-gime. Mais il n’existait presque plus rien de pa-reil sous la restauration ; Bonaparte, en imi-tant grossièrement les cours, en avait fini leprestige : quinze ans de despotisme militairechangent tout dans les mœurs d’un pays. Lesjeunes nobles participaient à l’esprit de l’ar-mée ; ils conservaient encore les bonnes ma-nières qu’ils tenaient de leurs parents, maisils ne possédaient aucune instruction sérieuse.Les femmes ne se sentent nulle part le besoind’être supérieures aux hommes, et quelques-unes seulement s’en donnaient la peine. Il res-tait à Paris un très petit nombre de personnesaimables de l’ancien régime, car les gens âgésétaient la plupart abattus par de longs mal-

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heurs, ou aigris par des colères opiniâtres. Laconversation des hommes nouveaux avait né-cessairement plus d’intérêt, puisqu’ils avaientagi, puisqu’ils allaient en avant des événe-ments, à la suite desquels leurs adversaires selaissaient à peine traîner. Les étrangers recher-chaient plus volontiers ceux qui s’étaient faitconnaître pendant la révolution ; ainsi, sousce rapport, leur amour-propre devait être sa-tisfait. D’ailleurs l’ancien empire de la bonnecompagnie de France consistait dans lesconditions difficiles exigées pour en faire par-tie, et dans la liberté des entretiens, au milieud’une société très choisie : ces deux grandsavantages ne pouvaient plus se retrouver.

Le mélange des rangs et des partis avaitfait adopter la méthode anglaise des réunionsnombreuses ; elle interdit le choix parmi lesinvités, et par conséquent diminue de beau-coup le prix de l’invitation. La crainte qu’ins-pirait le gouvernement impérial avait détruittoute habitude d’indépendance dans la conver-

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sation ; les Français, sous ce gouvernement,étaient presque tous devenus diplomates, defaçon que la société se passait en propos insi-gnifiants, et qui ne rappelaient nullement l’es-prit audacieux de la France. On n’avait assuré-ment rien à craindre en 1814, sous Louis XVIII,mais l’habitude de la réserve était prise, etd’ailleurs les courtisans voulaient qu’il fût dubon ton de ne pas parler politique, de ne traiteraucun sujet sérieux : ils espéraient refaire ainsila nation frivole, et par conséquent soumise ;mais le seul résultat qu’ils obtinssent, c’était derendre les entretiens insipides, et de se priverde tout moyen de connaître la véritable opi-nion de chacun.

Une société si peu piquante était pourtantun objet singulier de jalousie pour un grandnombre de courtisans de Bonaparte ; et deleurs mains vigoureuses ils auraient volontiers,comme Samson, renversé l’édifice, afin de fairetomber la salle dans laquelle ils n’étaient pasadmis au festin. Les généraux qu’illustraient

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des batailles gagnées voulaient être gentils-hommes de la chambre, et que leurs femmesfussent dames du palais : singulière ambitionpour un guerrier, qui se prétend le défenseurde la liberté ! Qu’est-ce donc que cette liberté ?Est-ce seulement les biens nationaux, lesgrades militaires et les emplois civils ? Est-cel’argent et le pouvoir de quelques hommes,plutôt que de quelques autres, dont il s’agit ?ou bien est-on chargé de la noble mission d’in-troduire en France le sentiment de la justice, ladignité dans toutes les classes, la fixité dans lesprincipes, le respect pour les lumières et pourle mérite personnel ?

Néanmoins il eût été plus politique de don-ner à ces généraux des places de chambellan,puisque tel était leur désir ; mais, en vérité,les vainqueurs de l’Europe auraient dû se trou-ver embarrassés de la vie de courtisan, et ilspouvaient bien permettre que le roi continuâtde vivre dans son intérieur avec ceux dont ilavait pris l’habitude pendant de longues an-

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nées d’exil. Qu’importe, en Angleterre, que telou tel homme soit dans la maison du roi ? Ceuxqui se vouent à cette carrière ne se mêlent d’or-dinaire en rien des affaires publiques, et l’onn’a pas ouï dire que les Fox et les Pitt fussentbien désireux de remplir ainsi leur temps. C’estNapoléon qui pouvait seul faire entrer dans latête des soldats de la république toutes ces fan-taisies de bourgeois gentilshommes, qui les as-sujettissaient nécessairement à la faveur descours. Qu’auraient dit Dugommier, Hoche,Joubert, Dampierre, et tant d’autres qui ont pé-ri pour l’indépendance de leur pays, si, pourrécompense de leur victoire, on leur eût offertune place dans la maison d’un prince, quelqu’il fût ? Mais les hommes formés par Bo-naparte ont toutes les passions de la révolu-tion, et toutes les vanités de l’ancien régime ;pour obtenir le sacrifice de ces petitesses, iln’existait qu’un moyen, c’était d’y substituer degrands intérêts nationaux.

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Enfin, l’étiquette des cours dans toute sa ri-gueur ne peut guère se rétablir dans un paysqui s’en est déshabitué. Si Bonaparte n’avaitpas mêlé la vie des camps à tout cela, personnene l’aurait supporté. Henri IV vivait familière-ment avec toutes les personnes distinguées deson temps ; et Louis XI lui-même, Louis XI sou-pait chez les bourgeois, et les invitait à satable. L’empereur de Russie, les archiducsd’Autriche, les princes de la maison de Prusse,ceux d’Angleterre, enfin tous les souverains del’Europe, vivent, à quelques égards, comme desimples particuliers. En France, au contraire,les princes de la famille royale ne sortentpresque jamais du cercle de la cour. L’éti-quette, telle qu’elle existait jadis, est tout à faiten contradiction avec les mœurs et les opi-nions du siècle ; elle a le double inconvénientde prêter au ridicule, et cependant d’exciterl’envie. On ne veut être exclu de rien enFrance, pas même des distinctions dont on semoque ; et, comme on n’a point encore de

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route grande et publique pour servir l’état, ons’agite sur toutes les disputes auxquelles peutdonner lieu le code civil des entrées à la cour.On se hait pour les opinions dont la vie peutdépendre, mais on se hait encore plus pourtoutes les combinaisons d’amour-propre quedeux règnes et deux noblesses ont dévelop-pées et multipliées. Les Français sont devenussi difficiles à contenter par l’accroissement infi-ni des prétentions de toutes les classes, qu’uneconstitution représentative est aussi néces-saire au gouvernement, pour le délivrer des ré-clamations sans nombre des individus, qu’auxindividus, pour les préserver de l’arbitraire dugouvernement.

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CHAPITRE XI.

Du système qu’il fallait suivre en1814 pour maintenir la maison deBourbon sur le trône de France.

BEAUCOUP de personnes croient que si Na-poléon ne fût point revenu, les Bourbonsn’avaient rien à redouter. Je ne le pense pas ;mais, il faut en convenir du moins, c’était unterrible prétendant qu’un tel homme ; et, si lamaison d’Hanovre a pu craindre le princeEdouard, il était insensé de laisser Bonapartedans une situation qui l’invitait, pour ainsi dire,à former des projets audacieux.

M. de Talleyrand, en reprenant, dans lecongrès de Vienne, presque autant d’ascendantsur les affaires de l’Europe que la diplomatie

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française en avait exercé sur Bonaparte, a cer-tainement donné une très grande preuve deson adresse personnelle ; mais le gouverne-ment de France ayant changé de nature, de-vait-il se mêler des affaires d’Allemagne ? Lesjustes ressentiments de la nation allemanden’étaient-ils pas encore trop récents pour êtreeffacés ? Le premier devoir des ministres du roiétait donc de demander au congrès de Viennel’éloignement de Bonaparte. Comme Catondans le sénat de Rome, lorsqu’il répétait sanscesse : Il faut détruire Carthage, les ministresde France devaient mettre à part tout autre in-térêt, jusqu’à ce que Napoléon ne fût plus enregard de la France et de l’Italie.

C’était sur la côte de Provence que leshommes zélés pour la cause royale pouvaientêtre utiles à leur pays, en le préservant deBonaparte. Le simple bon sens des paysanssuisses, je m’en souviens, les portait à prédire,pendant la première année de la restauration,que Bonaparte reviendrait. Chaque jour, dans

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la société, l’on essayait d’en convaincre ceuxqui pouvaient se faire écouter à la cour ; maiscomme l’étiquette, qui ne règne qu’en France,ne permet pas d’approcher le monarque, et quela gravité ministérielle, autre inconséquencepour les temps actuels, éloignait des chefs del’état ceux qui auraient pu leur apprendre cequi se passait, une imprévoyance sans exemplea perdu la patrie. Toutefois, quand Bonapartene serait pas débarqué à Cannes, le systèmesuivi par les ministres, ainsi que nous avons tâ-ché de le démontrer, avait déjà compromis larestauration, et laissait le roi sans force réelleau milieu de la France. Examinons d’abord laconduite que le gouvernement devait tenir en-vers chaque parti, et concluons, en rappelantles principes d’après lesquels il fallait dirigerles affaires et choisir les hommes.

L’armée était, dit-on, difficile à ramener.Sans doute, si l’on voulait garder encore unearmée propre à conquérir l’Europe et à établirle despotisme dans l’intérieur, cette armée de-

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vait préférer Bonaparte, comme chef militaire,aux princes de la maison de Bourbon ; rienne pouvait changer cette disposition. Mais si,tout en payant exactement les appointementset les pensions des guerriers qui ont donné tantd’éclat au nom Français, on eût fait connaîtreà l’armée qu’on n’avait ni peur, ni besoin d’elle,puisqu’on était décidé à prendre pour guideune politique purement libérale et pacifique ;si, loin d’insinuer tout bas aux officiers qu’onleur saurait bien bon gré d’appuyer les empié-tements de l’autorité, on leur avait dit que legouvernement constitutionnel, ayant le peuplepour lui, voulait tendre à diminuer les troupesde ligne, à transformer les soldats en citoyens,et à changer l’activité guerrière en émulationcivile, les officiers pendant quelque temps en-core auraient regretté leur importance passée :mais la nation, dont ils font partie, plus quedans aucune autre armée, puisqu’ils sont prisdans toutes les classes, cette nation, satisfaitede sa constitution et rassurée sur ce qu’elle

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craint le plus au monde, le retour des privilègesdes nobles et du clergé, aurait calmé les mili-taires, au lieu de les irriter par ses inquiétudes.Il ne fallait pas viser à imiter Bonaparte pourplaire à l’armée ; on ne saurait, dans cet in-utile effort, se donner que du ridicule ; mais enadoptant un genre à soi tout différent, mêmetout opposé, on pouvait obtenir le respect quinaît de la justice et de l’obéissance à la loi ;cette route-là, du moins, n’était pas usée parles traces de Bonaparte.

Quant aux émigrés, dont les biens sontconfisqués, on aurait pu, ainsi qu’on l’a faiten 1814, demander quelquefois encore unesomme extraordinaire au corps législatif, pouracquitter les dettes personnelles du roi ; etcomme, sans le retour de Bonaparte, on n’au-rait point eu de tributs à payer aux étrangers,les députés se seraient prêtés aux désirs dumonarque, en respectant l’usage qu’il voulaitfaire d’un supplément accidentel à sa liste ci-vile(6). Qu’on se le demande avec sincérité, si

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en Angleterre, lorsque la cause des royalistessemblait désespérée, on avait dit aux émigrés :Louis XVIII remontera sur le trône de France,mais à condition de s’en tenir au pouvoir duroi d’Angleterre ; et vous qui rentrerez avec lui,vous obtiendrez tous les dédommagements ettoutes les faveurs qu’un monarque selon vosvœux pourra vous accorder ; mais, si vous re-trouvez de la fortune, ce sera par ses dons, etnon à titre de droits ; et, si vous acquérez dupouvoir, ce sera par vos talents personnels, etnon par des privilèges de classe : n’auraient-ilspas souscrit à ce traité ? Pourquoi donc se lais-ser enivrer par un moment de prospérité ? et si,je me plais à le répéter, Henri IV qui avait étéprotestant, et Sully qui l’était resté, savaientcontenir les prétentions de leurs compagnonsd’armes, pourquoi les ministres de Louis XVIIIn’avaient-ils pas aussi l’art de gouverner lesdangereux amis que Louis XVI avait désignéslui-même dans son testament comme lui ayantbeaucoup nui par un zèle mal entendu ?

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Le clergé existant, ou plutôt celui qu’onvoulait rétablir, était une autre difficulté quise présentait dès la première année de la res-tauration. La conduite du gouvernement doitêtre la même envers le clergé qu’envers toutesles classes : tolérance et liberté, à partir deschoses telles qu’elles sont. Si la nation veut unclergé riche et puissant, en France elle saurabien le rétablir ; mais si personne ne le sou-haite, c’est aliéner de plus en plus la disposi-tion des Français à la piété, que de leur présen-ter la religion comme un impôt, et les prêtrescomme des gens qui veulent s’enrichir aux dé-pens du peuple. On rappelle sans cesse lespersécutions que les ecclésiastiques ont éprou-vées pendant la révolution. C’était un devoirde les servir alors autant qu’on en avait lesmoyens, mais le rétablissement de l’influencepolitique du clergé n’a point de rapport avec lajuste pitié qu’ont inspirée les souffrances desprêtres : il en est de même de la noblesse ;ses privilèges ne doivent point lui être rendus

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en compensation des injustices dont elle a étél’objet. De même aussi, parce que le souvenirde Louis XVI et de sa famille inspire un intérêtprofond et déchirant, il ne s’ensuit pas que lepouvoir absolu soit la consolation nécessairequ’il faille donner à ses descendants. Ce seraitimiter Achille qui faisait immoler des esclavessur le tombeau de Patrocle.

La nation existe toujours : c’est elle qui nemeurt point ; et les institutions qu’il lui fautne peuvent lui être ôtées sous aucun prétexte.Quand on peint les horreurs qui se sont com-mises en France, seulement avec l’indignationqu’elles doivent inspirer, tout le monde s’y as-socie ; mais, quand on en fait un moyen d’exci-ter à la haine contre la liberté, on dessèche leslarmes que les regrets spontanés auraient faitcouler.

Le grand problème que les ministresavaient à résoudre en 1814, ils pouvaient l’étu-dier dans l’histoire d’Angleterre. Il fallait

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prendre pour modèle la conduite de la maisond’Hanovre, et non celle des Stuarts.

Mais, dira-t-on, quels effets merveilleux au-rait donc produits la constitution anglaise enFrance, puisque la charte qui s’en rapprochene nous a point sauvés ? D’abord on aurait euplus de confiance dans la durée même de lacharte, si elle eût été fondée sur un pacte avecla nation, et si l’on n’avait pas vu la familleroyale entourée de personnes qui professaient,pour la plupart, des principes inconstitution-nels. Personne n’a voulu bâtir sur un terrainaussi mouvant, et les factions sont restées de-bout pour attendre la chute de l’édifice.

Il importait d’établir des autorités localesdans les villes et dans les villages, de créer desintérêts politiques dans les provinces, afin dediminuer l’ascendant de Paris, où l’on veut toutobtenir par la faveur. On pouvait faire renaîtrele besoin de l’estime chez des individus qui s’ensont terriblement passés, en leur rendant né-

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cessaire le suffrage de leurs concitoyens pourêtre députés. Une élection nombreuse pour lachambre des représentants (six cents députésau moins : la chambre des communes d’An-gleterre en a davantage), aurait donné plus deconsidération au corps législatif, et par consé-quent beaucoup de personnes honorables seseraient vouées à cette carrière. On a reconnuque la condition d’âge, fixée à quarante ans,étouffait toute espèce d’émulation. Mais lesministres craignaient avant tout les assem-blées délibérantes ; et, s’en tenant à leur an-cienne connaissance des premiers événementsde la révolution, c’est contre la liberté de la tri-bune qu’ils dirigeaient tous leurs efforts. Ils nes’apercevaient pas que, dans un état qui s’estenivré de l’esprit militaire, la tribune est unegarantie, au lieu d’être un danger, puisqu’ellerelève la puissance civile. Pour augmenter au-tant qu’on le pouvait l’influence de la chambredes pairs, l’on ne devait point s’astreindre àconserver tous les anciens sénateurs, s’ils

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n’avaient pas des droits à cet honneur par leurmérite personnel. La pairie devait être hérédi-taire, et composée sagement des anciennes fa-milles de France qui lui donnaient de la digni-té, et des hommes qui s’étaient acquis un nomhonorable dans la carrière militaire ou civile.Les nouveaux auraient tiré du lustre des an-ciens, et les anciens des nouveaux ; c’est ainsiqu’on aurait marché vers cette fusion constitu-tionnelle des classes, sans laquelle il n’y a ja-mais que de l’arrogance d’une part, et de la su-balternité de l’autre.

Il importait aussi de ne point condamner lachambre des pairs à délibérer en secret : c’étaitlui ôter le plus sûr moyen d’acquérir de l’as-cendant sur les esprits. La chambre des dépu-tés, qui n’avait cependant aucun titre vraimentpopulaire, puisqu’elle n’était point élue direc-tement, exerçait plus de pouvoir sur l’opinionque la chambre des pairs, par cela seul qu’onconnaissait et qu’on entendait ses orateurs.

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Enfin, les Français veulent le renom et lebonheur attachés à la constitution anglaise, etcet essai vaut bien la peine d’être tenté ; maisle système étant admis, il importe d’y confor-mer les discours, les institutions et les usages.Car il en est de la liberté comme de la religion ;toute hypocrisie dans une belle chose révolteplus que son abjuration complète. Aucuneadresse ne devait être reçue, aucune proclama-tion ne devait être faite, qui ne rappelât for-mellement le respect pour la constitution aus-si bien que pour le trône. La superstition de laroyauté, comme toutes les autres, éloigne ceuxque la simplicité du vrai aurait captivés.

L’éducation publique, non celle qui étaitconfiée aux ordres religieux, à laquelle on nepeut revenir, mais une éducation libérale, l’éta-blissement d’écoles d’enseignement mutueldans tous les départements, les universités,l’école polytechnique, tout ce qui pouvaitrendre à la France l’éclat des lumières, devaitêtre encouragé sous le gouvernement d’un

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prince aussi éclairé que Louis XVIII. C’était ain-si qu’on pouvait détourner les esprits de l’en-thousiasme militaire, et compenser pour la na-tion la perte de cette fatale gloire qui fait tantde mal, soit qu’on l’obtienne, soit qu’on laperde.

Aucun acte arbitraire, et nous insisteronsavec bonheur sur ce fait, aucun acte arbitrairen’a été commis pendant la première année dela restauration. Mais l’existence de la police,formant un ministère comme sous Bonaparte,était en désaccord avec la justice et la douceurdu gouvernement royal. La principale fonctionde cette police était, comme nous l’avons dit,la censure des journaux, et leur esprit était dé-testable. En supposant que cette surveillancefût nécessaire, au moins fallait-il choisir lescenseurs parmi les députés et les pairs ; maisc’était violer tous les principes du gouverne-ment représentatif, que de remettre aux mi-nistres eux-mêmes la direction de l’opinion quidoit les juger et les éclairer. Si la liberté de

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la presse avait existé en France, j’ose affirmerque Bonaparte ne serait point revenu ; on au-rait signalé le danger de son retour de manièreà dissiper les illusions opiniâtres, et la véritéaurait servi de guide, au lieu de produire uneexpulsion funeste.

Enfin, le choix des ministres, c’est-à-dire,du parti dans lequel il fallait les chercher, étaitla condition la plus importante pour mettreen sûreté la restauration. Dans les temps oùles esprits sont occupés des débats politiques,comme ils l’étaient jadis des querelles reli-gieuses, l’on ne peut gouverner les nationslibres qu’à l’aide des hommes qui sont d’accordavec les opinions de la majorité : je commen-cerai donc par signaler ceux qu’on devait ex-clure, avant de désigner ceux qu’il fallaitprendre.

Aucun des hommes qui ont commis uncrime dans la révolution, c’est-à-dire, versé lesang innocent, ne peut être utile en rien à la

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France. Le public les repousse, et leur propreinquiétude les fait dévier en tous les sens. Re-pos pour eux, sécurité ; car, nul ne peut dire cequ’il aurait fait dans de si grandes tourmentes.Celui qui n’a pas su tirer sa conscience et sonhonneur intacts de quelque lutte que ce soit,peut encore être assez adroit pour se servir lui-même, mais ne peut jamais servir sa patrie.

Parmi ceux qui ont pris une part active augouvernement de Napoléon, un grand nombrede militaires ont des vertus qui honorent laFrance ; quelques administrateurs possèdentde rares talents dont on peut tirer avantage ;mais les principaux chefs, mais les favoris dupouvoir, ceux qui se sont enrichis par la servi-tude, ceux qui ont livré la France à cet hommequi l’aurait respectée peut-être, s’il avait ren-contré quelque obstacle à son ambition,quelque fierté dans ses alentours, il n’est pointde choix plus nuisibles à la dignité, comme àla sûreté de la couronne ; s’il est dans le sys-tème des bonapartistes de servir toujours la

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puissance, s’ils apportent leur science de des-potisme au pied de tous les trônes, d’antiquesvertus doivent-elles s’allier avec leur corrup-tion ? Si l’on voulait repousser toute liberté,mieux aurait valu alors s’appuyer sur les roya-listes purs, qui du moins étaient sincères dansleur opinion, et se faisaient un article de foidu pouvoir absolu ; mais ces hommes dégagésde tout scrupule politique, comment comptersur leurs promesses ? Ils ont de l’esprit, dit-on ; ah ! qu’il soit maudit, l’esprit, s’il dispensed’un seul sentiment vrai, d’un seul acte de mo-ralité droit et ferme ! Et de quelle utilité sontdonc les facultés de ceux qui vous accablent,quand vous succombez ? Qu’un grain noir semontre sur l’horizon, par degrés leur physio-nomie perd son empressement gracieux ; ilscommencent à raisonner sur les fautes qu’on acommises ; ils accusent leurs collègues amère-ment, et font des lamentations doucereuses surleur maître ; enfin, par une métamorphose gra-duée, ils se changent en ennemis, ceux qui na-

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guère avaient égaré les princes par leurs flatte-ries orientales.

Après avoir prononcé ces exclusions, il nereste, et c’est un grand bien ; il ne reste, dis-je,à choisir que des amis de la liberté, soit ceuxqui ont conservé cette opinion sans la souiller,depuis 1789, soit ceux qui, plus jeunes, lasuivent maintenant, qui l’adoptent au milieudes efforts que l’on fait pour l’étouffer, généra-tion nouvelle qui s’est montrée dans ces der-niers temps, et sur laquelle l’avenir repose.

De tels hommes sont appelés à terminer larévolution par la liberté, et c’est le seul dé-nouement possible à cette sanglante tragédie.Tous les efforts pour remonter le torrent ferontchavirer la barque ; mais faites entrer ce tor-rent dans des canaux, et toute la contrée qu’ilravageait sera fertilisée.

Un ami de la liberté, ministre du roi, respec-terait le chef suprême de la nation, et serait fi-dèle au monarque constitutionnel, à la vie et

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à la mort ; mais il renoncerait à ces flatteriesofficieuses qui nuisent à la vérité, au lieu d’ac-croître l’attachement. Beaucoup de souverainsde l’Europe sont très obéis, sans exiger l’apo-théose. Pourquoi donc en France les écrivainsla prodiguent-ils en toute occasion ? Un ami dela liberté ne souffrirait jamais que la France fûtinsultée par aucun homme qui dépendît en riende l’autorité. N’entend-on pas dire à quelquesémigrés que le roi seul est la patrie, qu’on nepeut se fier aux Français, etc. ? Quelle est laconséquence de ces propos insensés ? quelleest-elle ? Qu’il faut gouverner la France par desarmées étrangères. Quel blasphème ! quel at-tentat ! Sans doute ces armées sont plus fortesque nous maintenant, mais elles n’auraient ja-mais l’assentiment volontaire d’un cœur fran-çais ; et, à quelque état que Bonaparte ait ré-duit la France, il y a dans un ministre, ami dela liberté, telle dignité de caractère, tel amourpour son pays, tel noble respect pour le mo-narque et pour la loi, qui écarteraient toutes

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les arrogances de la force armée, quels qu’enfussent les chefs. De tels ministres, ne se per-mettant jamais un acte arbitraire, ne seraientpoint dans la dépendance du militaire ; car,c’est bien plus pour établir le despotisme quepour défendre le pays, que les divers partisont courtisé les troupes de ligne. Bonaparte,comme dans les siècles de barbarie, prétendaitque tout le secret de l’ordre social consistaitdans les baïonnettes. Comment sans elles, di-ra-t-on, pourriez-vous faire marcher ensembleles protestants et les catholiques, les républi-cains et les Vendéens ? Tous ces éléments dediscorde existaient sous des noms différents enAngleterre, en 1688 ; mais l’invincible ascen-dant d’une constitution mise à flot par des pi-lotes habiles et sincères, a tout soumis à la loi.

Une assemblée de députés vraiment éluspar la nation exerce une puissance majes-tueuse ; et les ministres du monarque dansl’âme desquels on sentira l’amour de la patrieet de la liberté, trouveront partout des Français

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qui les aideront, même à leur insu ; parcequ’alors les opinions, et non les intérêts, for-meront le lien entre le gouvernement et lesgouvernés. Mais si vous chargez, ne cessonsde le répéter, les individus qui haïssent les ins-titutions libres, de les faire marcher, quelquehonnêtes qu’ils soient, quelque résolus qu’ilspuissent être à tenir leur promesse, sans cessele désaccord se fera sentir entre leur penchantinvolontaire et leur impérieux devoir.

Les artistes du dix-septième siècle ont peintLouis XIV en Hercule, avec une grande per-ruque sur la tête ; les doctrines surannées, re-produites à la tribune populaire, n’offrent pasune moindre disparate. Tout cet édifice desvieux préjugés qu’on veut rétablir en France,n’est qu’un château de cartes que le premiersouffle de vent doit abattre. Il n’y a que deuxforces à compter dans ce pays : l’opinion quiveut la liberté, et les troupes étrangères quiobéissent à leurs souverains : tout le reste n’estque bavardage.

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Ainsi donc, dès qu’un ministre dira que sesconcitoyens ne sont pas faits pour être libres,acceptez cet acte d’humilité pour sa part deFrançais, comme une démission de sa place ;car le ministre qui peut nier le vœu presqueuniversel de la France, la connaît trop mal pourêtre capable de diriger ses affaires.

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CHAPITRE XII.

Quelle devait être la conduite desamis de la liberté en 1814.

LES amis de la liberté, nous l’avons dit, pou-vaient seuls servir d’une manière efficace àl’établissement de la monarchie constitution-nelle en 1814 ; mais quel parti devaient-ilsprendre à cette époque ? Cette question, nonmoins importante que la première, mérite aus-si d’être traitée. Nous la discuterons sans dé-tours, puisque nous sommes nous-mêmes per-suadés qu’il était du devoir de tout bon Fran-çais de défendre la restauration et la charteconstitutionnelle.

Charles Fox, dans son histoire des deuxderniers rois de la maison des Stuarts, dit

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qu’une restauration est d’ordinaire la plus dan-gereuse et la plus mauvaise de toutes les ré-volutions. Il avait raison, en appliquant cettemaxime aux deux règnes de Charles II et deJacques II, dont il écrivait l’histoire ; il voyaitd’une part une dynastie nouvelle qui devaitsa couronne à la liberté, tandis que l’ancienneavait cru qu’on la dépouillait de son droit na-turel, en limitant le pouvoir absolu, et s’étaiten conséquence vengée de tous ceux qui enavaient eu la pensée. Le principe de l’hérédité,si indispensable en général au repos des états,y nuisait nécessairement dans cette circons-tance. Les Anglais ont donc fait très sagementd’appeler au trône la branche protestante ; leurconstitution ne se serait jamais établie sans cechangement. Mais, quand le hasard de l’héré-dité vous a donné pour monarque un hommetel que Louis XVIII, dont les études sérieuses etla placidité d’âme s’accordent volontiers avecla liberté constitutionnelle ; et lorsque d’unautre côté, le chef d’une dynastie nouvelle s’est

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montré pendant quinze années le despote leplus violent que l’on ait vu dans les temps mo-dernes, comment une telle combinaison peut-elle rappeler en rien le sage Guillaume III, et lesanguinaire et superstitieux Jacques II ?

Guillaume III, bien qu’il dût sa couronne àl’élection, trouvait souvent les manières de laliberté peu gracieuses ; et s’il l’avait pu, il seserait fait despote tout comme son beau-père.Les souverains d’ancienne date, il est vrai, secroient indépendants du choix des peuples ; lespapes aussi pensent qu’ils sont infaillibles ; lesnobles s’enorgueillissent de leur généalogie ;chaque homme et chaque classe a sa préten-tion disputée. Mais qu’avait-on à craindre deces prétentions en France maintenant ? L’on nepouvait redouter pour la liberté, dans la pre-mière époque de la restauration, que le mal-heur qui l’a frappée : un mouvement militaire,ramenant un chef despotique, dont le retour etla défaite servaient de motif et de prétexte àl’établissement des étrangers en France.

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Louis XVIII était essentiellement magistrat,par son esprit et par son caractère. Autant ilest absurde de regarder le passé comme le des-pote du présent, autant il est désirable d’ajou-ter, quand on le peut, l’appui de l’un au perfec-tionnement de l’autre. La chambre haute avaitl’avantage d’inspirer à quelques grands sei-gneurs le goût des institutions nouvelles. EnAngleterre, les ennemis les plus décidés dupouvoir arbitraire se trouvent parmi les patri-ciens du premier rang ; et ce serait un grandbonheur pour la France, si les nobles voulaientenfin aimer et comprendre les institutionslibres. Il y a des qualités attachées à uneillustre naissance dont il est heureux que l’étatprofite. Un peuple tout de bourgeois aurait dela peine à se constituer au milieu de l’Europe,à moins qu’il n’eût recours à l’aristocratie mili-taire, la plus funeste de toutes pour la liberté.

Les guerres civiles doivent finir par desconcessions mutuelles, et déjà l’on voyait lesgrands seigneurs se plier à la liberté pour plaire

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au roi ; la nation devait gagner du terrainchaque jour ; les limiers de la force, qui sententoù elle est, et se précipitent sur ses traces, nese rattachaient point alors aux royalistes exa-gérés. L’armée commençait à prendre un air li-béral : c’était, il est vrai, parce qu’elle regret-tait son ancienne influence dans l’état ; maisenfin la raison profitait de l’humeur ; l’on en-tendait des généraux de Bonaparte s’essayer àparler liberté de la presse, liberté individuelle,à prononcer ces mots dont ils avaient reçula consigne, mais qu’ils auraient fini par com-prendre, à force de les répéter.

Les hommes les plus respectables parmi lesmilitaires souffraient des défaites de l’armée,mais ils reconnaissaient la nécessité d’arrêterles représailles continuelles qui détruiraient àla fin la civilisation. Car si les Russes devaientvenger Moscou à Paris, et les Français Parisà Pétersbourg, les promenades sanglantes dessoldats à travers l’Europe anéantiraient les lu-mières et les jouissances de l’ordre social.

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D’ailleurs cette première entrée des étrangerseffaçait-elle les nombreux triomphes des Fran-çais ? Ils n’étaient-ils pas encore présents àl’Europe entière ? Ne parlait-elle pas de la bra-voure des Français avec respect ? et n’était-ilpas juste alors, quoique cela fût douloureux,que les Français à leur tour ressentissent lesdangers attachés à leurs injustes guerres ? En-fin l’irritation qui portait quelques individus àdésirer de voir renverser un gouvernementproposé par les étrangers, était-elle un sen-timent patriotique ? Certainement les nationseuropéennes n’avaient point pris les armespour rétablir les Bourbons sur le trône ; ainsil’on ne devait pas attribuer la coalition à l’an-cienne dynastie : on ne pouvait pas nier auxdescendants de Henri IV qu’ils ne fussent Fran-çais, et Louis XVIII s’était conduit comme teldans la négociation de la paix, lorsque, aprèstoutes les concessions faites avant son arrivée,il avait su conserver intact l’ancien territoirede France. Il n’était donc pas vrai de dire que

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l’orgueil national exigeât de nouvelles guerres ;la France avait encore beaucoup de gloire ; et,si elle avait su repousser Bonaparte, et deve-nir libre comme l’Angleterre, jamais elle n’au-rait vu les étendards britanniques flotter uneseconde fois sur ses remparts.

Aucune confiscation, aucun exil, aucune ar-restation illégale n’a eu lieu pendant dix mois :quels progrès en sortant de quinze ans de ty-rannie ! À peine si l’Angleterre est arrivée àce noble bonheur trente ans après la mort deCromwell ! Enfin il n’était pas douteux quedans la session suivante on n’eût décrété la li-berté de la presse. Or, l’on peut appliquer àcette loi, la première d’un état libre, les parolesde l’Écriture : « Que la lumière soit, et la lu-mière fut. »

La plus grande erreur de la charte, le moded’élection et les conditions d’éligibilité, étaitdéjà reconnue par tous les hommes éclairés,et des changements à cet égard auraient été

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la conséquence naturelle de la liberté de lapresse, puisqu’elle met toujours les grandes vé-rités en évidence : l’esprit, le talent d’écrire,l’exercice de la pensée, tout ce que le règnedes baïonnettes avait étouffé se remontrait pardegrés ; et, si l’on a parlé constitution à Bona-parte, c’est parce qu’on avait respiré pendantdix mois sous Louis XVIII.

Quelques vanités se plaignaient, quelquesimaginations étaient inquiètes, les écrivainsstipendiés, en parlant chaque jour à la nationde son bonheur, l’en faisaient douter ; maisquand les champions de la pensée seraient en-trés dans la lice, les Français auraient reconnula voix de leurs amis ; ils auraient appris dequels dangers l’indépendance nationale étaitmenacée ; quels motifs ils avaient de rester enpaix au dehors comme au dedans, et de rega-gner l’estime de l’Europe par l’exercice des ver-tus civiles. Les récits monotones des guerresse confondent dans la mémoire, ou se perdentdans l’oubli ; l’histoire politique des peuples

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libres de l’antiquité est encore présente à tousles esprits, et sert d’étude au monde depuisdeux mille ans.

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CHAPITRE XIII.

Retour de Bonaparte.

NON jamais je n’oublierai le moment oùj’appris par un de mes amis, le matin du 6 mars1815, que Bonaparte était débarqué sur lescôtes de France ; j’eus le malheur de prévoirà l’instant les suites de cet événement, tellesqu’elles ont eu lieu depuis, et je crus que laterre allait s’entr’ouvrir sous mes pas. Pendantplusieurs jours, après le triomphe de cethomme, le secours de la prière m’a manquécomplètement ; et, dans mon trouble, il mesemblait que la Divinité s’était retirée de laterre, et qu’elle ne voulait plus communiqueravec les êtres qu’elle y a mis.

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Je souffrais jusqu’au fond du cœur, par lescirconstances où je me trouvais personnelle-ment ; mais la situation de la France absorbaittoute autre pensée. Je dis à M. de Lavalette,que je rencontrai presque à l’heure même oùcette nouvelle retentissait autour de nous :« C’en est fait de la liberté si Bonapartetriomphe, et de l’indépendance nationale s’ilest battu. » L’événement n’a que trop justifié,ce me semble, cette triste prédiction.

L’on ne pouvait se défendre d’une inexpri-mable irritation, avant le retour et pendant levoyage de Bonaparte. Depuis un mois, tousceux qui ont quelque connaissance des révo-lutions sentaient l’air chargé d’orages ; on necessait d’en avertir les alentours du gouverne-ment ; mais plusieurs d’entre eux regardaientles amis inquiets de la liberté comme des re-laps qui croyaient encore à l’influence dupeuple, à la force des révolutions. Les plus mo-dérés parmi les aristocrates pensaient que lesaffaires publiques ne devaient regarder que les

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gouvernants, et qu’il était indiscret de s’en oc-cuper. On ne pouvait leur faire comprendreque, pour savoir ce qui se passe dans un paysoù l’esprit de la liberté fermente, il ne faut né-gliger aucun avis, n’être indifférent à aucunecirconstance, et se multiplier par l’activité, aulieu de se renfermer dans un silence mysté-rieux. Les partisans de Bonaparte étaient millefois mieux instruits sur toutes choses que lesserviteurs du roi ; car les bonapartistes, aussibien que leur maître, savaient de quelle impor-tance peut être chaque individu dans les tempsde trouble. Autrefois tout consistait dans leshommes en place ; maintenant, ceux qui sonthors du gouvernement agissent plus sur l’opi-nion que le gouvernement lui-même, et parconséquent prévoient mieux l’avenir.

Une crainte continuelle s’était emparée demon âme, plusieurs semaines avant le débar-quement de Bonaparte. Le soir, quand lesbeaux édifices de la ville étaient éclairés parles rayons de la lune, il me semblait que je

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voyais mon bonheur et celui de la Francecomme un ami malade, dont le sourire estd’autant plus aimable qu’il va nous quitterbientôt. Lors donc qu’on me dit que ce terriblehomme était à Cannes, je reculai devant cettecertitude comme devant un poignard ; mais,quand il ne fut plus possible d’y échapper, jene fus que trop assurée qu’il serait à Paris dansquinze jours. Les royalistes se moquaient decette terreur ; il fallait leur entendre dire quecet événement était le plus heureux du monde,parce qu’on allait être débarrassé de Bona-parte, parce que les deux chambres allaientsentir la nécessité de donner au roi un pouvoirabsolu, comme si cela se donnait ! Le despo-tisme, aussi bien que la liberté, se prend et nes’accorde pas. Je ne suis pas sûre que, parmiles ennemis de toute constitution, il ne s’en soitpas trouvé qui se réjouissaient du bouleverse-ment qui pouvait rappeler les étrangers, et lesengager à imposer à la France un gouverne-ment absolu.

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Trois jours se passèrent dans les espé-rances inconsidérées du parti royaliste. Enfin,le 9 mars, on nous dit qu’on ne savait rien dutélégraphe de Lyon, parce qu’un nuage avaitempêché de lire ce qu’il annonçait : je comprisce que c’était que ce nuage. J’allai le soir auxTuileries pour faire ma cour au roi ; en levoyant, il me sembla qu’à travers beaucoup decourage il avait une expression de tristesse ; etrien n’était plus touchant que sa noble résigna-tion dans un pareil moment. En sortant, j’aper-çus sur les parois de l’appartement les aiglesde Napoléon qu’on n’avait pas encore ôtées, etelles me paraissaient redevenues menaçantes.

Le soir, dans une société, une de ces jeunesdames qui avaient contribué avec tant d’autresà l’esprit de frivolité qu’on voulait opposer àl’esprit de faction, comme s’ils pouvaient lutterl’un contre l’autre ; une de ces jeunes damess’approcha de moi, et se mit à plaisanter surl’anxiété que je ne pouvais cacher : Quoi ! medit-elle, madame, pouvez-vous craindre que les

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Français ne se battent pas pour leur roi légitimecontre un usurpateur ? Comment, sans se com-promettre, répondre à cette phrase si bienfaite ? Mais, après vingt-cinq ans de révolu-tion, devait-on se flatter qu’une idée respec-table, mais abstraite, la légitimité, aurait plusd’empire sur les soldats que tous les souvenirsde leurs longues guerres ? En effet, aucund’eux ne lutta contre l’ascendant surnaturel dugénie des îles africaines ; ils appelèrent le tyranau nom de la liberté ; ils repoussèrent en sonnom le monarque constitutionnel ; ils atti-rèrent six cent mille étrangers au sein de laFrance, pour effacer l’humiliation de les y avoirvus pendant quelques semaines ; et cet hor-rible jour du premier de mars, ce jour où Bona-parte remit le pied sur le sol de France, fut plusfécond en malheurs qu’aucune époque de l’his-toire.

Je ne me livrerai point, comme on ne sel’est que trop permis, à des déclamations detout genre contre Napoléon. Il a fait ce qu’il

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était naturel de faire, en essayant de regagnerle trône qu’il avait perdu, et son voyage deCannes à Paris est une des plus grandesconceptions de l’audace que l’on puisse citerdans l’histoire. Mais que dire des hommeséclairés qui n’ont pas vu le malheur de laFrance et du monde dans la possibilité de sonretour ? On voulait un grand général, dira-t-on, pour se venger des revers que l’armée fran-çaise avait éprouvés. Dans ce cas, Bonaparten’aurait pas dû proclamer le traité de Paris ;car s’il ne pouvait pas reconquérir la barrièredu Rhin, sacrifiée par ce traité, à quoi servait-ild’exposer ce que la France possédait en paix ?Mais, répondra-t-on, l’intention secrète de Bo-naparte était de rendre à la France ses bar-rières naturelles. N’était-il pas certain alors quel’Europe devinerait cette intention, qu’elle secoaliserait pour la combattre, et que, surtout àcette époque, la France ne pouvait résister àl’Europe réunie ? Le congrès était encore ras-semblé ; et, bien que beaucoup de méconten-

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tements fussent motivés par plusieurs de sesrésolutions, se pouvait-il que les nations choi-sissent Bonaparte pour leur défenseur ? Était-ce celui qui les avait opprimées qu’elles pou-vaient opposer aux fautes de leurs princes ?Les nations étaient plus violentes que les roisdans la guerre contre Bonaparte ; et la France,en le reprenant pour chef, devait s’attirer lahaine des gouvernants et des peuples tout en-semble. Osera-t-on prétendre que ce fût pourles intérêts de la liberté qu’on rappelaitl’homme qui s’était montré pendant quinze ansle plus habile dans l’art d’être le maître, unhomme aussi violent que dissimulé ? On par-lait de sa conversion, et l’on trouvait des cré-dules à ce miracle ; certes, il fallait moins de foipour ceux de Mahomet. Les amis de la liber-té n’ont pu voir dans Bonaparte que la contre-révolution du despotisme, et le retour d’un an-cien régime plus récent, mais par cela mêmeplus redoutable ; car la nation était encoretoute façonnée à la tyrannie, et ni les principes,

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ni les vertus publiques n’avaient eu le tempsde reprendre racine. Les intérêts personnelsseuls, et non les opinions, ont conspiré pour leretour de Bonaparte, et des intérêts forcenésqui s’aveuglaient sur leurs propres périls, et necomptaient pour rien le sort de la France.

Les ministres étrangers ont appelé l’arméefrançaise une armée parjure, et ce mot ne peutse supporter. L’armée qui abandonnaJacques II pour Guillaume III était donc par-jure aussi, et de plus, on se ralliait en An-gleterre au gendre et à la fille pour détrônerle père, circonstance plus cruelle encore. Ehbien, dira-t-on, soit : les deux armées ont trahileur devoir. Je n’accorde pas même la com-paraison : les soldats français, pour la plupartau-dessous de quarante ans, ne connaissaientpas les Bourbons, et ils s’étaient battus depuisvingt années sous les ordres de Bonaparte ;pouvaient-ils tirer sur leur général ? Et, dèsqu’ils ne tiraient pas sur lui, ne devaient-ils pasêtre entraînés à le suivre ? Les hommes vrai-

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ment coupables sont ceux qui, après s’être ap-prochés de Louis XVIII, après en avoir obte-nu des grâces, et lui avoir fait des promesses,ont pu se réunir à Bonaparte ; le mot, l’horriblemot de trahison est fait pour ceux-là ; mais ilest cruellement injuste de l’adresser à l’arméefrançaise. Les gouvernements qui ont mis Bo-naparte dans le cas de revenir, doivent s’accu-ser de son retour. Car de quel sentiment na-turel se serait-on servi, pour persuader à dessoldats qu’ils devaient tuer le général qui lesavait conduits vingt fois à la victoire ? le gé-néral que les étrangers avaient destitué, quis’était battu contre eux avec les Français, il yavait à peine une année ? Toutes les réflexionsqui nous faisaient haïr cet homme et chérirle roi n’étaient à la portée ni des soldats, nides officiers du second ordre. Ils avaient étéfidèles quinze ans à l’empereur, cet empereurs’avançait vers eux sans défense ; il les appelaitpar leur nom, il leur parlait des batailles qu’ilsavaient gagnées avec lui : comment pouvaient-

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ils résister ? Dans quelques années, le nom duroi, les bienfaits de la liberté, devaient captivertous les esprits, et les soldats auraient apprisde leurs parents à respecter le bonheur public.Mais il y avait à peine dix mois que Bonaparteétait éloigné, et son départ datait d’un événe-ment qui devait désespérer les guerriers, l’en-trée des étrangers dans la capitale de laFrance. Mais, diront encore les accusateurs denotre pays, si l’armée est excusable, que pen-serez-vous des paysans, des habitants desvilles qui ont accueilli Bonaparte ? Je feraidans la nation la même distinction que dansl’armée. Les hommes éclairés n’ont pu voirdans Bonaparte qu’un despote ; mais, par unconcours de circonstances bien funestes, on aprésenté ce despote au peuple comme le dé-fenseur de ses droits. Tous les biens acquis parla révolution, auxquels la France ne renonce-ra jamais volontairement, étaient menacés parles continuelles imprudences du parti qui veutrefaire la conquête des Français, comme s’ils

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étaient encore des Gaulois ; et la partie de lanation qui craignait le plus le retour de l’ancienrégime, a cru voir dans Bonaparte un moyende s’en préserver. La plus fatale combinaisonqui pût accabler les amis de la liberté, c’étaitqu’un despote se mît dans leurs rangs, se pla-çât, pour ainsi dire, à leur tête, et que les en-nemis de toute idée libérale eussent un pré-texte pour confondre les violences populairesavec les maux du despotisme, et faire ainsipasser la tyrannie sur le compte de la libertémême. Il est résulté de cette fatale combinai-son, que les Français ont été haïs par les sou-verains pour avoir voulu être libres, et par lesnations pour n’avoir pas su l’être. Sans douteil a fallu de grandes fautes pour amener un telrésultat ; mais les injures que ces fautes ontprovoquées plongeraient toutes les idées dansla confusion, si l’on n’essayait pas de montrerque les Français, comme tout autre peuple, ontété victimes des circonstances qu’amènent lesgrands bouleversements dans l’ordre social.

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Si l’on veut toutefois blâmer, n’y aurait-ildonc rien à dire sur ces royalistes qui se sontlaissé enlever le roi sans qu’une amorce ait étébrûlée pour le défendre ? Certes, ils doivent serallier aux institutions nouvelles, puisqu’il estsi manifeste qu’il ne reste plus rien à l’aristo-cratie de son ancienne énergie. Ce n’est pasassurément que les gentilshommes ne soient,comme tous les Français, de la plus brillantebravoure, mais ils se perdent par la confiance,dès qu’ils sont les plus forts, et par le décou-ragement, dès qu’ils sont les plus faibles : leurconfiance aveugle vient de ce qu’ils ont fait undogme de la politique, et qu’ils se fient commeles Turcs au triomphe de leur foi. La cause deleur découragement, c’est que les trois quartsde la nation française étant à présent pour legouvernement représentatif, dès que les adver-saires de ce système n’ont pas six cent millebaïonnettes étrangères à leur service, ils sontdans une telle minorité, qu’ils perdent tout es-poir de se défendre. S’ils voulaient bien traiter

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avec la raison, ils redeviendraient ce qu’ilsdoivent être, alternativement l’appui du peupleet celui du trône.

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CHAPITRE XIV.

De la conduite de Bonaparte à sonretour.

SI c’était un crime de rappeler Bonaparte,c’était une niaiserie de vouloir masquer un telhomme en roi constitutionnel ; du momentqu’on le reprenait, il fallait lui donner la dic-tature militaire, rétablir la conscription, fairelever la nation en masse, enfin ne pas s’em-barrasser de la liberté, quand l’indépendanceétait compromise. L’on déconsidérait nécessai-rement Bonaparte, en lui faisant tenir un lan-gage tout contraire à celui qui avait été le sienpendant quinze ans. Il était clair qu’il ne pou-vait proclamer des principes si différents deceux qu’il avait suivis, quand il était tout-puis-sant, que parce qu’il y était forcé par les cir-

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constances ; or, qu’est-ce qu’un tel homme,quand il se laisse forcer ? La terreur qu’il inspi-rait, la puissance qui résultait de cette terreurn’existaient plus ; c’était un ours muselé qu’onentendait murmurer encore, mais que sesconducteurs faisaient danser à leur façon. Aulieu d’obliger à parler constitution, pendant desheures entières, un homme qui avait en hor-reur les idées abstraites et les barrières légales,il fallait qu’il fût en campagne quatre joursaprès son arrivée à Paris, avant que les prépa-ratifs des alliés fussent faits, et surtout pendantque l’étonnement causé par son retour ébran-lait encore les imaginations. Il fallait qu’il sou-levât les passions des Italiens et des Polonais ;qu’il promît aux Espagnols d’expier ses fautes,en leur rendant leurs cortès ; enfin, qu’il prît laliberté comme arme et non comme entrave.

Quiconque est loup agisse en loup,C’est le plus certain de beaucoup.

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Quelques amis de la liberté, cherchant à sefaire illusion à eux-mêmes, ont voulu se justi-fier de se rattacher à Bonaparte en lui faisantsigner une constitution libre ; mais il n’y avaitpoint d’excuse pour servir Bonaparte ailleursque sur le champ de bataille. Une fois les étran-gers aux portes de la France, il fallait leur endéfendre l’entrée : l’estime de l’Europe elle-même ne se regagnait qu’à ce prix. Mais c’étaitdégrader les principes de la liberté que d’enentourer un ci-devant despote ; c’était mettrede l’hypocrisie dans les plus sincères des vé-rités humaines. En effet, comment Bonaparteaurait-il supporté la constitution qu’on lui fai-sait proclamer ? Lorsque des ministres respon-sables se seraient refusés à sa volonté, qu’enaurait-il fait ? et si ces mêmes ministresavaient été sévèrement accusés par les dépu-tés pour lui avoir obéi, comment aurait-ilcontenu le mouvement involontaire de samain, pour faire signe à ses grenadiers d’allerune seconde fois chasser à coups de baïon-

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nettes les représentants d’une autre puissanceque la sienne ?

Quoi ! cet homme aurait lu tous les matinsdans les journaux des insinuations sur ses dé-fauts, sur ses erreurs ! Des plaisanteries se se-raient approchées de sa patte impériale, et iln’aurait pas frappé ! Aussi l’a-t-on vu souventprêt à rentrer dans son véritable caractère ;et, puisque tel était ce caractère, il ne pouvaittrouver de force qu’en le montrant. Le jacobi-nisme militaire, l’un des plus grands fléaux dumonde, s’il était encore possible, était l’uniqueressource de Bonaparte. Quand il a prononcéles mots de loi et de liberté, l’Europe s’est ras-surée : elle a senti que ce n’était plus son an-cien et terrible adversaire.

Une grande faute aussi qu’on a fait com-mettre à Bonaparte, c’est l’établissement d’unechambre des pairs. L’imitation de la constitu-tion anglaise, si souvent recommandée, avaitenfin saisi les esprits français, et, comme tou-

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jours, ils ont porté cette idée à l’extrême ; carune pairie ne peut pas plus se créer du soirau lendemain qu’une dynastie ; il faut, pourune hérédité dans l’avenir, une hérédité précé-dente. Vous pouvez sans doute, je le répète, as-socier des noms nouveaux aux noms anciens,mais il faut que la couleur du passé se fondeavec le présent. Or, que signifiait cette anti-chambre des pairs, dans laquelle se plaçaienttous les courtisans de Bonaparte ? Il y en avaitparmi eux de fort estimables ; mais on en pou-vait citer dont les fils auraient demandé qu’onleur épargnât le nom de leur père, au lieu deleur en assurer la continuité. Quel élémentpour fonder l’aristocratie d’un état libre, cellequi doit mériter les égards du monarque aussibien que du peuple ! Un roi fait pour être res-pecté volontairement trouve sa sécurité dansla liberté nationale ; mais un chef redouté,qu’une moitié de la nation repousse, et quel’autre n’appelle que pour en obtenir des vic-toires, pourquoi cherchait-il un genre d’estime

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qu’il ne pouvait jamais obtenir ? Bonaparte, aumilieu de toutes les entraves qu’on lui a impo-sées, n’a pu montrer le génie qui lui restait en-core ; il laissait faire, il ne commandait plus.Ses discours portaient l’empreinte d’un pres-sentiment funeste, soit qu’il connût la force deses ennemis, soit qu’il s’impatientât de n’êtrepas le maître absolu de la France. L’habitudede la dissimulation, qui a toujours été dans soncaractère, l’a perdu dans cette occasion ; il ajoué un rôle de plus avec sa facilité accou-tumée ; mais la circonstance était trop gravepour s’en tirer par la ruse, et l’action franchede son despotisme et de son impétuosité pou-vait seule lui donner une chance de succès aumoins momentanés.

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CHAPITRE XV.

De la chute de Bonaparte.

JE n’ai point encore parlé du guerrier qui afait pâlir la fortune de Bonaparte, de celui qui,depuis Lisbonne jusqu’à Waterloo, l’a poursui-vi comme cet adversaire de Macbeth, qui de-vait avoir des dons surnaturels pour le vaincre.Ces dons surnaturels ont été le plus noble dés-intéressement, une inébranlable justice, des ta-lents qui prenaient leur source dans l’âme, etune armée d’hommes libres. Si quelque chosepeut consoler la France d’avoir vu les Anglaisau sein de sa capitale, c’est qu’elle aura dumoins appris ce que la liberté les a faits. Legénie militaire de lord Wellington ne sauraitêtre l’œuvre de la constitution de son pays ;mais la modération, mais la noblesse de sa

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conduite, la force qu’il a puisée dans ses ver-tus, lui viennent de l’air moral de l’Angleterre ;et ce qui met le comble à la grandeur de cepays et de son général, c’est que, tandis quesur le sol ébranlé de la France les exploits deBonaparte ont suffi pour en faire un despotesans frein, celui qui l’a vaincu, celui qui n’apas encore fait une faute, ni perdu l’occasiond’un triomphe, Wellington ne sera dans sa pa-trie qu’un citoyen sans pareil, mais aussi sou-mis à la loi que le plus obscur des hommes.

J’oserai le dire cependant, notre Francen’aurait peut-être pas succombé, si tout autreque Bonaparte en eût été le chef. Il était trèshabile dans l’art de commander une armée,mais il ne lui était pas donné de rallier unenation. Le gouvernement révolutionnaire lui-même s’entendait mieux à faire naître l’enthou-siasme, qu’un homme qui ne pouvait être ad-miré que comme individu, mais jamais commedéfenseur d’un sentiment ni d’une idée. Lessoldats se sont très bien battus pour Bona-

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parte, mais la France, à son retour, a peu faitpour lui. D’abord, il y avait un parti nombreuxcontre Bonaparte, un parti nombreux pour leroi, qui ne croyait pas devoir résister auxétrangers. Mais quand on aurait pu convaincretous les Français que, dans quelque situationque ce soit, le devoir d’un citoyen est de dé-fendre l’indépendance de la patrie, personnene se bat avec toute l’énergie dont il est ca-pable, quand il s’agit seulement de repousserun mal, et non d’obtenir un bien. Le lendemaindu triomphe sur l’étranger, on était certaind’être asservi dans l’intérieur ; la double forcequi aurait fait repousser l’ennemi et renverserle despote, n’existait plus dans une nation quin’avait conservé que du nerf militaire ; ce quine ressemble point à l’esprit public.

D’ailleurs, parmi ses adhérents mêmes, Bo-naparte a recueilli les fruits amers de la doc-trine qu’il avait semée. Il n’avait exalté quele succès, il n’avait préconisé que les circons-tances ; dès qu’il s’agissait d’opinion, de dé-

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vouement, de patriotisme, la peur qu’il avaitde l’esprit de liberté le portait à tourner enridicule tous les sentiments qui pouvaient yconduire. Il n’y a pourtant que ces sentimentsqui donnent de la persévérance, qui rattachentau malheur ; il n’y a que ces sentiments dontla puissance soit électrique, et qui forment uneassociation d’une extrémité d’un pays à l’autre,sans qu’on ait besoin de se parler pour êtred’accord. Si l’on examine les divers intérêts despartisans de Bonaparte et de ses adversaires,on s’expliquera tout de suite les motifs de leursdissentiments. Dans le midi comme dans lenord, les villes de fabriques étaient pour lui ;les ports de mer étaient contre lui, parce quele blocus continental avait favorisé les manu-factures, et détruit le commerce. Toutes les dif-férentes classes des défenseurs de la révolu-tion pouvaient, à quelques égards, préférer lechef dont l’illégitimité même était une garan-tie, puisqu’elle le plaçait en opposition avec lesanciennes doctrines politiques : mais le carac-

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tère de Bonaparte est si contraire aux institu-tions libres, que ceux de leurs partisans qui ontcru devoir se rattacher à lui, ne l’ont pas secon-dé de tous leurs moyens, parce qu’ils ne lui ap-partenaient pas de toute leur âme ; ils avaientune arrière-pensée, une arrière-espérance. S’ilrestait, ce qui est fort douteux, une ressource àla France, lorsqu’elle avait provoqué l’Europe,ce ne pouvait être que la dictature militaireou la république. Mais rien n’était plus insenséque de fonder une résistance désespérée sur unmensonge : on n’a jamais le tout d’un hommeavec cela.

Le même système d’égoïsme qui a toujoursguidé Bonaparte, l’a porté à vouloir à tout prixune grande victoire, au lieu d’essayer un sys-tème défensif qui convenait peut-être mieux àla France, surtout si l’esprit public l’avait sou-tenu. Mais il arrivait en Belgique, à ce qu’ondit, portant dans sa voiture un sceptre, unmanteau, enfin, tous les hochets de l’empire ;car il ne s’entendait bien qu’à cette espèce de

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pompe mêlée de charlatanisme. Quand Napo-léon revint à Paris après sa bataille perdue,il n’avait sûrement aucune idée d’abdiquer, etson but était de demander aux deux chambresdes secours en hommes et en argent, pour es-sayer une nouvelle lutte. Elles auraient dû toutaccorder dans cette circonstance, plutôt quede céder aux puissances étrangères. Mais, siles chambres ont peut-être eu tort, arrivées àcette extrémité, d’abandonner Bonaparte, quedire de la manière dont il s’est abandonné lui-même ?

Quoi ! cet homme qui venait d’ébranler en-core l’Europe par son retour, envoie sa démis-sion comme un simple général ! il n’essaye pasde résister ! Il y a une armée française sousles murs de Paris, elle veut se battre contreles étrangers, et il n’est pas avec elle, commechef ou comme soldat ! Elle se retire derrièrela Loire, et il traverse cette Loire pour allers’embarquer, pour mettre sa personne en sûre-

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té, quand c’est par son propre flambeau que laFrance est embrasée !

On ne saurait se permettre d’accuser Bona-parte de manque de bravoure dans cette cir-constance, non plus que dans celles de l’annéeprécédente. Il n’a pas commandé l’armée fran-çaise pendant vingt années sans s’être montrédigne d’elle. Mais il est une fermeté d’âme quela conscience peut seule donner ; et Bonaparte,au lieu de cette volonté indépendante des évé-nements, avait une sorte de foi superstitieuseà la fortune, qui ne lui permettait pas de mar-cher sans elle. Du jour où il a senti que c’étaitbien le malheur qui s’emparait de lui, il n’apas lutté ; du jour où sa destinée a été ren-versée, il ne s’est plus occupé de celle de laFrance. Bonaparte s’était intrépidement expo-sé à la mort dans la bataille, mais il n’a pointvoulu se la donner à lui-même, et cette résolu-tion n’est pas sans quelque dignité. Cet hommea vécu pour donner au monde la leçon de mo-rale la plus frappante, la plus sublime dont

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les peuples aient jamais été témoins. Il sembleque la Providence ait voulu, comme un sévèrepoète tragique, faire ressortir la punition d’ungrand coupable des forfaits mêmes de sa vie.

Bonaparte qui, pendant dix ans, avait sou-levé le monde contre le pays le plus libre etle plus religieux que l’ordre social européenait encore formé, contre l’Angleterre, se remetentre ses mains ; lui qui, pendant dix ans,l’avait chaque jour outragée, en appelle à sagénérosité ; enfin, lui qui ne parlait des loisqu’avec mépris, qui ordonnait si légèrementdes emprisonnements arbitraires, invoque la li-berté des Anglais, et veut s’en faire un bouclier.Ah ! que ne la donnait-il à la France cette liber-té ! ni lui ni les Français ne se seraient trouvésà la merci des vainqueurs.

Soit que Napoléon vive ou périsse, soit qu’ilreparaisse ou non sur le continent de l’Europe,un seul motif nous excite à parler encore delui ; c’est l’ardent désir que les amis de la liber-

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té en France séparent entièrement leur causede la sienne, et qu’on se garde de confondreles principes de la révolution avec ceux du ré-gime impérial. Il n’est point, je crois l’avoirmontré, de contre-révolution aussi fatale à laliberté que celle qu’il a faite. S’il eût été d’uneancienne dynastie, il aurait poursuivi l’égalitéavec un acharnement extrême, sous quelqueforme qu’elle pût se présenter ; il a fait sa couraux prêtres, aux nobles et aux rois, dans l’es-poir de se faire accepter pour monarque légi-time ; il est vrai qu’il leur disait quelquefois desinjures, et leur faisait du mal, quand il s’aperce-vait qu’il ne pouvait entrer dans la confédéra-tion du passé ; mais ses penchants étaient aris-tocrates jusqu’à la petitesse. Si les principes dela liberté succombent en Europe, c’est parcequ’il les a déracinés de la tête des peuples ;il a partout relevé le despotisme, en lui don-nant pour appui la haine des nations contreles Français ; il a défait l’esprit humain, en im-posant, pendant quinze ans, à ses folliculaires,

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l’obligation d’écrire et de développer tous lessystèmes qui pouvaient égarer la raison etétouffer les lumières. Il faut des gens de mériteen tout genre pour établir la liberté ; Bonaparten’a voulu d’hommes supérieurs que parmi lesmilitaires, et jamais sous son règne une répu-tation civile n’a pu se fonder.

Au commencement de la révolution, unefoule de noms illustres honoraient la France ;et c’est un des principaux caractères d’unsiècle éclairé que d’avoir beaucoup d’hommesremarquables, mais difficilement un hommeau-dessus de tous les autres. Bonaparte a sub-jugué le siècle à cet égard, non qu’il lui fût su-périeur en lumières, mais au contraire parcequ’il avait quelque chose de barbare à la façondu moyen âge ; il apportait de la Corse unautre siècle, d’autres moyens, un autre carac-tère que tout ce que nous avions en France ;cette nouveauté même a favorisé son ascen-dant sur les esprits ; Bonaparte est seul là où

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il règne, et nulle autre distinction n’est conci-liable avec la sienne.

On peut penser diversement sur son génieet sur ses qualités ; il y a quelque chose d’énig-matique dans cet homme qui prolonge la cu-riosité. Chacun le peint sous d’autres couleurs,et chacun peut avoir raison, du point de vuequ’il choisit ; qui voudrait concentrer son por-trait en peu de mots, n’en donnerait qu’unefausse idée. Pour arriver à quelque ensemble, ilfaut suivre diverses routes : c’est un labyrinthe,mais un labyrinthe qui a un fil, l’égoïsme. Ceuxqui l’ont connu personnellement peuvent luitrouver dans son intérieur un genre de bontédont le monde assurément ne s’est pas res-senti. Le dévouement de quelques amis vrai-ment généreux est ce qui parle le plus en safaveur. Le temps éclaircira les divers traits deson caractère ; et ceux qui veulent admirer touthomme extraordinaire, sont en droit de le trou-ver tel. Mais il n’a pu, mais il ne pourrait appor-ter que la désolation à la France.

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Dieu nous en préserve donc, et pour jamais.Mais que l’on se garde d’appeler bonapartistesceux qui soutiennent les principes de la libertéen France ; car, avec bien plus de raison, onpourrait attribuer ce nom aux partisans du des-potisme, à ceux qui proclament les maximespolitiques de l’homme qu’ils proscrivent ; leurhaine contre lui n’est qu’une dispute d’intérêts,et le véritable amour des pensées généreusesn’y a point de part.

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CHAPITRE XVI.

De la déclaration des droits procla-mée par la chambre des représen-

tants, le 5 juillet 1815.

BONAPARTE a signé sa seconde abdicationle 22 juin 1815, et le 8 du mois suivant lestroupes étrangères sont entrées dans la capi-tale. Pendant cet intervalle bien court, les par-tisans de Napoléon ont absorbé beaucoup detemps précieux à vouloir, contre le vœu natio-nal, assurer la couronne à son fils. La chambredes représentants, d’ailleurs, renfermait dansson sein beaucoup d’hommes qui n’auraientsûrement pas été élus sans l’influence de l’es-prit de parti : néanmoins il suffisait que, pourla première fois, depuis quinze ans, six centsFrançais, choisis d’une manière quelconque

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par le peuple, fussent réunis et délibérassenten public, pour qu’on vît reparaître l’esprit deliberté et le talent de la parole. Des hommes,tout à fait nouveaux dans la carrière politiqueont improvisé, à la tribune avec une supérioritéremarquable ; d’autres, qu’on n’avait pas en-tendus pendant le règne de Bonaparte, ont re-trouvé leur ancienne vigueur ; et cependant, jele répète, on voyait là des députés que la na-tion livrée à elle-même n’eût jamais acceptés.Mais telle est la force de l’opinion, quand onse sent en sa présence ; tel est l’enthousiasmequ’inspire une tribune d’où l’on se fait entendreà tous les esprits éclairés de l’Europe, que desprincipes sacrés, obscurcis par de longues an-nées de despotisme, ont reparu en moins dequinze jours ; et dans quelles circonstancesont-ils reparu ! quand des factions de toute es-pèce s’agitaient dans l’assemblée même, etquand trois cent mille soldats étrangers étaientsous les murs de Paris.

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Un bill des droits, car j’aime à me servirdans cette occasion de l’expression anglaise,elle ne rappelle que des souvenirs heureux etrespectables ; un bill des droits fut proposé etadopté au milieu de ce désastre, et dans le peude mots qu’on va lire, il existe une puissanceimmortelle, la vérité(7).

Je m’arrête à ce dernier acte, qui a précédéde quelques jours l’envahissement total de laFrance par les armées étrangères : c’est là queje finis mes Considérations historiques. Et eneffet il n’y a plus de France, tant que les arméesétrangères occupent notre territoire. Tournonsnos regards, avant de finir, vers les idées gé-nérales qui nous ont servi de guide pendant lecours de cet ouvrage ; et présentons, s’il nousest possible, le tableau de cette Angleterre quenous n’avons cessé d’offrir pour modèle aux lé-gislateurs français, en les accusant toutes lesfois qu’ils s’en sont écartés.

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SIXIÈME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Les Français sont-ils faits pour êtrelibres ?

LES Français ne sont pas faits pour êtrelibres, dit un certain parti parmi les Français,qui veut bien faire les honneurs de la nation,au point de la représenter comme la plus mi-sérable des associations d’hommes. Qu’y a-t-il en effet de plus misérable que de n’être ca-pable ni de respect pour la justice, ni d’amourde la patrie, ni de force d’âme, vertus dont laréunion, dont une seule peut suffire pour être

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digne de la liberté ? Les étrangers ne manquentpas de s’emparer d’un tel propos, et de s’englorifier, comme s’ils étaient d’une plus noblerace que les Français. Cette ridicule assertionne signifie pourtant qu’une chose, c’est qu’ilconvient à de certains privilégiés d’être recon-nus pour les seuls qui puissent gouverner sage-ment la France, et de considérer le reste de lanation comme des factieux.

C’est sous un point de vue plus philoso-phique et plus impartial que nous examineronsce qu’on entend par un peuple fait pour êtrelibre. Je répondrai simplement : C’est celui quiveut l’être. Car je ne crois pas qu’il y ait dansl’histoire l’exemple d’une volonté de nation quin’ait pas été accomplie. Les institutions d’unpays, toutes les fois qu’elles sont au-dessousdes lumières qui y sont répandues, tendent né-cessairement à s’élever au même niveau. Or,depuis la vieillesse de Louis XIV jusqu’à la ré-volution française, l’esprit et la force ont étéchez les particuliers, et le déclin dans le gou-

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vernement. Mais, dira-t-on, les Français, pen-dant la révolution, n’ont pas cessé d’errer entreles folies et les forfaits. S’il en était ainsi, il fau-drait s’en prendre, je ne saurais trop le répé-ter, à leurs anciennes institutions politiques ;car ce sont elles qui avaient formé la nation ;et si elles étaient de nature à n’éclairer qu’uneclasse d’hommes, et à dépraver la masse, ellesne valaient assurément rien. Mais le sophismedes ennemis de la raison humaine, c’est qu’ilsveulent qu’un peuple possède les vertus de laliberté avant de l’avoir obtenue ; tandis qu’ilne peut acquérir ces vertus qu’après avoir jouide la liberté, puisque l’effet ne saurait précéderla cause. La première qualité d’une nation quicommence à se lasser des gouvernements ex-clusifs et arbitraires, c’est l’énergie. Les autresvertus ne peuvent être que le résultat gradueld’institutions qui aient duré assez longtempspour former l’esprit public. Il y a eu des pays,comme l’ancienne Égypte, où la religion,s’étant identifiée avec la politique, a imprimé

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aux mœurs et aux habitudes des hommes uncaractère passif et stationnaire. Mais en géné-ral on voit les nations se perfectionner, ou sedétériorer suivant la nature de leur gouverne-ment. Rome n’a point changé de climat, et ce-pendant depuis les Romains jusqu’aux Italiensde nos jours, on peut parcourir toute l’échelledes modifications que les hommes subissentpar la diversité des gouvernements. Sansdoute, ce qui constitue la dignité d’un peuple,c’est de savoir se donner le régime qui luiconvient ; mais cette œuvre peut rencontrer degrands obstacles ; et l’un des plus grands estsans doute la coalition des vieux états euro-péens pour arrêter le progrès des idées nou-velles. Il faut donc juger avec impartialité lesdifficultés et les efforts, avant de prononcerqu’un peuple n’est pas fait pour être libre, cequi dans le fond est une phrase vide de sens :car peut-il exister des hommes auxquels la sé-curité, l’émulation, le développement paisiblede leur industrie, et la jouissance non troublée

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des fruits de leurs travaux, ne conviennentpas ? Et si une nation était condamnée par unemalédiction du ciel à ne pratiquer jamais nila justice ni la morale publique, pourquoi unepartie de cette nation se croirait-elle exemptede la malédiction prononcée sur la race ? Sitous sont également incapables d’aucune ver-tu, quelle partie contraindra l’autre à en avoir ?

Depuis vingt-cinq ans, dit-on encore, il n’ya pas eu un gouvernement fondé par la révo-lution, qui ne se soit montré fou ou méchant.Soit, mais la nation a été sans cesse agitéepar les troubles civils, et toutes les nationsdans cet état se ressemblent. Il existe dansl’espèce humaine des dispositions qui se re-trouvent toujours, quand les mêmes circons-tances les produisent au-dehors. Mais, s’il n’ya pas eu une époque de la révolution à laquellele crime n’ait eu sa part, il n’y en a pas une aus-si où de grandes vertus ne se soient dévelop-pées. L’amour de la patrie, la volonté d’assu-rer son indépendance à tout prix, se sont ma-

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nifestés constamment dans le parti patriote ; etsi Bonaparte n’avait pas énervé l’esprit public,en introduisant le goût de l’argent et des hon-neurs, nous aurions vu sortir des miracles ducaractère intrépide et persévérant de quelques-uns des hommes de la révolution. Les ennemismêmes des institutions nouvelles, les Ven-déens, ont montré le caractère qui fait leshommes libres. Quand on leur offrira la libertésous ses véritables traits, ils s’y rallieront. Unerésolution vive et un esprit ardent existent etexisteront toujours en France. Il y a des âmespuissantes parmi ceux qui veulent la liberté, ily en a parmi les jeunes gens qui s’avancent,les uns dégagés des préjugés de leurs pères, lesautres innocents de leurs crimes. Quand toutse voit, quand tout se sait de l’histoire d’une ré-volution ; quand les intérêts les plus actifs ex-citent les plus violentes passions, il semble auxcontemporains que rien de pareil n’ait souillé laface de la terre. Mais, quand on se rappelle lesguerres de religion en France, et les troubles de

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l’Angleterre, on aperçoit sous d’autres formesle même esprit de parti, et les mêmes forfaitsproduits par les mêmes passions.

Il me semble impossible de séparer le be-soin d’un perfectionnement social du désir des’améliorer soi-même ; et, pour me servir dutitre de l’ouvrage de Bossuet, dans un sens dif-férent de celui qu’il lui donne, la politique estsacrée, parce qu’elle renferme tous les mobilesqui agissent sur les hommes en masse, et lesrapprochent ou les éloignent de la vertu.

Nous ne pouvons nous le dissimuler cepen-dant, l’on n’a encore acquis en France que peud’idées de justice. On n’imagine pas qu’un en-nemi puisse avoir droit à la protection des lois,quand il est vaincu. Mais dans un pays où, pen-dant si longtemps, la faveur et la disgrâce ontdisposé de tout, comment saurait-on ce quec’est que des principes ? Le règne des cours n’apermis aux Français que le développement desvertus militaires. Une classe très resserrée se

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mêlait seule des affaires civiles ; et la masse dela nation, n’ayant rien à faire, n’a rien appris,et ne s’est point exercée aux vertus politiques.L’une des merveilles de la liberté anglaise, c’estla multitude d’hommes qui s’occupent des in-térêts de chaque ville, de chaque province, etdont l’esprit et le caractère sont formés parles occupations et les devoirs de citoyen. EnFrance, on n’avait l’occasion de s’exercer qu’àl’intrigue, et il faut longtemps avant d’oubliercette malheureuse science.

L’amour de l’argent, des titres, enfin detoutes les jouissances et de toutes les vanitéssociales, a reparu sous le règne de Bonaparte :c’est le cortège du despotisme. Dans les fu-reurs de la démagogie, au moins la corruptionn’était de rien ; et, sous Bonaparte lui-même,plusieurs guerriers sont restés dignes, par leurdésintéressement, du respect que les étrangersont pour leur courage.

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Sans reprendre ici la malheureuse histoirede nos désastres, disons-le donc hardiment, ily a dans la nation française de l’énergie, de lapatience dans les maux, de l’audace dans l’en-treprise, en un mot de la force ; et les écarts enseront toujours à craindre, jusqu’à ce que desinstitutions libres fassent de cette force aus-si de la vertu. De certaines idées communes,mises en circulation, sont souvent ce qui égarele plus le bon sens public, parce que la plupartdes hommes les prennent pour des vérités. Il ya si peu de mérite à les trouver, qu’on est ten-té de croire que la raison seule peut les faireadopter à tant de gens. Mais, dans les temps departi, les mêmes intérêts inspirent les mêmesdiscours, sans qu’ils acquièrent plus de véritéla centième fois qu’on les prononce.

Les Français, dit-on, sont frivoles, les An-glais sont sérieux, les Français sont vifs, lesAnglais sont graves ; donc il faut que les pre-miers soient gouvernés despotiquement, etque les autres jouissent de la liberté. Il est

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vrai que si les Anglais luttaient encore pourcette liberté, on leur trouverait mille défautsqui s’y opposeraient ; mais le fait chez eux a ré-futé l’argument. Dans notre France les troublessont apparents, tandis que les motifs de cestroubles ne peuvent être compris que par leshommes qui pensent. Les Français sont fri-voles, parce qu’ils ont été condamnés à ungenre de gouvernement qui ne pouvait se sou-tenir qu’en encourageant la frivolité ; et, quantà la vivacité, les Français en ont dans l’espritbien plus que dans le caractère. Il y a chezles Anglais une impétuosité d’une nature beau-coup plus violente ; et leur histoire en offreune foule de preuves. Qui aurait pu croire, ily a moins de deux siècles, que jamais un gou-vernement régulier pût s’établir chez ces fac-tieux insulaires ? On ne cessait alors, sur lecontinent, de les en déclarer incapables. Ilsont déposé, tué, renversé plus de rois, plus deprinces et plus de gouvernements que le restede l’Europe ensemble ; et cependant ils ont en-

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fin obtenu le plus noble, le plus brillant et leplus religieux ordre social qui soit dans l’an-cien monde. Tous les pays, tous les peuples,tous les hommes, sont propres à la liberté parleurs qualités différentes : tous y arrivent ou yarriveront à leur manière.

Mais, avant d’essayer de peindre l’admi-rable monument de la grandeur morale del’homme que l’Angleterre nous présente, jetonsun coup d’œil sur quelques époques de son his-toire, semblables en tout à celles de la révo-lution française. Peut-être se réconciliera-t-onavec les Français, quand on verra en eux lesAnglais d’hier.

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CHAPITRE II.

Coup d’œil sur l’histoire d’Angle-terre.

IL m’est pénible de représenter le caractèreanglais à son désavantage, même dans lestemps passés. Mais cette nation généreuseécoutera sans peine tout ce qui lui rappelle quec’est à ses institutions politiques actuelles, àces institutions que d’autres peuples peuventimiter, qu’elle doit ses vertus et sa splendeur.La vanité puérile de se croire une race à partne vaut certainement pas, aux yeux des An-glais, l’honneur d’encourager le genre humainpar leur exemple. Aucun peuple de l’Europene peut être mis en parallèle avec les Anglaisdepuis 1688 : il y a cent vingt ans de perfec-tionnement social entre eux et le continent.

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La vraie liberté, établie depuis plus d’un sièclechez un grand peuple, a produit les résultatsdont nous sommes les témoins ; mais, dansl’histoire précédente de ce peuple, il y a plusde violences, plus d’inégalités, et, à quelqueségards, plus d’esprit de servitude encore quechez les Français.

Les Anglais citent toujours la grande chartecomme le plus honorable titre de leur antiquegénéalogie d’hommes libres ; et en effet c’estune chose admirable qu’un tel contrat entre lanation et le roi. Dès l’année 1215, la liberté in-dividuelle et le jugement par jurés y sont énon-cés dans les termes dont on pourrait se servirde nos jours. À cette même époque du moyenâge, comme nous l’avons indiqué dans l’intro-duction, il y eut un mouvement de liberté danstoute l’Europe. Mais les lumières et les ins-titutions qu’elles font naître n’étant point en-core répandues, il ne résulta rien de stable dece mouvement en Angleterre, jusqu’en 1688,c’est-à-dire, près de cinq siècles après la

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grande charte. Pendant toute cette période,elle n’a pas cessé d’être enfreinte. Le succes-seur de celui qui l’avait signée, le fils de Jeansans Terre, Henri III, fit la guerre à ses barons,pour s’affranchir des promesses de son père.Les barons, dans cette circonstance, avaientprotégé le tiers état, pour s’appuyer de la na-tion contre l’autorité royale. Le successeur deHenri III, Edouard Ier, jura onze fois la grandecharte ; ce qui prouve qu’il y manqua plus sou-vent encore. Ni les rois ni les nations netiennent les serments politiques, que lorsque lanature des choses commande aux souverainset satisfait les peuples. Guillaume le Conqué-rant avait détrôné Harald ; la maison de Lan-castre à son tour renversa Richard II, et l’acted’élection qui appelait Henri IV au trône fut as-sez libéral pour être imité depuis par lord Som-mers, en 1688. À l’avènement de Henri IV, en1399, ou voulut renouveler la grande charte, etdu moins le roi promit de respecter les fran-chises et les libertés de la nation. Mais la na-

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tion ne sut pas alors se faire respecter elle-même. La guerre avec la France, les guerresintestines entre les maisons d’York et de Lan-castre, donnèrent lieu aux scènes les plus san-glantes, et aucune histoire ne nous offre autantd’atteintes portées à la liberté individuelle, au-tant de supplices, autant de conjurations detoute espèce. L’on finit, du temps du fameuxWarwick, le faiseur de rois, par porter une loiqui enjoignait d’obéir au souverain de fait, soitqu’il le fût ou non de droit, afin d’éviter lescondamnations arbitrairement judiciaires, aux-quelles les changements de gouvernement de-vaient donner lieu.

Vint ensuite la maison de Tudor, qui, dansla personne de Henri VII, réunissait les droitsdes York et des Lancastre. La nation était fati-guée des guerres civiles. L’esprit de servituderemplaça pour un temps l’esprit de faction.Henri VII, comme Louis XI et le cardinal deRichelieu, subjugua la noblesse, et sut établirle despotisme le plus complet. Le parlement,

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qui depuis a été le sanctuaire de la liberté,ne servait alors qu’à consacrer les actes lesplus arbitraires par un faux air de consente-ment national ; car il n’y a pas de meilleurinstrument pour la tyrannie qu’une assemblée,quand elle est avilie. La flatterie se cache sousl’apparence de l’opinion générale, et la peuren commun ressemble presque à du courage ;tant on s’anime les uns les autres dans l’en-thousiasme du pouvoir ! Henri VIII fut encoreplus despote que son père, et plus désordonnédans ses volontés. Ce qu’il adopta de la réfor-mation le servit merveilleusement, pour persé-cuter tout à la fois les catholiques orthodoxeset les protestants de bonne foi. Il entraîna leparlement anglais à tous les actes de servitudeles plus humiliants. Ce fut le parlement quise chargea des procès intentés aux innocentesfemmes de Henri VIII. Ce fut lui qui sollici-ta l’honneur de condamner Catherine Howard,déclarant qu’il n’avait pas besoin de la sanctionroyale pour porter le bill d’accusation contre

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elle, afin d’épargner au roi son époux, disait-on, la douleur de la juger. Thomas Morus, l’unedes plus nobles victimes de la tyrannie de Hen-ri VIII, fut accusé par le parlement, ainsi quetous ceux dont le roi voulut la mort. Les deuxchambres prononcèrent que c’était un crimede lèse-majesté de ne pas regarder le mariagedu roi avec Anne de Clèves comme légale-ment dissous ; et le parlement, se dépouillantlui-même, décréta que les proclamations duroi devaient avoir force de loi, et qu’elles se-raient considérées même comme ayant l’auto-rité de la révélation en matière de dogme : carHenri VIII s’était fait le chef de l’Église en An-gleterre, tout en conservant la doctrine catho-lique. Il fallait alors se dégager de la supréma-tie de Rome, sans s’exposer à l’hérésie en faitde dogmes. C’est dans ce temps que fut faitela sanglante loi des six articles, qui établis-saient les points de doctrine auxquels il fallaitse conformer : la présence réelle, la commu-nion sous une espèce, l’inviolabilité des vœux

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monastiques (malgré l’abolition des couvents),l’utilité des messes particulières, le célibat duclergé, et la nécessité de la confession auri-culaire. Quiconque n’admettait pas le premierpoint était brûlé comme hérétique ; et qui re-jetait les cinq autres, mis à mort comme félon.Le parlement remercia le roi de la divine étude,du travail et de la peine que Sa Majesté avaitconsacrés à la rédaction de cette loi. Néan-moins Henri VIII ouvrit le chemin à la réfor-mation religieuse ; elle fut introduite en An-gleterre par ses amours coupables, comme lagrande charte avait dû son existence auxcrimes de Jean sans Terre. Ainsi cheminent lessiècles, marchant sans le savoir vers le but dela destinée humaine.

Le parlement, sous Henri VIII, violenta lesconsciences aussi bien que les personnes. Il or-donna, sous peine de mort, de considérer le roicomme chef de l’Église ; et tous ceux qui s’y re-fusèrent périrent martyrs de leur courage. Lesparlements changèrent quatre fois la religion

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de l’Angleterre. Ils consacrèrent le schisme deHenri VIII et le protestantisme d’Edouard VI, etlorsque la reine Marie fit jeter dans les flammesdes vieillards, des femmes, des enfants, espé-rant ainsi plaire à son fanatique époux, cesatrocités furent encore sanctionnées par le par-lement naguère protestant.

La réformation reparut avec Élisabeth, maisl’esprit du peuple et du parlement n’en fut pasmoins servile. Cette reine eut toute la grandeurque peut donner un despotisme conduit avecmodération. On pourrait comparer le règned’Élisabeth en Angleterre à celui de Louis XIVen France.

Élisabeth avait plus d’esprit que Louis XIV ;et, se trouvant à la tête du protestantisme,dont la tolérance est le principe, elle ne put,comme le monarque français, joindre le fana-tisme au pouvoir absolu. Le parlement, quiavait comparé Henri VIII à Samson pour laforce, à Salomon pour la prudence, et à Absa-

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lon pour la beauté, envoya son orateur décla-rer à genoux à la reine Élisabeth qu’elle étaitune divinité. Mais, ne se bornant pas à ces ser-vilités fades, il se souilla d’une flatterie san-glante, en secondant la criminelle haine d’Éli-sabeth contre Marie Stuart ; il lui demanda lacondamnation de son ennemie, voulant ainsidérober à la reine la honte de ce qu’elle dési-rait ; mais il ne fit que se déshonorer à sa suite.

Le premier roi de la maison de Stuart, aussifaible, quoique plus régulier dans ses mœursque le successeur de Louis XIV, professaconstamment la doctrine du pouvoir absolu,sans avoir dans son caractère de quoi la main-tenir. Les lumières s’étendaient de toutes parts.L’impulsion donnée à l’esprit humain, au com-mencement du seizième siècle, se propageaitde plus en plus ; la réforme religieuse fermen-tait dans toutes les têtes. Enfin la révolutionéclata sous Charles Ier.

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Les principaux traits d’analogie entre la ré-volution d’Angleterre et celle de France sont :un roi conduit à l’échafaud par l’esprit démo-cratique, un chef militaire s’emparant du pou-voir, et la restauration de l’ancienne dynastie.Quoique la réforme religieuse et la réforme po-litique aient beaucoup de rapports ensemble,cependant, quand le principe qui met leshommes en mouvement tient de quelque ma-nière à ce qu’ils croient leur devoir, ilsconservent plus de moralité que quand leur im-pulsion n’a pour mobile que le désir de recou-vrer leurs droits. La passion de l’égalité étaitpourtant telle en Angleterre, qu’on mit la prin-cesse de Gloucester, fille du roi, en apprentis-sage chez une couturière. Plusieurs traits nonmoins étranges dans ce genre pourraient êtrecités, quoique la direction des affaires pu-bliques, pendant la révolution d’Angleterre, nesoit pas descendue dans des classes aussi gros-sières qu’en France. Les communes, ayant ac-quis plus tôt de l’importance par le commerce,

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étaient plus éclairées. Les nobles, qui de touttemps s’étaient ralliés à ces communes contreles usurpations du trône, ne faisaient pointcaste à part comme chez les Français. La fu-sion des états, qui n’empêche point la distinc-tion des rangs, existait déjà depuis longtemps.En Angleterre, la noblesse de seconde classeétait réunie avec les communes(8). Les famillesde pairs étaient seules à part, tandis qu’enFrance on ne savait où trouver la nation, et quechacun était impatient de sortir de la massepour entrer dans la classe des privilégiés. Sansaborder les discussions religieuses, l’on ne sau-rait nier aussi que les opinions des protestants,étant fondées sur l’examen, ne soient plus fa-vorables aux lumières et à l’esprit de libertéque le catholicisme, qui décide de tout d’aprèsl’autorité, et considère les rois comme aussi in-faillibles que les papes, à moins que les papesne soient en guerre avec les rois. Enfin, et c’estsous ce rapport qu’il faut reconnaître l’avan-tage de la position insulaire, Cromwell n’ima-

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gina pas de faire des conquêtes sur le conti-nent ; il n’excita point la colère des rois, quine se crurent point menacés par les essais po-litiques d’un pays sans communication immé-diate avec la terre européenne : encore moinsles peuples prirent-ils parti dans la querelle, etles Anglais eurent l’insigne bonheur de n’avoirni provoqué les étrangers, ni réclamé leurs se-cours. Les Anglais disent avec raison qu’ilsn’ont eu dans leurs derniers troubles civils rienqui ressemble aux dix-huit mois de la terreuren France. Mais, en embrassant l’ensemble deleur histoire, l’on verra trois rois déposés ettués, Edouard II, Richard II, et Henri VI ; un roiassassiné, Edouard V ; Marie d’Écosse etCharles Ier périssant sur l’échafaud ; desprinces du sang royal mourant de mort vio-lente ; des assassinats judiciaires en plus grandnombre que dans tous les autres états de l’Eu-rope, et je ne sais quoi de dur et de factieux,qui n’annonçait guère les vertus publiques etprivées dont l’Angleterre donne l’exemple de-

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puis un siècle. Sans doute, on ne saurait tenirun compte ouvert des vices et des vertus desdeux nations ; mais, en étudiant l’histoire d’An-gleterre, on ne commence à voir le caractèredes Anglais tel qu’il s’élève progressivementà nos yeux, depuis la fondation de la liberté,que dans quelques hommes, pendant la révolu-tion et sous la restauration. L’époque du retourdes Stuarts et les changements opérés à leurexpulsion offrent encore de nouvelles preuvesde l’influence toute-puissante des nations.Charles II et Jacques II régnèrent, l’un arbitrai-rement, l’autre tyranniquement ; et les mêmesinjustices qui avaient souillé l’histoire d’Angle-terre dans les temps anciens, se renouvelèrentà une époque où cependant les lumièresavaient fait de très grands progrès. Mais ledespotisme produit partout et en tout tempsà peu près les mêmes résultats ; il ramène lesténèbres au milieu du jour. Les plus noblesamis de la liberté, Russel et Sidney, périrentsous le règne de Charles II ; et bien d’autres

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moins célèbres furent de même condamnés àmort injustement. Russel refusa de racheter savie à la condition de reconnaître que la résis-tance au souverain, quelque despote qu’il soit,est contraire à la religion chrétienne. Alger-non Sidney dit en montant sur l’échafaud : « Jeviens ici mourir pour la bonne vieille cause quej’ai chérie depuis mon enfance. » Le lendemainde sa mort, il se trouva des journalistes quitournèrent en ridicule ces belles et simples pa-roles. La plus indigne de toutes les flatteries,celle qui livre les droits des nations au bonplaisir des souverains, se manifesta de toutesparts. L’université d’Oxford condamna tous lesprincipes de la liberté, et se montra mille foismoins éclairée au dix-septième siècle que lesbarons au commencement du treizième. Elleproclama qu’il n’y avait point de contrat mu-tuel, ni exprès, ni tacite, entre les peuples etles rois. C’est d’une ville destinée à être unfoyer de lumières que partit cette déclarationqui mettait un homme au-dessus de toutes les

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lois divines et humaines, sans lui imposer nidevoirs ni frein. Locke, jeune encore, fut bannide l’université pour avoir refusé son adhésionà cette doctrine servile ; tant il est vrai que lespenseurs, de quelque objet qu’ils s’occupent,s’accordent toujours sur la dignité de l’espècehumaine ! Quoique le parlement fût très obéis-sant, on avait encore peur de lui ; et Louis XIV,sentant avec une sagacité remarquable qu’uneconstitution libre donnerait une grande force àl’Angleterre, corrompait non seulement le mi-nistère, mais le roi lui-même, pour prévenirl’établissement de cette constitution. Ce n’étaitpoint cependant par la crainte de l’exemplequ’il ne voulait pas de liberté en Angleterre :la France était alors trop loin de tout espritde résistance, pour qu’il pût s’en inquiéter ;c’est uniquement, et les pièces diplomatiquesle prouvent, parce qu’il considérait le gouver-nement représentatif comme une source de ri-chesse et de puissance pour les Anglais. Il fitoffrir à Charles II deux cent mille louis, s’il vou-

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lait se déclarer catholique et ne plus convoquerde parlements. Charles II et ensuite Jacques IIacceptèrent ces subsides, sans oser en tenirtoutes les conditions. Les premiers ministres,les femmes de ces premiers ministres rece-vaient des présents de l’ambassadeur deFrance, en promettant de soumettre l’Angle-terre à l’influence de Louis XIV. Charles II au-rait souhaité, est-il dit dans les négociationsque Dalrymple a publiées, faire venir destroupes françaises en Angleterre, pour s’en ser-vir contre les amis de la liberté. On a peine à seconvaincre de la vérité de ces faits, quand onconnaît l’Angleterre du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Il y avait encore des restesde l’esprit d’indépendance chez quelquesmembres du parlement ; mais comme la libertéde la presse ne les soutenait pas dans l’opinion,ils ne pouvaient opposer cette force à celle dugouvernement. La loi d’Habeas corpus, celle quifonde la liberté individuelle, fut portée sousCharles II, et cependant il n’y eut jamais plus

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de violations de cette liberté que sous sonrègne ; car les lois sans les garanties ne sontrien. Charles II se fit livrer tous les privilègesdes villes, toutes leurs chartes particulières ;rien n’est si facile à l’autorité centrale qued’écraser successivement chaque partie. Lesjuges, pour plaire au roi, donnèrent au crimede haute trahison une extension plus grandeque celle qui avait été fixée trois siècles au-paravant sous le règne d’Edouard III. À cettesérieuse tyrannie se joignait autant de corrup-tion, autant de frivolité qu’on en a pu reprocheraux Français à aucune époque. Les écrivains,les poètes anglais, qui sont maintenant inspiréspar les sentiments les plus vrais et les vertusles plus pures, étaient sous Charles II des fats,quelquefois tristes, mais toujours immoraux.Rochester, Wicherley, Congrève surtout, fontde la vie humaine des tableaux qui semblent laparodie de l’enfer. Là, les enfants plaisantentsur la vieillesse de leurs pères ; là, les frèrescadets aspirent à la mort de leur frère aîné.

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Le mariage y est traité selon les maximes deBeaumarchais : mais il n’y a point de gaietédans ces saturnales du vice ; les hommes lesplus corrompus ne peuvent rire à l’aspect d’unmonde dont les méchants eux-mêmes ne sau-raient se tirer. La mode, qui est encore la fai-blesse des Anglais dans les petites choses, sejouait alors de ce qu’il y a de plus importantdans la vie. Charles II avait sur sa cour, et sacour avait sur son peuple l’influence que le ré-gent a exercée sur la France. Et quand on voitdans les galeries d’Angleterre les portraits desmaîtresses de ce roi, méthodiquement rangésensemble, on ne peut se persuader qu’il n’y aitguère plus de cent ans qu’une frivolité si dépra-vée secondait, chez les Anglais, le pouvoir leplus absolu. Enfin, Jacques II, qui manifestaitouvertement les opinions que Charles II faisaitavancer par des mines souterraines, régna pen-dant trois ans avec une tyrannie heureusementsans mesure, puisque c’est à ces excès mêmesque la nation a dû la révolution paisible et sage

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qui a fondé sa liberté. L’historien Hume, Écos-sais, partisan des Stuarts, et défenseur de laprérogative royale, comme un homme éclairépeut l’être, a plutôt adouci qu’exagéré les for-faits commis par les agents de Jacques II. J’in-sère ici seulement quelques-uns des traits dece règne, tels qu’ils sont racontés par Hume.

« La cour avait inspiré des principes si ar-bitraires à tous ses serviteurs, que Feversham,immédiatement après la victoire (de Sedge-moor), fit pendre plus de vingt prisonniers, etqu’il continuait ses exécutions, lorsquel’évêque de Bath et de Wells lui représenta queces malheureux avaient droit à être jugés dansles formes, et que leur supplice passerait pourun véritable meurtre. Mais ces remontrancesn’arrêtèrent pas l’humeur féroce du colonelKirke, soldat de fortune, qui, dans un long ser-vice à Tanger, et par la fréquentation desMaures, avait contracté un fonds d’inhumanitéplus rare en Europe et chez les nations libres.En entrant dans Bridgewater, il fit conduire

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dix-neuf prisonniers au gibet sans la moindreinformation. Ensuite, s’amusant de sa proprecruauté, il en fit exécuter un certain nombrependant qu’il buvait avec ses compagnons à lasanté du roi ou de la reine, ou du grand jugeJefferies ; et, voyant leurs pieds tressaillir dansles convulsions de la mort, il s’écria qu’il fal-lait de la musique pour leur danse, et donnal’ordre que les tambours et les trompettes sefissent entendre. Il lui vint dans l’esprit de fairependre trois fois le même homme, pour s’ins-truire, disait-il, par cette bizarre expérience ;et chaque fois il lui demandait s’il ne se re-pentait pas de son crime ; mais le malheureuxs’obstinant à protester, malgré ce qu’il avaitsouffert, qu’il était toujours disposé à s’engagerdans la même cause, Kirke le fit pendre dansles chaînes. Mais rien n’égale la perfidie et lacruauté du trait que nous allons raconter. Unejeune fille demanda la vie de son frère, en sejetant aux pieds du colonel Kirke, ornée detoutes les grâces de la beauté et de l’innocence

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en pleurs. Le cruel sentit enflammer ses désirs,sans être attendri par l’amour ou par la clé-mence. Il promit ce qu’elle demandait, à condi-tion qu’elle consentirait à tout ce qu’il souhai-tait. Cette pauvre sœur se rendit à la nécessi-té qu’on lui imposait ; mais Kirke, après avoirpassé la nuit avec elle, lui fit voir le lende-main, par la fenêtre, le frère adoré pour lequelelle avait sacrifié sa vertu, pendu à un gibetqu’on avait élevé secrètement pendant la nuit.La rage et le désespoir s’emparèrent de cettemalheureuse fille, et la privèrent de sa raison.Le pays entier, sans distinction de coupable etd’innocent, fut exposé aux ravages de ce bar-bare. Les soldats furent lâchés pour y vivreà discrétion ; et son propre régiment, instruitpar son exemple, excité par ses exhortations,se distingua par des outrages recherchés. Illes nommait ironiquement ses agneaux, termedont le souvenir s’est conservé longtemps avechorreur dans cette partie de l’Angleterre. L’im-placable Jefferies lui succéda bientôt, et fit voir

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que les rigueurs judiciaires peuvent égaler ousurpasser les excès de la tyrannie soldatesque.Cet homme, qui se livrait par goût à la cruauté,s’était déjà fait connaître dans plusieurs procèsauxquels il avait présidé. Mais il partait avecune joie sauvage pour cette nouvelle commis-sion, qui lui présentait une moisson de mortet de destruction. Il commença par la ville deDorchester, où trente rebelles furent traduitsà son tribunal. Il les exhorta, mais en vain, àlui épargner, par une confession volontaire, lapeine de faire leur procès. Vingt-neuf furentdéclarés coupables, et, pour punir en mêmetemps leur crime et leur désobéissance, il les fitconduire immédiatement au supplice. Il n’y eneut pas moins de deux cent quatre-vingt-douzequi reçurent la sentence de mort, et quatre-vingts furent exécutés sur-le-champ. Exeterdevint ensuite le théâtre de ses cruautés. Dedeux cent quarante-trois personnes à qui l’onfit leur procès, la plus grande partie futcondamnée et livrée aux exécuteurs. Il trans-

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féra de là son tribunal à Taunton et à Wells.La consternation le précédait partout. Ses me-naces avaient frappé les jurés d’une telle épou-vante, qu’ils donnaient leur verdict avec pré-cipitation, et plusieurs innocents partagèrentle sort des coupables. En un mot, outre ceuxqui furent massacrés par les commandants mi-litaires, on en compte deux cent cinquante etun qui périrent par le bras de la justice. Toutle pays était jonché des membres épars des re-belles ; dans chaque village, on voyait expo-sé le cadavre de quelque misérable habitant ;et l’inhumain Jefferies déployait toutes les ri-gueurs de la justice, sans aucun mélange de pi-tié.

« De toutes les exécutions de cette affreuseépoque, les plus atroces furent celles de ma-dame Gaunt et de lady Lisle, accusées d’avoirdonné asile à des traîtres. Madame Gaunt étaitune anabaptiste, connue par une bienfaisancequi s’étendait aux personnes de tous les partiset de toutes les sectes. Un rebelle qui connais-

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sait son humanité, eut recours à elle dans sadétresse, et trouva un refuge dans sa maison.Bientôt après, ayant entendu parler d’un actequi offrait une amnistie et des récompenses àceux qui découvriraient des criminels, il eut labassesse de trahir sa bienfaitrice, et de déposercontre elle. Il obtint grâce pour sa perfidie. Ellefut brûlée vive pour sa charité.

« Lady Lisle était la veuve d’un régicide quiavait joui de beaucoup de faveur et de créditsous Cromwell. Elle était poursuivie pour avoirdonné asile à deux rebelles, après la bataillede Sedgemoor. En vain cette femme âgée di-sait-elle, pour sa défense, que le nom de cesrebelles ne se trouvait dans aucune proclama-tion ; qu’ils n’étaient condamnés par aucunesentence ; que rien ne prouvait qu’elle eût pules connaître pour des partisans de Mon-mouth ; que, malgré le nom qu’elle portait, l’onsavait bien que son cœur avait toujours été at-taché à la cause royale ; que personne n’avaitversé plus de larmes qu’elle sur la mort de

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Charles V ; que son fils, élevé par elle et dansses principes, avait combattu lui-même contreles rebelles qu’on l’accusait d’avoir recélés. Cesarguments n’émurent point Jefferies, mais ilsagirent sur les jurés qui voulurent deux foisprononcer un verdict favorable, et furent deuxfois renvoyés avec des reproches et des me-naces. Enfin on leur arracha la fatale sentence,et elle fut exécutée. Le roi fut sourd à touteprière, et crut s’excuser, en répondant qu’ilavait promis à Jefferies de ne pas faire grâce.

« Ceux qui échappaient à la mort étaientcondamnés à des amendes qui les réduisaientà la mendicité ; et si leur pauvreté les rendaitincapables de payer, ils subissaient le fouet oula prison. Le peuple aurait souhaité, dans cetteoccasion, pouvoir distinguer entre Jacques etses agents ; mais on prit soin de prouver qu’ilsn’avaient rien fait que d’agréable à leur maître.Jefferies, à son retour, fut créé pair pour seséminents services, et bientôt après revêtu de ladignité de chancelier. »

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Voilà ce qu’un roi pouvait faire souffrir àdes Anglais, et voilà ce qu’ils supportaient.C’est en 1686 que l’Angleterre donnait à l’Eu-rope de tels exemples de barbarie et de ser-vitude ; et, deux ans après, lorsque Jacques IIfut déposé et la constitution établie, commen-ça cette période de cent vingt-huit ans jusqu’ànos jours, dans laquelle il n’y a pas eu une ses-sion du parlement qui n’ait apporté un perfec-tionnement à l’ordre social.

Jacques II était bien coupable ; cependanton ne peut se dissimuler qu’il y eut de la trahi-son dans la manière dont il fut abandonné. Sesfilles lui enlevèrent la couronne. Les personnesqui lui avaient montré le plus d’attachement, etqui lui devaient le plus de reconnaissance, lequittèrent. Les officiers manquèrent à leur ser-ment ; mais, selon une épigramme anglaise, lesuccès ayant excusé cette trahison, on ne l’ap-pela plus ainsi(9).

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Guillaume III était un homme d’état, fermeet sage, accoutumé, par son emploi de sta-thouder en Hollande, à respecter la liberté, soitqu’il l’aimât naturellement ou non. La reineAnne, qui lui succéda, était une femme sans ta-lents, et ne tenant avec force qu’à des préju-gés. Quoiqu’elle fût en possession d’un trônequ’elle aurait dû céder à son frère, d’après lesprincipes de la légitimité, elle conservait unfaible pour la doctrine du droit divin ; et, bienque le parti des amis de la liberté l’eût faitereine, il lui inspirait toujours un éloignementinvolontaire. Cependant les institutions poli-tiques prenaient déjà tant de force, qu’au-de-hors comme au-dedans, ce règne a été l’undes plus glorieux de l’Angleterre. La maisond’Hanovre acheva de garantir la réforme reli-gieuse et politique ; néanmoins, jusqu’après labataille de Culloden, en 1746, l’esprit de fac-tion l’emporta encore souvent sur la justice. Latête du prince Edouard fut mise à prix pour30,000 louis ; et, tant qu’on craignit pour la li-

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berté, l’on eut de la peine à se résoudre au seulmoyen de l’établir, c’est-à-dire, au respect deses principes, quelles que soient les circons-tances.

Mais, si on lit avec soin le règne des troisGeorges, on y verra que la morale et la libertén’ont cessé de faire des progrès. C’est un beauspectacle que cette constitution, vacillante en-core en sortant du port, comme un vaisseauqu’on lance à la mer, et déployant enfin sesvoiles, en donnant l’essor à tout ce qu’il y a degrand et de généreux dans l’âme humaine. Jesais que les Anglais prétendront qu’ils ont eude tout temps plus d’esprit de liberté que lesFrançais ; que, dès César, ils ont repoussé lejoug des Romains, et que le code de ces Ro-mains, rédigé sous les empereurs, ne fut jamaisintroduit dans les lois anglaises ; il est égale-ment vrai qu’en adoptant la réformation, lesAnglais ont fondé tout à la fois, d’une manièreplus ferme, la morale et la liberté. Le clergé,ayant toujours siégé au parlement avec les sei-

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gneurs laïques, n’a point eu de pouvoir distinctdans l’état, et les nobles anglais se sont mon-trés plus factieux, mais moins courtisans queles nobles français. Ces différences, on ne sau-rait le nier, sont à l’avantage de l’Angleterre. EnFrance, la beauté du climat, le goût de la socié-té, tout ce qui embellit la vie, a servi le pouvoirarbitraire, comme dans les pays du midi oùles plaisirs de l’existence suffisent à l’homme.Mais, une fois que le besoin de la liberté s’estemparé des esprits, les défauts mêmes qu’onreproche aux Français, leur vivacité, leuramour-propre, les attachent davantage à cequ’ils ont résolu de conquérir. Ils sont le troi-sième peuple, en comptant les Américains, quis’essaye au gouvernement représentatif, etl’exemple de leurs devanciers commence enfinà les diriger. De quelque manière que l’onconsidère chaque nation, on y trouve toujoursce qui lui rendra le gouvernement représentatifnon seulement possible, mais nécessaire. Exa-minons donc l’influence de ce gouvernement

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dans le pays qui, le premier, a eu la gloire del’établir.

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CHAPITRE III.

De la prospérité de l’Angleterre, etdes causes qui l’ont accrue jusqu’à

présent.

IL y avait, en 1813, vingt et un ans queles Anglais étaient en guerre avec la France,et pendant quelque temps le continent entiers’était armé contre eux. L’Amérique même, pardes circonstances politiques étrangères aux in-térêts de l’Europe, faisait partie de cette coa-lition universelle. Depuis plusieurs années lerespectable monarque de la Grande-Bretagnene possédait plus l’empire de ses facultés intel-lectuelles. Les grands hommes dans la carrièrecivile, Pitt et Fox, n’existaient plus, et personneencore n’avait succédé à leur réputation : l’onne pouvait citer aucun nom historique à la tête

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des affaires, et le seul Wellington attirait l’at-tention de l’Europe. Quelques ministres, plu-sieurs membres de l’opposition, des savants,des hommes de loi, des hommes de lettres,jouissaient d’une haute estime ; si d’un côtéla France, à force de s’abaisser sous le jougd’un seul, avait vu disparaître les réputationsindividuelles, de l’autre, il y avait tant de ta-lents, d’instruction et de mérite chez les An-glais, qu’il était devenu très difficile de primerau milieu de cette foule illustre.

En arrivant en Angleterre, aucun hommeen particulier ne s’offrait à ma pensée : je n’yconnaissais presque personne, mais j’y venaisavec confiance. J’étais persécutée par un enne-mi de la liberté ; je me croyais donc sûre d’unehonorable pitié, dans un pays dont toutes lesinstitutions étaient en harmonie avec mes sen-timents politiques. Je comptais beaucoup aussisur le souvenir de mon père pour me protéger,et je ne me suis pas trompée. Les vagues dela mer du Nord, que je traversais en venant de

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Suède, m’inspiraient encore de l’effroi, lorsquej’aperçus de loin l’île verdoyante qui seuleavait résisté à l’asservissement de l’Europe. Iln’y avait là cependant que douze millionsd’hommes ; car les cinq ou six millions de plusqui composent la population de l’Irlande ontsouvent été livrés, pendant le cours de la der-nière guerre, à des divisions intestines. Ceuxqui ne veulent pas reconnaître l’ascendant dela liberté dans la puissance de l’Angleterre, necessent de répéter que les Anglais auraient étévaincus par Bonaparte, comme toutes les na-tions continentales, s’ils n’avaient pas été pro-tégés par la mer. Cette opinion ne peut êtreréfutée par l’expérience : mais, je n’en doutepoint, si par un coup du Léviathan, la Grande-Bretagne se fût trouvée réunie au continent eu-ropéen, sans doute elle eût plus souffert, sansdoute ses richesses seraient diminuées ; maisl’esprit public d’une nation libre est tel, que ja-mais elle n’eût subi le joug des étrangers.

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Lorsque je débarquai en Angleterre, aumois de juin 1813, on venait d’apprendre l’ar-mistice conclu entre les puissances alliées etNapoléon. Il était à Dresde, et maître encorealors de se réduire au misérable sort d’empe-reur de la France jusqu’au Rhin, et de roi d’Ita-lie. L’Angleterre probablement n’aurait pointsouscrit à ce traité, sa position était donc loind’être favorable. Une longue guerre la mena-çait de nouveau ; ses finances paraissaientépuisées, à juger du moins de ses ressourcesd’après celles de tout autre pays de la terre.Un papier, tenant lieu de monnaie, était tombéd’un quart sur le continent ; et, si ce papiern’eût pas été soutenu par l’esprit patriotiquede la nation, il eût entraîné le bouleversementdes affaires publiques et particulières. Les jour-naux de France, en comparant l’état des fi-nances des deux pays, représentaient toujoursl’Angleterre comme abîmée de dettes, et laFrance comme maîtresse d’un trésor considé-rable. Le rapprochement était vrai, mais il fal-

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lait y ajouter que l’Angleterre disposait par lecrédit de moyens sans bornes, tandis que legouvernement français ne possédait que l’orqu’il tenait entre ses mains. La France pouvaitlever des milliards de contributions sur l’Eu-rope opprimée, mais son souverain despotiquen’aurait pu réussir dans un emprunt volontaire.

De Harwich à Londres on parcourt ungrand chemin d’environ soixante-dix milles,qui est bordé presque sans intervalle par desmaisons de campagne à droite et à gauche :c’est une suite d’habitations avec des jardins,interrompue par des villes. Presque tous leshommes sont bien vêtus, presque aucune ca-bane n’est en décadence ; les animaux eux-mêmes ont quelque chose de paisible et deprospère, comme s’il y avait des droits aussipour eux dans ce grand édifice de l’ordre so-cial. Les prix de toutes choses sont nécessai-rement fort élevés, mais ces prix sont fixespour la plupart : il y a tant d’aversion pour l’ar-bitraire dans ce pays, qu’en dehors de la loi

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même on place la règle et puis l’usage, pours’assurer, autant qu’on le peut, dans lesmoindres détails, quelque chose de positif etde stable. C’était sans doute un grand inconvé-nient que la cherté des denrées produite par lesimpôts excessifs ; mais, si la guerre était indis-pensable, quelle autre que cette nation, c’est-à-dire, que cette constitution, pouvait y suf-fire ? Montesquieu remarque, avec raison, queles pays libres payent beaucoup plus d’impôtsque les pays gouvernés despotiquement : c’estqu’on ne sait pas encore, quoique l’exemplede l’Angleterre ait dû l’apprendre, toutes lesrichesses d’un peuple qui consent à ce qu’ildonne, et considère les affaires publiquescomme les siennes. Aussi le peuple anglais,loin d’avoir perdu par vingt ans de guerre,avait-il gagné sous tous les rapports, au milieumême du blocus continental. L’industrie, de-venue plus active et plus ingénieuse, suppléaitd’une manière étonnante aux produits qu’onne pouvait plus tirer du continent. Les capitaux

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exclus du commerce avaient été employés auxdéfrichements et aux améliorations de l’agri-culture dans plusieurs provinces ; le nombredes maisons s’était augmenté partout, et l’ac-croissement de Londres depuis peu d’annéesest à peine croyable. Une branche de com-merce tombait-elle, une autre se relevait aussi-tôt. Les propriétaires, devenus plus riches parla hausse des terres, consacraient une grandeportion de leurs revenus à des établissementsde charité publique. Lorsque l’empereurAlexandre est arrivé en Angleterre, entouré parla multitude à laquelle il inspirait un si justeempressement, il demandait où était le peuple,parce qu’il ne voyait autour de lui que deshommes vêtus comme la classe aisée l’estailleurs. Tout ce qui se fait en Angleterre pardes souscriptions particulières est énorme :des hôpitaux, des maisons d’éducation, desmissions, des sociétés chrétiennes, ont été nonseulement soutenus, mais multipliés pendantla guerre ; et les étrangers qui en éprouvaient

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les désastres, les Suisses, les Allemands, lesHollandais, n’ont cessé de recevoir de l’Angle-terre des secours particuliers, produit des donsvolontaires. Lorsque la ville de Leyde futpresque à demi renversée par l’explosion d’unbateau chargé de poudre, on vit paraître, peude temps après, le pavillon anglais sur la côtede Hollande ; et comme le blocus continentalexistait alors dans toute sa rigueur, les habi-tants de la côte se crurent obligés de tirer surce vaisseau perfide : il arbora le signe de par-lementaire, et fit savoir qu’il apportait unesomme d’argent considérable pour les citoyensde Leyde, ruinés par leur récent malheur.

Mais tous ces miracles de la prospérité gé-néreuse, à quoi faut-il les attribuer ? À la liber-té, c’est-à-dire, à la confiance de la nation dansun gouvernement qui fait de la publicité le pre-mier principe des finances, dans un gouverne-ment éclairé par la discussion et par la libertéde la presse. La nation, qui ne peut être trom-pée sous un tel ordre de choses, sait l’usage

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des impôts qu’elle paye, et le crédit public sou-tient l’incroyable poids de la dette anglaise.Si, sans s’écarter des proportions, on essayaitquelque chose de semblable dans les états nonreprésentatifs du continent européen, on nepourrait aller au second pas d’une telle entre-prise. Cinq cent mille propriétaires de fondspublics sont une grande garantie du payementde la dette, dans un pays où l’opinion et l’in-térêt de chaque homme ont de l’influence. Lajustice, qui est synonyme de l’habileté, en ma-tière de crédit, est portée si loin en Angleterre,qu’on n’a pas confisqué les rentes des Français,pendant qu’ils s’emparaient de tous les biensdes Anglais en France. On n’a pas même faitsupporter aux étrangers l’impôt sur le revenude la dette, payé par les Anglais eux-mêmes.Cette bonne foi parfaite, le sublime du calcul,est la base des finances d’Angleterre, et laconfiance dans la durée de cette bonne foi tientaux institutions politiques. Le changement desministres, quels qu’ils soient, ne peut porter

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aucune atteinte au crédit, puisque la représen-tation nationale et la publicité rendent toutedissimulation impossible. Les capitalistes quiprêtent leur argent, sont des hommes dumonde qu’il est le plus difficile de tromper.

Il existe encore de vieilles lois en Angle-terre qui mettent quelques entraves aux di-verses entreprises de l’industrie dans l’inté-rieur, mais on les abolit par degrés ; et d’autressont tombées en désuétude. Aussi chacun secrée-t-il des ressources, et nul homme doué dequelque activité ne peut-il être en Angleterre,sans trouver le moyen de s’enrichir en contri-buant au bien de l’état. Le gouvernement ne semêle jamais de ce que les particuliers peuventfaire aussi bien que lui : le respect pour la liber-té individuelle s’étend à l’exercice des facultésde chacun, et la nation est si jalouse de s’ad-ministrer elle-même, quand cela se peut, qu’àbeaucoup d’égards on manque à Londres de lapolice nécessaire à l’agrément de la ville, parce

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que les ministres ne peuvent pas empiéter surles autorités locales.

La sécurité politique, sans laquelle il nepeut y avoir ni crédit ni capitaux accumulés,ne suffit pas encore pour développer toutes lesressources d’une nation : il faut que l’émula-tion anime les hommes au travail, tandis queles lois leur en assurent le fruit. Il faut quele commerce et l’industrie soient honorés, nonpar des récompenses données à tel ou tel in-dividu, ce qui suppose deux classes dans unpays, dont l’une se croit le droit de payerl’autre, mais par un ordre de choses qui permetà chaque homme de s’élever au plus haut rangs’il le mérite. Hume dit que le commerce aencore plus besoin de dignité que de liberté.En effet, l’absurde préjugé qui interdisait auxnobles de France d’entrer dans le commerce,nuisait plus que tous les autres abus de l’ancienrégime au progrès des richesses françaises. Il ya des pairies en Angleterre accordées nouvelle-ment à des négociants de première classe : une

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fois pairs, ils ne restent pas dans le commerce,parce qu’ils sont censés devoir servir autre-ment la patrie ; mais ce sont leurs fonctions demagistrats, et non des préjugés de caste, quiles éloignent de l’état de négociant, dans le-quel les fils cadets des plus grands seigneursentrent sans hésiter, quand les circonstancesles y appellent. La même famille tient souventà des pairs d’une part, et de l’autre aux plussimples marchands de telle ou telle ville deprovince. Cet ordre politique encourage toutesles facultés de chacun, parce qu’il n’y a pointde bornes aux avantages que la richesse et letalent peuvent valoir, et qu’aucune exclusionn’interdit ni les alliances, ni les emplois, ni lasociété, ni les titres, au dernier, des citoyensanglais, s’il est digne d’être le premier.

Mais, dira-t-on, en France, même sous l’an-cien régime, on a nommé des individus sansnaissance aux plus grandes places. Oui, ons’est servi d’eux quelquefois, quand ils étaientutiles à l’état ; mais dans aucun cas on ne pou-

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vait faire d’un bourgeois l’égal d’un gentil-homme. Comment donner des décorations depremier ordre à un homme de talent sans nais-sance, puisqu’il fallait des preuves généalo-giques pour avoir le droit de les porter ? A-t-onvu faire un duc et pair de ce qu’on aurait appe-lé un parvenu ? et ce mot de parvenu à lui seuln’est-il pas une offense ? Les membres des par-lements français eux-mêmes, nous l’avons déjàdit, n’ont jamais pu se faire considérer commeles égaux de la noblesse d’épée. En Angleterre,les rangs et l’égalité sont combinés de la ma-nière la plus favorable à la prospérité de l’état,et le bonheur de la nation est le but de toutesles distinctions sociales. Là, comme ailleurs,les noms historiques inspirent le respect quel’imagination reconnaissante ne saurait leur re-fuser : mais les titres restant les mêmes, touten passant d’une famille à l’autre, il en résultedans l’esprit du peuple une ignorance salutairequi lui fait accorder les mêmes égards auxmêmes titres, quel que soit le nom patrony-

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mique auquel ils sont attachés. Le grand Marl-borough s’appelait Churchill, et n’était sûre-ment pas d’une aussi noble origine que l’an-tique maison de Spencer dont est le duc deMarlborough actuel ; mais, sans parler de lamémoire d’un grand homme, qui aurait suffipour honorer ses descendants, les gens dumonde savent seuls que le duc de Marlboroughde nos jours est d’une beaucoup plus grandenaissance que le fameux général, et sa consi-dération dans la masse de la nation ne gagneni ne perd rien à cela. Le duc de Northum-berland, au contraire, ne descend que par lesfemmes du célèbre Percy Hotspur, et cepen-dant tout le monde le considère comme le vé-ritable héritier de cette maison. On se récriesur la régularité du cérémonial en Angleterre :l’ancienneté d’un jour, en fait de nominationà la pairie, donne le pas sur un pair nomméquelques heures plus tard. La femme et la filleparticipent aux avantages de leur époux et deleur père ; mais c’est précisément cette régula-

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rité de rangs qui écarte les peines de la vani-té ; car il se peut que le pair le plus modernesoit meilleur gentilhomme que celui qui le pré-cède : il peut le croire du moins, et chacun sefait sa part d’amour-propre, sans que le bienpublic en souffre.

La noblesse de France, au contraire, nepouvait être classée que par le généalogiste dela cour. Ses décisions fondées sur des parche-mins étaient sans appel ; et tandis que l’aris-tocratie anglaise est l’espoir de tous, puisquetout le monde y peut parvenir, l’aristocratiefrançaise en était nécessairement le désespoir ;car on ne pouvait se donner, par les efforts detoute sa vie, ce que le hasard ne vous avaitpas accordé. Ce n’est pas l’ordre inglorieux dela naissance, disait un poète anglais àGuillaume III, qui vous a élevé au trône, maisle génie et la vertu.

En Angleterre on a fait servir le respect desancêtres à former une classe qui donne le

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moyen de flatter les hommes de talent en lesy associant. En effet, on ne saurait trop le ré-péter, qu’y a-t-il de plus insensé que d’arrangerl’association politique de manière qu’unhomme célèbre ait à regretter de n’être passon petit-fils ? car, une fois anobli, ses des-cendants, à la troisième génération, obtenaientpar son mérite des privilèges qu’on ne pouvaitlui accorder à lui-même. Aussi s’empressait-onen France de quitter le commerce et même lebarreau, dès qu’on avait assez d’argent pour sefaire anoblir. De là venait que toute autre car-rière que celle des armes n’était jamais portéeaussi loin qu’elle pouvait l’être, et qu’on n’a pusavoir jusqu’où s’élèverait la prospérité de laFrance, si elle jouissait en paix des avantagesd’une constitution libre.

Toutes les classes d’hommes bien élevés seréunissent souvent en Angleterre dans les co-mités divers où l’on s’occupe de telle ou telleentreprise, de tel ou tel acte de charité, sou-tenu volontairement par les souscriptions des

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particuliers. La publicité dans les affaires estun principe si généralement admis que, bienque les Anglais soient par nature les hommesles plus réservés, et ceux qui ont le plus de ré-pugnance à parler en société, il y a presquetoujours, dans les salles où les comités se ras-semblent, des places pour les spectateurs, etune estrade d’où les orateurs s’adressent à l’as-semblée.

J’assistais à l’une de ces discussions, danslaquelle on présentait avec force les motifsfaits pour exciter la générosité des auditeurs. Ils’agissait d’envoyer des secours aux habitantsde Leipsick, après la bataille donnée sous leursmurs. Le premier qui parla fut le duc d’York,le second fils du roi, la première personne duroyaume après le prince régent, homme trèshabile et très estimé dans la direction de sonministère, mais qui n’a ni l’habitude, ni le goûtde se faire entendre en public. Il triompha ce-pendant de sa timidité naturelle, parce qu’ilcroyait ainsi donner un encouragement utile.

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Les courtisans des monarchies absolues n’au-raient pas manqué de dire à un fils de roi,d’abord, qu’il ne devait rien faire qui lui coûtâtde la peine ; et, secondement, qu’il aurait tortde se commettre en haranguant le public aumilieu des marchands, ses collègues à la tri-bune. Cette pensée ne vint pas seulement auduc d’York, ni à aucun Anglais, de quelque opi-nion qu’il fut. Après le duc d’York, le duc deSussex, le cinquième fils du roi, qui s’exprimeavec beaucoup d’élégance et de facilité, parlaaussi à son tour ; et l’homme le plus aimé etle plus considéré de toute l’Angleterre, M. Wil-berforce, put à peine se faire entendre, tantles applaudissements couvraient sa voix. Deshommes obscurs, et sans autre rang dans la so-ciété que leur fortune ou leur dévouement àl’humanité, succédèrent à ces noms illustres :chacun, suivant ses moyens, fit sentir l’hono-rable nécessité où se trouvait l’Angleterre desecourir ceux de ses alliés qui avaient plussouffert qu’elle dans la lutte commune. Les au-

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diteurs souscrivirent en sortant, et des sommesconsidérables furent le résultat de cetteséance. C’est ainsi que se forment les liens quifortifient l’unité de la nation, et c’est ainsi quel’ordre social se fonde sur la raison et l’humani-té. Ces respectables assemblées n’ont pas uni-quement pour but d’encourager les œuvres debienfaisance ; il en est qui servent surtout àconsolider l’union entre les grands seigneurs etles commerçants, entre la nation et le gouver-nement ; et celles-là sont les plus solennelles.

La ville de Londres a eu de tout temps unlord maire, qui, pendant une année, préside leconseil de la cité, et dont les pouvoirs admi-nistratifs sont très étendus. On se garde bienen Angleterre de tout concentrer dans l’autori-té ministérielle, et l’ont veut que, dans chaqueprovince, dans chaque ville, les intérêts de lo-calité soient remis entre les mains d’hommeschoisis par le peuple pour les diriger. Le lordmaire est ordinairement un négociant de la ci-té, et non pas un négociant en grand, mais sou-

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vent un simple marchand, dans lequel un trèsgrand nombre d’individus peuvent voir leur pa-reil. Lady Mayoress, c’est ainsi qu’on appelle lafemme du maire, jouit pendant un an de tousles honneurs dus aux rangs les plus distinguésde l’état. On honore l’élection du peuple et lapuissance d’une grande ville dans l’homme quila représente. Le lord maire donne deux dînersde représentation, où il invite des Anglais detoutes les classes et des étrangers. J’ai vu à satable des fils du roi, plusieurs ministres, les am-bassadeurs des puissances étrangères, le mar-quis de Landsdowne, le duc de Devonshire,ainsi que des citoyens très recommandablespar des raisons diverses : les uns, fils de pairs ;les autres, députés ; les autres, négociants, ju-risconsultes, hommes de lettres, tous citoyensanglais, tous également attachés à leur noblepatrie. Deux ministres du roi se levèrent detable pour parler en public ; et tandis que surle continent un ministre se renferme, même aumilieu d’une société de choix, dans les phrases

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les plus insignifiantes, les chefs du gouverne-ment en Angleterre se considèrent toujourscomme représentants du peuple, et cherchentà captiver son suffrage, tout aussi soigneuse-ment que les membres de l’opposition ; car ladignité de la nation anglaise plane au-dessusde tous les emplois et de tous les titres. On por-ta, suivant la coutume, divers toasts, dont lesintérêts politiques étaient l’objet : les souve-rains et les peuples, la gloire et l’indépendancefurent célébrés ; et là, du moins, les Anglais semontrèrent amis de la liberté du monde. En ef-fet, une nation libre peut être exclusive dansses avantages de commerce ou de puissance ;mais elle devrait s’associer partout aux droitsde l’espèce humaine.

Cette réunion avait lieu dans un vieux bâti-ment de la cité, dont les voûtes gothiques ontété les témoins des luttes les plus sanglantes :le calme n’a régné en Angleterre qu’avec la li-berté. Les costumes de tous les membres duconseil de la cité sont les mêmes qu’il y a

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plusieurs siècles. On conserve aussi quelquesusages de cette époque, et l’imagination en estémue ; mais c’est parce que les anciens sou-venirs ne retracent point d’odieux préjugés. Ceque l’Angleterre a de gothique dans ses habi-tudes, et même dans quelques-unes de ses ins-titutions, semble une cérémonie du culte dutemps ; mais ni le progrès des lumières, ni leperfectionnement des lois, n’en souffrent enaucune manière.

Nous ne croyons pas que la Providence aitplacé ce beau monument de l’ordre social siprès de la France, seulement pour nous inspi-rer le regret de ne pouvoir jamais l’égaler ; etnous examinerons avec scrupule ce que nousvoudrions imiter avec énergie.

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CHAPITRE IV.

De la liberté et de l’esprit publicchez les Anglais.

LA première base de toute liberté, c’est lagarantie individuelle, et rien n’est plus beauque la législation anglaise à cet égard. Un pro-cès criminel est par tout pays un horrible spec-tacle. En Angleterre, l’excellence de la procé-dure, l’humanité des juges, les précautions detout genre prises pour assurer la vie à l’inno-cent, et les moyens de défense au coupable,mêlent un sentiment d’admiration à l’angoissed’un tel débat. Comment voulez-vous être jugé ?dit l’officier du tribunal à l’accusé. Par Dieu etmon pays, répond-il. Dieu vous donne une bonnedélivrance, reprend l’officier du tribunal. Dèsl’ouverture des débats, si l’accusé se trouble,

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s’il se compromet par ses réponses, le juge lemet sur la bonne voie, et ne tient pas registredes paroles inconsidérées qui pourraient luiéchapper. Dans la suite du procès, il nes’adresse jamais à l’accusé, de peur que l’émo-tion que celui-ci doit éprouver, ne l’expose à senuire à lui-même. On n’admet jamais, commecela se fait en France, des témoins indirects,c’est-à-dire, qui déposent par ouï-dire. Enfin,toutes les précautions ont pour but l’intérêtde l’accusé. La religion et la liberté présidentà l’acte imposant qui permet à l’homme decondamner à mort son semblable. L’admirableinstitution du jury, qui remonte en Angleterreà une haute antiquité, fait intervenir l’équitédans la justice. Ceux qui sont investis momen-tanément du droit d’envoyer le coupable à lamort, ont une sympathie naturelle avec les ha-bitudes de sa vie, puisqu’ils sont d’ordinairechoisis dans une classe à peu près semblable àla sienne ; et, lorsque les jurés sont forcés deprononcer la sentence d’un criminel, il est du

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moins certain lui-même que la société a toutfait pour qu’il pût être absous, s’il le méritait ;et cette conviction doit porter quelque calmedans son cœur. Depuis cent ans, il n’existepeut-être pas d’exemple en Angleterre, d’unhomme condamné dont l’innocence ait été re-connue trop tard. Les citoyens d’un état libreont une si grande portion de bon sens et deconscience, qu’avec ces deux flambeaux ils nes’égarent jamais.

On sait quel bruit ont fait en France la sen-tence portée contre Calas, celle contre Lally ;et, peu de temps avant la révolution, le pré-sident Dupaty publia le plaidoyer le plus éner-gique en faveur de trois accusés qu’on avaitcondamnés au supplice de la roue, et dont l’in-nocence fut prouvée après leur mort. De sem-blables malheurs ne sauraient avoir lieud’après les lois et les procédures criminellesd’Angleterre ; et le tribunal d’appel de l’opi-nion, la liberté de la presse, ferait connaître la

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moindre erreur à cet égard, s’il était possiblequ’il en fût commis.

Au reste, les délits qui ne tiennent en au-cune manière à la politique, ne sont point ceuxpour lesquels on peut craindre l’application del’arbitraire. En général, il importe peu aux puis-sants de ce monde que les voleurs et les assas-sins soient jugés suivant telle ou telle forme ; etpersonne n’a intérêt à souhaiter que les lois nesoient pas respectées dans de tels jugements.Mais quand il s’agit des crimes politiques, deceux que les partis opposés se reprochent mu-tuellement avec tant d’amertume et de haine,c’est alors qu’on a vu en France tous les genresde tribunaux extraordinaires créés par la cir-constance, destinés à tel homme, et justifiés,disait-on, par la grandeur du délit, tandis quec’est précisément quand ce délit est de natureà exciter fortement les passions, que l’on a plusbesoin de recourir, pour le juger, à l’impassibi-lité de la justice.

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Les Anglais avaient été tourmentés commeles Français, comme tous les peuples de l’Eu-rope où l’empire de la loi n’est pas établi, parla chambre étoilée, par des commissions extra-ordinaires, par l’extension du crime de hautetrahison à tout ce qui déplaisait aux posses-seurs du pouvoir. Mais, depuis que la libertés’est consolidée en Angleterre, non seulementun individu accusé d’un crime d’état, n’a jamaisà craindre d’être détourné de ses juges natu-rels : qui pourrait admettre une telle pensée ?mais la loi lui donne plus de moyens de dé-fense qu’à tout autre, parce qu’il a plus d’en-nemis. Une circonstance récente fera sentir labeauté de ce respect des Anglais pour la jus-tice ; l’un des traits les plus admirables de leuradmirable gouvernement.

On a attenté trois fois pendant son règne àla vie du roi d’Angleterre ; et certes elle étaittrès chère à ses sujets. La vénération qu’il ins-pire, dans son état actuel de maladie, aquelque chose de touchant et de délicat, dont

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on n’aurait jamais pu croire capable une nationtout entière ; et cependant aucun des assassinsqui ont voulu tuer le roi n’a été condamné àmort. On a trouvé chez eux des symptômes defolie, qu’on avait recherchés avec d’autant plusde scrupule, que l’indignation publique contreeux était plus violente. Louis XV fut frappé parDamien vers le milieu du siècle dernier, et l’onprétend aussi que ce misérable avait l’espritégaré ; mais, en supposant même qu’il eût as-sez de raison pour mériter la mort, une nationcivilisée peut-elle tolérer le supplice effroyableauquel il a été condamné ? et l’on dit que cesupplice eut des témoins curieux et volon-taires : quel contraste entre une telle barbarieet ce qui s’est passé en Angleterre ! Mais gar-dons-nous d’en tirer aucune conséquencecontre le caractère français ; ce sont les gou-vernements arbitraires qui dépravent les na-tions, et non les nations qui sont destinées parle ciel, les unes à toutes les vertus, les autres àtous les forfaits.

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Hatfield est le nom du troisième des insen-sés qui tentèrent d’assassiner le roi d’Angle-terre. Il choisit le jour où le roi reparaissait auspectacle après une assez longue maladie, ac-compagné de la reine et des princes de sa fa-mille. Au moment de l’entrée du roi dans lasalle, l’on entendit un coup de pistolet dirigécontre sa loge ; et, comme il recula dequelques pas, on douta un instant si le meurtreétait accompli ; mais, quand le courageux mo-narque s’avança pour rassurer la foule desspectateurs, dont l’inquiétude était au comble,rien ne peut exprimer le transport qui s’emparad’eux. Les musiciens, par un mouvement spon-tané, jouèrent l’air consacré, Dieu sauve le roi,et cette prière produisit, au milieu de l’anxiétépublique, une émotion dont le souvenir vit en-core au fond des cœurs. À la suite de cettescène, une multitude étrangère aux vertus dela liberté aurait demandé à grands cris le sup-plice de l’assassin, et l’on aurait vu les cour-tisans se montrer peuple dans leur fureur,

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comme si l’excès de leur amour ne les eût pluslaissés maîtres d’eux-mêmes ; rien de sem-blable ne pouvait avoir lieu dans un pays libre.Le roi magistrat était le protecteur de son as-sassin par le sentiment de la justice, et nul An-glais n’avait l’idée qu’on pût plaire à son sou-verain aux dépens de l’immuable loi qui repré-sente la volonté de Dieu sur la terre.

Non seulement le cours de la justice ne futpas hâté d’une heure, mais l’on va voir, parl’exorde du plaidoyer de M. Erskine, au-jourd’hui lord Erskine, quelles sont les précau-tions qu’on prend en faveur d’un crimineld’état. Ajoutez-y que, dans les procès pourhaute trahison, le défenseur de l’accusé a ledroit de prononcer un plaidoyer. Dans les casordinaires de félonie, il ne peut qu’interrogerles témoins, et rendre le jury attentif à leurs ré-ponses. Et quel défenseur que celui qu’on ac-cordait à Hatfield ! l’avocat le plus éloquent del’Angleterre, le plus ingénieux dans l’art de la

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plaidoirie, Erskine ! C’est ainsi que commenceson discours(10) :

« Messieurs les jurés,

« L’objet qui nous occupe, et le devoir queje vais remplir, non pas seulement par l’autori-sation de la cour, mais en vertu du choix spé-cial qu’elle a fait de moi, offrent au monde civi-lisé un monument éternel de notre justice na-tionale. Le fait qui est soumis à votre examen,et dont toutes les circonstances vous sont dé-jà connues par la procédure, place notre pays,son gouvernement, ses citoyens et ses lois auplus haut point d’élévation morale où l’ordresocial puisse atteindre. Le 15 du mois de maidernier, un coup de pistolet a été tiré contre leroi, dans la quarantième année d’un règne pen-dant lequel il n’a pas seulement joui du pou-voir souverain, mais exercé sur le cœur de sonpeuple un empire spontanément accordé. Dumoins toutes les apparences indiquent que lecoup était dirigé contre Sa Majesté, et cela

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dans un théâtre public, au centre de sa capi-tale, au milieu des applaudissements sincèresde ses fidèles sujets. Toutefois, pas un des che-veux de la tête de l’assassin présumé n’a ététouché ; et le roi lui-même, qui jouait le pre-mier rôle dans cette scène, soit par son rang,soit parce que ses intérêts et ses sentimentspersonnels étaient les plus compromis, a don-né un exemple de calme et de modération nonmoins heureux que remarquable.

« Messieurs, je conviens avec l’avocat gé-néral (et en effet il ne saurait y avoir deux opi-nions à cet égard) que si le même coup de pis-tolet eût été tiré méchamment par le mêmehomme contre le dernier des hommes alorsprésents dans la salle, le prisonnier que voicieût été mis en jugement sans aucun délai, etconduit immédiatement au supplice, s’il eût ététrouvé coupable. Il n’aurait eu connaissancedes preuves à sa charge qu’au moment de lalecture de son acte d’accusation ; il eût ignoréles noms et jusqu’à l’existence de ceux qui de-

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vaient prononcer son arrêt, et des témoins ap-pelés à déposer contre lui. Mais il s’agit d’unetentative de meurtre sur la personne du roi lui-même, et voici mon client tout couvert de l’ar-mure de la loi. Ce sont les juges institués parle roi qui l’ont pourvu d’un défenseur, non deleur choix, mais du sien. Il a eu copie de sonacte d’accusation dix jours avant le commen-cement de la procédure. Il a connu les noms,demeures et qualités de tous les jurés présen-tés à la cour ; il a joui du privilège importantde les récuser péremptoirement, sans motiverson refus. Il a eu de même la connaissancedétaillée de tous les témoins admis à dépo-ser contre lui ; enfin il faut aujourd’hui, pourle condamner, un témoignage double de celuiqui suffirait légalement pour établir son crime,si, dans une poursuite semblable, le plaignantétait un homme du dernier rang de la société.

« Messieurs, lorsque cette malheureuse ca-tastrophe arriva, je me souviens d’avoir dit àquelques personnes ici présentes, qu’il était

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difficile au premier coup d’œil de remonter auprincipe qui a dicté ces exceptions indulgentesaux règles générales de la procédure, et des’expliquer pourquoi nos ancêtres ont étenduaux conspirations contre la personne du roi,les précautions qui concernent les trahisonscontre le gouvernement. En effet, dans les casde trahison politique, les intérêts et les pas-sions de grandes masses d’hommes en puis-sance, se trouvant compromis et agités, il de-vient nécessaire d’établir un contrepoids pourdonner du calme et de l’impartialité aux tri-bunaux criminels ; mais une tentative d’homi-cide contre la personne du roi, sans aucuneconnexion avec les affaires publiques, semblaitdevoir être assimilée à tout autre crime dumême genre, commis contre un simple parti-culier. Mais, Messieurs, la sagesse de la loi estplus grande que celle d’un homme quel qu’ilsoit ; combien donc n’est-elle pas au-dessus dela mienne ! Une tentative contre la personnedu roi est considérée comme un parricide en-

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vers l’état. Les jurés, les témoins, les juges eux-mêmes sont ses enfants : il fallait donc qu’undélai solennel précédât le jugement, pour qu’ilpût être équitable ; et quel spectacle plus su-blime la justice peut-elle nous offrir, que celuid’une nation tout entière déclarée récusablependant une période limitée ? Une quarantainede quinze jours n’était-elle pas nécessaire pourgarantir les esprits de la contagion d’une par-tialité si naturelle ? »

Quel pays que celui où de telles paroles nesont que l’exposition simple et vraie de ce quiexiste !

La jurisprudence civile anglaise est beau-coup moins digne de louanges ; les procès ysont trop dispendieux et trop prolongés. Ellesera sûrement améliorée avec le temps,comme elle l’a déjà été sous plusieurs rap-ports ; car ce qui caractérise surtout le gou-vernement anglais, c’est la possibilité de seperfectionner sans secousse. Il reste en An-

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gleterre des formes anciennes, remontant autemps féodal, qui surchargent les lois civilesd’une foule de longueurs inutiles ; mais laconstitution s’est établie en greffant le nouveausur l’ancien ; et, s’il en est résulté le maintiende quelques abus, on peut dire aussi que, decette manière, l’on a donné à la liberté l’avan-tage de tenir à une ancienne origine. Lacondescendance pour les vieux usages nes’étend en Angleterre à rien de ce qui concernela sûreté et la liberté individuelle. Sous ce rap-port l’ascendant de la raison est complet, etc’est sur cette base que tout repose. Avant depasser à la considération des pouvoirs poli-tiques, sans lesquels les droits civils n’auraientaucune garantie, il faut encore parler de laseule atteinte portée à la liberté individuellequ’on puisse reprocher en Angleterre, la pressedes matelots. Je n’alléguerai point les motifstirés du grand intérêt que doit avoir un paysdont toute la puissance est maritime, à semaintenir à cet égard dans sa force ; je ne dirai

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point non plus que cette espèce de violence seborne à ceux qui ont déjà servi dans la marinemarchande ou royale, et qui savent par consé-quent, comme les soldats sur terre, le genred’obligations auxquelles ils se sont astreints.J’aime mieux convenir franchement que c’estun grand abus, mais un abus qui, sans aucundoute, sera réformé de quelque manière ; car,dans un pays où toutes les pensées sont tour-nées vers le perfectionnement de l’ordre social,et où la liberté de la presse favorise le déve-loppement de l’esprit public, il est impossibleque toutes les vérités ne finissent pas par ren-trer efficacement en circulation. On peut pré-dire qu’à une époque plus ou moins éloignée,on verra des changements importants dans lemode de recrutement de la marine en Angle-terre.

« Eh bien ! s’écrieront les ennemis de toutevertu publique, quand les éloges que l’on faitde l’Angleterre seraient fondés, il en résulteraitseulement que c’est un pays habilement et sa-

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gement gouverné, comme tout autre payspourrait l’être, mais il n’est point libre à la ma-nière dont les philosophes l’entendent, carc’est le ministère qui est le maître de tout, làcomme ailleurs. Il achète les voix du parle-ment, de manière à s’assurer constamment lamajorité, et toute cette constitution anglaisedont on nous parle avec admiration, n’est quel’art de faire agir la vénalité politique. » L’es-pèce humaine serait bien à plaindre, si lemonde était ainsi dépouillé de toutes ses beau-tés morales, et il serait difficile alors de com-prendre les vues de la Divinité dans la créationde l’homme ; mais heureusement ces asser-tions sont combattues par les faits autant quepar la théorie. Il est inconcevable combienl’Angleterre est mal connue sur le continent,malgré le peu de distance qui l’en sépare. L’es-prit de parti repousse les lumières qui vien-draient de ce phare immortel ; et l’on ne veutvoir dans l’Angleterre que son influence diplo-

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matique, ce qui n’est pas, comme je le diraidans la suite, le beau côté de ce pays.

Est-ce en effet de bonne foi qu’on peut sepersuader que les ministres anglais donnent del’argent aux députés des communes, ou auxmembres de la chambre haute, pour voter dansle sens du gouvernement ? Comment les mi-nistres anglais, qui rendent un compte si exactdes deniers de l’état, trouveraient-ils dessommes assez fortes pour corrompre deshommes d’une aussi grande fortune, sans par-ler même de leur caractère ? M. Pitt vint s’enremettre, il y a quelques années, à l’indulgencede la chambre, pour quarante mille livres ster-ling qu’il avait employées à soutenir des mai-sons de commerce pendant la dernière guerre ;et ce qu’on appelle les dépenses secrètes nesuffirait pas à la moindre influence politiquedans l’intérieur du pays. Et de plus, commentla liberté de la presse, dont le flambeau portele jour sur les moindres détails de la vie deshommes publics, ne ferait-elle pas connaître

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les présents corrupteurs qui perdraient à ja-mais ceux qui les auraient reçus, aussi bien queles ministres qui les auraient donnés ?

Il existait, j’en conviens, sous les prédéces-seurs de M. Pitt, quelques exemples de mar-chés conclus pour l’état, de manière à favoriserindirectement des députés ; mais M. Pitt s’esttout à fait abstenu de ces moyens indignes delui ; il a établi la libre concurrence pour les em-prunts et les fournitures ; et aucun homme, ce-pendant, n’a exercé plus d’empire sur les deuxchambres. « Oui, dira-t-on ; les députés et lespairs ne sont point achetés par de l’argent,mais ils veulent avoir des places pour eux etleurs amis ; et ce genre de séduction est aussiefficace que l’autre. » Sans doute c’est une par-tie de la prérogative du roi, et par conséquentde la constitution, que les faveurs dont la cou-ronne peut disposer. Cette influence est un despoints de la balance si sagement combinée, etd’ailleurs, elle est encore très limitée. Jamaisle ministère n’aurait ni le moyen, ni l’idée de

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changer rien à ce qui touche aux libertésconstitutionnelles de l’Angleterre : l’opinion, àcet égard, lui présente une barrière invincible.La pudeur publique consacre de certaines véri-tés comme inattaquables, et le parti de l’oppo-sition n’imaginerait pas plus de critiquer l’ins-titution de la pairie, que le parti ministérieln’oserait blâmer la liberté de la presse. C’estuniquement dans le cercle des circonstancesdu moment que de certaines considérationspersonnelles ou de famille peuvent agir sur ladirection de quelques esprits, mais jamais demanière à porter atteinte aux lois constitution-nelles. Quand le roi voudrait s’en affranchir,la responsabilité des ministres ne leur permet-trait pas de s’y prêter ; et ceux qui composentla majorité dans les deux chambres seraientencore moins disposés à renoncer à leursdroits réels de lords, de députés et de citoyens,pour mériter les faveurs d’une cour.

La fidélité de parti est l’une des vertus fon-dées sur l’esprit public, dont il résulte le plus

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d’avantage pour la liberté anglaise. Si demainles ministres avec lesquels on a voté sortent deplace, ceux auxquels ils ont donné des emploisles quittent avec eux. Un homme serait désho-noré en Angleterre, s’il se séparait de ses amispolitiques pour son intérêt particulier. L’opi-nion à cet égard est si forte, qu’on a vu, il n’ya pas longtemps, un homme d’un caractère etd’un nom très respectables, se brûler la cer-velle parce qu’il se reprochait d’avoir acceptéune place indépendamment de son parti. Ja-mais on n’entend la même bouche proférerdeux opinions opposées, et cependant il nes’agit dans l’état actuel des choses, en Angle-terre, que de nuances et non de couleurs. LesTorys, a-t-on dit, approuvent la liberté etaiment la monarchie, tandis que les Whigs ap-prouvent la monarchie et aiment la liberté ;mais entre ces deux partis il ne saurait êtrequestion de la république ou de la royauté, dela dynastie ancienne ou nouvelle, de la libertéou de la servitude ; enfin, des extrêmes et des

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contrastes qu’on a vu professer par les mêmeshommes en France, comme si l’on devait diredu pouvoir ainsi que de l’amour, que l’objetn’importe pas, pourvu que l’on soit toujours fi-dèle au sentiment, c’est-à-dire, au dévouementà la puissance.

Des dispositions bien contraires se font ad-mirer en Angleterre. Depuis près de cinquanteans, les membres de l’opposition n’ont pas oc-cupé plus de trois ou quatre années les placesdu ministère ; cependant, la fidélité de parti n’apoint été ébranlée parmi eux ; et dernièrementencore, pendant que j’étais en Angleterre, j’aivu des hommes de loi refuser des places desept à huit mille livres sterling, qui ne tenaientpas même d’une façon immédiate à la poli-tique, seulement parce qu’ils avaient des liensd’opinion avec les amis de Fox. Si quelqu’unrefusait chez nous une place de huit mille louisd’appointements, en vérité, sa famille se croi-rait en droit de le faire interdire juridiquement.

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L’existence d’un parti ministériel et d’unparti de l’opposition, quoiqu’elle ne puisse pasêtre prescrite par la loi, est un appui essentielde la liberté, fondé sur la nature des choses.Dans tout pays où vous verrez une assembléed’hommes constamment d’accord, soyez sûrqu’il y a despotisme, ou que le despotisme serale résultat de l’unanimité, s’il n’en est pas lacause. Or, comme le pouvoir et les grâces dontil dispose ont de l’attrait pour les hommes, laliberté ne saurait exister qu’avec cette fidélitéde parti qui met, pour ainsi dire, une disciplined’honneur dans les rangs des députés enrôléssous diverses bannières.

Mais, si les opinions sont décidéesd’avance, comment la vérité et l’éloquencepeuvent-elles agir sur l’assemblée ? Commentla majorité peut-elle changer, quand les cir-constances l’exigeraient, et à quoi sert-il dediscuter, si personne ne peut voter d’après saconviction ? Il n’en est point ainsi : ce qu’onappelle fidélité de parti, c’est de ne point isoler

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ses intérêts personnels de ceux de ses amis po-litiques, et de ne pas traiter séparément avecles hommes en pouvoir. Mais il arrive souventque les circonstances ou les arguments influentsur la masse de l’assemblée, et que les neutresqui sont en assez grand nombre, c’est-à-dire,ceux qui ne jouent pas un rôle actif dans lapolitique, font changer la majorité. Il est dansla nature du gouvernement anglais que les mi-nistres ne puissent se maintenir sans avoircette majorité pour eux ; mais, néanmoins,M. Pitt, bien qu’il l’eût momentanément per-due, à l’époque de la première maladie du roi,put rester en place, parce que l’opinion pu-blique, qui lui était favorable, lui permit de cas-ser le parlement, et de recourir à une nou-velle élection. Enfin, l’opinion règne en An-gleterre ; et c’est là ce qui constitue la libertéd’un état. Les amis jaloux de cette liberté dé-sirent la réforme parlementaire, et prétendentqu’on ne peut croire à l’existence d’un gouver-nement représentatif, tant que les élections se-

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ront combinées de manière à mettre le choixd’un grand nombre de députés dans la dépen-dance du ministère. Le ministère, il est vrai,peut influer sur plusieurs élections, telles quecelles des bourgs de Cornouaille et quelquesautres de ce genre, dans lesquels le droit d’élires’est conservé, bien que les élections aient engrande partie disparu ; tandis que des villesdont la population est fort augmentée n’ont pasautant de députés que leur population l’exige-rait, ou même n’en ont point. Il faut compterau nombre des prérogatives de la couronne ledroit de faire entrer par son influence soixanteou quatre-vingts membres dans la chambre descommunes, sur six cent cinquante dont elle estcomposée ; mais cet abus, et c’en est un, n’apoint altéré jusque dans les derniers temps laforce et l’indépendance du parlement anglais.Les évêques et les archevêques qui siègentdans la chambre des pairs, votent aussipresque toujours avec le ministère, excepté surles points qui ont rapport à la religion. Ce n’est

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point par corruption, mais par convenance,que des prélats nommés par le roi n’attaquentpas d’ordinaire les ministres ; mais tous ceséléments divers dont la représentation natio-nale est composée, n’empêchent pas qu’elle nemarche en présence de l’opinion, et que leshommes importants de l’Angleterre, comme ta-lent, comme fortune, ou comme considérationpersonnelle, ne soient pour la plupart députés.Il y a de grands propriétaires et des pairs quidisposent de quelques nominations à lachambre des communes, de la même manièreque les ministres ; et, lorsque ces pairs sontde l’opposition, les députés qu’ils ont fait élirevotent aussi dans leur sens. Toutes ces circons-tances accidentelles ne changent rien à la na-ture du gouvernement représentatif. Ce qui im-porte avant tout, ce sont les débats publics, etles belles formes de délibération qui protègentla minorité. Des députés tirés au sort, avec laliberté de la presse, représenteraient plus fidè-lement dans un pays l’opinion nationale, que

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les députés les plus régulièrement élus, s’ilsn’étaient point conduits et éclairés par cette li-berté.

Il serait à désirer néanmoins que l’on sup-primât graduellement les élections devenuesillusoires, et que, d’autre part, l’on donnât unereprésentation plus équitable à la population età la propriété, afin de renouveler un peu l’es-prit du parlement, que la réaction contre la ré-volution de France a rendu sous quelques rap-ports trop docile envers le pouvoir exécutif.Mais on craint la force de l’élément populairedont la troisième branche de la législature estcomposée, bien qu’il soit modifié par la sa-gesse et la dignité des membres de la chambredes communes. Il y a toutefois dans cettechambre quelques hommes dont les opinionsdémocratiques sont très prononcées. Nonseulement cela doit arriver ainsi partout où lesopinions sont libres, mais il est même désirableque l’existence de pareilles opinions rappelleaux grands du pays qu’ils ne peuvent conser-

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ver les avantages de leur rang qu’en ména-geant les droits et le bonheur de la nation. Tou-tefois ce serait bien à tort qu’on se persuade-rait sur le continent que le parti de l’opposi-tion est démocratique. Singuliers démocratesque le duc de Devonshire, le duc de Bedford,le marquis de Strafford ! C’est au contraire lahaute aristocratie d’Angleterre qui sert de bar-rière à l’autorité royale. Il est vrai que l’oppo-sition est plus libérale dans ses principes queles ministres : il suffit de combattre le pouvoirpour retremper son esprit et son âme. Maiscomment pourrait-on craindre un bouleverse-ment révolutionnaire de la part des individusqui possèdent tous les genres de propriété quel’ordre fait respecter, la fortune, le rang, et sur-tout les lumières ? car les connaissancesréelles et profondes donnent aux hommes uneconsistance égale à celle de la richesse.

On ne recherche en aucune manière, dansla chambre des communes d’Angleterre, legenre d’éloquence qui soulève la multitude ; la

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discussion domine dans cette assemblée, l’es-prit d’affaires y préside, et l’on y est mêmeplutôt trop sévère pour les mouvements ora-toires. Burke lui-même, dont les écrits poli-tiques sont si fort admirés maintenant, n’étaitpoint écouté avec faveur quand il parlait dansla chambre basse, parce qu’il mêlait à ses dis-cours des beautés étrangères à son sujet, et quiappartenaient plutôt à la littérature. Les mi-nistres sont souvent appelés à donner dans lachambre des communes des explications par-ticulières qui n’entrent point dans les débats.Les députés des différentes villes ou comtésinstruisent les membres du gouvernement desabus qui peuvent naître dans l’administration,des réformes et des améliorations dont elleest susceptible ; et ces communications habi-tuelles entre les représentants du peuple et leschefs du pouvoir produisent les plus heureuxrésultats.

« Si la majorité du parlement n’est pasachetée par le ministère, au moins vous nous

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accorderez, » disent ceux qui croient plaiderleur propre cause, en parvenant à démontrer ladégradation de l’espèce humaine ; « au moinsvous nous accorderez que les candidats dé-pensent des sommes énormes pour être élus. »On ne saurait nier que, dans certaines élec-tions, il n’y ait de la vénalité, malgré les loissévères. La plus considérable de toutes les dé-penses est celle des frais de voyage, dont l’ob-jet est d’amener au lieu de l’élection des vo-tants qui vivent à une grande distance. Il enrésulte qu’il n’y a que des personnes très opu-lentes qui puissent courir le risque de se pré-senter comme candidats pour de telles places,et que le luxe des élections devient quelquefoisune folie en Angleterre, comme tout autre luxedans d’autres monarchies. Néanmoins, dansquel pays peut-il exister des élections popu-laires, sans qu’on cherche à captiver la faveurdu peuple ? C’est précisément le grand avan-tage de cette institution. Il arrive alors une foisque les riches ont besoin de la classe qui, d’or-

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dinaire, est dans leur dépendance. Lord Ers-kine me disait que, dans sa carrière d’avocatet de membre de la chambre des communes,il n’y avait peut-être pas un habitant de West-minster auquel il n’eût adressé la parole ; tantil y a de rapports politiques entre les bourgeoiset les hommes du premier rang ! Les choix descours sont presque toujours influencés par lesmotifs les plus étroits : le grand jour des élec-tions populaires ne saurait être soutenu quepar des individus remarquables de quelquemanière. Le mérite finira toujours par triom-pher dans les pays où le public est appelé à ledésigner.

Ce qui caractérise particulièrement l’Angle-terre, c’est le mélange de l’esprit chevaleresqueavec l’enthousiasme de la liberté, les deux plusnobles sentiments dont le cœur humain soitcapable. Les circonstances ont amené cet heu-reux résultat, et l’on doit convenir que des ins-titutions nouvelles ne suffiraient pas pour leproduire : le souvenir du passé est nécessaire

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pour consacrer les rangs aristocratiques ; car,s’ils étaient tous de la création du pouvoir, ilsauraient une partie des inconvénients qu’on aéprouvés en France sous Bonaparte. Mais quefaire dans un pays où la noblesse serait enne-mie de toute liberté ? Le tiers état ne pourraitformer aucune union avec elle ; et, comme ilest le plus fort, il la menacerait sans cesse, jus-qu’à ce qu’elle se fût soumise aux progrès de laraison.

L’aristocratie anglaise est plus mélangéeque celle de France aux yeux d’un généalo-giste ; mais la nation anglaise semble, pourainsi dire, un corps entier de gentilshommes.Vous voyez dans chaque citoyen anglais cequ’il peut être un jour, puisque aucun rangn’est inaccessible au talent, et que ces rangsont toujours conservé leur éclat antique. Il estvrai que ce qui rend noble, avant tout, aux re-gards d’une âme élevée, c’est d’être libre. Unnoble ou un gentilhomme anglais (et ce motde gentilhomme signifie un propriétaire indé-

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pendant) exerce dans sa province un emploiutile, auquel il n’est jamais attaché d’appoin-tements : juge de paix, shériff ou gouverneurde la contrée qui environne ses possessions, ilinflue sur les élections d’une manière conve-nable et qui ajoute à son crédit sur l’espritdu peuple ; il remplit, comme pair ou commedéputé, une fonction politique, et son impor-tance est réelle. Ce n’est pas l’oisive aristo-cratie d’un noble français, qui n’était plus riendans l’état dès que le roi lui refusait sa faveur ;c’est une distinction fondée sur tous les inté-rêts de la nation ; et l’on ne peut s’empêcherd’être étonné que les gentilshommes françaispréférassent leur existence de courtisans surla route de Versailles à Paris, à cette stabilitémajestueuse d’un pair anglais dans sa terre,entouré d’hommes auxquels il peut faire millesortes de biens, mais sur lesquels il ne sauraitexercer aucun pouvoir arbitraire. L’autorité dela loi domine sur toutes les puissances de l’étaten Angleterre, comme la destinée de l’an-

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cienne mythologie sur l’autorité des dieuxmêmes.

Au miracle politique du respect pour lesdroits de chacun, fondé sur le sentiment de lajustice, il faut ajouter la réunion habile autantqu’heureuse de l’égalité devant la loi, avec lesavantages attachés à la séparation des rangs.Chacun y a besoin des autres pour ses jouis-sances, et cependant chacun y est indépendantde tous par ses droits. Ce tiers état, qui a siprodigieusement grandi en France et dans lereste de l’Europe, ce tiers état dont l’accrois-sement oblige à des changements successifsdans toutes les vieilles institutions, est réunià la noblesse en Angleterre, parce que la no-blesse elle-même est identifiée avec la nation.Un grand nombre de pairs doivent originaire-ment leur dignité à la jurisprudence, quelques-uns au commerce, d’autres à la carrière desarmes, d’autres à celle de l’éloquence poli-tique ; il n’y a pas une vertu, pas un talent quine soit à sa place, ou qui ne doive se flatter d’y

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arriver ; et tout contribue dans l’édifice socialà la gloire de cette constitution, qui est aussichère au duc de Norfolk qu’au dernier porte-faix de l’Angleterre, parce qu’elle protège aussiéquitablement l’un que l’autre.

Thee account still happy, and the chiefAmong the nations, seeing thou art free,My native nook of earth ! Thy clime is rude,Replete with vapours, and disposes muchAll hearts to sorrow, and none more than mine :……Yet, being free, love thee…

Ces vers sont d’un poète d’un admirable ta-lent(11), mais dont la sensibilité même avait al-téré le bonheur. Il se mourait du mal de la vie ;et, quand tout le faisait souffrir, amour, amitié,philosophie, une patrie libre réveillait encoredans son âme un enthousiasme que rien nepouvait éteindre. Tous les hommes sont plusou moins attachés à leur pays ; les souvenirs

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de l’enfance, les habitudes de la jeunesse,forment cet inexprimable amour de la terre na-tale qu’il faut reconnaître pour une vertu, cartous les sentiments vrais en sont la source.Mais, dans un grand état, la liberté et le bon-heur que donne cette liberté peuvent seuls ins-pirer un véritable patriotisme ; aussi rien n’estcomparable à l’esprit public de l’Angleterre. Onaccuse les Anglais d’égoïsme, et il est vrai queleur genre de vie est si bien réglé, qu’ils se ren-ferment généralement dans le cercle de leursaffections domestiques et de leurs habitudes ;mais quel est le sacrifice qui leur coûte, quandil s’agit de leur pays ? Et chez quel peuple aumonde les services rendus sont-ils sentis et ré-compensés avec plus d’enthousiasme ? Quandon entre dans l’église de Westminster, toutesces tombes, consacrées aux hommes qui sesont illustrés depuis plusieurs siècles, semblentreproduire le spectacle de la grandeur de l’An-gleterre parmi les morts. Les penseurs et lesrois reposent sous la même voûte : là, leurs

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querelles sont apaisées, ainsi que le dit unpoète fameux de l’Angleterre, Walter Scott(12).Vous voyez les tombeaux de Pitt et de Fox àcôté l’un de l’autre, et les mêmes larmes les ar-rosent ; car ils méritent tous les deux le regretprofond que les âmes généreuses doivent ac-corder à cette noble élite de l’espèce humaine,qui nous sert d’appui dans la confiance en l’im-mortalité de l’âme.

Qu’on se rappelle le convoi de Nelson,lorsque près d’un million d’hommes, répandusdans Londres et dans les environs, suivaient ensilence son cercueil. La multitude se taisait, lamultitude était respectueuse dans l’expressionde sa douleur, comme on pourrait l’attendre dela société la plus raffinée. Nelson avait mis cesparoles à l’ordre sur son vaisseau, le jour deTrafalgar ; « L’Angleterre attend que chacun denous fera son devoir. » Il l’avait accompli cedevoir, et mourant sur son bord, les obsèqueshonorables que sa patrie lui accorderait s’of-fraient à sa pensée comme le commencement

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d’une nouvelle vie. Et maintenant encore, nenous taisons pas sur lord Wellington, bien quenous puissions justement en France souffrir enrappelant sa gloire. Avec quel transport n’a-t-il pas été reçu par les représentants de la na-tion, par les pairs et par les communes ! Au-cune cérémonie ne fit les frais de ces hom-mages rendus à un homme vivant ; mais lestransports du peuple anglais échappaient detoutes parts. Les acclamations de la foule re-tentissaient dans la salle du parlement avantqu’il y entrât : lorsqu’il parut, tous les députésse levèrent par un mouvement spontané, sansqu’aucune étiquette le leur commandât. L’émo-tion inspirait à ces hommes si fiers les hom-mages qu’on dicte ailleurs. Rien n’était plussimple que l’accueil qu’on fit à lord Welling-ton : il n’y avait ni gardes, ni pompe militaire,pour faire honneur au plus grand général d’unsiècle où Bonaparte a vécu ; mais la voix dupeuple célébrait cette journée, et rien de sem-

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blable n’a pu se voir en aucun autre pays de laterre.

Ah ! quelle enivrante jouissance que cellede la popularité ! Je sais tout ce qu’on peutdire sur l’inconstance et le caprice même desfaveurs populaires ; mais ces reproches s’ap-pliquent plutôt aux républiques anciennes, oùles formes démocratiques des gouvernementsamenaient toutes les vicissitudes les plus ra-pides. Dans un pays gouverné comme l’Angle-terre, et de plus éclairé par le flambeau sans le-quel tout est ténèbres, la liberté de la presse,les choses et les hommes sont jugés avec beau-coup d’équité. La vérité est mise sous les yeuxde tous, tandis que les diverses contraintesdont on fait usage ailleurs sont nécessairementla cause d’une grande incertitude dans les ju-gements. Un libelle qui se glisse à travers le si-lence obligé de la presse, peut altérer l’opinionsur qui que ce soit, car les louanges ou les cen-sures ordonnées par le gouvernement sont tou-jours suspectes. Rien ne s’établit nettement et

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solidement dans la tête des hommes, que parune discussion sans entraves.

« Prétendez-vous, me dira-t-on, qu’il n’y aitpoint de mobilité dans le jugement du peupleanglais, et qu’il n’encense pas aujourd’hui ceque peut-être il déchirera demain ? » Sansdoute, les chefs du gouvernement doivent êtreexposés à perdre la faveur du peuple, s’ils neréussissent pas dans la conduite des affairespubliques ; il faut que les dépositaires de l’au-torité soient heureux, c’est une des conditionsdes avantages qu’on leur accorde. D’ailleurs,comme le pouvoir déprave presque toujoursceux qui le possèdent, il est fort à désirer quedans un pays libre les mêmes hommes ne res-tent pas trop longtemps en place ; et l’on araison de changer de ministres, ne fût-ce quepour en changer. Mais la réputation acquiseest très durable en Angleterre, et l’opinion pu-blique peut y être considérée comme laconscience de l’état.

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Si quelque chose peut séduire l’équité dupeuple anglais, c’est le malheur. Un individupersécuté par une force quelconque pourraitinspirer un intérêt non mérité, et par consé-quent passager ; mais cette noble erreur tientd’une part à la générosité du caractère anglais,et de l’autre à ce sentiment de liberté qui faitéprouver à tous le besoin de se défendre mu-tuellement contre l’oppression ; car c’est sousce rapport surtout qu’en politique il faut traiterson prochain comme soi-même.

Les lumières et l’énergie de l’esprit publicsont une réponse plus que suffisante aux argu-ments des personnes qui prétendent que l’ar-mée envahirait la liberté de l’Angleterre, sil’Angleterre était une puissance continentale.Sans doute, c’est un avantage pour les Anglaisque leur force consiste plutôt dans la marineque dans les troupes de terre. Il faut plus deconnaissances pour être un capitaine de vais-seau qu’un colonel, et toutes les habitudesqu’on prend sur mer ne portent point à vouloir

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se mêler des affaires intérieures de son pays.Mais quand la nature, devenue prodigue, feraitnaître dix lords Wellington ; mais quand lemonde verrait encore dix batailles de Water-loo, il ne viendrait pas dans la tête de ceuxqui donnent si facilement leur vie pour leurpays, de tourner leurs forces contre lui ; outout au moins ils rencontreraient un invincibleobstacle chez des hommes aussi braves qu’euxet plus éclairés, qui détestent l’esprit militaire,quoiqu’ils sachent admirer et pratiquer les ver-tus guerrières.

Cette sorte de préjugé qui persuadait à lanoblesse de France qu’elle ne pouvait servirson pays que dans la carrière des armes,n’existe nullement en Angleterre. Un grandnombre de fils de pairs sont avocats ; le bar-reau participe au respect qu’on a pour la loi,et dans toutes les carrières, les occupations ci-viles sont considérées. Dans un tel pays, on n’apas dû craindre jusqu’à ce jour l’invasion dela puissance militaire : il n’y a que les peuples

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ignorants qui aient une aveugle admirationpour le sabre. C’est une superbe chose que labravoure, quand on expose une vie chère àsa famille, une tête remplie de vertus et delumières, et qu’un citoyen se fait soldat pourmaintenir ses droits de citoyen. Mais, quanddes hommes se battent seulement parce qu’ilsne veulent se donner la peine d’occuper leuresprit et leur temps par aucun travail, ils nedoivent pas être longtemps admirés chez unenation où le travail et la pensée tiennent le pre-mier rang. Les satellites de Cromwell renver-sèrent des pouvoirs civils qui n’avaient encoreni force ni dignité ; mais, depuis l’existence dela constitution et de l’esprit public qui en estl’âme, les princes ou les généraux ne feraientnaître dans toute la nation qu’un sentiment depitié pour leur folie, s’ils rêvaient un jour l’as-servissement de leur pays.

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CHAPITRE V.

Des lumières, de la religion et de lamorale chez les Anglais.

CE qui constitue les lumières d’une nation,ce sont des idées saines en politique, répan-dues chez toutes les classes, et une instructiongénérale dans les sciences et la littérature.Sous le premier de ces rapports, les Anglaisn’ont point de rivaux en Europe ; sous le se-cond, je ne connais guère que les Allemands duNord qu’on puisse leur comparer. Encore lesAnglais auraient-ils un avantage qui ne sauraitappartenir qu’à leurs institutions : c’est que lapremière classe de la société se livre autant àl’étude que la seconde. M. Fox écrivait de sa-vantes dissertations sur le grec, pendant les in-tervalles de loisir que lui laissaient les débats

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parlementaires. M. Windham a laissé diverstraités intéressants sur les mathématiques etsur la littérature. Les Anglais ont de tout tempshonoré le savoir : Henri VIII, qui foulait toutaux pieds, respectait cependant les hommesde lettres, quand ils ne heurtaient pas ses pas-sions désordonnées. La grande Élisabethconnaissait à fond les langues anciennes, etparlait même le latin avec facilité ; jamais onn’a vu s’introduire, chez les princes ni chez lesnobles d’Angleterre, cette fatuité d’ignorancequ’on a raison de reprocher aux gentils-hommes français. On dirait qu’ils se per-suadent que le droit divin sur lequel ils fondentleurs privilèges, dispense entièrement del’étude des sciences humaines. Une telle façonde voir ne saurait exister en Angleterre, et n’yparaîtrait que ridicule. Rien de factice ne peutréussir dans un pays où tout est soumis à lapublicité. Les grands seigneurs anglais seraientaussi honteux de n’avoir pas reçu une éduca-tion classique distinguée, que jadis les hommes

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du second rang en France l’étaient de ne pasaller à la cour ; et ces différences ne tiennentpas, comme on le prétend, à la légèreté fran-çaise. Les érudits les plus persévérants, lespenseurs les plus profonds sont sortis de cettenation qui est capable de tout quand elle leveut ; mais ses institutions politiques ont été simauvaises, qu’elles ont altéré ses bonnes qua-lités naturelles.

En Angleterre, au contraire, les institutionsfavorisent tous les genres de progrès intellec-tuels. Les jurés, les administrations de pro-vinces et de villes, les élections, les journaux,donnent à la nation entière une grande partd’intérêt dans la chose publique. De là vientqu’elle est plus instruite, et qu’au hasard il vau-drait mieux causer sur des questions politiquesavec un fermier anglais, qu’avec la plupart deshommes, même les plus éclairés, du continent.Cet admirable bon sens, qui se fonda sur lajustice et la sécurité, ne se trouve nulle partailleurs qu’en Angleterre, ou dans le pays qui

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lui ressemble, l’Amérique. La pensée doit res-ter étrangère à des hommes qui n’ont pointde droits ; car, du moment qu’ils apercevraientla vérité, ils seraient malheureux, et bientôtaprès révoltés. Il faut convenir aussi que, dansun pays où la force armée a presque toujoursconsisté dans la marine, et où le commerce aété la principale occupation, il y a nécessai-rement plus de lumières que là où la défensenationale est confiée aux troupes de ligne, etoù l’industrie s’est presque uniquement tour-née vers la culture de la terre. Le commerce,mettant les hommes en relation avec les inté-rêts du monde, étend les idées, exerce le juge-ment, et fait sentir sans cesse, par la multiplici-té et la diversité des transactions, la nécessitéde la justice. Dans les pays où il n’y a que del’agriculture, la masse de la population peut secomposer de serfs attachés à la glèbe, et privésde toute instruction : mais que ferait-on de né-gociants esclaves et ignorants ? Un pays mari-time et commerçant est donc par cela seul plus

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éclairé qu’un autre ; néanmoins il reste beau-coup à faire pour donner au peuple d’Angle-terre une éducation suffisante. Une grande por-tion de la dernière classe ne sait encore ni lireni écrire ; et c’est sans doute pour remédier àce mal qu’on accueille avec tant d’empresse-ment les nouvelles méthodes de Bel et de Lan-caster, parce qu’elles peuvent mettre l’instruc-tion à la portée de l’indigence. Le peuple estplus instruit peut-être en Suisse, en Suède etdans quelques états du nord de l’Allemagne ;mais il n’y a dans aucun de ces pays cette vi-gueur de liberté qui préservera l’Angleterre, ilfaut l’espérer, de la réaction produite par larévolution de France. Dans un pays où il ya une immense capitale, de grandes richessesconcentrées dans un petit nombre de mains,une cour, tout ce qui peut favoriser la corrup-tion du peuple, il faut du temps pour que leslumières s’étendent et luttent avec avantagecontre les inconvénients attachés à la dispro-portion des fortunes.

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En Écosse on trouve beaucoup plus d’ins-truction parmi les paysans qu’en Angleterre,parce qu’il y a moins de richesse chez quelquesparticuliers, et plus d’aisance chez le peuple.La religion presbytérienne, établie en Écosse,exclut la hiérarchie épiscopale que l’église an-glicane a conservée. En conséquence, le choixdes simples ministres du culte y est meilleur ;et comme ils vivent retirés dans les mon-tagnes, ils s’y consacrent à l’enseignement despaysans. C’est aussi un grand avantage pourl’Écosse que de n’avoir pas, comme l’Angle-terre, une taxe des pauvres très forte, et trèsmal conçue, qui entretient la mendicité, et créeune classe de gens qui n’osent pas s’écarter dela commune où des secours leur sont assurés.La ville d’Édimbourg n’est pas aussi absorbéeque Londres par les affaires publiques, et ellene renferme pas une telle réunion de fortuneset de luxe, aussi les intérêts philosophiques etlittéraires y tiennent-ils plus de place. Mais,d’une autre part, les restes du régime féodal se

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font plus sentir en Écosse qu’en Angleterre. Lejury dans les affaires civiles ne s’y est intro-duit que dernièrement ; il y a beaucoup moinsd’élections populaires, à proportion, que chezles Anglais. Le commerce y exerce moins d’in-fluence, et l’esprit de liberté s’y montre, àquelques exceptions près, avec moins de vi-gueur.

En Irlande, l’ignorance du peuple est ef-frayante ; mais il faut s’en prendre, d’une part,à des préjugés superstitieux, et de l’autre, à laprivation presque entière des bienfaits d’uneconstitution. L’Irlande n’est réunie à l’Angle-terre que depuis peu d’années ; jusqu’ici elle aéprouvé tous les maux de l’arbitraire, et elles’en est vengée souvent de la façon la plus vio-lente. La nation étant divisée par deux reli-gions qui forment aussi deux partis politiques,le gouvernement anglais, depuis Charles Ier, atout accordé aux protestants, afin qu’ilspussent maintenir dans la soumission la majo-rité catholique. Swift, Irlandais, et l’un des plus

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beaux génies des trois royaumes(13), écrivit, en1740, sur le malheureux état de l’Irlande. L’at-tention des hommes éclairés fut fortement ex-citée par les écrits de Swift, et les améliora-tions qui se sont opérées dans ce pays datentd’alors. Lorsque l’Amérique se déclara indé-pendante, et que l’Angleterre fut obligée de lareconnaître comme telle, la nécessité de mé-nager l’Irlande frappa tous les jours davantageles bons esprits. L’illustre talent de M. Grat-tan, qui, trente ans plus tard, vient de nouveaud’étonner l’Angleterre, se faisait remarquer,dès 1782, dans le parlement d’Irlande ; et, pardegrés, on a décidé ce pays à l’union avecla Grande-Bretagne. Les préjugés superstitieuxy sont encore cependant la source de millemaux ; car, pour arriver au point de prospéritéoù est l’Angleterre, les lumières de la réformereligieuse sont aussi nécessaires que l’esprit deliberté du gouvernement représentatif. L’exclu-sion politique à laquelle les catholiques irlan-dais sont condamnés, est contraire aux vrais

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principes de la justice ; mais on ne sait com-ment mettre en possession des bienfaits de laconstitution des hommes aigris par de longsressentiments.

On ne peut donc admirer dans la nation ir-landaise, jusqu’à présent, qu’un grand carac-tère d’indépendance et beaucoup d’esprit na-turel ; mais on ne jouit point encore dans cepays de la sécurité ni de l’instruction, résultatscertains de la liberté religieuse et politique.L’Écosse est à beaucoup d’égards l’opposé del’Irlande, et l’Angleterre tient de l’une et del’autre.

Comme il est impossible, chez les Anglais,d’être ministre sans siéger dans l’une des deuxchambres, et sans discuter avec les représen-tants de la nation les affaires de l’état, il enrésulte nécessairement que de tels ministresne ressemblent d’ordinaire en rien à la classedes gouvernants sous les monarchies absolues.La considération publique en Angleterre est

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le premier but des hommes en pouvoir ; ilsne font presque jamais leur fortune dans leministère, M. Pitt est mort en ne laissant quedes dettes qui furent payées par le parlement.Les sous-secrétaires d’état, les commis, tousles membres de l’administration, éclairés parl’opinion et par leur propre fierté, sont d’uneintégrité parfaite. Les ministres ne peuvent fa-voriser leurs partisans, que si ces partisanssont pourtant assez distingués pour ne pas pro-voquer le mécontentement du parlement. Il nesuffit pas de la faveur du maître pour rester enplace, il faut aussi l’estime des représentantsde la nation ; et celle-là ne peut s’obtenir quepar des talents véritables. Des ministres nom-més par les intrigues de cour, tels qu’on en a vusans cesse en France, ne se soutiendraient pasvingt-quatre heures dans la chambre des com-munes. On aurait toisé leur médiocrité dans uninstant ; on ne les verrait pas là tout poudrés,tout costumés, comme les ministres de l’ancienrégime ou de la cour de Bonaparte. Ils ne se-

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raient point entourés de courtisans, faisant au-près d’eux le métier qu’ils font eux-mêmes au-près du prince, et s’extasiant à l’envi sur la jus-tesse de leurs idées communes, et sur la pro-fondeur de leurs conceptions fausses. Un mi-nistre anglais arrive seul dans l’une ou l’autrechambre, sans costume, sans marque distinc-tive ; aucun genre de charlatanisme ne vient àson aide ; tout le monde l’interroge et le juge ;mais aussi tout le monde le respecte, s’il lemérite, parce que, ne pouvant se faire passerque pour ce qu’il est, on le considère surtout àcause de sa valeur personnelle.

« On ne fait pas la cour aux princes en An-gleterre comme en France, dira-t-on ; mais ony cherche la popularité, ce qui n’altère pasmoins la vérité du caractère. » Dans un paysbien organisé, tel que l’Angleterre, désirer lapopularité, c’est vouloir la juste récompense detout ce qui est bon et noble en soi-même. Ila existé de tout temps des hommes qui ontété vertueux, malgré les inconvénients ou les

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périls auxquels ils s’exposaient par là ; mais,quand les institutions sociales sont combinéesde manière que les intérêts particuliers et lesvertus publiques soient d’accord, il ne s’ensuitpas que ces vertus n’aient d’autre base quel’intérêt personnel. Seulement elles sont plusrépandues, parce qu’elles sont avantageuses,aussi bien qu’honorables.

La science de la liberté, si l’on peut s’expri-mer ainsi, au point où elle est cultivée en An-gleterre, suppose à elle seule un très haut de-gré de lumières. Rien n’est plus simple, quandune fois vous avez adopté les principes natu-rels sur lesquels cette doctrine repose ; maisil est certain toutefois que sur le continent onne rencontre presque personne qui comprenned’esprit et de cœur l’Angleterre. On dirait qu’ily a des vérités morales dans lesquelles il fautêtre né, et que le battement de cœur vous lesapprend mieux que toutes les discussions théo-riques. Néanmoins, pour goûter et pour pra-tiquer cette liberté qui réunit tous les avan-

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tages des vertus républicaines, des lumièresphilosophiques, des sentiments religieux et dela dignité monarchique, il faut dans le peuplebeaucoup de raison, et dans les hommes de lapremière classe beaucoup d’études et de ver-tus. Les ministres anglais doivent réunir auxqualités d’un homme d’état l’art de s’exprimeravec éloquence. Il s’ensuit que la littérature etla philosophie sont beaucoup plus appréciées,parce qu’elles servent efficacement aux succèsde l’ambition la plus haute. On parle sans cessede l’empire de la richesse et du rang chez lesAnglais ; il faut aussi convenir de l’admirationqu’ils accordent au vrai talent. Il est possiblequ’auprès de la dernière classe de la socié-té, la pairie et la fortune produisent plus d’ef-fet que le nom d’un grand écrivain : cela doitêtre ainsi : mais, s’il s’agit des jouissances de labonne compagnie, et par conséquent de l’opi-nion, je ne sais aucun pays du monde où il soitplus avantageux d’être un homme supérieur.Non seulement tous les emplois, tous les rangs

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peuvent être la récompense du mérite, maisl’estime publique s’exprime d’une manière siflatteuse, qu’elle donne des jouissances plusvives que toutes les autres.

L’émulation qu’une telle perspective doitexciter est une des principales causes de l’in-croyable étendue des connaissances répan-dues en Angleterre. Si l’on pouvait faire unestatistique du savoir, on ne trouverait dans au-cun pays une aussi forte proportion de gensversés dans l’étude des langues anciennes,étude malheureusement trop négligée enFrance. Des bibliothèques particulières sansnombre, des collections de tout genre, dessouscriptions abondantes pour toutes les en-treprises littéraires, des établissements d’édu-cation publique existent partout, dans chaqueprovince, à l’extrémité du pays comme aucentre : enfin on trouve à chaque pas des au-tels élevés à la pensée, et ces autels serventd’appui à ceux de la religion et de la vertu.

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Grâce à la tolérance, aux institutions poli-tiques et à la liberté de la presse, il y a plusde respect pour la religion et pour les mœursen Angleterre que dans aucun autre pays del’Europe. On se plaît à dire en France que c’estprécisément par égard pour la religion et pourles mœurs qu’on a de tout temps eu des cen-seurs ; et néanmoins il suffit de comparer l’es-prit de la littérature en Angleterre, depuis quela liberté de la presse y est établie, avec lesdivers écrits qui ont paru sous le règne arbi-traire de Charles II, et sous celui du régent etde Louis XV en France. La licence des écritsa été portée chez les Français, dans le derniersiècle, à un degré qui fait horreur. Il en est demême en Italie où, de tout temps, on a soumiscependant la presse aux restrictions les plusgênantes. L’ignorance dans la masse, et l’in-dépendance la plus désordonnée dans les es-prits distingués, est toujours le résultat de lacontrainte.

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La littérature anglaise est certainementcelle de toutes dans laquelle il y a le plus d’ou-vrages philosophiques. L’Écosse renferme en-core aujourd’hui des écrivains très forts en cegenre, Dugald Stewart en première ligne, quine se lasse point de rechercher la vérité dansla retraite. La critique littéraire est portée auplus haut point dans les journaux, et particu-lièrement dans celui d’Édimbourg, où des écri-vains faits pour être illustres eux-mêmes, Jef-frey, Playfair, Mackintosh, ne dédaignent pointd’éclairer les auteurs par les jugements qu’ilsportent sur eux. Les publicistes les plus ins-truits dans les questions de jurisprudence etd’économie politique, tels que Bentham, Mal-thus, Brougham, sont plus nombreux en An-gleterre que partout ailleurs ; parce qu’ils ontle juste espoir que leurs idées seront mises enpratique. Des voyages dans toutes les partiesdu monde rapportent en Angleterre les tributsde la science, non moins bien accueillis queceux du commerce ; mais au milieu de tant de

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richesses intellectuelles en tout genre, on nesaurait citer aucun de ces ouvrages irréligieuxou licencieux dont la France a été inondée :l’opinion publique les a repoussés dès qu’ellea pu les craindre, et elle s’en charge d’autantplus volontiers, qu’elle seule fait la garde à cetégard. La publicité est toujours favorable à lavérité : or, comme la morale et la religion sontla vérité par excellence, plus vous permettezaux hommes de discuter ces sujets, plus ilss’éclairent et s’ennoblissent. Les tribunaux pu-niraient avec raison, en Angleterre, un écrit quipourrait causer du scandale ; mais aucun ou-vrage ne porte cette marque de la censure quijette d’avance du doute sur les assertions qu’ilpeut renfermer.

La poésie anglaise que n’alimentent ni l’ir-réligion, ni l’esprit de faction, ni la licence desmœurs, est encore riche, animée, et n’éprouvepas cette décadence qui menace successive-ment presque toutes les littératures de l’Eu-rope. La sensibilité et l’imagination entre-

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tiennent la jeunesse immortelle de l’âme. Onvoit un second âge de poésie renaître en An-gleterre, parce que l’enthousiasme n’y est pointéteint, et que la nature, l’amour et la patrie yexercent toujours une grande puissance. Cow-per d’abord, et maintenant Rogers, Moore,Thomas Campbell, Walter Scott, lord Byron,dans des genres et dans des degrés différents,préparent un nouveau siècle de gloire à la poé-sie anglaise ; et, tandis que tout se dégrade surle continent, la source éternelle du beau jaillitencore de la terre libre.

Dans quel empire le christianisme est-ilplus respecté qu’en Angleterre ? Où prend-onplus de soins pour le propager ? D’où partentdes missionnaires en aussi grand nombre pourtoutes les parties du monde ? La société quis’est chargée d’envoyer des exemplaires de laBible dans les pays où la lumière du christia-nisme est obscurcie ou non développée, en fai-sait passer en France pendant la guerre, et cesoin n’était pas superflu. Mais je me détourne-

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rais maintenant de mon sujet, si je rappelais icice qui peut excuser la France sous ce rapport.

La réformation a mis chez les Anglais les lu-mières parfaitement en accord avec les senti-ments religieux. C’est un grand avantage pource pays ; et l’exaltation de piété dont on y estsusceptible porte toujours à l’austérité de lamorale, mais presque jamais à la superstition.Les sectes particulières de l’Angleterre, dontla plus nombreuse est celle des méthodistes,n’ont pour but que le maintien de la puretésévère du christianisme dans la conduite dela vie. Leur renoncement à tous les plaisirs,leur zèle persévérant pour faire le bien, an-noncent aux hommes qu’il y a dans l’Évangiledes germes de sentiments et de vertus, plus fé-conds encore que tous ceux que nous avonsvus se développer jusqu’à ce jour, et dont lessaintes fleurs sont destinées peut-être aux gé-nérations à venir.

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Dans un pays religieux, il existe nécessaire-ment aussi de bonnes mœurs, et cependant, lespassions des Anglais sont très violentes ; carc’est une grande erreur de les croire d’un ca-ractère calme, parce qu’ils ont habituellementdes manières froides. Il n’est point d’hommesplus impétueux dans les grandes choses ; maisils ressemblent à ces chiens d’Albanie envoyéspar Porus à Alexandre, qui dédaignaient de sebattre contre tout autre adversaire que le lion.Les Anglais sortent de leur apparente tran-quillité pour se livrer à des excès en tout genre.Ils cherchent des périls, ils veulent tenter deschoses extraordinaires, et désirent des émo-tions fortes. L’activité de l’imagination et lagêne des habitudes les leur rendent néces-saires ; mais ces habitudes elles-mêmes sontfondées sur un grand respect pour la morale.

La liberté des journaux, qu’on a voulu nousreprésenter comme contraire à la délicatessedes mœurs, en est une des causes les plus ef-ficaces : tout est si connu, si discuté en An-

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gleterre, que la vérité en toutes choses est in-évitable ; et l’on pourrait se soumettre au ju-gement du public anglais, comme à celui d’unami qui entrerait dans les détails de votre vie,dans les nuances de votre caractère, pour pe-ser chaque action ainsi que le veut l’équité,d’après la situation de chaque individu. Plusl’opinion a de puissance en Angleterre, plus ilfaut de hardiesse pour s’en affranchir : aussiles femmes qui la bravent se portent-elles àde grands éclats. Mais combien ces éclats nesont-ils pas rares, même dans la premièreclasse, la seule où l’on puisse quelquefois enciter des exemples ! Dans le second rang, par-mi les habitants des provinces, on ne trouveque de bons ménages, des vertus privées, unevie intérieure entièrement consacrée à l’éduca-tion d’une nombreuse famille qui, nourrie dansla conviction intime de la sainteté du mariage,ne se permettrait pas une pensée légère à cetégard. Comme il n’y a point de couvents en An-gleterre, les filles sont le plus souvent élevées

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chez leurs parents ; et l’on peut voir, par leurinstruction et par leurs vertus, ce qui vaut lemieux pour une femme, ce genre d’éducationou celui qui se pratique en Italie.

« Au moins, dira-t-on, ces procès de di-vorce, dans lesquels on admet les discussionsles plus indécentes, sont une source de scan-dale. » Il faut qu’ils ne le soient pas, puisquele résultat est tel que je viens de le dire. Cesprocès sont un antique usage, et sous ce rap-port, de certaines gens devraient les défendre ;mais, quoi qu’il en soit, la terreur du scandaleest un grand frein. Et d’ailleurs, on n’est pointporté en Angleterre, comme en France, à fairedes plaisanteries sur de tels sujets. Une sorted’austérité, d’accord avec l’esprit des anciensrigoristes protestants, se manifeste dans cesprocès. Les juges comme les spectateurs yportent une disposition sérieuse, et les consé-quences en sont très importantes, puisque lemaintien des vertus domestiques en dépend,et qu’il n’y a point de liberté sans elles. Or,

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comme l’esprit du siècle ne les favorisait pas,c’est un hasard heureux que l’utile ascendantde ces procès de divorce ; car il y a presquetoujours du hasard dans le bien ou le mal quepeut produire la fidélité aux anciens usages,puisqu’ils conviennent quelquefois au tempsprésent, et que d’autres fois ils n’y sont plusapplicables. Heureux le pays où les torts desfemmes peuvent être punis avec une si hautesagesse, sans frivolité, comme sans ven-geance ! Il leur est permis de recourir à la pro-tection de l’homme pour lequel elles ont toutsacrifié ; mais elles sont d’ordinaire privées detous les avantages brillants de la société. Je nesais si la législation pourrait inventer quelquechose de plus fort et de plus doux tout en-semble.

On s’indignera peut-être contre l’usage defaire payer de l’argent par le séducteur de lafemme. Comme tout est empreint d’un senti-ment de noblesse en Angleterre, je ne jugeraipoint légèrement une coutume de ce genre,

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puisqu’on la conserve. Il faut atteindre dequelque manière aux torts des hommes enversles mœurs, puisque l’opinion est en généraltrop relâchée à cet égard, et personne ne pré-tendra qu’une grande perte d’argent ne soitpas une punition. D’ailleurs, l’éclat de ces pro-cès funestes fait presque toujours un devoir àl’homme d’épouser la femme qu’il a séduite ;et cette obligation est une garantie qu’il nese mêle ni légèreté, ni mensonge, aux senti-ments que les hommes se permettent d’expri-mer. Quand il n’y a que de l’amour dansl’amour, ses égarements sont à la fois plusrares et plus excusables. J’ai de la peine àm’expliquer, cependant, pourquoi c’est au marique l’amende est payée par le séducteur ; sou-vent aussi le mari ne l’accepte pas, et c’est auxpauvres qu’il la consacre. Mais il y a lieu decroire que deux motifs ont donné naissance àcette coutume, l’une, de fournir à l’époux, dansune classe sans fortune, les moyens d’éleverses enfants, quand la mère qui en était char-

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gée lui manque ; l’autre, et c’est un rapport plusessentiel, de mettre en cause le mari, lorsqu’ils’agit des torts de sa femme, afin d’examiners’il n’a point à se reprocher de torts du mêmegenre envers elle. En Écosse même, l’infidélitédu mari dissout le mariage aussi bien que cellede la femme, et le sentiment du devoir, dans unpays libre, met toujours de niveau le fort et lefaible.

Tout est constitué en Angleterre de tellemanière que l’intérêt de chaque classe, dechaque sexe, de chaque individu, est de seconformer à la morale. La liberté politique estle moyen suprême de cette admirable combi-naison. « Oui, dira-t-on encore, en ne compre-nant que les mots et point les choses, il estvrai que les Anglais sont toujours gouvernéspar l’intérêt. » Comme s’il y avait aucun rap-port entre l’intérêt qui conduit à la vertu, etcelui qui fait dériver vers le vice ! Sans doutel’Angleterre n’est pas une planète à part de lanôtre, dans laquelle les avantages personnels

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ne soient pas, comme ailleurs, le ressort desactions humaines. On ne peut gouverner leshommes en comptant toujours sur le dévoue-ment et le sacrifice ; mais quand l’ensembledes institutions d’un pays est tel, qu’il soit utiled’être honnête, il en résulte une certaine habi-tude du bien qui se grave dans tous les cœurs :elle se transmet par le souvenir, l’air qu’on res-pire en est pénétré, et l’on n’a plus besoin desonger aux inconvénients de tout genre qui se-raient la suite de certains torts ; car la force del’exemple suffit pour en préserver.

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CHAPITRE VI.

De la société en Angleterre, et de sesrapports avec l’ordre social.

IL n’est pas probable qu’on revoie jamaisnulle part, ni même en France, une sociétécomme celle dont on a joui dans ce pays pen-dant les deux premières années de la révolu-tion, et à l’époque qui l’a précédée. Les étran-gers qui se flattent de ne trouver rien de sem-blable en Angleterre, sont fort désappointés ;car ils s’y ennuient souvent beaucoup. Bienque ce pays renferme les hommes les pluséclairés et les femmes les plus intéressantes,les jouissances que la société peut procurer nes’y rencontrent que rarement. Quand un étran-ger entend bien l’anglais, et qu’il est admis àdes réunions peu nombreuses, composées des

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hommes transcendants du pays, il goûte, s’ilen est digne, les plus nobles jouissances quela communication des êtres pensants puissedonner ; mais ce n’est point dans ces fêtes in-tellectuelles que consiste la société d’Angle-terre. On est tous les jours invité à Londresà d’immenses assemblées, où l’on se coudoiecomme au parterre : les femmes y sont en ma-jorité, et d’ordinaire la foule est si grande, queleur beauté même n’a pas assez d’espace pourparaître : à plus forte raison n’y est-il jamaisquestion d’aucun agrément de l’esprit. Il fautune grande force physique pour traverser lessalons sans être étouffé, et pour remonter danssa voiture sans accident : mais je ne vois pasbien qu’aucune autre supériorité soit néces-saire dans une telle cohue. Aussi les hommessérieux renoncent-ils de très bonne heure à lacorvée qu’en Angleterre on appelle le grandmonde ; et c’est, il faut le dire, la plus fasti-dieuse combinaison qu’on puisse former avecdes éléments aussi distingués.

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Ces réunions tiennent à la nécessité d’ad-mettre un très grand nombre de personnesdans le cercle de ses connaissances. La listedes visites que reçoit une dame anglaise estquelquefois de douze cents personnes. La so-ciété française était infiniment plus exclusive :l’esprit d’aristocratie qui présidait à la forma-tion des cercles était favorable à l’élégance età l’amusement, mais nullement d’accord avecla nature d’un état libre. Ainsi donc, en conve-nant avec franchise que les plaisirs de la socié-té se rencontrent très rarement et très diffici-lement à Londres, j’examinerai si ces plaisirssont conciliables avec l’ordre social de l’Angle-terre. S’ils ne le sont pas, le choix ne sauraitêtre douteux.

Les riches propriétaires anglais rem-plissent, pour la plupart, des emplois publicsdans leurs terres ; et, désirant y être élus dé-putés, ou influer sur l’élection de leurs parentset de leurs amis, ils passent huit ou neuf moisà la campagne. Il en résulte que les habitudes

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de société sont entièrement interrompues pen-dant les deux tiers de l’année ; et les relationsfamilières et faciles ne se forment qu’en sevoyant tous les jours. Dans la partie deLondres occupée par la bonne compagnie, ily a des mois de l’été et de l’automne pendantlesquels la ville a l’air d’être frappée de conta-gion, tant elle est solitaire. La rentrée du par-lement n’a lieu d’ordinaire que dans le mois dejanvier, et l’on ne se réunit à Londres qu’à cetteépoque. Les hommes, en vivant beaucoup dansleurs terres, chassent ou se promènent à che-val la moitié de la journée ; ils reviennent fati-gués à la maison, et ne songent qu’à se reposer,quelquefois même à boire, quoiqu’à cet égardles récits qu’on fait des mœurs anglaises soienttrès exagérés, surtout si on les rapporte autemps actuel. Toutefois un tel genre de vie nerend point propre aux agréments de la socié-té. Les Français n’étant appelés, ni par leurs af-faires, ni par leurs goûts, à demeurer à la cam-pagne, l’on trouvait à Paris, toute l’année, des

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maisons où l’on pouvait jouir d’une conver-sation très agréable ; mais de là vient aussique Paris seul existait en France, tandis qu’enAngleterre la vie politique se fait sentir danstoutes les provinces. Lorsque les intérêts del’état sont du ressort de chacun, la conversa-tion qui doit attirer le plus est celle dont lesaffaires publiques sont le but. Or, dans celle-là ce n’est pas la légèreté d’esprit, mais l’im-portance réelle des choses dont il s’agit. Sou-vent un homme, fort peu agréable d’ailleurs,captive ses auditeurs par la force de son rai-sonnement et de son savoir ; l’art d’être ai-mable en France consistait à ne jamais épuiserun sujet, et à ne pas trop s’arrêter sur ceuxqui n’intéressaient pas les femmes. En Angle-terre, elles ne se mêlent jamais aux entretiensà voix haute ; les hommes ne les ont point ha-bituées à prendre part à la conversation gé-nérale : quand elles se sont retirées du dîner,cette conversation n’en est que plus vive etplus animée. Une maîtresse de maison ne se

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croit point obligée, comme chez les Français, àconduire la conversation, et surtout à prendregarde qu’elle ne languisse. On est très résignéà ce malheur dans les sociétés anglaises, et ilparaît beaucoup plus facile à supporter que lanécessité de se mettre en avant pour releverl’entretien. Les femmes, à cet égard, sont d’uneextrême timidité ; car, dans un état libre, leshommes reprenant leur dignité naturelle, lesfemmes se sentent subordonnées.

Il n’en est pas de même d’une monarchiearbitraire, telle qu’elle existait en France.Comme il n’y avait rien d’impossible ni de fixe,les conquêtes de la grâce étaient sans bornes,et les femmes devaient naturellement triom-pher dans ce genre de combat. Mais en An-gleterre, quel ascendant une femme pourrait-elle exercer, quelque aimable qu’elle fût, au mi-lieu des élections populaires, de l’éloquence duparlement et de l’inflexibilité de la loi ? Les mi-nistres n’auraient pas l’idée qu’une femme pûtleur adresser une sollicitation sur quelque su-

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jet que ce fût, à moins qu’elle n’eût ni frère, nifils, ni mari, pour s’en charger. Dans le paysde la plus grande publicité, les secrets d’étatsont mieux gardés que nulle part ailleurs. Il n’ya point d’intermédiaires, pour ainsi dire, entreles gazettes et le cabinet des ministres, et cecabinet est le plus discret de l’Europe. Il n’ya pas d’exemple qu’une femme ait su, ou dumoins dit ce qu’il fallait faire. Dans un pays oùles mœurs domestiques sont si régulières, leshommes mariés n’ont point de maîtresses ; et iln’y a que les maîtresses qui sachent les secrets,et surtout qui les révèlent.

Parmi les moyens de rendre une sociétéplus piquante, il faut compter la coquetterie :or, elle n’existe guère en Angleterre qu’entreles jeunes personnes et les jeunes hommes quipeuvent se marier ensemble ; et la conversa-tion n’y gagne rien, au contraire. À peine s’en-tendent-ils l’un et l’autre, tant ils se parlent àdemi-voix ; mais il en résulte qu’on ne se ma-rie pas sans se connaître : tandis qu’en France,

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pour s’épargner tout l’ennui de ces timidesamours, on ne voyait jamais de jeunes fillesdans le monde avant que leur mariage fûtconclu par leurs parents. S’il existe en Angle-terre des femmes qui s’écartent de leur devoir,c’est avec un tel mystère ou avec un tel éclat,que le désir de plaire en société, de s’y montreraimables, d’y briller par la grâce et par le mou-vement de l’esprit, n’y entre absolument pourrien. En France, la conversation menait à tout ;en Angleterre ce talent est apprécié ; mais iln’est utile en rien à l’ambition de ceux qui lepossèdent ; les hommes d’état et le peuplechoisissent parmi les candidats du pouvoir,d’après de tout autres signes des facultés su-périeures. La conséquence en est qu’on négligece qui ne sert pas, dans ce genre comme danstous les autres. Le caractère national étantd’ailleurs très enclin à la réserve et à la timi-dité, il faut un mobile puissant pour en triom-pher, et ce mobile ne se trouve que dans l’im-portance des discussions publiques.

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On a de la peine à se rendre parfaitementcompte de ce qu’on appelle en Angleterre lamauvaise honte (shyness), c’est-à-dire, cet em-barras qui renferme au fond du cœur les ex-pressions de la bienveillance naturelle ; carl’on rencontre souvent les manières les plusfroides dans des personnes qui se montreraientles plus généreuses envers vous, si vous aviezbesoin d’elles. Les Anglais sont mal à l’aiseentre eux, au moins autant qu’avec les étran-gers ; ils ne se parlent qu’après avoir été pré-sentés l’un à l’autre : la familiarité ne s’établitque fort à la longue. On ne voit presque jamaisen Angleterre les enfants, après leur mariage,demeurer dans la même maison que leurs pa-rents ; le chez soi (home) est le goût dominantdes Anglais, et peut-être ce penchant a-t-ilcontribué à leur faire détester le système po-litique qui permet ailleurs d’exiler ou d’arrêterarbitrairement. Chaque ménage a sa demeureséparée ; et Londres est composé d’un grandnombre de petites maisons fermées comme

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des boîtes, et où il n’est guère plus facile de pé-nétrer. Il n’y a pas même beaucoup de frèreset de sœurs qui aillent dîner les uns chez lesautres sans être invités. Cette formalité ne rendpas la vie fort amusante ; et, dans le goût desAnglais pour les voyages, il entre l’envie de sesoustraire à la contrainte de leurs usages, aussibien que le besoin d’échapper aux brouillardsde leur contrée.

Les plaisirs de la société, dans tous lespays, ne concernent jamais que la premièreclasse, c’est-à-dire, la classe oisive qui, ayantun grand loisir pour l’amusement, y attachebeaucoup de prix. Mais en Angleterre, où cha-cun a sa carrière et ses occupations, il arriveaux grands seigneurs comme aux hommesd’affaires des autres pays, d’aimer mieux le dé-lassement physique, les promenades, la cam-pagne, enfin tout plaisir où l’esprit se repose,que la conversation dans laquelle il faut penseret parler presque avec autant de soin que dansles affaires les plus sérieuses. D’ailleurs, le bon-

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heur des Anglais étant fondé sur la vie do-mestique, il ne leur conviendrait pas que leursfemmes se fissent, comme en France, une fa-mille de choix d’un certain nombre de per-sonnes constamment réunies.

On ne doit pas nier, cependant, qu’à tousces honorables motifs il ne se mêle quelquesdéfauts, résultats naturels de toute grande as-sociation d’hommes. D’abord, quoiqu’il y ait enAngleterre beaucoup plus de fierté que de va-nité, cependant on y tient assez à marquer, parles manières, les rangs que la plupart des ins-titutions rapprochent. Il y a de l’égoïsme dansles habitudes, et quelquefois dans le caractère.La richesse et les goûts qu’elle donne en sontla cause : on ne veut se déranger en rien, tanton peut se bien arranger en tout. Les liens defamille, si intimes dans le mariage, le sont trèspeu sous d’autres rapports, parce que les sub-stitutions affranchissent trop les fils aînés deleurs parents, et séparent aussi les intérêts desfrères cadets de ceux de l’héritier de la for-

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tune. Les majorats nécessaires au maintien dela pairie ne devraient peut-être pas s’étendreaux autres classes de propriétaires ; c’est unreste de féodalité dont il faudrait, s’il est pos-sible, diminuer les fâcheuses conséquences. Delà vient aussi que la plupart des femmes sontsans dot, et que dans un pays où l’institutiondes couvents ne saurait exister, il y a une quan-tité de jeunes filles que leurs mères ont grandeenvie de marier, et qui peuvent avec raisons’inquiéter de leur avenir. Cet inconvénient,produit par l’inégal partage des fortunes, se faitsentir dans le monde : car les hommes non ma-riés y occupent trop l’attention des femmes, etla richesse en général, loin de servir à l’agré-ment de la société, y nuit nécessairement. Ilfaut une fortune très considérable pour rece-voir ses amis à la campagne, ce qui est pour-tant en Angleterre la manière la plus agréablede vivre ; il en faut pour tous les rapports dela société : non que l’on mette de la vanitédans le luxe ; mais l’importance que tout le

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monde attache au genre de jouissances qu’onappelle confortables, fait que personne n’ose-rait, comme jadis dans les plus aimables socié-tés de Paris, suppléer à un mauvais dîner parde jolis contes.

Dans tous les pays, les prétentions desjeunes gens à la mode sont entées sur le défautnational : on en trouve en eux la caricature,mais une caricature a toujours quelques traitsde l’original. Les élégants, en France, cher-chaient à faire effet, et tâchaient d’éblouir partous les moyens possibles, bons ou mauvais.En Angleterre, cette même classe de personnesveut se distinguer par le dédain, l’insoucianceet la perfection du blasé. C’est assez désa-gréable ; mais dans quel pays du monde la fa-tuité n’est-elle pas une ressource de l’amour-propre pour cacher la médiocrité naturelle ?Chez un peuple où tout est prononcé, commeen Angleterre, les contrastes sont d’autant plusfrappants. La mode a un singulier empire surles habitudes de la vie, et cependant il n’est

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point de nation où l’on trouve autantd’exemples de ce qu’on appelle l’excentricité,c’est-à-dire, une manière d’être tout à fait origi-nale, et qui ne compte pour rien l’opinion d’au-trui. La différence entre les hommes qui viventsous l’empire des autres et ceux qui existenten eux-mêmes se retrouve partout ; mais cetteopposition des caractères ressort davantagepar le mélange bizarre de timidité et d’indé-pendance qui se fait remarquer chez les An-glais. Ils ne font rien à demi, et tout à coupils passent de la servitude envers les moindresusages à l’insouciance la plus complète duqu’en dira-t-on. Néanmoins, la crainte du ridi-cule est une des principales causes de la froi-deur qui règne dans la société anglaise : onn’est jamais accusé d’insipidité en se taisant ;et, comme personne n’exige de vous d’animerl’entretien, on est plus frappé des hasards aux-quels on s’exposerait en parlant, que de l’in-convénient du silence. Dans le pays où l’onest le plus attaché à la liberté de la presse, et

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où l’on s’embarrasse le moins des attaques desjournaux, les plaisanteries de société sont trèsredoutées. On considère les gazettes commeles volontaires des partis politiques, et dans cegenre, comme dans tous les autres, les Anglaisse plaisent beaucoup à la guerre ; mais la mé-disance et l’ironie dont la société est le théâtreeffarouchent singulièrement la délicatesse desfemmes et la fierté des hommes. C’est pour-quoi l’on se met en avant le moins qu’on peuten présence des autres. Le mouvement et lagrâce y perdent nécessairement beaucoup.Dans aucun pays du monde, la réserve et la ta-citurnité n’ont, je crois, jamais été portées aus-si loin que dans quelques sociétés de l’Angle-terre ; et, si l’on tombe dans ces cercles, ons’explique très bien comment le dégoût de lavie peut saisir ceux qui s’y trouvent enchaînés.Mais hors de ces enceintes glacées, quelle sa-tisfaction de l’âme et de l’esprit ne peut-on pastrouver dans les sociétés anglaises, quand ony est heureusement placé ! La faveur et la dé-

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faveur des ministres et de la cour ne sont ab-solument de rien dans les rapports de la vie,et vous feriez rougir un Anglais, si vous aviezl’air de penser à la place qu’il occupe, ou aucrédit dont il peut jouir. Un sentiment de fiertélui fait toujours croire que ces circonstancesn’ajoutent et n’ôtent rien à son mérite person-nel. Les disgrâces politiques ne peuvent influersur les agréments dont on jouit dans le grandmonde ; le parti de l’opposition y est aussibrillant que le parti ministériel : la fortune, lerang, l’esprit, les talents, les vertus, sont parta-gés entre eux ; et jamais aucun des deux n’ima-ginerait de s’éloigner ou de se rapprocherd’une personne par ces calculs d’ambition quiont toujours dominé en France. Quitter sesamis parce qu’ils n’ont plus de pouvoir, et s’enrapprocher parce qu’ils en ont, est un genrede tactique presque inconnu en Angleterre ; etsi les succès de société ne conduisent pas auxemplois publics, au moins la liberté de la socié-té n’est-elle pas altérée par des combinaisons

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étrangères aux plaisirs qu’on y peut goûter. Ony trouve presque invariablement la sûreté etla vérité, qui sont la base de toutes les jouis-sances, puisqu’elles les garantissent toutes.Vous n’avez point à craindre ces tracasseriescontinuelles qui, ailleurs, remplissent la vied’inquiétudes. Ce que vous possédez en fait deliaison et d’amitié, vous ne pouvez le perdreque par votre faute, et vous n’avez jamais au-cune raison de douter des expressions de bien-veillance qui vous sont adressées ; car les ac-tions les surpasseront, et la durée les consa-crera. La vérité surtout est une des qualités lesplus éminentes du caractère anglais. La publi-cité qui règne dans les affaires, les discussionsdans lesquelles on arrive au fond de touteschoses, ont contribué sans doute à cette ha-bitude de vérité parfaite qui ne saurait existerque dans un pays où la dissimulation neconduit à rien, qu’au désagrément d’être dé-couvert.

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On s’est plu à répéter sur le continent queles Anglais étaient impolis ; et une certaine ha-bitude d’indépendance, une grande aversionpour la gêne, peuvent avoir donné lieu à ce ju-gement. Mais je ne connais pas une politesseni une protection aussi délicate que celle desAnglais pour les femmes, dans toutes les cir-constances de la vie. S’agit-il d’un danger, d’unembarras, d’un service à rendre, il n’est rienqu’ils négligent pour secourir les êtres faibles.Depuis le matelot qui dans la tempête appuievos pas chancelants, jusqu’aux gentilshommesanglais du plus haut rang, jamais une femmene se voit exposée à une difficulté quelconquesans être soutenue, et l’on retrouve partout cemélange heureux qui caractérise l’Angleterre :l’austérité républicaine dans la vie domestique,et l’esprit de chevalerie dans les rapports de lasociété.

Une qualité non moins aimable des Anglais,c’est leur disposition à l’enthousiasme. Cepeuple ne peut rien voir de remarquable sans

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l’encourager par les louanges les plus flat-teuses. On a donc raison d’aller en Angleterre,dans quelque situation malheureuse que l’on setrouve, si l’on possède en soi quelque chose devéritablement distingué. Mais si l’on y arrivecomme la plupart des riches oisifs de l’Europe,qui voyagent pour passer un carnaval en Ita-lie et un printemps à Londres, il n’est point depays qui trompe davantage l’attente, et on enpartira sûrement sans s’être douté que l’on a vule plus beau modèle de l’ordre social, et le seulqui pendant longtemps a fait espérer encore enla nature humaine.

Je n’oublierai jamais la société de lord Grey,de lord Lansdowne et de lord Harrowby. Je lescite, parce qu’ils appartiennent tous les troisà des partis ou à des nuances de partis dif-férentes, qui renferment à peu près toutes lesopinions politiques de l’Angleterre. Il en estd’autres que j’aurais eu de même un grand plai-sir à rappeler.

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Lord Grey est un des plus ardents amis dela liberté, dans la chambre des pairs : la no-blesse de sa naissance, de sa figure et de sesmanières, le préserve plus que personne decette espèce de popularité vulgaire qu’on veutattribuer aux partisans des droits des nations ;et je défierais qui que ce soit de ne pas éprou-ver pour lui tous les genres de respect. Sonéloquence au parlement est généralement ad-mirée : il réunit à l’élégance du langage uneforce de conviction intérieure qui fait partagerce qu’il éprouve. Les questions politiquesl’émeuvent, parce qu’un généreux enthou-siasme est la source de ses opinions. Comme ils’exprime toujours dans la société avec calmeet simplicité sur ce qui l’intéresse le plus, c’està la pâleur de son visage que l’on s’aperçoitquelquefois de la vivacité de ses sentiments ;mais c’est sans vouloir ni cacher, ni montrer lesaffections de son âme, qu’il parle sur des sujetspour lesquels il donnerait sa vie : chacun saitqu’il a refusé deux fois d’être premier ministre,

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parce qu’il ne s’accordait pas sous quelquesrapports avec le prince qui le nommait. Quellequ’ait été la diversité des manières de voir surles motifs de cette résolution, rien ne paraîtplus simple en Angleterre que de ne pas vou-loir être ministre. Je ne citerais donc pas le re-fus de lord Grey, s’il avait fallu, pour accep-ter, renoncer en rien à ses principes politiques ;mais les scrupules par lesquels il s’est déter-miné, étaient poussés trop loin pour être ap-prouvés de tout le monde. Et cependant, leshommes de son parti, tout en le blâmant àcet égard, n’ont pas cru possible d’entrer sanslui dans aucune des places qui leur étaient of-fertes.

La maison de lord Grey offre l’exemple deces vertus domestiques si rares ailleurs dansles premières classes. Sa femme, qui ne vitque pour lui, est digne, par ses sentiments, del’honneur que le ciel lui a départi en l’unis-sant à un tel homme. Treize enfants, encorejeunes, sont élevés par leurs parents, et vivent

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avec eux pendant huit mois de l’année dansleur château, au fond de l’Angleterre, où ilsn’ont presque jamais d’autre distraction queleur cercle de famille et leurs lectures habi-tuelles. Je me trouvai à Londres un soir dansce sanctuaire des plus nobles et des plus tou-chantes vertus ; lady Grey voulut bien deman-der à ses filles de faire de la musique ; et quatrede ces jeunes personnes, d’une candeur etd’une grâce angéliques, jouèrent des duos deharpe et de piano avec un accord admirablequi supposait une grande habitude de s’exercerensemble : le père les écoutait avec une sen-sibilité touchante. Les vertus qu’il développedans sa famille servent de garantie à la puretédes vœux qu’il forme pour son pays.

Lord Lansdowne est aussi membre de l’op-position ; mais, moins prononcé dans ses opi-nions politiques, c’est par une profonde étudede l’administration et des finances qu’il a déjàservi et qu’il doit encore servir l’état. Riche etgrand seigneur, jeune et singulièrement heu-

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reux dans le choix de sa compagne, aucun deces avantages ne le porte à l’indolence ; et c’estpar son mérite supérieur qu’il est au premierrang, dans un pays où rien ne peut dispenserde valoir par soi-même. À sa campagne à Bo-wood, j’ai vu la plus belle réunion d’hommeséclairés que l’Angleterre, et par conséquent lemonde puisse offrir : sir James Mackintosh, dé-signé par l’opinion pour continuer Hume etpour le surpasser, en écrivant l’histoire de laliberté constitutionnelle de l’Angleterre, unhomme si universel dans ses connaissances etsi brillant dans sa conversation, que les Anglaisle citent avec orgueil aux étrangers, pour prou-ver que, dans ce genre aussi, ils peuvent êtreles premiers ; sir Samuel Romilly, la lumière etl’honneur de cette jurisprudence anglaise quiest elle-même l’objet de tous les respects del’humanité ; des poètes, des hommes de lettresnon moins remarquables dans leur carrière queles hommes d’état dans la leur : chacun contri-buait au pur éclat d’une telle société et de

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l’hôte illustre qui la présidait. Car, en Angle-terre, la culture de l’esprit et la morale sontpresque toujours réunies. En effet, à une cer-taine hauteur elles ne sauraient être séparées.

Lord Harrowby, président du conseil privé,est naturellement du parti ministériel, ou tory ;mais, de même que lord Grey a toute la dignitéde l’aristocratie dans son caractère, lord Har-rowby tient par son esprit à toutes les lumièresdu parti libéral. Il connaît les littératures étran-gères et celle de France en particulier, un peumieux que nous-mêmes. J’avais l’honneur dele voir quelquefois, au milieu des plus grandescrises de l’avant-dernière guerre ; et, tandisqu’ailleurs on est obligé de composer ses pa-roles et son maintien devant un ministre, lors-qu’il s’agit des affaires publiques, lord Harrow-by se serait tenu pour offensé, si l’on s’étaitsouvenu qu’il était autre que lui-même, en cau-sant sur des questions d’un intérêt général. Onne voyait point à sa table, ni chez les autresministres anglais, ces sortes de flatteurs su-

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balternes qui entourent les puissants dans lesmonarchies absolues. Il n’est point de classedans laquelle on pût en trouver en Angleterre,ni d’hommes en place qui en voulussent. LordHarrowby est remarquable comme orateur, parla pureté de son langage et par l’ironie brillantedont il sait à propos se servir. Aussi attache-t-il, avec raison, beaucoup plus de prix à saréputation personnelle qu’à son emploi passa-ger. Lord Harrowby, secondé par sa spirituellecompagne, offre dans sa maison le plus par-fait exemple de ce que peut être une conversa-tion tour à tour littéraire et politique, et danslaquelle ces deux sujets sont traités avec uneégale aisance. Nous avons en France un grandnombre de femmes qui se sont fait un nom,seulement par le talent de causer ou d’écriredes lettres qui ressemblent à la conversation.Madame de Sévigné est la première de toutesen ce genre ; mais depuis, madame de Tencin,madame du Deffant, mademoiselle de l’Espi-nasse et plusieurs autres ont été célèbres à

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cause de l’agrément de leur esprit. J’ai déjà ditque l’état social en Angleterre ne permettaitguère ce genre de succès, et qu’on n’en sauraitciter d’exemples. Il existe cependant plusieursfemmes remarquables comme écrivains : missEdgeworth, madame d’Arblay, autrefois missBurney, madame Hannah Moore, madameInchbald, madame Opie, mademoiselle Bayly,sont admirées en Angleterre, et lues avidementen français ; mais elles vivent en général trèsretirées, et leur influence se borne à leurslivres. Si donc on voulait citer une femme quiréunît au suprême degré ce qui constitue laforce et la beauté morale du caractère anglais,il faudrait la chercher dans l’histoire.

Lady Russel, la femme de l’illustre lord Rus-sel qui périt sous Charles II, pour s’être opposéaux empiétements du pouvoir royal, me paraîtle vrai modèle d’une femme anglaise danstoute sa perfection. Le tribunal qui jugeait lordRussel, lui demanda quelle personne il voulaitdésigner pour lui servir de secrétaire pendant

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son procès ; il choisit lady Russel, parce que,dit-il, elle réunit les lumières d’un homme à latendre affection d’une épouse. Lady Russel, quiadorait son mari, soutint néanmoins la pré-sence de ses juges iniques et le barbare so-phisme de leurs interrogations avec toute laprésence d’esprit que lui commandait l’espoird’être utile : ce fut en vain. La sentence de mortétant prononcée, lady Russel alla se jeter auxpieds de Charles II, en l’implorant au nom delord Southampton, dont elle était la fille, et quis’était dévoué pour la cause de Charles V. Maisle souvenir des services rendus au père ne putrien sur le fils ; car sa frivolité ne l’empêchaitpas d’être cruel. Lord Russel, en se séparant desa femme pour marcher à l’échafaud, pronon-ça ces paroles remarquables : « À présent, ladouleur de la mort est passée. » En effet, il y atelle affection dont on peut se composer toutel’existence.

On a publié des lettres de lady Russel,écrites après la mort de son époux, dans les-

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quelles on trouve l’empreinte de la plus pro-fonde douleur, contenue par la résignation reli-gieuse. Elle vécut pour élever ses enfants ; ellevécut, parce qu’elle ne se serait pas permis dese donner la mort. À force de pleurer, elle de-vint aveugle, et toujours le souvenir de celuiqu’elle avait tant aimé fut vivant dans soncœur. Elle eut un moment de joie, quand laliberté s’établit en 1668 ; la sentence portéecontre lord Russel fut révoquée, et ses opinionstriomphèrent. Les partisans de Guillaume III,et la reine Anne elle-même, consultaient sou-vent lady Russel sur les affaires publiques,comme ayant conservé quelques étincelles deslumières de lord Russel ; c’est à ce titre aussiqu’elle répondait, et qu’à travers le profonddeuil de son âme, elle s’intéressait à la noblecause pour laquelle le sang de son époux avaitété répandu. Toujours elle fut la veuve de lordRussel, et c’est par l’unité de ce sentimentqu’elle mérite d’être admirée. Telle serait en-core une femme vraiment anglaise, si une

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scène aussi tragique, une épreuve aussi terriblepouvait se présenter de nos jours, et si, grâceà la liberté, de semblables malheurs n’étaientpas écartés à jamais. La durée des regrets cau-sés par la perte de ceux qu’on aime, absorbesouvent en Angleterre la vie des personnes quiles ont éprouvés : si les femmes n’ont pas uneexistence personnelle active, elles vivent avecd’autant plus de force dans les objets de leurattachement. Les morts ne sont point oubliésdans cette contrée où l’âme humaine a toutesa beauté ; et l’honorable constance qui luttecontre l’instabilité de ce monde, élève les sen-timents du cœur au rang des choses éternelles.

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CHAPITRE VII.

De la conduite du gouvernement an-glais hors de l’Angleterre.

EN exprimant, autant que je l’ai pu, ma pro-fonde admiration pour la nation anglaise, jen’ai cessé d’attribuer sa supériorité sur le restede l’Europe à ses institutions politiques. Il nousreste à donner une triste preuve de cette as-sertion ; c’est que là où la constitution ne com-mande pas, on peut avec raison faire au gou-vernement anglais les mêmes reproches que latoute-puissance a toujours mérités sur la terre.Si par quelques circonstances qui ne se sontpoint rencontrées dans l’histoire, un peuple eûtpossédé, cent ans avant le reste de l’Europe,l’imprimerie, la boussole, ou, ce qui vaut bienmieux encore, une religion qui n’est que la

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sanction de la morale la plus pure, ce peupleserait certainement fort supérieur à ceux quin’auraient pas obtenu de semblables avan-tages. Il en est de même des bienfaits d’uneconstitution libre ; mais ces bienfaits sont né-cessairement bornés au pays même qu’elle ré-git. Quand les Anglais exercent des emploismilitaires ou diplomatiques sur le continent, ilest encore probable que des hommes élevésdans l’atmosphère de toutes les vertus, y parti-ciperont individuellement ; mais il se peut quele pouvoir qui corrompt presque tous leshommes, quand ils sortent du cercle où règnela loi, ait égaré beaucoup d’Anglais, lorsqu’ilsn’avaient à rendre compte de leur conduitehors de leur pays, qu’aux ministres et non àla nation. En effet, cette nation, si éclairéed’ailleurs, connaît mal ce qui se passe dans lecontinent ; elle vit dans son intérieur de patrie,si l’on peut s’exprimer ainsi, comme chaquehomme dans sa maison ; et ce n’est qu’avecle temps qu’elle apprend l’histoire de l’Europe,

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dans laquelle ses ministres ne jouent souventqu’un trop grand rôle, à l’aide de son sang etde ses richesses. Il en faut donc conclure quechaque pays doit toujours se défendre de l’in-fluence des étrangers, quels qu’ils soient ; carles peuples les plus libres chez eux peuventavoir des chefs très jaloux de la prospérité desautres états, et devenir les oppresseurs de leursvoisins, s’ils en trouvent une occasion favo-rable.

Examinons cependant ce qu’il y a de vraidans ce qu’on dit sur la conduite des Anglaishors de leur patrie. Lorsqu’ils se sont trouvés,malheureusement pour eux, obligés d’envoyerdes troupes sur le continent, ces troupes ontobservé la plus parfaite discipline. Le désinté-ressement de l’armée anglaise et de ses chefsne saurait être contesté ; on les a vus payerchez leurs ennemis comme ces ennemis nepayaient pas chez eux-mêmes, et jamais ils nenégligent de mêler les soins de l’humanité auxmalheurs de la guerre. Sir Sidney Smith, en

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Égypte, gardait les envoyés de l’armée fran-çaise dans sa tente ; et plusieurs fois il a dé-claré à ses alliés, les Turcs, qu’il périrait avantque le droit des gens fût violé envers ses enne-mis. Lors de la retraite du général Moore, enEspagne, des officiers anglais se précipitèrentdans un fleuve où des Français allaient être en-gloutis, afin de les sauver d’un péril auquel lehasard, et non les armes, les exposait. Enfin,il n’est pas d’occasion où l’armée de lord Wel-lington, guidée par la noblesse et la sévéritéconsciencieuse de son illustre chef, n’ait cher-ché à soulager les habitants des pays qu’elletraversait. L’éclat de la bravoure anglaise, ilfaut le reconnaître, n’est jamais obscurci ni parla cruauté, ni par le pillage.

La force militaire, transportée dans les co-lonies, et particulièrement aux Indes, ne doitpas être rendue responsable des actes d’autori-té dont on peut avoir à se plaindre. L’armée deligne obéit passivement dans les pays considé-rés comme sujets, et qui ne sont point proté-

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gés par la constitution. Mais dans les colonies,comme ailleurs, on ne peut accuser les officiersanglais de déprédations ; ce sont les employéscivils auxquels on a reproché de s’enrichir pardes moyens illicites. En effet, leur conduite,dans les premières années de la conquête del’Inde, mérite la censure la plus grave, et offreune preuve de plus de ce qu’on ne saurait troprépéter : c’est que tout homme chargé de com-mander aux autres, s’il n’est pas soumis lui-même à la loi, n’obéit qu’à ses passions. Maisdepuis le procès de M. Hastings, tous les re-gards de la nation anglaise s’étant tournés versles abus affreux qu’on avait tolérés jusqu’alorsdans l’Inde, l’esprit public a obligé le gouver-nement à s’en occuper. Lord Cornwallis a portéses vertus, et lord Wellesley ses lumières, dansun pays nécessairement malheureux, puisqu’ilest soumis à une domination étrangère. Maisces deux gouverneurs ont fait un bien qui sesent tous les jours davantage. Il n’existait pointaux Indes de tribunaux où l’on pût appeler des

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injustices des gens en place ; la quotité des im-pôts n’était point fixée. Aujourd’hui des tribu-naux avec les formes de l’Angleterre y sont éta-blis ; quelques Indiens y occupent eux-mêmesles places du second rang : les contributionssont fixées sur un cadastre, et ne peuvent êtreaugmentées. Si les employés s’enrichissentmaintenant, c’est parce que leurs appointe-ments sont très considérables. Les trois quartsdes revenus du pays sont consommés dans lepays même ; le commerce est libre dans l’in-térieur ; le commerce des grains nommément,qui avait donné lieu à un monopole si cruel, està présent plus favorable aux Indiens qu’au gou-vernement.

L’Angleterre a adopté le principe de régirles habitants du pays d’après leurs propres lois.Mais la tolérance même par laquelle les An-glais se distinguent avantageusement de leursprédécesseurs, dans la domination de l’Inde,soit mahométans, soit chrétiens, les oblige àne pas employer d’autres armes que celles de

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la persuasion, pour détruire des préjugés en-racinés depuis des milliers d’années. La diffé-rence des castes humilie encore l’espèce hu-maine ; et la puissance que le fanatisme exerceest telle, que les Anglais n’ont pu jusqu’à cejour empêcher les femmes de se brûler vivesaprès la mort de leurs maris. Le seul triomphequ’ils aient remporté sur la superstition est defaire renoncer les mères à jeter leurs enfantsdans le Gange, afin de les envoyer en paradis.On essaye de fonder chez eux le respect duserment, et l’on se flatte encore de pouvoir yrépandre le christianisme dans un terme quel-conque. L’éducation publique est très soignéepar les autorités anglaises ; et c’est à Madrasque le docteur Bell a établi sa première école.Enfin on peut espérer que l’exemple des An-glais formera ces peuples, assez pour qu’ilspuissent se donner un jour une existence indé-pendante. Tout ce qu’il y a d’hommes éclairésen Angleterre s’applaudirait de perdre l’Indepar le bien même que le gouvernement y aurait

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fait. C’est un des préjugés du continent, quede croire la puissance anglaise attachée à lapossession de l’Inde : cet empire oriental estpresque une affaire de luxe ; il contribue plusà la splendeur qu’à la force réelle. L’Angleterrea perdu ses provinces d’Amérique, et son com-merce s’en est accru ; quand les colonies quilui restent se déclareraient indépendantes, elleconserverait encore sa supériorité maritime etcommerciale, parce qu’il y a en elle un principed’action, de progrès et de durée, qui la met tou-jours au-dessus des circonstances extérieures.On a dit sur le continent que la traite desNègres avait été supprimée en Angleterre pardes calculs politiques, afin de ruiner les colo-nies des autres pays par cette abolition. Rienn’est plus faux sous tous les rapports ; le parle-ment anglais, pressé par M. Wilberforce, s’estdébattu vingt ans sur cette question, dans la-quelle l’humanité luttait contre ce qui semblaitl’intérêt. Les négociants de Liverpool et desdivers ports de l’Angleterre réclamaient avec

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véhémence pour le maintien de la traite. Lescolons parlaient de cette abolition, comme enFrance aujourd’hui de certaines gens s’ex-priment sur la liberté de la presse et les droitspolitiques. Si l’on en avait cru les colons, il fal-lait être jacobin pour désirer qu’on n’achetâtet ne vendît plus des hommes. Des malédic-tions contre la philosophie, au nom de la hautesagesse qui prétend s’élever au-dessus d’elle,en maintenant les choses comme elles sont,lors même qu’elles sont abominables ; des sar-casmes sans nombre sur la philanthropie en-vers les Africains, sur la fraternité avec lesNègres ; enfin, tout l’arsenal de l’intérêt per-sonnel a été employé en Angleterre, ainsiqu’ailleurs, par les colons, par cette espèce deprivilégiés qui, craignant une diminution dansleurs revenus, les défendaient au nom du salutde l’état. Néanmoins, quand l’Angleterre pro-nonça l’abolition de la traite des nègres, en1806, presque toutes les colonies de l’Europeétaient entre ses mains ; et, s’il pouvait jamais

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être nuisible de se montrer juste, c’était danscette occasion. Depuis, il est arrivé ce qui arri-vera toujours ; c’est que la résolution comman-dée par la religion et la philosophie n’a pas eule moindre inconvénient politique. En très peude temps on a suppléé par le bon traitementqui multiplie les esclaves, à la cargaison déplo-rable qu’on apportait chaque année ; et la jus-tice s’est fait place, parce que la vraie naturedes choses s’accorde toujours avec elle.

Le ministère anglais, alors du parti deswhigs, avait proposé le bill pour l’abolition dela traite des Nègres ; il venait de donner sa dé-mission au roi, parce qu’il n’en avait pas ob-tenu l’émancipation des catholiques. Mais lordHolland, le neveu de M. Fox, héritier des prin-cipes, des lumières et des amis de son oncle,se réserva l’honorable plaisir de porter encoredans la chambre des pairs la sanction du roiau décret d’abolition de la traite. M. Clarckson,l’un des hommes vertueux qui travaillaient de-puis vingt ans avec M. Wilberforce, à l’accom-

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plissement de cette œuvre éminemment chré-tienne, en rendant compte de cette séance, ditqu’au moment où le bill fut sanctionné, unrayon de soleil, comme pour célébrer une fêtesi touchante, sortit des nuages qui couvraientle ciel ce jour-là. Certes, s’il était fastidieuxd’entendre parler du beau temps qui devaitconsacrer les parades militaires de Bonaparte,il est permis aux âmes pieuses d’espérer unsigne bienveillant du Créateur, quand ellesbrûlent sur son autel l’encens qu’il accueille lemieux, le bien qu’on fait aux hommes. Tellefut, dans cette circonstance, toute la politiquede l’Angleterre ; et, quand le parlement adopte,après des débats publics, une décision quel-conque, le bien de l’humanité en est presquetoujours le principal but. Mais peut-on nier, di-ra-t-on, que l’Angleterre ne soit envahissanteet dominatrice au-dehors ? J’arrive maintenantà ses torts, ou plutôt à ceux de son ministère,car le parti, et il est très nombreux, qui désap-

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prouve la conduite du gouvernement à cetégard, ne saurait en être accusé.

Il y a une nation qui sera bien grande unjour : ce sont les Américains. Une seule tacheobscurcit le parfait éclat de raison qui vivifiecette contrée : c’est l’esclavage encore subsis-tant dans les provinces du midi ; mais, quandle congrès y aura trouvé remède, commentpourra-t-on refuser le plus profond respect auxinstitutions des États-Unis ? D’où vient doncque beaucoup d’Anglais se permettent de par-ler avec dédain d’un tel peuple ? « Ce sont desmarchands, » répètent-ils. Et comment lescourtisans du temps de Louis XIV s’expri-maient-ils sur les Anglais eux-mêmes ? Lesgens de la cour de Bonaparte aussi, que di-saient-ils ? Les noblesses oisives, ou unique-ment occupées du service des princes, ne dé-daignent-elles pas cette magistrature hérédi-taire des Anglais, qui se fonde uniquement surl’utilité dont elle est à la nation entière ? LesAméricains, il est vrai, ont déclaré la guerre à

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l’Angleterre, dans un moment très mal choisipar rapport à l’Europe ; car l’Angleterre seule,alors, combattait contre la puissance de Bona-parte. Mais l’Amérique n’a vu dans cette cir-constance que ce qui concernait ses propresintérêts ; et certes, on ne peut pas la soupçon-ner d’avoir voulu favoriser le système impérial.Les nations n’en sont pas encore à ce noblesentiment d’humanité qui s’étendrait d’unepartie du monde à l’autre. On se hait entrevoisins : se connaît-on à distance ? Mais cetteignorance des affaires de l’Europe qui avaitentraîné les Américains à déclarer mal à pro-pos la guerre à l’Angleterre, pouvait-elle moti-ver l’incendie de Washington ? Il ne s’agissaitpas là de détruire des établissements guerriers,mais des édifices pacifiques consacrés à la re-présentation nationale, à l’instruction pu-blique, à la transplantation des arts et dessciences dans un pays naguère couvert de fo-rêts, et conquis seulement par les travaux deshommes sur une nature sauvage. Qu’y a-t-il de

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plus honorable pour l’espèce humaine, que cenouveau monde qui s’établit sans les préjugésde l’ancien ; ce nouveau monde où la religionest dans toute sa ferveur, sans qu’elle ait be-soin de l’appui de l’état pour se maintenir ; oùla loi commande par le respect qu’elle inspire,bien qu’aucune force militaire ne la soutienne ?Il se peut, hélas ! que l’Europe soit un jour des-tinée à présenter, comme l’Asie, le spectacled’une civilisation stationnaire, qui, n’ayant puse perfectionner, s’est dégradée. Mais s’ensuit-il que la vieille et libre Angleterre doive se re-fuser à l’admiration qu’inspirent les progrès del’Amérique, parce que d’anciens ressentimentset quelques traits de ressemblance établissententre les deux pays des haines de famille ?

Enfin, que dira la postérité de la conduiterécente du ministère anglais envers la France ?Je l’avouerai, je ne puis approcher de ce sujetsans qu’un tremblement intérieur me saisisse ;et cependant s’il fallait, je ne craindrai point dele dire, qu’une des deux nations, l’Angleterre

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ou la France, fût anéantie, il vaudrait mieuxque celle qui a cent ans de liberté, cent ans delumières, cent ans de vertus, conservât le dé-pôt que la Providence lui a confié. Mais cettealternative cruelle existait-elle ? Et commentune rivalité de tant de siècles n’a-t-elle pas faitau gouvernement anglais un devoir de cheva-lerie autant que de justice, de ne pas oppri-mer cette France qui, luttant avec l’Angleterrependant tout le cours de leur commune his-toire, animait ses efforts par une jalousie gé-néreuse ? Le parti de l’opposition a été de touttemps plus libéral et plus instruit sur les af-faires du continent que le parti ministériel. Ildevait donc naturellement être chargé de lapaix. D’ailleurs, il était reçu en Angleterre quela paix ne doit pas être signée par les mêmesministres qui ont dirigé la guerre. On avait sen-ti que l’irritation contre les ennemis, qui sertà conduire la guerre avec vigueur, fait abuserde la victoire ; et cette façon de voir est aus-si juste que favorable à la véritable paix qui ne

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se signe pas, mais qui s’établit dans les espritset dans les cœurs. Malheureusement le partide l’opposition s’était mépris en soutenant Bo-naparte. Il aurait été plus naturel que son sys-tème despotique fût défendu par les amis dupouvoir, et combattu par les amis de la liber-té. Mais la question s’est embrouillée en An-gleterre comme partout ailleurs. Les partisansdes principes de la révolution ont cru devoirsoutenir une tyrannie viagère, pour préveniren divers lieux le retour de despotismes plusdurables. Mais ils n’ont pas vu qu’un genrede pouvoir absolu fraye le chemin à tous lesautres, et qu’en redonnant aux Français lesmœurs de la servitude, Bonaparte a détruitl’énergie de l’esprit public. Une particularité dela constitution anglaise dont nous avons déjàparlé, c’est la nécessité dans laquelle l’opposi-tion se croit, de combattre toujours le minis-tère, sur tous les terrains possibles. Mais il fal-lait renoncer à cet usage, applicable seulementaux circonstances ordinaires, dans un moment

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où le débat était tellement national que le salutdu pays même dépendait de son issue. L’op-position devait se réunir franchement au gou-vernement contre Bonaparte ; car en le com-battant, comme il l’a fait, avec persévérance,ce gouvernement accomplissait noblement sondevoir. L’opposition s’appuyait sur le désir dela paix, qui est en général très bien accueillipar les peuples ; mais dans cette occasion, lebon sens et l’énergie des Anglais les portaientà la guerre. Ils sentaient qu’on ne pouvait trai-ter avec Bonaparte ; et tout ce que le ministèreet lord Wellington ont fait pour le renverser, aservi puissamment au repos et à la grandeurde l’Angleterre. Mais à cette époque où elleavait atteint le sommet de la prospérité, à cetteépoque où le ministère anglais méritait un votede reconnaissance pour la part qu’il avait dansle triomphe de ses héros, la fatalité qui s’em-pare de tous les hommes parvenus au faîte desa puissance, a marqué le traité de Paris d’unsceau réprobateur.

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Déjà le ministère anglais, dans le congrèsde Vienne, avait eu le malheur d’être représen-té par un homme dont les vertus privées sonttrès dignes d’estime, mais qui a fait plus de malà la cause des nations qu’aucun diplomate ducontinent. Un Anglais qui dénigre la liberté estun faux frère plus dangereux que les étrangers,car il a l’air de parler de ce qu’il connaît, etde faire les honneurs de ce qu’il possède. Lesdiscours de lord Castlereagh dans le parlementsont empreints d’une sorte d’ironie glaciale,singulièrement funeste, quand elle s’attache àtout ce qu’il y a de beau dans ce monde. Carla plupart de ceux qui défendent les sentimentsgénéreux sont aisément déconcertés, quand unministre en puissance traite leurs vœux de chi-mères, quand il se moque de la liberté commedu parfait amour, et qu’il a l’air d’user d’indul-gence envers ceux qui la chérissent, en ne leurimputant qu’une innocente folie.

Les députés de divers états de l’Europe,maintenant faibles et jadis indépendants, sont

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venus demander quelques droits, quelques ga-ranties, au représentant de la puissance qu’ilsadoraient comme libre. Ils sont repartis lecœur navré, ne sachant plus qui, de Bonaparteou de la plus respectable nation du monde,leur avait fait le mal le plus durable. Un jourleurs entretiens seront publiés, et l’histoire nepourra guère offrir une pièce plus remarquable.« Quoi ! disaient-ils au ministre anglais, laprospérité, la gloire de votre patrie, neviennent-elles pas de cette constitution dontnous réclamons quelques principes, quand ilvous plaît de disposer de nous pour cet équi-libre prétendu de l’Europe, dont nous sommesun des poids mesurés à votre balance ? — Oui,leur répondait-on avec un sourire sarcastique,c’est un usage d’Angleterre que la liberté, maisil ne convient point aux autres pays. » Le seulde tous les rois et de tous les hommes qui aitfait mettre à la torture, non pas ses ennemis,mais ses amis, a distribué selon son bon plai-sir, l’échafaud, les galères et la prison, entre

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des citoyens qui, s’étant battus pour la défensede leur pays sous les étendards de l’Angleterre,en réclamaient l’appui, comme ayant, de l’aveugénéreux de lord Wellington, puissamment ai-dé ses efforts. L’Angleterre les a-t-elle proté-gés ? Les Américains du Nord voudraient sou-tenir les Américains du Mexique et du Pérou,dont l’amour pour l’indépendance a dû s’ac-croître lorsqu’ils ont revu à Madrid l’inquisi-tion et la torture. Eh bien ! que craint lecongrès du Nord, en secourant ses frères dumidi ? l’alliance de l’Angleterre avec l’Espagne.Partout on redoute l’influence du gouverne-ment anglais, précisément dans le senscontraire à l’appui que les opprimés devraienten espérer.

Mais revenons de toute notre âme et detoutes nos forces à la France, que seule nousconnaissons. « Pendant vingt-cinq ans, dit-on,elle n’a pas cessé de tourmenter l’Europe parses excès démocratiques et son despotismemilitaire. L’Angleterre a souffert cruellement de

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ses continuelles attaques, et les Anglais ont faitdes sacrifices immenses pour défendre l’Eu-rope. Il est bien juste qu’à son tour la Franceexpie le mal qu’elle a causé. » Tout est vraidans ces accusations, excepté la conséquencequ’on en tire. Que signifie la loi du talion en gé-néral, et la loi du talion surtout exercée contreune nation ? Un peuple est-il aujourd’hui cequ’il était hier ? Une nouvelle génération inno-cente ne vient-elle pas remplacer celle que l’ona trouvée coupable ? Comprendra-t-on dansune même proscription les femmes, les en-fants, les vieillards, les victimes même de latyrannie qu’on a renversée ? Les malheureuxconscrits, cachés dans les bois pour se sous-traire aux guerres de Bonaparte, mais qui, for-cés de porter les armes, se sont conduits enintrépides guerriers ; les pères de famille, déjàruinés par les sacrifices qu’ils ont faits pour ra-cheter leurs enfants ; que sais-je ! enfin, tant ettant de classes d’hommes sur qui le malheurpublic pèse également, bien qu’ils n’aient sû-

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rement pas pris une part égale à la faute, mé-ritent-ils de souffrir tous pour quelques-uns ? Àpeine si l’on peut, quand il s’agit d’opinions po-litiques, juger un homme avec équité : qu’est-ce donc que juger une nation ? La conduite deBonaparte envers la Prusse a été prise pourmodèle dans le second traité de Paris ; demême les forteresses et les provinces sont oc-cupées par cent cinquante mille soldats étran-gers. Est-ce ainsi qu’on peut persuader auxFrançais que Bonaparte était injuste, et qu’ilsdoivent le haïr ? Ils en auraient été bien mieuxconvaincus, si l’on n’avait en rien suivi sa doc-trine. Et que promettaient les proclamationsdes alliés ? Paix à la France, dès que Bonapartene serait plus son chef. Les promesses despuissances, libres de leurs décisions, ne de-vaient-elles pas être aussi sacrées que les ser-ments de l’armée française prononcés en pré-sence des étrangers ? Et parce que les mi-nistres de l’Europe commettent la faute de pla-cer dans l’île d’Elbe un général dont la vue doit

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émouvoir ses soldats, faut-il que pendant cinqannées des contributions énormes épuisent lepauvre ? Et ce qui est plus douloureux encore,faut-il que des étrangers humilient les Fran-çais, comme les Français ont humilié les autresnations ; c’est-à-dire, provoquent dans leursâmes les mêmes sentiments qui ont soulevél’Europe contre eux ? Pense-t-on que maltrai-ter une nation jadis si forte réussisse aussi bienque les punitions dans les collèges, infligéesaux écoliers ? Certes, si la France se laisse ins-truire de cette manière, si elle apprend la bas-sesse envers les étrangers, quand ils sont lesplus forts, après avoir abusé de la victoirequand elle avait triomphé d’eux, elle aura mé-rité son sort.

Mais, objectera-t-on encore, que fallait-ildonc faire pour contenir une nation toujoursconquérante, et qui n’avait repris son ancienchef que dans l’espoir d’asservir de nouveaul’Europe ? J’ai dit dans les chapitres précé-dents ce que je crois incontestable, c’est que

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la nation française ne sera jamais sincèrementtranquille que quand elle aura assuré le butde ses efforts, la monarchie constitutionnelle.Mais, en laissant de côté pour un moment cettemanière de voir, ne suffisait-il pas de dissoudrel’armée, de prendre toute l’artillerie, de leverdes contributions, pour s’assurer que la France,ainsi affaiblie, ne voudrait ni ne pourrait sortirde ses limites ? N’est-il pas clair à tous les yeuxque les cent cinquante mille hommes qui oc-cupent la France n’ont que deux buts : ou de lapartager, ou de lui imposer des lois dans l’inté-rieur. La partager ! Eh ! depuis que la politiquea commis le sacrifice humain de la Pologne, lesrestes déchirés de ce malheureux pays agitentencore l’Europe, ces débris se rallument sanscesse pour lui servir de brandons. Est-ce pouraffermir le gouvernement actuel que cent cin-quante mille soldats occupent notre territoire ?Le gouvernement a des moyens plus efficacesde se maintenir ; car, destiné pourtant un jourà ne s’appuyer que sur des Français, les

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troupes étrangères qui restent en France, lescontributions exorbitantes qu’elles exigent, ex-citent chaque jour un mécontentement vaguedont on ne fait pas toujours le partage avec jus-tice.

J’accorde cependant volontiers que l’Angle-terre, ainsi que l’Europe, devait désirer le re-tour des anciens souverains de la France ; etque, surtout, la haute sagesse qu’avait montréele roi dans la première année de sa restau-ration, imposait le devoir de réparer enverslui le cruel retour de Bonaparte. Mais les mi-nistres anglais qui, mieux que tous les autres,connaissent par l’histoire de leur pays les effetsd’une longue révolution sur les esprits, ne de-vaient-ils pas maintenir en France avec autantde soin les garanties constitutionnelles quel’ancienne dynastie ? Puisqu’ils ramenaient lafamille royale, ne devaient-ils pas veiller à ceque les droits de la nation fussent aussi bienrespectés que ceux de la légitimité ? N’y a-t-il qu’une famille en France, bien que royale ?

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Et les engagements pris par cette famille en-vers vingt-cinq millions d’hommes doivent-ilsêtre rompus pour complaire à quelques ultra-royalistes(14) ? Prononcera-t-on encore le nomde la charte, lorsqu’il n’y a plus l’ombre de li-berté de la presse ; lorsque les journaux an-glais ne peuvent pénétrer en France ; lorsquedes milliers d’hommes sont emprisonnés sansexamen ; lorsque la plupart des militaires quel’on soumet à des jugements, sont condamnésà mort par des tribunaux extraordinaires, descours prévôtales, des conseils de guerre, com-posés des hommes mêmes contre lesquels lesaccusés se sont battus vingt-cinq ans ; lorsquela plupart des formes sont violées dans cesprocès, les avocats interrompus ou répriman-dés ; enfin, lorsque partout règne l’arbitraire, etnulle part la charte, que l’on devait défendre àl’égal du trône, puisqu’elle était la sauvegardede la nation ? Prétendrait-on que l’élection desdéputés qui ont suspendu cette charte était ré-gulière ? Ne sait-on pas que vingt personnes

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nommées par les préfets ont été envoyées danschaque collège électoral, pour y choisir les en-nemis de toute institution libre, comme les pré-tendus représentants d’une nation, qui, depuis1789, n’a été invariable que sur un seul point,la haine qu’elle a montrée pour leur pouvoir ?Cent quatre-vingts protestants ont été massa-crés dans le département du Gard, sans qu’unseul homme ait subi la mort en punition deces crimes, sans que la terreur causée par lesassassins ait permis aux tribunaux de lescondamner. On s’est hâté de dire que ceux quiont péri étaient des bonapartistes ; comme s’ilne fallait pas empêcher aussi que les bonapar-tistes ne fussent massacrés. Mais cette impu-tation, d’ailleurs, était aussi fausse que toutescelles que l’on fait porter sur des victimes. Ilest innocent, l’homme qui n’a pas été jugé ;encore plus l’homme qu’on assassine, encoreplus les femmes qui ont péri dans ces san-glantes scènes. Les meurtriers, dans leurschansons atroces, désignaient aux poignards

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ceux qui professent le même culte que les An-glais et la moitié de l’Europe la plus éclairée.Ce ministère anglais qui a rétabli le trône pa-pal, voit les protestants menacés en France ;et, loin de les secourir, il adopte contre eux cesprétextes politiques dont les partis se sont ser-vis les uns contre les autres, depuis le com-mencement de la révolution. Il en faudrait finirdes arguments de la force, qui pourraient s’ap-pliquer tour à tour aux factions opposées, enchangeant seulement les noms propres. Legouvernement anglais aurait-il maintenantpour le culte des réformés la même antipathieque pour les républiques ? Bonaparte, à beau-coup d’égards, était aussi de cet avis. L’héri-tage de ses principes est échu à quelques di-plomates, comme les conquêtes d’Alexandreà ses généraux ; mais les conquêtes, quelquecondamnables qu’elles soient, valent mieuxque la doctrine fondée sur l’avilissement del’espèce humaine. Laissera-t-on dire encore auministère anglais qu’il se fait un devoir de ne

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pas se mêler des affaires intérieures de laFrance ? Une telle excuse ne doit-elle pas luiêtre interdite ? Je le demande au nom dupeuple anglais, au nom de cette nation dont lasincérité est la première vertu, et que l’on four-voie à son insu dans les perfidies politiques :peut-on se refuser au rire de l’amertume,quand on entend des hommes qui ont disposédeux fois du sort de la France, donner ce pré-texte hypocrite, seulement pour ne pas lui fairedu bien, pour ne pas rendre aux protestants lasécurité qui leur est due, pour ne pas réclamerl’exécution sincère de la charte constitution-nelle ? Car les amis de la liberté sont aussi lesfrères en religion du peuple anglais. Quoi ! lordWellington est authentiquement chargé par lespuissances de l’Europe de surveiller la France,puisqu’il est chargé de répondre de sa tran-quillité ; la note qui l’investit de ce pouvoir estpubliée ; dans cette même note, les puissancesalliées ont déclaré, ce qui les honore, qu’ellesconsidéraient les principes de la charte consti-

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tutionnelle comme ceux qui doivent gouvernerla France ; cent cinquante mille hommes sontrestés sous les ordres de celui à qui une telledictature est accordée ; et le ministère anglaisviendra dire encore qu’il ne peut pas s’immis-cer dans nos affaires ! Le secrétaire d’état, lordCasllereagh, qui avait déclaré dans la chambredes communes, quinze jours avant la bataillede Waterloo(15) que l’Angleterre ne prétendaiten aucune manière imposer un gouvernementà la France, le même homme, à la même place,déclare, un an après(16) que, si, à l’expirationdes cinq années, la France était représentéepar un autre gouvernement, le ministère an-glais n’aurait pas l’absurdité de se croire lié parles conditions du traité. Mais dans le mêmediscours où cette incroyable déclaration estprononcée, les scrupules du noble lord par rap-port à l’influence du gouvernement anglais surla France lui reviennent, dès qu’on lui de-mande d’empêcher le massacre des protes-tants, et de garantir au peuple français

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quelques-uns des droits qu’il ne peut perdre,sans se déchirer le sein par la guerre civile, ousans mordre la poussière comme les esclaves.Et qu’on ne prétende pas que le peuple an-glais veuille faire porter son joug à ses enne-mis ! Il est fier, il doit l’être, de vingt-cinq anset d’un jour. La bataille de Waterloo l’a remplid’un juste orgueil. Ah ! les nations qui ont unepatrie partagent avec l’armée les lauriers dela victoire. Les citoyens seraient guerriers, lesguerriers sont citoyens ; et, de toutes les joiesque Dieu permet à l’homme sur cette terre,la plus vive est peut-être celle du triomphede son pays. Mais cette noble émotion, loind’étouffer la générosité, la ranime ; et si Foxfaisait entendre encore sa voix si longtempsadmirée, s’il demandait pourquoi les soldatsanglais servent de geôliers à la France, pour-quoi l’armée d’un peuple libre traite un autrepeuple comme un prisonnier de guerre qui doitpayer sa rançon à ses vainqueurs, la nationanglaise apprendrait que l’on commet en son

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nom une injustice ; et, dès cet instant, il naî-trait de toutes parts dans son sein des avocatspour la cause de la France. Un homme, au mi-lieu du parlement anglais, ne pourrait-il pas de-mander ce que serait l’Angleterre aujourd’hui,si les troupes de Louis XIV s’étaient emparéesd’elle, au moment de la restauration deCharles II ; si l’on avait vu camper dans West-minster l’armée des Français triomphante surle Rhin, ou, ce qui aurait fait plus de mal en-core, l’armée qui, plus tard, combattit les pro-testants dans les Cévennes ? Elles auraient ré-tabli le catholicisme et supprimé le parlement ;car nous voyons, dans les dépêches de l’am-bassadeur de France, que Louis XIV les offraità Charles II dans ce but. Alors que serait deve-nue l’Angleterre ? l’Europe n’aurait pu entendreparler que du meurtre de Charles Ier, que desexcès des puritains en faveur de l’égalité, quedu despotisme de Cromwell, qui se faisait sen-tir au-dehors comme au-dedans, puisqueLouis XIV a porté son deuil. On aurait trouvé

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des écrivains pour soutenir que ce peuple tur-bulent et sanguinaire méritait d’être remis dansle devoir, et qu’il lui fallait des institutions deses pères, à l’époque où ses pères avaient per-du la liberté de leurs ancêtres. Mais aurait-onvu ce beau pays à l’apogée de puissance et degloire que l’univers admire aujourd’hui ? Unetentative malheureuse pour obtenir la libertéeût été qualifiée de rébellion, de crime, de tousles noms qu’on prodigue aux nations, quandelles veulent des droits et ne savent pas s’enmettre en possession. Les pays jaloux de lapuissance maritime de l’Angleterre sous Crom-well, se seraient complu dans son abaissement.Les ministres de Louis XIV auraient dit que lesAnglais n’étaient pas faits pour être libres, etl’Europe ne pourrait pas contempler le pharequi l’a guidée dans la tempête, et doit encorel’éclairer dans le calme.

Il n’y a, dit-on, en France, que des roya-listes exagérés, ou des bonapartistes ; et lesdeux partis sont également, on doit en conve-

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nir, les fauteurs du despotisme. Les amis de laliberté, dit-on encore, sont en petit nombre, etsans force contre ces deux factions acharnées.Les amis de la liberté, j’en conviens, étant ver-tueux et désintéressés, ne peuvent lutter ac-tivement contre les passions avides de ceuxdont l’argent et les places sont l’unique objet.Mais la nation est avec eux ; tout ce qui n’estpas payé, ou n’aspire pas à l’être, est avec eux.La marche de l’esprit humain les favorise parla nature même des choses. Ils arriveront gra-duellement, mais sûrement, à fonder en Franceune constitution semblable à celle de l’Angle-terre, si l’Angleterre même, qui est le guide ducontinent, défend à ses ministres de se montrerpartout les ennemis de principes qu’elle sait sibien maintenir chez elle.

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CHAPITRE VIII.

Les Anglais ne perdront-ils pas unjour leur liberté ?

BEAUCOUP de personnes éclairées, quisavent à quel degré s’élèverait la prospéritéde la nation française, si les institutions poli-tiques de l’Angleterre étaient établies chez elle,se persuadent que les Anglais en sont jalouxd’avance, et s’opposent de tous leurs moyensà ce que leurs rivaux puissent jouir de cette li-berté dont ils connaissent les avantages. En vé-rité, je ne crois point à ce sentiment, du moinsde la part de la nation. Elle est assez fière pourêtre convaincue, et avec raison, que, pendantlongtemps encore, elle marchera en avant detoutes les autres ; et, quand la France l’attein-drait et la surpasserait même sous quelques

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rapports, elle conserverait toujours desmoyens exclusifs de puissance, particuliers àsa situation. Quant au ministère, celui qui le di-rige, le secrétaire d’état des affaires étrangères,semble avoir, comme je l’ai dit, et comme ill’a prouvé, un tel mépris pour la liberté, que jecrois vraiment qu’il en céderait à bon marché,même à la France ; et pourtant la défense d’ex-portation hors d’Angleterre a presque unique-ment porté sur les principes de la liberté, tan-dis que nous aurions désiré, au contraire, qu’àcet égard aussi, les Anglais voulussent biennous communiquer les produits de leur indus-trie.

Le gouvernement anglais veut à tout prixéviter le retour de la guerre ; mais il oublieque les rois de France les plus absolus n’ontpas cessé de former des projets hostiles contrel’Angleterre, et qu’une constitution libre estbien plus une garantie pour la durée de la paix,que la reconnaissance personnelle des princes.Mais ce qu’on doit surtout, ce me semble, re-

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présenter aux Anglais, même à ceux qui sontexclusivement occupés des intérêts de leur pa-trie, c’est que si, pour empêcher les Françaisd’être factieux ou libres, comme on le voudra,il faut entretenir une armée anglaise sur le ter-ritoire de la France, la liberté de l’Angleterreest exposée par cette convention indigned’elle. On ne s’accoutume point à violer l’in-dépendance nationale chez ses voisins, sansperdre quelques degrés d’énergie, quelquenuance de la pureté des doctrines, lorsqu’ils’agit de professer chez soi ce qu’on renieailleurs. L’Angleterre partageant la Pologne,l’Angleterre occupant la Prusse à la Bonaparte,aurait moins de force pour résister aux em-piétements de son propre gouvernement dansl’intérieur. Une armée sur le continent peutl’entraîner à des guerres nouvelles, et l’état deses finances doit les lui faire craindre. À cesconsidérations, qui ont déjà vivement agi dansle parlement, lors de la question sur la taxe despropriétés, il faut ajouter la plus importante de

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toutes, le danger imminent de l’esprit militaire.Les Anglais, en faisant du mal à la France,en y portant les flèches empoisonnées d’Her-cule, peuvent, comme Philoctète, se blessereux-mêmes. Ils abaissent, ils foulent aux piedsleur rivale ; mais qu’ils y prennent garde : lacontagion les menace ; et si, en comprimantleurs ennemis, ils étouffaient le feu sacré deleur esprit public, la vengeance ou la politiqueà laquelle ils se livrent, éclaterait dans leursmains comme une mauvaise arme.

Les ennemis de la constitution d’Angleterrerépètent sans cesse, sur le continent, qu’ellepérira par la corruption du parlement, et quel’influence ministérielle s’accroîtra jusqu’aupoint d’anéantir la liberté : rien de pareil n’est àcraindre. Le parlement en Angleterre obéit tou-jours à l’opinion nationale ; et cette opinion nepeut être corrompue dans le sens qu’on attacheà ce mot, c’est-à-dire, payée. Mais ce qui estséduisant pour toute nation, c’est la gloire desarmes : le plaisir que les jeunes gens trouvent

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dans la vie des camps ; les jouissances vivesque les succès de la guerre leur procurent, sontbeaucoup plus conformes aux goûts de leurâge que les bienfaits durables de la liberté. Ilfaut être un homme de mérite pour avancerdans la carrière civile ; mais tous les bras vi-goureux peuvent manier un sabre, et la diffi-culté de se distinguer dans l’état militaire n’estpoint en proportion avec la peine qu’il fautse donner pour s’instruire et pour penser. Lesemplois qui se multiplient dans cette carrièredonnent au gouvernement des moyens de tenirdans sa dépendance un très grand nombre defamilles. Les décorations nouvellement imagi-nées offrent à la vanité des récompenses quine dérivent pas de la source de toute gloire,l’opinion publique ; enfin, c’est saper l’édificede la liberté par les fondements, que d’entrete-nir une armée de ligne considérable.

Dans un pays où la loi règne, et où la bra-voure, fondée sur l’amour de la patrie, est au-dessus de toute louange, dans un pays où les

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milices valent autant que des troupes réglées,où dans un clin d’œil les menaces d’une des-cente créèrent non seulement une infanterie,mais une cavalerie aussi belle qu’intrépide,pourquoi forger l’instrument du despotisme ?Tous ces raisonnements politiques sur l’équi-libre de l’Europe, ces vieux systèmes quiservent de prétexte à de nouvelles usurpations,n’étaient-ils pas connus des fiers amis de la li-berté anglaise, quand ils ne permettaient pasl’existence d’une armée de ligne, du moins as-sez nombreuse pour que le gouvernement s’ap-puyât sur elle ? L’esprit de subordination et decommandement tout ensemble, cet esprit né-cessaire dans une armée, rend incapable deconnaître et de respecter ce qu’il y a de natio-nal dans les pouvoirs politiques. Déjà l’on en-tend quelques officiers anglais murmurer desphrases de despotisme, bien que leur accent etleur langue semblent se prêter avec effort auxparoles flétries de la servitude.

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Lord Castlereagh a dit, dans la chambre descommunes, que l’on ne pouvait en Angleterrese contenter des fracs bleus, quand toute l’Eu-rope était en armes. Ce sont pourtant les fracsbleus qui ont rendu le continent tributaire del’Angleterre. C’est parce que le commerce etles finances avaient pour base la liberté, c’estparce que les représentants de la nation prê-taient leur force au gouvernement, que le le-vier qui a soulevé le monde a pu trouver sonpoint d’appui dans une île moins considérablequ’aucun des pays auxquels elle prêtait ses se-cours. Faites de ce pays un camp, et bientôtaprès une cour, et vous verrez sa misère et sonabaissement. Mais le danger que l’histoire si-gnale à chaque page pourrait-il n’être pas pré-vu, n’être pas repoussé par les premiers pen-seurs de l’Europe, que la nature du gouverne-ment anglais appelle à se mêler des affaires pu-bliques ? La gloire militaire, sans doute, est laseule séduction redoutable pour des hommesénergiques ; mais comme il y a une énergie

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bien supérieure à celle du métier des armes,l’amour de la liberté, et que cet amour inspiretout à la fois le plus haut degré de valeur quandla patrie est exposée, et le plus grand dédainpour l’esprit soldatesque aux ordres d’une di-plomatie perfide, on doit espérer que le bonsens du peuple anglais et les lumières de sesreprésentants sauveront la liberté du seul en-nemi dont elle ait à se préserver : la guerrecontinuelle, et l’esprit militaire qu’elle amène àsa suite.

Quel mépris pour les lumières, quelle impa-tience contre les lois, quel besoin du pouvoirne remarque-t-on pas dans tous ceux qui ontmené longtemps la vie des camps ! De telshommes peuvent aussi difficilement se sou-mettre à la liberté, que la nation à l’arbitraire ;et dans un pays libre, il faut, autant qu’il estpossible, que tout le monde soit soldat, maispersonne en particulier. La liberté anglaise nepouvant avoir rien à craindre que de l’espritmilitaire, il me semble que sous ce rapport le

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parlement doit s’occuper sérieusement de la si-tuation de la France : il le devrait aussi par cesentiment universel de justice qu’on peut at-tendre de la réunion d’hommes la plus éclai-rée de l’Europe. Son intérêt propre le lui com-mande ; il faut relever l’esprit de liberté quela réaction causée par la révolution françaisea nécessairement affaibli ; il faut prévenir lesprétentions vaniteuses à la manière du conti-nent, qui se sont glissées dans quelques fa-milles. La nation anglaise tout entière est l’aris-tocratie du reste du monde, par ses lumières etses vertus. Que seraient à côté de cette illustra-tion intellectuelle quelques disputes puérilessur les généalogies ! Enfin, il faut mettre unterme à ce mépris des nations sur lequel la po-litique du jour est calculée. Ce mépris, artiste-ment répandu, comme l’incrédulité religieuse,pourrait attaquer les bases de la plus belle descroyances, dans le pays même où son templeest consacré.

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La réforme parlementaire, l’émancipationdes catholiques, la situation de l’Irlande, toutesles diverses questions qu’on peut agiter encoredans le parlement anglais, seront résoluesd’après l’intérêt national, et ne menacent l’étatd’aucun péril. La réforme parlementaire peuts’opérer graduellement, en accordant chaqueannée quelques députés de plus aux villes nou-vellement populeuses, en supprimant avec in-demnité les droits de quelques bourgs qui n’ontpresque plus d’électeurs. Mais la propriété aun tel empire en Angleterre, qu’on ne choisiraitjamais des représentants du peuple amis dudésordre, quand la réforme parlementaire se-rait opérée tout entière en un seul jour. Peut-être même les hommes de talent sans fortuney perdraient-ils la possibilité d’être nommés,puisque les grands propriétaires des deux par-tis n’auraient plus de places à donner à ceuxqui n’ont pas les moyens de fortune néces-saires pour se faire élire dans les comtés etdans les villes. L’émancipation des catholiques

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d’Irlande est réclamée par l’esprit de toléranceuniverselle qui doit gouverner le monde ; tou-tefois ceux qui s’y opposent ne repoussentpoint tel ou tel culte ; mais ils craignent l’in-fluence d’un souverain étranger, le pape, dansun pays où les devoirs de citoyen doivent l’em-porter sur tout. C’est une question que l’intérêtdécidera, parce que la liberté de la presse etcelle des débats ne laissent rien ignorer en An-gleterre sur ce qui concerne l’intérieur du pays.Si les affaires extérieures y étaient aussi bienconnues, il n’y aurait pas une faute de com-mise à cet égard. Il importe certainement àl’Angleterre que l’état de l’Irlande soit autrequ’il n’a été jusqu’à présent ; on doit y répandreplus de bonheur, et par conséquent plus de lu-mières. La réunion à l’Angleterre doit valoirau peuple irlandais les bienfaits de la constitu-tion ; et, tant que le gouvernement anglais s’ap-puie, pour suspendre la loi, sur la nécessité desactes arbitraires, il n’a point rempli sa tâche, etl’Irlande ne peut s’identifier sincèrement avec

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la patrie qui ne lui communique pas tous sesdroits. Enfin, c’est un mauvais exemple pourles Anglais, c’est une mauvaise école pourleurs hommes d’état, que l’administration del’Irlande ; et, si l’Angleterre subsistait long-temps entre l’Irlande et la France, dans l’étatactuel, elle aurait de la peine à ne pas se res-sentir de la mauvaise influence que son gou-vernement exerce habituellement sur l’une etmaintenant sur l’autre.

Le peuple ne rend heureux l’homme qui lesert que par la satisfaction de la conscience ; ilne peut inspirer de l’attachement qu’aux amisde la justice, aux cœurs disposés à sacrifierleurs intérêts à leurs devoirs. Il en est beau-coup, et beaucoup de cette nature en Angle-terre ; il y a, dans ces caractères réservés, destrésors cachés qu’on ne discerne que par lasympathie, mais qui se montrent avec force,dès que l’occasion le demande : c’est sur euxque repose le maintien de la liberté. Toutes lesdivagations de la France n’ont point jeté les

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Anglais dans les extrêmes opposés ; et, bienque dans ce moment la conduite diplomatiquede leur gouvernement soit très répréhensible,à chaque session le parlement améliore uneancienne loi, en prépare de nouvelles, traitedes questions de jurisprudence, d’agricultureet d’économie politique avec des lumières tou-jours croissantes, enfin se perfectionne chaquejour ; tandis qu’ailleurs on voudrait tourner enridicule ces progrès sans lesquels la sociétén’aurait aucun but que la raison pût s’expliquer.

Néanmoins, la liberté anglaise échappera-t-elle à cette action du temps, qui a tout dévorésur la terre ? La prévision humaine ne sauraitpénétrer dans un avenir éloigné : cependant onvoit dans l’histoire les républiques renverséespar des empires conquérants, ou se détruisantelles-mêmes par leurs propres conquêtes ; onvoit les peuples du Nord s’emparer des états dumidi, parce que ces états tombaient en déca-dence, et que d’ailleurs le besoin de la civili-sation portait avec violence une partie des ha-

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bitants de l’Europe vers les contrées méridio-nales ; partout on a vu les nations périr fauted’esprit national, faute de lumières, et surtoutà cause des préjugés qui, en soumettant la plusnombreuse partie d’un peuple à l’esclavage,au servage ou à toute autre injustice, la ren-daient étrangère au pays qu’elle pouvait seuledéfendre. Mais dans l’état actuel de l’ordre so-cial en Angleterre, après un siècle de durée desinstitutions qui ont formé la nation la plus re-ligieuse, la plus morale et la plus éclairée dontl’Europe puisse se vanter, je ne concevrais pasde quelle manière la prospérité du pays, c’est-à-dire, sa liberté, pourrait être jamais menacée.Dans le moment même où le gouvernementanglais penche vers la doctrine du despotisme,quoique ce soit un despote qu’il ait combattu ;dans le moment où la légitimité, violée authen-tiquement par la révolution de 1688, est sou-tenue par le gouvernement anglais comme leseul principe nécessaire à l’ordre social ; dansce moment de déviation passagère, on entre-

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voit déjà que par degrés le vaisseau de l’état seremettra en équilibre : car de tous les orages,celui que les préjugés peuvent exciter est leplus facile à calmer, dans la patrie de tant degrands hommes, au foyer de tant de lumières.

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CHAPITRE IX.

Une monarchie limitée peut-elleavoir d’autres bases que celles de la

constitution anglaise ?

ON trouve dans les œuvres de Swift un petitécrit intitulé les Conversations polies, qui ren-ferme toutes les idées communes dont se com-posent les entretiens du grand monde. Unhomme d’esprit avait l’idée de faire le mêmetravail sur les entretiens politiques d’au-jourd’hui. « La constitution d’Angleterre neconvient qu’à des Anglais ; les Français ne sontpas dignes qu’on leur donne de bonnes lois : ilfaut se garder des théories et s’en tenir à la pra-tique. » Qu’importe, dira-t-on, que ces phrasessoient fastidieuses, si elles renferment un sens

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vrai ? Mais ce qui les rend fastidieuses, c’estleur fausseté même. La vérité sur de certainsobjets ne devient jamais commune, quelque ré-pétée qu’elle soit ; car chaque homme qui ladit, la sent et l’exprime à sa manière ; mais lesmots d’ordre de l’esprit de parti sont les signesindubitables de la médiocrité. On est à peuprès sûr qu’une conversation qui commencepar ces sentences officielles, ne vous prometque du sophisme et de l’ennui tout ensemble.En mettant donc de côté ce langage frivolequi aspire à la profondeur, il me semble queles penseurs n’ont pu trouver jusqu’à ce jourd’autres principes de la liberté monarchique etconstitutionnelle que ceux qui sont admis enAngleterre.

Les démocrates diront qu’il faut un roi sanspatriciat, ou qu’il ne faut ni l’un ni l’autre ; maisl’expérience a démontré l’impossibilité de cesystème. Des trois pouvoirs, les aristocrates necontestent que celui du peuple ; ainsi, quand ilsprétendent que la constitution anglaise ne peut

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s’adapter en France, ils disent simplement qu’ilne faut pas de représentants du peuple, carce n’est sûrement pas la noblesse, ni la royau-té héréditaire qu’ils contestent. Il est doncévident que l’on ne peut s’écarter de la consti-tution anglaise sans établir la république, enretranchant l’hérédité ; ou le despotisme, ensupprimant les communes : car des trois pou-voirs, on n’en peut ôter aucun sans produirel’un ou l’autre de ces deux extrêmes.

Après une révolution telle que celle deFrance, la monarchie constitutionnelle est laseule paix, le seul traité de Westphalie, pourainsi dire, que l’on puisse conclure entre leslumières actuelles et les intérêts héréditaires ;entre la nation presque entière et les privilé-giés appuyés par les puissances européennes.

Le roi d’Angleterre jouit d’un pouvoir plusque suffisant pour un homme qui veut faire lebien, et j’ai de la peine à concevoir commentla religion même n’inspire pas aux princes des

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scrupules sur l’usage d’une autorité sansbornes : l’orgueil l’emporte en cette occasionsur la vertu. Quant à l’argument très usé del’impossibilité d’être libre dans un état conti-nental, où l’on doit conserver une nombreusearmée de ligne, les mêmes gens qui le répètentsans cesse sont prêts à citer l’Angleterre ensens inverse, et à dire que là maintenant l’ar-mée de ligne n’est pas dangereuse pour la liber-té. C’est une chose inouïe que la diversité desraisonnements de ceux qui renoncent à tousles principes : ils se servent des circonstances,quand la théorie est contre eux, de la théorie,quand les circonstances démontrent leurs er-reurs ; enfin ils se replient avec une souplessequi ne saurait échapper au grand jour de la dis-cussion, mais qui peut égarer les esprits, quandil n’est permis ni de faire taire les sophistes,ni de leur répondre. Si l’armée de ligne donneplus de pouvoir aux rois de France qu’à ceuxd’Angleterre, les ultra-royalistes, suivant leurmanière de penser, jouiront de cet excédant de

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force, et les amis de la liberté ne le redoutentpoint, si le gouvernement représentatif et sesgaranties sont établis en France sincèrement etsans exception. L’existence de la chambre despairs doit réduire, il est vrai, le nombre des fa-milles nobles : mais l’intérêt public souffrira-t-il de ce changement ? Les familles historiquesse plaindront-elles de voir associer à la pai-rie des hommes nouveaux que le roi et l’opi-nion en jugeraient dignes ? La noblesse, qui ale plus à faire pour se réconcilier avec la na-tion, serait-elle la plus obstinément attachéeà des prétentions inadmissibles ? Nous avonsl’avantage, nous autres Français, d’être plusspirituels, mais aussi plus bêtes qu’aucun autrepeuple de l’Europe ; je ne sais si nous devonsnous en vanter.

Des arguments qui méritent un examenplus sérieux, parce qu’ils ne sont pas inspirésseulement par de frivoles prétentions, se sontrenouvelés contre la chambre des pairs à l’oc-casion de la constitution de Bonaparte. On a

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dit que l’esprit humain avait fait de trop grandsprogrès en France pour supporter aucune dis-tinction héréditaire. M. Necker a traité quinzeans plus tôt cette question, en publiciste quen’épouvantaient ni la vanité des préjugés, nila fatuité des théories ; il me semble reconnupar tous les penseurs que la considération dontun élément conservateur entoure un gouver-nement est au profit de la liberté comme del’ordre, en rendant l’action de la force moinsnécessaire. Quel obstacle y aurait-il donc enFrance plutôt qu’en Angleterre, à l’existenced’une chambre des pairs, nombreuse, impo-sante et éclairée ? Les éléments en existent, etnous voyons déjà combien il serait facile de lescombiner heureusement.

« Quoi ! dira-t-on encore (car tous les dic-tons politiques valent la peine d’être combat-tus, à cause de la multitude d’esprits communsqui les répètent) ; quoi ! vous voulez donc quela France ne soit qu’une copie, et une mau-vaise copie du gouvernement d’Angleterre ? »

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En vérité, je ne vois pas pourquoi les Français,ni toute autre nation, devraient rejeter l’usagede la boussole, parce que ce sont les Italiensqui l’ont découverte. Il y a dans l’administra-tion d’un pays, dans ses finances, dans soncommerce, dans ses armées, beaucoup dechoses qui tiennent aux localités, et quidoivent différer selon les lieux ; mais les basesd’une constitution sont les mêmes partout. Laforme républicaine ou monarchique est com-mandée par l’étendue et la situation de l’état ;mais il y a toujours trois éléments donnés parla nature : la délibération, l’exécution et laconservation de ces trois éléments sont né-cessaires pour garantir aux citoyens leur liber-té, leur fortune, le développement paisible deleurs facultés, et les récompenses dues à leurtravail. Quel est le peuple à qui de tels droitsne soient pas nécessaires, et par quels autresprincipes que par ceux de l’Angleterre peut-on en obtenir la jouissance durable ? Tous lesdéfauts mêmes qu’on se plaît à attribuer aux

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Français peuvent-ils servir de prétexte pourleur refuser de tels droits ? En vérité, quand lesFrançais seraient des enfants mutinés, commeleurs grands parents de l’Europe le prétendent,je conseillerais d’autant plus de leur donnerune constitution qui fut à leurs yeux la garantiede l’équité dans ceux qui les gouvernent ; carles enfants mutinés, quand ils sont en si grandnombre, peuvent plus facilement être corrigéspar la raison que comprimés par la force.

Il faudra du temps en France, avant de pou-voir créer une aristocratie patriotique ; car, larévolution ayant été dirigée plus encore contreles privilèges des nobles que contre l’autoritéroyale, les nobles secondent maintenant ledespotisme comme leur sauvegarde. On pour-rait dire, avec raison, que cet état de choses estun argument contre la création d’une chambredes pairs, comme trop favorable au pouvoir dela couronne. Mais d’abord il est de la natured’une chambre haute, en général, de s’appuyerau trône ; et l’opposition des grands seigneurs

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d’Angleterre est presque toujours en minorité.D’ailleurs on peut faire entrer dans unechambre des pairs beaucoup de nobles amis dela liberté ; et ceux qui ne le seraient pas au-jourd’hui le deviendraient, par le seul fait quel’exercice d’une grande magistrature éloignede la vie de cour, et rattache aux intérêts del’état. Je ne craindrai point de professer unsentiment que beaucoup de personnes appel-leront aristocratique, mais dont toutes les cir-constances de la révolution française m’ont pé-nétrée : c’est que les nobles qui ont adopté lacause du gouvernement représentatif, et parconséquent de l’égalité devant la loi, sont engénéral les Français les plus vertueux et lesplus éclairés dont nous ayons encore à nousvanter. Ils réunissent, comme les Anglais, l’es-prit de chevalerie à l’esprit de liberté ; ils ontde plus le généreux avantage de fonder leuropinion sur leurs sacrifices, tandis que le tiersétat doit nécessairement trouver son intérêtparticulier dans l’intérêt général. Enfin, ils ont

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à supporter tous les jours l’inimitié de leurclasse, quelquefois même de leur famille. Onleur dit qu’ils sont traîtres à leur ordre, parcequ’ils sont fidèles à la patrie, tandis que leshommes de l’extrême opposé, les démocratessans frein de raison, ni de morale, les ont per-sécutés comme des ennemis de la liberté, enne considérant que leurs privilèges, et en necroyant pas, quoique bien à tort, à la sincéritédu renoncement. Ces illustres citoyens, qui sesont volontairement exposés à tant d’épreuves,sont les meilleurs gardiens de la liberté surlesquels un état puisse compter ; et il faudraitcréer pour eux une chambre des pairs, quandla nécessité de cette institution, dans une mo-narchie constitutionnelle, ne serait pas recon-nue jusqu’à l’évidence.

« Aucun genre d’assemblée délibérante,soit démocratique, soit héréditaire, ne peutréussir en France. Les Français ont trop d’en-vie de briller ; et le besoin de faire effet lesporte toujours d’un extrême à l’autre. Il suffit

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donc, disent certains hommes qui se font tu-teurs de la nation, pour la déclarer en minoritéperpétuelle ; il suffit à la France d’états pro-vinciaux, au lieu d’une assemblée représenta-tive. » Certes, je dois respecter plus que per-sonne les assemblées provinciales, puisquemon père est le premier et le seul entre lesministres qui en ait établi, et qui ait perdu saplace pour les avoir soutenues contre les parle-ments. Il est très sage sans doute, dans un paysaussi étendu que la France, de donner aux au-torités locales plus de pouvoir, plus d’impor-tance qu’en Angleterre. Mais, quand M. Neckerproposa d’assimiler par les assemblées provin-ciales les pays appelés d’élection aux paysd’états, c’est-à-dire, de donner aux anciennesprovinces les privilèges qui n’étaient possédésque par celles dont la réunion à la France étaitplus récente, il y avait à Paris un parlement,qui pouvait refuser d’enregistrer les édits bur-saux, ou toute autre loi émanée directementdu trône. C’était une très mauvaise ébauche

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du gouvernement représentatif, que ce droitdu parlement, mais enfin, c’en était une ; etmaintenant que toutes les anciennes limitesdu trône sont renversées, que seraient trente-trois assemblées provinciales relevant du des-potisme ministériel, et n’ayant aucune manièred’y mettre obstacle ? Il est bon que des assem-blées locales discutent la répartition des im-pôts, et vérifient les dépenses de l’état ; maisles formes populaires dans les provinces su-bordonnées à un pouvoir central sans bornes,c’est une monstruosité politique.

Il faut le dire avec franchise, aucun gou-vernement constitutionnel ne peut s’établir, si,au début, on fait entrer dans toutes les places,celles de députés, comme celles d’agents dupouvoir, les ennemis de la constitution même.La première condition pour que le gouverne-ment représentatif marche, c’est que les élec-tions soient libres ; car alors elles amènerontdes hommes qui auront de bonne foi le désir devoir réussir l’institution dont ils feront partie.

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Un député disait, à ce qu’on prétend, en socié-té : « L’on m’accuse de n’être pas pour la charteconstitutionnelle ; on a bien tort, je suis tou-jours à cheval sur cette charte ; il est vrai quec’est pour la crever. » Après ce propos char-mant, il est probable que ce député trouve-rait pourtant très mauvais qu’on soupçonnâtsa bonne foi en politique ; mais il est trop fortde vouloir réunir le plaisir de révéler ses se-crets avec l’avantage de les garder. Pense-t-on qu’avec ces intentions cachées, ou plutôttrop connues, l’expérience du gouvernementreprésentatif soit faite en France ? Un ministrea déclaré nouvellement à la chambre des dé-putés, que, de tous les pouvoirs, celui sur le-quel il faut que l’autorité royale exerce le plusd’influence, c’est le pouvoir électoral ; ce quiveut dire, en d’autres termes, que les représen-tants du peuple doivent être nommés par le roi.Dans ce cas, les chambellans devraient l’êtrepar le peuple.

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Qu’on laisse la nation française élire leshommes qu’elle croira dignes de sa confiance ;qu’on ne lui impose pas des représentants, etsurtout des représentants choisis parmi les en-nemis constants de tout gouvernement repré-sentatif : alors, seulement alors, le problèmepolitique sera résolu en France. On peut, jecrois, considérer comme une maxime certaine,que quand des institutions libres ont duré vingtans dans un pays, c’est à elles qu’il faut s’enprendre, si chaque jour on ne voit pas uneamélioration dans la morale, dans la raison, etdans le bonheur de la nation qui les possède.C’est à ces institutions parvenues à un certainâge, pour ainsi dire, à répondre des hommes ;mais, dans les premiers jours d’un nouvel éta-blissement politique, c’est aux hommes à ré-pondre des institutions : car on ne peut, en au-cune manière, juger de la force de la citadelle,si les commandants en ouvrent les portes, oucherchent à en miner les fondements.

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CHAPITRE X.

De l’influence du pouvoir arbitrairesur l’esprit et le caractère d’une na-

tion.

FRÉDÉRIC II, Marie-Thérèse et Catherine IIont inspiré une si juste admiration pour leurtalent de gouverner, qu’il est très naturel que,dans les pays où leur souvenir est encore vi-vant, et leur système exactement suivi, l’onsente moins qu’en France la nécessité d’ungouvernement représentatif. Le Régent etLouis XV, au contraire, ont donné dans le der-nier siècle le plus triste exemple de tous lesmalheurs, de toutes les dégradations attachéesau pouvoir arbitraire. Nous le répétons donc,nous n’avons ici en vue que la France ; c’estelle qui ne doit pas souffrir qu’après vingt-sept

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années de révolution, on la prive des avan-tages qu’elle a recueillis, et qu’on lui fasse por-ter le double déshonneur d’être vaincue au-de-dans comme au-dehors.

Des partisans du pouvoir arbitraire citentles règnes d’Auguste dans l’antiquité, d’Élisa-beth et de Louis XIV dans les temps modernes,comme une preuve que les monarchies abso-lues peuvent au moins être favorables aux pro-grès de la littérature. Les lettres, du tempsd’Auguste, n’étaient guère qu’un art libéral,étranger aux intérêts politiques. Sous Élisa-beth, la réforme religieuse excitait les esprits àtous les genres de développements, et le pou-voir les favorisait d’autant plus, que sa forceconsistait dans l’établissement même de cetteréforme. Les progrès littéraires de la France,sous Louis XIV, comme nous l’avons déjà ditdans le commencement de cet ouvrage, ontété causés par le développement intellectuelque les guerres civiles avaient excité. Ces pro-grès ont conduit à la littérature du dix-huitième

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siècle ; et, loin qu’on puisse attribuer au gou-vernement de Louis XV les chefs-d’œuvre del’esprit humain qui ont paru à cette époque, ilfaut les considérer presque tous comme des at-taques contre ce gouvernement. Le despotismedonc, s’il entend bien ses intérêts, n’encoura-gera pas les lettres, car les lettres mènent àpenser, et la pensée juge le despotisme. Bona-parte a dirigé les esprits vers les succès mili-taires ; il avait parfaitement raison selon sonbut : il n’y a que deux genres d’auxiliaires pourl’autorité absolue ; ce sont les prêtres ou lessoldats. Mais n’y a-t-il pas, dit-on, des des-potismes éclairés, des despotismes modérés ?Toutes ces épithètes, avec lesquelles on seflatte de faire illusion sur le mot auquel onles adjoint, ne peuvent donner le change auxhommes de bon sens. Il faut, dans un payscomme la France, détruire les lumières, si l’onne veut pas que les principes de liberté re-naissent. Pendant le règne de Bonaparte, et de-puis, on a imaginé un troisième moyen ; c’est

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de faire servir l’imprimerie à l’oppression de laliberté, en n’en permettant l’usage qu’à de cer-tains écrivains, chargés de commenter toutesles erreurs avec d’autant plus d’impudencequ’il est interdit de leur répondre. C’est consa-crer l’art d’écrire à la destruction de la pensée,et la publicité même aux ténèbres ; mais cetteespèce de jonglerie ne saurait subsister long-temps. Quand on veut commander sans loi, ilne faut s’appuyer que sur la force, et non surdes arguments ; car, bien qu’il soit défendu deles réfuter, la fausseté palpable de ces argu-ments donne envie de les combattre ; et, pourbien faire taire les hommes, le mieux est en-core de ne pas leur parler.

Certainement il serait injuste de ne pas re-connaître que plusieurs souverains, en posses-sion du pouvoir arbitraire, ont su en user avecsagesse ; mais est-ce sur un hasard qu’il fautfonder le sort des nations ? Je citerai à cetteoccasion un mot de l’empereur Alexandre, quime paraît digne d’être consacré. J’eus l’hon-

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neur de le voir à Pétersbourg, dans le momentle plus remarquable de sa vie, lorsque les Fran-çais s’avançaient sur Moscou, et qu’en refusantla paix que Napoléon lui offrit dès qu’il se crutvainqueur, Alexandre triomphait de son enne-mi plus habilement que ne l’ont fait depuis sesgénéraux. « Vous n’ignorez pas, me dit l’empe-reur de Russie, que les paysans russes sont es-claves. Je fais ce que je peux pour améliorerleur sort graduellement dans mes domaines ;mais je rencontre ailleurs des obstacles quele repos de l’empire m’ordonne de ménager.— Sire, lui répondis-je, je sais que la Russie estmaintenant heureuse, quoiqu’elle n’ait d’autreconstitution que le caractère personnel deVotre Majesté. — Quand le compliment quevous me faites aurait de la vérité, réponditl’empereur, je ne serais jamais qu’un accidentheureux. » Je crois difficile que de plus bellesparoles soient prononcées par un monarquedont la situation pourrait l’aveugler sur le sortdes hommes. Non seulement le pouvoir arbi-

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traire livre les nations aux chances de l’hérédi-té ; mais les rois les plus éclairés, s’ils sont ab-solus, ne sauraient, quand ils le voudraient, en-courager dans leur nation la force et la dignitédu caractère. Dieu et la loi peuvent seuls com-mander en maîtres à l’homme sans l’avilir.

Se représente-t-on comment des ministrestels que lord Chatham, M. Pitt, M. Fox, au-raient été supportés par les princes qui ontnommé le cardinal Dubois ou le cardinal deFleury ? Les grands hommes de l’histoire deFrance, les Guise, Coligny, Henri IV, se sontformés dans les temps de troubles, parce queces troubles, malheureux d’ailleurs, empê-chaient l’action étouffante du despotisme, etdonnaient à quelques individus une grande im-portance. Mais il n’y a que l’Angleterre où lavie politique soit régularisée de telle manièreque, sans agiter l’état, le génie et la grandeurd’âme puissent naître et se montrer. DepuisLouis XIV jusqu’à Louis XVI, un demi-siècles’est écoulé, véritable modèle de ce qu’on ap-

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pelle le gouvernement arbitraire, quand onveut le représenter sous les plus douces cou-leurs. Il n’y avait pas de tyrannie, parce queles moyens manquaient pour l’établir ; mais onne pouvait dérober quelque liberté que par ledésordre de l’injustice. Il fallait, si l’on voulaitêtre quelque chose, ou réussir dans une affairequelconque, étudier l’intrigue des cours, la plusmisérable science qui ait jamais dégradé l’es-pèce humaine. Il ne s’agit là, ni de talents, ni devertus ; car jamais un homme supérieur n’au-rait le genre de patience qu’il faut pour plaire àun monarque élevé dans les habitudes du pou-voir absolu. Les princes ainsi formés sont sipersuadés que c’est toujours l’intérêt person-nel qui inspire ce qu’on leur dit, qu’on ne peutavoir d’influence sur eux qu’à leur insu. Or,pour réussir ainsi, être là toujours vaut mieuxque tous les talents possibles. Les princes sontavec les courtisans dans le même rapport quenous avec ceux qui nous servent : nous trou-verions mauvais qu’ils nous donnassent des

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conseils, qu’ils nous parlassent avec force surnos intérêts mêmes ; mais nous sommes fâchésde leur voir un visage mécontent, et quelquesmots qu’ils nous disent dans un moment op-portun, quelques flatteries qui semblent leuréchapper, nous domineraient complètement, sinos égaux que nous rencontrons, en sortantde chez nous, ne nous apprenaient pas ce quenous sommes. Les princes, n’ayant jamais af-faire qu’à des serviteurs de bon goût, qui s’in-sinuent plus facilement dans leur faveur quenos gens dans la nôtre, vivent et meurent sansavoir jamais l’idée des choses telles qu’ellessont. Les courtisans, en étudiant le caractèrede leurs maîtres avec beaucoup de sagacité,n’acquièrent cependant aucune lumière véri-table, même sur la connaissance du cœur hu-main, du moins sur celle qu’il faut pour dirigerles nations. Un roi devrait se faire une règlede prendre pour premier ministre un hommequi lui déplût comme courtisan ; car jamais ungénie supérieur ne peut se plier au point juste

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qu’il faut pour captiver ceux qu’on encense.Un certain tact, moitié commun et moitié fin,sert pour avancer dans les cours : l’éloquence,le raisonnement, toutes les facultés transcen-dantes de l’esprit et de l’âme scandaliseraientcomme de la rébellion, ou seraient accabléesde ridicule. « Quels discours inconvenants !quels projets ambitieux ! » dirait l’un ; « Queveut-il ? que prétend-il ? » dirait l’autre ; et leprince partagerait l’étonnement de sa cour.L’atmosphère de l’étiquette finit par agir telle-ment sur tout le monde, que je ne sais per-sonne d’assez audacieux pour articuler une pa-role signifiante dans le cercle des princes quisont restés enfermés dans leurs cours. Il faut seborner inévitablement dans les conversationsau beau temps, à la chasse, à ce qu’on a bu laveille, à ce qu’on mangera le lendemain, enfinà tout ce qui n’a de sens ni d’intérêt pour per-sonne. Quelle école cependant pour l’esprit etpour le caractère ! Quel triste spectacle, qu’unvieux courtisan qui a passé de longues années

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dans l’habitude d’étouffer tous ses sentiments,de dissimuler ses opinions, d’attendre le souffled’un prince pour respirer, et son signe pour semouvoir ! De tels hommes finissent par gâterle plus beau des sentiments, le respect pourl’âge avancé, quand on les voit courbés parl’habitude des révérences, ridés par les fauxsourires, pâles d’ennui plus encore que devieillesse, et se tenant debout des heures en-tières sur leurs jambes tremblantes, dans cessalons antichambres où s’asseoir à quatre-vingts ans paraîtrait presque une révolte. Onaime mieux dans ce métier les jeunes gensétourdis et fats qui savent manier avec har-diesse la flatterie envers leur maître, l’arro-gance envers leurs inférieurs, et qui méprisentl’espèce humaine, au-dessus comme au-des-sous d’eux. Ils s’en vont ainsi, ne se confiantqu’en leur propre mérite, jusqu’à ce qu’une dis-grâce les réveille de l’enivrement de la sottiseet de l’esprit tout ensemble ; car ce mélange estnécessaire pour réussir dans les intrigues de

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cour. Or, en France, de rang en rang, il y a tou-jours eu des cours, c’est-à-dire, des maisons oùl’on distribuait une certaine quantité de crédità l’usage de ceux qui voulaient de l’argent etdes places. Les flatteurs du pouvoir, depuis lecommis jusqu’aux chambellans, ont pris cetteflexibilité de langage, cette facilité à tout direcomme à tout cacher, ce ton tranchant dansle sens de la force, cette condescendance pourla mode du jour, comme pour une puissance,qui ont fait croire à la légèreté dont on accuseles Français, et cependant cette légèreté nese trouve que dans l’essaim des hommes quibourdonnent autour du pouvoir. Il faut qu’ilssoient légers pour changer rapidement de par-ti ; il faut qu’ils soient légers, pour n’entrer àfond dans aucune étude ; car autrement il leuren coûterait trop de dire le contraire de cequ’ils auraient sérieusement appris ; en igno-rant beaucoup, on affirme tout plus facilement.Il faut qu’ils soient légers enfin, pour prodi-guer, depuis la démocratie jusqu’à la légitimité,

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depuis la république jusqu’au despotisme mili-taire, toutes les phrases les plus opposées parle sens, mais qui se ressemblent néanmoinsentre elles, comme des personnes de la mêmefamille, également superficielles, dédai-gneuses, et faites pour ne présenter jamaisqu’un côté de la question, par opposition à ce-lui que les circonstances ont battu. Les rusesde l’intrigue se mêlant maintenant à la littéra-ture comme à tout le reste, il n’y a pas une pos-sibilité pour un pauvre lecteur français, d’ap-prendre jamais autre chose que ce qu’ilconvient de dire, et non ce qui est. Dans ledix-huitième siècle, au contraire, les puissantsne se doutaient pas de l’influence des écritssur l’opinion, et ils laissaient la littérature àpeu près aussi tranquille que les sciences phy-siques le sont encore aujourd’hui. Les grandsécrivains ont tous combattu avec plus oumoins de ménagements les diverses institu-tions qui s’appuient sur des préjugés. Maisqu’est-il arrivé de ce combat ? que les institu-

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tions ont été vaincues. On pourrait appliquerau règne de Louis XV et au genre de bonheurqu’on y trouvait, ce que disait cet homme quitombait d’un troisième étage : Cela va bien,pourvu que cela dure.

Les gouvernements représentatifs, m’objec-tera-t-on encore, n’ont point existé en Alle-magne, et cependant les lumières y ont faitd’immenses progrès. Rien ne se ressemblemoins que l’Allemagne et la France. Il y a unesprit de méthode dans les gouvernementsgermaniques, qui diminue de beaucoup l’as-cendant irrégulier des cours. On n’y voit pointde coteries, de maîtresses, de favoris, ni mêmede ministres qui puissent changer l’ordre deschoses ; la littérature va son chemin sans flat-ter personne ; la bonne foi du caractère et laprofondeur des études sont telles, que, dansles troubles civils mêmes, il serait impossiblede forcer un écrivain allemand à ces tours depasse-passe qui ont fait dire avec raison, enFrance, que le papier souffre tout, tant on exige

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de lui. « Vous avouez donc, me dira-t-on, quele caractère français a des défauts invinciblesqui s’opposent aux lumières comme aux vertusdont la liberté ne saurait se passer ? » Nulle-ment : je dis qu’un gouvernement arbitraire,mobile, capricieux, instable, plein de préjugéset de superstitions à quelques égards, de frivo-lité et d’immoralité à d’autres, que ce gouver-nement, comme il a existé autrefois en France,n’avait laissé de connaissances, d’esprit etd’énergie, qu’à ses opposants ; et s’il est impos-sible qu’un tel ordre de choses s’accorde avecle progrès des lumières, il est encore plus cer-tain qu’il est inconciliable avec la pureté desmœurs et la dignité du caractère. On s’aperçoitdéjà, malgré les malheurs de la France, que,depuis la révolution, le mariage y est beau-coup plus respecté que sous l’ancien régime.Or, c’est sur le mariage que reposent lesmœurs et la liberté. Comment, sous un gouver-nement arbitraire, les femmes se seraient-ellesrenfermées dans la vie domestique, et n’au-

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raient-elles pas employé tous leurs moyens deséduction pour influer sur le pouvoir ? Ce n’estassurément pas l’enthousiasme des idées géné-rales qui les animait, mais le désir d’obtenir desplaces pour leurs amis ; et rien n’était plus na-turel, dans un pays où les hommes en créditpouvaient tout, où ils disposaient des revenusde l’état, où rien ne les arrêtait que la volontédu roi, modifiée nécessairement par les in-trigues de ceux qui l’entouraient. Comment seserait-on fait scrupule d’employer le crédit desfemmes en faveur, pour obtenir d’un ministreune exception quelconque à une règle quin’existait pas ? Croit-on que, sous Louis XIV,madame de Montespan, madame Dubarrysous Louis XV, aient jamais reçu un refus desministres ? Et, sans approcher de si près dutrône, quel était le cercle où la faveur n’agîtpas comme à la cour, et où chacun n’employâtpas tous les moyens possibles pour parvenir ?Dans un pays, au contraire, qui n’est réglé quepar la loi, quelle femme aurait l’inutile har-

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diesse de solliciter une injustice, ou de comp-ter plus sur ses instances que sur les titresréels de ceux qu’elle recommande ? Ce n’estpas seulement la corruption des mœurs qui ré-sulte de ces démarches continuelles, de cetteactivité d’intrigue, dont les femmes françaises,surtout celles du premier rang, n’ont que tropdonné l’exemple ; mais les passions dont ellessont susceptibles, et que la délicatesse mêmede leurs organes rend plus vives, dénaturent enelles tout ce que leur sexe a d’aimable.

Le véritable caractère d’une femme, le vé-ritable caractère d’un homme, c’est dans lespays libres qu’il faut le connaître et l’admirer.La vie domestique inspire aux femmes toutesles vertus ; et la carrière politique, loin d’ha-bituer les hommes à mépriser la morale ainsiqu’un vieux conte de nourrice, exerce sanscesse les fonctionnaires publics au sacrificed’eux-mêmes, à l’exaltation de l’honneur, àtoutes les grandeurs de l’âme que la présencehabituelle de l’opinion développe infaillible-

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ment. Enfin, dans un pays où les femmes sontau centre de toutes les intrigues, parce quec’est la faveur qui gouverne tout, les mœursde la première classe n’ont aucun rapport aveccelles de la nation, et nulle sympathie ne peuts’établir entre les salons et le pays. Une femmedu peuple, en Angleterre, se sent un rapportavec la reine qui a soigné son mari, élevé sesenfants, comme la religion et la morale le com-mandent à toutes les épouses et à toutes lesmères. Mais le genre de mœurs qu’entraînele gouvernement arbitraire transforme lesfemmes en une sorte de troisième sexe factice,triste production de l’ordre social dépravé. Lesfemmes, cependant, peuvent être excusablesde prendre les choses politiques telles qu’ellessont, et de se plaire dans les intérêts vifs dontleur destinée naturelle les sépare. Mais, qu’est-ce que des hommes élevés par le gouverne-ment arbitraire ? Nous en avons vu, au milieudes jacobins, sous Bonaparte, et dans lescamps des étrangers, partout, excepté dans

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l’incorruptible bande des amis de la liberté.Ils s’appuient sur les excès de la révolution,pour proclamer le despotisme ; et vingt-cinqans sont opposés à l’histoire du monde qui neprésente que les horreurs commises par la su-perstition et la tyrannie. Pour accorder quelquebonne foi à ces partisans de l’arbitraire, il fautsupposer qu’ils n’aient rien lu de ce qui précèdel’époque de la révolution en France ; et nous enconnaissons qui peuvent largement fonder leurjustification sur leur ignorance.

Notre révolution, comme nous l’avons déjàdit, a presque suivi les différentes phases decelle d’Angleterre, avec la régularité qu’offrentles crises d’une même maladie. Mais la ques-tion qui agite aujourd’hui le monde civilisé,consiste dans l’application de toutes les véritésfondamentales sur lesquelles repose l’ordre so-cial. L’avidité du pouvoir a fait commettre auxhommes tous les forfaits dont l’histoire estsouillée ; le fanatisme a secondé la tyrannie ;l’hypocrisie et la violence, la ruse et le fer ont

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enchaîné, trompé, déchiré l’espèce humaine.Deux périodes ont seules illuminé le globe :c’est l’histoire de quelques siècles de la Grèceet de Rome. L’esclavage, en resserrant lenombre des citoyens, permit que le gouverne-ment républicain pût s’établir même dans desétats assez étendus, et les plus grandes ver-tus en sont résultées. Le christianisme, en af-franchissant depuis les esclaves, en civilisantle reste de l’Europe, a fait à l’existence indivi-duelle un bien, source de tous les autres. Maisle désordre dans l’ordre, le despotisme, s’estconstamment maintenu dans plusieurs pays ;et toutes les pages de notre histoire sont en-sanglantées, ou par des massacres religieux,ou par des assassinats judiciaires. Tout à coupla Providence a permis que l’Angleterre ait ré-solu le problème des monarchies constitution-nelles, et l’Amérique, un siècle plus tard, celuides républiques fédératives. Depuis cetteépoque, ni dans l’un ni dans l’autre de ces deuxpays, il ne s’est versé une goutte de sang in-

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justement par les tribunaux ; depuis soixanteans, les querelles religieuses ont cessé en An-gleterre, et il n’en a jamais existé en Amérique.Enfin, le venin du pouvoir, qui a corrompu tantd’hommes depuis tant de siècles, a subi parles gouvernements représentatifs l’inoculationsalutaire qui en détruit toute la malignité. De-puis la bataille de Culloden, en 1746, qu’onpeut considérer comme la fin des troubles ci-vils qui avaient commencé cent ans aupara-vant, on ne saurait citer un abus du pouvoiren Angleterre. Il n’est pas un citoyen honnêtequi n’ait dit : Notre heureuse constitution, parcequ’il n’en est pas un qui ne se soit senti protégépar elle. Cette chimère, car c’est ainsi qu’on atoujours appelé le beau, est là, réalisée sousnos yeux. Quel sentiment, quel préjugé, quelendurcissement de tête et de cœur, peut fairequ’en se rappelant ce que nous lisons dansnotre histoire, on ne préfère pas les soixanteannées dont l’Angleterre vient de nous offrirl’exemple ? Nos rois, comme les siens, ont été

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tour à tour bons ou mauvais ; mais, dans aucuntemps, leurs règnes n’offrent soixante ans depaix intérieure et de liberté tout ensemble.Rien de pareil n’a seulement été rêvé possible àune autre époque. Le pouvoir est la sauvegardede l’ordre, mais il en est aussi l’ennemi par lespassions qu’il excite : réglez-en l’exercice parla liberté publique, et vous aurez banni ce mé-pris de l’espèce humaine qui met à l’aise tousles vices et justifie l’art d’en tirer parti.

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CHAPITRE XI.

Du mélange de la religion avec lapolitique.

ON dit beaucoup que la France est devenueirréligieuse depuis la révolution. Sans doute, àl’époque de tous les crimes, les hommes quiles commettaient devaient secouer le frein leplus sacré. Mais la disposition générale des es-prits, maintenant, ne tient point à des causesfunestes heureusement très loin de nous. La re-ligion en France, telle que les prêtres l’ont prê-chée, a toujours été mêlée avec la politique ; etdepuis le temps où les papes déliaient les su-jets de leur serment de fidélité envers les rois,jusqu’au dernier catéchisme sanctionné par lagrande majorité du clergé français, catéchismedans lequel, comme nous avons vu, ceux qui

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n’aimeraient pas et ne serviraient pas l’empe-reur Napoléon, étaient menacés de la damna-tion éternelle, il n’est pas une époque où lesinterprètes de la religion ne s’en soient servispour établir des dogmes politiques, tous diffé-rents suivant les circonstances. Au milieu deces changements, la seule chose invariable aété l’intolérance envers tout ce qui n’était pasconforme à la doctrine dominante. Jamais lareligion n’a été représentée seulement commele culte le plus intime de l’âme, sans nul rap-port avec les intérêts de ce monde.

L’on encourt le reproche d’irréligion, quandon n’est pas de l’avis des autorités ecclésias-tiques sur les affaires de gouvernement ; maistel homme s’irrite contre ceux qui veulent luiimposer leur manière de voir en politique, quin’en est pas moins très bon chrétien. Il ne s’en-suit pas de ce que la France veut la liberté etl’égalité devant la loi, qu’elle ne soit pas chré-tienne ; tout au contraire, car le christianismeest éminemment d’accord avec cette opinion.

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Aussi, le jour où l’on cessera de réunir ce queDieu a séparé, la religion et la politique, le cler-gé aura moins de crédit et de puissance, maisla nation sera sincèrement religieuse. Tout l’artdes privilégiés des deux classes est d’établirque l’on est un factieux si l’on veut une consti-tution, et un incrédule si l’on redoute l’in-fluence des prêtres dans les affaires de cemonde. Cette tactique est très connue, car ellen’est que renouvelée, aussi bien que tout lereste.

Les sermons, en France comme en Angle-terre, dans les temps de parti, ont souvent por-té sur des questions politiques, et je crois qu’ilsont très mal édifié les personnes d’une opinioncontraire qui les écoutaient. L’on a peud’égards pour celui qui nous prêche le matin,s’il a fallu se disputer avec lui la veille ; et la re-ligion souffre de la haine que les questions po-litiques inspirent contre les ecclésiastiques quis’en mêlent.

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Il serait injuste de prétendre que la Franceest irréligieuse, parce qu’elle n’applique pastoujours au gré de quelques membres du cler-gé, le fameux texte que toute puissance vientde Dieu, texte dont l’explication sincère est fa-cile, mais qui a merveilleusement servi les trai-tés que le clergé a faits avec tous les gou-vernements, quand ils se sont appuyés sur ledroit divin de la force. À cette occasion, je ci-terai quelques passages de l’instruction pasto-rale de monseigneur l’évêque de Troyes, qui,dans le temps où il était aumônier de Bona-parte, a fait, à l’occasion du baptême du roide Rome, un discours au moins aussi édifiantque celui dont nous allons nous occuper. Nousn’avons pas besoin de dire que cette instruc-tion est de 1816 : on peut reconnaître toujoursen France la date d’un écrit par les opinionsqu’il contient.

Mgr. l’évêque de Troyes dit : « La Franceveut son roi, mais son roi légitime, parce quela légitimité est le premier trésor d’un peuple,

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et un bienfait d’autant plus inappréciable qu’ilpeut suppléer à tous les autres, et qu’aucunautre ne peut y suppléer. » Arrêtons-nous unmoment pour plaindre l’homme qui pense ain-si, d’avoir servi si bien et si longtemps Napo-léon. Quel effort, quelle contrainte ! Mais, aureste, l’évêque de Troyes ne fait rien de plus àcet égard, que bien d’autres qui occupent en-core des places ; et il faut lui rendre au moinsla justice qu’il ne provoque pas la proscriptionde ses compagnons de service auprès de Napo-léon : c’est beaucoup.

Je laisserai de côté le langage de flatterie del’auteur du mandement, langage qu’on devraitd’autant moins se permettre envers la puis-sance, qu’on la respecte davantage. Passons àquelque chose de moins bénin : « La Franceveut son roi, mais en le voulant, elle ne prétendpas qu’elle puisse en vouloir un autre ; et heu-reusement qu’elle n’a pas ce droit funeste. Loinde nous cette pensée, que les rois tiennent despeuples leur autorité, et que la faculté qu’ils

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peuvent avoir eue de les choisir, emporte cellede les révoquer… Non, il n’est pas vrai quele peuple soit souverain, ni que les rois soientses mandataires… C’est le cri des séditieux,c’est le rêve des indépendants, c’est la chimèreimmonde de la turbulente démagogie, c’est lemensonge le plus cruel qu’aient pu faire nosvils tyrans, pour tromper la multitude. Il n’estpas dans notre dessein de réfuter sérieusementcette souveraineté désastreuse… Mais il estde notre devoir de réclamer ici, au nom dela religion, contre cette doctrine anarchique etantisociale, qu’a vomie au milieu de nous lalave révolutionnaire, et de prémunir les fidèlesconfiés à nos soins contre cette double hé-résie, et politique et religieuse, également ré-prouvée et des plus grands docteurs, et desplus grands législateurs, non moins contraireau droit naturel qu’au droit divin, et non moinsdestructive de l’autorité des rois que de l’au-torité de Dieu. » L’évêque de Troyes en effetne traite pas sérieusement cette question, qui

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avait pourtant paru digne de l’attention dequelques penseurs ; mais il est plus commodede faire d’un principe une hérésie que de l’ap-profondir par la discussion. Il y a cependantquelques chrétiens en Angleterre, en Amé-rique, en Hollande ; et, depuis que l’ordre so-cial est fondé, l’on a vu d’honnêtes gens croireque tous les pouvoirs émanaient des nations,sans lesquelles il n’y aurait point de pouvoirs.C’est ainsi qu’en se servant de la religion pourdiriger la politique, on est dans le cas de fairechaque jour des complaintes sur l’impiété desFrançais ; cela veut tout simplement dire qu’ily a en France beaucoup d’amis de la liberté quisont d’avis qu’il doit exister un pacte entre lesnations et les monarques. Il me semble qu’onpeut croire en Dieu et penser ainsi.

Par une contradiction singulière, ce mêmeévêque, si orthodoxe en politique, cite le fa-meux passage qui lui a sans doute servi à sejustifier à ses propres yeux, quand il était l’au-mônier de l’usurpateur : Toute puissance vient

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de Dieu ; et qui résiste à la puissance résiste à Dieumême. « Voilà, N.T.C.F., le droit public de lareligion, sans lequel personne n’a le droit decommander, ni l’obligation d’obéir. Voilà cettesouveraineté première de laquelle découlenttoutes les autres, et sans laquelle toutes lesautres n’auraient ni base, ni sanction ; c’est laseule constitution qui soit faite pour tous leslieux comme pour tous les temps ; la seuleavec laquelle on pourrait se passer de toutesles autres, et sans laquelle aucune ne pourraitse soutenir ; la seule qui ne peut jamais êtresujette à révision ; la seule à laquelle aucunefaction ne saurait toucher, et contre laquelleaucune rébellion ne saurait prévaloir ; contrelaquelle enfin ne peuvent rien ni les peuples,ni les rois, ni les maîtres, ni les sujets ; toutepuissance vient de Dieu ; et qui résiste à lapuissance résiste à Dieu même. » Peut-on, enpeu de paroles, rassembler plus d’erreurs fu-nestes et de calculs serviles ? Ainsi Néron etRobespierre, ainsi Louis XI et Charles IX, les

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plus sanguinaires des hommes, devraient êtreobéis, si celui qui résiste à la puissance résisteà Dieu même ! Les nations ou leurs représen-tants sont le seul pouvoir qu’il faille excepterde ce respect implicite pour l’autorité. Quanddeux partis dans l’état luttent ensemble, com-ment saisir le moment où l’un des deux devientsacré, c’est-à-dire le plus fort ? Ils avaient donctort, les Français qui n’ont pas quitté le roipendant vingt-cinq ans d’exil ! car, certes, dansce temps c’était à Bonaparte qu’on ne pouvaitcontester le droit que monseigneur l’évêque deTroyes proclame, celui de la puissance. Dansquelles absurdités tombent les écrivains quiveulent mettre en théories, en dogmes, enmaximes, leurs intérêts de chaque jour ! En vé-rité, le glaive déprave beaucoup moins que laparole, lorsqu’on en fait un tel usage. On acent fois répété que cette phrase de l’Évangile :Toute puissance vient de Dieu, et l’autre : Rendezà César ce qui appartient à César, avaient uni-quement pour but d’écarter toute discussion

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politique. Jésus-Christ voulait que la religionqu’il annonçait fût considérée par les Romainscomme tout à fait étrangère aux affaires pu-bliques : « Mon règne n’est pas de ce monde, »disait-il. Tout ce qu’on demande aux ministresdu culte, c’est de remplir, à cet égard comme àtous les autres, les intentions de Jésus-Christ.

« Établissez, Seigneur, dit le prophète, un lé-gislateur au-dessus d’eux, afin que les nationssachent qu’elles sont des hommes. » Il ne seraitpas mal non plus que les rois sussent qu’ilssont des hommes, et certainement ils doiventl’ignorer, s’ils ne contractent point d’engage-ment envers la nation qu’ils gouvernent.Quand le prophète prie Dieu d’établir un roi,c’est comme tous les hommes religieux prientDieu de présider à chacun des événements decette vie ; mais comment une dynastie est-ellespécialement établie par la Providence ? Est-cela prescription qui est le signe de la mission di-vine ? Les papes ont excommunié, déposé desrois de toute ancienneté ; ils ont exclu Hen-

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ri IV pour cause de religion ; et des motifs puis-sants ont déterminé nouvellement un pape àconcourir au couronnement de Bonaparte. Cesera donc au clergé à déclarer, quand il le fau-dra, que telle dynastie, et non pas telle autre,est choisie par la volonté de Dieu. Mais sui-vons l’instruction pastorale : Établissez un lé-gislateur, c’est-à-dire un roi qui est le législa-teur par excellence, et sans lequel il ne peut yavoir de loi : un législateur suprême qui par-lera, et qui fera des lois en votre nom : un lé-gislateur, et non plusieurs ; car plus il y en au-rait, et moins bien les lois seraient faites : unlégislateur avec une autorité sans rivalité, pourqu’il puisse faire le bien sans obstacle : un lé-gislateur qui, soumis lui-même à ses propreslois, ne pourra soumettre personne ni à sespassions, ni à ses caprices : enfin, un législa-teur qui, ne faisant que des lois justes, condui-ra par là même son peuple à la liberté véri-table. » Un homme qui fera les lois à lui seuln’aura ni passions ni caprices ! un homme entou-

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ré de tous les pièges de la royauté, sera le lé-gislateur unique d’un peuple, et il ne fera quedes lois justes ! Certes, il n’y a pas d’exempledu contraire ; on n’a point vu des rois abuserde leur pouvoir ; point de prêtres, tels que lescardinaux de Lorraine, Richelieu, Mazarin, Du-bois, qui les y aient excités ! Et comment cettedoctrine est-elle conciliable avec la charteconstitutionnelle que le roi lui-même a jurée ?Ce roi que la France veut, car l’évêque deTroyes se permet pourtant de le dire, quoique,selon lui, la France n’ait aucun droit à cetégard ; ce roi, qui est établi par le Seigneur,a promis sur serment qu’il y aurait plusieurslégislateurs, et non un seul, quoique monsei-gneur l’évêque de Troyes prétende que plus il yen aurait, moins les lois seraient bien faites. Ain-si, les connaissances acquises par l’administra-tion ; ainsi, les vœux recueillis dans les pro-vinces par ceux qui y habitent ; ainsi, la sympa-thie qui naît des mêmes besoins et des mêmessouffrances, tout cela ne vaut pas les lumières

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d’un roi tout seul qui se représente lui-même,pour me servir de l’expression un peu bizarrede M. l’évêque de Troyes. L’on croirait avoir at-teint à ce qui, dans ce genre, ne peut être sur-passé, si ce qu’on va lire ne méritait encore lapréférence.

« Aussi, N.T.C.F., avons-nous vu ce sénatde rois, sous le nom de congrès, consacrer enprincipe la légitimité des dynasties royales,comme l’égide de leur trône et le plus sûr ga-rant du bonheur des peuples et de la tranquilli-té des états. Nous sommes rois, ont-ils dit,parce que nous sommes rois : ainsi l’exigentl’ordre et la stabilité du monde social ; ainsi leveut notre propre sûreté ; et ils l’ont dit sanstrop s’embarrasser s’ils n’étaient pas par là enopposition avec les idées dites libérales, etmoins encore si le partage qu’ils faisaient desétats qu’ils trouvaient à leur convenance,n’était pas le plus solennel démenti donné auxpeuples souverains. » Ne croirait-on pas quenous venons de citer la satire la plus ironique

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contre le congrès de Vienne, si l’on ne savaitque telle n’a pu être l’intention de l’auteur ?Mais quand on est arrivé à ce degré de dérai-son, l’on ne se doute pas non plus du ridicule,car la folie méthodique est très sérieuse. Noussommes rois, parce que nous sommes rois, fait-on dire aux souverains de l’Europe ; je suis ce-lui qui suis, sont les paroles de Jéhovah dansla Bible ; et l’écrivain ecclésiastique se permetd’attribuer aux monarques ce qui ne peutconvenir qu’à la Divinité. Les rois, dit-il, ne sesont pas embarrassés si le partage des états qu’ilstrouvaient à leur convenance, était d’accord avecles idées dites libérales. Tant pis, en effet, s’ilsont réglé ce partage comme un compte de ban-quier, donnant des soldes à une certaine quan-tité d’âmes ou de fractions d’âmes, pour sefaire une somme ronde de sujets ! Tant pis, s’ilsn’ont consulté que leur convenance, sans son-ger aux intérêts et aux vœux des nations ! Maisles rois repoussent, n’en doutons pas, l’indigneéloge qui leur est ainsi adressé ; ils repoussent

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de même aussi, sans doute, le blâme que sepermet contre eux l’évêque de Troyes, quoiquece blâme renferme une odieuse flatterie sous laforme d’un reproche.

« Il est vrai qu’on en a vu plusieurs favori-ser, au risque d’être en contradiction avec eux-mêmes, ces formes populaires, et autres théo-ries nouvelles que leurs ancêtres ne connais-saient pas, et auxquelles, jusqu’à nos jours,leurs propres états avaient été étrangers sansqu’ils s’en fussent plus mal trouvés ; mais, nousne craignons pas de le dire, c’est la maladiede l’Europe, et le symptôme le plus alarmantde sa décadence ; c’est par là que la Provi-dence semble l’attaquer pour hâter sa dissolu-tion. Ajoutons à cette manie de refondre lesgouvernements, et de les appuyer sur deslivres, cette tendance des esprits novateurs àfaire une fusion de tous les cultes, comme ilsveulent en faire une de tous les partis, et àcroire que l’autorité des princes acquiert pourelle-même toute la force et l’autorité qu’ils

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ôtent à la religion ; et nous aurons les deuxplus grands dissolvants politiques qui puissentminer les empires, et avec lesquels l’Europe,tôt ou tard, doit tomber en lambeaux et enpourriture. » Voilà donc le but de toutes ces ho-mélies en faveur du pouvoir absolu : c’est latolérance religieuse qui doit faire tomber tôtou tard l’Europe en lambeaux et en pourriture.L’opinion publique est favorable à cette tolé-rance ; donc il faut proscrire tout ce qui ser-virait d’organe à l’opinion : alors le clergé dela seule religion permise sera riche et puis-sant ; car, d’une part, il se dira l’interprète dece droit divin par lequel les rois règnent, etde l’autre, les peuples ne pouvant professerque le culte dominant, il faudra que les ecclé-siastiques soient seuls chargés, ainsi qu’ils ledemandent, de l’instruction publique, et qu’onleur remette la direction des consciences, quis’appuie sur l’inquisition, comme le pouvoir ar-bitraire sur la police.

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La fraternité de toutes les communionschrétiennes, telle que la sainte-alliance propo-sée par l’empereur Alexandre l’a fait espérerà l’humanité, est déjà condamnée par la cen-sure portée contre la fusion des cultes. Quelordre social ils nous proposent, ces partisansdu despotisme et de l’intolérance, ces ennemisdes lumières, ces adversaires de l’humanité,quand elle porte le nom de peuple et de na-tion ! Où faudrait-il fuir, s’ils commandaient ?Encore quelques mots sur cette instructionpastorale, dont le titre est si doux, et dont lesparoles sont si amères.

« Hélas ! dit l’évêque de Troyes en s’adres-sant au roi, des séditieux, pour mieux nousasservir, commencent déjà à nous parler denos droits, pour nous faire oublier les vôtres.Nous en avons, sans doute, sire, et ils sontaussi anciens que la monarchie. Le droit devous appartenir comme au chef de la grandefamille, et de nous dire vos sujets, puisque cemot signifie vos enfants. » On ne peut s’empê-

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cher de croire que l’écrivain, homme d’esprit,a souri lui-même, quand on a proposé pourunique droit au peuple français, celui de se direles sujets d’un monarque qui disposerait selonson bon plaisir de leurs propriétés et de leursvies. Les esclaves d’Alger peuvent se vanter dumême genre de droit.

Enfin voici sur quoi repose tout l’échafau-dage de sophismes qu’on prescrit comme unarticle de foi, parce que le raisonnement nepourrait pas le soutenir. Quel usage du nom deDieu ! et comment veut-on qu’une nation à quil’on dit que c’est là de la religion, ne deviennepas incrédule, pour son malheur et pour celuidu monde ?

« N.T.C.F., nous ne cesserons de vous répé-ter ce que Moïse disait à son peuple : Interrogezvos ancêtres et le Dieu de vos pères, et remontezà la source. Songez que moins on s’écarte deschemins battus, et plus on est en sûreté… Son-gez enfin que mépriser l’autorité des siècles,

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c’est mépriser l’autorité de Dieu, puisque c’estDieu lui-même qui fait l’antiquité, et que vou-loir y renoncer est toujours le plus grand descrimes, quand ce ne serait pas le dernier desmalheurs. » C’est Dieu qui fait l’antiquité, sansdoute ; mais Dieu est aussi l’auteur du présent,dont l’avenir va dépendre. Quelle niaiserie quecette assertion, si elle ne contenait pas un arti-fice habile ! et le voici : tous les honnêtes genssont émus quand on leur parle de leurs an-cêtres ; il semble que l’idée de leurs pèress’unisse toujours à celle du passé ; mais ce sen-timent noble et pur conduit-il à rétablir la tor-ture, la roue, l’inquisition, parce que, dans lessiècles éloignés, de telles abominations étaientl’œuvre des mœurs barbares ? Peut-on soute-nir ce qui est absurde et criminel, parce quel’absurde et le crime ont existé ? Nos pèresn’ont-ils pas été coupables envers les leurs,quand ils ont adopté le christianisme et détruitl’esclavage ? Songez que moins on s’écarte desroutes battues, plus on est en sûreté, dit monsei-

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gneur l’évêque de Troyes : mais pour que cesroutes soient devenues des routes battues, il afallu passer de l’antiquité à des temps plus rap-prochés ; et nous voulons maintenant profiterdes lumières de nos jours pour que la postéritéait aussi une antiquité qui vienne de nous, maisqu’elle pourra changer à son tour, si la Provi-dence continue à protéger, comme elle l’a fait,les progrès de l’esprit humain dans toutes lesdirections.

Je ne me serais pas arrêtée si longtempsà l’écrit de l’évêque de Troyes, s’il ne renfer-mait la quintessence de tout ce qu’on publiechaque jour en France. Le bon sens en réchap-pera-t-il ? Et, ce qui est pis encore, le senti-ment religieux, sans lequel les hommes n’ontpoint d’asile en eux-mêmes, pourra-t-il résisterà ce mélange de la politique et de la religion,qui porte le caractère évident de l’hypocrisie etde l’égoïsme ?

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CHAPITRE XII.

De l’amour de la liberté.

LA nécessité des gouvernements libres,c’est-à-dire, des monarchies limitées pour lesgrands États, et des républiques indépendantespour les petits, est tellement évidente qu’on esttenté de croire que personne ne peut se refu-ser sincèrement à reconnaître cette vérité ; etcependant, quand on rencontre des hommesde bonne foi qui la combattent, on voudraitse rendre compte de leurs motifs. La liberté atrois sortes d’adversaires en France : les noblesqui placent l’honneur dans l’obéissance pas-sive, et les nobles plus avisés, mais moins can-dides, qui croient que leurs intérêts aristocra-tiques et ceux du pouvoir absolu ne fontqu’un ; les hommes que la révolution française

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a dégoûtés des idées qu’elle a profanées ; enfinles bonapartistes, les jacobins, tous leshommes sans conscience politique. Les noblesqui attachent l’honneur à l’obéissance passiveconfondent tout à fait l’esprit des anciens che-valiers avec celui des courtisans des dernierssiècles. Sans doute, les anciens chevaliersmouraient pour leur roi, et ainsi feraient tousles guerriers pour leurs chefs ; mais ces cheva-liers, comme nous l’avons dit, n’étaient nulle-ment les partisans du pouvoir absolu : ils cher-chaient eux-mêmes à entourer ce pouvoir debarrières, et mettaient leur gloire à défendreune liberté aristocratique, il est vrai, mais enfinune liberté. Quant aux nobles qui sentent queles privilèges de l’aristocratie doivent à présents’appuyer sur le despotisme que jadis ils ser-vaient à limiter, on peut leur dire comme dansle roman de Waverley : « Ce qui vous importe,ce n’est pas tant que Jacques Stuart soit roi,mais que Fergus Mac-Ivor soit comte. » L’ins-titution de la pairie accessible au mérite est,

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pour la noblesse, ce que la constitution an-glaise est pour la monarchie. C’est la seule ma-nière de conserver l’une et l’autre ; car nousvivons dans un siècle où l’on ne conçoit pasbien comment la minorité, et une si petite mi-norité, aurait un droit qui ne serait pas pourl’avantage de la majorité. Le sultan de Perse sefaisait rendre compte, il y a quelques années,de la constitution anglaise par l’ambassadeurd’Angleterre à sa cour. Après l’avoir écouté, et,comme l’on va voir, assez bien compris : « Jeconçois, lui dit-il, comment l’ordre de chosesque vous me décrivez convient mieux que legouvernement de Perse à la durée et au bon-heur de votre empire ; mais il me semble beau-coup moins favorable aux jouissances du mo-narque. » C’était très bien poser la question ;excepté que, même pour le monarque, il vautmieux être guidé par l’opinion dans la directiondes affaires publiques, que de courir sans cessele risque d’être en opposition avec elle. La jus-tice est l’égide de tous et de chacun ; mais en

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sa qualité de justice cependant, c’est le grandnombre qu’elle doit protéger.

Il nous reste à parler de ceux que les mal-heurs et les crimes de la révolution de Franceont effrayés, et qui fuient d’un extrême àl’autre, comme si le pouvoir arbitraire d’un seulétait l’unique préservatif certain contre la dé-magogie. C’est ainsi qu’ils ont élevé la tyranniede Bonaparte ; et c’est ainsi qu’ils rendraientLouis XVIII despote, si sa haute sagesse ne l’endéfendait pas. La tyrannie est une parvenue, etle despotisme un grand seigneur ; mais l’une etl’autre offensent également la raison humaine.Après avoir vu la servilité avec laquelle Bona-parte a été obéi, on a peine à concevoir quece soit l’esprit républicain que l’on craigne enFrance. Les lumières et la nature des chosesamèneront la liberté en France, mais ce nesera certainement pas la nation qui se montre-ra d’elle-même factieuse ni turbulente.

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Quand depuis tant de siècles toutes lesâmes généreuses ont aimé la liberté ; quand lesplus grandes actions ont été inspirées par elle ;quand l’antiquité et l’histoire des temps mo-dernes nous offrent tant de prodiges opérés parl’esprit public ; quand nous venons de voir ceque peuvent les nations ; quand tout ce qu’il ya de penseurs parmi les écrivains a proclaméla liberté ; quand on ne peut pas citer un ou-vrage politique d’une réputation durable qui nesoit animé par ce sentiment ; quand les beaux-arts, la poésie, les chefs-d’œuvre du théâtre,destinés à émouvoir le cœur humain, exaltentla liberté ; que dire de ces petits hommes àgrande fatuité, qui vous déclarent avec un ac-cent fade et maniéré comme tout leur être,qu’il est de bien mauvais goût de s’occuper depolitique ; qu’après les horreurs dont on a ététémoin, personne ne se soucie plus de la liber-té ; que les élections populaires sont une insti-tution tout à fait grossière ; que le peuple choi-sit toujours mal, et que les gens comme il faut

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ne sont pas faits pour aller, comme en Angle-terre, se mêler avec le peuple ? Il est de mauvaisgoût de s’occuper de politique. Eh ! juste ciel ! àquoi donc penseront-ils, ces jeunes gens élevéssous le régime de Bonaparte, seulement pouraller se battre, sans aucune instruction, sansaucun intérêt pour la littérature et les beaux-arts ? Puisqu’ils ne peuvent avoir ni une idéenouvelle, ni un jugement sain sur de tels sujets,au moins ils seraient des hommes, s’ils s’occu-paient de leur pays, s’ils se croyaient citoyens,si leur vie était utile de quelque manière. Maisque veulent-ils mettre à la place de la politique,qu’ils se donnent les airs de proscrire ?quelques heures passées dans l’antichambredes ministres, pour obtenir des places qu’ils nesont pas en état de remplir ; quelques proposdans les salons, au-dessous même de l’espritdes femmes les plus légères auxquelles ils lesadressent. Quand ils se faisaient tuer, cela pou-vait aller encore, parce qu’il y a toujours de lagrandeur dans le courage ; mais dans un pays

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qui, Dieu merci, sera en paix, ne savoir êtrequ’une seconde fois chambellan, et ne pou-voir prêter ni lumières, ni dignités à sa patrie,c’est là ce qui est vraiment de mauvais goût.Le temps est passé où les jeunes Français pou-vaient donner le ton à tous égards. Ils ont bienencore, il est vrai, la frivolité de jadis, mais ilsn’ont plus la grâce qui faisait pardonner cettefrivolité même.

Après les horreurs dont on a été témoin, disent-ils, personne ne veut plus entendre parler de liber-té. Si des caractères sensibles se laissaient al-ler à une haine involontaire et nerveuse, caron pourrait la nommer ainsi, puisqu’elle tient àde certains souvenirs, à de certaines associa-tions de terreur qu’on ne peut vaincre, on leurdirait, ainsi qu’un poète de nos jours : Qu’ilne faut pas forcer la liberté à se poignardercomme Lucrèce, parce qu’elle a été profanée.On leur rappellerait que la Saint-Barthélemyn’a pas fait proscrire le catholicisme. On leurdirait enfin que le sort des vérités ne peut dé-

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pendre des hommes qui mettent telle ou telledevise sur leur bannière, et que le bon sens aété donné à chaque individu, pour juger deschoses en elles-mêmes, et non d’après des cir-constances accidentelles. Les coupables, detout temps, ont tâché de se servir d’un géné-reux prétexte, pour excuser de mauvaises ac-tions ; il n’existe presque pas de crimes dansle monde que leurs auteurs n’aient attribuésà l’honneur, à la religion, ou à la liberté. Ilne s’ensuit pas, je pense, qu’il faille pour celaproscrire tout ce qu’il y a de beau sur la terre.En politique surtout, comme il y a lieu au fa-natisme aussi bien qu’à la mauvaise foi, au dé-vouement aussi bien qu’à l’intérêt personnel,on est sujet à des erreurs funestes, quand onn’a pas une certaine force d’esprit et d’âme. Sile lendemain de la mort de Charles Ier, un An-glais, maudissant avec raison ce forfait, eût de-mandé au ciel qu’il n’y eût jamais de libertéen Angleterre, certainement on aurait pu s’in-téresser à ce mouvement d’un bon cœur, qui,

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dans son émotion, confondait tous les pré-textes d’un grand crime avec le crime lui-même, et aurait proscrit, s’il l’avait pu, jusqu’ausoleil qui s’était levé ce jour-là comme de cou-tume. Mais, si cette prière irréfléchie avait étéexaucée, l’Angleterre ne servirait pasd’exemple au monde aujourd’hui, la monarchieuniverselle de Bonaparte pèserait sur l’Europe,car l’Europe eût été hors d’état de s’affranchirsans le secours de cette nation libre. De tels ar-guments et bien d’autres pourraient être adres-sés à des personnes dont les préjugés mêmesméritent des égards, parce qu’ils naissent desaffections du cœur. Mais que dire à ceux quitraitent de jacobins les amis de la liberté,quand eux-mêmes ont servi d’instruments aupouvoir impérial ? Nous y étions forcés, disent-ils. Ah ! j’en connais qui pourraient aussi parlerde cette contrainte, et qui cependant y ontéchappé. Mais, puisque vous vous y êtes laisséforcer, trouvez bon que l’on veuille vous don-ner une constitution libre, où l’empire de la

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loi soit tel, qu’on n’exige rien de mal de vous :car vous êtes en danger, ce me semble, de cé-der beaucoup aux circonstances. Ils pourraientplutôt, ceux que la nature a faits résistants, nepas redouter le despotisme ; mais vous qu’il asi bien courbés, souhaitez donc que dans au-cun temps, sous aucun prince, sous aucuneforme, il ne puisse jamais vous atteindre.

Les épicuriens de nos jours voudraient queles lumières améliorassent l’existence phy-sique sans exciter le développement intellec-tuel ; ils voudraient que le tiers état eût tra-vaillé à rendre la vie sociale plus douce et plusfacile, sans vouloir profiter des avantages qu’ila conquis pour tous. On savait vivre durementautrefois, et les rapports de la société étaientaussi beaucoup plus simples et plus fixes. Maisaujourd’hui que le commerce a tout multiplié,si vous ne donnez pas de motifs d’émulationau talent, c’est le goût de l’argent qui prendrasa place. Vous ne relèverez pas les châteauxforts ; vous ne ressusciterez pas les princesses

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qui filaient elles-mêmes les vêtements desguerriers ; vous ne recommencerez pas mêmele règne de Louis XIV. Le temps actuel n’admetplus un genre de gravité et de respect qui don-nait alors tant d’ascendant à cette cour. Maisvous aurez de la corruption sans esprit, ce quiest le dernier degré où l’espèce humaine puissetomber. Ce n’est donc pas entre les lumières etl’antique féodalité qu’il faut choisir, mais entrele désir de se distinguer et l’avidité de s’enri-chir.

Examinez les adversaires de la liberté danstous les pays, vous trouverez bien parmi euxquelques transfuges du camp des gens d’esprit,mais, en général, vous verrez que les ennemisde la liberté sont ceux des connaissances etdes lumières : ils sont fiers de ce qui leurmanque en ce genre, et l’on doit convenir quece triomphe négatif est facile à mériter.

On a trouvé le secret de présenter les amisde la liberté comme des ennemis de la reli-

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gion : il y a deux prétextes à la singulière in-justice qui voudrait interdire au plus noble sen-timent de cette terre l’alliance avec le ciel. Lepremier, c’est la révolution : comme elle s’estfaite au nom de la philosophie, on en a concluqu’il fallait être athée pour aimer la liberté.Certes, ce n’est que parce que les Françaisn’ont pas uni la religion à la liberté, que leurrévolution a sitôt dévié de sa direction primi-tive. Il se pouvait que de certains dogmes del’Église catholique ne s’accordassent pas avecles principes de la liberté ; l’obéissance passiveau pape était aussi peu soutenable que l’obéis-sance passive au roi. Mais le christianisme avéritablement apporté la liberté sur cette terre,la justice envers les opprimés, le respect pourles malheureux, enfin l’égalité devant Dieu,dont l’égalité devant la loi n’est qu’une imageimparfaite. C’est par une confusion volontairechez quelques-uns, aveugle chez quelquesautres, qu’on a voulu faire considérer les pri-vilèges de la noblesse et le pouvoir absolu du

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trône comme des dogmes de la religion. Lesformes de l’organisation sociale ne peuventtoucher à la religion que par leur influence surle maintien de la justice envers tous, et dela morale de chacun ; le reste appartient à lascience de ce monde.

Il est temps que vingt-cinq années, dontquinze appartiennent au despotisme militaire,ne se placent plus comme un fantôme entrel’histoire et nous, et ne nous privent plus detoutes les leçons et de tous les exemplesqu’elle nous offre. N’y aurait-il plus d’Aristide,de Phocion, d’Épaminondas en Grèce ; de Ré-gulus, de Caton, de Brutus à Rome ; de Tell enSuisse ; d’Egmont, de Nassau en Hollande ; deSidney, de Russel en Angleterre, parce qu’unpays gouverné longtemps par le pouvoir ar-bitraire, s’est vu livré pendant une révolutionaux hommes que l’arbitraire même avait per-vertis ? Qu’y-a-t-il de si extraordinaire dans untel événement, qu’il doive changer le cours desastres, c’est-à-dire, faire reculer la vérité, qui

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s’avançait avec l’histoire pour éclairer le genrehumain ? Et par quel sentiment public serions-nous désormais émus, si nous repoussionsl’amour de la liberté ? Les vieux préjugésn’agissent plus sur les hommes que par calcul,ils ne sont soutenus que par ceux qui ont unintérêt personnel à les défendre. Qui veut enFrance le pouvoir absolu par amour pur, c’est-à-dire, pour lui-même ? Informez-vous de la si-tuation personnelle de chacun de ses défen-seurs, et vous connaîtrez bien vite les motifs deleur doctrine. Sur quoi donc se fonderait la fra-ternité des associations humaines, si quelqueenthousiasme ne se développait pas dans lescœurs ? Qui serait fier d’être Français, si l’onavait vu la liberté détruite par la tyrannie, la ty-rannie brisée par les étrangers, et que les lau-riers de la guerre ne fussent pas au moins ho-norés par la conquête de la liberté ? Il ne s’agi-rait plus que de voir lutter l’un contre l’autrel’égoïsme des privilégiés par la naissance etl’égoïsme des privilégiés par les événements.

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Mais la France, où serait-elle ? Qui pourrait sevanter de l’avoir servie, puisque rien ne reste-rait dans les cœurs, ni des temps passés, ni dela réforme nouvelle ?

La liberté ! répétons son nom avec d’autantplus de force, que les hommes qui devraient aumoins le prononcer comme excuse, l’éloignentpar flatterie ; répétons-le sans crainte de bles-ser aucune puissance respectable : car tout ceque nous aimons, tout ce que nous honoronsy est compris. Rien que la liberté ne peut re-muer l’âme dans les rapports de l’ordre social.Les réunions d’hommes ne seraient que des as-sociations de commerce ou d’agriculture, si lavie du patriotisme n’excitait pas les individusà se sacrifier à leurs semblables. La chevalerieétait une confrérie guerrière qui satisfaisait aubesoin de dévouement qu’éprouvent tous lescœurs généreux. Les nobles étaient des com-pagnons d’armes qu’un honneur et un devoirréunissaient ; mais depuis que les progrès del’esprit humain ont créé les nations, c’est-à-

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dire, depuis que tous les hommes participentde quelque manière aux mêmes avantages, queferait-on de l’espèce humaine sans le senti-ment de la liberté ? Pourquoi le patriotismefrançais commencerait-il à telle frontière ets’arrêterait-il à telle autre, s’il n’y avait pasdans cette enceinte des espérances, des jouis-sances, une émulation, une sécurité, qui fontaimer son pays natal par l’âme autant que parl’habitude ? Pourquoi le nom de France cau-serait-il une invincible émotion, s’il n’y avaitd’autres liens entre les habitants de cette bellecontrée que les privilèges des uns et l’asservis-sement des autres ?

Partout où vous rencontrez du respect pourla nature humaine, de l’affection pour ses sem-blables, et cette énergie d’indépendance quisait résister à tout sur la terre, et ne se pros-terner que devant Dieu, là vous voyez l’hommeimage de son Créateur, là vous sentez au fondde l’âme un attendrissement si intime qu’il nepeut vous tromper sur la vérité. Et vous, nobles

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français, pour qui l’honneur était la liberté ;vous qui, par une longue transmission d’ex-ploits et de grandeur, deviez vous considérercomme l’élite de l’espèce humaine, souffrezque la nation s’élève jusqu’à vous ; elle a aussimaintenant les droits de conquête, et toutFrançais aujourd’hui peut se dire gentil-homme, si tout gentilhomme ne veut pas sedire citoyen.

C’est une chose remarquable en effet qu’àune certaine profondeur de pensée parmi tousles hommes, il n’y a pas un ennemi de la liber-té. De la même manière que le célèbre Hum-boldt a tracé sur les montagnes du nouveaumonde les différents degrés d’élévation quipermettent le développement de telle ou telleplante, on pourrait dire d’avance quelle éten-due, quelle hauteur d’esprit fait concevoir lesgrands intérêts de l’humanité dans leur en-semble et dans leur vérité. L’évidence de cesopinions est telle, que jamais ceux qui les ontadmises ne pourront y renoncer, et, d’un bout

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du monde à l’autre, les amis de la liberté com-muniquent par les lumières, comme leshommes religieux par les sentiments ; ou plu-tôt les lumières et les sentiments se réunissentdans l’amour de la liberté comme dans celuide l’Être suprême. S’agit-il de l’abolition de latraite des nègres, de la liberté de la presse, dela tolérance religieuse, Jefferson pense commela Fayette, la Fayette comme Wilberforce ; etceux qui ne sont plus comptent aussi dans lasainte ligue. Est-ce donc par calcul, est-cedonc par de mauvais motifs que des hommessi supérieurs, dans des situations et des payssi divers, sont tellement en harmonie par leursopinions politiques ? Sans doute il faut des lu-mières pour s’élever au-dessus des préjugés ;mais c’est dans l’âme aussi que les principes dela liberté sont fondés ; ils font battre le cœurcomme l’amour et l’amitié ; ils viennent de lanature, ils ennoblissent le caractère. Tout unordre de vertus, aussi bien que d’idées, sembleformer cette chaîne d’or décrite par Homère,

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qui, en rattachant l’homme au ciel, l’affranchitde tous les fers de la tyrannie.

FIN.

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Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Martinpeacher (Wikisource), Denise,Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Considérations sur les principauxévénemens de la révolution française, ouvrage

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posthume de Madame la Baronne de Staël (tometroisième et tome quatrième), Paris, Delaunay,Bossange et Masson, 1818. D’autres éditions,en particulier la numérisation de Wikisource,basée sur la même édition, ont été consultéesen vue de l’établissement du présent texte.L’illustration depremière page, Coup d'État des18-19 brumaire an VIII — Le général Bonaparteau Conseil des Cinq-Cents, à Saint Cloud, 10 no-vembre 1799, huile sur toile, a été peinte parFrançois Bouchot en 1840 (Collection du Palaisde Versailles).

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1 p. 55. D. Quels sont les devoirs des chrétiens àl’égard des princes qui les gouvernent quels sont enparticulier nos devoirs envers Napoléon Ier, notre em-pereur ?

R. Les chrétiens doivent aux princes qui lesgouvernent, et nous devons en particulier à Na-poléon Ier, notre empereur, l’amour, le respect,l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tri-buts ordonnés pour la conservation et la défense del’empire et de son trône… Honorer et servir notreempereur est donc honorer et servir Dieu même.

D. N’y a-t-il pas des motifs particuliers qui doiventplus fortement nous attacher à Napoléon Ier notre em-pereur ?

R. Oui : car il est celui que Dieu a suscité dansles circonstances difficiles, pour rétablir le culte pu-blic de la religion sainte de nos pères, et pour enêtre le protecteur. Il a ramené et conservé l’ordrepublic par sa sagesse profonde et active ; il défendl’état par son bras puissant ; il est devenu l’oint duSeigneur par la consécration qu’il a reçue du sou-verain pontife, chef de l’Église universelle.

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D. Que doit-on penser de ceux qui manqueraient àleur devoir envers notre empereur ?

R. Selon l’apôtre saint Paul, ils résisteraient àl’ordre établi de Dieu même, et se rendraient dignesde la damnation éternelle.

2 Dernières vues de politique et de finances, p. 41.

3 Page 53.

4 Nous croyons devoir rappeler ici qu’une par-tie du troisième volume de cet ouvrage n’a pointété revue par madame de Staël. Quelques-uns deschapitres que l’on va lire paraîtront peut-être in-complets ; mais nous avons considéré comme undevoir de publier le manuscrit dans l’état ou nousl’avons trouvé, sans nous permettre d’ajouter quoique ce soit au travail de l’auteur.

Nous devons faire observer aussi que cette por-tion de l’ouvrage a été écrite au commencement del’année 1816, et qu’il est par conséquent essentielde rapporter à cette époque les jugements énoncéspar l’auteur, soit en blâme, soit en éloge. (Note deséditeurs.)

5 VelIy, tome III, page 424.

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6 Le roi donna l’ordre, en 1815, que sur ce sup-plément les deux millions déposés par mon pèreau trésor royal fussent restitués à sa famille, et cetordre devait être exécuté à l’époque même du dé-barquement de Bonaparte. La justice de notre ré-clamation ne saurait être contestée ; mais je n’enadmire pas moins la conduite du roi, qui, portantl’économie dans plusieurs de ses dépenses person-nelles, ne voulait point retrancher celles que l’équi-té recommandait. Depuis le retour de Sa Majesté,le capital de deux millions nous a été payé en uneinscription de cent mille livres de rente sur le grandlivre. (Note de l’auteur.)

7 L’auteur voulait insérer ici la déclaration dela chambre des représentants, en en retranchant cequi pourrait ne pas être d’accord avec les principesprofessés dans cet ouvrage. Ce travail est d’une na-ture trop délicate pour que les éditeurs puissent sepermettre d’y suppléer.

Ce chapitre n’est, comme on voit, qu’uneébauche. Des notes à la marge du manuscrit indi-quaient les faits marquants dont madame de Staël

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avait l’intention de parler, et les noms honorablesqu’elle voulait citer. (Note des éditeurs.)

8 Je rapporte ici le texte d’une adresse descommunes, sous Jacques Ier, qui démontre évi-demment cette vérité.

Déclaration de la chambre des communes sur sesprivilèges, écrite par un comité choisi pour présentercette adresse à Jacques Ier.

Les communes de ce royaume contiennent nonseulement les citoyens, les bourgeois, les cultiva-teurs, mais aussi toute la noblesse inférieure duroyaume, chevaliers, écuyers, gentilshommes. Plu-sieurs d’entre eux appartiennent aux premières fa-milles ; d’autres sont parvenus par leur mérite augrand honneur d’être admis au conseil privé deVotre Majesté, et ont obtenu des emplois très ho-norables. Enfin, excepté la plus haute noblesse, lescommunes renferment toute la fleur et la puissancede votre royaume. Elles soutiennent vos guerrespar leurs personnes, et vos trésors par leur argent :leurs cœurs font la force et la stabilité de votreroyaume. Tout le peuple, qui consiste en plusieurs

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millions d’hommes, est représenté par nous de lachambre des communes.

9 Treason does never prosper : what’s the reason ?Why, when it prospers, none dare call it treason.

La trahison ne réussit jamais ; quelle en est laraison ? La raison, c’est que, lorsqu’elle réussit, nuln’ose l’appeler trahison.

10 Je ne saurais trop recommander aux lec-teurs français le Recueil des plaidoyers de M. Erskine,qui a été nommé chancelier d’Angleterre, après unelongue illustration dans le barreau. Descendantd’une des plus anciennes maisons d’Écosse, il avaitd’abord été officier ; puis, manquant de fortune, ilentra dans la carrière de la loi. Les circonstancesparticulières auxquelles les plaidoyers de lord Ers-kine se rapportent ne sont, pour ainsi dire, que desoccasions de développer, avec une force et une sa-gacité sans pareilles, les principes de la jurispru-dence criminelle qui devrait servir de modèle àtous les peuples.

11 Cowper.

12 Genius, and taste, and talent gone,

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For ever tomb’d beneath the stone,Where, taming thought to human pride !The mighty chief sleep side by side.Drop upon Fox’s grave the tear,Twill trickle to his rival’s bier.

13 On raconte que Swift sentit d’avance queses facultés l’abandonnaient, et que, se promenantun jour avec un de ses amis, il vit un chêne dont latête était desséchée, quoique le tronc et les racinesfussent encore dans toute leur vigueur : C’est ainsique je serai, dit-il ; et sa triste prédiction fut accom-plie. Lorsqu’il était tombé dans un tel état de stu-peur que, depuis une année, il n’avait pas pronon-cé un seul mot, tout à coup il entendit les clochesde Saint-Patrick, dont il était le doyen, retentir detoutes parts, et il demanda ce que cela signifiait.Ses amis, enchantés de ce qu’il recouvrait la parole,se hâtèrent de lui dire que c’était pour le jour desa naissance que ces signes de joie avaient lieu.« Ah ! s’écria-t-il, tout cela est inutile maintenant ! »et il rentra dans le silence que la mort vint bientôtconfirmer. Mais le bien qu’il avait fait lui survécut,et c’est pour cela que les hommes de génie passentsur la terre.

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14 Tout ceci a été écrit pendant la session de1815 ; et l’on sait que personne n’a été plus empres-sé que madame de Staël à rendre hommage auxbienfaits de l’ordonnance du 5 septembre. (Note deséditeurs.)

15 Séance du 25 mai 1815.

16 Séance du 19 février 1816.

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Table des matières

QUATRIÈME PARTIE.CHAPITRE PREMIER. Nouvellesd’Égypte ; retour de Bonaparte.CHAPITRE II. Révolution du 18brumaire.CHAPITRE III. Comment laconstitution consulaire fut éta-blie.CHAPITRE IV. Des progrès dupouvoir absolu de Bonaparte.CHAPITRE V. L’Angleterre de-vait-elle faire la paix avec Bona-parte à son avènement au consu-lat ?CHAPITRE VI. De l’inaugurationdu concordat à Notre-Dame.CHAPITRE VII. Dernier ouvrage

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de M. Necker sous le consulat deBonaparte.CHAPITRE VIII. De l’exil.CHAPITRE IX. Des derniersjours de M. Necker.CHAPITRE X. Résumé des prin-cipes de M. Necker, en matièrede gouvernement.CHAPITRE XI. Bonaparte empe-reur. La contre-révolution faitepar lui.CHAPITRE XII. De la conduitede Napoléon envers le continenteuropéen.CHAPITRE XIII. Des moyensemployés par Bonaparte pour at-taquer l’Angleterre.CHAPITRE XIV. Sur l’esprit del’armée française.

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CHAPITRE XV. De la législationet de l’administration sous Bona-parte.CHAPITRE XVI. De la littératuresous Bonaparte.CHAPITRE XVII. Un mot de Bo-naparte, imprimé dans le Moni-teur.CHAPITRE XVIII. De la doctrinepolitique de Bonaparte.CHAPITRE XIX. Enivrement dupouvoir ; revers et abdication deBonaparte.

CINQUIÈME PARTIE(4).CHAPITRE PREMIER. De ce quiconstitue la royauté légitime.CHAPITRE II. De la doctrine po-litique de quelques émigrés fran-çais et de leurs adhérents.

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CHAPITRE III. Des circons-tances qui rendent le gouverne-ment représentatif plus néces-saire maintenant en France quepartout ailleurs.CHAPITRE IV. De l’entrée des al-liés à Paris, et des divers partisqui existaient alors en France.CHAPITRE V. Des circonstancesqui ont accompagné le premierretour de la maison de Bourbonen 1814.CHAPITRE VI. De l’aspect de laFrance et de Paris, pendant lapremière occupation.CHAPITRE VII. De la charteconstitutionnelle donnée par leroi en 1814.CHAPITRE VIII. De la conduite

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du ministère pendant la premièreannée de la restauration.CHAPITRE IX. Des obstacles quele gouvernement a rencontréspendant la première année de larestauration.CHAPITRE X. De l’influence dela société sur les affaires poli-tiques en France.CHAPITRE XI. Du système qu’ilfallait suivre en 1814 pour main-tenir la maison de Bourbon sur letrône de France.CHAPITRE XII. Quelle devaitêtre la conduite des amis de la li-berté en 1814.CHAPITRE XIII. Retour de Bona-parte.CHAPITRE XIV. De la conduite

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de Bonaparte à son retour.CHAPITRE XV. De la chute deBonaparte.CHAPITRE XVI. De la déclara-tion des droits proclamée par lachambre des représentants, le 5juillet 1815.

SIXIÈME PARTIE.CHAPITRE PREMIER. Les Fran-çais sont-ils faits pour être libres?CHAPITRE II. Coup d’œil surl’histoire d’Angleterre.CHAPITRE III. De la prospéritéde l’Angleterre, et des causes quil’ont accrue jusqu’à présent.CHAPITRE IV. De la liberté et del’esprit public chez les Anglais.CHAPITRE V. Des lumières, de la

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religion et de la morale chez lesAnglais.CHAPITRE VI. De la société enAngleterre, et de ses rapportsavec l’ordre social.CHAPITRE VII. De la conduitedu gouvernement anglais hors del’Angleterre.CHAPITRE VIII. Les Anglais neperdront-ils pas un jour leur li-berté ?CHAPITRE IX. Une monarchie li-mitée peut-elle avoir d’autresbases que celles de la constitu-tion anglaise ?CHAPITRE X. De l’influence dupouvoir arbitraire sur l’esprit et lecaractère d’une nation.CHAPITRE XI. Du mélange de la

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religion avec la politique.CHAPITRE XII. De l’amour de laliberté.

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