Guy Le Gaufey - 1991 - Le Corps Légitime

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Jeudi 15 novembre 1990 PREMIER PLI Il est des mots qui pèsent des tonnes, et le mot “corps” est de ceux-là. Je l'ai pourtant mis en titre dans la mesure où un travail antérieur sur “Les unités imaginaires” m'a conduit à prendre en considération de façon plus précise : ce qui échappe au miroir. A prendre dans toute sa rigueur le “nœud de servitude imaginaire” proposé par Lacan dès son stade du miroir, à soutenir donc que ce qui est connu en tant qu'objet ne peut pas ne pas être pris dans les filets du narcissisme, nous avons rencontré avec Lacan la possibilité de mettre en place ce qui échappe au narcissisme. La chose n'est pas aisée puisqu'il faut indubitablement partir de ceci : n'importe quoi peut être narcissisé. Si bien que dans un premier temps, on est invariablement conduit à faire de ce “n'importe quoi” un “tout”. Erreur logique commune, d'autant plus facile à repérer que le narcissisme, aussi englobant soit-il par nature, ne tient pas seul, a lui-même besoin d'appui extérieur. Cette expérience psychologique commune, loin de nous aider, nous cache habituellement ce que ce travail antérieur sur l'imaginaire a servi à dégager : que le narcissisme connaît deux points de fuite qu'il importe de différencier. D'un côté, le trait singulier que Lacan a mis en place avec l'idéal du moi, et que nous avons également cherché tant du côté de la présence au-delà de l'icône que dans la constante affirmation théologique de la simplicité de Dieu, de sa nature non-composite. Même lorsqu'il est trois, ce n'est encore que pour mieux faire un. De l'autre côté, ce qu'à l'opposé du trait unique et unaire j'ai proposé d'appeler le grouillement, ce qui ne peut recevoir l'imposition d'unité imaginaire et narcissique, ne peut donc accéder au rang d'objet qu'il serait permis de connaître, ce que Lacan a épinglé sous l'expression quasi oxymorique “d’objet a”.

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Le corps légitime. de Guy Le Gaufey El cuerpo legítimo, texto en francés

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Jeudi 15 novembre 1990

PREMIER PLI

Il est des mots qui pèsent des tonnes, et le mot “corps” est de ceux-là.

Je l'ai pourtant mis en titre dans la mesure où un travail antérieur sur “Les unités

imaginaires” m'a conduit à prendre en considération de façon plus précise : ce qui échappe au

miroir. A prendre dans toute sa rigueur le “nœud de servitude imaginaire” proposé par Lacan

dès son stade du miroir, à soutenir donc que ce qui est connu en tant qu'objet ne peut pas ne

pas être pris dans les filets du narcissisme, nous avons rencontré avec Lacan la possibilité de

mettre en place ce qui échappe au narcissisme. La chose n'est pas aisée puisqu'il faut

indubitablement partir de ceci : n'importe quoi peut être narcissisé. Si bien que dans un premier

temps, on est invariablement conduit à faire de ce “n'importe quoi” un “tout”. Erreur logique

commune, d'autant plus facile à repérer que le narcissisme, aussi englobant soit-il par nature,

ne tient pas seul, a lui-même besoin d'appui extérieur. Cette expérience psychologique

commune, loin de nous aider, nous cache habituellement ce que ce travail antérieur sur

l'imaginaire a servi à dégager : que le narcissisme connaît deux points de fuite qu'il importe de

différencier.

D'un côté, le trait singulier que Lacan a mis en place avec l'idéal du moi, et que nous

avons également cherché tant du côté de la présence au-delà de l'icône que dans la constante

affirmation théologique de la simplicité de Dieu, de sa nature non-composite. Même lorsqu'il est

trois, ce n'est encore que pour mieux faire un.

De l'autre côté, ce qu'à l'opposé du trait unique et unaire j'ai proposé d'appeler le

grouillement, ce qui ne peut recevoir l'imposition d'unité imaginaire et narcissique, ne peut donc

accéder au rang d'objet qu'il serait permis de connaître, ce que Lacan a épinglé sous

l'expression quasi oxymorique “d’objet a”.

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Le corps légitime, p. 2

C'est ce deuxieme point que je voudrais soumettre à l'étude cette année.

Le premier en effet touche à la nature et à la consistance du symbolique, terrain sur

lequel nous nous sommes déjà un peu promenés. Par contre, ce qui, dans le stade du miroir

comme dans le schéma optique, ne passe pas au miroir pose la question de sa délimitation

entre ce qui va tomber dans le monde de la représentation, le monde du spéculaire, et cet

indicible «grouillement». En choisissant de questionner ce terme de corps, je cherche à

interroger cette fracture qui parcourt sans fin notre épistémé moderne — précisément depuis

que ce concept de représentation trône, c'est-à-dire depuis Descartes, Hobbes et tout notre

XVIIe siècle — cette fracture qui prétend, elle, ne pas trancher mais seulement faire bord, nous

proposant sans cesse de tenir ce monde de la représentation comme le seul qui existe, sans

aucun déchet qui «sisterait» hors de lui. Le corps offre d'emblée une formidable ambiguïté à cet

endroit puisque, d'un côté, il est le représentable par excellence — et ce jusqu'au plus fin détail

de ses viscères désormais — quand d'un autre côté, la plus simple sensibilité linguistique est

avertie qu'en usant de ce terme, la zone la plus obscure de tous les divers champs sémantiques

est en jeu, qu'en ce mot se tient ce qui est et restera étranger au monde narcissique de la

signification et des miroirs, pour demeurer ancré dans ce monde que nous prétendons nôtre,

sans trop savoir pourquoi.

Remarquable est la polysémie de ce mot : Littré, par exemple, ne peut faire moins que

d'aligner 24 sens différents, et le T.L.F., qui ne numérote pas de façon continue, y consacre tout

de même huit pages en petits caractères. Du corps de doctrine au corps glorieux qui nous est

promis dans la résurrection, du corps d'armée au corps calleux, du corps mystique au corps

politique en passant par le corps de la lettre et le corps du délit, il va y avoir de quoi faire. Cette

incroyable richesse sémantique vient nous confirmer que ce mot renfemne pour nous une

intuition très forte, une très intime conviction que nous savons très bien ce que nous voulons

dire quand nous l'employons. C'est au point que je considèrerais volontiers ce mot comme l'un

de ceux que Pascal appelait les “mots premiers”, ceux dont il est parfaitement vain de vouloir

donner une définition puisque le sens dont ils sont porteurs est plus fort que celui des mots qui

serviraient à les définir. Aussi me garderai-je bien de partir d'une quelconque définition.

Par contre, je propose de prendre au sérieux une hypothèse quant à la nature de

l'intuition qui préside à la multiplicité de ses emplois : qu'avec le mot “corps” nous cherchons à

désigner quelque chose que vient refendre le monde des miroirs, la spécularité, et partant de là,

la spéculation elle-même. Que ce partage obscur est un point de certitude qui, comme toute

certitude, peut vaciller (et nous avons l'étendue d'une bonne partie de la clinique de l'angoisse

pour nous en convaincre), mais certitude tout de même qu'il n'y a pas d'équivalence stricte entre

notre monde et celui des miroirs, aussi apte pourtant que le narcissisme à s'emparer de tout ce

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qu'on lui présente (ou presque). Qu'en somme, le plan du miroir n'est pas là comme le fléau

d'une balance, toujours prêt à pencher d'un côté ou de l'autre.

Mais à côté de ce mot de corps, je n'ai pu faire moins que d'en glisser un autre — dont il

est difficile au premier abord de savoir s'il est adjectif ou verbe — avec lequel je voudrais

souder deux questions d'allure différente, que je crois cependant fortement intriquées : c'est

celui de légitime ; ce qui a le caractère de la loi, certes, mais aussi bien ce qui touche au

fondement, ce sur quoi la loi elle-même trouve appui pour s'édifier rationnellement. Cette liaison

entre les deux termes de corps et de légitime, je propose également de la recevoir au départ

comme une implication simple : pas de légitimité sans corps, laissant pour l'instant délibérément

en suspens la question de la réciproque d'une telle conditionnelle : se pourrait-il qu'il y ait du

corps sans rien de légitime ? A voir de plus près par la suite.

Le terme de légitimité, par ailleurs, n'appartient pas qu'au seul vocabulaire du droit

constitutionnel : il touche chacun au plus vif de sa subjectivité, non en tant qu'enfant issu

légitimement ou pas d'une union légitime ou pas — cela, c'est la légitimité dictée par le pouvoir

d'état qui règle les transmissions dans le socius — mais bien en tant qu'équivalent du mot

“justifié” : être justifié, non dans ses raisons, non dans le seul ordre discursif, mais en tant que

cause. Cette quête d'une légitimité est sûrement sans fin, mais certainement pas sans objet.

*

Comme ces questions sont extrêmement épineuses, et que je tiens à poser le problème

dans des ternes qui n'engagent pas immédiatement les très nombreux postulats que requiert la

psychanalyse, je vous propose de passer quelques séances autour d'une passionnante

question qui s'est tissée dans les derniers siècles du moyen-age en Angleterre, et qu'on

nommera du titre du livre-phare de Ernst Kantorowicz : Les deux corps du Roi (Bibliothèque des

Histoires, Gallimard, Paris, 1989).

Les juristes anglais, face à des difficultés fort précises que nous verrons bientôt de plus

près, ont abouti à l'époque Tudor (1485-1605) à cette thèse étonnante : le Roi a deux corps :

l'un qui ne meurt pas, n'est jamais enfant ni vieux, ni malade ni fou ; l'autre, humain trop

humain, qui connaît toutes les vicissitudes liées à l'humain. Ce qui va faire difficulté dès les

débuts de notre travail, c'est que nous avons une façon toute moderne de ne plus comprendre

le patient travail des juristes médiévaux anglais. Avec ce cri qui se survit si aisément en nos

temps de république : “Le roi est mort, Vive le Roi !”, nous croyons régler la question en

accordant tout de suite que d'un côté il y a le pouvoir (royal) avec tous ses nombreux attributs,

qui lui ne meurt jamais, et de l'autre le bonhomme-roi qui va à la chaise percée comme tout le

monde et finit par casser sa pipe. Cette intelligence moderne rate d'emblée ce que la thèse

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Le corps légitime, p. 4

extravagante des deux corps du Roi a réussi à toucher, essentiellement parce que cette

intelligence — la nôtre — a sucé dès son biberon l'idée selon laquelle l'État, en tant

qu'expression raisonnée de la nation, est un, éternel et légitime et que seuls les individus qui le

composent, roi y compris, meurent. Or les juristes anglais œuvraient en un temps où

précisément l'État — qui existait déjà bel et bien — n'était pas encore drapé dans sa légitimité

absolue et sans tache comme il l'est pour nous aujourd'hui. Ce à quoi ils avaient affaire, c'était à

un Roi dont les pouvoirs allaient presque régulièrement grandissant, certes, mais vis-à-vis

duquel ils devaient lentement construire une forme de légitimité qui, une fois seulement décollée

la tête de Louis XVI, allait pouvoir pleinement rejaillir sur la notion moderne d'État. En nous

penchant sur ces deux corps du Roi, nous nous penchons sur quelque chose comme la genèse

même de la légitimité révolutionnaire et post-révolutionnaire de nos États modernes ; c'est un

peu comme si nous regardions à travers je ne sais quel télescope au-delà de la fête de la

Fédération du 14 juillet 1790, cette fête qui continue de constituer notre mythe d'origine d'où

sourd toute légitimité, formidable stade du miroir où la nation se serait regardée dans les yeux

sans la médiation de son souverain, déjà (dangereusement pour lui) de côté.

Cette thèse des deux corps du Roi est évidemment d'origine religieuse, et prend sa

source dans le grand modèle de l'homme qui avait tellement deux “natures” qu'il a fallu un

double nom pour le désigner, faisant ainsi peser sur un pauvre trait d'union la partie la plus

pointue de notre métaphysique : Jésus-Christ, pour ne pas le nommer. Ainsi la question d'une

dualité dans la fonction s'est-elle d'abord posée à propos des évèques puisque, après la grande

“Querelle des Investitures”, il fallait pouvoir justifier qu'en dignes continuateurs de Pierre, ils

détenaient aussi bien un pouvoir temporel que spirituel. C'était d'autant plus urgent qu'à

l'époque leur pouvoir temporel n'était pas mince puisque c'était en général celui d'un Prince : on

était rarement nommé évèque au titre de ses seules vertus spirituelles. Ce sentiment de la

dualité des fonctions pouvait aller loin : on cite souvent le cas de cet évèque français du

presque haut moyen-age qui prétendait observer le célibat le plus strict en tant qu'évèque, mais

se trouvait dûment marié en tant que baron (le mariage des clercs était combattu par Rome

sous le nom de “nicolaïsme”). Après 1100 cependant, le Saint-Siège s'engagea, par toute une

série de concordats, à réglementer avec les pouvoirs politiques en place cette question du

double pouvoir des évèques. Mais bien plus tard, au XVIIe et XVIIIe siècle encore, la question du

gallicanisme restait un symptôme, déplacé certes, mais bien vivace, de la toujours même

question.

Cette idée que celui qui détient à la fois le pouvoir temporel et spirituel est une “personne

mixte”, ou une “personne géminée” comme on l'écrivait aussi, est une idée néo-testamentaire.

Des évèques, elle devait presque nécessairement rejaillir sur le Roi — ou plus exactement sur

la notion explicite de ce que devait être un Roi — puisque si l'on accordait le pouvoir temporel à

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l'évèque, il était impossible de refuser au Roi le pouvoir spirituel sans lequel il n'était plus qu'un

chef de bande. Dans l'ensemble du monde chrétien, le Roi ne pouvait être Roi que dans un

rapport — toujours à définir avec la plus extrême précaution avec Dieu —, et plus encore avec

Jésus-Christ. Voici par exemple ce qu'écrivait au XIe siècle un auteur exhumé par Kantorowicz,

qui s'appelle “l'Anonyme Normand” :

Le pouvoir du Roi est le pouvoir de Dieu. Ce pouvoir, en effet, est à Dieu par nature, et au Roi par grâce. Donc le Roi aussi est Dieu et Christ, mais par la grâce, et quoi qu'il fasse, il le fait non pas seulement en tant qu'homme, mais comme quelqu'un qui est devenu Christ et Dieu par la grâce.

Cette thèse est assurément extrême, et il ne faudrait pas croire qu'elle faisait à l'époque

l'unanimité. Dans son outrance cependant, elle exprime avec clarté le problème qu'il s'agit de

résoudre, même si cette vision de la double nature accorde encore trop à Dieu et pas assez au

corps politique, trop au spirituel et pas assez au temporel. Ce n'est donc qu'une entrée en

matière, qui fait tout dépendre de la grâce divine, mais qui affirme une dualité non entre

l'individu et la fonction, mais bien au niveau de la fonction elle-même.

Dans cette perspective de la royauté fondée sur le Christ — perspective sans laquelle il

est exclu qu'on comprenne quoi que ce soit à ce qui va suivre — Kantorowicz attire notre

attention sur un point de détail extrêmement révélateur. Il remarque d'abord, en vieux routier

des difficultés textuelles, que des choses trop difficiles à décrire en paroles trouvent souvent

une expression plus concise par le biais iconographique, par la figuration. Or, dès la fin de

l'antiquité, quand il s'agissait d'exprimer picturalement une idée dépassant un individu, ou

encore une notion générale, l'artiste se servait régulièrement du nimbe, du cercle autour de la

tête. Cette pratique semble avoir trouvé son origine dans la frappe des monnaies romaines où

le visage de l'empereur en cours apparaissait cerné du nimbe pour, déjà, désigner qu'il était là

pour quelque chose de plus que sa seule personne. Quelque chose en plus, pas autre chose.

Une sorte d'éminence qui soulignait l'idée d'un continuum, ce que la figure du cercle excelle en

effet à rendre : une ligne sans point origine ni fin, qui vient comme démentir le caractère

fondamental du viator humain, qui nait, vit et meurt. Lorsque l'artiste voulait représenter des

provinces comme l’Égypte ou la Gaule, il le faisait à l'aide de figures classiquement associées à

ces provinces auxquelles il rajoutait un nimbe : c'était ainsi quasi la même chose de représenter

Rome (donc un trait hautement distinctif de Rome, ou le nom de “Rome”) nimbée que de dire

“Rome éternelle”. Pour les mêmes raisons, les idées ou les vertus comme la Justice ou la

Prudence étaient presque toujours représentées avec le nimbe. “Chaque fois, écrit avec

humour Kantorowicz, que nous écrivons une idée avec une majuscule, nous entourons l'idée

d'un nimbe et indiquons son éternité en tant qu'idée.”

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Le corps légitime, p. 6

Donc, en tant que la royauté en pays chrétien était fondée sur le Christ, il était inévitable

qu'à propos, non pas de l'individu “roi”, mais de la fonction royale elle-même, une

incompressible dualité soit mise en scène, dont le nimbe vient souligner que, d'un terme à

l'autre de cette dualité, il y a un changement de la nature du temps : il s'agit de créer un couple

irréductible de vie terrestre d'un côté, vie d'une temporalité strictement linéaire, et d'une vie

qu'on ne qualifiera pas trop vite pour l'instant, mais inscrite dans une temporalité qui trouve

dans le cercle du nimbe la marque, non pas tant de l'infini de l'éternité, que de l'illimité du sans-

bord : pas de début, pas de fin.

*

Par ailleurs, il y avait à la même époque une autre assise du pouvoir royal — qui se

perpétue allègrement dans nos États modernes — à savoir la royauté fondée sur la loi. Le roi

incarne la justice, dont il est au fond seul responsable puisqu'il doit promulger les lois et, du

même pas, veiller de près (fût-ce à travers ses officiers) à leur application en toute justice, et

tout cela sans être lui-même soumis à ces mêmes lois en tant que Roi. Ici la chose devient plus

subtile, mais c'est aussi ce qui va nous permettre un premier décalage par rapport à notre

savoir contemporain qui nous fait rater toute l'affaire en rangeant trop vite d'un côté la fonction,

de l'autre l'individu qui l'occupe.

Vers le milieu du XIIe siècle, l'un des premiers auteurs à intégrer le langage juridique

romain dans une sorte de théorie du pouvoir royal — Jean de Salisbury — écrivait dans son

ouvrage Policratus :

Que le Prince, bien qu'Il ne soit pas lié par les liens de la loi, est cependant le serviteur de la loi, tout comme celui de l'Equité ; qu'il est une personne publique et peut verser le sang sans culpabilité.

Voilà donc à nouveau la difficulté liée à la dualité, mais sensiblement différente puisqu'il

n'est plus question de Dieu, ni d'infinitude, ni de mystère christique. Simplement ceci : comment

arrimer celui dont procède la loi à la loi elle-même ? Comment faire pour que celui qui dispense

la justice soit juste, sans être pour autant pensé comme le simple exécuteur terrestre d'une

Justice divine ? Nous voyons ici apparaître une expression qui vient bien, elle, du droit romain,

et que nous n'allons pas lâcher de sitôt, celle de persona publica. En tant que persona publica,

le Prince est censé ne s'occuper des différents problèmes — et spécialement bien sûr ceux qui

touchent à l'Equité, à la Justice — que sous l'angle de la res publica, de la chose publique, et

non pas sous l'angle de sa privata voluntas, de sa volonté privée d'individu. Mais c'est bien là

l'impossible partition, impossible à faire en toute justice. Qui donc fera la partition entre public et

privé — partage dont dépend pourtant toute la justice ?

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Le corps légitime, p. 7

Avançons dans la difficulté en suivant toujours Jean de Salisbury plutôt que nos

catégories modernes : pour Salisbury, le Prince est aussi une personne privée, bien sûr. Non

seulement parce qu'il aurait un corps et une volonté privée, mais surtout parce qu'il peut — c'est

même la règle en cette époque féodale — possèder des biens qui lui appartiennent en propre,

qui ne font pas nécessairement partie de la res publica.

Vous imaginez sans peine par quels longs détours il faudrait passer pour saisir un peu

quelque chose de ces difficiles question de droit dans des structures sociales aussi exotiques

pour nous que celles du grand Moyen-Age. Un an à parcourir Duby, Le Goff et quelques autres

y suffirait à peine, et nous écarterait par trop de notre objet. Je tiens donc seulement à préciser

qu'en tant que personne privé, le Prince, comme tout autre en principe, est soumis à la Loi. Ce

pourquoi Jean de Salisbury n'est pas intéressé par cette personne privée du Prince, parce

qu'elle ne lui pose aucun problème. C'est dans la personne publique par contre que réside le

nœud puisque le Prince en tant que Prince doit être pensé à la fois comme legibus solutus, non

lié à la loi, et legibus alligatus, lié à la loi. La dualité est dans l'office même : voilà le point. La

différence entre la fonction et le bonhomme évidemment existe, évidemment est recevable,

mais elle n'offre aucune prise et aucun intérêt si l'on ne remarque pas illico que cette partition,

par je ne sais quel glissement ou jeu topologique, vient refendre la fonction elle-même de telle

sorte que celle-ci n'est plus réductible à l'unité.

Ainsi, à revenir une dernière fois sur le nimbe, pouvons-nous maintenant mieux

comprendre que l'empereur nimbé des pièces de monnaie n'était pas à opposer seulement au

bonhomme empereur, dans sa pauvre contingence corpelle. Ceci est encore plus net quand on

apprend que, dès les IIIe et IVe siècles, s'était répandue la coutume du “portrait de l'empereur”,

véritable ancètre de la tradition iconique d'une part, mais en même temps nécessité dans tout

usage centraliste du pouvoir, celui qui veut encore aujourd'hui que le portrait officiel de notre

président en exercice trône dans tous les lieux dépendants de l'état. Or sur ces portraits, les

empereurs — qui y étaient donc au titre d'empereur, et non de personne privée — y étaient

présents sans le nimbe, justement parce qu'ils désignaient le temps précis de leur imperium.

Quand les romains changeaient d'empereur, ils faisaient exactement comme nous : ils

décrochaient l'ancien, et ils accrochaient le nouveau. Donc nul besoin du nimbe dans cette

succession d'une temporalité éminemment linéaire. Il y a donc, dès cette époque, l'empereur et

le bonhomme empereur, mais au sein de la personne publique “empereur”, il y a encore

l'empereur nimbé et l'empereur non nimbé, qui n'est pas pour autant le bonhomme.

*

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Le corps légitime, p. 8

Ce splitting à l'intérieur de la fonction, qu'exprime bien ce jeu différentiel avec le nimbe, se

problématise donc dès cette époque au niveau de la loi et de la Justice. La loi, le Roi se doit de

la posséder “dans sa poitrine”, mais cette belle expression ne dit évidemment pas ce qui se

trouve dans une telle poitrine : la noblesse s'y est immédiatement vue au titre des “Conseils”

dont le Roi était plus ou moins censé s'entourer, et les docteurs en droit s'y sont à leur tour

précipités, le roi n'étant pas toujours jugé très savant en ces matières. Mais tous ces adjuvants

laissent le problème entier, ce problème qu'une formule de l'empereur le plus averti de la chose,

l'illustre Fredéric II sur lequel Kantorowicz a tant travaillé, énonce fort bien : le Roi (l'Empereur,

le Prince) doit être “père et fils de la justice”. Père puisqu'il la produit, et fils puisque, ce faisant,

il lui obéit. Irréductible dualité de l'office, qu'il est pourtant bien difficile de situer proprement

dans la mesure où cette ligne de partage à l'intérieur de l'office tend naturellement à se

confondre, à se laisser recouvrir par cette autre ligne qui sépare, à nos yeux trop avertis, la

fonction et l'individu qui, pour un temps, l'occupe. Comme s'il y avait à cet endroit une sorte de

pli bien écrasé, bien repassé, qui nous cacherait l'autre côté de la pliure, quelque chose comme

ça :

Eternité

Fonction

royale

Aevum Temps

Corps

corporatifCorps

individuel

I II III

Ce petit schéma en dit trop et pas assez. Il fait par exemple l'hypothèse d'un certain mode

de discontinuité : un pli n'est pas une déchirure, mais c'est tout de même une discontinuité.

Puis, prenant en compte le changement de la nature du temps indiqué par le nimbe, il introduit

un recouvrement — pour nos yeux qui continuent d'être aveuglés pas la fracture

fonction/individu — de la fonction sur l'individu. En somme, il distingue trois zones que je

voudrais singulariser autant que faire se peut puisque, justement, la difficulté centrale de notre

propos repose sur des défauts de précision dans leurs articulations. Quelles que soient

cependant les subtilités attachées à ces régions charnières, je tiens à rendre clair, disons, le

principe organisateur de chacune de ces trois zones :

— chiffrons I la zone la plus à gauche, commençant par un pointillé pour bien marquer

que j'ignore tout pour l'instant de son bord gauche, ne fais même aucune hypothèse là-dessus

pour l'instant. Cette zone I appartient à la fonction (royale) — fonction qui, elle, couvre les zones

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Le corps légitime, p. 9

I et II — mais elle en isole ce que le nimbe servait à indiquer : une temporalité, non pas

forcément infinie, mais illimitée. Dès la prochaine fois, avec le mot latin d'ævum, nous

apporterons quelques précisions sur ce temps illimité, non-terrestre, angélique pour tout dire, si

propice à accueillir des entités quasi abstraites comme la “dignité royale” par exemple, mais des

entités qui seront moins que rien si elles ne trouvent pas un individu pour les incarner ;

— chiffrons maintenant III la zone la plus à droite, celle qui correspond à l'individu

(humain ou pas), à la “personne privée” du Prince, au temps puissamment linéaire marqué par

le passage — naissance, vie, mort. De même le bord droit restera lui aussi en pointillé ; je ne

saurai pas plus dire pour l'instant l'extrême de l'Individu en tant qu'individu que l'extrême de la

fonction en tant que fonction. Ces bordures gauche et droite restent-elles définitivement

étrangères l'une à l'autre ? Se raboutent-elles ? Si oui, comment, et qu'est-ce que ça peut bien

vouloir dire ? Autant de questions en suspens, suggérées par ce schéma, auxquelles on

essaiera de répondre, si faire se peut.

— enfin, on chiffrera II une zone complexe, que le figure du pli nous présente comme

triple à elle seule — mais peut-être d'une "fausse" triplicité ? — et où trouvent place des

élements contradictoires parce que irréductiblement composites relativement aux zones I et III.

L'empereur y est en tant qu'empereur, mais sans le nimbe ; la temporalité y est celle de

l'individu, linéaire et limitée aux deux bouts, mais pourtant porteuse d'une fonction essentielle à

ce que l'individu puisse appartenir à un socius, i.e. ne soit pas irrésistiblement fou. Il n'a pas

pour l'instant d'individualité claire ; c'est un mixte de I et de III.

Ces trois zones vont nous obséder pendant quelques temps, au moins le temps

nécessaire à une juste compréhension de cette thèse extravagante des “deux corps du Roi”,

mais peut-être aussi au-delà si l'on se prend à songer que la demande qui trame ce qu'il peut y

avoir d'hystérique dans tout transfert (à savoir que l'analyste ne se réduise pas à sa fonction,

qu'il montre enfin... le bout de son nez), cette demande, plus que déçue quand ledit bout de nez

s'avance, a ceci de juste qu'elle vise cette articulation interne à la fonction elle-même et non

l'individu dépouillé de sa fonction. C'est là une partie du mystère de l'amour de transfert et des

fins d'analyse, que nous approcherons plus tard, dans un commentaire très local de quelques

répliques du Richard II de Shakespeare, ce Roi qui a voulu se prêter au jeu de la “démise” de

sa fonction royale.

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Le corps légitime, p. 10

29 novembre 1990

L'ÆVUM

Nous allons continuer d'enquèter au niveau du splitting de la fonction royale, au niveau de

cette fracture qui devait conduire les juristes anglais à cette thèse des deux corps du Roi, et

ceci nous amène à un rapprochement qui ne peut manquer de nous apparaître aujourd'hui

comme fort humoristique entre les mots de Christus et de fiscus.

Il existait en effet une maxime juridique qui disait fort clairement : Nullum tempus currit

contra regem : “le temps ne court pas contre le Roi”. Maxime intéressante par rapport à la

problématique déjà entraperçue des différences de temporalité en jeu dans la fonction elle-

même (nous devons nous montrer systématiquement attentifs à tout ce qui a trait au temps),

mais surtout affirmation toute simple qui énonçait l'inaliénabilité des droits et des domaines

royaux. Notez cependant au passage que le concept de “Couronne”, en tant que désignant les

biens d'une nation toute entière, était loin d'être aussi clair qu'il peut l'être aujourd'hui pour nous

; il a fallu au contraire beaucoup de temps, à l'époque que nous étudions, pour qu'il en vienne à

se dégager avec un peu de netteté.

Il n'empêche qu'à elle seule la maxime Nullum tempus plaçait le Roi audessus de la loi

qui liait par ailleurs tous les hommes puisque tous et chacun, passé une période donnée,

risquaient de perdre des biens par prescription. Par ailleurs, le roi était toujours aussi un

seigneur féodal et, en tant qu'il était donc aussi une personne privée, pour ces biens-là la

maxime Nullum tempus ne jouait pas. Vous imaginez dès lors sans peine la casuistique à la

charge des juristes : tel bien qui appartenait au Roi était-il à verser au registre de la res publica

ou non ?

Si dans les cas les plus extrêmes, la réponse pouvait être claire, il existait évidemment

une multitude d'autres cas où les conflits ne pouvaient manquer de pulluler, appelant à une

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clarification du sol juridique lui-même. Un juriste éminent de l'époque, Brancton, en vint donc à

écrire ceci :

Une chose quasi sacrée (relativement à la royauté) est une chose fiscale qui ne peut être donnée ou vendue ou transférée à une autre personne par le Prince ou le Roi régnant, et ce sont ces choses qui font de la Couronne ce qu'elle est, et elles ont trait au bien commun comme la paix et la justice.

Ce curieux rapprochement entre le fisc et le sacré tient au fait que le modèle de

l'inaliénabilité des biens de la Couronne n'était autre que l'inaliénabilité des biens d'Église,

solidement établie, elle, depuis longtemps. C'est la mainmorte spirituelle de l’Église qui a servi

de modèle à cette mainmorte séculière de l'Etat qui s'appelait déjà : fisc. Ainsi donc le fisc — qui

n'était pas exactement le prélèvement régulier de l'impot au sens où nous l'entendons

aujourd'hui, mais une sorte de sphère de continuité suprapersonnelle — ce fisc dépendait aussi

peu de la vie d'un souverain particulier que les propriétés de l'Église ne dépendaient d'un

évèque ou d'un pape particuliers.

De même, la grande proximité des vocabulaires politiques et religieux donna naissance à

des expressions qui sonnent encore plus curieusement à nos oreilles : on parlait du “fiscus

sanctissimus”, du “très saint fisc”. Et qui plus est, ce parallèlisme entre choses sacrées et

choses fiscales ne se limitait pas au temps, mais concernait aussi l'espace. Là où “l’absence du

propriétaire” pouvait amenait prescription, il était bien évident qu'une telle prescription ne

pouvait pas jouer contre les choses fiscales, ledit “propriétaire” ne pouvant en aucun cas être

partout à la fois. D'où à nouveau des formules comme : “Le fisc est omniprésent et en cela, par

conséquent, le fisc ressemble à Dieu”, ou encore cette autre remarquable formule d'un très

grand juriste, Balde : “Quant à son essence, le fisc est une chose éternelle et permanente [...]

car le fisc ne meurt jamais.”

Contrairement aussi à ce que l'on pourrait croire aujourd'hui c'est cette notion de fisc qui

a servi à préciser la notion de “patrie” — loin d'être évidente en ces temps de fédoalité. C'est en

tout cas ce parallèlisme du fisc christique et du fisc royal qui a contribué à structurer de façon

cohérente le concept d'une sphère publique éternelle dans le royaume.

En ce sens, le fisc est un des grands agents organisateurs de notre zone I, celle de la

temporalité illimitée qui ne dépend plus trop désormais d'un rapport direct avec le Christ et le

divin, mais de l'existence d'une entité qui n'était pas encore l'Etat, ni vraiment la Couronne,

seulement ce fisc qui avait absolument besoin d'un Roi pour exister pleinement, nous allons tout

de suite voir pourquoi en précisant les rapports possibles entre ce fisc (ou couronne) et le Roi

qui lui est forcement temporairement associé.

Page 12: Guy Le Gaufey - 1991 - Le Corps Légitime

Le corps légitime, p. 12

*

Un décret du juriste romain Labéo (qui écrivait, lui, à la lointaine époque d'Auguste)

stipulait qu'il s'appliquait “aux fous, aux enfants et aux villes”. Quel pouvait bien être, demande

malicieusement Kantorowicz, le tertium comparationis de ce cocktail ? Réponse simple et

immédiate, même pour nous aujourd'hui qui marchons sous le même régime juridique de ce

point de vue-là : ces trois-là sont juridiquement incapables de gérer leurs affaires, sinon par

l'intermédiaire d'un curateur, c'est-à-dire une personne naturelle, doté d'un corps physique,

adulte, et d'un esprit reconnu comme sain. (Différence essentielle dans ce cocktail : les fous et

les enfants sont des individus qu'on peut prendre un par un ; les villes sont nécessairement des

agrégats d'individus pris collectivement, autrement dit “faisant corps” d'une façon plus

immédiatement problématique que les enfants ou les fous).

0r le parallèle ici aussi s'impose : la Couronne, le fisc, l'Église elle-même doivent être

considérées — en dépit de leur majesté — comme des mineurs sur le plan juridique, et donc du

coup jouir des avantages reconnus par la loi aux mineurs dont les biens sont gérés par un

curateur qui a alors pour mission de les préserver dans leur intégralité pour les transmettre, le

moment venu, à leur propriétaire, sans en avoir jamais pour lui-même joui, ni même les avoir

minorés, fût-ce seulement au titre d'une mauvaise gestion. (Je signale au passage que la notion

de restitutio ad integrum, qui sert encore à définir le difficile concept médical de “guérison”, vient

de la nécessité où se trouvait tout curateur de “restituer l'intégralité” de ce qui lui avait été

confié). Donc,à suivre cet argument imparable, le fisc, la Couronne et l'Église doivent être

considérés comme des mineurs dont la minorité ne cessera jamais, des mineurs pris dans une

temporalité caractéristique de notre zone I, i.e. une temporalité illimitée.

Ceci est un aspect de la question, qui règle d'une façon relativement claire les rapports

d'un individu, dit ici “Roi”, à une pluralité de biens qui a, petit à petit, trouvé elle-meure son unité

à travers les notions de “fiscus”, de “patriae” et de “Couronne”, tous ces mots désignant ce qui

appartient à la fois à tout le monde et à personne.

*

Ce fil juridique, précis mais ténu, qui institue le roi curateur de la Couronne, ne suffisait

cependant pas à dire les liens — très puissants de toute évidence — qui devaient courir entre le

Roi et la foule de ses sujets. D'autres métaphores devaient venir jouer à cet endroit, pour au

moins donner du sens à cette région vitale de la vie sociale, et ce furent des métaphores

religieuses, basées sur la notion de “corps mystique”.

Page 13: Guy Le Gaufey - 1991 - Le Corps Légitime

Le corps légitime, p. 13

0n a pris l'habitude de dire, et d'entendre, que l’Église est le “corps mystique’” du Christ.

0r cette expression a une histoire, qu'il vaut la peine de savoir. St. Paul n'a jamais rien dit de tel

: il s'est contenté d'affirmer que l'Église (présente et à venir) était le Corpus Christi, le corps du

Christ. L'expression corpus mysticum n'est pas biblique, et semble n'être apparue qu'à l'époque

caroligienne, avec un sens très différent. La dispute faisait encore et toujours rage autour de la

question de l'Eucharistie, et “Corpus mysticum” servait alors à décrire le corps du Christ en tant

qu'il est réellement présent dans l'hostie consacrée. Or vers le milieu du XIIe siècle, toujours

autour de la sempiternelle querelle de la transubstantiation, ces expressions de “corpus Christi”

et “corpus mysticum” échangèrent leurs sens dans ce que Kantozowicz appelle — en fançais

dans le texte — un curieux “chassé-croisé”.

Le pain consacré fut appelé corpus verum, ou encore corpus naturale, ou plus clairement

encore corpus Christi. En conséquence, semble-t-il, l'expression corpus mysticum en vint à

prendre la place précédemment dévolue à “Corpus Christi”, et à désigner désormais l'Église en

tant que corps structuré de la société chrétienne unie dans le sacrement de l'autel. Et sur cette

lancée, les théologiens se mirent à imiter les juristes, après que ceux-ci aient imité les

théologiens, et on parla — très tôt — des “deux corps” du Christ (thèse très différente de celle

des “deux natures” réglée, elle, canoniquenent depuis le concile de Nicée en 325). Voici par

exemple ce qu'écrivait un enseignant parisien, Simon de Tournai, aux environs de 1200 :

Le Christ a deux corps : le corps matériel humain, qu'il reçut de la Vierge, et le corps collègial spirituel, le collège ecclésiastique.

La distinction n'est plus ici entre l'humain et le divin, mais entre l'individuel et le collectif.

Cette notion de l'Église comme ensemble d'individus passés, présents et à venir, unis dans un

corps, pouvait assurément servir de modèle au corps politique à la recherche de son unité, lui-

même pris dans la même structure puisque regroupant (dans une unité encore et toujours

difficile à appréhender) un cortège temporellement illimité d'individus dont la temporalité ne

pouvait être, elle, que parfaitement linéaire et limitée. A défaut de nos concepts modernes de

nation ou de peuple, le corpus mysticum pemnettait de considérer comme un corps les

individus soumis à un Roi déterminé, individus qui ne pouvaient pas être purement et

simplement confondus avec un fiscus. Du fisc, le Roi pouvait être conçu comme le tuteur ; mais

cette assez solide rationalité juridique ne pouvait pas s'étendre valablement aux individus eux-

mêmes, nécessairement majeurs aux yeux de la loi. 0r il suffisait de filer la métaphore du

corpus mysticum pour atteindre une autre possiblité de positionner le Roi : il pouvait être

envisagé comme la “tête” de ce corps mystique, en cela d'ailleurs toujours proche de sa position

christique puisque le Christ lui-même — dans son corpus naturale — était conçu comme la

“tête” de ce Corpus Christi de l'Église. Les papes, on s'en doute, ont tous beaucoup appuyé sur

cette chanterelle-là.

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Le corps légitime, p. 14

Mais cette bonne et solide métaphore de la tête et du corps a soulevé autant de

problèmes qu'elle n'en a résolus puisque ce corps se trouvait placé dans une temporalité

illimitée (zone I), alors que sa tête, le Roi, devait être reconnue comme mortelle, passagère. Et

le principe dynastique qui règle la succession des rois ne pouvait servir ici d'explication puisque

c'est précisement lui qu'il s'agissait de justifier, d'installer dans une rationalité juridique.

Désormais, la question qui nous retient est correctement centrée sur notre zone II. La

zone III, considérée jusqu'à présent comme non-problématique, reste bien celle des individus

singuliers, isolés, mortels. La zone I, à travers le fisc et le corpus mysticum (en attendant les

notions claires de Patrie, Nation, Peuple, etc.) a trouvé sa consistance via sa temporalité

singulière. Le point de pli entre les zones II et II — comment un individu particulier peut-il

devenir la tête d'un corps mystique ? — apparaît du coup comme ne pouvant être problématisé

indépendamment du pli entre I et II : quels rapports peuvent être imminés entre un corps illimité

dans le temps et une tête essentiellement passagère ? (Cette simple réflexion me permet de

continuer à soutenir la figure proprosée du double pli.)

A cet endroit, Kantorowicz remarque que le parallèle, l'analogie qui a permis d'installer le

Roi à la tête du corps politique comme le Christ à la tête de l'Église, présente une faille : le

Christ n'a pas besoin de successeur, alors qu'il faut impérativement rendre raison de l'inévitable

succession des rois. Encore une fois, la rationalité juridique bute sur une problème de

temporalité, sur l'impossibilité de nouer un temps illimité et un temps limité.

*

La grande donnée qui a bousculé mille et une choses tout au long du moyen-age, au

point qu'il est bien difficile de s'approcher un peu précisément d'un tel fouillis, c'est l'introduction

progressive, évidemment lente à s'établir, d'une nouvelle conception du temps. Là où il faudrait

faire de la dentelle, je vais me contenter de jouer les arpenteurs en proposant seulement

quelques repères essentiels, heureusement aidé par une terminologie relativement claire.

Jusqu'à l'arrivée d'Aristote dans les universités (soit, grosso modo, la fin du XIIe siècle), le

temps était conçu — en pays chrétien — sur le modèle légué à toute la chrétienté par le plus

grand des Pères de l'Église, St. Augustin lui-même. Celui-ci distinguait avec force deux temps :

l'éternité — royaume de Dieu et de tout ce qui touche directement au divin — et le tempus, le

temps entendu comme le pur produit de la Création du Monde, donc résultant de la chute

d'Adam, donc aussi comme une sorte de déchéance de l'Eternité, première comme il se doit.

Un très célèbre passage des Confessions, indéfiniment cité, précisait que le temps,

comme le soleil, la lune, les plantes, les bêtes et les hommes, le temps avait été créé, dans la

Page 15: Guy Le Gaufey - 1991 - Le Corps Légitime

Le corps légitime, p. 15

même foulée. En tant que créature, le temps était par définition fini : il y avait une fin du temps,

une fin des temps, un Jugement Dernier (article imprescriptible de la foi chrétienne sur lequel

les chrétiens à la page mollissent étrangement de nos jours). Et non seulement le temps lui-

même était fini, mais absolument tout ce qui trouvait sa place dans ce temps était non moins

nécessairement fini, que son extension occupe la totalité finie du temps (l'humanité souffrante

par exemple), ou une partie seulement de cette totalité (tout individu singulier). Le temps n'était

donc qu'une déchéance, une dégradation morale de l'éternité puisque ce temps-là n'était par

définition que celui du péché, à tout le moins celui d'Adam dont chaque individu héritait

inexorablement.

C'est dans ce décor déjà multi-séculaire que le retour d'Aristote, via Averroes surtout,

allait introduire une nouvelle donnée : le Monde devait être conçu comme n'ayant pas eu de

commencement (le premier moteur d'Aristote n'a aucune valeur temporelle). Pour des raisons

qui tiennent à la consistance de la pensée rationnelle, il est en effet impossible, quand on

remonte l'ordre des raisons et donc des causes, d'en trouver une première de façon strictement

intrinsèque. Un Kant en a tiré toutes les conséquences en décrétant que la raison pure, apte,

elle, à inaugurer des séries causales, ne peut pas être questionnée sur une quelconque

antériorité de ses actes. 0n ne peut pas demander ses raisons à la raison pure. L'ordre des

raisons est illimité, par nature, aussi bien en auront qu'en aval. En ce sens, et pour autant que le

monde tel que la pensée rationnelle le saisit est bien un enchevêtrement de raisons, il est sans

espoir de lui fixer un commencement et une fin si l'on veut rester à l'intérieur de l'ordre des

raisons.

Ce point était tellement imparable qu'un Thomas d'Aquin, pourtant peu suspect de

chercher l'hérésie, ne pouvait pas ne pas y souscrire, et il admettait donc explicitement la

possibilité d'un monde sans commencement. L'Église, qui veillait au grain, ne s'y est pas

trompée et, dans la longue listes des erreurs aristotéliciennes condamnées en 1277, le principe

d'une “éternité du monde” tenait une place importante. Mais le vers était introduit, et plus rien

n'allait l'arrêter.

Les philosophes scolastiques se trouvaient donc à la tâche de réviser la conception

dualiste du temps selon St. Augustin, et ils s'aventurèrent alors vers une conception ternaire,

puisqu'ils avaient tous par ailleurs le souci de laisser à Dieu ce qui était à Dieu (l'éternité), et à

César ce qui était à César (un temps fini). Ils introduisirent donc un troisieme terme, l'ævum.

Il devait revenir à St. Thomas de positionner cet ævum avec autant de simplicité que de

justesse : l'ævum, écrit-il, "est placé au milieu entre æternitas et tempus." Entre le maintenant-

et-toujours intemporel et éternel de Dieu, et le temps créé et fini de ce monde, il fallait — encore

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Le corps légitime, p. 16

une fois pour respecter les contraintes inhérentes à la rationalité — imaginer une troisième

catégorie, un temps linéaire, possédant en permanence un avant et un après — donc un

présent ponctuel — mais strictentent illimité. La bataille a longtemps fait rage pour savoir si cet

illimité valait dans les deux sens ; s'il convenait de refuser toute origine et toute fin, ou

seulement l'un des deux. Ce délicat problème ne nous retiendra pas ici, au contraire de la

question suivante : qui donc pourrait habiter une pareille temporalité ? Réponse immédiate, et

relativement simple en pays chrétien : les anges, et toutes les intelligences célestes.

Evidemment, comme les hommes, les anges avaient été créés ; donc pas question de leur

conférer l'éternité ; mais comme ils étaient également sans corps matériel, le Jugement Dernier

n'était pas censé les frapper, bien au contraire. Il convenait donc de reconnaître à leur endroit la

pertinence de cette temporalité nouvellement introduite du temps linéaire, s'écoulant sans limite.

C'était une remarquable possibilité pour les exigences de la raison de s'accorder à un

certain nombre de canons de la pensée religieuse. Et la chose était d'autant plus astucieuse

que ces anges — esprits sans corps matériel — étaient d'excellents représentants de ce qui

chez Aristote s'énonçait comme immortalité des genres et des espèces. Puisqu'en effet le

monde aristotélicien était sans fin, il fallait concevoir un lieu où, à travers le défilé des individus,

se tenait la pérennité des espèces, les actualisations immanentes des types distincts. Ainsi, en

bon aristotélicien, Thomas d'Aquin soutenait que chaque ange représentait une espèce ; en lui,

la différence espèce/individu s'effondrait. Chaque ange était à la fois individu (un particulier

repérable) et espèce ; son déploiement indéfini dans le temps lui épargnait tout problème de

succession individuelle.

*

En dépit de cette esquisse à grands traits, je m'en voudrais de laisser croire que la notion

d'ævum était simple. Les disputes scolastiques n'ont guère cessé à son sujet, mais malgré

toutes les complications imaginables à cet endroit, cet aevum s'est tout de suite imposé comme

une figure obligée de toute pensée structurée. Qui plus est, elle allait comme un gant aux

juristes qui découvraient par là-même la temporalité adéquate pour des entités aussi curieuses

que le fisc ou la Couronne, ces mineurs censés n'accéder jamais à aucune majorité. Il fallait

bien leur accorder l'ævum, comme aussi à toutes ces “personnes fictives” qui restaient les

mêmes en dépit du renouvellement intégral de leurs membres ; non seulement le royaume,

mais les villes, les universités, tous les groupements humains individués dans ce qu'on appelait

alors des “corporations”, i.e. une pluralité d'individus “faisant corps”, s'inscrivant dans une unité

juridique, “une conjonction ou un rassemblement en un seul corps d'une pluralité de

personnes.”

Page 17: Guy Le Gaufey - 1991 - Le Corps Légitime

Le corps légitime, p. 17

Distinguons cependant bien les choses car, à quelques nuances près, nous allons

retrouver ces mises en place à propos du corps du Roi, et suivons pour cela le juriste Balde

dans son commentaire à propos de la ville de Bologne. D'un côté (c'est notre zone I), il y a la

communitas ou universitas, principe générique qui, comme n'importe quel corpus mysticum, est

éternelle ; de l'autre côté bien sûr (zone III), il y a la communauté individuelle et matérielle de

Bologne faite de citoyens changeants et de bâtiments périssables ; mais entre les deux

désormais, il y aura une Bolonitas, une “bolonité”, certes immatérielle et invariable, mais

cependant dotée d'une indéniable individuation qui la fait ne pas se confondre avec quelque

autre. En elle, comme en tout ange, l'individu et l'espèce étaient identifiés au sein de l'ævum.

C'est ainsi que fleurit dans le discours juridique une conception “angélomorphique” de

toutes ces personnes juridiquement mineures qui regroupaient dans le corps d'une corporation

une pluralité d'individus passés, présents et à venir, s'écoulant tout au long de l'ævum indéfini.

Curieux chiasme qui vient donner le nom de “corps” et de “corporation” à une personne

juridique qui, sur le modèle des anges, est foncièrement immatérielle.

Le moindre doute sur ce dernier point sera levé en apprenant un décret établi par le pape

Innocent IV au concile de Lyon en 1245, où il en vint à interdire la pratique (alors courante) de

l'excommunication d'une universitas ou d'un collegium, sous l'excellent principe que leurs noms

désignant des choses incorporelles, elles ne pouvaient être frappées ni dans leur âme

(excommunication), ni dans leur corps.

Voilà donc l'incompressible dualité de nos zones I et III portée à son comble dans notre

zone II, avec ces “corporations” qui sont, comme leur nom l'indique, des “corps” (ceci parce

qu'ils sont clairement individués), mais immatériels puisqu'à eux revient indubitablement

l'ævum, le temps illimité.

*

Nantis de ces informations, retournons-nous enfin vers le Roi, “tête” du corps mystique et

politique et “tuteur” des biens fiscaux. Si le problème de la continuité des membres de ce corps

(politique, mystique, fiscal) était assez clairement résolu, comment donc établir la continuité de

la “tête” ? Comme le concède Kantorowicz, “les juristes de la Common Law trouvèrent eux

aussi le problème de la continuité de la tête difficile à résoudre et souvent embarrassant.”

C'était d'autant plus génant en pratique que, en raison de la théorie qui voulait que le roi soit un

“vicaire” du Christ, lorsque cette tête royale en venait à manquer un peu longuement, la notion

d'un “interrègne” rattaché au seul Christ prenait alors consistance et, en toute légitimité, le pape

en exercice faisait alors signe que le fiscus durant cet interrègne devait en toute rigueur revenir

à l'Église, et donc à lui, vicaire en chef de tous les vicaires. Ne serait-ce que pour cette raison, il

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Le corps légitime, p. 18

fallait se dépêcher d'en venir à une théorie acceptable de la continuité de la tête royale à travers

la succession des individus-rois.

Il me faut à nouveau sauter à pieds joints au-dessus de tout un entrelacs de subtilités

juridiques — entre autres celles qui tournent autour de la notion de Dignitas — pour aller droit

au but : le Roi devait être considéré comme une corporation à lui tout seul. Là où les

corporations égrénaient tout au long de l'ævum une pluralité de sujets co-présents, le Roi en est

venu à être considéré comme le toujours unique représentant d'une série temporelle dans

laquelle la succession des têtes est pensée sur le modèle de la succession des indidivus au

sein d'une quelconque corporation. Le juriste anglais Blackstone avait une idée très claire de

l'originalité de cette conception, lui qui écrivait que l'idée de corporation remontait aux Romains

(ce qui est à la fois vrai et faux), mais qu'elle avait été “considérablement raffinée et améliorée

par le génie habituel de la nation anglaise, ce par le biais des corporations unitaires, consistant

en une personne seulement, ce dont les Romains n'avaient aucune idée.”

Ainsi donc, le roi a bien deux corps : l'un que nous lui connaissons depuis le début, celui

qu'il a reçu de son père et de sa mère et qu'on mettra un jour au tombeau, et celui — non pas

de sa famille — mais de la “corporation” à laquelle il fait plus qu'appartenir : cette corporation

dont il est toujours l'unique membre vivant, il l'est. Un des témoignages directs et très probants

de cette étrange dualité, c'est la pratique des effigies : lorsqu'on roi mourait, son enterrement

risquait d'être pas mal différé, et ce de plus en plus en fonction de l'accroissement de ses

pouvoirs. 0n s'est donc mis, aux alentours du XIV siècle, à construire des effigies, des statues

grandeur nature représentant de façon très vérace le roi défunt (de-functus, hors fonction), mais

dès le début du XV siècle, cette coutume s'est complexifiée en ce qu'il y eut désormais deux

effigies : l'une représentait le Dignitaire dans tous les attributs de sa fonction, de sa Dignitas,

tandis que l'autre, le plus souvent placée en-dessous, le représentait crûment nu dans sa

simple dépouille mortelle. Rien que cela permet de penser que cette théorie un peu

abracadabrante des deux corps du Roi n'était pas qu'une invention sophistiquée d'intellectuels

débridés, mais frappait juste à l'endroit d'une sensibilité collective.

Il nous reste cependant un sérieux problème sur les bras : c'était assurément astucieux

d'avoir comprimé ainsi la contradiction entre nos zones I et III pour la ramener sur le seul

personnage royal. Mais comment imaginer qu'un individu incarne à lui tout seul une espèce

“angélomorphique” du genre “corporation” ? Nous nous laissons ici régulièrement abuser par la

loi salique, par la transmission du sang selon la primogéniture, mais il faut bien voir que cette

transmission par le sang n'est qu'un cas particulier d'une règle de transmission bien plus

générale. Le passage d'une dynastie à l'autre demande en effet à être pensé tout autant que le

passage au sein d'une même dynastie. Comment faire ?

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Le corps légitime, p. 19

Le support imaginaire pour l'opération fut ici mythologique : quel est l'animal qui est à tout

moment l'unique représentant vivant de son espèce puisqu'il n'a ni père ni mère ? On doit à

Bernard de Parme, semble-t-il, l'ingénieuse trouvaille : le phénix. Quand ce dernier arrivait à la

fin de sa longue existence — cinq cent ans ou plus — il mettait le feu à son nid, attisait le

brasier avec ses ailes et périssait dans les flammes, tandis que sur les braises rougeoyantes

surgissait le nouveau phénix. Excellente illustration, au passage, de l'ævum. Le juriste Balde,

toujours lui, ne rata pas la seule conclusion importante d'un tel état : “Le phénix est un oiseau

unique et des plus singuliers chez lequel toute la race (genus) est conservée dans un seul

individu.” Le poète romain Lactance écrivait déjà au III siècle a.J.C. :

"Il est fils de lui-mène, il est son propre père et son propre héritier.

Il est sa propre nourrice, et il est toujours en nourrice de là-même."

Bien entendu, un tel oiseau ne pouvait être, au mieux, qu'hermaphrodite. Mais le plus

souvent, il n'avait pas de sexe. Une tradition rabbinique attribue d'ailleurs l'immortalité à l'oiseau

parce qu'il aurait refusé de prendre part au péché d'Eve, et aurait donc conservé son état

d'innocence paradisiaque. Ce petit détail ouvre d'ailleurs l'esprit vers une autre direction, celle

d'un homme qui — on n'ose pas dire “pendant un certain temps” — a été lui aussi à lui seul

toute l'espèce : Adam. Nous aurons l'occasion de revenir sur Adam et le phénix comme seuls

exemples de la collusion entre individu et espèce.

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Le corps légitime, p. 20

13 Décembre 1990

LES DEUX CORPS DISJOINTS

Je vais d'abord faire retour sur la notion de “corporation unitaire”, qui constitue à n'en pas

douter la substantifique moëlle de toute cette volumineuse affaire des deux corps du Roi. A

travers les nécessités et les impasses de la pensée rationnelle en train de chercher à mettre de

l'ordre juridique dans les us et coûtumes du socius, cette idée qu'il existe une “corporation” —

donc une pluralité d'individus — telle qu'il n'y a jamais qu'un seul de ses membres à être vivant,

cette idée est assurément très sophistiquée. Mais elle est apparue tout un temps inéliminable

aux meilleurs esprits, dans la mesure où ceux-ci s'estimaient attelés à la tâche de rendre

compte de ce qui se passe quand un homme occupe une fonction par laquelle se collectivise

une pluralité (nous verrons cet aspect du problème beaucoup plus clairement dans notre abord

logique — frégéen — de la notion de fonction).

*

Qu'on songe un peu — ne serait-ce qu'au titre d'une “correspondance” baudelairienne —

à l'allusion faite par Lacan dans sa “Situation de la psychanalyse en 1956” aux “professions

délirantes” telles que l'imagination fertile de Paul Valéry avait su les situer. En suivant cet

auteur, nous pourrions continuer à ne voir sous ce thème qu'une excroissance abusive du moi,

une mégalomanie galopante qui rêverait indéfiniment, et obsessionnellement, du meurtre et de

la finale disparition de tous les autres. Mais il y a aussi une façon plus radicale d'entendre cela,

qui ne tient pas à la seule logique narcissique (et paranoïaque selon Lacan), et cette idée de

"corporation unitaire" est ce qui nous permet de l'envisager. Après tout, s'il est vrai que

l'analyste n'est tel que pris dans un transfert, que c'est bien avec lui une question de fonction et

non pas au premier chef d'être qui est en jeu, alors il est parfaitement conséquent de dire — je

ne serai pas le premier à le faire — que jamais deux analystes ne se rencontrent. Ils n'ont

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Le corps légitime, p. 21

aucun espace et aucune temporalité pour le faire. Et ceci ne tient pas au seul chatouillement de

leur narcissisme exacerbé ; comme tels, ils ne se rencontrent pas parce qu'ils ne le peuvent

pas, tout simplement. Ça crée de redoutables malentendus dans les groupes analytiques, mais

le méconnaître ne fait qu'aggraver le problème. A prendre au contraire ledit problème en

considération, on peut commencer à voir ce que cette curieuse idée d'une corporation unitaire

pourrait nous apporter : nous le verrons cependant mieux en regardant de près la “demise” d'un

roi — non pas mort (ceci écrase complètement le problème) — mais vivant : le trop vivant

Richard II.

*

Cela dit, nous voilà maintenant de façon un peu plus claire face à ces deux corps du Roi :

le simplement mortel reste ce qu'il est depuis le début de notre enquète. L'autre, “l'immortel” du

départ, s'est clivé en isolant d'un côté la fonction (le corps politique, le fiscus) avec laquelle le

Roi ne se confond plus, et cette corporation unitaire, ce “corps royal” trams-individuel, non

matériel et néanmoins corps sans lequel la succession des rois resterait une impasse

impensée, et donc insensée. Il n'est pas nécessaire de croire que toutes les subtilités que nous

avons évoquées pour en arriver là sont rigoureusement réservées au roi et à la fonction royale ;

elles sont évidemment magnifiées dans la personne et la charge royale, qui les porte si l'on peut

dire à une sorte d'incandescence en tant que prédécesseurs immédiats des logiques étatiques

dont nous sommes faits, mais elles valaient avec autant de rigueur pour toute fonction qui

nécessite un défilé temporel d'individus en charge d'un mineur qui n'accèdera jamais à aucune

majorité ; au premier titre les évèques, et les doubles effigies que je montrais la dernière fois

étaient en effet celles de deux évèques. Tout cela dépasse donc de beaucoup la seule

personne du roi pour toucher à ce mystère plus commun par lequel un individu est requis pour

accomplir une fonction, n'être pas dé-funt. Ce que nous apprend ce périple dans le relatif

exotisme du moyen-âge anglais, c'est qu'à être un peu exigeant du point de vue rationnel, on se

trouve contraint de poser en meure temps qu'un corps physique un corps immatériel. Mais

alors : quels rapports peuvent donc entretenir ces deux corps ?

*

Il ne suffisait pas en effet de les distinguer puisque tout le mystère est de savoir en quoi

ils sont unis ; comment et à quel prix ces deux peuvent ne faire qu'un puisque le roi, ou

n'importe quel dignitaire en charge d'une fonction, n'est pas supposé s'en trouver dissocié, mais

au contraire tenir les deux dans une unité dont il nous faut maintenant nous approcher d'un peu

plus près.

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Le corps légitime, p. 22

Evidemment, la première image qui est venu au secours des juristes, ça a été celle de

l'incarnation. Voici ce qui s'écrivait à ce sujet dans un arrêt de justice :

[...] ces deux corps sont incarnés dans une seule personne, et forment un seul corps et non plusieurs, c'est-à-dire le corps corporatif dans le corps naturel, et le corps naturel dans le corps corporatif.

On pourra apprécier tout à la fois le sérieux et l'humour de Kantorowicz au fait qu'il

décrète immédiatement que cette formule “moniste” témoigne d'une attitude “ultrafantaisiste”

des juges anglais. Comme il est rapporté dans l'évangile selon St. Jean (XIV, 10) : “Je suis dans

le Père et le Père est dans moi” ; cela, le Christ pouvait à la rigueur le proférer, même avant que

ne soit prononcé une parfaite ternarité des trois personnes divines. Mais il faut avouer que ce

roi dans le roi, ce corps dans un corps et vice versa, ça fait un peu désordre, et même foutoir.

C'est encore une subtilité aristotélicienne qui a permis aux meilleurs des juristes (les

autres se contentant, semble-t-il, de ce pataques juridico-théologique) de raffiner un peu sur le

lien qui unissait ces deux corps. Aristote distinguait en effet entre deux modes de l'instrument : il

y avait l'instrumentum animatum (le pilote du navire, par exemple), et l'instrumentum

inanimatum (le gouvernail du même navire). Transposition immédiate due au génie de St.

Thomas : le Christ, en tant qu'humain, est l'instrument de la Divinité, mais bien sûr un

instrument “animé”, c'est-à-dire “doué d'une âme rationnelle qui, quand il subit une action, réagit

en agissant lui-même.” (S.T., III, q.7, a.l, ad.)). Ainsi St. Thomas aboutissait logiquement à une

tripartition dans l'économie générale du salut : il y avait la cause principale (Dieu lui-même),

l'instrument conjoint (le Christ incarné, donc aussi bien l'Église), et les sacrements qui n'étaient,

eux, que des “instruments séparés”, comme le gouvernail du navire. Cette tripartition allait, à

l'insu de St. Thomas, venir comme un gant aux mains des juristes empêtrés dans leurs deux

corps.

Si nous nous approchons un peu plus du pli constitutif de notre zone II, nous pouvons

maintenant y disposer plus clairement trois termes : le segment qui prolonge la zone I mérite de

s'appeler “Dignité”. Celle-ci est bien dans l'ævum, mais en continuité directe avec l'immortalité

divine. La partie en discontinuité avec I et III, c'est celle du corps corporatif compris désormais

comme instrument animé de la Dignité ; enfin la partie en continuité avec la zone III est,

possiblement, celle de l'instrument inanimé — non pas en lui-même — mais inanimé dans son

rapport à la Dignité de la charge. En ce point ultra-délicat, Kantorowicz n'est pas clair et ne

cherche pas à sortir de l'indéniable confusion des juristes entre Dignité et corps corporatif.

Prudence de sa part, ou réelle impossibilité de trancher en ce lieu ? Il est difficile de répondre,

bien que sa conclusion apparaisse assez timorée par rapport à la richesse de son

argumentation. Mais c'est aussi une habitude caractéristique des historiens que de tourner bride

au moment de tirer quelque conséquence qui vaille de leur volumineuse argumentation.

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Le corps légitime, p. 23

Cependant, en dépit de cette subtilité finale sur l'instrument animé, il reste que la jonction

des deux corps ne trouve sa raison que dans le mystère de l'Incarnation christique. C'est

sûrement la raison pour laquelle Balde passait pour finir des “corps” aux “personnes” :

La personne du Roi est l'organe et l'instrument de cette autre personne qui est intellectuelle et publique.

Les deux “corps” n'en font qu'un en participant du mystère par lequel les deux

“personnes” du Christ n'en faisaient qu'une. Mais les mystères ne sont que des culs-de-sac

pour la rationalité, obligée de rebrousser chemin à leur contact. Et là où la question sur l'union

des deux corps semble, pour finir, inabordable, nous n'avons plus qu'un recours : aller voir ce

qui se passe quand ils se dissocient, quand l'un et l'autre, unis par on ne sait quoi dans le temps

où ils fonctionnaient ensemble, se mettent à dys-fonctionner, c'est-à-dire à fonctionner chacun

de leur côté. Voilà pourquoi la mort du Roi ne nous apprendra rien puisqu'il n'est prévu à cet

endroit aucun dys-fonctionnement. L'un, le mortel, cesse alors de fonctionner, il est dé-funt, ce

qui ne porte nulle atteinte au corps corporatif, mis en place précisement pour écarter tout

danger qui pourrait tomber sur lui quand le corps mortel qui le soutenait jusque-là en vient à

trépasser. Dans ces conditions, ce à quoi il serait instructif d'assister, ce serait à une séparation

de ces deux corps, chacun restant vivant de son côté. Et ceci est l'histoire de Richard II.

*

Richard II, fils du Prince noir, nait en 1367 à Bordeaux et, à dix ans, il est roi d'Angleterre.

Après une brève régence, il gouverne en dépit du bon sens, s'aliène la majeure partie de la

population par des impots trop lourds, et se met à dos les nobles et le Parlement par une

politique autoritaire et brutale. En 1399, il doit abdiquer au profit de son cousin, Henri de

Lancastre, et meurt un an plus tard. De ce drame, fort connu des anglais, Shakespeare allait

tirer sa pièce la plus politique, certes, mais où il met en scène le drame subjectif que peut

représenter, chez quelqu'un investi d'une fonction sacramentelle intransmissible au seul gré de

son détenteur, l'acte de séparation de son corps mortel et de son corps corporatif. Shakespeare

écrit par ailleurs au moment où cette thèse des deux corps du Roi est devenue parfaitement

commune, banale, et constitue donc la toile de fond du drame où doit se jouer l'impossible

partition.

Passons rapidement sur tout le début de la pièce qui ne fait que mettre en scène le

caractère inéluctable de l'abdication. Richard II découvre que tout ce qui le supportait dans sa

fonction royale — noblesse, armées, finances, appui populaire — fait désormais défaut, et en

bonne intelligence politique, il sait, très clairement, qu'il lui faut abdiquer. Il ne tergiverse pas

longtemps là-dessus, et n'intrigue pas pour rester Roi coûte que coûte. Il sait que le pouvoir

royal va aller à Bolingbroke, qu'il a exilé dans le temps et qui revient nanti, lui, de tous les

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Le corps légitime, p. 24

supports nécessaires à la charge royale. La situation est politiquement limpide ; mais c'est

subjectivement qu'elle est trouble. Comment cesse-t-on d'être roi de son vivant, puisqu'on l'est

de naissance ?

Attaquons la chose par son biais peut-être le plus clair. Il existe dans la pièce un

personnage relativement mineur, mais décisif, et assez noir, le dénommé Northumberland qui,

après avoir comme tout le monde servi Richard II, a été le principal artisan de l'irrésistible

ascension de Bolingbroke. Cet homme est le représentant par excellence de la rationalité

politique, et sa position est claire : il veut qu'à un mauvais roi succède un bon roi. Il est, ce

faisant, l'expression directe de tout ce qui veut le bien du peuple, ce qui fait qu'un dirigeant doit

toujours vouloir le bien de tous, et jamais seulement le sien (ce que Richard II, en effet, n'a pas

su respecter). Northumberland propose donc avec insistance un mode transmission du

pouvoir : Richard II devrait lire devant une assemblée transformée en la circonstance en Cour

martiale la longue liste de ses “crimes graves”. C'est la version qu'on dirait volontiers de nos

jours “Ceauscescu”, que Richard écarte spirituellement en rétorquant :

Me faut-il faire cela ? Me faut-il dévider l'écheveau de mes folies ? Mon bon Northumberland, si tes fautes étaient inventoriées, n'aurais-tu pas honte d'en faire lecture devant un si bel auditoire ? Si tu t'exécutais, tu y trouverais certain article odieux concernant la déposition d'un roi et la violation d'un serment solennel, article marqué d'une tache et damné au livre des Cieux [...]

Tout cela, évidemment, n'arrête pas le “bon Northumberland” qui se fait de plus en plus

pressant et menaçant, mais Bolingbroke intervient, comme s'il savait que la rationalité n'arrivera

pas à venir à bout d'une telle transmission, que le bien des peuples n'est pas tant que ça au-

dessus des rois, lui qui s'apprête à le devenir. Et donc il pose à Richard la question, la vraie

question :

Are you contented to resign the crown ?

Bolingbroke veut la couronne, non pas des mains du peuple (et donc du trop ambitieux

Northumberland), mais de celui qui n'est pas sans la détenir encore, à ses yeux de prétendant.

Il lui propose donc une sorte de cession : que Richard lui cède la Couronne, puisqu'il est clair

qu'il n'a plus les moyens de la soutenir.

La réponse de Richard porte la marque du génie poétique de Shakespeare en ce qu'elle

développe une “énorme” homophonie. Dans l'anglais de l'époque, “Yes” se dit communément

“Ay”, mot strictement homophone au “I” (je) requis par toute parole, et a fortiori par une parole

aussi chargée du point de vue performatif que celle par laquelle il y aurait cession de la

Couronne, donc partage entre les deux corps du Roi. Le corps naturel peut-il “céder” le corps

corporatif ? Réponse :

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Le corps légitime, p. 25

Ay, no ; no, ay, for I must nothing be Therefore no «no», for I resign to thee...

Qui ? au sens ie plus aigu et angoissant de cette question quand elle est à la recherche

d'un sujet trop problématique, non donné d'avance, Qui ? pourrait répondre à la question de

Bolingbroke ? Le Roi Richard, qui ne peut dire mot, n'a plus que la possibilité de signifier, de

faire signe qu'il ne peut répondre. Assurément, le “non” n'est plus d'actualité (“for I resign to

thee...”) ; mais le “oui” est-il pour autant disponible ? Avec l'imparable homophonie, le “je” —

comme le “oui” que ce “je” pourrait peut-être prononcer, les deux indissociablement unis du seul

fait de ce qu'est toute énonciation — ce “je” doit “n'être rien”. Car si “je” est le roi, au nom de

quelle outrecuidance Bolingbroke ose-t-il poser une question aussi impie ? Mais si “je” n'est

pas, n'est plus le roi, qu'est-ce donc que le même Bolingbroke vient demander ? Impossible

rencontre, impossible échange entre le pas-encore et le déjà-plus.

Ici, en ce temps et en ce lieu, l'alternative se resserre dramatiquement sans présenter le

moindre terme médian : “je” se divise dramatiquement dans le formidable fading de cette

homophonie. Bolingbroke demande alors à Richard que ce dernier lui cède, non pas ses

attributs, mais ce que nous savons désormais être son corps corporatif, ce qui le faisait

“instrument animé” de la Dignité royale. Et ce que nous laisse alors entendre Shakespeare,

c'est qu'il n'existe aucun “je” naturel qui viendrait du côté de Richard marquer ses distances vis-

à-vis d'un “je” corporatif, puisque ce “je” corporatif doit toujours être incarné. Il n'a aucune

espèce d'existence autonome ; il est relié sans hiatus possible à un corps naturel. Autant vouloir

imaginer un moment où le phénix comme espèce ne serait plus réalisé dans l'exemplaire

numéro tant de la série des phénix. Donc l'individu Richard n'a rien à répondre à Bolingbroke —

qui ne lui pose d'ailleurs aucune question. Sa question ne vise Richard qu’en tant que Roi, et

c'est à ce titre que Richard ne peut que bafouiller pour témoigner du fading de l'énonciation qu'il

rencontre à cet endroit (précieux enseignement sur ce qui peut advenir pour l'analyste dans le

temps conclusif d'une cure).

Mais Shakespeare ne s'en tient pas là. Northumberland, on s'en doute, s'est montré peu

sensible au royal bégaiement, et pas plus à la longue liste des renonciations de Richard qui,

tant qu'il ne s'agit que de ses attributs, se trouve beaucoup moins géné, et n'a plus peur alors

de la grande rhétorique :

Regarde bien comment je me démets (how I Will undo myself) ; je donne ce fardeau qui pesait sur ma tête ; et ce sceptre incommode qui encombrait ma main ; et l'orgueil du pouvoir qui emplissait mon cœur ; de mes propres larmes, je lave mon saint Chrême ; de mes propres mains, j'abandonne ma couronne ; de ma propre langue, je renie ma grandeur sacrée ; de mon propre souffle, je délie toute foi jurée [...] ; mes manoirs, revenus et rentes, je les renonce ; mes décrets et statuts, je les dénonce

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Le corps légitime, p. 26

[...] Puissè-je, moi qui n'ai rien, n'avoir rien qui m'afflige ; toi, sois comblé de tout pour avoir tout gagné.

Cette splendide renonciation générale est en fait une constante exaspération du

possessif. Aussi Northumberland se fait-il plus pressant encore, et tout de suite l'interpelle :

My Lord...

Sur quoi Richard le mouche à nouveau, et l'apostrophe en ces termes :

Je ne suis pas ton seigneur, présomptueux insolent (insulting man), ni le seigneur de quiconque ; je n'ai ni nom ni titre qui ne soit usurpé.

Voilà donc maintenant le nom même qui en vient à glisser, dans l'ornière où l'énonciation

royale s'est déjà évanouie. Et à cet endroit précis, Shakespeare lance une remarquable image

poétique, à la fois exagérée, et cependant dans le droit fil des deux corps du Roi :

"Ô Que ne suis-je un dérisoire roi de neige, offert au grand soleil de Bolingbroke afin de me dissoudre moi-même en gouttes d'eau !"

Imploration digne d'un Valdémar : pourquoi ce corps tient-il encore debout, si son principe

actif est passé à l'autre, au “grand soleil de Bolingbroke” ? L'individu Richard continue de “n'être

rien” qui puisse se différencier de ce qui n'est certainement pas pour lui une fonction (au sens

moderne du terme, comme elle a pu l'être pour un autre Richard : Richard Nixon), mais son

corps en majesté. Il poursuit d'ailleurs par une demande dont l'entame rappelle l'interdiction qui

frappe désormais son énonciation pour autant qu'elle chercherait à avoir des effets immédiats :

“If my Word be sterling yet in England...” :

Si ma parole a cours encore en Angleterre [...] qu'elle donne commandement d'apporter sur l'heure un miroir qui me puisse montrer quel visage j'ai depuis qu'il est failli et déchu de sa majesté (since it is bankrupt of his majesty) .

Bolingbroke comprend bien l'enjeu de cette demande de Richard, et cette fois il écarte le

trop pressant Northumberland, et laisse libre jeu à Richard qui s’écrie, face à son miroir :

Quoi ? point encore de rides plus profondes ? [...] Ô miroir flatteur, comme les courtisans de mes jours heureux, tu me flattes ... Serait-ce cette face qui a fait face à tant de folies, et a été à la fin effacée par Bolingbroke ? (Was this that face that faced so many follies and was at last out-faced by Bolingbroke ?). C'est une gloire fragile qui brille sur ce visage ; aussi fragile que la gloire est le visage (il jette à terre le miroir qui se brise), car le voilà par terre, en mille éclats.

Ce que le grand soleil de Bolingbroke, trop métaphorique, n'a pas su faire, la main de

Richard le fait : il perd la face, au plus près de cette expression. Son image spéculaire fout le

camp, il n'y a plus accès. Il n'a plus alors qu'une chose à demander : “Alors, permettez-moi de

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Le corps légitime, p. 27

m'en aller” (Then, give me leave to go), ce qui entraîne un dernier jeu de mots de la part de

Shakespeare, qui fait dire à Bolingbroke :

Go, some of you, convey him to the Tower.

Intraduisible “convey” puisqu'il signifie à la fois transporter, conduire, convoyer, mais

aussi bien, dans le langage juridique, faire cession d'un bien, céder un bien à quelqu'un. (Un

conveyancer est un notaire spécialisé dans la rédaction des actes de transmission de

propriété.) Aussi ce mot permet-il à Richard de répliquer illico :

Oh ! Good ! Conveyers are you all Vous qui assurez votre habile ascencion de par la chute d'un vrai roi (by a true king's fall)

Cette true king's fall sera notre conclusion : vraie chute d'un roi, ou chute d'un vrai roi ?

Les lois du génitif anglais penchent indubitablement vers la deuxième solution, au point même

de ne pas laisser planer beaucoup d'équivoques en ce point. Quelques répliques plus tard,

Richard va mourir, assassiné par un dénommé Exton qui, son meurtre accompli, en rajoute en

déclarant : “Je vais au roi vivant apporter ce roi mort.” Tout, ou presque, peut maintenant rentrer

dans l'ordre : le corps corporatif royal a triomphé en étant passé à Bolingbroke. Mais nous

avons eu le temps d'entrapercevoir l'impossibilité stricte où Richard se trouve de céder un corps

qui ne fait en rien partie de ses propriétés, qui n'est pas du seul domaine de son avoir, mais bel

et bien de son être, ce qui se donne à entendre d'abord dans la faillite énonciative du “Je”, puis

dans la mise en éclats du miroir et de la face. Richard ne peut pas regagner une humanité

simple, une humanité “non-royale”.

Deux corps, mais un seul “je” et une seule face : à vouloir séparer l'un de l'autre, aucun

dédoublement ne s'effectue, et se perdent successivement et le “je” et la face. Deux corps que

la mort, elle, peut séparer, ce qui nous fournit l'indication qui nous manquait vis-à-vis du corps

individuel : il est bien là pris, dans la fonction, au sens de l'instrument inanimé. Le cadavre

toujours en puissance soutient le corps corporatif, seul à être en acte.

Nous touchons ainsi du doigt, avec ces deux corps du Roi, que le corps individuel n'est

pas, dans ce contexte, fondé à lui seul en tant que sujet. C'est à cet endroit — où nous sommes

bercés depuis toujours dans notre existence par des idées que, pour aller vite, je dirais

rousseauistes — que nous nous égarons : nous croyons, d'une foi très puissante, que l'individu

et le sujet marchent ensemble, sont convénients. Sans plus voir que notre notion d'individu est

prise dans une dérive historique, et que cet individu nécessairement subjectivé parce qu'il est

individu est dans la dépendance d'une certaine conception de l'État. Un État qui ne trouve sa

légitimité que parce que les individus qu'il regroupe sont considérés comme des sujets dans la

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Le corps légitime, p. 28

mesure où ils sont reconnus comme aptes à se faire représenter, donc à soutenir la notion

d'état moderne basée, elle, sur celle de représentation politique.

En fouillant plus loin dans notre passé, les deux corps du Roi nous livre donc une autre

vérité ; le sujet — sans trop savoir pour l'instant ce que nous mettons sous ce terme — le sujet

n'est pas tant que ça une propriété naturelle de l'individu. L'individu est sujet pour autant qu'il

entre en fonction ; et ceci écarte d'un seul coup d'un seul le cadre de notre étude restreinte à la

royauté. Il ne sera plus guère désormais question du Roi, ou de quelques évèques, mais de tout

individu qui entre en fonction, et cela peut aller loin. Or cette entrée en fonction, c'est le corps

(de l'individu pour le coup) qui en est l'instrument. C'est par cet instrument inanimé que, une fois

la fonction investie par lui, apparaît l'instrument animé.

Nous essaierons de voir par la suite comment cette irreductible ternarité — fonction ou

Dignité (zone Il), corps corporatif (zone III) et corps individuel (zone III) — a été réduite à une

binarité où il n'y aurait plus que, d'un côté, la fonction secrétant d'elle-même une place vide, et

de l'autre côté, des individus naturellement subjectivés qui s'avèreraient aptes à satisfaire ladite

fonction, individus parfaitement interchangeables sous certains conditions édictées par la

fonction (ou l'ensemble symbolique à laquelle elle appartient ; plus question de corps à cet

endroit).

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Le corps légitime, p. 29

Jeudi 17 janvier1991

LE TROU DE LA FONCTION

Je voudrais d'abord ramener à sa pointe la plus utile pour notre propos à venir notre

parcours autour de la thèse des deux corps du Roi. Nous y avons surtout appris à distinguer au

sein de la fonction royale ce qui a trait à une fonction hors tout corps individuel (par exemple la

notion de fiscus, de même que la “Couronne” en tant que juridiquement mineure, ensemble de

biens non-aliénables) et le corps corporatif, mystérieux parmi tous les corps, à la fois ange et

phénix, mais nécessairement réalisé dans un individu particulier, toujour seul élément vivant

d'une série illimitée (ævum) d'éléments de même espèce, passés et à venir. Le troisième

élément, le corps individuel, était le moins mystérieux, mais nous avons fait l'hypothèse qu'il

était à considérer comme un instrument inanimé, une sorte de matière, indispensable, certes,

mais qui ne s'animera qu'à être pris dans un corps corporatif susceptible de mettre en fonction

ce corps individuel, sans cela réduit à peu de choses.

Le point le plus obscur était — et reste — une délimitation un peu précise de cette notion

de “fonction”, l'imprécision relative des termes de fiscus ou de corpus mysticum ne nous ayant

pas beaucoup aidé en la matière. Avant d'apporter sur cette notion de fonction des précisions

grâce à la voie logicienne, je voudrais d'abord développer plus avant l'intuition analogique qui

m'a conduite à ce long détour historisant. Je pense en effet que le côté archaïque de cette

thèse des deux corps du Roi est d'une parfaite actualité pour parler du corps de l'analyste, non

certes en tant que simple corps individuel, mais en tant que ce corps-çi soutient la fonction

analyste, autrement dit qu'il accepte de jouer le jeu du transfert, soit de ne pas en faire

seulement le moyen de son acte, mais l'objet d'une interrogation indispensable à la tenue de cet

acte.

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Le corps légitime, p. 30

Nous pourrions à cet endroit nous précipiter sur l'excellente appellation de “sujet-

supposé-savoir” — indéniablement une fonction — et chercher quel corps corporatif s'y trouve à

l'œuvre. Peut-être y découvririons-nous quelque objet a, mais peut-être aussi aurions-nous le

sentiment du prestidigitateur qui sait un peu trop avoir mis le lapin dans le chapeau. Je m' en

tiendrai donc pour l'instant à l'analogie, dans l'espoir qu'elle pourrait avoir quelque valeur

heuristique.

*

Le point vif tient pour moi à ceci : je crois avoir eu, à certains moments, le sentiment

d'occuper la place de Richard II mis hors-je par la question de Bolingbroke. Pas trente-six fois,

mais quelques fois, toujours aux alentours d'une fin d'analyse (qui n'est pas nécessairement le

moment terminal de la dernière séance). Lacan aurait peut-être appelé ça le “désêtre”, mais

c'est un mot trop grand pour moi.

Etrange impression — si c'en est une — non pas de ne pas savoir répondre, mais de

savoir tout au contraire, avec une remarquable (et inhabituelle) acuité, qu'aucune réponse n'est

disponible parce qu'il n'y a personne pour répondre, alors même qu'il n'y a aucune erreur sur

l'adresse de la question. Moment difficile, mais vis-à-vis duquel on raterait tout à le loger à

l'enseigne de je ne sais quel pathos, souffrance, tourment, et même peut-être angoisse. Si,

encore une fois, une impression peut se dégager, c'est bien celle d'acuité, d'être comme jamais

à la verticale du lieu analytique. D'aplomb, en quelque sorte. Ça ne dure pas, presque par

définition : on retrouve figure, et posture, et parole mais, oui, décidément : un ange est passé.

Un silence a fait événement, qui n'était pas une non-réponse (la non-réponse est le ciment dont

se construit le sujet-supposé-savoir), et encore moins une réponse que-non (qui est au contraire

la face de maîtrise de l'analyste).

Dans ce genre de moment, où une défaillance de la fonction de la parole peut,

contrairement à l'habitude, être considérée comme pertinente, un inhabituel rapport au corps

s'installe chez le questionné. Et il peut s'installer parce que cette défaillance en est une vraie :

contrairement en effet à la non-réponse et à la réponse-que-non — qui toutes deux sont

décisoires, requièrent un choix et une détermination consciente de la part de l'analyste — le

défaut de réponse n'acquiert pas si vite sa face de maîtrise moïque parce qu'il est mis en place

par la question de l'autre, une question qui a toujours la forme de celle de Bolingbroke, qu'on

rendra ici par la formule générique : “Donnes-moi un signe qui prouvera que tu me reconnais

pour ce que je suis”. Bolingbroke veut être reconnu comme roi ; d'autres veulent l'être comme

femme, comme homme, comme malheureux, comme guéri, comme analyste. Et cela,

strictement au présent où il ne servirait à rien de leur riposter : “Mais tu l'es déjà ! Que me

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demandes-tu là ?”, puisque la demande ne cherche pas à faire passer un état de choses dans

le discours, mais à régler un problème énonciatif, qu'avec l'aide inattendue de Dany-Robert

Dufour je présenterai ainsi : faire que tu me considères désormais comme un je en rapport avec

le moi que présente la situation.

*

Soulignons dabord ce dernier point à l'aide de la question de Bolingbroke : “Etes-vous

décidé à renoncer à la couronne ?” On perçoit bien que cette même question aurait une toute

autre portée si elle était posée par le confident habituel de Richard, ou une sorte de confesseur

décidé à le faire accoucher de sa vérité du moment, auquel cas Richard pourrait, sans plus

bégayer, y aller jusqu'à plus soif de ses “états d'âme” sur la situation. Au contraire cette

question tient son relief du fait que celui qui la pose est, sans contestation de personne, le seul

à pouvoir occuper la fonction vis-à-vis de laquelle il demande si elle est libre. A défaut de quoi

en effet, il ne saurait l'occuper de force sans se mettre à jouer soudain un tout autre jeu. Nous

devons donc tenir pour décisif dans le fonctionnement de ce genre de question le fait que celui

qui la pose occupe, de fait, la place qu'il dit convoiter, le seul défaut étant alors qu'il ne peut y

proférer “Je”. La réalité s'est pliée à sa force, mais il ne peut, à cet endroit, se sacrer lui-même

“Je”, se faire advenir comme sujet parlant à la place qu'il occupe. C'est donc le resserrement

particulier de la situation, du contexte, qui fait que la question : “Etes-vous décidé à renoncer à

la couronne ?” a immédiatement le sens : “Etes-vous décidé à me considérer comme Roi en

première personne ?” Nous ne pouvons en rien négliger cette donnée — si décisive pour le

fonctionnement des performatifs, ces actes de paroles qui ne sont actes que placés dans un

certain contexte. Pas n'importe qui peut dire “Je déclare la guerre” de façon telle que ce soit un

acte décisif ; c'est même en général très réglementé (cf. le débat actuel aux U.S.A. pour savoir

si le président peut seul déclarer la guerre à l'Irak, ou si c'est au contraire au Congrès à le faire).

Nous avons trop vite pris l'habitude de tenir les performatifs pour des énoncés

exclusivement assertifs. Ils ne le sont pas nécessairement, et nous en avons un exemple avec

la question de Bolingbroke qui vise à déclarer vacante la place du Je. Cette interrogation est

une déclaration de vacance du pouvoir, mais qui cherche sa clôture dans un “Oui, tu l'as dit”,

soit une réponse pas moins performative, donc prononcée exclusivement par qui de droit, à

savoir celui qui occupait cette fonction jusque-là.

Retournons donc vers celui-là, prié de s'engager dans un acte de parole qui dirait qu'il

n'est plus là où il était, sans que lui soit pour autant aménagé la moindre place par ailleurs d'où il

pourrait dire quoi que ce soit. Il est supposé répondre, sans aucun lieu grammatical pour

énoncer. On verrait mal Richard entonner la troisième personne, éminemment royale en

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français, pour dire : “Oui, il renonce à la couronne.” De même, la deuxième personne ne

pourrait être occupée par Richard qu'à tout rebalancer sur les épaules de Bolingbroke, du style :

“Tu es celui qui es le Roi”, ou quelque chose comme ça. Richard est donc invité à dire en

première personne que Bolingbroke est désormais la première personne.

C'est là toute la sauvagerie de la question, d'appeler une réponse du genre : “Je te dis

que tu es “je”. Ce propos peut paraître bien absurde au regard du fonctionnement usuel de la

langue où, comme l'énonce justement Dufour après Benveniste, n'importe qui disant “Je” est je,

sans autre forme de procès, de questionnement ou d'autorisation. Personne n'est autorisé à

demander à quiconque de quel droit et au nom de quoi il dit “je” à chaque fois qu'il le dit. On dit

“je” comme on respire ; sans y penser. Et c'est seulement un espèce de rétrécissement aortique

de ce “je” général et inquestionnable au “je” performatif — qui, lui, a besoin d'être autorisé — qui

permet de poser à qui occupe la fonction “je” la question de la pertinence qu'il a à être là, à

parler à partir de cette place définie comme une fonction.

Prise sous cet angle, la question vise avec précision le point où un corps particulier

s'inscrit dans la fonction de la parole, accède à la première personne à partir de laquelle la

langue s'offre d'elle-même, indéfiniment. Voilà pourquoi Richard ne peut que répondre : “for I

must nothing be”. Il sait, et c'est bien là le drame, il sait que le “je” n'est pas la propriété des

corps, mais bien la propriété d'une fonction ; qu'un corps hors fonction, s'il n'est pas encore

défunt, ne peut pas pour autant habiter le moindre “je”. Dans la bipartition du corps du Roi,

décidément oui, le corps individuel n'est pas subjectivé (au titre de l'agent, soit la notion de sujet

la plus disponible du temps de Shakespeare). Donc il doit défaillir à dire, dès lors qu'il est

réellement questionné sur le rapport de ce corps individuel à la fonction par laquelle il pouvait

jusque-là proférer “je”. Le scalpel shakespearien passe là, avec une précision diabolique, entre

corps et parole, et ceci grâce à la fiction des deux corps du roi : le corps corporatif — corps que

nous savons être très curieux en tant que corps puisqu'immatériel, mais éminemment doué de

la parole dans sa dimension d'acte (le performatif, royal dans son essence), — et le corps

individuel, physique lui, pragmatique, mais étranger de par nature à la parole qui ouvre l'accès

au symbolique.

*

En dépit des apparences, le corps naturel hors-fonction mérite donc d'être considéré

comme un instrument inanimé, et l'on commence peut-être à voir pourquoi : pour employer un

terme linguistique, il doit être conçu comme non-marqué. Il ne peut porter en lui, dans sa nature,

la marque qui le désignerait, le destinerait et le justifierait à occuper la fonction, parce qu'alors

ce corps devant mourir, la marque disparaitrait elle aussi. Ce qui se donne à penser avec les

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Le corps légitime, p. 33

deux corps du Roi, c'est la rencontre — au sens le plus fort de ce terme — entre une fonction

absolument déterminée, et un individu quelconque au regard de ladite fonction, un individu

qu'aucune de ses propriétés préalables, constitutives, ne prédispose à occuper cette fonction.

Bien sûr, toutes les théories de la royauté visaient à établir rigoureusement le contraire en

prouvant qu'il est normal et légitime que le Roi soit celui-là, et nul autre. Mais ces professions de

foi échouaient face au problème que les juristes avaient, eux, à résoudre : assurer une théorie

de la continuité de la “tête” royale au-delà même des successions intra-dynastiques. Le “sang

royal” est une tentative de la sorte pour inscrire dans une lignée d'individus l'élément physique

qui ordonnerait leur rapport à la charge royale. Mais cette belle théorie ne pouvait être reçue

que comme un mythe inutilisable par les juristes puisqu'elle ne tenait que si l'on effaçait l'origine,

ce moment où le sang, de quelconque, était devenu “royal”, soit le moment même qui appelait à

explication rationnelle pour ces mêmes juristes.

Ce dont la théorie des deux corps du Roi prend acte, quant à elle, c'est au contraire de la

disparité entre la fonction et le bonhomme, disparité qui se trouve ramenée à sa pointe dans

cette inexplicable “union” entre les deux corps : le moins quelconque de tous les corps — le

corps corporatif, émanation directe de la Dignité — est “soudé” en quelque sorte au corps le

plus quelconque, cet instrument dont le caractère inanimé est requis pour qu'il “tienne” un tant

soit peu au corps corporatif. Le mérite de cette théorie n'est donc pas de régler le problème,

mais de ramener une question extrêmement diffuse et confuse à ses aspérités essentielles que

Richard II aura mis pour nous en relief : à se séparer de son vivant de son corps corporatif, son

corps individuel perd l'accès à la première personne, puis à son image spéculaire, pour

atteindre assez rapidement son état de nature : le cadavre. Entre la fonction et l'individu, il y a

un hiatus que le corps corporatif a vocation de boucher mais, tel le symptôme, il dévoile plus

encore cette faille qu'il s'agissait de masquer.

*

Mais n'est-ce pas là une histoire par trop ancienne ? Depuis le début, j'ai attiré votre

attention sur le fait que nos légitimités démocratiques et républicaines voient les choses tout

autrement ; d'un côté, elles considèrent des fonctions définies, disons, constitutionnellement ;

de l'autre, des individus en effet quelconques, mais libres, indépendants, doués de parole et

assurement animés (on leur prête même beaucoup d'intentions) , qu'une procédure réglée va

désigner comme pouvant occuper telle fonction pour un temps x. Le temps — auquel nous

avons appris à faire attention — est toujours défini, c'est-à-dire limité. (L'un des rares contre-

exemples — le “Secrétaire perpétuel” de l'Académie Française — tient à ce qu'il coiffe un

groupe “d’Immortels”).

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Le corps légitime, p. 34

Il y a donc pour nous d'un côté des fonctions qui, en général (puisqu'il peut aussi exister

des fonctions temporaires), s'inscrivent dans une temporalité du style de l'aevum dans la

mesure où elles sont mises en place, soutenues et réglées par un état qui, lui, est clairement du

ressort de cet ævum ; et de l'autre côté, donc, ces individus interchangeables, supposés

n'entretenir avec la fonction qu'un rapport d'occupation. En somme, au lieu de l'énigmatique

soudure des deux corps, notre rationalité politique moderne — dans son énorme dépendance

vis-à-vis de la notion hobbienne de “représentation” — propose au contraire la figure du viator,

du “je ne fais que passer”. Elle propose de désolidariser le corps individuel et la fonction en

réduisant à un binaire ce que la théorie des deux corps maintenait au niveau d'une ternarité

(Dignité, corps corporatif, corps individuel). Mais pour atteindre au binaire, il a fallu se fermer les

yeux sur cette place particulière qui, au cœur de la fonction, serait par nature apte à accueillir

des individus quelconques. Qu'est-ce donc que ce “trou” dans la fonction, dès lors qu'on préfère

jeter à la poubelle cet encombrant “corps corporatif” ? Réponse, peut-être, côté logique.

*

Cette réponse n'est articulable qu'à partir de cette rupture dans la logique classique qui

porte encore aujourd'hui le nom de Frege. Pour le dire en peu de mots : jusqu'à lui, depuis

Aristote et d'une façon ou d'une autre, on considérait comme caractéristique de l'entreprise

logique de poser un sujet non quelconque, un hypokeimenon, et d'étudier les procédures par

lesquelles il était permis d'affirmer (ou d'infirmer) quels prédicats pouvaient lui convenir. Par

rapport à ses habitudes de pensée, Frege propose un renversement à 180°, ce genre de

renversement qui change tout sans mettre pour autant tout de suite la pagaille.

Suivons donc Frege dans sa terminologie particulière : il propose d'appeler “fonction” (ou

“concept”) ce qui indéniablement s'appelait avant lui prédicat, par exemple “rouge”, “être rouge”.

Partant de là, on va donc chercher quel sujet pourrait convenir à telle fonction (tel “prédicat”),

sujet qu'en partie en raison de ce renversement (mais aussi et surtout par rejet massif de tout

"“psychologisme”) on va désormais appeler “objet”. Et donc la démarche sera maintenant, étant

donnée une fonction F, de trouver le ou les objets dont on dira qu'ils “satisfont” la fonction. Tout

de suite un exemple, tiré de Frege. Soit la fonction : “Capitale de...”. On remarque

immédiatement les trois points de suspension. Par définition en effet une fonction est

“incomplète, ayant besoin d'autre chose, insaturée.” Une fonction n'est une fonction que si elle

présente un place vide apte à être occupée par un objet tellement quelconque au départ que

Frege en donne la définition suivante :

Un objet est tout ce qui n'est pas une fonction, c'est ce dont l'expression

ne comporte aucune place vide.1

1. G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, p. 92.

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Le corps légitime, p. 35

Nous aurons donc des écritures dites “fonctions” pour autant qu'elles présentent une

place décrétée par définition “vide”, place destinée par ailleurs à être occupée par n'importe

quoi qui ne présentera pas de place vide, c'est-à-dire par n'importe quoi d'autre qu'une fonction.

Suivons donc à nouveau notre exemple, puisqu'il est clair désormais que n'importe quoi

peut venir à la place des trois petits points. Il faut donc entrer dans la casuistique pour y voir un

peu clair. Si je dis par exemple “Capitale de mon stylo”, je n'obtiens rien ; si je dis “Capitale de

l'Océan Atlantique”, je n'obtiens pas grand chose non plus. Je comprends bien qu'il me faut

trouver un “objet” à qui la fonction “Capitale de...” convienne. Je dis alors : “Capitale de l'Empire

allemand” ; immédiatement, j'ai une sorte d'effet “jackpot” : j'obtiens une chose toute nouvelle,

un “objet” nouveau qui, à l'époque de Frege se dit : Berlin (car cet objet est daté, et

contrairement à la fonction, il appartient à la scène de l'histoire).

Il apparaît donc qu'en extrayant de l'infinité des objets quelconques auxquels la fonction

fait face un non-quelconque du type “Empire allemand”, j'obtiens alors deux “choses” : un

nouvel objet, dit “Berlin”, qui appartient, comme "“Empire allemand"“, à la scène de l'histoire, et

une valeur de vérité, le vrai en l'occurence. Si en effet, par je ne sais quelle confusion, en

introduisant “Empire allemand” à la place indiquée, j'avais obtenu “Paris”, cet objet serait

flanqué de la valeur “faux”, laquelle valeur signale une déliaison entre l'effet produit par l'objet

venant en place “d’argument” au coeur de la fonction, et l'objet résultant de cet effet.

Laissons pour l'instant de côté la question des valeurs de vérité en remarquant

simplement ceci : il existe des objets qui, placés au cœur de la fonction, produisent des objets

nouveaux avec des valeurs de vérité afférentes, et d'autres qui, placés au même endroit, ne

produisent rien du tout. Il semble donc que chaque fonction établisse, dans la totalité infinie des

objets considérés comme “tout ce qui n'est pas une fonction”, une bi-partition immédiate. D'un

côté, l'ensemble des objets aptes à la satisfaire, à produire un effet, de l'autre côté... tous les

autres. En somme, dès que je me suis donné quelque chose de la forme “Capitale de...”, c'est

comme si je m'étais instantanément donné parmi tous les objets possibles l'ensemble de ceux

qui possèdent une “Capitale”. Etrange corps corporatif que cet ensemble instantané, qui

dépasse de beaucoup mon savoir mais n'en est pas moins donné dès que la fonction est

précisée. Il ne s'étale pas dans le temps, comme celui des rois, mais pareillement il me faut

actualiser un des termes de cet ensemble pour obtenir quoi que ce soit. Sans l'actualisation

d'un de ces temies, la fonction reste muette, inactive, et hors-sens.

Ainsi donc le principe d'exclusion réciproque entre fonction et objet — assurée par

l'existence d'une place vide du seul côté de la fonction — semblait permettre à Frege de

soutenir que toute fonction sélectionne d'elle-même les objets susceptibles de la satisfaire. Elle

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Le corps légitime, p. 36

effectue dans le monde historique et matériel une bipartition stricte, délimitant ainsi un

ensemble que Frege a très tôt appelé le Wertverlauf de la fonction, son “parcours de valeurs”.

La place vide n'est telle que pour être occupée par des objets, et peu importe pour l'instant s'ils

sont en nombre infini (une partition de l'infini peut être elle-même infinie), ou fini, ou égal à

l'unité, ou même encore égal à zéro. Dans tous les cas, il convient aux yeux de Frege d'affirmer

que la place vide de la fonction génère un “domaine” d'objets aptes à la satisfaire, autrement dit

une totalité numériquement quelconque (mais toujours détemninée) d'objets-individus, tous

censés appartenir à cet étrange “corps”, parfaitement distinct de la fonction, et clairement à la

fois sécrété par elle et peuplé d'individus “convénients”. De cette convenance, c'est la fonction,

première à entrer en lice, qui décide.

Ce “parcours-de-valeurs” — autour duquel nous allons tourner quelque temps — est donc

peuplé de valeurs appelées “arguments”, chacun de ces arguments étant passible du qualificatif

“d’objet”, à savoir qu'il est saturé, n'offre aucune place vide. L'exemple paradigmatique en sera

celui du nombre. Lorsque la fonction est “argumentée”, elle produit une “valeur” (de vérité), à

savoir un objet de même nature que l'argument (d'où le double emploi repérable du mot de

“valeur”), mais soit vrai, soit faux (alors qu'un argument n'est ni vrai ni faux ; il appartient au

parcours-de-valeurs de la fonction, ou pas ; il est donc pertinent ou pas, ce qui est tout autre

chose que d'être vrai ou faux).

Pour éclairer encore quelque peu ce parcours-de-valeurs, nous allons conclure sur les

remarquables précisions que Frege a apportées à la notion de “variable”. Ainsi en effet appelle-

t-on, généralement à l'aide des lettres x y ou z, ce qui est censé “prendre” les différentes valeurs

du parcours en les adoptant une à une. “X” est une sorte de nom générique, le nom de

“l’espèce” argument, supposé subsumer les individus qui peuplent le domaine de la fonction.

C'est ainsi qu'on en vient à parler de x comme “d’un nombre variable”. Or Frege remarque, non

sans humour, que s'il est permis d'imaginer qu'une grandeur (continue) est susceptible de varier

dans le temps, on voit mal comment un nombre (, i, 14 ) pourrait varier. Mais écrit-il encore,

quand je dis “le nombre qui exprime en millimètres la longueur de ce bâton”, je nomme un

nombre, et ce nombre est variable puisque le bâton ne garde pas la même longueur. Puis il

poursuit, dans une veine plus propre à nous surprendre après notre étude des deux corps du

Roi :

Quand je dis «le souverain de cet empire», je désigne un homme. Il y a dix ans, ce souverain était un vieillard, maintenant c'est un jeune homme. J'ai donc désigné par cette expression un homme qui était un vieillard et

qui est maintenant un jeune homme. Il doit y avoir une faute.2

2. Ibid., p.161.

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Le corps légitime, p. 37

La faute, évidemment, c'est que l'expression «le souverain de cet empire», tant qu'elle ne

fait mention d'aucune date, ne désigne aucun homme. Et de même, “x” à lui seul ne désigne

aucun nombre.

Aurions-nous plus de chance pour comprendre ce qu'est une variable en suivant la

suggestion d'un certain Mr. Czuber qui voulait qu'on en parle, non plus comme d'un “nombre

variable”, mais comme d'un “nombre indéterminé” ? Et Frege, aussitôt, de reprendre son

astucieux pilonnage interrogatif : “Faut-il partager les nombres en déterminés et indéterminés ?

Y a-t-il des hommes indéterminés ? Tout objet ne doit-il pas être déterminé ?” “Indéterminé”,

conclut-il finement, n'est pas en effet un adjectif épithète de “nombre”, mais un adverbe

modifiant le verbe (sous-entendu) “indiquer”. “On ne dira pas, conclut Frege, que «n» désigne

un nombre indéterminé, mais qu'il indique de manière indéterminée des nombres.”

Quant à l'expression “la variable prend une valeur”, Frege la décrète “tout à fait obscure” :

comment donc un nombre (si donc l'on tient que la variable est un nombre) peut-il “prendre” un

autre nombre ? Et, serrant au plus près notre question des deux corps du Roi tandis qu'il

semble poursuivre son exemple du “souverain de cet empire”, il rajoute :

Est-ce qu'un homme indéterminé prend, lui aussi, un homme déterminé ?

Cette dérision n'est pas sans égratigner — en toute ignorance de cause — cette

conception des juristes anglais qui voulait que le corps corporatif soit dans le corps naturel et

(plus grave encore pour la cohérence de la pensée) vice versa.

Frege abandonne sa charge polemique et finit par donner sa solution qui a très largement

prévalu depuis. Il remarque tout simplement (mais nous lui devons cette “simplicité”) que “«x» a

été attribué de manière fautive à plusieurs nombres, et qu'on en parle par la suite comme s'il

s'agissait d'un nombre unique.” Il propose alors, pour désigner l'ensemble des arguments aptes

à satisfaire la fonction, l'appellation de “x-domaine”, expression clairement double (et depuis

“Jésus-Christ”, nous savons faire attention à ce genre de choses !), où “x” désigne une pluralité,

et “domaine” ce qui collectivise cette pluralité-là. Ce “x-domaine” est donc immédiatement un

“Un-multiple”. Astucieux, mais source de redoutables difficultés. De même l'ensemble des

valeurs résultantes du traitement des arguments par la fonction sera appelé un “y-domaine”,

moyennant quoi apparaît aussitôt que la fonction n'est rien d'autre que la loi de correspondance

qui associe les x et les y. On saisit par là, écrit alors fièrement Frege, “l'essence de la fonction.”

*

Cette fonction est donc pour finir une forme qualitative, non nombrée, réservant une place

vide pour que vienne s'y loger un objet déterminé (un nombre, éventuellement) qui va permettre

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Le corps légitime, p. 38

de déterminer la fonction afin de produire un nouvel objet, pleinement détemniné lui aussi

comme tout objet frégéen qui se respecte. Avec la fonction, nous pouvons penser tenir quelque

chose comme la forme matricielle de notre activité de penser, de notre capacité à associer de

manière explicite les objets que, dans un incessant désordre, le monde propose à notre

attention.

Tout ceci est d'une bien plus grande clarté que ce que nous avons essayé de percevoir

du côté du lien entre la Dignité et le corps corporatif royal. Mais une question demeure fort vive :

ce “x-domaine” où l'unité et la multiplicité sont encore une fois rattachées l'une à l'autre par un

pauvre trait d'union, est-ce qu'il tient le coup ? Est-ce que le “domaine” que toute fonction est

supposée définir du fait de sa place vide pouvant être “occupée” par x objets, est-ce que ce

domaine existe comme tel, autrement dit comme autre chose que le simple empilement des x

qu'il est censé contenir ? Cette gigantesque bulle du corps corporatif contenant autant

d'individus-rois qu'il en faut (et pas un de plus !) pour satisfaire à la Dignité, peut-elle être

décemment tenue pour un “corps”, quelque chose qui “consiste” ?

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Le corps légitime, p. 39

31 janvier 1991

L’IMPOSSIBLE DOMAINE

Avant d'entrer dans le détail de l'affaire Frege-Russell, il importe d'apprécier clairement

les convictions de Frege qui allaient être soumises à rude épreuve. Il tenait en effet par-dessus

tout à sa distinction en tout point tranchée entre un objet et une fonction, cette dernière se

reconnaissant au premier coup d'œil par l'existence en elle d'une place vide. Et à peine a-t-on

logé à cet endroit une valeur déterminée (un nombre particulier, un nom particulier) que la

fonction en tant que fonction s'évanouit pour laisser place à un objet, soit quelque chose qui ne

présente plus aucune place vide. Cette dernière est donc l'élément forcément discriminant entre

fonction et objet. Comme il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, il faut qu'une place soit, ou

vide, ou occupée, mais en ce dernier cas, elle ne peut l'être que par un objet totalement

individué et déterminé.

Si les choses devaient en rester là, nous n'aurions rien à rajouter à tant de clarté. Les

ennuis ne vont commencer qu’à partir du Wertverlauf, de ce “parcours de valeurs”’ qui semble

au départ si naturellement venir : puisqu'il y a une place vide, il va de soi qu'elle peut être

occupée et — nouvelle précision — puisque n'importe quel objet n'a pas le même effet sur la

fonction, il faut immédiatement convenir que le Wertverlauf d'une fonction est nécessairement

une partie seulement de l'infinité des objets disponibles (cette partie peut être elle-même infinie,

ça ne change rien). Ainsi toute fonction semble délimiter d'elle-même une classe d'objets tels

que chacun peut satisfaire la fonction, c'est-à-dire la transformer en un objet vrai. Sur ce point,

Frege, pendant vingt ans, aura eu la foi tranquille du charbonnier, ce qui lui a permis d'écrire

des textes qui restent fondamentaux encore aujourd'hui. Il devait ne se réveiller qu'aux

alentours du 18 juin 1902 en recevant une lettre d'un anglais alors inconnu de lui : Bertrand

Russell (la lettre de Russell est du 16 juin, la réponse de Frege du 22). Dans ce courrier,

Russell le félicite chaudement de ses Grundgesetze der Arithmetique, mais lui annonce aussi

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Le corps légitime, p. 40

“qu’il n'y a pas de classe (comme totalité) de ces classes qui, chacune prise comme une totalité,

n'appartiennent pas à elles-mêmes.” Frege accuse immédiatement le choc, reconnait qu'il n'a

pas les moyens de venir à bout de la contradiction, et qu'elle menace gravement toute sa

conception nouvelle de l'arithmétique. Pour ne pas nous contenter trop vite de cet “ensemble

des ensembles qui ne s'appartiennent pas eux-mêmes”, cet espèce de refrain impénétrable,

nous allons suivre Russell dans une partie de son argumentation qui se trouve, non pas dans la

lettre (celle-ci est très allusive, c'est une discussion entre spécialistes de très haut niveau), mais

donnée en Annexe à ses Principles of Mathematics, à paraître alors en 1903.

*

La question est à peu près la suivante, et porte sur la notion de classe, cette classe des

objets appelés à occuper la place vide de la fonction : pouvons-nous considérer cette classe

comme un objet, quelque chose possédant une unité intrinsèque indépendante du nombre de

ses constituants, ou devons-nous seulement la tenir pour une collection, soit rien d'autre que la

somme exacte de ses constituants ? De façon strictement imaginaire (donc dangereuse), nous

gagnerions cependant à nous représenter la class-as-one (comme les logiciens français eux-

mêmes le disent quand ils commentent ce Russell-là) comme un sac, une bulle, une enveloppe,

un contenant (du type de la sphère que Lacan critiquait si fort dans sa topologie) qui, à

l'occasion, peut être vide sans cesser pour autant d'être contenant ; et la class-as-many, elle,

comme une sorte d'empilement d'objets sans rien, justement, qui les contienne à aucun

moment .

Cette perspective fait tout de suite apparaître un point : si nous optons pour la class-as-

many — solution qui paraît tout de suite la moins onéreuse du point de vue ontologique — il faut

alors convenir que lorsqu'il n'y a aucun objet pour satisfaire la fonction, la class-as-many

disparaît immédiatement, il n'y a plus de Wertverlauf. Il faudrait alors distinguer en toute

occasion deux classes de fonctions : celles qui ont un Wertverlauf, et celles qui n'en ont pas.

Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, quel sens allons-nous donner au nombre 0 ? Une classe

vide — ne désignant aucun objet — ne serait plus une classe ? Grosses difficultés en

perspective, surtout quand on veut parler d'arithmétique.

Si en dépit de cela, nous restions partisans de l'option class-as-many, le fait qu'un objet x

satisfaisant à la fonction F possède des alter ego dans ce rôle ne m'apprendrait plus rien. Je

pourrais toujours écrire que x x's , x fait partie” des x, mais ça je le sais déjà. C'est même un

pléonasme, un cul-de-sac qui ne conduit à rien. D'où un petit mouvement de nostalgie vers

l'option class-as-one parce que, dans ce cas, si je dis que xu, u étant non seulement la

collection des x, mais ce qui les retient ensemble, je vais pouvoir jour de ce u-là. Par exemple,

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Le corps légitime, p. 41

observant par ailleurs une autre fonction G, possédant elle un Wertverlauf qu'on va appeler v, je

pourrai pour m'amuser comparer u et v. Chose plus intéressante encore : je n'aurai pas besoin

de savoir compter pour mettre en relation biunivoque chaque élément de u avec chaque

élément de v. Je risque donc de pouvoir dire en toute rigueur que u=v, alors même que je ne

sais pas compter, que je ne sais pas ce que c'est que le nombre 1, ni 0, ni 2, ni rien de la sorte.

De fait, c'est précisément sur cette équipotence des class-as-ones que Frege construit sa

notion de nombre sans partir d'une définition préalable du nombre 1, définition dont il savait fort

bien que, quelle qu'elle soit, elle a toujours vicié à la base la rigueur de l'arithmétique. Frege

avoue qu'il ne sait pas ce qu'est le nombre1, qu'il ne veut pas partir de là, mais pour ce faire il

lui faut quand même considérer sa classe d'objets déterminés par la fonction comme un

quelque chose, un un qui englobe une pluralité. Or ce minimum, Russell ne peut le lui accorder.

Il écrit par exemple :

Ce serait certainement une très grande simplification d'admettre, comme le fait Frege, qu'un domaine est quelque chose d'autre que la totalité composée des termes satisfaisant la fonction propositionnelle ; mais, pour ma part, l'enquète ne me revèle aucune entité de ce genre.

Et un peu plus loin

La notion frégéenne de domaine pourrait être identifiée avec la class-as-one, et alors tout irait bien. Mais il est très difficile de voir une quelconque entité telle que le “domaine” de Frege, et l'argument selon lequel il doit y avoir (there must be) une telle entité ne nous apporte que peu de

secours3.

Décrite en termes russelliens, la difficulté est donc la suivante : la class-as-many ne

soulève pas de contradiction, mais elle ne nous sert pratiquement à rien. La class-as-one, elle,

est prête à faire un très gros travail (pratiquement : fonder l'arithmétique), mais malheureuse-

ment nous ne rencontrons aucune raison de croire à son existence en tant que “domaine” d'une

fonction, puisqu'elle soulève à cet endroit une contradiction insurmontable, qu'il est permis

d'apprécier dans les temnes mêmes où Frege a posé les choses.

*

Il n'y a pour lui, on l'a vu, que deux entités recevables au départ : les fonctions et les

objets. Il faudra donc ranger le “domaine” dans l'une ou l'autre de ces deux cases, ou convenir

tout de suite d'une bizarre ternarité qui conjoindrait : fonctions, objets et domaines. Frege, qui

n'a que le jeu discriminatoire de la place vide pour faire de l'ordre, ne s'engage pas dans cette

voie. Par ailleurs, il est assez clair que le domaine n'est pas une fonction : il n'est qualifié par

aucune “place vide”. Reste donc une unique possibilité : le domaine des objets satisfaisant à la

3. B. Russell, Principles of Mathematics, p. 513-514

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Le corps légitime, p. 42

fonction est lui-même un objet. Frege avait pris assez clairement cette direction, et c'est

exactement sur ce chemin que Russell est venu lui dire gentiment, poliment que : non. Il arrive,

certes, que les domaines soient des objets, mais ceci ne saurait être considéré comme une

donnée générale.

Pour comprendre ce point décisif, il faut nécessairement entrer dans une subtilité de la

démarche de Frege. J'ai déjà suggéré que ce qui importait à Frege avec cette notion de

“domaine”, c'était la possibilité de jouer de la bijection entre deux domaines, de pouvoir dire que

l'un est “plus grand”, “égal” ou “plus petit” qu'un autre sans avoir eu au préalable à dénombrer

chaque domaine. La bijection est conçue comme plus élémentaire que le comptage habituel (de

fait, cette option est fondamentale et continue de régner à la base de nos mathématiques

modernes).

Elle permet alors à Frege de construire la notion de nombre : le nombre x sera la classe

de toutes les classes possédant x objets. Il sera ça, et rien d'autre. 0n appellera donc “zéro” la

classe qui rassemble toutes les classes vides, “1” la classe qui rassemble toutes les classes ne

possédant qu'un seul objet, “2”... etc. Chaque nombre n'est qu'un système d'équivalences

bijectives entre classes. C'est ainsi que l’on commence à voir surgir l'expression “la classe de

toutes les classes qui...” Puisque cette classe portait, pour finir, le nom d'un nombre, Frege,

pendant longtemps, n'a pas entretenu beaucoup de doutes quant à son existence.

Mais, nantis de ce petit bout de savoir frégéen sur le nombre comme classe d'équiva-

lences de classes, tournons-nous vers quelques exemples bien choisis ; soit la fonction

propositionnelle suivante : “... est un nombre pair compris en 2 et 12.” J'essaie empiriquement

des nombres et, guidé par mon flair (et mon savoir sur les nombres, pairs entre autres), je

trouve 2, 4, 6, 8, 10 et 12, soit au bout du compte 6 nombres. 6 objets satisfont à la fonction en

question dont le domaine est la classe d'équivalences de toutes les fonctions qui se trouvent

être satisfaites par 6 objets. Pas un de moins, pas un de plus. Or “6” est un objet, je le sais (ou

crois le savoir) puisque je l'ai rencontré comme tel dans l'énumération des objets qui satisfont à

la fonction. Je suis donc tombé sur une fonction dont le domaine, peuplé d'objets, est lui-même

un objet. Tout va bien. Frege tient le bon bout.

Mais prenons tout de suite une fonction moins quelconque, par exemple : ":. est un

nombre pair". Sans avoir fait MathSpé, je sais que ce nombre est infini (), et que l'infini n'est ni

pair, ni impair. J'ai donc affaire à une classe d'équivalences () qui ne se rencontre pas en tant

qu'objet satisfaisant à la fonction. Comment donc savoir si, dans ce cas-là, le domaine a droit

au nom “d’objet” ? Il serait bien périlleux de répondre. Mais nous avons dans cet exemple

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Le corps légitime, p. 43

impliqué l'infini, qui apporte toujours avec lui beaucoup de trouble. Tournons-nous donc vers

des exemples qui restent dans le fini familier.

Pour ce faire, il nous faut nous détourner des nombres, qui nous abusent dans la mesure

où nous croyons bien les connaître. Mais nous avons dès le départ vu que les fonctions

propositionnelles de Frege prennent en charge bien plus que des assertions sur des nombres.

Soit donc notre exemple précédent : “La capitale de...” ; nous savons que seuls des pays, des

empires, des royaumes, etc... ont des capitales ; mais l'ensemble de ces “objets” n'est

assurément pas une capitale (alors que, dans l'immense majorité de cas, un ensemble de

nombre est un nombre, du fait des lois de composition internes à leur structure). Donc la

fonction “Capitale de...” est exemplaire de toutes les fonctions dont “l’ensemble des objets qui

satisfont” n'appartient pas à lui-même. On ne trouve pas cet ensemble au titre d'objet, comme

c'était le cas dans notre exemple avec le nombre 6.

Or le nombre, but de toute cette entreprise, est conçu par Frege comme “la classe de

toutes les classes équipotentes”. Sélectionnons donc, comme le fait Russell, ces classes

particulières (mais intuitivement extrêmement fréquentes) “qui ne s'appartiennent pas à elles-

mêmes”. Si je pose alors la question de la classe qui les collectiviserait, “la classe de toutes ces

classes qui ne s'appartiennent pas à elles-mêmes”, j'ai l'énoncé classique du paradoxe de

Russell, qui se déploie dès lors de la façon suivante.

*

Cette classe, ou bien s'appartient, ou bien ne s'appartient pas. La contradiction n'étant

pas sémantiquement immédiate, il faut la déplier un peu. Soit donc la première éventualité :

posons que cette “classe de toutes les classes qui...” s'appartient à elle-même. Elle s'exclue de

ce fait des classes qu'elle collectivise, pour rejoindre l'autre classe, celle des classes qui

s'appartiennent à elles-mêmes. Ici, la contradiction est claire : puisqu'elle ne peut appartenir à la

fois aux classes qui s'appartiennent et à celles qui ne s'appartiennent pas, et que par ailleurs

nous venons de rappeler qu'en fonction de l'hypothèse de départ la concernant, elle appartient

bien à celles qui s'appartiennent, alors elle n'appartient pas à celles qu'elle collectivise, elle ne

s'appartient pas à elle-même. Notre hypothèse de départ est contredite.

Choisissons donc de dire qu'elle ne s'appartient pas à elle-même, qu'elle n'appartient

donc pas à l'ensemble qu'elle collectivise. Sa définition la fait imédiatement ranger à cet endroit,

donc elle s'appartient. A nouveau contradiction. Voilà donc la petite broutille par quoi s'est

trouvée ouverte la célèbre “crise des fondements” des mathématiques au début de ce siècle.

Ce qui va nous importer désormais, c'est la mise en jeu décisive de deux types différents de

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Le corps légitime, p. 44

“un” à cet endroit (précisement ceux que nous retrouverons dans notre commentaire lacanien

sous les qualificatifs de unaire et unien).

En effet, l'un élementaire est clair : il est celui qui apparaît comme manque dans toute

opération de bijection. Soit par exemple deux classes composées d'éléments ; je ne sais pas

combien il y en a dans chacune puisque je ne sais pas encore compter. Mais j'ai une règle

simple : à chaque fois que je raye un élément à gauche, j'en raye immédiatement unà droite. On

suppose que je sais ce que je dis quand je dis ça. Il se peut donc qu'au dernier trait à gauche

succède un dernier trait à droite : je dirai alors, par convention, que les deux classes sont

“équipotentes”, autrement dit qu'elles appartiennent toutes deux à une même classe que, dans

mon ignorance, j'appellerai celle du nombre x (plus tard, quand je saurai compter, je

m'apercevrai que le nombre x n'est autre que le nombre de fois où j'ai effectué un trait à gauche

et à droite). Mais supposons maintenant qu'ayant tiré un dernier trait à gauche, il ne m'en reste

plus à tirer à droite : j'aurai alors une différence de 1. Le un élémentaire surgit quand il n'a plus

de répondant.

Tant qu'on biffe à gauche et à droite, il ne se passe pratiquement rien ; il n'y a pas d'un en

vue. Par contre, dès qu'on ne peut plus biffer que d'un côté, voilà soudain présent cet un si

indubitable que Lacan a pris soin de le faire claquer comme un drapeau : Y a d'l'un. De l'un, de

cet un-là, il y en a . Pas besoin de se demander indéfiniment ce qu'il est, sa quiddité, sa

genèse, son ascendance, non : l'évidence est son royaume. De lui, il y en a. Point.

*

Ce seul mot de "biffer" — qui qualifie la procèdure bijective — invite d'abord à la rêverie,

ne serait-ce que pour saluer Michel Leiris : Biffures, Fourbis, Fibrilles, Fibules, en voilà un qui a

joué jusqu'à plus soif de ce que c'est que biffer (il fut biffin), jusqu'à en faire quelque chose

comme une théorie de l'écriture littéraire.

Mais il m'est aussi arrivé, il y a déjà plutôt longtemps, de dépouiller une masse

volumineuse de contrats de mariage du XVIIe siècle. Ce genre de contrat ne touchait guère

alors que les enfants de la bourgeoisie et de la noblesse, qui savaient écrire et signer. Mais

pour la petite bourgeoisie, il était fréquent que les témoins en soient incapables. Et c'était

toujours pour moi une même émotion, discrète mais singulière, à la vue de cette croix

malhabile, appuyée, qui sentait encore l'effort et la langue tirée, au-dessous d'un nom

calligraphié par une main savante et pressée de clerc de notaire. J'ai vite tout oublié

consciencieusement et, pas mal d'années plus tard, je lisais non moins consciencieusement le

séminaire sur L'identification où Lacan parle du nom propre, et où il en vient à dire pourquoi les

illettrés ont toujours été invités dans nos cultures à “faire une croix”. Après tout, pourquoi pas un

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Le corps légitime, p. 45

cercle, un carré, un simple trait ? Mais non, et tout s'est éclairé à la simple remarque qu'une

trace "biffée" (et non pas "effacée", d'ailleurs) suffit à constituer l'un des signes les plus

caractéristiques de l'humain. Oui, c'est vrai, j'aimerais en témoigner, ces croix sentaient

l'humain bien plus que les commodes, buffets et autres argenteries dont j'étais chargé de faire

l'inventaire.

*

Y a d'l'un : ceci s'avère donc au moment précis où une biffure ne trouve plus à se répéter.

Cet un qu'on dira pour l'instant élémentaire (en attendant les citations précises où il trouve son

baptème lacanien de “unaire”), cet un élémentaire apparaît dans le soudain défaut d'une

procédure bijective. Le renversement est ici complet : 2 n'est plus 1+1, mais 1, ce un-là, le un

du compte, surgit quand le 2 ordinal — considéré donc comme premier dans le procès

bijectif — se refuse (versagt, aurait dit Freud). La soudaine impossibilité de répéter la biffure par

défaut de l'élément qui l'aurait supportée fonde cet un. Ce qui entrave la répétition — cette

répétition dont les analystes font si souvent usage — est ce qui supporte l'un du compte. Qui

plus est, au niveau sub-atomique où nous nous trouvons pour l'instant, l'un n'est pas plus à

chercher dans l'élément biffé à gauche que dans l'absence de l'élément de droite. Va compter

pour un ce déséquilibre-là, le fait que l'élément biffé n'a pas de répondant : un est le constat de

cette disparité. Si un, par la suite, sera identique à lui-même au titre d'être toujours le même

constat de la même disparité, il ne faudra pas oublier qu'en son temps de surgissement, il

n'était en rien “identique à lui-même”, puisque ce “lui-même” n'aura été rien qu'une irréductible

disparité.

Au passage, nous pouvons essayer de faire jouer cette information concernant la

disparité constitutive de cet un élémentaire sur le “lui-même” de la célèbre maxime : “Le

psychanalyste ne s'autorise que de lui-même”. Entre ce “lui” et ce “même”, comme entre la

trace biffée à gauche et l'absence de trace biffée à droite, surgit... notre vieille connaissance : le

trait d'union, déjà bien repéré dans “Jésus-Christ”, ou dans “le x-domaine”. (Les hispanisants

ont à cet endroit un petit avantage sur nous puisque le guion, le trait d'union typographique,

c'est aussi la croix qui précède une communauté, ou encore la bannière en tête d'une

procession : ce qui fait de l'un. Mais il est vrai que dès que la langue s'empare de l'un, il est,

comme ici, fondamentalement équivoque.)

Regrettons donc simplement que “trait d'union” ne comporte pas, entre “trait” et “d'union”

un trait-d'union : peut-être que cette curiosité attirerait un peu plus l'attention sur ce lien très

singulier entre écriture et métaphysique. Et retenons donc que ce un élémentaire est désormais

conçu comme un trébuchement de l'ordinal : là où, pour biffer, je faisais tac-tac (sans pouvoir

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Le corps légitime, p. 46

savoir, bien sûr, que du point de vue cardinal j'avais affaire au nombre 2), je ne peux plus

soudain que faire tac-... Je m'arrête sur le trait d'union, si discret par ailleurs dès qu'il peut être

flanqué d'un partenaire à droite.

Voici donc localisé l'un élémentaire, qui va servir à faire la différence entre une classe à x

élements, et la classe, considérée au prix de certaines autres hypothèses comme la classe

“successeur”, à savoir une classe composée de x+1 éleéments. Cet un-là est soutenu par l'acte

de la biffure bijective par laquelle un certain “deux” trébuche et défaille, et voilà le un qui

s'installe dans la soudaine disparité du deux ordinal, en plein milieu de l'acte qui aurait biffé à

gauche et à droite.

*

La classe-comme-une, elle, est soutenue par un type d'unité fort différent, qu'on qualifiera

d'abord comme plus statique. On ne pressent aucun acte à cet endroit, au sens où si une

classe est considérée comme “as-one”, elle semble bien n'avoir pour cela aucun besoin de se

placer dans un duo ou un triplet, dans une quelconque ordination. Elle arrive à être une toute

seule, si l'on peut dire ; affirmation vague, mais qui n'aurait aucun sens au niveau du un

élementaire, coincé dans le suspens d'une répétition. Et d'ailleurs, dans la procédure bijective,

l'unité de la class-as-one n'est jamais appelée à être biffée, elle n'entre à aucun moment dans la

succession des ratures. Disons le maintenant d'un mot précis : c'est une unité qui n'a rien

d'ordinal, elle n'est pas prise dans un ordre (de ratures, de biffures, de décomptes).

Et pourtant, en dépit de ces différences entre ce un global et le un élémentaire, il y a un

point de confusion ou d'équivalence qu'il est permis de pointer dans le cadre de la procédure

bijective que nous venons d'étudier. Prenons deux classes, l'une à gauche, l'autre à droite, et

supposons pour les commodités de la démonstration que la classe de gauche est le successeur

immédiat de celle de droite, autrement dit qu'elle possède un élément de plus, et un seul.

Tenons pour rien l'ensemble des biffures droite-gauche, et arrêtons-nous à l'instant, accentué

précédemment, où, ayant biffé à gauche, je ne trouve “rien” à biffer à droite. Moment de

surgissement de l'un élémentaire, avions-nous dit, mais moment aussi où une curieuse

équivalence se propose : jusque-là, à un élément gauche correspondait bijectivement un

élement droit ; au moment où il n'y en a plus à droite, l'élément de gauche n'a plus pour

correspondance que, ou “rien”, ou cette classe vide de tout élément. Et c'est à cet endroit précis

que se situe un choix fondamental, opéré d'abord Frege (et longuement commenté par Lacan

tout au long de son séminaire “Ou pire...”), à savoir que cette classe vide, cette classe-comme-

une que la procédure bijective a épuisé de ses éléments, vale zéro. La différence fondamentale

entre le zéro et le rien tient à la classe-comme-une.

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Le corps légitime, p. 47

La tentative frégéenne de faire tenir ce corps corporatif qui aurait rassemblé, dans une

remarquable co-présence, l'ensemble des objets aptes à satisfaire à la fonction, subit donc un

curieux destin : à la fois il s'avère intenable (pas moyen de faire équivaloir en toute circonstance

“domaine” et “classe-comme-une”), et en même temps nous ne pouvons pas nous passer de lui

si nous voulons — exigence qui n'agitait pas beaucoup les juristes anglais, c'est vrai — qu'une

“place vide” ne soit pas “rien”.

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Le corps légitime, p. 48

Jeudi 14 février 1991

DE L’UN UNAIRE

Nous voici une nouvelle fois au cœur des interrogations lacaniennes sur l'un,

interrogations qui au fil des ans de cet enseignement ont trouvé à se calibrer prioritairement

dans les deux adjectifs d'unaire et d'unien. Une nouvelle fois, puisque ne serait-ce qu'au

moment d'étudier, dans le cadre de la dialectique spéculaire, la différence décisive entre l'idéal

du moi (I) et le moi idéal (i'(a)), j'avais dû essayer de rendre compte de la différence structurale

entre ces deux un ; le un unaire est en effet le support indispensable de I, signifiant non

spécularisé, tandis que i'(a), unité imaginaire par excellence, se soutient de la réflexion

lacanienne sur l'unien.

Par ailleurs, la dernière fois j’ai proposé un double support imaginaire pour donner

consistance à cette opposition structurale, à partir de l'avancée de Frege dans sa tentative pour

fonder l'arithmétique. Nous avons ainsi différencié le un “élémentaire”, celui qui ne surgit que

dans le défaut de la double biffure d'une procédure bijective, celui qui donc n'est un que parce

qu'il manque d'alter ego, et l'un de la class-as-one de Russell, qui s'offre comme un contenant,

éventuellement vide, nous permettant de marquer un écart fondamental entre le zéro et le rien.

Nous allons maintenant suivre au plus près certaines citations de Lacan dans ses

séminaires pour tester la validité du modèle frégéen ; Lacan cherche-t-il à dire la même chose

que Frege à cet endroit ?

*

Commençons par le plus facile à cerner, c'est-à-dire par l'unaire. Sa date de naissance

est bien marquée : il s'agit des tout premiers séminaires de L'identification, entre autres celui du

6 décembre 1961 où il apparaît alors en toute clarté pour la première fois. La chose commence

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Le corps légitime, p. 49

d'abord par une reprise de l'affaire du cogito cartésien, décisive dans l'histoire de la lecture de

Descartes par Lacan. Pour la première fois en effet, Lacan trouve à nommer clairement ce qui

l'embarrasse dans le cogito, ce qui jusque-là a fait qu'en dépit de ses remarques le plus souvent

laudatives sur le sujet selon Descartes, il lui fallait repousser énergiquement tout ce que lui

amenait en même temps “la tradition philosophique issue du cogito”. Dans les premières lignes

de son article de 1949 sur «Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je», il écrivait

par exemple : “L'expérience que la psychanalyse nous apporte de la fonction du Je nous

oppose à toute philosophie issue directement du cogito4.” Les dix années suivantes n'ont pas

fondamentalement modifié la perspective ; il y a bien, dans le cogito cartésien, quelque chose

qui nous regarde au premier chef, mais nous ne pouvons pas nous l'approprier sans précaution,

nous ne pouvons pas nous noyer dans la tradition cartésienne, i.e. dans un idéalisme foncier.

Or la nouvelle nomination qui surgit dès le premier séminaire de cette année-là, dès le 15

novembre 1961, va permettre de séparer comme jamais auparavant le bon grain de l'ivraie. Ce

qu'il faut refuser et proscrire, c'est ce sujet que Lacan propose alors d'appeler le “sujet-supposé

savoir”, c'est-à-dire ce qui s'offre dans le sujet cartésien de perspectives quant à un savoir

absolu. Déjà, dans le même texte de 1949, il remarquait que “nos tentatives théoriques

pourraient rester exposées au reproche de se projeter dans l'impensable d'un sujet absolu.”

Pour lutter alors contre une telle hypothèse, évidemment considérée comme irrecevable dans la

psychanalyse, il proposait une “méthode de réduction symbolique” ; mais celle-ci restait alors

plutôt vague. Avec l'heureuse appellation de sujet-supposé-savoir, Lacan trouve maintenant à

extraire du cogito à peu près tout ce qui pouvait le géner : aussi bien l'aspect cartésien de res

cogitans que le “leurre hégélien” (Lacan dixit) dû savoir absolu. Moyennant quoi il peut en venir

à focaliser toute l'attention sur l'unique moment d'émergence d'ego, avant tout engagement

dans une res cogitans, et avant bien sûr toute garantie offerte par un Dieu non-trompeur. Un

ego suspendu à son “Je pense”, entendu comme écart et relation entre deux pensées :

Ce que nous trouvons, dit-il le 22 novembre, à la limite de l'expérience cartésienne comme telle du sujet évanouissant, c'est la nécessité de ce garant, du trait de structure le plus simple, du trait unique, si j'ose dire, absolument dépersonnalisé, non pas seulement de tout contenu subjectif, mais même de toute variation qui dépasse cet unique trait, ce trait qui est un d'être le trait unique.

Il poursuit dans le même séminaire :

C'est dans la mesure où 'A est A' doit être mis en question que nous pouvons faire avancer le problème de l'identification. Je vous indique d'ores et déjà que je ferai tourner ma démonstration autour de la fonction de l'un.

4. J. Lacan, Écrits, p. 93

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Le corps légitime, p. 50

Mais cette fonction de l'un ne le retient que pour autant qu'elle touche à l'essence même

de la fonction du signifiant. Ayant une nouvelle fois invoqué le signe saussurien, il ajoute :

Autrement dit, à la différence du signe [...], ce qui distingue le signifiant, c'est seulement d'être ce que tous les autres ne sont pas ; ce qui, dans le signifiant, implique cette fonction de l'unité, c'est justement de n'être que différence. C'est en tant que pure différence que l'unité, dans sa fonction signifiante, se structure, se constitue.

Tout est en place maintenant pour que ce fameux séminaire du 6 décembre apporte sa

fournée de précisions et de définitions nouvelles.

*

Le premier souci de Lacan est d'abord de faire vaciller pour ses auditeurs la conviction

intime selon laquelle “A est A”. Il le faut puisqu'il veut clairement poser son sujet comme ce par

quoi s'effectue l'identification. Celle-ci est un résultat, et donc ne saurait être considérée en

même temps comme un point de départ. Si l'identification est bien ce que prétend alors Lacan,

à savoir “l'assomption par le sujet de deux apparitions pourtant bien différentes”, il lui faut bien

écarter la self-identité de l'occurrence de la lettre, ce que lui apporte en effet la définition

saussurienne du signifiant.

Mais avec l'identification, il veut faire plus : il veut intercaler un sujet entre deux traits

“uniques” ; c'est sa façon d'entendre le cogito. “C'est de l'effet du signifiant que surgit comme tel

le sujet” : voilà ce que lui amène un certain Descartes. Il s'agit, dit-il encore, “de former en un

rapport, en une relation, la dépendance du sujet comme tel au signifiant.” D'où la question

décisive, inarticulée jusque-là : “Qu'est-ce qu'un signifiant ?”

Non plus le signifiant, mais un. C'est une toute autre question, impossible à poser chez

Saussure puisque, pour ce dernier, “un” signifiant n’existe comme tel qu'accolé à un signifié

dans un signe. Il n'existe pas de partition du signifiant indépendamment de la partition du

signifié ; “comme tels”, “le” signifiant et “le” signifié ne sont que masses amorphes. On ne peut

pas vraiment savoir, en toute rigueur, ce que c'est dans ce décor que “un” signifiant — si du

moins on veut le saisir comme autre chose que l'une des deux faces d'un signe.

C'est donc pour introduire à “l’essence du signifiant” que Lacan, invoquant l'einziger Zug

freudien, propose le qualificatif de “unaire” dont il précise alors (soulignant par là-même qu'il est

en train de l'introduire) que “ce n'est point un néologisme, qu'il est employé dans la théorie dite

des ensembles"“ (je ne saurais pour ma part justifier cette provenance mathématicienne). Suit

alors la présentation de l'os de renne du Musée St. Germain : Lacan, observant les coches sur

l'os, a soudain le sentiment inhabituel de faire face à du signifiant à l'état pur, et ceci parce que,

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Le corps légitime, p. 51

“faute d'informations” comme il le dit encore, il sait être incapable de donner le moindre sens à

ces encoches. Ont-elles désigné, pour celui qui les a tracées, des animaux tués, des membres

du clan, des lunaisons ? Pour lui, il est permis de supposer qu'il s'agissait de signes au sens où

chacune de ces encoches renvoyait à un référent, donc développait une signification au sens

lacanien du terme (pour Lacan, la signification ne tient pas au rapport Sa/Sé, mais à un rapport

Signifiant/Référent, dont le Sé n'est qu'un effet). Mais pour nous aujourd'hui, ce lien s'est

irremédiablement perdu, ce que Lacan appelle alors les “effaçons” du signe : le signe ainsi

“effacé” est celui qui a perdu son référent, ce qui entraîne que le Sé est égal à zéro, ce qui du

coup nous dévoile en toute clarté “le signifiant comme tel” sous sa “forme localisée”, à savoir la

lettre. La théorie lacanienne de la naissance de l'écriture est toute entière dépendante de ces

considérations.

Mais voici donc qu'avec le signifiant à l'état pur apparaît quelque chose comme la

différence à l'état pur aussi : une différence qui n'est pas basée sur une dissemblance, mais qui

tient désormais à la constitution unaire de l'élément, qui n'est plus défini “en lui-même”, mais en

relation à un “tous” (les autres) dont il diffère. C'est à cet endroit que Lacan reprend la définition

hyperclassique du signe, dans la droite ligne de Port-Royal5 : le signe, dit-il, c'est ce qui

représente quelque chose pour quelqu'un. Pour notre sauvage tailleur d'encoches, ces marques

représentaient quelque chose d'autre qu'elles-mêmes. Pour nous, ce lien s'est rompu, et du

coup il y a plus aucun “quelqu'un” pour ordonner le signe à la chose qu'il représentait.

L'effacement de cette “chose” a destitué le “quelqu'un”, entraînant ce que Lacan appelle d'abord

“une modification de la formule du signe pour, poursuit-il, comprendre ce dont il s'agit dans

l'avènement du signifiant.” Et à cet endroit précisément surgit la définition appelée à résonner

longuement :

Le signifiant, à l'envers du signe, n'est pas ce qui représente quelque chose pour quelqu'un ; c'est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant.

Et il conclut ce séminaire en enchaînant sur sa chienne — dont il a longuement

développé quelques temps auparavant à quel point elle est douée de la parole — remarquant

que s'il lui est possible, à lui, son maître, de donner à cet animal des signes, il n'arrive pas à lui

donner des signifiants. “La différence de la parole et du langage consiste justement, dit-il à la

toute fin de ce séminaire, dans cette émergence de la fonction du signifiant.”

A nous en tenir là, nous pouvons bien avoir le sentiment d'une confirmation par rapport à

l'un élémentaire frégéen : l'un de signifiant, dit donc “unaire”, n'apparaît que lorsqu'une “effaçon”

a brisé la procédure bijective qui jusque-là reliait cette marque à son référent. “A n'est pas A”

5. Mais énoncé seulement deux siècles plus tard par Charles Sanders Pierce.

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Le corps légitime, p. 52

parce que A a d'abord été un signe, quelque chose qui renvoyait à autre chose, puis ce lien

s'est rompu, et il importe pour Lacan de ne pas rater ce temps-là, celui où le lien qui engendrait

la signification s'est mis à faire défaut, mais où A est néanmoins resté tendu vers quelque

chose d'autre — qui n'est plus son référent, mais : un autre signifiant. Ce temps importe à

Lacan puisque c'est exactement celui du sujet qu'il cherche à faire valoir, non seulement au titre

de la psychanalyse, mais au titre du cogito cartésien aussi bien. Dans celui-ci en effet, le doute

hyperbolique a cassé toutes les relations entre les figures et ce qu'elles étaient censées figurer.

C'est donc avec des figures “effacées” dans leur capacité représentationnelle que ego parvient

à sa certitude d'exister.

Au contraire, affirmer d'emblée que “A est A”, c'est replier dans une sorte de self-

référence l'espèce de valence laissée libre par “l’effaçon”, cette valence que Lacan s'empresse

de faire équivaloir à un sujet. Dire d'emblée que “A est A”, c'est couper l'herbe sous le pied du

sujet lacanien ; c'est convenir que, puisque A ne représente plus “quelque chose pour

quelqu'un”, il représente donc “lui-même”, ce qui est une façon de maintenir le “quelqu'un” aux

lieux et places où Lacan essaie d'installer son sujet, qui n'est aucun “lui-même”, aucun

quelqu'un.

Il ne faut pas perdre de vue ce qui glisse de la définition du signe à celle du signifiant ;

c'est le verbe, le “représenter pour” dont il importe de saisir ici, sur le vif de ce glissement, les

nuances que Lacan aura imprimées à son emploi. Dans la définition du signe, nous avons trois

termes violemment différenciés dans notre tradition : “quelqu'un” qui désigne à la fois du un, de

l'individu donc, et par là-même, dans un autre insensible glissement, de la personne humaine (il

y a inexorablement de l'ego dans ce quelqu'un). Ensuite, il y a “signe”, mot sur lequel la

définition entend jeter quelque lumière ; “quelque chose” enfin, expression qui, dans ce

contexte, ne signifie rien que “non-signe”. Et donc, pour finir, le signe est ce qui représente

quelque chose (d'autre que lui) pour quelqu' un.

Par contre, avec la définition du signifiant, nous avons bien toujours trois places (de fait,

dans la terminologie de Tesnières, “représenter pour” est un verbe trivalent), mais seulement

deux ternes : sujet et signifiant. D'où un bégaiement initial que Dany-Robert Dufour a

magistralement repéré dans son Bégaiement des Maîtres, puisque la définition du mot

“signifiant” emploie ce même mot de signifiant. Ce n'est pas parce que le second est dit “autre”

que ça ne fait pas le bégaiement. A écouter distraitement la définition lacanienne du signifiant,

on pourrait donc doctement en conclure que, au fond, le signifiant c'est ce qui... se mord la

queue. On ne serait pas forcément loin de la vérité en disant cela, sauf que dans cette morsure-

là, Lacan a introduit un nouvel élément, dit “sujet”, qui, au regard du verbe “représenter pour”,

vient prendre exactement la place du “quelque chose”, c'est-à-dire de “ce qui est représenté”.

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Le corps légitime, p. 53

Grammaticalement d'ailleurs, le mot “sujet” est très symptômatiquement complément d'objet du

verbe représenter, alors que dans la définition du signe le “quelqu'un” était complément de but,

répondant à la question “pour qui ?”

Mais l'apparent bégaiement ne se réduit pas à une simple faute de logique ; il marque

bien que là où, avec la définition du signe, nous avions trois niveaux différents ordonnés — du

quelque chose au quelqu'un en passant par la signe — avec un signifiant et “l’autre” signifiant,

nous n'avons plus qu'une mise à plat où l'écart entre ces deux éléments de même niveau, de

même qualité, reçoit lui aussi un nom : “sujet”. Mettons donc les deux définitions en parallèle :

quelqu'un signe quelque chose

autre signifiant signifiant sujet

Il apparaît alors, dans cette disposition, que le “A est A” peut se rendre par :

quelqu' un A

où l'on peut lire que l'affirmation de l'identité de la lettre n'est rien qu'une élision de la

fomiule générale du signe, qu'elle maintient de fait la présence du “quelqu' un”.

*

Nous touchons là à des points strictement axiomatiques. Il est particulièrement vain de

chercher laquelle de ces deux affirmations — sur l'identité ou la non-identité de la lettre — est la

“vraie” ; aussi vain que de chercher à savoir s'il est plus “vrai” que par un point, il passe une ou

zéro ou une infinité de parallèle(s) à une droite donnée. Ce qu'il est permis de savoir à cet

endroit, c'est que tout choix commande impérativement des conséquences différentes, des

théorèmes différents.

Affirmer l'identité de la lettre, c'est jouer (subrepticement) du “quelqu'un”, d'ego. Affirmer

la non-identité de la lettre, son splitting inaugural identique à celui que nous avons vu se mettre

en place avec l'un élémentaire frégéen, c'est s'aventurer à poser la question de ce qui fait lien,

“rapport et relation”, d'une lettre à l'autre. A l'endroit de cet écart, Lacan a introduit son terme de

sujet, comme le point fort de la découverte freudienne : qu'il existe un sujet qui n'est pas

déterminé par les signes qui renseigneraient sur l'état du monde, mais un sujet qui dépend

exclusivement de l'agencement de la face signifiante des signes qui l'habitent, ce qui chez

Freud porte le nom de Vorstellungsrepräsentanz ; la face “repräsentanz” de ces Vorstellungen,

c'est ce à quoi Lacan rattache sa conception, non pas du “je” ni du moi, mais du sujet.

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Le corps légitime, p. 54

*

Ainsi donc le signifiant, la lettre et le trait unaire se trouvent quasi identifiés l'un à l'autre

dans la définition même du sujet promue ce 6 décembre 1961. La lettre y est en effet présentée

comme la “structure localisée du signifiant”, autrement dit elle est la réponse à la question :

“Qu'est-ce qu'un signifiant ?” Un signifiant est une lettre, entendue clairement par Lacan comme

le résultat d'une opération “d"‘effaçon”. La lettre est donc un signe qui a perdu son “quelque

chose”, donc du même coup son "“quelqu'un”, en n'oubliant pas de rajouter que la perte du

“quelque chose” ne fait pas pour autant tomber ce signe dans l'auto-référence, dans le “A est

A” : la lettre “effacée” continue de représenter autre chose qu'elle-même : un “sujet”, suggère

alors Lacan (et c'est là l'une des opérations-clefs du retour à Freud). Voici donc la lettre qui

représente un sujet pour... une autre lettre, tout autant “effacée”.

Cliniquement, de telles considération sont très parlantes : ces fameuses lettres que

Lacan dira plus tard “en souffrance dans le transfert”, se remarquent en ceci que leur insistance

à travers diverses manifestations de l'inconscient ne livre pas de significations : certes, elles

participent à des significations, mais elles semblent mener une vie bien à elles, constituant au fil

du temps chez l'analyste une sorte de thesaurus pas toujours très conscient, un bataclan qui ne

fait sens ni dans chacun de ses éléments, ni encore moins dans leur “tout” toujours défectueux ;

mais c'est avec certains de ces mœlons-là que se construira, dans le transfert même, la

littéralité du fantasme.

L'unaire, pour en revenir à lui, apparaît donc bien comme le support essentiel de cette

figure de bascule d'un type de un qui ne trouve pas son “autre” sans que se soit creusé l'écart

où Lacan trouve à installer son sujet. On peut mesurer à quel point ce sujet-là n'est pas

supposé savoir quoi que ce soit, entre autres parce que relativement à la définition du signe, il

vient à la place du “quelque chose”, du référent, de ce qui fait que pour Lacan le signe

développe une signification. Par là-même peut se confirmer notre idée de départ selon laquelle

l'appellation toute nouvelle de “sujet-supposé-savoir” (ce quelqu'un pour qui tout signe aurait

son quelque chose, donc sa signification), cette appellation dégage en creux la place de ce

nouveau sujet qui vient comme un soupir musical entre deux quadruples croches, trouvant par

là-même à faire entendre sa petite musique, si singulière qu'elle n'a presque rien de particulier.

*

En même temps, cet unaire sans alter ego se doit de jouir d'une autre propriété, qui est

loin d'être apparente au premier abord, et qui est néanmoins constitutive. Cet unaire est

insécable : il est éminemment simple, au sens où il arrive qu'on emploie cet adjectif pour le dieu

du monothéisme, d'une unité elle aussi parfaitement insécable (même et surtout lorsqu'elle

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Le corps légitime, p. 55

s'articule en trois personnes — mystère de la sainte Trinité). Curieuse propriété, quand on y

pense, et qui ne prend son relief que si l'on prête attention à la thèse inverse, abondamment

déployée par Derrida sous le terme de dissémination.

Avec son Facteur de la vérité (et bien d'autres textes à la suite), Derrida a soutenu, contre

la thèse du séminaire sur La lettre volée, que la lettre s'érode, se dégrade, se partitionne, se

dissémine. Et qu'à ce titre, il est faux d'affirmer comme le fait Lacan “qu'une lettre arrive

toujours à destination”. Tout l'accent mis par Derrida sur l'archivage, la matérialité de l'archive et

de la trace, va dans le même sens, qui revient à dire : “il n'y a rien d'unaire, si unaire veut bien

dire : «insécable»”. De fait, nous ne pourrons guère pour l'instant entrer plus dans le vif du

débat, puisque Derrida interroge à sa façon sur la séparation entre unaire et unien. Il nous

faudra donc dès la prochaine fois dégager au maximum les apories de l'unien lacanien pour

avoir quelques chances de passer au microscope la supposée frontière entre les deux et, de là,

peut-être, trouver réponse aux thèses derridiennes.

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Le corps légitime, p. 56

Jeudi 14 mars 1991

DE L’UN UNIEN

En présentant les fois précédentes une sorte de balancement entre unaire et unien,

j'avais raison et j'avais tort. Raison, parce que j'espère bien arriver à leur donner les valeurs que

je leur ai dans un premier temps prêtées : l'unaire symbolique, l'unien imaginaire. Mais si le

premier point ne fait guère problème au niveau du commentaire du texte lacanien, il n'en va pas

de même pour le second : l'unien, invention tardive, n'apparaît pas dans la même clarté que

l'unaire, et surgit au contraire dans un contexte où il est beaucoup plus difficile de se repérer

que dans ces séminaires du début de L'identification qui prennent, à nos yeux d'aujourd'hui, des

allures d'épures avec leurs définitions du signe, du signifiant, du sujet, de la lettre et de ses

“effaçons”, etc .

L'unien débarque, lui, dans l'année universitaire 1971-72, laquelle présente une petite

particularité dans l'enseignement de Lacan. D'une part, il poursuit trés classiquement son

séminaire (“... 0u pire”) deux fois par mois au Panthéon, mais en plus, cette année-là, le premier

jeudi de chaque mois, il donne une conférence à la chapelle de l'hopital St. Anne sous le titre

“Le savoir de l'analyste"“. En dépit de son souci de différencier les deux publics et son dire face

à chacun (le public du séminaire, il le tient au départ pour “plus sérieux”, il semble pouvoir le

malmener tout à son aise, alors qu'il fait mine de prendre des gants avec ce qu'il croit être les

psychiatres de St. Anne), il s'aperçoit vite qu'en fait ce sont les mêmes ; et, de fait, son propos

aussi n'est pas très différent, ni dans le thème ni dans le style, si bien que la lecture la plus

efficace est sûrement celle, strictement chronologique, qui insère les conférences du jeudi à

leur place dans le cours des séminaires.

*

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Le corps légitime, p. 57

Tout au long de cette année, Lacan est en prise directe avec ce qu'il a déjà commencé à

établir l'an d'avant dans D'un discours qui ne serait pas du semblant, et que nous appelons

après lui “les formules (quantiques) de la sexuation”. Avant de les réécrire et de les étudier,

quelques considérations liminaires.

Tout tourne bien sûr autour du “Il n'y a pas de rapport sexuel”, envisagé tel quel dès la fin

de La logique du fantasme, et souvent répété depuis. On ne remarque pas assez à ce propos

cette chose toute simple : que si Lacan a pu être conduit à un tel énoncé, ce n'est pas au titre

d'avoir été une sorte de patient entomologiste de l'espèce humaine qui, au terme d'une vie de

travail, serait arrivé à ce stupéfiant constat : “Oyez ! Oyez ! Chez l'être humain, il n'y a pas de

rapport sexuel.” Non. Il est arrivé là-dessus parce qu'il avait pris les choses par le bout d'une

théorie liée au signifiant, autrement dit un système qui offre de la différence autant qu'on en veut

(et plus encore), qui donc met “en rapport” n'importe quoi avec n'importe quoi dans la mesure

où tous ces “n'importe quoi” possibles et imaginables ne seront jamais que des signifiants. Avec

l'ordre symbolique tel qu'il l'a défini, disons : depuis la parenthèse des parenthèses (1966),

Lacan se trouve dans un système où il y a sans cesse du rapport entre des différences, mais

pas aussi facilement du rapport entre des oppositions.

Attardons-nous un peu sur ce point, car c'est l'une des grandes hétérogénéités, basales,

d'avec Freud. Chez ce dernier, les couples d'opposition générateurs de conflits sont toujours

premiers, et ils abondent : Ics/Pcs-Cs ; principe de plaisir/principe de réalité ; l'ambivalence

affective comme réalité première dénotant l'irréductible conflit amour/ haine ; pulsion de

vie/pulsion de mort. Ce qui est potentiellement riche de conséquences — heureuses ou

malheureuses, c'est une autre question ! — c'est pour Freud le conflit irréductible (d'où est issu,

aussi bien, le symptôme type, l'hystérique). Freud organise la base formelle de toute son

armature théorique sur cette idée de deux uns radicalement opposés l'un à l'autre, dont la pente

naturelle pour chacun est d'être en rapport avec l'autre. Le conflit est ici le mode d'un rapport

considéré comme absolument naturel ; qui pourrait penser que l'amour et la haine, la vie et la

mort, si apparemment en conflit en effet, sont “sans rapport” ? Certainement pas Freud, en tous

les cas pas le Freud qui baigne dans une théorie classique du signe et qui pense qu'en usant de

mots comme “vie” ou “mort”, il parle exclusivement des réalités que peuvent être la vie et la

mort. Car entre des réalités comme celles-là, il peut bien y avoir conflit, et l'on ne saurait donner

tort à Freud sur ce point : dans le cadre d'une théorie représentationnelle, d'une théorie où l'on

pense prioritairement qu'un signe représente quelque chose pour quelqu'un, il n'est

certainement pas impertinent de tout faire démarrer à partir du conflit.

Mais dans une théorie qui, tout en usant du signe, certes, ne le tient que comme l'un des

constituants de la signification, cette idée qu'à user des mots on ordonnerait des réalités extra-

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Le corps légitime, p. 58

langagières ne peut pas avoir le même ascendant. Non que la théorie lacanienne prétende ne

parler jamais des choses de ce monde, mais Lacan aura toujours fait attention de ne pas

oublier qu'à parler, il œuvre d'abord dans la dimension du discours, et que c'est à ce niveau-là

qu'il faut pouvoir rendre compte des effets de la psychanalyse.

Ainsi donc, pour lui, du fait de son départ dans une théorie du signifiant, il ne peut même

pas faire semblant de savoir ce que c'est qu'un homme ou ce que c'est qu'une femme. Leur

quiddité — s'il y en a une — lui échappe, en tout cas du fait de sa position théorique. Je tiens

d'ailleurs que c'est cela qui l'a conduit à cette petite notion très précieuse cliniquement — et que

nous avons un temps cherché à monter en épingle dans un numéro de la revue Littoral — de

“déclaration de sexe”. Ce moment (si repérable dans pas mal d'existences, même et surtout

lorsqu'il ne parvient pas à avoir lieu), ce moment vient comme un acte, précisément peut-être

parce que à cet endroit, il n'y a pas de rapport. Mais ceci n'est pas pour autant une simple vérité

d'évidence ; peut-être est-ce, par contre, une meilleure façon de prendre les choses puisque, à

vouloir organiser Homme/Femme autour d'un conflit, et aboutir ainsi à la fin d’Analyse finie

infinie à l'opposition Ablehnung der Weiblichkeit/Penisneid, Freud est conduit à plonger toute

l'affaire, pour finir, dans le “grand mystère” (biologique) de la sexualité. Ce qui ne saurait être

considéré comme faux, mais ne nous apporte aucune lumière, et pas même un bord d'ombre

salutaire.

D'autant plus que Freud, averti, supposons-le, par son génie propre, ne se laisse pas

entraîner jusqu'à hypostasier comme des entités en tout point différenciables Homme et

Femme. Il affirme en effet, sans se laisser décourager par les contradictions apparentes que

cela peut développer dans ses propres avancées, qu'il n'y a qu'une seule libido. On sait que

Jones, embarrassé comme tout le monde par ce problème, a franchi assez vite le pas de

décréter le “à chacun son”. C'est en effet une façon d'y faire avec la différence des sexes :

hypostasier chacun, le considérer comme identique à lui-même, et à partir de là, organiser

éventuellement les rapports. Quand on a deux entités solidement établies chacune de son côté,

on peut bien chercher à les mettre “en rapport”. Mais Freud, en dépit de son penchant à tout

organiser en terme de conflit entre des dualités, ne se résoud jamais à l'option prise par Jones.

Contre vents et marées (entre autres, et largement post-mortem, la marée du féminisme qui ne

lui a jamais pardonné ça), Freud a affirmé l'unicité de la libido : il n'y a qu'une libido, et s'il faut la

qualifier, on la dira plutôt mâle.

La fonction x mise en jeu par Lacan doit beaucoup à cette unicité de la libido. Les

termes mis en avant diffèrent : avec Lacan, il s'agit de jouissance, de castration, etc. Mais que

cette fonction soit sans discontinuer dite “phallique”, et qu'elle seule ait à ordonner un sexe à

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Le corps légitime, p. 59

l'autre, ne peut pas ne pas être considéré comme un prolongement de l'unicité de la libido

freudienne.

Il y a donc une et une seule fonction x par laquelle l'être parlant trouverait à se

déterminer comme homme ou comme femme, sans que nous puissions trop vite imaginer que

tout ce qui n'est pas homme est femme, et que tout ce qui n'est pas femme est homme. Cette

bipartition, un Jones pouvait y arriver très rapidement s'il le voulait puisque il conçoit la

différence des sexes comme un problème de classe, chacune possédant son propre trait

spécifique ; Lacan n'y songe même pas car il ne cherche pas à ranger les êtres humains dans

deux grandes cases qui les attendraient depuis toujours, mais à dire l'opération par laquelle il se

fait qu'un sujet parlant (Lacan n'en connaît pas d'autres) advient à sa sexuation singulière. C'est

l'opération qui ici importe, et pas le résultat qui peut, en effet, toujours apparaître sous la forme

d'un classement bipartitif.

Ainsi donc, voilà Lacan en possession de sa fonction phallique x, qu'il dote

immédiatement de quantificateurs sur lesquels nous allons bientôt revenir. Avec ces termes de

“fonction” et de “quantificateur”, nous pourrions bien avoir le sentiment de nous trouver et nous

mouvoir en pleine logique moderne, je veux dire post-frégéenne. C'est le cas ; mais dans le

même temps, depuis et tout au long de son travail avec ses formules de la sexuation, Lacan est

aux prises avec Aristote, la logique aristotélicienne et sa répartition hyperclassique en

Propositions Universelles Affirmatives et Négatives (UA ; UN), et en Propositions Particulières

Affirmatives et Négatives (PA ; PN). Certes, ces propositions sont traductibles en logique

moderne, et je peux bien avoir l'impression que si je dis :

Tout homme est sage

et si j'écris :

x(x sage);x(Hommes)

je signifie la même chose. Mais ce n'est qu'une impression, une illusion référentielle

justifiee , comme lorsque je dis Horse, Pferd ou Cheval. Je dis la même chose, tout en ne

disant pas la même chose.

Il faudra donc ne pas oublier que Lacan se promène en permanence entre deux époques

de la logique qui, en dépit de leurs voies de communications, ne sont certainement pas

superposables en tout point, et développent l'une et l'autre des formules qui ne sont pas

entièrement traductibles. Or ce souci de faire valoir les universelles et les particulières

aristotéliciennes dans leur écriture moderne tient chez Lacan à la question suivante : comment

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Le corps légitime, p. 60

faire le partage et l'articulation entre essence et existence au niveau de la sexuation ? Car il est

indéniable que des hommes et des femmes existent comme tels, mais ce constat, justement,

ne nous livre aucune essence de l'Homme et de la Femme, et encore moins leur rapport. Il n'y a

pas de rapport sexuel entre une essence d'Homme et une essence de Femme, même s'il nous

est donné de savoir qu'il y a, parfois, de l'acte sexuel entre un homme et une femme pour

autant qu'ils existent.

De fait, dire qu'il n'y a pas d'essence d'homme ou d'essence de femme, c'est dire que

Homme ou Femme ne sont pas réductibles chacun à des signifiants. Ils semblent obéir plutôt,

dans ce contexte strictement langagier où les prend Lacan, à des comportements d'objets

frégéens : ils satisfont ou pas, comme-ci plutôt que comme-ça, à l'unique fonction qu'ils aient à

connaître : la phallique. La question de leur existence est donc centrale, au sens où ils vont

fonctionner au regard de ladite fonction comme individus.

Le grand mot est laché : nous nous sommes arrêtés la dernières fois sur l'épineuse

question de savoir si l'unaire était ou non insécable, s'il constituait l'atome du champ

symbolique. Nous n'avons pas su y répondre, mais nous rebutons aujourd'hui sur une question

similaire : ce “x” que Lacan quantifie dans les formules, cette lettre, il faut qu'elle désigne un

individu qu'il y aurait tout de même quelque difficulté à tenir d'entrée de jeu pour une des formes

de l'unaire. C'est ici qu'il faut s'aventurer dans le détail littéral de l'introduction du terme de

unien.

*

Nous sommes le 15 mars 1972. Lacan commence par rappeler les deux premières

hypothèses du Parménide : “L'un, c'est l'un” et “L'un, il est”. Fidèle à son style, il n'engage à cet

endroit aucun commentaire, mais il fait beaucoup plus : il définit son attitude vis-à-vis du

commentaire lui-même. Enjoignant ses auditeurs à lire Platon, il rajoute :

Il faudrait que vous lisiez Platon avec un petit bout de quelque chose qui viendrait de vous. Faudrait pas que Platon ne soit pour vous que ce qu'il est : un “auteur”. Vous êtes formés depuis votre enfance à faire de “l’auteur-stop”... Vous devriez savoir que ça ne mène nulle part...

Voilà donc une politique assez claire à l'endroit du commentaire en général. Mais quel est

donc le “petit bout de quelque chose” que Lacan met dans l'affaire de sa lecture

C'est de l'Un que je vais vous parler aujourd'hui. C'est même pour ça que j'ai inventé un mot qui sert de titre à ce que je vais vous en dire.

Immédiatement, il rappelle que l'unaire date, lui, de 1962 et que ça, il ne l'a pas inventé,

mais que ça vient de sa traduction du einziger freudien. Puis il avance :

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Le corps légitime, p. 61

Je vais pourtant essayer de frayer tout de suite quelque chose qui situe l'intérêt de mon discours pour autant qu'il est lui-même frayage du discours analytique, l'intérêt de mon discours à passer par l'Un. Prenez-en d'abord le champ, en gros désigné par l'unien. C'est un mot qui ne s'est jamais dit, et qui a pourtant son intérêt d'amener une note d'éveil pour vous chaque fois que l'Un sera intéressé ; et qu'à le prendre ainsi sous une forme épithète, ça vous rappellera ce que Platon d'abord promeut, c'est que de sa nature, l'un a des pentes diverses.

Premier rappel, première justitïcation de ce terme tout de suite après : il en est question

chez Freud autour de l'Eros, “cette bizarre assimilation de l'Eros à ce qui tend à coaguler, sous

prétexte que le corps, c'est une des formes de l'un, que ça tient ensemble, que c'est un

individu... sauf accident.” Lacan rappelle alors le dualisme freudien, à savoir qu'à l'Eros conçu

comme rassembleur, faiseur d'un, Freud s'est dépéché de flanquer comme compère Thanatos,

celui qui désassemble, qui fait, non plus de l'un, mais de l'autre. Pour conclure :

[...] dans ce discours sauvage qui s'institue dans la tentative d'énoncer le rapport sexuel, il est strictement impossible de considérer la copulation de deux corps comme n'en faisant qu’un.

Suit donc une vive critique du mythe d'Aristophane, des universitaires qui ne lisent guère

le Parménide, mais croient trouver dans le discours de Diotime la vérité de l'amour, etc. Mais

dans ce fil-là, surgit un petit développement étonnant que je vous livre d'abord tel quel :

[...] dans l'expérience analytique, le premier pas c'est d'y introduire l'Un ; en analystes qu'on est, on lui fait faire le pas d'entrée, moyennant quoi pour l'analysant, le premier mode de sa manifestation est évidemment de vous reprocher de n'être “qu'un entre autres”. Moyennant quoi, ce qu'il manifeste — mais bien sûr sans s'en apercevoir — c'est très précisément que ces autres, il n'a rien à faire avec eux. C'est pour ça qu'avec l'analyste il voudrait être le seul pour que ça fasse deux, et il ne sait pas que ce deux, c'est cet Un qu'il se croit, et où il s'agit qu'il se divise.

Il me paraît légitime de soutenir que cet un-là mérite l'appellation de narcissique, et

d'autant plus justifiée formellement que, dans le montage spéculaire lacanien, c'est avec du

deux qu'on fait du un, du moins cet un intenable qui serait le but et la visée de la structure

paranoïaque du moi. Comme le montre le graphe de «Subversion du sujet et dialectique du

désir», Lacan distingue le moi (m) et l'image de l'autre (i’(a)) ; mais c'est avec ces deux-là que

l'unité narcissique se fabrique, sous cette appellation de structure paranoïaque du moi. Le moi

ne trouve pas en lui-même son fondement, mais dans l'autre : c'est donc bien avec du deux

qu'on obtient narcissiquement du Un.

C'est précisément là-dessus que Lacan introduit son "Yad lun", en le commentant tout de

suite comme une affirmation d'existence, certes, mais “sur le fond de quelque chose qui n'a pas

de forme [...] Ça reste, poursuit-il, sur fond d'indétermination.” Là-dessus, remarquant que les

langues anciennes et le grec entre autres, ne possèdent pas d'équivalents de ce “il y a”

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Le corps légitime, p. 62

(contrairement à l'anglais avec son “there is” et l'allemand avec son “es gibt”), il rapproche son

Yad lun de la première hypothèse du Parménide “S'il est Un”, qu'il tire vers un “S'il y a l'Un”,

pour dire : “Ce un-là de Platon n'a rien à faire avec l'un qui englobe... Il n'a aucun rapport avec

la dyade...”

Et puis nous voilà en train d'apprendre que dans tous les dialogues de Platon, “Il n'y a pas

trace d'interlocuteur”, pour aboutir à la question : “Qu'est-ce qui parle ?” et à sa réponse : “L'Un”,

et ce commentaire : “A partir du moment où vous le faites parler, l'Un, ça vaut la peine de

regarder à quoi sert celui qui tient l'autre crachoir.” Et le parallèle, à peine esquissé jusque-là,

entre le dialogue platonicien et la cure, prend pleinement forme : faire ainsi parler l'Un, “c'est là

l'amorce, la préfiguration de ce que nous appelons dans notre rude langage «l'association

libre». [...] Comme ce n'est pas quelqu'un qui parle, mais que c'est l'Un, on peut voir là à quel

point c'est lié.”

Puis, à travers encore d'autres développements (sur le dicible, la structure, Hegel, le

maître et l'esclave hégélien et antique) Lacan en vient, en passant par l'aleph zéro et Frege, au

un du compte en énumérant huit objets dans le genre “inventaire de Prévert”, et à ce jugement

qui n'est plus maintenant pour nous étonner :

L'Un, donc, n'a pas toujours le même sens... Nous approchons de quelque chose qui, à ne pas partir de l'Un comme tout, nous montre que l'Un, dans son surgissement, n'est pas univoque.

Nous en savons déjà presque assez pour dégager une donnée qui n'est pas transparente

dans la lecture de ces séances de seminaire : ce Yad lun ne peut être purement et simplement

entendu comme un “Yad lun unaire” ou un “Yad lun unien”. Il est plus primitif que cette

distinction terminologique puisqu'il semble bien que pour Lacan ces deux uns reposent, l'un et

l'autre, sur l'affirmation uniforme d'existence du “Yad lun”. Et c'est à partir de constat que nous

pouvons comprendre pourquoi Lacan fait un tel cas de la logique aristotélicienne — et se trouve

contraint de la subvertir dans le jeu de ses quanteurs.

Il remarque que, pour Aristote, c'est l'individu qui est réel, qui existe. Pour Platon au

contraire, le coefficient maximum d'existence est à mettre au compte de l'Idée : les individus ne

sont jamais que les ombres sur la paroi de la caverne. Et donc à prendre les choses sur le

mode aristotélicien, “x” dans les formules dit, à la fois, qu'il s'agit d'un individu, et que donc il va

de soi qu'il existe. Si bien qu'à s'en tenir là, il y a une immédiate contradiction à dire et à écrire

que tous satisfont à la fonction phallique, et qu'il y en a un qui s'en excepte. Au niveau de ce

que Lacan appelle alors “la réalité”, il y a, non pas équivoque, mais contradiction. La chose

n'échappe pas plus à Lacan qu'elle n'échappe à quiconque. Moyennant quoi, il ajoute ceci :

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Le corps légitime, p. 63

[...] Si je peux avancer ces formules contradictoires [...] c'est bien certainement dans la mesure où le terme d'existence a changé de sens dans l'intervalle, et où il ne s'agit pas de la même existence quand il s'agit de l'existence d'un terme qui est capable de prendre dans une fonction mathématique articulée la place d'un argument.

Car le un qui lui importe, qui lui permet de soutenir ses formules dans autre chose qu'une

contradiction immédiate et sans appel, c'est le un qu'il appelle alors le “un de nombre”, et dont il

remarque, en faisant allusion aux uns stellaires qui ont présidé aux tout débuts du savoir

scientifique, qu'il est “punctiforme” (nous retrouvons au passage notre question de

“l’insécabilité” de l'unaire). Ce un-là, qu'il appelle aussi “l’un réel”, n'est pas, comme l'individu

aristotélicien, de plein droit dans la réalité ; son existence n'est pas donnée en même temps que

lui, raison pour laquelle il faut l'affirmation explicite du “Yad lun”. “Je prétends vous montrer, dit

encore Lacan, que ce nombre se réduit tout simplement à ce Yad lun.”

Sommes-nous pour autant sorti des équivoques de l'un en entrant dans l'univers

mathématique de la théorie des ensembles (donc une théorie post-cantorienne) ? Non :

Le statut de l'un, à partir du moment où il s'agit de le fonder, ne peut partir que de son ambiguïté, à savoir que le ressort de la théorie des ensembles tient tout entier à ce que le un qu'il y a de l'ensemble, est distinct de l'un de l'élément.

Ici, nous nous retrouvons sur un terrain solide que Frege nous a beaucoup servi à

déblayer. Pour nous convaincre que nous sommes bien sur le même terrain, quelques citations

encore : Lacan prend l'exemple du maître d'hôtel interéssé au strict appareillage des couteaux

et des fourchettes pour conclure que “l'un commence au niveau où il y en a un qui manque.”

Voilà donc clairement posé l'un unaire, l'un du compte, l'un insécable puisqu'il est fait d'un

manque. Puis il rajoute, très nécessairement :

L'ensemble vide est donc proprement légitimé de ceci qu'il est la porte dont le franchissement constitue la naissance de l'un.

Ici donc, Lacan tente une articulation du un qui peut être vide, qui se présente comme un

contenant, et du un élémentaire qui viendra, peut-être, occuper ce vide. Il conclut là-dessus un

peu plus loin :

Il ne peut y avoir de l'un que dans la figure d'un sac, d'un sac troué. Rien n'est un qui ne sorte du sac ou qui, dans le sac, ne rentre. C'est là le fondement originel, à le prendre intuitivement, de l’un.

*

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Le corps légitime, p. 64

Il est temps maintenant d'arrêter le cliquetis des citations et de conclure d'une façon qui,

à défaut d'être univoque — nous savons désormais qu'elle ne le sera pas — ne soit pas pour

autant confuse. On peut vouloir apporter quelque clarté dans l'équivoque elle-même .

Ce à quoi aboutit Lacan, c'est en quelque sorte à deux uns. Mais il me faut aussitôt

rajouter que c'est là trop dire puisque ces deux uns, je n'arriverai pas à les faire exister, à les

faire tenir chacun par rapport à lui-même, chacun replié sur une sorte d'unité d'être qui lui

permettrait de se soutenir de lui-même. La dernière citation nous confirme bien que Lacan

prend à son compte ce que nous avions vu avec Frege : chacune des ces acceptions de l'un ne

tient que du fait de l'autre. Le rôle du Yad lun n'est donc pas d'effectuer une impossible

synthèse, ni non plus (comme pas mal de citations détachées de leur contexte pourrait le laisser

entendre), de replier ce Yad lun sur un “Yad lun unaire”. Cette affirmation inaugurale dit

simplement qu' il ne faudra pas s'aventurer à chercher une quelconque antériorité à l'un. De

l'un, il y en a, un point c'est tout.

Mais dès qu'on s'en approche, il faut distinguer unaire et unien, en remarquant toutefois

que l'existence n'appartient ni à l'un ni à l'autre. L'existence ne surgit que dans le passage,

l'entrée ou la sortie du “sac”. Et pour ne plus user de ce langage par trop métaphorique, nous

devons conclure que “x”, dans ces formules, n'est en effet pas un individu au sens aristotélicien

où il faudrait considérer que l'existence lui est donnée d'emblée. “x” n'atteint à l'existence qu'au

titre d'être pris dans une fonction, c'est-à-dire en tant que unaire venant à la place d'un vide.

L'existence n'est plus alors que le résultat de cet appareillage, ce qui est assez extravagant au

premier abord puisque cette existence n'apparaît plus comme une propriété naturelle, donnée

avant toute autre propriété, mais comme la conséquence d'un certain type de fonctionnement

symbolique — ce qui n'est assurement pas l'idée commune que nous entretenons à l'égard de

l'existence.

Mais la thèse centrale de Lacan sur la sexuation trouve aussi par là sa pertinence : nul

n'existe comme Homme ou Femme (ni même, il faut bien aller jusque-là, comme individu) hors

son inscription dans le symbolique — et ce pour des raisons assez strictement frégéennes.

Frege ne définit pas ses “objets” en eux-mêmes, mais de par leur capacité à occuper la place

vide d'une fonction. Que cette place vide puisse être conçue comme un “sac”, c'est cela que le

terne unien sert à désigner ; ce sac, nous l'avons au départ approché avec la curieuse notion de

“corporation unitaire” dans la problématique des deux corps du Roi, ou encore avec la notion

russellienne de class-as-one. Son “existence"“ ne va certes pas de soi, mais pas plus celle de

l'unaire ; quelle que soit la pente naturelle qui nous ferait accorder plus facilement l'existence à

l'élément (unaire) qu'à cette totalité éventuellement vide (unien), nous devons nous retenir de

distribuer l'existence à l'un plutôt qu'à l'autre. Dans l'attente de développements plus serrés sur

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Le corps légitime, p. 65

ce sujet, je conclurais volontiers sur un mode cartésien : “je” n'existe qu'à “entrer-sortir” du vide

créé par le doute hyperbolique dans la fonction — symbolique s'il en est — “penser”.

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Le corps légitime, p. 66

Jeudi 28 mars 1991

L’HYPOTHESE DU LASSO

Peut-être pourrions-nous résumer ainsi les acquis de notre sinueux parcours de la

dernière fois à travers nos nombreuses citations du 15 mars 1972 dans “... ou pire” : le “Yad

lun” que Lacan lance alors est irréductibiement équivoque, partagé entre unaire et unien, et

c'est la raison pour laquelle il le présente comme un dire qui ne surgirait que “sur fond

d'indétermination”. on pourra éventuellement entrevoir de quoi il est fait, disons sa structure

interne, mais on ne pourra pas questionner plus avant sur sa généalogie : il se profère, ce qui

est à entendre comme : c'est lui, l'Un, qui parle (on n'oubliera pas ici qu'une autre donnée

lacanienne ne surgit que dans le champ de sa propre profération : la vérité, qui se mi-dit, certes,

mais “parle Je”.)

Hors le fait premier de sa profération (mais qu'il est donc difficile et sophistiqué de

concevoir que l'Un parle !), il nous est permis de savoir ce qui fonde son équivocité. Il est

prudent de garder ici ce terme “d’équivocité”, car dire “dualité” appellerait à plus de précautions

encore dans la mesure où ce “Yad lun” ne s'appuie sur aucun "“2” qui lui serait antérieur. Si

donc il se trouve articulé par deux “machins”, il serait erroné de les tenir chacun pour un 1 qui,

uni et collé je ne sais comment à l'autre, donnerait le un-de-nombre, celui avec lequel nous

œuvrons et qui importe à Lacan pour spécifier sa variable x dans les formules de le sexuation

sans trop anticiper sur l'existence de ce qu'elle dénote. Pour être considéré par lui comme réel,

ce un-là n'est pas pour autant de plain-pied dans la réalité, comme le sont un homme et une

femme dans l'acte sexuel qui les spécifie lorsqu'ils enjambent, si l'on peut dire, leur absence de

rapport, en faisant acte sur ce défaut de savoir.

*

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Le corps légitime, p. 67

Attardons-nous encore un peu sur ce mystère de l'un, qui n'arrête guère longtemps les

logiciens et encore moins les mathématiciens, mais nous vaut de bien plaisantes réflexions de

la part de philosophes très avertis en matière de logique et de mathématique — et que la

question de l'un ne laisse pas en repos sous le prétexte qu'ils auraient techniquement mieux à

faire. Le charme, bien vite dangereux, de ces philosophes c'est de n'être pas trop torturés par le

souci d'obtenir des résultats.

C'est par là, je crois, que nous pouvons garder avec eux quelques relations de

cousinage. L'un des derniers en date de ce côté-ci est David Lewis, assez peu connu en France

et nonobstant professeur de longue date à Princeton University, qui vient juste de publier chez

Basil Blackwell à Oxford (U.K.) un livre passionnant, qui j'espère sera un jour traduit et s'intitule :

Parts of Classes. Il démarre en mettant en place, assez humoristiquement, une axiomatique

minimum que je ne développerai pas dans son ensemble. Ne prenons donc en compte que ce

qu'il appelle ses “thèses principales” dont la première s'énonce ainsi :

Les parties d'une classe sont toutes et uniquement (all and only) ses sous-classes.

Autrement dit, je ne pourrai décomposer une classe qu'en ses sous-classes, chaque

sous-classe étant elle-même une classe (qui elle-même possède ou ne possède pas de sous-

classe(s)).

Une seconde thèse énonce immédiatement après (excusez du peu, mais nous sommes

dans une axiomatique “forte"“) que la réalité se divise exhaustivement en classes et en

individus, étant entendu par ailleurs qu'une “fusion” d'individus ne donne jamais lieu qu'à un

nouvel individu (pour bien comprendre cette assertion, il faudrait réaliser pleinement ce que

Lewis entend par “fusion”, qui n'a rien à voir avec “addition” ou “réunion” ou quoi que ce soit de

ce genre. Ça nous entraînerait trop loin). 0n voit donc par ces deux thèses — même si chacune

n'est pas limpide — que la réalité est strictement divisée en deux camps, les classes et les

individus, et que même les lois de composition de chacun de ces deux camps sont différentes

et ne conduisent pas d'elles-mêmes au camp adverse. Bien que je ne crois pas que ce soit là le

souci de Lewis, cette position assurément tranchée fait écho à ce que nous avons vu chez

Frege, chez qui il y avait d'un côté les fonctions, et de l'autre côté les objets ; même si par l'effet

jackpot dont j'avais parlé, une fonction peut articuler deux objets (l'argument et la valeur), objets

et fonctions continuent de ne jamais se confondre, du moins dans le vœu et la conception de

Frege. Pour Lewis également, classes et individus sont comme l'huile et l'eau. Du coup, il bute

merveilleusement sur la question de la “classe unitaire”, de la classe à un seul élément, d'une

façon à la fois humoristique et heuristique puisqu'il hérite, en toute connaissance de cause, d'un

bon siècle de débats à la fois techniques et philosophiques sur et autour de cette question.

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Le corps légitime, p. 68

Une fois posées dans le premier chapitre les bases de son axiomatique, Lewis en vient

aux choses sérieuses, et l'on n'est pas surpris de lire comme titre du chapitre II : «The trouble

with Classes», et comme titre du premier sous-chapitre : «Mysterious singletons». Le singleton

n'est rien d'autre que la classe à un seul élément. Où est donc le mystère ?

Aujourd'hui, écrit Lewis, quand un étudiant est introduit pour la première fois à la théorie des ensembles, il est à même d'entendre des choses comme celles-là : «Un ensemble est une collection d'objets [...] Il est fomé en rassemblant (gathering together) certains objets pour former un seul objet (a single object) [...] Un ensemble ou une classe est constitué d'objets unis par la pensée (thought of together ; Kleene) [...] Grossièrement parlant, un ensemble est une collection d'objets considérée comme ayant une existence indépendante bien à elle (Robin)...

Le plus souvent, conclut Lewis, un exemple suffit à la tâche :

Une bande (pack) de loups, une grappe (bunch) de raisins, ou un vol (flock)de pigeons sont tous des exemples d'ensembles de choses. (Halmos) .

“So far, so good”, écrit-il : jusque-là, tout va bien, l'intellect peut en effet croire suivre

l'intuition puisque chacun de nous a un repérage assez sûr — sous certains conditions

psychiques évidemment — de ce que c'est que “rassembler” plusieurs objets en au moins un

tas. Ça fait partie du stock le plus primitif de notre expérience lorsque, bébés, nous nous

employions, dans une perplexité en général décroissante, à manier des tas de sable. Mais,

poursuit Lewis, après un bref moment, notre pauvre étudiant apprend qu'il y a aussi des

classes — les singletons — qui ont seulement en tout et pour tout un unique membre : il n'y a

plus alors de “plusieurs” à rassembler, et pourtant ça continue d'être et de s'appeler une classe,

de la même trempe formelle que celles où il y avait du “plusieurs” à “réunir”, et donc un appui

intuitif. Voilà soudain que cet appui fait défaut, et l'étudiant n'a plus que deux choses isolées :

d'un côté, l'élément ; de l'autre, le singleton (l'ensemble ou la classe comprenant ce seul

élément), “et rien, conclut Lewis, ne lui a été dit pour lui donner le moindre conseil au sujet de

ce qu'une chose à affaire avec l'autre” — car bien sûr strictement aucun des “exemples

familiers” de classe n'est jamais un singleton.

Qui plus est, rajoute Lewis, si les singletons n'étaient qu'une espèce bizarre, rare et

extrême des classes en général, passe encore ! Mais la première thèse sur ce qu'est une

classe s'avère vite contenir l'idée qu'au bout du compte, lorsque l'on décompose une classe

donnée en ses sous-classes, et toute sous-classe ainsi obtenue en ses propres sous-classes si

elle en possède, alors il est clair que le singleton sera la seule butée à notre décomposition, que

le singleton est donc l'atome dont se constituent toutes les classes, aussi infinies qu'on les

imagine en nombre et en extension ; il est donc de la plus haute importance de comprendre un

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Le corps légitime, p. 69

peu ce qui se passe au niveau de ce mœllon, de ce parpaing insécable de la réalité des classes

(insécable car il n'y a aucun espoir de “casser” un singleton de façon à avoir accès à l'individu

qui serait son membre : une classe donne accès à ses sous-classes, ou rien !)

Mais puisque nous ne comprenons pas ce qu'est un singleton, que nous ne comprenons

pas la relation qu'il peut y avoir entre une classe à un élément et cet élément, il n'est pas

question d'aller chercher du secours ou du renfort auprès de la classe vide, encore plus

arbitraire intuitivement celle-là puisqu'elle “rassemblerait”... aucun élément. Quelle est donc,

demande avec insistance Lewis, la nature de la relation d'une chose (thing) à son singleton ?

Bien sûr, dit-il aussi, nous avons un nom pour ça : l'appartenance (membership), mais ce n'est

qu'un nom. C'est alors qu'en suivant sa veine — faussement naïve — il en vient à “l'hypothèse

du lasso” qui va nous venir comme bague au doigt.

*

Dès la petite école, nous avons appris à dessiner une classe en représentant ses

éléments et en traçant un lasso autour d'eux. Il demande alors :

Et si c'était là l'exacte vérité en la matière ? Peut-être, après tout, que le singleton de x n'est pas un atome, mais consiste plutôt en x plus un lasso.

Mais alors, et en dépit du fait qu'une telle considération entre immédiatement en

contradiction avec de nombreux points de l'axiomatique, une insidieuse question rapplique

aussitôt : si le singleton de x consiste en x plus un lasso, et le singleton de y en y plus un lasso,

est-ce que c'est le même lasso qui est employé deux fois, ou deux lassos différents ? Lewis se

paye le luxe d'une démonstration logique imparable prouvant que ça ne peut en aucun cas être

le même lasso. Ainsi chaque singleton a-t-il son lasso, et de même donc chaque individu aussi.

(Il est remarquable que Leibniz était, sans le savoir, arrivé à des conclusions assez

similaires lorsqu'il avait été confronté, sur la fin de sa vie, à la question de ce qui peut bien

transformer un agrégats de monades, i.e. pour lui : un phénomène, en l'unité réelle d'un corps.

Ily avait répondu par l'invention d'un lien très spécial, le Vinculum substantiale, résultat d'un acte

de la Volonté Divine (alors que les monades sistent en l'Entendement de Dieu), un lien

impossible à compter pour un puisque il n'est pas question qu'il s'ajoute aux monades (nous

aurions alors affaire à un nouveau composé de x+1 monades). Ce lien surgissait alors comme

l'explication ad hoc pour rendre compte, dans les coordonnées de la Monadologie, du puissant

mystère de la Transubstanciation. Ce dernier était alors à comprendre ainsi : les monades du

pain et du vin restant bien évidemment en place, il fallait concevoir que le lien substantial qui les

unissait en tant que pain et vin se trouvait, par un acte de la Volonté divine, échangé avec le lien

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Le corps légitime, p. 70

substantial du corps et du sang du Christ. Ainsi donc la transubstanciation était présentée

comme un échange de liens substanciaux, ce qui évidemment impliquait, même si Leibniz

laissait la chose dans l'ombre, qu'ils avaient chacun le leur. Ceci vient indirectement à l'appui de

ce que Lewis avance avec de tout autres soucis.)

Arrivé là, on peut noter qu'il y a eu transformation de la question : nous sommes passés

de “Que savons-nous de la nature des singletons ?” à “Que savons-nous de la nature des

lassos ? Comment un lasso est-il relié à la chose dont il s'occupe ?” Et Lewis de conclure :

“Nous ne sommes pas mieux lottis si nous adoptons l'hypothèse du lasso.” Il met un terme à ce

petit jeu de massacre en une volteface où il avoue qu'il lui paraîtrait extraordinairement

“présomptueux” de rejeter les mathématiques sous prétexte qu'elles ne satisfont pas en tout

point les exigences de compréhension rationnelle de la philosophie. Son titre était donc sa

réponse : qu'est-ce qu'un singleton ? C'est un mystère !

Je dois donc dire, en serrant les dents (gritting my teeth), que d'une certaine façon, je ne sais pas comment, nous comprenons bel et bien ce que veut dire parler de singleton... Nous savons même que les singletons composent la plus importante partie de la réalité. (Cette conlusion de chapitre est évidemment sous-titrée : “credo”).

*

Ce que Lacan nommait le sac, que Lewis appelle donc lasso, c'est aussi ce que Frege

appelait le parcours de valeurs de la fonction, et c'est encore ce que, dans de tout autres

coordonnées apparemment, nous avons rencontré sous l'appellation de corporation unitaire

dans notre affaire initiale des deux corps du Roi. Dans chaque cas surgit un cerclage, un

bouclage qui non seulement ramène une pluralité sous les espèces de l'unité (ça, c'est toujours

le côté “réunir des plusieurs”), mais plus encore se présente comme le lieu où un individu entre

en fonction. Un tel est roi au titre d'être entré dans la corporation unitaire, en étant devenu le

vivant représentant de ce phénix immortel parce qu'illimité dans le temps : à la fois cet un-là

actualise la corporation unitaire qui, sans lui, ne serait littéralement rien, mais en retour c'est

bien elle qui confère à ce corps (qui, de lui-même, ne possède aucune caractéristique royale),

une sorte de seconde nature — royale, celle-là. L'interaction est si proche et si décisive que

nous avons pu voir, avec le Richard II de Shakespeare, que leur séparation est insoutenable : il

n'y a aucun lieu tiers d'où elle pourrait se soutenir.

Idem chez Frege où la fonction quelle qu'elle soit sécrète immédiatement une bipartition

dans le monde infini des objets, en offrant ce “domaine” où les objets aptes à satisfaire la

fonction vont pouvoir, se réunir s'il sont plusieurs, mais venir un à un à l'existence que la

fonction leur offre en leur présentant l'auberge momentanée de son vide interne. Ce n'est pas

qu'avant l'émergence de ladite fonction, ces objets n'existaient pas ; c'est là une considération

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Le corps légitime, p. 71

métaphysique qui importe peu à Frege. Mais c'est la fonction qui, grâce à ce vide essentiel,

permet à chaque objet, chaque individu dirait Lewis, de rencontrer son lasso et d'exister ainsi

comme un. Ce bord du vide de la fonction, ce lasso qui fait la différence entre l'élément et son

singleton (ou aussi bien entre le rien et la classe vide) se révèle décisif dans l'exacte mesure où

il doit n'être compté pour rien. Lui, le sac-lasso-domaine-corps corporatif qui fait que l'individu va

pouvoir accéder à son singleton et ainsi participer à la mise en classe, lui qui donc introduit

l'individu dans l'ordre des rapports, ne peut en aucun cas être compté comme un quelconque

particulier existant.

C'est pourtant lui qui se présente comme l'instrument du raboutage entre l'individu en tant

que rigoureusement inclassable, l'individu impossible à mettre en rapport avec quoi que ce soit,

impossible même à compter comme un (car si je le compte comme un, le voilà pris dans la

numération — et seul son singleton mérite d'être compté pour un), et l'ordre des classes, des

fonctions qui ordonnent, non les individus, mais les singletons. Accéder à “l'un-de-nombre”,

comme l'appelle Lacan, est pour tout individu inéluctablement lié à son appartenance à son

singleton. Cet écart est celui qui se donne à entendre par exemple chez Lacan dans son

insistance à différencier le fait qu'il y a de l'analyste, mais que ceci ne suffit pas pour en

conclure tranquillement qu'il y en aurait, de ce fait même, un (et donc plusieurs). 0n pourrait, au

point où nous en sommes, en tirer la conclusion que l'analyste est un individu bien bizarre qui,

hors sa fonction transférentielle, rencontre d'insondables difficultés pour atteindre à son

singleton ; une sorte d'individu sans lasso, ou du moins à qui est refusé (ou qui se refuse à) un

maniement naïf du lasso.

Mais revenons encore une fois sur ce fameux lasso. L'idée — très mystérieuse

assurément — selon laquelle chaque individu a son lasso risque en effet d'être extrêmement

spécieuse ou, pour mieux dire, trop statique et de ce fait garder un trop vif parfum ontologique

en nous faisant croire insidieusement que le lasso existe, au moins comme une propriété

potentielle de tout individu. Or c'est dans le mouvement qui nous porte à l'encapsuler (autre mot

de Lewis pour le lasso) dans son singleton, que cet élément appartient à son singleton et que

nous faisons surgir ce lasso. Il se glisse là-dedans quelque chose de dynamique, et Lacan

n'avait certainement pas tort de souligner que son Yad lun tenait au fait qu'un élément x entrait

ou sortait du “sac”. De même chez Leibniz, les agrégats de monades qui forment les

phénomènes ne deviennent des corps que parce que un acte de la Volonté de Dieu est venu

cercler le phénomène dans l'unité réelle conférée par le Vinculum Substantiale. L'un en tant que

lié à l'acte : avons-nous seulement épaissi le mystère, ou sommes-nous sur la voie de quelque

lumière ?

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Le corps légitime, p. 72

C'est sûrement là que la psychanalyse peut trouver voix au chapitre. Non parce qu'elle

aurait par devers elle une notion de l'acte si claire qu'elle pourrait faire autorité en la matière ;

mais il se trouve que — entre autres parce qu'elle ne fait pas impasse sur l'angoisse — elle est

confrontée inévitablement à situer ce qu'il en est de l'acte. On ne peut ici oublier que Freud n'a

pas hésité à en faire la conclusion de la conclusion de son œuvre chérie, Totem et tabou : “Im

Anfang war die Tat”, “Au début était l'acte” (comme lui a soufflé Gœthe). On ne peut non plus

oublier que Lacan a consacré à l'Acte (analytique) tout un séminaire, et bien plus encore. Mais

pour ce faire, pour ouvrir à une certaine intelligence de l'acte, il lui a fallu désigner plusieurs

trucs, machins, choses qui ont tous cette étonnante propriété de n'être pas comptable pour un :

et d'abord le sujet, pris dans un splitting irréductible qui interdit de l'hypostasier, de le compter-

pour-un (cf. les critiques de Lacan à Leclaire dans les premiers séminaires quand ce dernier

revenait répétitivement à sa question : mais le sujet, qu'est-ce que c'est, quelle est sa quiddité,

son être ?) Mais de même l'objet a, qui échappe par définition à toute imposition unitaire : il est

irréductiblement partiel, c'est un objet qui ne sera jamais un gegen-stand.

Ce n'est guère le moment de parcourir à nouveau ces délicatesses lacaniennes. Le point

qu'il suffit de retenir, c'est l'insistance de Lacan à mettre l'accent sur ce qui peut apparaître —

hégéliennenent parlant — comme une négativité, mais ce mot trop codé philosophiquement ne

me paraît pas approprié à notre affaire. Tout l'intérêt de la topologie à son départ, c'est de

pouvoir jouer de la figure du trou, bien plus précise que celle du sac en ce qu'elle pose

autrement la question du bord. C'est patent à simplement regarder attentivement un tore : il y a

bien un sac, c'est le trou du cylindre. Mais une fois les deux bouts de ce cylindre raboutés en

cercle, le trou axial est bien un trou, sans bord repérable mur autant. Un trou sans bord, n'est-ce

pas un “objet” susceptible de rendre perplexe toute pensée, plus encore que le célèbre “couteau

sans manche dont il manque la lame” ?

*

Essayons donc de calibrer pour finir la chose — toujours ce fameux lasso — dans les

coordonnées qui, à l'heure actuelle, continuent de me paraître comme les plus claires, c'est-à-

dire les frégéennes : fonctions d'un côté, objets de l'autre. Quels rapports entre le trou constitutif

de la fonction, et l'objet en tant que sans trou, pleinement déterminé dans sa positivité ? Le

lasso nous a appris que l'individu (l'objet) ne peut entrer en fonction que cerclé, encapsulé dans

son singleton.

N'est-ce pas une question vaine, dès lors, de se demander si le lasso est inhérent à tout

individu, ou s'il est la propriété de la mise en fonction ? Cette question peut, à l'occasion,

prendre une autre allure : pouvons-nous nous faire la moindre idée d'un objet, d'un individu tel

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Le corps légitime, p. 73

qu'aucune fonction, aucune, ne pourrait jamais l'accueillir dans le giron de sa place vide ? Je

laisse ça à votre méditation, — spécialement en cette semaine pascale puisque je ne vous ai

pas encore parlé de “L'homme qui était mort”, ce missionné inventé par D. H. Lawrence qui ne

sait plus quoi faire de son corps une fois sa mission achevé.

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Le corps légitime, p. 74

Jeudi 11 av ril 1991

L’ELIMINATION DES SINGULIERS

Reprenons le problème sous cette forme : autant de lassos que d'individus, puisqu'aussi

bien : à chaque individu son lasso. Sauf que ce lasso ne peut en aucun cas être considéré

comme un élément que posséderait chaque individu, comme l'une de ses propriétés. Et

pourtant, sans son lasso, un individu n'est rien qui puisse être classé, mis en classe ; il nous

faut donc impérativement distinguer entre l'individu sans son lasso, et l'individu avec son lasso,

sous peine de paradoxes graves et rapides.

Je donnerai aujourd'hui un dernier exemple de cet ordre de nécessité, clairement degagé

dans un autre langage logique par Bertrand Russell, quand il a réussi à trouver une formidable

parade aux problèmes sécrétés en logique par la prédication sur les termes singuliers, entre

autres les noms propres. Le problème posé classiquement par ces dernier tient au trouble qu'ils

introduisent dans leur référence : je suis par exemple porté à croire que Socrate a existé, mais

que Pégase, lui, non. Seulement, je ne pourrai pas faire tranquillement entrer ses valeurs de

vérité dans les tables de vérité d'expressions logiques sans rendre ces dernières très

complexes, et parfois même bien ambiguës. Si je tiens que Pégase n'existe pas, est un nom

singulier sans référent aucun, et si je rencontre l'assertion “Pégase existe”, je la tiendrais donc

pour fausse. Bien. Mais supposons maintenant que je rencontre seulement l'assertion : “Je

pense à Pégase”. Vais-je en conclure que je ne pense à rien ? Non, n'est-ce pas ?

Ainsi donc, avec un singulier, la question de l'existence de son référent est première et

inéliminable dès que je veux le faire entrer dans des expressions logiques et des tables de

vérité ; car je risque toujours de m'égarer et de croire, à la façon sophistique, que puisque j'ai un

terme, je désigne bien quelque chose. (Il n'est pas toujours facile d'apercevoir cette difficulté

logique, car les langues naturelles, elles, ne rencontrent aucun problème grave avec les termes

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Le corps légitime, p. 75

singuliers dont elles usent et abusent dans la mesure où elles possèdent toutes une propriété

centrale qui est de pouvoir désigner tout segment d'énoncé comme un singulier. Ce

fonctionnement anaphorique est fondamental dans toute langue et fait croire que nous dénotons

chaque fois que nous désignons.)

Ce qui nous intéresse particulièrement dans cette question des termes singuliers, c'est

qu'à leur place peut venir sans problème une variable (comme dans les formules de la

sexuation, donc) ; nous avons déjà abordé cette question lorsque nous avons suivi la critique

frégéenne du “nombre indéterminé”, dans son analyse très pertinente de ce qu'est une variable.

Au fond, une variable n'a de sens que si elle peut être remplacée à tout moment par un terme

singulier. Ainsi “Socrate est un homme” peut se dériver en “x est un homme”, et cet x est

Socrate. Nous allons revenir tout de suite sur ce cas riche de conséquences. Par contre la

variable ne saurait venir à la place d'un terme général, comme “homme” par exemple ; dire

“Socrate est un x”, et “x est homme” n'aurait guère de sens.

Voilà donc posé (ultra-rapidement) le problème : comment faire pour que les questions

de référence liées aux termes singuliers ne viennent pas compliquer outre mesure les tables de

vérité de nos connecteurs logiques ? Dans un texte très fameux de 1905 — On denoting — (qui

à lui seul a ouvert une espèce de tradition dans la logique elle-même, avec ses réponses, ses

contre-réponses, ses débats, etc. jusque, en dernier lieu ou presque, le très fameux Naming

and Necessity (La logique des noms propres) de Kripke), Russell a résolu le problème un peu

à la façon de l'œuf de Colomb. Plutôt que de dire “Socrate est un homme”, on va d'abord

affirmer l'existence d'un terme singulier à l'aide de la lettre de variable et du quantificateur

existentiel (x ), puis on va écrire à part, dans une parenthèse, que cette variable est égale, vaut

“Socrate”, et que ce Socrate-là (pas l'autre, celui d'avant !) est un homme. Quelle différence ?

Enorme. Dans ma parenthèse, je ne suis plus du tout embarrassé par des questions

d'existence et de référence liées auparavant au terme singulier “Socrate”. Ces questions-là, je

les ai, grâce à cette écriture, releguées en dehors et donc, avec mon “x=Socrate”, je peux user

tout à fait tranquillement de mes connecteurs et de mes tables de vérité. C'est une expression

sans risque, qui n'est plus directement à la remorque de la référence de x, et qui peut donc

entrer dans des écritures logiques plus compliquées en toute sécurité.

Disons peut-être plus clairement : entre dire “Socrate" et dire x (x=Socrate), la

différence tient à ce que dans le premier cas, le nom propre réfère directement à un individu

singulier (dont la référence peut être souvent bien problématique), alors que dans la deuxième

écriture “Socrate” est devenu un terme général dont il est affirmé par ailleurs qu'il n'y a qu'un

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Le corps légitime, p. 76

individu qui remplisse les conditions permettant de le considérer comme satisfaisant la fonction

“Socrate”.

De sorte que l'écriture logique que propose alors Russell distingue clairement entre

l'individu en tant qu'individu (qui se trouve au niveau de la variable x) et “l’espèce” Socrate vis-à-

vis de laquelle l'ensemble de l'écriture affirme qu'il n'y a qu'un individu et un seul qui y

satisfasse. Nous retrouvons donc bien la problématique de Lewis avec l'élément, son lasso et le

singleton puisque “Socrate”, qui était auparavant aussi bien l'individu Socrate que le singleton

“Socrate”, se laisse maintenant distinguer entre la classe unitaire “Socrate” et l'élément x, qui

renvoie, qui réfère à un certain athénien qui fut le maître de Platon, qui a bu la ciguë, etc...

autrement dit a participé à un certain nombre d'autres “fonctions” (terme frégéen), a “appartenu”

à d'autres classes (les athéniens, les buveurs de ciguë, les fils de sage-femme, etc.)

Avec cette écriture, j'ai donc l'outil qui me permet de transformer n'importe quel terme

singulier en son singleton, autrement dit en une classe dont cet individu est l'unique élément, et

je vais pouvoir travailler avec cette classe en toute sécurité, aussi longtemps que je le voudrais.

Simplement, lorsque j'en viendrais à poser la question de sa vérité à l'expression logique à

laquelle j'aurai alors abouti, je me tournerai vers le x car tout dépendra désormais de sa

solidité à lui. Y a-t-il bien un individu pour peupler la classe unitaire dont j'ai fait usage jusque

là ?

Il faut bien voir la portée — immense — de cette petite trouvaille. D'une certaine façon,

elle règle le problème du lasso en lui donnant l'espace d'une écriture, évidemment plus

complexe que la simple mention d'un nom référant à un individu, mais une écriture où justement

se distinguent désormais l'élément et le singleton. Quand je parlais d'œuf de Colomb, c'est

qu'au fond cette écriture se contente de formaliser le problème en écrivant qu'à tout individu

correspond son singleton, si et seulement si cet individu existe.

On appelle ça, dans l'histoire de la logique et les tables des matières : “l'élimination des

termes singuliers”. A chaque fois qu'on rencontrera un terme singulier, on pourra, sous réserve

de son existence, se donner son singleton, i.e. une classe bien formée, prête à travailler avec

n'importe quelles classes.

*

Pour donner un équivalent de cette trouvaille, il faut remonter à Pascal et à son invention

des définitions nominales. Jusqu'à lui, dans toute l'école (aristotélicienne), définir quelque chose

c'était d'emblée, sans même avoir besoin de le dire ou de l'écrire, asserter son existence. Selon

le grand principe que “les non-êtres ne se différencient pas”, toute définition de quoi que ce soit

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Le corps légitime, p. 77

impliquait que ce quelque chose était, quel que puisse être son degré, son lieu et la nature de

son être. C'est donc pour cette excellente raison qu'il était exclu par principe (et non par

expérimentation ou démonstration), d'affirmer quoi que ce soit de positif à propos du vide.

Pascal au contraire établit d'abord pour la pensée le droit de donner des définitions sans aucun

souci initial quant à l'existence du défini. Nous sommes aujourd'hui tellement habitués et

convaincus de cette façon de faire que nous ne voyons plus bien l'audace qu'il y avait à

procéder de la sorte : la définition nominale est déchargée du souci de l'affirmation d'existence.

Ayant défini quelque chose, je peux affirmer ou infirmer son existence en un énoncé qui ne sera

plus inclus dans la définition, mais apparaîtra comme une proposition séparée, laquelle sera

vraie ou fausse (selon la confrontation expérimentale), alors que la définition nominale ne pose

pas d'elle-même la question de sa vérité ou de sa fausseté. Je jouis donc au niveau de la

définition nominale d'une liberté qui est à proprement parler la liberté d'invention de la pensée ;

l'épreuve de la vérité et de la fausseté est renvoyée au moment où, face à telle définition ou telle

conséquence de mes définitions, j'affirmerai qu'il existe quelque chose qui y correspond. Ceci

sera vrai ou faux, ça dépendra de l'expérience, comme de la pertinence de mes définitions de

départ et de la rigueur syntaxique de mes déductions. Je peux donc, à partir de là et à mes

risques et périls, jouer entre et avec de multiples définitions nominales sans me poser à chaque

instant la question de la vérité de ce que j'avance. De ci de là, bien sûr, il faudra soumettre tout

cela au verdict d'affirmation d'existence qui risquera toujours de s'avérer faux, et par là même

de déconsidérer tout ou partie du jeu des définitions qui a abouti à telle et telle affirmation

d'existence. Mais l'espace de création théorique est désormais ouvert, libérant le jeu d'une pure

syntaxe symbolique qui n'a plus à tout instant rendez-vous avec le réel. De temps en temps

seulement. Ainsi le vide peut-il être à la fois défini clairement : “la privation de tout corps”, et

affirmé hypothétiquement. La trouvaille de Pascal est là : il se garde bien d'affimer que le vide

existe (et pour les mêmes raisons, il nous faut nous garder d'affirmer que l'Autre n'existe pas,

ce serait le même genre de bourde), il se contente de l'affirmer hypothétiquement. Et donc il ne

joue qu'au seul niveau de l'affirmation d'existence, sans plus avoir besoin de retoucher sa

définition de départ. Cette étape colossale à la dimension du génie de Pascal, se rejoue dans

cette histoire “d’élimination des singuliers” telle que je vous la présente. Il reste encore à en

exposer le retournement final.

*

Car une fois clairement établi qu'à chaque instant je peux, dans une écriture logique,

éliminer tout terme singulier qui se présenterait, une fois donc tranquillisé sur le fait que je

pourrai, si je le veux, en venir à bout sans problème, alors et alors seulement il m'est pemis de

leur réouvrir la porte puisque je sais pouvoir échapper, à mon seul gré, à la dure loi de leur

ambiguité naturelle. Comment cela ? J'ai brièvement évoqué tout à l'heure le fonctionnement

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Le corps légitime, p. 78

anaphorique des langues naturelles ; mais la logique et la mathématique connaissent aussi

cette propriété (essentielle, de fait, à leur fonctionnement) de pouvoir désigner tout segment

d'énoncé par un autre, de préférence plus court, beaucoup plus court. Par le biais de la

définition, je vais pouvoir — en toute légitimité désormais — rattacher une notation canonique

quelconque dans laquelle il n'y a aucun terme singulier mais seulement des variables et des

termes généraux, à un terme singulier qui vaudra pour cette expression. Ceci ne fait pas

exactement retourner à la case départ puisque le singulier ici mis en œuvre a un référent précis,

c'est le segment d'écriture qu'il représente, fragment dans lequel je sais qu'il peut n'y avoir

aucun terme singulier. Mais en même temps, j'ai tout de même réintroduit les termes singuliers

! Comme le conclut Quine, toujours aussi fin humoriste :

C'est une des consolations de la philosophie que le profit qu'on a à montrer comment on peut se passer d'un concept ne nous oblige pas à nous en passer. (Le mot et la chose, p.268).

Il est donc tout de même permis de jouir de l'extraordinaire souplesse que présentent les

termes singuliers, au sens où je pourrai toujours considérer n'importe quel fragment de discours

comme un individu. Tant qu'il fonctionne de manière intra-symbolique, le terme singulier est

fiable ; mais dès qu'il prétend établir à lui seul un lien entre une entité symbolique (un nom

propre, par exemple) et une entité posée comme réelle (cet individu-là), il ne peut plus être

employé sans risque grave puisqu'alors nous confondrons inexorablement l'individu avec son

singleton. D'où l'intérêt de l'écriture russellienne, qui maintient à tout moment une différence

(que l'emploi du seul terme singulier écrasait jusque-là) entre fonctionnement intra-symbolique

(le singulier comme anaphore) et fonctionnement extra-symbolique (le singulier comme

désignant sa référence).

Mais du coup, apparaîssent dans une singulière clarté les uniques pincettes qui

permettent de pointer les individus comme tels : les lettres de variable. L'individu pris hors les

multiples classes auxquelles il appartient — donc hors ses non moins multiples “propriétés” —

cet individu se réduit à la désignation pure et simple qui en est faite. Pour la même raison,

Russell soutenait que la racine d'un nom propre n'était autre que le déictique : This. “Celui-ci”,

“celui-là” : voilà ce qu'on peut dire de plus juste à propos d'un individu comme tel, toujours. Le

singulier, contrairement à ce que la langue et le bon sens ne cessent de nous sussurer à

l'oreille, le singulier comme tel n'a pas de nom : l'innommable est sa patrie. A peine l'ai-je

nommé avec quoi que ce soit qui signifie, ça y est, je ne saisis plus que son singleton.

Evidemment, je peux croire que l'individu est prisonnier là-dedans, que je le tiens, ce n'est pas

faux — et pourtant je ne tiens que son singleton. L'individu se présente alors comme l'amande

dans son noyau, mais avec une contrainte beaucoup plus forte : je ne peux briser pas le

singleton pour obtenir l'individu comme tel. Là où s'arrête la partie de casse-noix commence la

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Le corps légitime, p. 79

partie de casse-tête, celle que l'on couvre du mot joli “d'appartenance”. Cette partie de casse-

tête, Lacan l'aura en quelque sorte radicalisée.

Ce qui en logique porte le nom dont je me suis encore aujourd'hui servi, ce nom

d'individu, Lacan l'a appelé : sujet. Il y a quelque raison à opérer cette identification au point

précis ou nous pouvons nous convaincre que cet “individu” n'est rien qui se puisse saisir

comme tel. Par rapport à une telle contrainte, il est certain que ce mot “d’individu” est mal venu

puisque son usage régulier dans la langue dit exactement le contraire : individu, individualité,

individualisme, autant de mots qui font de cette entité une unité, insécable sous peine de mort.

Je me rappelle encore le petit jeu de massacre auquel nous invitait un professeur de

philosophie trés inspiré par un personnalisme à la Mounier : prenez un individu (humain), et

enlevez lui bras et jambes : c'est encore un individu. Enlevez lui aussi un certain nombre de

facultés : mémoire, intelligence, etc... A quel moment faudra-t-il s'arrêter si l'on veut garder la

possibilité de l'appeler “individu” ?

Réfléchissez-y, c'est une attitude de criminologue. Depuis le célèbre Lombroso, grand

criminologue italien de la fin du siècle dernier, qui était arrivé à ce constat très scientifique selon

lequel tous les grands criminels présentaient une anomalie du gros orteil, la criminologie s'est

attelée à cette tâche de trouver le signe qui permettrait d'asserter que telle trace est à référer à

tel individu et à nul autre. Depuis, les progrès de l'hématologie ont servi cette noble cause : une

étude fine du plasma sanguin permet d'obtenir un signe qui, statistiquement parlant, n'a aucune

chance d'appartenir à deux individus différents. Voilà qui aurait plu à Leibniz et à son sacro-saint

principe des indicernables !

Rejetons donc ce mot bien trop ambigu d'individu, mais en ayant le souci de conserver ce

savoir que nous avons chèrement acquis par la voie logicienne : ce qui répond à ce nom n'est

rien qui se puisse saisir par un quelconque de ses traits, aussi singulier que l'on imagine ce

dernier. Quand on se saisit d'un trait, on ne se saisit jamais que de la classe à laquelle

appartient cet individu, serait-il le seul à y appartenir. Observez bien alors que c'est exactement

le statut du sujet établi par Lacan dans un tout autre vocabulaire : vu sa définition, vous pourrez

bien, peut-être, toucher du doigt et de la voix le signifiant qui le représente auprès d'un autre

signifiant, mais pour l'avoir repéré dans sa détermination locale (littérale), vous n'aurez pas pour

autant saisi ce qu’il est. Ecrire cet S;/ à cet endroit a bien des avantages métaphoriques : ce

qui, du signifiant, tombe sous la barre, et reste pourtant acrophonique aussi bien de “sujet” que

de “signifiant”, etc... Mais cet S;/ , ça ne sera jamais qu'un x, ce minimum littéral qui permet

d'effectuer une affirmation d'existence — ou sa négation bien sûr. Après, les déterminations

vont en général pleuvoir, et ne seront certainement pas sans effet de suggestion quand on en

viendra à statuer, très nécessairement, sur l'affirmation d'existence. Mais n'oubliez pas qu'il

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Le corps légitime, p. 80

existe des personnes pour considérer que des individus aussi lourdement déterminés

historiquement que Socrate ou le Christ n'ont pas existé ; qu'ils n'ont jamais rien été d'autre que

des Pégase — lui aussi après tout pas mal déterminé. Il existe donc un hiatus irréductible entre

la totalisation des déterminations et l'affirmation d'existence. De même, il est certain que le Dieu

du monothéisme est un être absolument nécessaire. Il n'y a même que Lui à pouvoir être

considéré sous le jour d'une absolue nécessité. Mais de cette nécessité à l'affirmation de son

existence, il n'y a pas moins que l'espace même de la foi où doit se glisser non moins

nécessairement une énonciation pour effectuer cette affirmation d'existence (ou d'inexistence,

ou d'affirmation hypothétique). Comme je n'ai pas plus que qui-vous-savez accès au sentiment

océanique, je me trouve sur ce point averti du drame logique : les plus inexorables

déterminations ne suffisent pas à trancher sur la question de l'existence. Il y faut un acte — de

foi — qui prend sa source ailleurs que dans le poids des savoirs accumulés, même si ceux-ci le

lestent immédiatement, et sûrement le rive.

C'est ce même souci de cette déhiscence entre symbolique et réel qui conduisait Lacan à

écrire : “J'entends d'ici les goujats murmurer de mes analyses intellectualistes, quand j'y suis en

flêche, que je sache, à y préserver la dimension de l'indicible.” Et aussi bien dans «Du sujet

enfin en question» :

A se repérer à ce joint qu'est le sujet [...] , peut-être les voies deviendront-elles plus praticables de ce qu'on sait depuis toujours de la distance qui le sépare d'avec son existence d'être sexué, voire d'être vivant.

Cette distance, fragile et fugace, est fort délicate à maintenir sur son tranchant : soit elle

est tenue pour rien — ce qui n'est pas entièrement faux — mais alors on la néglige, et peut-être

n'y a-t-il pas pire erreur ; soit le narcissisme s'en empare et en fait inexorablement un tout — et

c'est le drame de la demande d'amour qui exige que l'amour s'adresse au moi sans s'adresser

jamais à aucun de ses traits (Pascal encore : “0n n'est jamais aimé que pour des traits

empruntés.”) Dans l'un et l'autre cas, une complétude se referme, et l'on fait mine de savoir ce

qu'on veut dire quand on dit qu'un individu “appartient” à telle classe, voire que l'on a saisi le ou

les traits qui le singularisent absolument, d'où l'on conclut assez imparablement à son

existence.

Il s'agit pour nous de maintenir ouvert ce trou, ce vide, sans être pour autant saisi par ce

vertige qui fait les extases mystiques ou l'abrupt des théologies négatives. Nous ne sommes

d'ailleurs peut-être pas les seuls : aux dernières nouvelles, des physiciens de très haut niveau

s'ingénient dans un récent ouvrage (The Structured Vacuum. Thinking about Nothing) à

distinguer pas moins de sept types différents de vide. De même, dans la dernière ligne droite

qui nous reste à parcourir, je vous proposerai de distinguer dans le cadre de cet x dont j'ai

essayé de préciser le statut logique, plusieurs termes qu'il serait extrêmement fâcheux de

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Le corps légitime, p. 81

confondre, mais qu'il me paraît justifié de considérer comme ayant été mis à cette même place

par Lacan dans le cadre de l'armature formelle qu'il a construite pas après pas (raison pour

laquelle il n'a pas beaucoup cherché à la dégager comme telle). En ce lieu patiemment expurgé

des déteminations positives qui peuplent notre monde gorgé de “réalités”, prennent place : le

sujet, l'objet a, et ce corps que je m'efforce de considérer cette année hors l'imposition d'unité

imaginaire que lui confère le miroir lacanien.

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Le corps légitime, p. 82

Jeudi 23 mai 1991

FUNERAILLES

L'impossible rapport entre l'individu et sa classe unitaire — ce que donc la logique et les

mathématiques couvrent du joli mot “d’appartenance” — a longuement retenu notre attention la

dernière fois. C'est en effet ce qui constitue le soubassement de la relation que j'ai cherché à

construire entre la thèse des deux corps du roi et la position de l'analyste dans le transfert, du

moins à la lumière de l'étape conclusive, lorsqu'il arrive qu'un analyste soit démis de sa fonction,

comme un quelconque Richard (II, Nixon, etc.)

Nos interrogations de départ sur ces deux corps du roi nous ont permis, via Kantorowicz

et son énorme travail, de poser clairement que l'un des deux est le corps en majesté, celui de la

fonction qui ne meurt jamais, et l'autre celui de l'individu, corps dont je m'étais alors aventuré à

dire qu'il ne pouvait avoir valeur que d'instrument inanimé, quelque chose que l'imaginaire

propose communément sous la forme du cadavre.

Je voudrais à ce sujet faire aujourd'hui un dernier retour aux données historiques, car

l'une d'entre elles nous offre une formidable confirmation de cette séparation des deux corps,

en même temps qu'une lumière plus crue sur le tragique de la situation de la “corporation

unitaire”, cette permanente classe comprenant un seul individu, et dont j'estime qu'elle est ce

qu'on peut dire de plus vrai de l'analyste en fonction dans un transfert.

Par bonheur pour nous, il ne s'agit plus du terrain théologique et juridique, toujours assez

ardu à arpenter, mais sur un plan beaucoup plus directement historique et narratif, du

cérémonial des obsèques des rois de France dans une époque qui est a peu près celle du

triomphe de la théorie des deux corps du roi en Angleterre, autrement dit du XVe siècle au tout

début du XVIIe . Passé cette date, aussi bien en France qu'en Angleterre, à travers des

événements politiques assez différents, se sont mis en place les structures de l'État moderne

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Le corps légitime, p. 83

qui, à elles seules, ont rendu caduques toutes ces constructions sophistiquées, les reléguant à

l'état d'ébauches de ce qui allait devenir — décisivement à travers la révolution française — la

légitimité absolue de l'État moderne.

Il est paru sur ce sujet un livre lui aussi passionnant, Le roi ne meurt jamais, écrit par un

américain élève de Kantorowicz, Ralph E. Giesey. Publié en amérique en 1957, il n'a été traduit

en français qu'en 1987. Si l'on rajoute à cela la récente traduction du livre de Andrew W. Lewis,

Le sang royal, ouvrage non moins remarquable sur la structure des lignages dans la dynastie

capétienne, on s'aperçoit avec quelque étonnement que ces questions de succession et de

légitimité de la royauté française sont devenues une spécialité d'historiens américains.

Dans Le roi ne meurt jamais, Giesey prend un parti bien fait pour nous convenir : à

travers les multiples obsèques royales qui ont eu lieu de 1422 à1610, il choisit de donner une

fonction paradigmatique à celles de François Ier, en 1547. Ce sont en effet celles qui nous

offrent les meilleurs documents, et où le cérémonial a atteint une sorte d'apogée car, en ces

temps de Renaissance, la plupart des éléments était dotée d'une valeur symbolique susceptible

d'éclairer les problèmes constitutionnels en jeu dans la transmission de la fonction royale lors du

décès de l'individu qui l'occupait.

*

François Ier meurt le 31 mars 1547 au château de Rambouillet, d'une mort naturelle et

sans surprise : il est entouré de ses serviteurs et amis intimes, ainsi que de son fils et

successeur Henri II. Pas de problème de dynastie ou de querelle de succession en

perspective : François Ier ayant déjà perdu deux de ses fils (le dauphin François, mort en 1556,

et son ainé le duc Charles d'Orléans, mort deux ans auparavant en 1545), Henri II était le seul

fils restant et selon la loi salique la succession lui revenait. Le jour même de la mort de son

père, Henri envoie d'ailleurs une lettre au Parlement de Paris l'informant de son accession au

trône, et ordonnant aux membres de ce Parlement (il ne s'agit évidemment pas d'un parlement

au sens moderne, mais des plus hauts magistrats de la Justice du Roi) de poursuivre leur

séances jusqu'à ce qu'il puisse lui-même venir recevoir leur serment. Jusqu'ici, pas de

problème, tout semble se passer sans anicroche : un roi s'en va, un autre est immédiatement

en place. C'est vrai... et pourtant c'est faux. Durant les huit semaines qui séparent la mort de

François Ier de son enterrement solennel à la basilique de Saint Denis, Henri II reste très

discrètement à l'écart de toute vie publique, résidant uniquement dans les châteaux de ses

nobles — et non dans l'un des châteaux royaux — sans jamais paraître nulle part dans ses

habits royaux. C'est aussi qu'il se passait alors pas mal de choses autour de la dépouille de son

père.

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Le corps légitime, p. 84

Dès le lendemain de la mort en effet, le corps était confié aux embaumeurs. C'était une

vieille tradition concernant les rois de France, qui consistait (en dépit de nombreuses

remontrances de Rome sur ce sujet) à extraire le cœur et les entrailles, à les déposer dans des

coffrets séparés, et à faire ce que l'on pouvait pour que ce qui restait ne s'abîme pas trop vite.

Du temps où les funérailles d'un roi duraient quelques jours — le temps d'attester de la mort du

souverain et de réunir les intéressés pour la céremonie à St. Denis — ça pouvait suffire ; mais

le temps des funérailles s'allongeant au-delà des capacités de l'art des embaumeurs, on avait

depuis plus d'un siècle recours à la technique de l'effigie. A peine François Ier mort, on prit son

(flasque mortuaire et, à toute poste, on le porta à François Clouet, peintre du Roi, lequel en fit

aussi rapidement qu'il le pût un masque de cire, tandis qu'il faisait confectionner deux paires de

mains en cire également : l'une mains jointes, l'autre avec une main tenant le sceptre, et l'autre

l'épée de justice. Ainsi confectionna-t-on en toute hâte une effigie parée des plus éclatants

habits royaux, peinte à la perfection, au point, disait-on, qu'à plus d'un mêtre, il n'était pas facile

au premier coup d'œil de repérer qu'on avait affaire à une copie.

Pendant ce temps, la dépouille (toujours séparée du cœur et des viscères, enterrés, eux,

le 6 avril) était restée au Prieuré de Haultebrière jusqu'au 11 avril, puis transportée en charriot

très discrètement à St. Cloud, en attente de faire son entrée dans Paris. Le 24 avril, l'effigie

étant enfin prête, le céremonial pouvait alors se mettre entièrement en branle : dans la grande

salle du palais de St. Cloud, on l'installa avec la maximum de pompe, sans le moindre signe de

deuil sur elle ou alentours. Le roi était là dans toute sa majesté.

Pendant onze jours, deux fois par jour, eu lieu le “service de table” : en grand apparat, on

apportait et l'on servait pain, viande, vin, tout ce dont se composait les repas habituels du roi.

L'effigie, certes, n'y touchait pas, tout était emporté au fur et à mesure comme si elle l'avait

avalé, mais le roi était honoré exactement comme de son vivant, à cet endroit charnel entre

tous qu'est le manger et le boire.

Puis soudain, le 4 mai, tout change. On enlève l'effigie, ainsi que tous les ornements et

couleurs triomphantes, le noir du deuil entre en scène en même temps qu'on met le cercueil à

la place de l'effigie. Le 18 mai se place alors un événement singulier. Depuis la mort de son

père, Henri s'était soigneusement tenu à l'écart de toute cérémonie funèbre ; puisqu'il était le roi

(dès cette période, il promulgua quelques édits, entre autres ceux qui avaient trait au

céremonial très compliqué des obsèques), il n'était pas question qu'il rencontre d'une façon ou

d'une autre feu son père, lui aussi roi dans toute sa majesté par l'entremise de l'effigie. Il était

donc impensable qu'Henri se trouve face à l'effigie revêtue de la pompe royale (on le verra, cela

n'arriva que par des voies trés détournées, grâce à un subterfuge d'Henri), puisqu'alors un roi

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presque vivant (pas encore couronné) aurait rencontré un roi pas encore mort (pas enterré à

St. Denis), et c'était précisement cela que l'ensemble du rituel cherchait à éviter.

Ici, contrairement au monde anglais, ce n'est pas un lourd appareil juridico-théologique

qui est requis pour régler le passage de la transmission ; c'est la mise en scène du rituel qui est

chargé de faire la différence entre la perennité de la fonction royale et la procession des rois

mortels.

Mais enfin, ne serait-ce qu'en tant que fils du trés-chrétien François Ier , Henri II ne

pouvait pas non plus s'abtenir totalement de saluer la dépouille de son père. Il vint le faire ce 18

mai, mais il fallut d'abord prendre un certain nombre de précautions pour qu'il soit bien clair qu'il

venait là en tant que fils, et non en tant que roi (depuis plus d'un siècle et demi, les rois de

France ne portaient jamais le deuil — cela aurait attenté à leur majesté). Henri vint donc habillé,

non en noir, ni dans l'écarlate royale de ses habits de cérémonie, mais dans un inhabituel

manteau de pourpre, qu'il se dépécha de remettre ostensiblement à un hérault en sortant de la

pièce où il venait d'asperger son défunt père, sans plus de pompe ni de cérémonie.

Il fallu encore attendre pour l'enterrement proprement dit en raison d'une volonté

particulière de François Ier d'être inhumé avec ses deux fils défunts. Il était donc nécessaire de

confectionner pour eux aussi des effigies, et ce n'est que le 21 mai que le cercueil du roi fut

emmené de St. Cloud à Notre-Dame des Champs (l'effigie, elle, était allée discrètement à Paris,

en attente de servir dans l'énorme défilé qui devait conduire la dépouille de N.D. de Paris à la

basilique de St. Denis). Le 22 mai enfin, le cortège put se fomer, à travers mille questions de

préséances, souvent aussi drôles qu'instructives.

Ce qui m'intéresse ici, c'est le subterfuge d'Henri II. Bien sûr, il n'était pas question qu'il

fasse partie du défilé : entre lui, l'effigie de son père, et la dépouille de ce dernier, cela aurait fait

un peu trop de rois de France d'un seul coup ! Il était donc très naturellement interdit de

cérémonie. Mais : 1°) c'était la cérémonie la plus somptueuse qui se puisse imaginer ; 2°) c'était

lui, Henri II, qui en avait arrêté la plupart des détails, à la fois en respectant la tradition, et en

montrant son intelligence des rouages constitutionnels que ce cortège était fait pour afficher

(exemple, au passage : les évèques devaient-il être plus près de l'effigie que les étudiants et les

recteurs ? Ces derniers auraient bien voulu que les ecclésiastiques s'occupent uniquement de

la dépouille, mais les évèques, plus soucieux de leur propre majesté que de l'âme de leur roi

défunt, voulaient à tout prix être au plus près de l'effigie majestueuse. On joua des coudes, et

l'on échangea quelques coups de poings doctoraux et épiscopaux).

Dans ces circonstances, à la fois en tant que fils, grand ordonnateur et simple curieux

(mais assurément pas en tant que roi), Henri II décida d'occuper secrètement une maison de la

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Le corps légitime, p. 86

rue St. Jacques, particulièrement bien située sur le passage du convoi. Comme le raconte le

chroniqueur Vieilleville, présent avec le roi et quelques gentilhommes dans cette maison, Henri

avait donné ordre à ses gens présents dans le cortège “de n'user d'auculne révérence ny

respect (en passant devant ladite maison), mais plustost de toute privauté, pour ne pas

découvrir sa présence, y étant comme travesti.” Vieilleville rapporte aussi un point de frérocité

parfaite : voyant arriver en premier l'effigie de son frère aîné — celui qui aurait été roi à sa place

s'il n'était mort — Henri II se serait écrié : “Voilà donc le belastre qui meine l'avant-garde de ma

félicité !”

On peut passer rapidement sur les messes, l'immense cortège et toutes les nuances de

sa pompe pour se retrouver à l'étape terminale de toute l'affaire, à la basilique de St. Denis où

tout roi digne de ce nom se devait de reposer. C'est là que le céremonial atteint son culmen, et

on notera d'abord que dépouille et effigie, toujours dissociées avant le défilé, restèrent unies

dans la chapelle comme dans le cortège où elles se trouvaient seulement à une certaine

distance l'une de l'autre, l'effigie devant dans toute sa splendeur, le cercueil derrière arborant

tous les signes du deuil.

Arriva enfin la cérémonie proprement dite : on enleva l'effigie, et ces attributs (couronne,

sceptre, main de justice) furent remis à trois chevaliers présents, qui les reçurent les mains

gantées. On descendit le cercueil dans le caveau, et tous les héraults des différents groupes

d'armes vienrent déposer leurs enseignes sur la balustrade. Puis un haut personnage vint

placer l'épée de France la pointe en bas sur le cercueil. Tous les maîtres d'hôtel de la maison

particulière de François Ier jetèrent alors leur bâton de commandement dans le caveau (sauf le

premier d'entre eux, qui avait encore à diriger le repas des funérailles, dernier acte de la maison

de François Ier ). Enfin, les trois chevaliers déposèrent couronne, sceptre et main de justice sur

le cercueil : à ce moment, la quasi totalité des symboles qui avaient orné l'effigie depuis des

semaines était ramenée au cercueil. Normandie, hérault de la cérémonie, pouvait alors crier,

par trois fois : “Le Roi est mort !”, à quoi firent écho tant de gémissements et de pleurs que le

Grand Maître de France, trop vieux, ne put crier comme il l'aurait dû : “Vive le roi !”, et c'est le

même Normandie qui vola à son secours pour proclamer d'une belle voix de stentor :

Vive le Roi, Vive Henri deuxième du nom par la grâce de Dieu Roy de France, à qui Dieu donne bonne vie !

Pendant cette proclamation, bannières, épées et bâtons, jusque-là en berne ou jetés,

furent relevés et repris — sauf les emblèmes mêmes de la couronne (couronne, sceptre et main

de justice) qui restèrent sur le cercueil, pour n'être saisis que plus tard par des mains anonymes

et ne faire leur réapparition publique que lors du couronnement de Henri II à Reims.

*

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Le corps légitime, p. 87

Première question : pourquoi tant de complications ? Quand par exemple à la même

époque le duc de Bourgogne mourrait, on ne s'entourait pas de tant de précautions, alors même

que le duc de Bourgogne était pratiquement aussi riche et puissant que le roi de France. Mais

c'est qu'il était propriétaire de son duché. Il le transmettait donc comme n'importe quel autre

bien à son successeur prévu par la tradition (au nom de très anciennes coûtumes de lignages,

au plus vieux de ses fils vivants). Ça ne faisait pas de problème juridique, de fond tout au

moins. Mais le roi, lui, on l'a vu de près, ne pouvait pas un instant s'imaginer propriétaire de la

couronne et du reste ; il ne lui revenait pas de léguer ce qui, juridiquement, ne lui appartenait

pas. Or — et c'est bien là le point sur lequel il me faut insister — il n'existait pas alors de tiers

suffisamment consistant pour incarner dans l'entre-deux de la transmission la continuité de la

couronne. Cette fonction, aujourd'hui dévolue sans partage à la nation et à l’État

(momentanément représentés dans le creux de la transmission par un autre de ses hauts

dignitaires), n'était à l'époque occupée par aucun corps (et en l'absence de toute théorie de la

représentation — i.e. avant Hobbes — s'il n'y a pas de corps, il n'ya rien... ou presque). C'était

donc le corps du roi qui faisait le corps de la nation — et pas l'inverse comme ce fut le cas

pendant les deux ans et demi qui séparent la fête de la Fédération du fameux 21 janvier1795,

quand Louis XVI a pu comprendre mieux que ses prédécesseurs, pendant quelques dixièmes

de seconde sans doute, à quel point il était vrai que le roi avait deux corps, et qu'à lâcher celui

de la fonction, l'autre ne tenait pas très longtemps non plus.

Des historiens pourraient ici faire la moue, et remarquer que déjà pour l'enterrement de

François Ier , les hauts dignitaires de son Parlement ne portaient pas le deuil, continuaient de

siéger, etc. Et ce fut bien par le biais de la Justice royale que se mit en place ce tiers qui allait

devenir à proprement parler l'État (par l'entremise décisive du si bien nommé “Tiers-État”,

l'ordre par qui l'État est devenu le tiers social absolu). Un autre signe de cet état de choses,

c'est l'histoire de la succession de Henri IV. Pour lui aussi on fit une effigie (la seule qui ait été

conservée d'ailleurs), et un enterrement aussi somptueux et bien réglé que celui de François Ier

; mais presque tout le rituel fut vidé de son sens par un seul acte politique. Avant même les

funérailles, le jeune roi Louis XIII, alors âgé de huit ans, fut conduit en toute pompe royale à un

Lit de Justice de son Parlement, où l'on proclama la régence de Marie de Médicis. Il avait agi là

comme un roi “en sa majesté”, et tout le rituel qui allait suivre n'était plus du coup qu'une

gigantesque farce. Ses successeurs, jusqu'à Louis XVI compris, prirent le pouvoir en

convoquant de la sorte un Lit de Justice de leur Parlement — et ce fut fort logiquement la fin

des effigies, puisqu'on savait désormais par quel acte reconnaître un roi avant son

couronnement, donc aussi bien avant l'inhumnation de son prédécesseur.

Avec l'enterrement de François Ier , nous sommes donc dans une situation où il serait tout

à fait abusif de prétendre qu'il n'y a pas de tiers, et cependant, disons le d'un mot : ce tiers ne

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Le corps légitime, p. 88

suffit pas à la tâche. Sur lui ne peut reposer, ne serait-ce qu'en l'instant bref et décisif de la

transmission, cette chose si importante qui n'est la propriété de personne : la fonction royale. De

même en logique, entre l'individu et la fonction qu'il satisfait, il n'y a pas vraiment rien, mais il ne

faudrait pas croire pour autant qu'il y a quelque chose.

Et voilà pourquoi l'analyste, invité à se prononcer positivement sur la conclusion d'une

cure qu'il a conduite ne peut que se taire, parce qu'est alors atteint en lui un point de véritable

mutité : il ne peut pas ignorer — même intuitivement — qu'à répondre affimiativement il ferait de

cette cure sa chose, autrement dit contredirait immédiatement son énoncé par son énonciation.

Triste résultat, après tant de précautions justifiées en ce domaine !

*

Le moment est venu de fausser discrètement compagnie à cette théorie, si fructueuse

pourtant, des deux corps du roi. Car il est maintenant permis de voir ce que vient couvrir

l'équivoque du mot “corps” : d'un côté, c'est le corpse anglais, le cadavre, “l’instrument inanimé”,

le “corps-en-trop” de Richard après la question de Bolingbroke ; de l'autre, c'est le corps de la

fonction royale, supposé être “un”, lui aussi, à travers l'invention de la fameuse “corporation

unitaire”. Or, si nous suivons la trame logique que j'ai cherché à i'aire courir sous toute cette

affaire, nous voyons que le seul mot de “corps” est impropre à subsumer vraiment cette

disparité. Car la ligne de brisure ne tient pas tant à la séparation entre l'individu et la fonction

qu'à celle qui sépare l'individu et la façon dont toute fonction s'en saisit, c'est-à-dire en

l'enrobant dans une classe unitaire, en lui faisant le “coup du lasso”.

C'est là que je me risque à l'une des rares hypothèses fortes que j'aurai fait dans ce

travail : le lasso, c'est la mise en image spéculaire, c'est le “nœud de servitude imaginaire”

dénoncé par Lacan dans tout objet de connaissance, c'est (dans les termes de Freud)

l'investissement narcissique à partir duquel quoi que ce soit de la réalité existe, est doté d'une

valeur phallique. De sorte que le “corps de l'individu” hors toute fonction ne peut guère être

imaginé que sous la forme du corps morcelé, de ce corps qui fait face au miroir et qui, aussi

façonné soit-il en retour par son image spéculaire, continue de lui ex-sister, jusqu'à se

disséminer, toute réflexion d'unité perdue alors, dans la sure dissociation et dissémination du

cadavre. L'unité n'est pas son royaume. Moyennant quoi ne lui siéent en priorité que des

qualificatifs négatifs : innombrable, inclassable, infigurable, etc. Il est cette multitude dont on

peut mieux mesurer maintenant qu'elle est seule à donner assise à l'un de la réflexion.

L'appellation des “deux corps” supposaient au contraire deux uns d'égale tenue qu'il s'agirait

d'articuler.

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Le corps légitime, p. 89

Voilà ce que nous ne pouvons plus tenir en toute rigueur. Disons plus exactement encore

que le moment où il s'agit de deux “uns” est par définition fugitif : du côté de l'un de la

corporation unitaire, de la classe unitaire, du un narcissique et imaginaire donc, s'il existe une

quelconque temporalité, ce ne peut être que celle de l'aevum : le narcissisme est une machine

qui connaît le temps, mais qui ignore absolument tout ce qui toucherait à son commencement

ou à sa fin. Ce un-là se présente comme increvable, et c'est pourquoi d'ailleurs la logique le

préfère de beaucoup au singulier, qui s'efface quand sa référence disparaît.

De l'autre côté, du côté du corps de l'individu hors-fonction, ce corps que nous avons

identifié au cadavre, il ne faudrait pas par excès de précipitation en rater une évolution, fugace

certes, mais dont je pense depuis longtemps qu'elle est fondamentale dans la construction de la

dimension symbolique pour l'espèce humaine : avant de se disséminer indéfiniment, de

retourner à la poussière, le cadavre présente cette caractéristique singulière, stupéfiante même

pour quiconque y a touché d'un peu près : la raideur cadavérique. Ce corps que nous ne

connaissons qu'articulé, le voilà réduit au bout de bois, à l'un le plus angoissant qui se puisse

observer. Oui, décidement, yad lun de ce côté-là aussi, sauf qu'il ne tient pas, sa réalité

s'évapore irrésistiblement, ne nous offrant guère que l'instant de voir ça — mais par là même

d'autant plus affine à soutenir ce qu'il en est de l'un symbolique, celui que j'aimerais appeler

«l'un furtif», par opposition à l'un pérenne, l'un imaginaire.

De même, côté naissance, la psychanalyse projette-t-elle ce que Freud nommait, dans

Totem et tabou, "un seul et unique rayon de lumière" : elle nous ouvre les yeux sur l'indubitable

valeur de phallus maternel de l'infans, et nous détaille même le parcours compliqué qui conduit

ce un-là à l'autre un, celui de son image spéculaire — unité qui ne lui est assurément pas

donnée d'avance, et qu'il peut parfois rater. S'il parvient cependant à s'en saisir, c'est plus tard

encore qu'il pourra retrouver l'unité véritablement symbolique alors, dans toute sa splendeur et

sa fugacité : il pourra dire “je”, utiliser cette forme aussi vide que le x dont je me suis servi pour

dénoter l'individu comme tel, mais forme parfaitement indispensable à l'utilisation du système

symbolique dans son entier. Ainsi pouvons-nous mieux apprécier au passage ce dire de Lacan

dans “Ou pire...” :

Rien n'est un qui ne sorte du sac ou qui, dans le sac, ne rentre. C'est là le fondement originel, à le prendre intuitivement (je souligne), de l'un.

Le sac ou le lasso, c'est bonnet blanc et blanc bonnet : une façon de faire tenir l'un furtif

dans l'un pérenne. Irréductible dualité de l'un : sans l'un furtif, l'un pérenne est aussi vide que

l'ensemble du même nom. Mais sans l'un pérenne, l'un furtif obéit à son nom, et s'éclipse.

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Le corps légitime, p. 90

Jeudi 6 juin 1991

L’INDIVIDU

A travers notre multiple approche : logique, historique et psychanalytique (sans oublier la

théâtrale avec Richard II), nous avons pu nous faire une idée de cet apparent mystère qu'est la

classe unitaire, ou la corporation unitaire. Par contre, ce qui fait l'écart décisif entre cette cette

classe unitaire et le fameux ensemble vide (auquel nous souscrivons toujours un peu vite,

intimidés par les gros sourcils du mathématicien), c'est l'élément, l'individu, le hors-classe. La

théorie des deux corps du roi ne nous l'a livré que sous l'aspect de l'instrument inanimé,

magnifié comme tel dans les obsèques royales sous le masque de l'effigie triomphante qui

escorte jusqu'au bout la dépouille mortelle, mais l'indication reste un peu courte. Une autre

petite indication nous était venue de l'étude de Richard II : une fois engagé dans son

bégaiement fatal sur l'impossible “oui” que lui demande Bolingbroke, Richard voit s'évanouir

successivement son “je”, son nom, sa face ; ne lui reste plus alors qu'un corps-en-trop qui survit

un temps à la perte de sa fonction royale, sans qu'il sache en rien quoi faire, jusqu'à ce que la

mort, encore elle, réduise ce corps-en-trop au cadavre bon, lui, pour la sépulture. Tout semble

aller dans le même sens pour ce qui est de l'individu-roi : il n'accède a sa stricte individualité

que par la mort.

De son côté, un certain abord logique nous a permis de voir que le seul nom que cet

“individu” peut porter d'une façon qui ne soit pas totalement générique, c'est : x. Mais nous ne

sommes pas pour autant sortis d'affaire puisque cette écriture d'une lettre de variable n'est

recevable que si l'on est en mesure de préciser l'espace que parcourt ladite variable.

Arrivés à ce point, nous pouvons comme toucher du doigt la raison pour laquelle Frege a

proposé une définition de l'objet aussi générale que : “n'importe quoi qui n'est pas une fonction,

qui n'a donc pas de place vide, qui est donc strictement identique à lui-même”. Ou aussi bien

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Le corps légitime, p. 91

pourquoi Boole a attribué dans son algèbre de la logique à l'ensemble vide la valeur zéro, et à la

valeur 1 celle de représenter “l’univers du discours” (moyennant quoi tout ce qui ne satisfait pas

à la propriété A satisfait du coup à la propriété non-A, soit donc au complémentaire de A par

rapport à 1 : 1-A). Ou encore pourquoi Ferdinand Gonseth appelait la logique “la science de

l'objet quelconque”. L'individu, elle ne peut en effet le recevoir qu'au seul titre de l'un quelconque

puisque les traits qu'on lui prête ne sont que la marque qu'il satisfait telle et telle fonction. Bien

sûr, il y a des rapports directs entre les fonctions, c'est même cela l'essence de la logique : que

Socrate fut athénien lui permettait d'être le maître de Platon, et ne lui permettait pas de

découvrir l'amérique ni d'être pape. Qu'il fut athénien ne l'obligeait cependant pas à boire la

ciguë ; seulement le fait d'avoir été un “corrupteur de la jeunesse”. Mais que ce corrupteur de la

jeunesse soit celui-là même qui va boire la ciguë, c'est bien le travail de l'individu et de lui seul

de supporter l'identité de désignations portant dès lors sur le membre de deux classes

différentes. C'est là son travail, pas nécessairement sa nature ou sa “qualité”.

On voit bien au passage pourquoi Russell accentuait le "This" comme seul terme de la

langue apte à désigner l'individu comme tel. Il reprenait ce faisant — sans le savoir ou en le

sachant, je ne sais pas — un des points les plus vifs de la logique de Port-Royal où, dans un

additif d'une édition ultérieure, Arnauld et Nicole prennent soin, face aux déviations des

ministres protestants sur l'Eucharistie, de donner leur analyse du “Ceci est mon corps, ceci est

mon sang.” Toute la finesse de l'affaire revient à dire que ceci (hoc) est un déictique sans

signification, et que ce qu'il désigne est nécessairement ambigu. Je traduis cela dans notre

langage d'aujourd'hui : cet individu peut appartenir à plusieurs classes. C'est essentiel à tout

fonctionnement de langue, et Montaigne le savait déjà : “Combien de querelles et combien

importantes a produit au monde le doute du sens de cette syllabe : hoc” (Essais, II, 12).

C'est ici qu'il faut bien régler notre microscope logique : cet individu n'est en rien identique

à lui-même, il est l'agent de l'identité, ce qui va permettre de mettre en rapport deux “auto-

identités” : un buveur de ciguë est un buveur de ciguë, et un corrupteur de la jeunesse est un

corrupteur de la jeunesse. Mais tous les buveurs de ciguë ne sont pas des corrupteurs de la

jeunesse, et réciproquement. Seul un individu x est reconnu comme ayant appartenu à ces

deux classes ; je ne peux pas pour autant en conclure légitimement que : “Socrate est Socrate”.

Cette forme rageuse de l'identité qu'est la tautologie est tout à fait à l'aise avec les classes (les

noms communs), mais impertinente avec les individus (les nom propres, ou singuliers ; relire à

cet effet le très décapant article de Roland Barthes dans Mythologies intitulé «Racine est

Racine», et sa conclusion : “Racine, c'est Racine : sécurité admirable du néant.”)

Attardons-nous encore quelques instants sur ce point, l'un des plus vifs de ce paradigme

de la raison classique qu'est la Logique de Port-Royal, à savoir précisément cette analyse du

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déictique. Pour expliquer comment un tel terme travaille, Arnaud et Nicole distinguent

expressément entre les “idées signifiées” et les “idées ajoutées”. Les idées signifiées sont, tout

simplement, les significations qui se rattachent au mot utilisé. Mais ce mot dénote, et renvoie

donc hors-langage à quelque chose que nous connaissons peu ou prou, à quoi nous accordons

le plus souvent d'autres propriétés que celles signifiées éventuellement par le mot qui a dénoté,

et ces propriétés nous viennent alors à l'esprit au titre “d’idées ajoutées”. Dans ces

considérations, très classiques en effet, la supposée permanence de l'objet dénoté permet un

passage légitime (ou non) d'une ou plusieurs idées à d'autres idées. (Notons au passage que

c'est encore à peu près l'inverse de l'univers frégéen : ici, un objet permet de faire le joint entre

deux idées (ou paquets d'idées) ; chez Frege, c'est la fonction qui fait le joint entre deux objets

(ou paquets d'objets). Ce n'est en rien équivalent.)

Dans le cas du déictique, nous atteignons avec Port-Royal une sorte de degré zéro de la

signification dans la mesure où “ceci” ne signifie plus que “cette chose”. “Or le mot chose,

poursuivent les Messieurs, marque un attribut très général et très confus de tout objet, n'y ayant

que le néant à quoi on ne puisse appliquer le mot de chose.” La suite de l'affaire dépend donc

entièrement de la dénotation, de la capacité de l'objet dénoté à appeler à l'esprit telles ou telles

“idées ajoutées” : l'individu hors-langage, pointé correctement dans le défaut maximum de

signification assure le lien entre des “idées” qui sont bien sûr des classes. “Si je dis hoc en

montrant un diamant, ce terme signifiera toujours cette chose, mais l'esprit y suppléera et

ajoutera, qui est un diamant, qui est un corps dur et éclatant...”

Aucune surprise à voir arriver ici le mot de “corps”, puisque nous avions pris dès le début

la précaution de dire que sa signification està peine plus articulée que celle de “chose” ; en ce

sens, c'est bien un mot premier prêt à recevoir des qualificatifs, précisément parce que lui est

posé comme se soutenant sans l'appui d'aucun qualificatif, i.e. dans notre perspective logique

se soutenant sans l'appui d'aucune appartenance à aucune classe.

Voilà donc la pointe qu'il est assez difficile de tenir à propos du corps individuel : il nous

faut absolument le penser comme ce qui échappe à toute mise en classe — d'où la loi d'airain

de la logique des classes : on ne passe pas de la classe unitaire à son membre, ou encore

l'absolue séparation frégéenne entre fonction et objet — mais qui, du coup, comme ce qui se

refuse aussi à toute pensée, à toute saisie conceptuelle, à n'être plus que cette “chose” que le

langage n'atteint qu'à travers l'absence de signification du “ceci”, ou son moderne équivalent

algébrique qui porte le joli nom “d’inconnue”, cet x que les premiers algébristes appelaient

simplement “chose”, “cosa” (d'où le premier nom d'algèbre “cossique”) .

*

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Le corps légitime, p. 93

Mais par ailleurs, notre hypothèse selon laquelle le lasso, c'est la mise en image

spéculaire, autrement dit l'idée que le moi et la classe s'équivalent, dégage en creux la

supposition que le corps face au miroir, pris hors l'imposition d'unité imaginaire, est de l'ordre de

cet un-furtif, de l'ordre de l'individu au sens où nous cherchons à le cerner ici avec quelque

radicalité.

Il est certes très difficile de désolidariser le corps que nous nous sentons avoir et l'unité

que lui confère chaque jour ou presque notre matinal miroir. Cela va d'abord à l'encontre de nos

habitudes les plus quotidiennes où, tenant pour nôtre, et non sans raison, l'image que nous

renvoie ce miroir, notre identification à “ça” fait taire la plupart de nos éventuelles interrogations

sur ce que pourrait bien être ce corps qui reste en face de cette image.

La science pourrait paraître, au premier abord, nous offrir sur ce corps hors-miroir un

savoir qui ne soit pas simplement spéculaire : il est bien vrai que, démembré, il n'a plus vite plus

rien d'humain, de propice à l'identification. Mais ce morcellement lui-même continue d'être

l'indéfinie réduplication du lasso de la connaissance, de “nœud de servitude imaginaire” où

chaque élément qui s'offre au savoir, du système nerveux au plus humble neurone, se présente

évidemment comme une classe, et non comme un individu. Comme l'énonçait très clairement

Lacan le 12 décembre 1962 (in L'angoisse) : “ [...] l'objet de la connaissance est désormais

construit, modelé à l'image de ce rapport à l'image spéculaire, et c'est précisément en quoi cet

objet de la connaissance est insuffisant.” Aussi morcelé qu'apparaisse l'objet scientifique par

rapport à l'unité de l'humain, il est toujours suffisamment un pour assurer le sujet connaissant

de cette trompeuse transparence à lui-même qu'il appelle sa conscience.

Plus radical de ce point de vue paraît être la voie du désir tel que Freud et Lacan nous ont

appris à la fréquenter théoriquement : sous la forme du désir de l'autre. Ce corps, à quelques

indices précis, je peux savoir qu'il intéresse l'autre ; mais il m'est beaucoup plus compliqué de

savoir à quel titre. Qu'est-ce qui, dans ce corps que je promène avec moi, le retient, cet Autre ?

Je peux bien me mettre indéfiniment en face d'un miroir, je risque de n'obtenir par là aucune

réponse à ma question. Elle vient bien d'ailleurs.

C'est ce que Lacan cherchait à faire entendre dans l'apologue de la mante religieuse, qu'il

rappelle non sans raison dès la première séance du séminaire L'angoisse : à se trouver en face

d'une mante religieuse, et dans des rapports de taille qui seraient ceux que nous connaissons

entre le mâle et la femelle dans cette espèce, comment savoir si je ne vais pas exciter son très

inquiétant appétit ? Vous remarquerez au passage un point que Lacan ne fait guère valoir alors,

à savoir qu'une telle question se construit sur un fantasme aisément repérable : être tellement

mâle qu'on serait mâle dans toutes les espèces. A voir. Reste cependant la mise en scène du

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Le corps légitime, p. 94

désir de l'autre comme véritable starter de l'angoisse : comment savoir ce que je suis pour

l'autre puisque le contrôle que je peux avoir de mon image spéculaire ne m'est plus dans ce

registre d'une grande sécurité ?

Une autre histoire bien connue nous permettra de dire la même chose différemment :

c'est celle du fou qui se prend pour un grain de blé, et qu'une habile psychothérapie ramène à

des convictions plus en rapport avec son image spéculaire. Puis survient, au sortir de la séance,

la rencontre avec la poule au coin d'une rue, le retour angoissé chez le thérapeute,

l'admonestation de ce dernier rappelant les acquis de la psychothérapie, et l'aveu final du fou :

“Mais, docteur, moi je sais bien que je ne suis pas un grain de blé, mais elle, elle, est-ce qu'elle

le sait ?” Comment savoir ce qu'elle sait à l'endroit de son désir à elle à mon endroit ?

Or ce point n'est pas un détail, une pécadille qu'il serait permis de négliger. C'est un des

points les plus fondamentaux de la subjectivité puisque, à l'endroit de ce manque obligé du

repérage spéculaire, dans une sorte de réponse anticipée au fameux “Che vuoi ?” va surgir le

fantasme, soit la posture imaginaire dans laquelle le sujet se propose à cet énigmatique désir

de l'autre.

Que ce soit le mâle ou le grain de blé, l'un et l'autre visent juste en ce qu'ils se présentent

sous l'aspect de : ce qui manque à l'autre. Radicalisant les choses avec Sade, Lacan en vint à

énoncer sous forme de maxime : “J'ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et

ce droit je l'exercerai sans qu'aucune limite ne m'arrête dans le caprice des exactions que j'ai le

goût d'y assouvir.” (Cet énoncé, soulignet-il tout de suite, exclut la moindre réciprocité.)

Entre, donc, l'infans et sa valeur de phallus maternel, et la rigidité cadavérique, le

troisième terme à se présenter comme pointant ce corpshors-miroir, c'est ce qui serait l'objet de

la jouissance de l'autre. J'avais d'ailleurs à l'inverse insisté sur le fait que Narcisse, s'il est à ce

point passionné par son image, est d'abord quelqu'un qui fuit tout commerce amoureux, homo

avec Aminias, hétéro avec Echo : sa folie, c'est de tenir pour rien ce dont il n'a pas l'image, i.e.

ce qu'il est pour chacun d'eux.

La difficulté pour bien percevoir ce qui est en jeu dans le rapport de ce corps-hors-miroir

à l'un-furtif de l'individu hors-classe, tient à une juste saisie du fonctionnement du fantasme.

Essayons d'abord quelques formules pour cadrer l'affaire : le fantasme est l'ultime parade

imaginaire à l'incomplétude symbolique et à sa forme la plus immédiate : la métonymie

incoinçable qui ne nous fournit jamais aucun signifiant premier ou dernier. Car je peux bien

percevoir des signes de cet énigmatique désir de l'autre ; mais que dois-je en conclure s'il est

vrai qu'ils resteront équivoques à proportion de ma non-réponse à la question qu'ils

m'adressent ? Seule une mise en acte des présupposés fantasmatiques qui se trouvent être les

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Le corps légitime, p. 95

miens pourrait en déterminer la valeur — comme quand face à une équation je dis : soit x=2 —

et sinon, il ne me restera à leur endroit que l'angoissante question : que me veut-il ?

Elle est insoutenable parce qu'à seulement durer un peu elle s'érode de ce qu'il y a en

elle de possiblement partitif (Qu'est ce qu'il veut de moi ?) pour aboutir au terrible : me veut-il ?

dont les réponses affirmative et négative sont aussi angoissantes l'une que l'autre. Car que ce

soit oui ou non, il est su — je ne sais comment — que l'objet visé ne sera pas un trait, ni une

détermination symbolique, mais de l'ordre de ce que nous avons déjà étudié (toujours via

Shakespeare) comme étant la livre de chair, celle dont l'amputation (vs. le don) est toujours une

question de vie ou de mort. En tant que désiré par l'autre, n'importe quel morceau de ce corps

vaut pour un tout qui, comme tel, n'existe pas à cet endroit.

Une classe, elle, peut toujours céder et s'amputer de x sous-classes sans y perdre pour

autant sa nature de classe ; elle peut même aller jusqu'à se vider de toutes ses sous-classes, et

rester encore une classe, quitte à la dire alors “vide”. Le tout de la classe, le tout imaginaire,

n'est pas menacé par le manque : bien au contraire, comme nous l'avons vu dans le détail lors

de la fin du travail sur Les unités imaginaires, ce manque est le support indispensable de l'unité

imaginaire totalisante. J'avais d'ailleurs déjà utilisé à cet endroit la métaphore du lasso pour

désigner ce glissement qui fait passer du bord brut de l'icône au cerclé du visage, puis de là au

trou noir de la pupille où un regard cherche à faire signe d'une présence au-delà. Le lasso de

l'unité imaginaire de la classe a besoin du manque comme d'un partenaire essentiel à sa

stratégie unifiante, unitaire.

Toute atteinte du corps hors-classe n'offre pas les mêmes sécurités, car cet un-là ne

supporte pas la partition. Ce n'est pas une question de vie ou de mort — comme pourrait le

laisser trop vite entendre cette livre de chair impossible à découper sans que mort s'ensuive —

c'est une question d'exister ou pas. Nuance. Nous confondons imprudemment l'espace de la vie

et l'espace de l'existence, identifiant ainsi deux frontières dans notre incessant souci de tenir

pour “inexistant” ce qui est “mort”. Il nous faut des fables comme Mr. Valdemar, ou des fictions

comme l'entre deux-morts, pour écarter à nouveau ce que notre précipitation avait conjoint, et

retrouver un tant soit peu le tranchant du x . Notre individu rivé à son existence n'est pas une

sommation de classes : c'est pour cela, et pour cela seulement, qu'il n'est pas partitionnable.

Nous pouvons ici essayer d'analyser de plus près le pourquoi de cette confusion

vie/existence. Elle me paraît tenir à cette autre confusion, fondatrice du moi dans sa structure

paranoïaque, que je peux maintenant mieux décrire avec les termes que nous venons de

forger : il ne s'agit que d'identifier l'individu à sa classe unitaire où il trouve représentation, une

représentation bien sûr indéfiniment morcelable, elle, en une poussière de représentations. Ce

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Le corps légitime, p. 96

mouvement-là, lui, est sans fin. Mais en retour — car ce piège est double — nous voulons à

toute fin faire refluer ces représentations (ces classes) sur l'individu qui les supporte de son

existence. C'est lui qui est alors censé supporter les traits que nous offre le miroir (de la

connaissance) : arrivé là, le piège mimétique s'est entièrement refermé, tout signe représente

toujours quelque chose pour quelqu'un, et le cercle carré ou 1 doivent être jetés aux orties

ou en enfer.

*

Mais de quel droit identifions-nous ainsi cette chose aussi abstraite qu'est “l’individu” au

sens où nous l'entendons ici, et le “corps” que notre première intuition sémantique nous

convainc d'appréhender, même si vaguement, comme le sommet du “concret” ? Rien d'autre

que le double repérage dont nous en avons fait l'objet aujourd'hui même: face au miroir du

monde de la représentation, face à l'empilement indéfini des classes, il est ce qui ne peut en

aucun cas s'inscrire, et comme tel il passe aux yeux du premier empiriste venu pour une pure

“abstraction”, quand ce n'est pas pour le plus infamant “vue de l'esprit”. Par contre, par rapport à

ce que tout un chacun peut avoir rencontré dans sa vie d'angoisse suscitée par le désir de

l'autre — et pour peu qu'un transfert y ait redonné accès sans trop de panique à bord — ce

corps qu'aucune représentation ne contrôle, qu'aucune représentation ne permet de maîtriser,

eh bien, oui, c'est le concret du concret, ce qui se révèle décisif dans le fonctionnement (et les

dysfonctionnements) du désir.

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Le corps légitime, p. 97

Jeudi 20 juin 1991

LE CORPS COMME SINGULARITE ULTIME

Notre travail sur la notion logique d'individu nous amène à différencier au maximum à cet

endroit ce qui a trait au particulier et ce qui a trait au singulier. C'est une question certes

classique, et classiquement épineuse puisque ces ternes s'incluent dans des couples :

particulier/général ; singulier/universel, couples qui fournissent eux-mêmes encore d'autres

difficultés. Par contre la différence de fonctionnement en tout point tranchée entre l'individu et

sa classe unitaire nous suffit à faire un premier repérage qui tienne : il n'y a rien de plus

particulier que la classe unitaire mais, si nous nous abstenons de nous précipiter dans le piège

mimétique et acceptons de ne pas refiler en douce à l'individu les propriétés des classes

auxquelles il appartient, il appert que le singulier échoie à cet individu-là. Son unité — si

violemment requise qu'elle doit être posée comme nécessairement insécable — n'est le giron

d'aucun être autre que le sien, alors que l'unité d'une classe sait à l'occasion se montrer plus

accueillante.

Arriver à penser le singulier n'est pas chose facile, et nous pouvons déjà savoir pourquoi,

du fait de la partition qui nous guide en cette affaire : seul le particulier est de l'ordre du miroir et

de la représentation. Nous pouvons donc l'appréhender dans le jeu indéfini des représentations

et des concepts, ordonner ses pertinences et ses incompossibilités. Le singulier, dès que posé

hors miroir, nous rend immédiatement plus ardue l'entreprise de sa saisie, puisque nous savons

désormais clairement que les tenailles de la représentation ne feront pas correctement leur

habituel travail à son endroit. Elles sont les premières — de fait : avant nous — à supposer qu'il

existe, cet individu, qu'il y a bien quelque chose et non pas rien (car ce sont elles, ces tenailles,

qui sont les plus métaphysiciennes), mais une fois cette supposition effectuée, elles travaillent

chez elles et pour elles.

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Le corps légitime, p. 98

*

C'est la raison pour laquelle, afin d'assurer une certaine tenue à ce singulier si

difficilement pensable hors miroir, nous allons nous tourner vers quelqu'un qui a fait d'un certain

singulier l'un des points forts de son architecture symbolique (en fait : théologique) : Jean Duns

Scot. Je n'avais pu faire moins que de parler déjà de lui — toujours grâce à l'admirable livre de

Etienne Gilson (Jean Duns Scot, Introduction à ses positions fondamentales, Paris, Vrin,

1952) — quand j'avais voulu aborder le couple nécessité/contingence dans un séminaire

précédent sur L'Inhibition (et donc sur l'acte). Nous le retrouvons ici, toujours au titre de la

rigueur saisissante qui lui permet de pointer mieux que d'autres ce qui excède les repérages

directs de son système, justement parce que ce système ne fléchit point là où il est en défaut.

Ce dernier point est ce qu'on peut attendre de mieux d'un système architecturé de pensées,

quel que soit son “objet”. Entrons maintenant dans le détail de l'argumentation que nous

propose Gilson.

Qu'est-ce qui permet de considérer qu'un être tel qu'il nous arrive d'en percevoir possède

une unité réelle, hors l'appréhension que nous en avons intellectuellement ? L'une des réponses

les plus classiques depuis Aristote revient à prêter cette propriété unitaire à la nature elle-

même, de sorte qu'il n'y aurait jamais que deux états du réel : l'universalité qui n'appartient pas

à la chose, mais seulement à l'intellect qui la connait, et le singulier qu'il serait vain de chercher

à appréhender pour des raisons que nous allons voir de plus près. Tout ceci culminant dans le :

“Il n'y a de science que de l'universel.”

Duns Scot, là-dessus, n'est pas d'accord. Il veut à toute fin qu'entre le singulier et

l'universel existent réellement des unités qui ne soient ni singulières ni universelles. Dans une

prolixité pour nous très médiévale, il propose sept preuves de l'existence de ces unités

intermédiaires entre singulier et universel. Nous ne les parcourrons pas toutes, mais au moins

celle-là qui nous intéresse : pourquoi peut-on ranger deux êtres dans une même espèce ?

Parce qu'ils sont de même nature, donc il y a une unité propre à la nature de l'espèce, et une

unité qui n'est pas seulement conceptuelle en vertu de l'argumentation suivante : au-dessus

d'un certain nombre d'individus, il y a une espèce, tout comme au-dessus d'un certain nombre

d'espèces il y a le genre. Cette homologie suffit à penser que l'unité de l'espèce est aussi

irréductible que l'unité de l'individu, même si cette unité de l'espèce, concède Duns Scot, est

moins stricte que l'unité numérique du singulier.

Sans détailler rien des six autres, convenons donc d'un point important : Duns Scot nie

qu'il y ait de l'universel dans les choses, et donc cette propriété n'est jamais que l'œuvre de

notre intellect ; par contre, il admet qu'il existe des natures communes, donc des groupements,

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des classes qui possèdent leur propre unité, et au sein desquelles se tiennent les unités

numériques des individus.

Le probléme peut dès lors être posé correctement : étant entendu qu'il existe réellement

des classes peuplées d'individus (ce que Duns Scot appelle d'un nom que nous allons garder

dans ce qui suit : espèce), qu'est-ce qui s'ajoute à chaque individu de cette espèce pour faire

qu'il ne soit pas équivalent à l'espèce à laquelle il appartient ? Une réponse classique est

simplement négative : l'espèce peut se diviser en individus sans cesser de garder son unité

spécifique, l'individu ne peut se diviser sans perdre son unité individuante. L'être se réfugierait

donc essentiellement dans un singulier parce que la substance de l'individu ne souffrirait pas de

division.

Vrai, mais insuffisant, répond Dans Scot. Et nous pouvons au passage, en faisant usage

d'un savoir logique qui n'était pas le sien, en convenir avec lui : la classe unitaire ne souffre pas

plus la division que l'individu, et pourtant ils diffèrent. C'est donc que leur différence trouve sa

source ailleurs que dans cette propriété négative de l'indivision, qu'ils partagent. Suivons donc à

ce niveau très précis l'argumentation du docteur subtil, en profitant du décrochage linguistique

qu'il nous offre puisque sa terminologie n'est pas celle dont nous avons fait jusqu'ici usage, ce

qui certes nous complique la tâche dans un premier temps, mais nous permet aussi de ne pas

trop nous obnubiler sur des appellations, les nôtres ou les siennes.

Si je pars des singuliers, je peux penser pouvoir en abstraire la communauté de

l'espèce : si par exemple je réunis en esprit un certain nombre d'hommes, je pourrais en

abstraire ce qui fait la communauté de l'espèce : animal rationale. Mais Duns Scot ne rate pas

la pétition de principe et le cercle vicieux inscrits dans cette façon de passer de soi-disant

“individus” à l'espèce qui les regroupe. Car pour opérer ce passage, je suis nécessairement

parti de la nature de chacun, et non de sa singularité. Je serai parti d'un certain nombre de traits

(pas nécessairement les bons au départ) que je crois lire chez chaque individu ; mais en fait, je

ne lis alors que les traits qui appartiennent déjà à l'unité spécifique, et non à l'unité numérique

de chaque individu. Or je ne peux toujours pas confondre cette unité spécifique et l'unité

numérique, sinon je retourne à ma case départ où je ne saurai plus faire la différence entre

l'individu et l'espèce à laquelle il appartient. Et c'est ainsi que j'aboutis à ce que Gilson présente

judicieusement sous la forme d'un théorème : il n'y a pas d'espèce des singularités.

Les natures individuelles, les singularités en tant qu'elles appartiennent à des espèces,

évidemment forment des espèces : ceci n'est rien qu'une tautologie. Mais dès que je veux saisir

ce qui fait la singularité comme telle, donc hors son appartenance à toute espèce, je tombe

forcement sur le fait qu'il n'y a aucun espoir de regrouper les singularités individuelles dans

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Le corps légitime, p. 100

quelque espèce que ce soit. Autrement dit, il faut que j'abandonne l'espoir — futile en effet dès

qu'on y réfléchit — de trouver et de dire ce qui fait la singularité “en général”, et me contenter

toujours de pointer ce singulier. Ce un-là, je ne vais pas pouvoir refermer sur lui la prise du

Begriff : dès que je le pose avec quelque exigence, il s'exclut définitivement de mes capacités à

le saisir.

Dois-je alors décider de me taire et prêcher le mystère ? Tout religieux qu'il fut, Duns Scot

ne plie pas si vite les genoux. Cette “entité individuelle”, cause de la “différence individuelle”,

n'est donc ni matière ni forme, ni leur composé, puisque aucun de ces trois-là n'implique de soit

aucune singularité en acte. Arrivé là, Duns Scot s'avance réellement pour dire : elle est ultima

realitas entis. Elle est la réalité ultime de l'être puisqu'avec elle s'arrête la partition des entités

qui nous a conduit de l'unité relative du genre à l'unité relative de l'espèce ; avec elle, avec

l'unité individuelle ou numérique, nous touchons ce au-delà de quoi nous ne pouvons plus aller

dans notre démembrement de l'être.

Sauf que, à la différence de la nature individuelle, cette unité individuelle, nous ne la

touchons pas en esprit, car nous ne pouvons en avoir aucune connaissance. C'est ici qu'un

dernier effort est requis pour apprécier le rapport — ou plutôt l'absence de rapport — de l'esprit

à “ça” que la tradition scotiste, plus que Scot lui-même semble-t-il, s'est dépéché d'appeler :

l'hecceité, que nous pourrions traduire par l'horrible “ceciité”, ne serait-ce que pour bien faire

entendre que c'est le “hoc” qui vient encore une fois jouer sa partie à ce point ultime

d'aveuglement de nos capacités symboliques.

L'ennuyeux de ce mot d'hecceité — et c'est peut-être la raison pour laquelle Duns Scot ne

l'a pas tellement mis en avant — c'est que comme tout substantif (et spécialement les

néologismes de cet ordre !), il encourage à penser que ce qu'il signifie est de l'ordre d'une

chose.

Parmi toutes les “choses” auxquelles nous aurions affaire, il y aurait à la base de la

pyramide de la connaissance : la “ceciité”. Ce serait bien sûr une erreur, puisqu'elle n'est que la

composition d'une “chose” (d'une “nature”), et d'une “réalité” (ultime en la circonstance). En quoi

il nous est permis au passage d'apprécier un point de la plus haute importance : aussi

surprenant que cela paraisse, le singulier n'est pas simple. Il est un composé — que nous ne

pouvons pas décomposer puisque nous ne savons jamais décomposer que des “choses”. Le

singulier est ce mixte d'individu et de lasso que nous avons rencontré avec David Lewis, juste

avant sa “prise” dans la classe unitaire.

Cette réalité, ultime en effet, doit-elle être décrétée dans son inaccessibilité intellectuelle

comme hors-esprit, hors logos, hors ratio, donc : irrationnelle ? Pas si vite, réplique Duns Scot

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en prenant appui sur une merveilleuse image : ce n'est pas le soleil, mais l'œil de la chouette

qui explique pourquoi elle ne voit pas le soleil. Ce n'est pas parce que notre esprit s'aveugle à

cette lumière du singulier que ce dernier échappe à tout esprit. Dieu, Lui, connait toute chose

non par genre et espèce, mais comme singulier. Dans l'intellect divin, l'essence de chaque

individu y est définie absolument, c'est-à-dire non par sa nature qui le rattache à des espèces,

des genres et des ordres, mais bien par sa singularité, son ultima realitas entis.

Ce n'est que pour nous, créatures finies, qu'il n'y a pas de définition du singulier, et donc

pas de démonstration ni de science de cette entité qu'aucune classe jamais ne subsume. A cet

endroit, Gilson écrit avec une précision de clinicien : “Encore une métaphysique où la pointe

extrême du réel défie la connaissance scientifique, mais, après tout, s'il en était autrement, nous

n'aurions pas besoin de métaphysique : la physique nous suffirait.” (op. cit., p. 466). De son

côté, Heidegger écrivait dans son Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot :

Das Individuelle ist ein unzurückfuhrbar Letzes (L'individuel est un ultime qu'on ne peut ramener à quoi que ce soit d'autre.) (p. 78).

Ecartons enfin, pour conclure sur Duns Scot, une erreur qu'il est rapide et facile de lui

attribuer (il me semble bien que Heidegger le fait) : ce serait le fait d'exister qui serait l'acte par

lequel une chose trouverait son hecceité. Rien de tel chez Duns Scot. Dans l'intellect divin où

sistent tous les possibles, chaque singulier est parfaitement défini jusque dans son ultima

realitas entis, et il n'a assurément pas besoin d'exister pour atteindre à sa singularité. La cause

qui, éventuellement, le fera passer de son essence à son existence, ne lui rajoutera rien de tel :

il sera singulier dans son existence tout comme il est singulier dans son essence. La singularité

n'implique pas l'existence, alors que l'existence implique, elle, la singularité ; l'implication n'étant

pas réciproque, elles ne sont donc pas équivalentes.

*

Ce qui nous importe dans ce débat d'un autre âge, pour nous qui ne partageons certes

pas la foi puissante du docteur Subtil, c'est la mise en valeur exemplaire chez lui de l'acte

métaphysique par lequel, dans sa doctrine, l'être est achevé avant de recevoir possiblement

l'existence pour peu qu'une cause l'y pousse. Et ceci nous importe parce que cette hecceité qui

constitue la pointe et le fondement d'un réel (des essences chez Duns Scot) est indépendante

de la réalité des existences. Ce réel-là s'exclue, par définition pourrait-on dire, de l'ordre de la

connaissance qui trouve en ce lieu théorique le point de son défaut souverain.

Je tiens ici à accentuer cet acte métaphysique, au nom de l'hypothèse selon laquelle la

notion de réel — qui n'est clairement venue à Lacan qu'avec RSI (ou plutôt SIR en 1953) — est

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principalement commandée par son stade du miroir, dès sa première formulation de 1936 dont

nous pouvons nous faire une idée à travers cette remarquable ombre portée qu'en est «Au-delà

du principe de réalité». Ce qui ex-siste à l'image unifiante spéculaire — et qui va porter au fil

des années alors à venir toute une kyrielle de noms : l'enfant, l'infans, le sujet, l'individu, le

corps morcelé, avant de se réfugier dans le vase renversé échappant à la vue directe — ce que

donc je vous propose d'appeler tout simplement “corps”, c'est ce qui finit très rapidement par ne

plus répondre qu'au “ceci”. Ce corps qui se pavanait dans les avenues du visible en s'identifiant

jusqu'à plus soif à tout ce que le spéculaire lui présentait sous la forme de son image, voilà que

si nous cherchons à le poser hors le secours de cette identification où il est clair qu'il s'aliène, si

donc pour employer un autre mot de Lacan, nous le séparons de cette image, il s'ab-solutise en

effet, se sépare décisivement de tout appareil de signifiance, et vient occuper le point de

cécité — non plus imaginaire — mais bien : symbolique. Ce singulier-là excède en effet les

moyens de la langue bien plus crument que les moyens de l'image, puisque à cette dernière il

lui est presque toujours possible de s'identifier, et dont de rater l'écart.

On peut remarquer au passage que cet “intérieur du corps” qui reste chez Freud

“l'extérieur” de l'appareil psychique, soit ce qu'il appelle aussi le “somatique”, occupe à peu près

la même place : la pulsion et le fantasme sont supposés opérer des soudures entre le monde

de la représentation (l'appareil psychique, le système ) et cet espace obscur où des forces

sans voix aucune s'entrechoquent (à savoir ce “somatique”) ; or ces “soudures” font exactement

le même travail que notre glorieux “ceci”. “hic”, dit le fantasme ; “hoc” dit la pulsion ; et tout le

chambard représentationnel prend appui.

Avec le mot de corps dans l'acception très pointue que je peux maintenant vous proposer

en conclusion de ce travail, se dessine une convergence orientée par la notion de manque : ce

qui excède les moyens symboliques, ce que la langue doit se réduire à appeler “ça”, c'est aussi

ce qui se tient hors miroir — pour autant du moins qu'apparaîtra légitime notre assimilation

antèrieure du “hors miroir” au “hors-classe”. Le manque imaginaire, ce —qui a pour

conséquence que l'image est bien tenue pour une image, pointe très bien ce hors-miroir, ce qui

échappe au miroir. Mais nous aurions tort d'entendre dans un tel “ce qui” un quelconque partitif :

tort d'entretenir l'idée selon laquelle le corps que nous nous sentons avoir serait bien ce qui

passe à l'image, sauf une partie : auquel cas, cette partie qui peut toujours s'absentifier serait

immédiatement comprise comme génitale, et tout contents de retrouver le sol ferme de la

différence sexuelle, nous raterions l'essentiel. A savoir que le manque phallique — qui reste

notre inscription visible dans l'ordre de la mort — ce manque a deux faces : l'une imaginaire, la

plus fréquemment commentée par Lacan ; l'autre symbolique, où quelque chose insiste à se

dérober à toute saisie langagière (ce manque que Lacan commentait ainsi dans le séminaire XI,

p. 186, “ce qui ressortit au défaut central autour de quoi tourne la dialectique de l'avènement du

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sujet à son propre être dans la relation à l'Autre — par le fait que le sujet dépend du signifiant et

que le signifiant est d'abord au champ de l'Autre.”) Cet x dont l'image prétend qu'elle le reflète,

exactement : qu'elle reflète les traits qui lui permettent d'appartenir à des classes, c'est aussi

bien l'inconnue qui offre une possibilité au langage de désigner ce qui l'excède — et par là-

même lui fait repère pour tout le procès de la signification.

Cette pointe extrême de la singularité qui préside au réel de l'existence, c'est bien,

semblet-il, ce dont le psychanalyste a la charge. C'est ce qui fait qu'il est si mal placé pour

“prendre en charge” des malades, des cas, des assurés sociaux, voire des enfants ou des

hystériques. Ce qu'il accueille nécessite un appareil théorique presque aussi lourd et une

déploiement technique presque aussi extravagant que les plus gros accélérateurs de

particules : comme ses lointains cousins physiciens, l'analyste est un trafiquant de presque

rien : là où le narcissisme défaille (déjà, ça, c'est rare !), et où de plus la langue s'arrête,

momentanément interdite, un cap reste à franchir dans une étrange socialité.

*

Concluons. Pourquoi vouloir à toute fin appeler “corps” cette localisation que Lacan a

marqué d'une écriture fort précise eu égard à son “algèbre” ? Il n'a en effet pas hésité à

conjoindre dès qu'il l'a pu ce qui ex-siste au symbolique, ce sujet qui ne sera jamais que

représenté par un signifiant pour un autre, et cet objet dit “a” dont il est vain d'attendre une

quelconque représentation, et par là même une quelconque existence mondaine, et cette

conjonction porte nom fantasme : S;/ < > a.

Flanquer cette écriture minutieuse du mot opaque de corps, c'est pour moi chercher à

positionner ce qu'il en est du fantasme au cœur de la pratique analytique, puisque c'est lui qui

donne sa structure au transfert, et du coup se trouve en posture éminente au moment de

conclure. Si le mot de “liquidation” continue à cet endroit de nous apparaître inapproprié, nous

faisons tout de même là un pari — ce pari dont Lacan, et lui seul, a su nous préciser les enjeux

avec son concept-clef (car ici il s'agit bien d'un concept) de rencontre manquée. Jamais

Bolingbroke ne rencontrera Richard sur le seul terrain où il le cherche : et faire accéder cette

rencontre manquée à un savoir implique toujours un formidable attirail, puisque ça ne peut avoir

lieu qu'entre des acteurs extrêmement contraints dans leurs jeux réciproques. Ça ne s'apprend

ni dans les livres ni dans les séminaires. Je ne veux pas dire pour autant que le fantasme est

pour tout un chacun ce qui échappera définitivement à sa fringale de savoir — ou comblera son

anorexie “mentale” (car l'indicible n'est pas l'ineffable). Mais simplement qu'il importe de savoir

localiser la mutité qui s'impose pour l'analyste à l'endroit de la singularité qu'il aura su accueillir,

mutité pour laquelle ce mot de “corps” constitue encore, me semble-t-il, le meilleur repère.

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*