Guy Paillotin

30
Dans ce processus de résistance, la recherche était-elle la seule option possible ? Oui. J’ai eu pour la recherche une vocation un peu particuliè- re. Je n’avais pas du tout envie d’être un administrateur qui gère les affaires des autres sans être impliqué. C’était aussi une espèce d’option sociale, d’intellectuel de gauche si vous voulez tout savoir, et même d’intellectuel catholique de gau- che. Ce mélange-là m’a conduit à choisir la recherche. C’était donc une vocation un peu particulière, à ceci près quand même qu’un professeur de physique de l’X m’avait dit que c’était vraiment un gâchis que je puisse choisir le corps des Mines et faire de l’administration, alors que j’avais des talents évidents pour la physique. Cette remarque à laquelle je n’avais pas prêté grande attention au début a fait petit à petit son che- min. Alors j’ai consulté le responsable de l’École des Mines : un homme éclairé, le sénateur Pierre Laffitte. Il a créé Sophia- Antipolis et a fait beaucoup de choses. Il m’a soutenu mais je dépendais bien sûr de l’administration centrale. Là, j’ai aussi eu la chance de rencontrer un directeur de l’administration cen- trale qui malheureusement y est resté assez peu de temps puisqu’il est décédé peu après. Il a accepté ma vocation. Il faut aussi rencontrer des hommes ouverts. J’ai fait part à Pierre Laffitte de mon intention de faire de la physique théorique au commissariat à l’énergie atomique (CEA). Il m’a répondu : Non. Il y a déjà trop de gens du corps des Mines. Il faut choi- sir des sujets différents. Il n’avait pas tort. Il m’a proposé des sujets de recherche qui se déroulaient au sein même de l’École des Mines mais cela ne m’enthousiasmait pas. Et puis, il a murmuré le mot “biologie” et cela a fait “tilt”. Étiez-vous attiré par la biologie ? En fait, quand j’étais plus jeune, j’avais suivi une filière assez peu connue qui s’appelait C’où l’on faisait un peu de sciences naturelles en plus du reste et cela rapportait quelques points au bac. J’allais faire des travaux pratiques dans le bois de Verrières, dans des petits étangs, ramasser des têtards, des choses comme cela, disséquer des grenouilles... Cela m’amu- sait, en fait. Bref, je vais donc faire de la recherche. Pourquoi au CEA ? Il y a une raison tout à fait matérielle. Étant aux Mines, j’étais salarié. Je ne peux pas vous dire combien mais on gagnait quand même un peu sa vie. Je n’avais pas les moyens d’entrer au CNRS parce que je n’avais pas suivi une filière ad hoc. Quand je suis sorti de l’X, c’est tout juste si j’avais une équivalence de ce que l’on appelait la propédeutique à l’époque. Je rentre aux Mines à 23 ans et cet âge était un han- dicap. Il fallait que je trouve un organisme qui puisse me payer d’entrée de jeu et auprès duquel je puisse être détaché par l’État. La seule possibilité c’était le CEA parce qu’il y avait, et il Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 Guy Paillotin Mon père était issu d’un milieu très modeste ; mon grand-père paternel avait utilisé l’ascenseur social de la SNCF, où il avait commencé sa carriè- re comme ouvrier pour terminer contremaître. Grâce à lui, mon père a pu faire des études d’ingénieur, d’ingénieur chimiste plus précisément. Ma mère était d’origine russe, elle était née en 1914 dans cette ville qui un temps très court s’est appelée Petrograd. Ensuite après un exode forcé en Turquie, elle est arrivée en France à 20 ans, pays où elle s’est mariée et où elle a connu aussi la guerre ; c’est elle qu’il aurait fallu interviewer pour évoquer l’histoire contemporaine dans ce qu’elle a eu de cruauté pour beaucoup. J’ai eu une vie scolaire très banale, j’étais assez doué mais pas trop studieux, je passais d’une classe à l’autre sans trop de problème mais ric-rac et tout cela m’a conduit lentement mais sûrement aux classes préparatoires aux grandes écoles, puis à entrer en 1960 à l’École polytechnique. En mûrissant, j’avais de plus en plus de facili- té pour les maths et la physique et je suis sorti de cette école, comme l’on dit, en bon rang, c’est-à-dire troisième. À cette époque- là, avec ce rang, on choisissait le corps des Mines, ce que j’ai fait, et je me suis retrouvé à l’École des Mines de Paris. Une fois là, pour des raisons personnelles, je me suis rendu compte que je n’avais pas l’âme d’un haut fonctionnaire. C’était un peu tard pour s’en rendre compte mais j’ai pu obtenir du corps des Mines qu’il me laisse faire de la recherche. Mais pour obtenir cela, il fallait quasiment faire le caractériel, c’est-à-dire qu’ils ne m’ont plus vu du tout à l’École des Mines, j’étais à la fac, sinon dans un labo. Il y avait une chance sur deux pour que cela marche : soit mes responsables se mettaient en colère et me menaçaient de je ne sais quoi, soit ils laissaient faire et c’est cette deuxième hypothèse qui s’est révélé la bonne. J’ai fait en quelque sorte de la résistance et cela a été payant. D’ailleurs, mes camarades de promotion m’avaient encouragé à faire cela et je crois qu’ils avaient raison. En fait le corps des Mines teste la volonté de ses jeunes recrues. C’est un corps auquel de ce point de vue, je dois beaucoup et il me l’a rendu. Photo : ©INRA - Gérard Paillard 79

Transcript of Guy Paillotin

Page 1: Guy Paillotin

Dans ce processus de résistance,la recherche était-elle la seule option possible ?

Oui. J’ai eu pour la recherche une vocation un peu particuliè-re. Je n’avais pas du tout envie d’être un administrateur quigère les affaires des autres sans être impliqué. C’était aussiune espèce d’option sociale, d’intellectuel de gauche si vousvoulez tout savoir, et même d’intellectuel catholique de gau-che. Ce mélange-là m’a conduit à choisir la recherche. C’étaitdonc une vocation un peu particulière, à ceci près quandmême qu’un professeur de physique de l’X m’avait dit que c’était vraiment un gâchis que je puisse choisir le corps desMines et faire de l’administration, alors que j’avais des talentsévidents pour la physique. Cette remarque à laquelle je n’avaispas prêté grande attention au début a fait petit à petit son che-min.Alors j’ai consulté le responsable de l’École des Mines : unhomme éclairé, le sénateur Pierre Laffitte. Il a créé Sophia-Antipolis et a fait beaucoup de choses. Il m’a soutenu mais jedépendais bien sûr de l’administration centrale. Là, j’ai aussi eula chance de rencontrer un directeur de l’administration cen-trale qui malheureusement y est resté assez peu de tempspuisqu’il est décédé peu après. Il a accepté ma vocation. Il fautaussi rencontrer des hommes ouverts. J’ai fait part à PierreLaffitte de mon intention de faire de la physique théorique aucommissariat à l’énergie atomique (CEA). Il m’a répondu :Non. Il y a déjà trop de gens du corps des Mines. Il faut choi-sir des sujets différents. Il n’avait pas tort. Il m’a proposé des sujets de recherche qui se déroulaient au sein même de

l’École des Mines mais cela ne m’enthousiasmait pas. Et puis,il a murmuré le mot “biologie” et cela a fait “tilt”.

Étiez-vous attiré par la biologie ?

En fait, quand j’étais plus jeune, j’avais suivi une filière assezpeu connue qui s’appelait C’où l’on faisait un peu de sciencesnaturelles en plus du reste et cela rapportait quelques pointsau bac. J’allais faire des travaux pratiques dans le bois deVerrières, dans des petits étangs, ramasser des têtards, deschoses comme cela, disséquer des grenouilles... Cela m’amu-sait, en fait. Bref, je vais donc faire de la recherche. Pourquoi auCEA ? Il y a une raison tout à fait matérielle. Étant aux Mines,j’étais salarié. Je ne peux pas vous dire combien mais ongagnait quand même un peu sa vie. Je n’avais pas les moyensd’entrer au CNRS parce que je n’avais pas suivi une filière ad hoc. Quand je suis sorti de l’X, c’est tout juste si j’avais une équivalence de ce que l’on appelait la propédeutique à l’époque. Je rentre aux Mines à 23 ans et cet âge était un han-dicap. Il fallait que je trouve un organisme qui puisse me payerd’entrée de jeu et auprès duquel je puisse être détaché par l’État. La seule possibilité c’était le CEA parce qu’il y avait, et il

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Guy PaillotinMon père était issu d’un milieu très modeste ; mon grand-père paternel avait utilisé l’ascenseur social de la SNCF, où il avait commencé sa carriè-

re comme ouvrier pour terminer contremaître. Grâce à lui, mon père a pu faire des études d’ingénieur, d’ingénieur chimiste plus précisément.

Ma mère était d’origine russe, elle était née en 1914 dans cette ville qui un temps très court s’est appelée Petrograd. Ensuite après un exode

forcé en Turquie, elle est arrivée en France à 20 ans, pays où elle s’est mariée et où elle a connu aussi la guerre ; c’est elle qu’il aurait fallu

interviewer pour évoquer l’histoire contemporaine dans ce qu’elle a eu de cruauté pour beaucoup.

J’ai eu une vie scolaire très banale, j’étais assez doué mais pas trop

studieux, je passais d’une classe à l’autre sans trop de problème

mais ric-rac et tout cela m’a conduit lentement mais sûrement aux

classes préparatoires aux grandes écoles, puis à entrer en 1960 à

l’École polytechnique. En mûrissant, j’avais de plus en plus de facili-

té pour les maths et la physique et je suis sorti de cette école,

comme l’on dit, en bon rang, c’est-à-dire troisième. À cette époque-

là, avec ce rang, on choisissait le corps des Mines, ce que j’ai fait,

et je me suis retrouvé à l’École des Mines de Paris. Une fois là, pour

des raisons personnelles, je me suis rendu compte que je n’avais pas

l’âme d’un haut fonctionnaire. C’était un peu tard pour s’en rendre

compte mais j’ai pu obtenir du corps des Mines qu’il me laisse faire

de la recherche. Mais pour obtenir cela, il fallait quasiment faire le

caractériel, c’est-à-dire qu’ils ne m’ont plus vu du tout à l’École des

Mines, j’étais à la fac, sinon dans un labo. Il y avait une chance sur

deux pour que cela marche : soit mes responsables se mettaient en

colère et me menaçaient de je ne sais quoi, soit ils laissaient faire et

c’est cette deuxième hypothèse qui s’est révélé la bonne. J’ai fait en

quelque sorte de la résistance et cela a été payant. D’ailleurs, mes

camarades de promotion m’avaient encouragé à faire cela et je crois

qu’ils avaient raison. En fait le corps des Mines teste la volonté de

ses jeunes recrues. C’est un corps auquel de ce point de vue, je dois

beaucoup et il me l’a rendu.

Phot

o :©

INRA

- Gé

rard

Pail

lard

79

Page 2: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

y a toujours, un secteur de recherche fondamentale gérécomme un EPIC et pas comme un établissement style CNRSqui, à l’époque, était un établissement public administratifcomme l’INRA d’ailleurs. S’agissant du CNRS il m’aurait falluentrer “attaché” pour être éventuellement au bout de six ans“chargé”. Tout cela n’était pas faisable. J’étais trop âgé pource parcours du combattant.Au CEA il y avait, et il y a toujours,un département de biologie. J’y suis entré en 1966, après unstage d’un an. Bref, je suis recruté là-bas en 1966 en qualitéde fonctionnaire détaché dans le département de biologie etje fais ce que l’on appelle de la biophysique sur la photosyn-thèse des plantes.

Cette thématique de recherche a-t-elle été choisie ?

Cela s’est passé à l’affectif. J’ai rencontré le responsable quid’ailleurs venait de l’INRA et qui s’appelait Eugène Roux, etnous nous sommes plu. Plusieurs fois dans ma vie, cela a fonc-tionné ainsi, y compris d’ailleurs, on le verra tout à l’heure, pourvenir à l’INRA. Il m’a plu et après je me suis intéressé au sujet.Ceci étant, le sujet était assez proche de la physique. Ce qu’é-tudiaient les chercheurs du CEA c’était vraiment les phénomè-nes physiques de la photosynthèse. Il n’y a pas de labo qui lefasse à l’INRA, en dehors de celui de Jean-François Morot-Gaudry qui était assez proche de nous et avec lequel on colla-borait. Il ne faut pas croire que dans ce choix il y ait eu le moin-dre début de vocation en direction de l’INRA. Ce n’est pascomme cela que cela s’est fait. Donc, je me suis intéressé à cesujet. J’ai fait beaucoup de théorie assez proche de la phy-sique. Quand je suis arrivé à l’INRA, quelques chercheurs ontpris connaissance de mes publications et ont été un peueffrayés parce qu’il y avait beaucoup plus de formules qu’autrechose. Passer presque dix-huit ans au CEA constitue une expé-rience tout à fait passionnante. Le laboratoire où je suis entrén’était pas d’excellente qualité et donc je déconseilleraisaujourd’hui à un jeune de faire ce que j’ai fait, à ceci près, pourévoquer le statut des ASC, que j’avais un statut fixe et je pou-vais donc me payer le luxe d’un risque plus grand. Petit à petit,à quelques-uns -ce labo n’avait pas de responsable réel-, nousavons réussi sur la partie la plus physique à constituer uneéquipe de cinq ou six personnes qui a eu une renommée in-ternationale tout à fait reconnue. Cela a été une aventure pas-sionnante. C’est là où j’ai appris comment on développait une recherche de qualité parce que je l’ai fait sur le terrain.C’est quelque chose qui m’a servi à l’INRA quand les gensessayaient de me convaincre que je déraisonnais, je leur expli-quais que j’avais quand même fait dix-huit ans de recherchefondamentale et que je savais ce qu’était partir de zéro publi-cation internationale à une vingtaine par an, avoir des chair-men dans les congrès... Sur le plan personnel, rien n’est plussatisfaisant que la réussite en matière de recherche fondamen-tale et rien n’est plus difficile à porter qu’un relatif échec. Toutcela m’occupe jusqu’au début des années 80.

Dans ce laboratoire, avez-vous travaillé aux côtés de Pierre-Gilles de Gennes ?

Pas exactement. C’est un peu une affaire dans l’affaire. Il setrouve qu’en 1968 Pierre-Gilles de Gennes, qui était déjà trèsconnu et couru mais que je ne connaissais pas trop, a décidé

de faire un cours de haut niveau sur les polymères, les mem-branes, des objets de ce type. Il le tenait à Orsay. Il n’était pasencore au Collège de France. J’avais des amis physiciens duCEA qui venaient nous voir au labo -c’était des amis d’EugèneRoux- et on discutait un peu librement de tout. Ils étaient toustellement stimulés par cette initiative de P.G. de Gennes qu’ilsont tous suivi ce cours. Je l’ai fait aussi et j’ai pris des notes.Personne n’était tout à fait prêt à le faire. Nous étions deux,moi-même et l’une de ses étudiantes. J’ai bien sûr rencontréPierre-Gilles et il y était tout à fait favorable. Il était de toutefaçon toujours accueillant, convivial. La première fois qu’on levoyait, on avait toujours le sentiment de le connaître de touteéternité. Je prends donc en note ce cours qui était très difficileet c’est là que j’ai découvert la recherche. Cet homme avaitbeaucoup d’aisance pour présenter les choses et il les décri-vait, comme on le dit en physique, avec les mains, mais detemps en temps il sortait une formule. Moi, pour le texte écrit,il fallait que je retrouve d’où venait cette formule ou au moinsdonner deux lignes pour pouvoir justifier que c’était la bonneformule, et j’ai dû consulter la littérature. Là, je n’ai jamaisautant travaillé de ma vie. Je croyais qu’à l’X j’avais travaillé,mais rien du tout. Cela a été un travail extraordinaire. J’aiappris la physique que je croyais connaître alors que je neconnaissais rien. Pendant un an, cela a été extrêmement inten-se mais extrêmement agréable. On croit qu’à partir de 20, 24ans on n’a plus rien à apprendre et je me suis aperçu qu’il suf-fit de travailler pour dépasser en performance ce que l’oncroyait avoir déjà obtenu. Pierre-Gilles de Gennes a été assezsatisfait. Ce cours a été distribué à pas mal de physiciens unpeu impressionnés et on s’est liés d’un peu plus d’amitié dansnos collaborations. J’ai effectivement décidé de passer unethèse au CEA alors que ce n’était pas nécessaire, commed’ailleurs longtemps à l’INRA.Assez tardivement, mon chef dedépartement m’a dit : Un jour ou l’autre on vous confiera desresponsabilités. Vous aurez à diriger des gens qui font de larecherche et, si vous n’avez pas de thèse, ce sera un handicappour vous. Il avait raison. J’ai préparé cette thèse que j’ai pas-sée en 1974. J’ai dû commencer sa rédaction à 32, 33 ans etc’est bien tard. J’ai décidé de ne pas faire une thèse sur publi-cations mais de reprendre dans un tout cohérent mes apportsthéoriques. Il a fallu que je me réinscrive à la fac. C’est uneépreuve si difficile que l’on pourrait en arriver à y renoncer. Onm’a dit que mes certificats passés ne valaient plus rien. On m’afait faire un dossier de demande d’équivalence. Quand je l’airamené, on m’a dit qu’au contraire tout était en ordre.

Cette thèse était donc articulée avec vos travaux précédents ?

Oui. C’est une thèse en biophysique sur ce que l’on appelle lestransports d’énergie dans l’appareil photosynthétique. Quandje dis cela, on ne comprend rien et ce n’est pas la peine que jedécrive plus avant. Ceci étant, c’est de la physique des solides.J’ai demandé à Pierre-Gilles de Gennes de présider le jury. Unautre physicien que je connaissais bien, Etienne Guyon, qui adirigé l’École Normale, était dans le jury. Voilà déjà deux phy-siciens. En gros, j’appartenais un peu à leur école, suffisam-ment d’ailleurs car quand j’étais président de l’INRA, j’ai eul’occasion d’être président du comité scientifique du laboratoi-re de physique et chimie où il y avait tous les élèves de Pierre-

80

Page 3: Guy Paillotin

Gilles de Gennes, ce qui conduisait à quelque chose d’un peuirréel parce qu’il arrivait même que dans l’assistance il soit lui-même présent. Voilà, très résumé, mon parcours de physicien.

Qu’avez-vous gardé de cette expérience de physicien ?

Lors d’un stage aux États-Unis, à Rochester, j’ai rencontré desphysiciens théoriciens qui étaient un peu surpris par ce que j’avais fait en tant que biologiste. Ceci dit, c’est important parceque, quand je suis arrivé à l’INRA, j’étais physicien et j’ai conser-vé les traits caractéristiques de cette discipline qui n’existe pra-tiquement pas à l’INRA. J’ai toujours eu un regard de physiciensur les choses. Ici, même à l’Académie d’Agriculture, c’est sou-vent ce qui m’arrive. Cela influera même sur mes positions surles organismes génétiquement modifiés. En physique, on regar-de les faits. On essaie de les interpréter. On ne sort pas unethéorie qui néglige les faits. On regarde toujours la réalité quel-le qu’elle soit pour essayer d’en voir le sens. Pour un physicien,il n’est pas convenable de “tordre” les faits pour les ajuster à lathéorie.

Vos travaux sur la photosynthèse vous ont-ils donné envie de vous intéresser à la physiologie végétale ?

Non, pas vraiment. La photosynthèse est un peu marginale enphysiologie végétale et elle n’était guère abordée à l’INRAdans ses phases les plus primaires. Il y avait les collègues duCNRS soit à Paris avec Pierre Joliot, le fils d’Irène et de FrédéricJoliot-Curie, et puis un assez gros labo à Gif-sur-Yvette. Dansnotre laboratoire, il y avait un chercheur Jack Farineau, qui tra-vaillait avec Jean-François Morot-Gaudry. Mon arrivée à l’INRAen 1984 n’avait pas de lien avec une vocation scientifique. Onpourrait le croire mais ce n’est pas le cas. J’en avais d’ailleursun peu assez de faire de la recherche très fondamentale.D’autre part -il y a toujours des côtés négatifs de la réussite-c’est que mes collègues qui étaient ceux qui faisaient les expé-riences -moi, je les interprétais- étaient heureux de leur situa-tion de bonne renommée et ne voulaient donc pas changer desujet. C’est un facteur d’ennui. J’ai essayé d’obtenir qu’ilschangent un peu et ils m’ont tous expliqué que, puisque leursituation était assise, ils n’avaient aucune ambition supplé-mentaire. À moi d’en tirer les conséquences !

Au regard des recherches que vous aviez conduites au CEA,souhaitiez-vous vous orienter vers des travaux plus finalisés ?

Oui, c’est un peu cela. J’avais déjà l’idée de participer, ce quej’ai fait d’ailleurs, à des recherches médicales qui se dérou-laient aussi dans le même département, à l’hôpital d’Orsay. Sij’étais resté au CEA, je crois que je me serais orienté un peuvers ce genre de sujet. En dehors des interprétations sur laphotosynthèse, des personnes venaient me voir pour tel ou telsujet et donc j’ai collaboré à d’autres projets. Cela m’amusait.J’avais envie de changer. C’est là que j’ai changé autrement.

Comment ce changement s’est-il opéré ?

Cela s’est fait d’abord parce que je suis allé au ministère de laRecherche et de la Technologie créé après l’élection deFrançois Mitterrand, dont le ministre était Jean-PierreChevènement.

À cette époque au moins, que faisaient les nouvelles majori-tés ? Elles s’adressaient aux responsables des corps d’État endisant : Avez-vous des hauts fonctionnaires ici ou là quiseraient disponibles pour nous aider ? Ils ne commençaientpas, contrairement à ce que l’on croit, à regarder parmi ceuxqui ont leur carte au parti socialiste. Donc, Jean-PierreChevènement s’adresse au Corps des Mines. Il crée un nou-veau ministère de la Recherche. Le Corps des Mines réfléchit etse souvient, parce que j’étais toujours détaché, qu’il y a quel-qu’un qui fait de la recherche et qui pourrait être intéressé. Ilrépond à Jean-Pierre Chevènement : Convoquez M. Paillotin,il sera peut-être intéressé, d’autant plus que l’on estime qu’ildoit penser un peu comme vous. Ce n’était pas faux. Donc jesuis convoqué par Jean-Pierre Chevènement qui me pose uneseule question : Que voulez-vous faire ? Pour quelqu’un quisort de son labo, c’était une question un peu imprévue. Je ren-contre un homme tout à fait intéressant -les rencontres d’hom-mes ou de femmes ont toujours un rôle important- et je me dis que cela va m’ouvrir de nouveaux horizons. Je dis oui à des propositions qui n’étaient pas claires du tout, une espèced’adhésion humaine qui d’ailleurs, curieusement, est partagée.Dans un entretien qui dure une demi-heure, on ne peut pastout aborder. Le ministère se construit. Une direction de diffu-sion de la technologie se met en place qui ne s’occupe doncpas de recherche fondamentale. Cela me convient car je vou-lais vraiment changer de perspective. Jean-Pierre Chevènementdemande à son directeur qui était un camarade du Corps desMines, Maurice Allègre, de me trouver une place chez lui etpuis cela ne se fait pas parce qu’il y a un autre ami du Corpsdes Mines qu’il convient d’accueillir, quelque chose de tout àfait normal. Mais Maurice Allègre me convoque un jour en medisant : Je suis très ennuyé parce que j’ai vu Jean-PierreChevènement et il m’a demandé de tes nouvelles. Il me confiene pas savoir quoi faire puisqu’il ne m’a pas retenu dans sonéquipe. Je lui dis : Ne t’inquiète pas, j’ai mon labo et je vais yretourner et puis on échange un peu. J’avais quand mêmevécu dans la recherche. J’avais participé aux commissions duCNRS et un peu réfléchi à un certain nombre de sujets. Ildécouvre que je savais beaucoup de choses et en même tempsque lui ne savait pas grand-chose de la recherche. Il me dit : Tum’intéresses beaucoup. Tu pourrais me servir de conseiller.J’accepte à 25% de mon temps. Je vais donc dans cette direc-tion du ministère de la Recherche et de la Technologie etimmédiatement j’ai été pris à 150% de mon temps. Il y avaittout à mettre en place et avec des gens qui parfois étaient unpeu désordre. Par exemple, il y avait un budget propre duministère. Il y avait des fonds incitatifs et personne n’avait l’aird’être capable de monter un budget sérieux. La formation duCEA est irremplaçable parce que j’étais devenu chef de servi-ce entre-temps et je savais gérer les budgets, le personnel, lesavancements et tout. J’étais à la tête d’une petite entreprise.Donc j’étais le seul au ministère à savoir gérer un budget ; àsavoir que 1 + 1 = 2, toutes choses que j’avais apprises aussipar ma mère qui me faisait faire les courses en vacances. J’aiconstaté qu’il y a des gens à la tête de l’État qui ne savent pasque 1 + 1 = 2. J’ai fait des additions, établi des budgets et desquantités de choses très terre à terre. À un moment donné, ilsse sont dit : on va lui confier quelque chose d’officiel. À partirde là, le CEA m’a mis à disposition pendant un an au ministè-re. On m’a confié la charge des “programmes mobilisateurs”. 81

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Page 4: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

Ils étaient inscrits dans la loi d’orientation et de programma-tion de la recherche de 1982. C’était un élément qui paraissaitpolitiquement fort parce que Jean-Pierre Chevènement ycroyait mais personne ne savait au juste ce que c’était. Sansdoute que le mot “mobilisateur” lui convenait et donc nousavons eu des relations très curieuses. Je n’étais pas au cabinetmais tout le monde était convaincu du contraire et que j’avaisdes engagements politiques très forts, ce qui était faux. Aucabinet, c’était J.-H. Lorenzi qui suivait les programmes mobi-lisateurs, une personne à l’intelligence étincelante. Je crois quel’on nous surnommait “les cavaliers de l’Apocalypse”.

Étiez-vous chevènementiste ?

J’ai été chevènementiste, par amitié profonde à l’égard deJean-Pierre Chevènement. Même maintenant, je pense qu’il ya des gens qui le croient toujours et ils n’ont pas tort car notreamitié personnelle reste intacte. Cela n’a pas grand-chose àvoir avec la politique. Mais “mon image” a été brouillée parcequ’après, comme j’étais aussi un bon copain de Jean-RenéFourtou, amitié qui datait de l’École polytechnique, que l’onétait de la même chambrée et que c’est un type très chaleu-reux, on m’a cru giscardien parce qu’il était supposé l’être. Jecrois que j’ai eu une image encore plus brouillée grâce à HenriNallet puisque nous ne nous sommes pas entendus plus tard.Les gens se sont dit : Tiens, il ne doit pas être si socialiste que cela. Qu’importe, j’ai eu d’excellentes relations avec J.P.Chevènement et je me suis trouvé en charge de ces program-mes mobilisateurs. Pour raccourcir, c’est grâce à eux que j’airencontré l’INRA.

En quoi consistait cette mission de mise en place des programmes mobilisateurs ?

Cela doit être dans les documents que j’ai remis aux Archivesnationales. L’idée était d’avoir une gestion intégrée de grandsprogrammes mobilisant la recherche fondamentale, la forma-tion, la valorisation, qui soit un peu cohérente. Les positions là-dessus étaient diverses et variées. Pour beaucoup de gens auministère, cela voulait dire une programmation très stricte detout. Je connaissais la recherche et pour moi il s’agissait plutôtde mobiliser des personnes autour d’un projet que de lescontrôler, d’arriver à ce que les gens soient bien informés desprojets des uns et des autres, qu’ils soient volontaires et aprèsles laisser agir. C’est une position très libérale qui ne plaisaitpas à tout le monde mais qui était aussi celle de Jean-PierreChevènement. Cela peut paraître curieux. D’ailleurs, Jean-Pierre Chevènement est très curieux.Allez savoir s’il est à gau-che ou à droite ? On a lancé ces programmes : il y en avait unsur l’énergie et surtout les énergies nouvelles, les économiesd’énergie. Cela tournait autour de l’Agence française pour lamaîtrise de l’énergie (AFME) et l’âme scientifique de ce pro-gramme était notre collègue de l’INRA, Philippe Chartier. Il y enavait un sur l’électronique qui ne concernait pas l’INRA. Il y enavait un sur les biotechnologies. On y vient, on commence à serapprocher. Le patron du comité qui devait suivre ce program-me était Pierre Douzou, aidé de trois personnes dont GilbertDurand de Toulouse et Philippe Kourilsky pour la recherchefondamentale. À titre personnel, je faisais partie du comitéscientifique de ce programme, avant d’être nommé à la tête de

l’ensemble des programmes mobilisateurs. Je connaissaisdepuis longtemps Pierre Douzou. En 1968, nous avions dînéprès de la Sorbonne et rendu visite aux étudiants qui l’occu-paient. Je lui avais même parié que j’arriverais à dire trois motsà la tribune, ce que j’ai réussi à faire. Je ne peux pas vous direexactement ce que j’ai dit. Il y avait aussi un programme sur lapromotion du français. Un autre sur les transferts de technolo-gie dans les PME, un sur les PVD qui concernait le CIRAD, etun sur les sciences sociales.Dans le cadre du programme des biotechnologies, j’ai étéamené à regarder ce que chacun des organismes de recherchepouvait faire pour contribuer à leur essor. J’avais vu le CNRS.Je connaissais le CEA et, bien sûr, j’ai pris contact avec l’incon-tournable INRA qui n’avait pas une excellente réputation ausein du ministère. Je n’avais pas d’a priori parce que ce minis-tère était constitué de plusieurs parties : une venait de laDGRST, une autre du ministère de l’Industrie. La troisième,c’était des gens tout à fait neufs, dont j’étais.

Comment se fait-on une réputation au sein d’un ministère ?

Cela se fait surtout par lobbying. Ainsi, en gros la DGRST étaitbeaucoup aux mains du CNRS. Le problème était d’obtenir leplus d’argent possible. Ce n’est pas beaucoup plus compliquéque cela. En plus, l’INRA était un peu à part, plus proche del’agriculture que de ces sphères-là, toutes choses d’ailleurs queje corrigerai plus tard en m’occupant de la communication eten y faisant venir Marie-Françoise Chevallier pour qu’il y aitplus de reconnaissance de l’INRA dans le monde des décideursqui, en biologie, est souvent lié au médical. Comme elle venaitdu médical, cela nous a beaucoup apporté. Parfois l’INRA n’apas trop supporté ce changement de culture.Un jour au ministère, je reçois notre ami Roger Bouchet, direc-teur général adjoint scientifique de l’INRA à l’époque. C’était unhomme délicieux. Il vient au ministère pour me présenterl’INRA. Il l’a fait avec beaucoup d’intelligence. Cet homme-làavait beaucoup de finesse.Après une demi-heure d’entretien, jem’aperçois que l’INRA faisait exactement ce que l’on souhaitaitfaire dans le cadre des programmes mobilisateurs parce qu’ilfédérait de la recherche fondamentale et de la recherche plusfinalisée. Il assurait le transfert de ses acquis avec les institutstechniques ou des GIE divers et variés, les semenciers notam-ment. En plus, Roger Bouchet était un homme qui savait pré-senter les affaires. J’étais assez impressionné et je l’ai dit autourde moi. Là, l’INRA a été bien vu d’une partie du ministère.

Connaissiez-vous les recherches conduites à l’INRA ?

Je ne les connaissais pas. J’ai découvert à cette occasion quetout ce que nous voulions mettre en œuvre était aussi envisa-gé par l’INRA. J’ai constaté qu’en matière de biotechnologies,il n’y avait pas énormément de choses mais qu’il y avait debons projets. Puisqu’il fallait lancer un programme, cela tom-bait bien. J’ai découvert aussi les façons de faire budgétairesde l’INRA de l’époque. On n’avait jamais les budgets complets.On n’avait que les demandes “en delta”. Je me souviens, riantdans les couloirs, disant : Il faut aider cet organisme à touspoints de vue parce qu’il part avec des handicaps sérieux alorsqu’il peut beaucoup. C’était ma première rencontre avecl’INRA.

82

Page 5: Guy Paillotin

Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Jacques Poly ?

Il a dû y avoir à ce moment-là une première réunion au minis-tère un peu générale, notamment sur les programmes mobili-sateurs où je rencontre pour la première fois Jacques Poly.Il était connu, un peu craint, parfois aimé mais rarement.Parfois, il déclenchait l’hostilité parce qu’il avait une forte per-sonnalité. Lui-même à l’époque n’était pas aussi à l’aise quecela parce qu’il se pensait menacé. Il vient à cette réunion. Jel’entends s’exprimer et j’ai été impressionné. Je pense que l’onse serre vaguement la main et je me souviens qu’il me vouvoie.Il ne me connaissait pas. En plus, dans des réunions commecela, je passe assez bien inaperçu au bout de la table. Je voisJacques Poly pour la deuxième fois lorsque l’INRA a eu un pro-blème budgétaire pour financer l’essor de Versailles en bio-technologie. À l’époque, il n’y avait que cela qui figurait dansles projets de l’Institut. On ne voyait pas bien Toulouse et onne voyait pas du tout Jouy et encore moins Grignon.Jacques Poly -pas très à l’aise d’ailleurs- car il n’avait pas déci-dé franchement de financer l’essor de Versailles sur ses fondspropres. Il demandait des crédits au ministère sans avoir biensaisi quelles étaient les procédures. Une réunion est organiséeprésidée par Roger Lesgard du cabinet du ministère de laRecherche et de l’Industrie. La délégation de l’INRA est prési-dée par Jacques Poly. Roger Lesgard et Jacques Poly étaientface à face et moi en bout de table. Jacques Poly dit, avec sa façon de faire, qu’il n’a “pas un rond”, qu’il ne peut passoutenir seul le développement à Versailles. Bien sûr, commed’habitude dans les ministères, tout le monde dit oui-oui etnon-non, c’est-à-dire en gros “cause toujours”. Je trouvais quec’était un peu dommage que l’on laisse filer cette affaire maisj’attendais mon heure. Roger Lesgard était quand mêmeembêté que cette réunion ne débouche sur rien. Comme il neconnaissait pas les dossiers, il ne savait pas quoi dire.Alors j’ailevé la main. Tout le monde se tourne vers cet individu qui est

en bout de table, y compris Jacques Poly et j’ai dit : Vous savez,ce projet-là relève du programme mobilisateur des biotechno-logies. Comme j’en suis responsable, je peux dire à M. Poly, iciprésent, que nous prendrons en compte le financement de sonaffaire dès l’instant où il nous enverra un projet dans lequelsera supprimée la collaboration prévue avec une entreprise detechnologie américaine. Jacques Poly, je m’en souviens enco-re, pense : Quoi ? C’est celui-là qui est en bout de table qui estle responsable du programme et qui en plus décide en deuxsecondes... De fait, quand j’ai parlé, tout le monde s’est tuparce que tout le monde avait le sentiment que j’avais desrelations privilégiées avec Jean-Pierre Chevènement. Là, jecrois que Jacques Poly m’a alors tutoyé. Notre troisième ren-contre est importante. On avait créé des comités nationaux parprogramme mobilisateur. Jean-Pierre Chevènement adoraitcela. C’était des grands-messes où l’on rassemblait tous lesresponsables impliqués de près ou de loin. Sur les biotechno-logies, il y avait tous les responsables d’organismes, des indus-triels, et donc Jacques Poly. Il me dit : Je voudrais te voir avant.Ce n’était pas pour préparer la réunion parce que ce n’étaitpas le genre. Il m’invite au Vert Bocage. Nous y allons près desInvalides sous une pluie battante et je le vois engueuler sonchauffeur. Je commence à prendre la mesure du personnage.Là, il me tutoyait et m’appelait Guy. Il était un peu ému parcequ’il avait été à la mise en bière d’un de ses amis. Une douzai-ne d’huîtres absorbée, il me dit : Tu ne vas pas rester au minis-tère tout le temps. Je lui dis non. Il me dit : Je vois bien que tut’ennuies. Il commence à m’impressionner d’ailleurs car il dis-cerne vite la réalité. Il ajoute : Tu ne vas pas revenir dans tonlabo et je te fais une proposition. Est-ce que tu acceptes queje te prenne comme mon adjoint à l’INRA ? Je lui ai dis ouidans la foulée. Le personnage m’a plu. Je voulais changer.Honnêtement, je ne peux même pas dire vraiment que c’étaitun coup de foudre pour l’INRA et que cela a été un coup defoudre pour Jacques Poly. Peut-être un peu aussi pour l’INRA

83

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �Ph

oto

:©IN

RA -

Chris

tian

Slagm

ulde

r

Page 6: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

parce que peu avant j’étais allé visiter Jouy avec Roger Lesgardet j’avais trouvé ce site extrêmement beau. Moi qui étais àSaclay pas loin, je connaissais. Je suis de l’Essonne et quand onentre dans cette propriété et que l’on voit la vallée de la Bièvre,c’est vraiment très beau. Nous avons visité un labo des indus-tries agroalimentaires ; un jeune chercheur nous dit : Un fro-mage c’est une structure moléculaire tridimensionnelle et quiparle de physique. J’étais physicien et j’ai trouvé fantastiqueque l’on puisse faire de la physique sur des objets de ce type-là. Cela a joué sur ma vocation. Toute ma vie, quand je reve-nais faire un peu de travail à la maison, mes filles croyaient queje faisais des dessins avec mes formules mathématiques.J’étais incapable de leur expliquer ce que je faisais. Avec unfromage ou des semences, on peut s’expliquer avec sesenfants. Cela m’avait quand même bien attiré. Donc je lui ai ditoui. C’était en 1983 et il n’a pu réaliser le projet que neuf moisaprès, le temps d’une grossesse, parce que l’INRA est un EPSTet qu’il faut demander son avis à tout le monde. Il fallait qu’iltrouve le moyen de réaliser son objectif. Il voulait savoir com-bien je voulais être payé. Je lui ai dit : Comme au CEA, je nedemande pas plus mais pas moins. En fait, cela a été moinsparce qu’il a fallu que je cotise à la retraite autrement.Au CEA,ce genre de chose se décide du jour au lendemain mais àl’INRA cela prend du temps.

Vous arrivez à l’INRA dans un contexte de changement de statuts pour l’établissement.

Les changements de statuts, je les ai pris sur la tête après coup.J. Poly m’avait dit en gros qu’il voulait que je m’occupe desprogrammes scientifiques, que je n’aurais pas de gestion àfaire, toutes choses qui se sont révélé immédiatement fausses.Je pense qu’il savait bien que c’était faux.

Cette sollicitation dont vous avez été l’objet reposait-elle sur des projets très précis ?

Non. Ce n’était pas le genre de Jacques Poly d’être trop précis.Je crois qu’il avait des pressions très claires pour améliorer leniveau scientifique de l’INRA. On me l’a dit. J’étais à peinenommé que M. Chabbal m’a appelé en me disant : Bien enten-du, il faut améliorer la qualité scientifique des prestations del’INRA ; ce qui m’a agacé d’ailleurs parce que je n’ai pas l’ha-bitude que l’on me dicte ce que j’ai à faire. Il n’y avait pas dechoses très précises. Il n’y avait pas de lettre de mission. Je n’aijamais eu de lettre de mission de ma vie. Une fois, ils ontessayé et H. Curien s’est rendu compte que ce serait un peuridicule. J. Poly était à la fois chaleureux mais réaliste et il avaitdonc certainement une idée, qui était d’ailleurs celle de sa pro-pre succession. Il m’a dit : Je n’ai personne en interne. Je croisqu’il pensait qu’il fallait quelqu’un d’externe pour continuerson œuvre parce qu’il devait y avoir des critiques sur le carac-tère un peu fermé de l’INRA. Il était sensible aux critiques exté-rieures, bien plus qu’il n’aurait dû d’ailleurs.

A-t-il vu en vous l’homme d’action dont il avait besoin ?

Oui, pourtant il ne m’a vu que trois fois avant de me faire saproposition. Même la première fois, il ne m’a pas vu. Il estpassé du vous au Guy en deux fois. Il s’est renseigné. Il a eu de

bons renseignements sauf d’une seule personne, ce qui m’a unpeu surpris. D’ailleurs, cela l’a fait un peu hésiter. C’était quel-qu’un qui était au CNRS mais qui avait été au CEA. Il y a tou-jours des jalousies entre secteurs. Il y a des grands chefs auCEA et ils aiment bien que l’on fasse allégeance. Je n’avais pasdû faire allégeance à ce grand chef-là. Je n’ai jamais fait allé-geance d’ailleurs à qui que ce soit.

Pensez-vous que la dimension recherche fondamentale que vous représentiez a été déterminante dans le choix de Jacques Poly ?

Jacques Poly a toujours été très admiratif des gens qui faisaientde la recherche fondamentale. Il avait auprès de lui AndréBerkaloff et il l’écoutait. Il recherchait la compagnie des cher-cheurs fondamentalistes de l’INRA. Il avait une admirationpour Pierre Douzou, qu’après il a un peu regrettée. Il suffisaiteffectivement d’être théoricien pour qu’il ait un peu de timidi-té, presque un complexe. Je crois que l’on s’est plu. C’est unechose qui paraît bizarre. Il avait certainement des intentionsmais il ne me les a pas toutes révélées. Si vous voulez entrerdans ces détails-là, il faudrait questionner Claudine Poly, elle lesait peut-être. Il y a eu beaucoup d’éléments humains et cer-tainement le souci de préparer une succession. En mêmetemps, il n’avait pas tellement envie qu’il y ait une succession.Toute personne est complexe.

À cette époque-là, 1983-1984, au moment où vous alliez dire oui, aviez-vous une idée de la recherche agronomique et du monde agricole ?

Non, pas du tout. J’avais été bien sûr, comme tout bonFrançais, en vacances dans les campagnes. Il m’était arrivéd’aider au battage mais pas plus que cela. Cependant, j’aimaisbien la campagne, je l’aime toujours. Je me rends compte quej’aime le monde agricole qui me le rend bien. Honnêtement,j’en avais un peu assez de la recherche très fondamentale.J’aimais bien la biologie. Je n’avais donc pas beaucoup d’en-droits où aller faire une nouvelle expérience. Et puis il y a lanature. Dans mon livre, “Tais-toi et mange” je parle souvent de la nature, je pense que beaucoup de gens à l’INRA sont d’abord attirés par la nature, les sciences de la nature.La nature domestiquée, ce n’était pas fait pour me déplaire.Au CEA, la moitié du labo était issue de l’INRA et ils m’ontdéconseillé d’aller rejoindre cet Institut. Ils ont été un peu sur-pris par le fait qu’ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient mais quema décision était prise.

Lorsque vous avez dit oui, ne retrouve-t-on pas une postureoù vous dites qu’il faut être à l’écoute de l’inattendu ?

Oui, il faut être en attente réceptive de l’inattendu.Après tout,j’étais fonctionnaire. J’avais un salaire et peu de risque. Celam’amusait d’en prendre quand même un et, curieusement,c’est vrai ce n’est pas si fréquent de répondre positivement àde telles occasions. Puis j’ai eu des coups de cœur pour desgens qui étaient des personnalités : Jean-Pierre Chevènement,Jacques Poly. Avec ces personnalités-là, je n’ai jamais été ni flagorneur ni intimidé et cela les a surpris un peu. On rentreimmédiatement dans une relation personnelle, qui n’est pas desupérieur à subordonné. Avec Jacques Poly, dès le début, nos

84

Page 7: Guy Paillotin

relations étaient personnelles. Je viens de l’extérieur. Je ne luidois rien et il ne me doit rien.

Entre ce repas et le moment où vous êtes effectivement entréà l’INRA, avez-vous souvent revu Jacques Poly ?

Au début, je suis allé à l’INRA assez souvent. J’ai d’abord dis-cuté avec Roger Bouchet. Mais l’un comme l’autre nous savionsqu’une époque changeait, ce qui réduisait nos échanges à peude choses, hormis l’amitié. Après, j’ai rencontré les directeursscientifiques de l’époque. Par exemple, Jean-Claude Tirel. Il m’aexpliqué toutes ses aventures de Rungis. Pour dire l’ambiance,au cours de cet entretien, Jacques Poly est arrivé et m’a dit :Guy, cela suffit avec Tirel. Viens boire un verre avec moi. Lesgens, je les vois encore à l’étage, étaient effrayés par cette fami-liarité, sans doute calculée. Pierre Mauléon, responsable desProductions animales, un personnage tout à fait intéressant, enfaisait partie. À un moment donné, nous avons dirigé l’INRA àtrois. Plus précisément à quatre avec Paul Vialle. Je me souvienstrès bien, après que Jacques Poly ait décidé de me faire venir, lapremière chose qu’il a faite a été d’organiser un déjeuner avecPaul Vialle, au restaurant italien de la rue de Grenelle, oùJacques avait ses habitudes. J’ai rencontré un Paul Vialle quiétait et qui est toujours très dynamique, moderne. C’était assezplaisant mais il avait le sentiment justifié qu’il était le numérodeux de l’INRA. C’est normal. Il était en place depuis unmoment. Cependant avec la confiance que me témoignaitJacques Poly, j’ai pris pas mal de place. Paul en a certainementun peu souffert, mais je n’y étais pour rien. D’ailleurs, cela n’apas eu de conséquences très graves puisqu’après il a été direc-teur général sous mon autorité. On a une histoire à deux un peucurieuse. Heureusement, il est de trois ans plus jeune que moi.Actuellement, il est président de l’AFSSET et c’est lui qui m’asuccédé. C’est vrai qu’il y a eu brutalement un changement àl’INRA parce que, tout d’un coup, quelqu’un d’autre avait sesentrées chez Jacques Poly, en tête à tête avec ou sans PierreMauléon. Avec Jacques tout se passait bien et les décisions seprenaient vite. Contrairement à ce que l’on croit, il était un libé-ral. Il m’a beaucoup aidé au début sur des points de détail queje ne connaissais pas dans la fonction publique. Il me laissaitagir mais discutait mes orientations. Il m’arrivait, quand je vou-lais le mettre au courant pour des décisions budgétaires, de luienvoyer un message : La première solution, la deuxième. Tumets oui, non, peut-être et dans la minute même Claudine Polyme rapportait sa réponse. C’est comme cela que cela se passait.Donc cela a été un changement difficile pour les proches de J. Poly même pour Pierre Mauléon. Nous nous sommes toujoursbien entendus mais Pierre Mauléon avait son bureau en face decelui de J. Poly. Ils étaient en lien permanent. D’un seul coup,Pierre voyait que de temps en temps je pouvais entrer seul, qu’iln’était pas invité et que, quand il était invité, on était toujourstrois. Pierre Mauléon était un fondamentaliste. Nous avons eutout de suite des atomes crochus dans la façon d’aborder larecherche.

Vous dites de Jacques Poly que c’était un libéral. Comment perceviez-vous sa direction de l’établissement ?

Nous étions un peu semblables mais lui était quand mêmeplus dictatorial que moi. Il était de l’INRA et il avait pris des

habitudes qui n’étaient pas toujours très bonnes. Il était à lafois despote mais, dans la pratique, il laissait faire beaucoup dechoses. De toute façon, à l’INRA, c’est très difficile de contrô-ler quoi que ce soit. Au niveau du siège, aujourd’hui c’est lejour et la nuit. On va créer des fiches, bref contrôler autant qu’ilest possible. Pour mener la direction scientifique, autrement ditla direction de tous les programmes, j’étais tout seul dans monbureau. Après, quand on est passé de la rue de Grenelle à la rue de l’Université, j’ai obtenu -pas tout de suite d’ailleurs-d’être assisté par une chargée de mission, Maïté Errecart.Quand je suis devenu président, ils étaient six à faire la mêmechose peut-être moins bien. Si vous allez au siège maintenant,vous avez tout le 7ème étage et une bonne partie des autres quisont remplis de chargés de mission... Ce n’était pas du toutcomme cela du temps de J. Poly. Le verbe jouait beaucoup.Quand je suis devenu président, cela a été la même chose. Ceciétant, il n’y avait pas assez d’administration. La partie budgé-taire était tout à fait préhistorique. Comme je venais du CEA,j’ai mis en place résolument une procédure écrite pour l’arbi-trage des budgets ; ce qui permettait à chacun autour de latable de s’exprimer. Il a fallu attendre Philippe Evrard pourqu’elle soit mise réellement en œuvre à l’INRA. Je me souviensdes premiers arbitrages budgétaires. Jean Marrou était respon-sable des productions végétales. Il entre dans mon bureau etme dit : Maintenant, je voudrais pouvoir émarger aux équipe-ments supplémentaires. Je lui ai dit : Marrou, il n’y a pas d’équipements supplémentaires. J’ai tout distribué en séance.Tout est transparent. Il était complètement effaré.Pouvoir disposer de quelques fonds plaisait assez à JacquesPoly, c’était dans la tradition de l’INRA. Il pensait un peu “cemec est fou. Il ne se garde pas de cagnotte. Comment va-t-ilexercer le pouvoir ?” Après, cela l’amusait beaucoup de voirque le pouvoir s’exerçait dans la transparence. Je crois que celaa été pour lui un peu une découverte. Honnêtement, j’ai connuà mes débuts un INRA un peu sous-administré.

Quelles sont vos attributions dans cette nouvelle fonction d’adjoint ?

Je suis nommé. Je rentre dans mon bureau vide qui était audernier étage de la rue de Grenelle. L’ami Bouchet n’était pluslà. Il était cependant resté à proximité parce que je lui avaisdemandé d’aider à la préparation de la mise en place des sta-tuts. Il avait d’ailleurs conclu que l’on ne pouvait pas y arriver 85

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Phot

o :©

INRA

Jacques Poly au Salon de l’Agriculture de 1988.

Page 8: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

parce qu’ils s’identifiaient à un serpent qui se mord la queue.Je rentre donc dans mon bureau. J’avais une secrétaire, MmeRosendic, qui consacrait l’essentiel de son temps à faire desphotocopies. Il n’y avait pas de réunion d’état-major, pas d’or-dre du jour. Je n’avais rien à signer. Je n’avais rien à faire. Ceque m’avait expliqué Roger Bouchet, c’est qu’il mettait desnotes aux publications au moment des concours. Je n’étais pasvenu à l’INRA pour faire cela. C’était un peu irréel parce quequand vous êtes un nouveau patron du CEA vous avez des ser-vices qui vous disent : Il y a un conseil d’administration tel jour.Voilà les dossiers. Voilà les notes qui sont en cours que vousdevez signer ou ne pas signer. Là, rien. Je crois que j’ai fait unepremière note assez pète-sec. Je ne sais plus sur quel sujet.Cela devait être la préparation budgétaire et je voulais avoir lesprojets des directions. J’ai envoyé une note vraiment “à che-val” : Je souhaite disposer dans tant de temps... Les gens se sont dit : Qu’est-ce que c’est que ce fou ? Ce serait aujour-d’hui, je ne ferais pas tout à fait pareil. Les événements ont faitque très rapidement mon rôle a pris de l’importance. D’abord,il y avait la mise en place des statuts. Il était convenu entre Paulet moi, chose assez bizarre, que je m’occupais de tout ce quiétait personnel scientifique et lui de tout ce qui concernait lesingénieurs, techniciens et personnels administratifs. Je ne pou-

vais pas tout faire mais il a fallu que je mette en place lesconcours, le conseil scientifique, les commissions scientifiquesspécialisées avec des statuts qui n’étaient pas ceux d’avant.Les directeurs scientifiques n’ont pas intégré la nouveauté toutde suite, alors que je l’ai bien fait puisque je ne connaissais rienà la fonction publique. Donc, j’ai pris en main tout cela trèsvite. Jacques Poly m’avait dit : Il faut que tu présides tous lesconcours de directeurs. Il avait raison. Je les ai présidés d’unemanière qui a surpris parce qu’elle était assez brutale. Il n’étaitpas question de faire passer quelqu’un s’il n’avait pas un mini-mum de compétence scientifique reconnue. Cela a donné lieuà pas mal d’incompréhensions.

Quel rôle était le vôtre dans les arbitrages budgétaires ?

Pour le dispositif budgétaire mis en place, j’ai tout de suiteexpliqué que je ne voulais pas tout regarder. On était bien obli-gé de regarder les avancements de directeurs, même si c’étaitdes concours, parce qu’il faut gérer les corps et c’est ce que jefaisais. Ensuite, je regardais les investissements lourds etmoyens. Les nouveaux recrutements n’étaient pas au cas parcas. Il fallait connaître à peu près les orientations. Enfin, on lan-çait des actions incitatives. Regarder, cela voulait dire que lesgens me remettaient des dossiers. On arrivait à les instruirepour les mettre en forme et faire les additions. Ils me don-naient leurs priorités. Ces priorités, après examen, je les enté-rinais parce qu’en général elles étaient fixées dans des réu-nions plus stratégiques. À la marge, j’évitais les turpitudesparce qu’il y en a toujours. C’est amusant parce qu’il y a desgens qui essaient de voir si l’on est distrait ou pas. Toutes cesréunions étaient présidées par Jacques Poly. J’annonçais lerésultat des courses budgétaires aux directeurs en expliquantmes choix. On en discutait. S’ils avaient encore d’ultimes cor-rections à suggérer, ils venaient me voir dans mon bureau etaprès c’était terminé.Tout le monde savait pourquoi ceci, pour-quoi cela, avec une transparence dont ils n’avaient pas l’habi-tude et pourquoi diminuait-on tel secteur ou tel autre. Parmiceux que l’on n’a pas diminués c’est bien sûr -fidélité à mesengagements passés- tout ce qui était plutôt biologie molécu-laire et cellulaire et biotechnologies sur lesquels l’INRA avaitun retard évident. Là, on a pris des décisions souvent très diri-gistes et cela faisait envie aux autres organismes. Lorsque nousavons créé ce qui s’appelait “Jouy 2000”, son budget a étéplacé à part en accord avec Paul Vialle. Il y avait un budget de“Jouy 2000” et après celui du reste de l’INRA. Tout le mondea accepté. “Jouy 2000” était arbitré directement dans lebureau de Jacques Poly.

86

Photo :©INRA - Gérad Paillard

Phot

o :©

INRA

- Be

rtran

d Ni

colas

Photos :©INRA - Christian Slagm

ulder

10ème anniversaire du bâtiment des Biotechnologies à Jouy-en-Josas,renommé à cette occasion :bâtiment Jacques Poly. Inaugurationde la plaque commémorative par Guy Paillotin et Paul Vialle.

Page 9: Guy Paillotin

L’opération de microinjection consiste à introduire une aiguille en verre à l’intérieur de l'un des pronoyaux ;ici le pronoyau mâle.

Ces investissements vers les biotechnologies ont-ils été faits au détriment d’autres secteurs ?

On a profité quand même d’une certaine croissance du bud-get. C’était la meilleure façon d’éviter que des secteurs passentà la trappe. La priorité incarnée par “Jouy 2000” représentaitaussi un effort en direction des industries agroalimentaires.Pourtant ce projet a été géré par Pierre Mauléon parce que,curieusement, le secteur des industries agroalimentaires n’était pas très ouvert à cette modernité-là. Ce nouvel institutcréé à Jouy était surtout “d’obédience” animale. Mais ladémarche était très autoritaire. De quoi avions-nous besoin ?De postes surtout. On a obtenu des crédits spécifiques pour lebâtiment mais aussi des postes. Que ce serait-il passé si lespostes avaient été ventilés dans tous les secteurs ? Auraient-ilsété mieux sélectionnés ? Il y a eu pendant des années à l’INRAbeaucoup de recrutements sur lesquels je fermais les yeux etque l’on aurait peut-être pu ne pas faire. Le problème de lagestion de Jouy 2000 c’est que cela a été très centralisé. Maistout ne s’est pas fait comme cela à l’INRA. Si l’on prendVersailles, au contraire, cela a été fait par le secteur parce queles styles de Jean Marrou et de Pierre Mauléon étaient très différents. Jean Marrou avait besoin de discussions infiniespour dégager des vues. Peut-être que c’était d’ailleurs mieux.Il était assez malin aussi. Le résultat est que l’on a pu dévelop-per des biotechnologies végétales à Versailles mais aussi àToulouse et Clermont. C’était plus différencié, alors qu’avecPierre Mauléon, Jouy a quand même centralisé beaucoup dechoses.

Interveniez-vous sur les dotations budgétaires par secteurs ?

En dehors de “Jouy 2000”, chaque responsable de secteur meprésentait sa copie et je faisais les arbitrages finaux. J’ai mis enplace un système qui après coup s’est révélé un peu pervers,dans lequel le collège des directeurs scientifiques avait unepuissance considérable même s’il était sous contrôle. Quand jesuis revenu comme président, le collège des directeurs avaitune puissance quasi-absolue. Il se réunissait mais il n’invitaitpas le directeur général. Donc il avait pris un pouvoir qu’il n’a-vait pas avec Jacques Poly.Avec lui, le système de décision étaitcontrôlé. C’était un système qui mélangeait la culture de “des-pote éclairé” de Jacques Poly avec une culture plus romaineque j’apportais du CEA. On a créé un pyramidage hiérarchique,c’est clair. Ce n’était peut-être pas très malin mais c’est vrai,

nous l’avons fait avec des directeurs qui avaient une grandeampleur dans des genres très différents comme Jean Marrou,Pierre Mauléon, Christiane Mercier. Venant de la recherchefondamentale, je faisais cependant toujours un peu attention.L’un des secteurs qui à l’époque a été en retrait est “milieuphysique”, qui aujourd’hui retrouve de l’importance comptetenu des problèmes d’environnement. Donc il faut toujoursêtre attentif. Ce n’était pas du tout dans mon genre d’arrêterdes recherches. Dans mon esprit, l’originalité d’une démarchecomptait plus que la “programmation”.

Le physicien que vous étiez avait-il un regard particulier sur les “milieux physiques” ?

J’avais un regard un peu sévère parce que je pensais que laqualité scientifique de ce secteur n’était pas excellente.D’ailleurs, c’était vrai et depuis des efforts évidents ont étéfaits. Quand je suis revenu comme président, j’ai visité enAvignon ce qui se faisait en sciences du sol et cela avait pro-gressé considérablement alors qu’il y avait auparavant des cri-tiques extérieures sur ces disciplines qui n’avaient pas su évo-luer. Il y avait même des étudiants du GREF qui passaient desthèses dans nos labos et étaient sévères sur les recherches del’INRA. Il arrive toujours un moment où il faut que l’on fasseattention. Je ne pouvais pas accepter que l’on puisse être cri-tique vis-à-vis de l’INRA pour des raisons fondées. Il fallait cor-riger. Cela a été fait.

Comment avez-vous rectifié certains points de fonctionnement de l’INRA pour le faire évoluer ?

Par le recrutement. Regardez en économie, où je regrette lecaractère assez caporaliste de notre ami Jean Cranney parceque c’était loin de mon genre. Néanmoins, il a fait évoluer cedépartement par des recrutements, par des collaborations avecdes centres de recherche de qualité. Je ne suis pas certain qu’iln’y ait pas eu beaucoup de déperditions en ligne, c’est sûr.Peut-être aurait-on pu trouver une manière de faire plusconsensuelle. D’ailleurs, j’ai été le dire à un conseil scientifiquedu département à Ivry quand je suis revenu comme président.À l’époque c’était Claude Viau qui était chef de département.Quand il décidait des orientations des budgets à lui tout seul,je lui ai dit : Mon cher Viau, vous m’avez l’air d’être particuliè-rement stalinien. Ce qui a beaucoup amusé le conseil dedépartement qu’il présidait. Il ne faut pas confondre autorité

87

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �Ph

oto

:©IN

RA -

Jean

-Pier

re O

zil

Page 10: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

et caporalisme. En économie je n’ai pas fait le bilan parce queen tant que président, j’avais d’autres chats à fouetter. Sur uncertain nombre de secteurs, le bilan s’est révélé positif, encoreque j’ai toujours dit à mes directeurs généraux que je restaisinquiet car il faut toujours le rester sur la qualité de la recher-che. Je ne suis pas tout à fait certain qu’ils m’aient écouté. Leproblème est de préparer convenablement l’avenir.

Vous êtes-vous investi dans le projet d’établissement “INRA 2000” ?

Pas du tout. Cela a commencé après mon départ et celui deJacques Poly. Heureusement, je n’étais plus à l’INRA. Je nepeux pas vous dire quand cela a commencé exactement. Jepense que c’est courant ou fin 1989. J’ai quitté l’INRA début1989 et Jacques Poly peu de temps après. Cela s’est fait sousl’autorité, entre guillemets parce que ce n’était pas exacte-ment le même genre que nous deux, de Pierre Feillet, PierreDouzou, Bernard Chevassus-au-Louis. J’étais un peu au cou-rant mais cela ne m’intéressait pas parce que je n’étais plus àl’INRA. Non seulement cela ne m’intéressait pas mais je trou-vais que les bases de ce projet n’étaient pas très saines. C’estun dossier que j’ai retrouvé quand je suis revenu comme pré-sident. C’était un dossier hallucinant parce qu’il semblait sansfin. C’est moi qui l’ai conclu. J’ai hésité d’ailleurs à ne pas l’ar-rêter en cours de route. L’INRA aurait dû s’épargner ce genred’expérience inutile.

Le fait que le gouvernement vous ait demandé de repenser le niveau scientifique était-il de nature à éloigner l’INRA des instituts techniques ?

Curieusement, avec Jacques Poly, on avait là-dessus des posi-tions complémentaires mais assez différentes. Il avait uneespèce d’admiration pour la recherche fondamentale. Il pen-sait qu’il fallait aller dans ce sens. Il avait bien compris que latutelle principale était la recherche et il avait l’angoisse de voir

l’INRA converti en institut technique. Contrairement à ce queles gens ont cru, je ne venais pas à l’INRA pour faire de larecherche fondamentale. Cela aurait été une stupidité. J’auraisdû, alors, rester dans mon labo. J’ai quand même dit publique-ment plusieurs fois et on peut le redire ici, que vraiment, si j’avais voulu faire de la recherche fondamentale, je ne seraissurtout pas venu à l’INRA parce qu’elle était plutôt limitée etc’est vrai que l’INRA est un organisme qui doit faire de larecherche de base mais qui n’est pas jugé fondamentalementlà-dessus. J’étais de tous, de la rue de Grenelle et de la rue del’Université, le plus intéressé par l’aval puisque c’était nouveaupour moi. Très rapidement, cela a surpris les instituts tech-niques parce que j’ai accepté de présider leur conseil scienti-fique. Je discutais avec eux plutôt paisiblement et Jacques Polya commencé à m’envoyer dans le monde agricole. J’ai fait alorsmes premières armes dans ce monde-là. Il m’y a conduit trèsprogressivement et avec bienveillance.

Là, vous découvrez un monde qui vous était totalement étranger.

Je trouve un monde absolument génial, des gens conviviaux,une façon de parler formidable, une phrase qui dit une choseet la suivante dit son contraire. Il faut s’adapter à ce style aumoins pour le comprendre car je ne l’épouserai jamais.

Quelles sont les personnalités qui vous ont plus particulièrement marqué dans ce monde agricole et agroalimentaire ?

Ce sera plutôt quand je reviendrai à la présidence de l’INRA,que je rencontrerai ces personnalités. À l’époque, voilà com-ment cela se passait. Dès que J. Poly avait un visiteur qui n’était pas très personnel, il m’appelait : Guy, tu descends. Jedescendais. De temps en temps, c’était même ses enfants ; sesfrères et puis des leaders agricoles. Celui qui m’a le plusimpressionné pour des raisons un peu anecdotiques c’estMarcel Bruel, qui vient de nous quitter. Il appartenait à la filiè-re bovine. Je descends. J’arrive. Je les vois tous les deux sur lesiège qu’il y avait rue de Grenelle. Ils occupaient le siège à euxdeux. Ils se tenaient comme des petits enfants. En fait, il m’afait connaître pas mal de personnes des filières animales queje n’ai pas revues après. Je sais qu’il m’a imposé l’épreuve defaire un laïus devant les céréaliers. Je ne sais plus où cela setenait mais il y avait 2 000 personnes dans la salle. C’était enfin de parcours de ma fonction de directeur scientifique deDGAS (direction générale des affaires scientifiques). Il y avaitHenri de Benoist à la tête de l’organisation. Jacques m’a ditune semaine après : On n’a que de bonnes réactions à tonintervention, Guy. Je suis content, je suis fier. Je restais quandmême à l’époque très scientifique et mes relations concer-naient l’ITCF et le CETIOM. Je pense avoir été beaucoup plusagricole dans ma période de présidence.

Quels types de relations l’INRA entretenait-il avec l’interprofession agricole ?

Disons assez complexes et parfois émaillées de bisbilles. JeanMarrou était très fâché parce que ces partenaires arrivaient àutiliser les résultats de l’INRA sans indiquer “Résultats obtenus

88Ph

oto

:©IN

RA

Claude Viau.

Page 11: Guy Paillotin

par l’INRA”. Cela ne me dérangeait pas parce que la recherchede base n’est pas obligée d’être citée dans les applications etpuis je sais qu’eux ont besoin de gagner leur vie.Tout cela lais-sait Jacques Poly indifférent.

Peut-on dire qu’ils aient été bien servis par l’INRA ?

Oui, bien sûr. Prenez Limagrain et le maïs INRA. Durant maprésidence, Bernard Le Buanec venait me voir en protestantparce que l’on avait fait un choix préférentiel pour le colza etque l’on ne donnait pas gratuitement toutes nos recherches. Jelui ai dit : On t’a donné le maïs et tu ne donnes pas un soupour des recherches sur le colza que d’autres financent ? Il n’apas contesté cet état des choses. Le problème c’est qu’il fautde temps en temps le leur dire. Jacques Poly sortait finalementpeu pendant le mandat que j’ai fait sous son autorité. Il m’a-vait notamment envoyé aux négociations avec le “Club descinq”, les céréaliers justement, Desprez, Monod, Catton, d’au-tres leaders historiques. Je m’en souviendrai toujours. C’était laguérilla urbaine, je ne sais plus pourquoi. Je représentais ladirection générale de l’INRA, Jacques Poly même, dans uneréunion du “Club des cinq”. Je m’étais mis un peu au courantdu dossier et j’avais trouvé que c’était des histoires typique-ment agricoles, des points de détails. Je vais à la réunion. Ilétait prévu qu’ils se réunissent entre eux avant et que l’INRAintervienne après. Je rentre et je vois une quinzaine de regardssombres disant : Qui c’est, celui-là ? Je m’assois. Jean Marroufait de même à côté de moi. Je me dis : Qu’est-ce que c’est quecette histoire ? Au bout de dix minutes, l’affaire a été régléeparce qu’ils s’attendaient à ce que je pinaille sur des points de détail. Je crois que c’est Victor Desprez qui présidait. Je luidis : Président, on ne va pas s’embêter entre nous avec des détails. Ce qui est important c’est de savoir si vous êtesd’accord sur les orientations générales ou si vous n’êtes pasd’accord. Comme disait Jacques Poly : Guy, ce que tu aimesbien, ce sont les grands espaces. Je m’engageais dans lesgrands espaces et nos partenaires étaient très contents.Après,le déjeuner s’est passé excellemment. Ils ont vu de surcroît queje savais me tenir à table et il n’y a plus eu de problème avecle “Club des cinq”.

Quels étaient les enjeux ?

C’était au ras des pâquerettes. Je ne suis même plus capable devous dire quel était l’objet de la dispute. Dans le monde agrico-le, vous avez parfois des points de dispute. Ce qui est primordialdans ce monde-là, et je l’ai compris tout de suite, c’est qu’unaccord oral est un accord oral et il ne faut pas revenir dessus.Pour vous dire une chose qui n’est pas gentille, il n’y a pas tou-jours chez certains décideurs à l’INRA un courage extraordinai-re. Quand j’étais DGAS, j’ai eu des gens qui avaient raté leurconcours et on leur disait que c’était de ma faute parce que jen’aimais que la recherche fondamentale. C’était faux. Je prési-dais les concours et j’étais parfois le seul à soutenir des recher-ches de terrain. Mais on n’avait pas osé dire aux candidats queleurs dossiers étaient mauvais et donc j’étais obligé de le leurdire. Je me souviens de directeurs -j’avais des discussions avecles syndicats- qui allouaient à des équipes de recherche des“profils” et je disais : Cela fait des années que je n’arbitre passur des profils mais sur des postes. Donc si on vous donne des

profils et qu’il n’y a pas de postes, cela veut dire que l’on vousdonne des âmes mortes. C’est quand même un singuliermanque de courage de ne pas oser dire aux gens : En ce mo-ment, vous n’êtes pas très bons. C’est cela, le problème. Il vautmieux dire aux gens comment ils vont s’améliorer que de leslaisser mourir. Sur ces histoires de céréaliers, il pouvait y avoirdes accords pris en séance et après il arrivait que l’on reviennedessus. Parfois, c’était l’affectation d’un demi technicien quiposait problème. Comment voulez-vous faire remonter auniveau d’un comité de décision, où vous avez les responsablesdes firmes et des responsables de l’INRA, une sombre histoired’affectation du temps d’un demi technicien ? Il y avait unebonne entente de part et d’autre à préserver. Je ne manquaispas pourtant de leur rappeler, entre la poire et le fromage, queleur participation aux frais n’était que marginale pour qu’ilsn’aient pas l’impression que j’étais dupe et cela se passait bien.J’avais trouvé une façon de les aborder. J’ai pu dire à la profes-sion agricole des choses très sévères mais il y a la manière. Ilfaut le faire en les respectant.

Avez-vous un exemple de ce type de relations ?

Dans mon rapport sur l’agriculture raisonnée, j’ai écrit noir surblanc qu’il faut séparer le conseil et la vente dans les coopéra-tives. J’ai été le dire en face au président Baudrin. Je chasseavec lui et donc cela s’est bien passé. J’ai bien compris qu’ilsme riaient quand même un peu au nez mais cela s’est bienpassé. C’était écrit dans le rapport INRA sur l’utilisation desintrants, la même chose, la même phrase. Mais là, cela s’estmal passé. Il y a une façon de faire.Vous pouvez dire au mondeagricole beaucoup de choses mais le lui dire, un, en face et,deux, si possible dans le monde agricole. Si vous médiatiseztrop, ils se sentent offensés. Une fois encore, il faut avoir durespect -même exigeant- avec nos partenaires. Ce n’est pasplus compliqué que cela.

J’anticipe peut-être un petit peu mais le monde agricole reste un partenaire important pour l’INRA.

Oui.

Il y a quand même la question de sa diversité, c’est-à-dire que l’INRA a face à lui à la fois la FNSEA, la Coordination rurale, la confédération paysanne, le CNJA.N’est-ce pas un peu complexe à gérer ?

C’est très complexe à gérer ne serait-ce que pour les agricul-teurs eux-mêmes. J’ai toujours souhaité qu’au sein du conseild’administration, l’INRA n’en vienne pas à arbitrer des divi-sions syndicales. Du temps de Jacques Poly, la FNSEA et leCNJA étaient largement majoritaires ; quand je suis revenu àl’INRA aussi. Petit à petit, c’est vrai que la situation a changé.C’est assez difficile pour la recherche d’être face à une divisionsyndicale. Cependant j’ai toujours eu de bonnes relations avecl’ensemble des syndicats. Ceci étant, ce n’est pas eux qui sontles principaux partenaires pour orienter la recherche. Dans cequ’ils vous disent, il faut cependant comprendre leurs pro-blèmes, leur façon de voir l’avenir de l’agriculture, parce qu’ilsle voient beaucoup mieux que l’INRA. En fait, l’orientation 89

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Page 12: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

de la recherche doit relever totalement de l’INRA, ce que j’aitoujours fait comme directeur ou comme président. Sinon, onfait des erreurs. Prenons un exemple, Guy Fauconneau a étédirecteur des IAA et un excellent directeur. Il était encore dansnos murs quand j’ai rejoint l’INRA en 1984, et il m’apprit beau-coup de choses. Très belle intelligence. Il parlait en commuta-tion temporelle, c’est-à-dire avec trois discours à la fois et il fal-lait suivre. Il s’était laissé convaincre que l’on ne mangeraitplus que du pain disons “américain” -vous savez, ces pains quin’ont pas de goût- qui demandent beaucoup moins de gluten.Il avait orienté sans peut-être le savoir les recherches de géné-tique sur le blé vers l’obtention de variétés plus pauvres en gluten. Et ce fut une erreur. Quand vous passez dix ans à dimi-nuer le gluten et que ce résultat se diffuse, vous obtenez du bléqui ne sert qu’aux cochons. Il ne faut pas faire une confianceaveugle aux partenaires économiques car leurs vues sont àrelativement court terme. Nous ne sommes souvent en relationqu’avec des groupements coopératifs qui ne représentent pasnécessairement l’intérêt général. Ce sont des compagnons derecherche fidèles. Mais toutes leurs orientations sont-ellesbonnes pour le pays ? Il faut une grande prudence dans ce quel’on entend chez les partenaires et garder la maîtrise de nosrecherches, notamment fondamentales. Je pense même quecette attitude est souhaitée par nos partenaires. Il y a eu deserreurs faites à l’INRA par trop de directivité. Il y a eu l’erreurdes vaccins contre la peste porcine. C’était un modèle pour desvaccins de nouvelle génération mais puisqu’il n’y avait plus derisque de santé animale, on a arrêté ces recherches qui en faitportaient sur un modèle. Venant de la recherche fondamenta-le, j’ai toujours évité ce genre de choix trop directifs. Quand jesuis revenu à l’INRA comme président -c’était déjà la mêmechose avant-, il y avait les “actions incitatives”. Les directeursse réunissaient et ils établissaient les priorités dans les actionsincitatives. Un jour, je leur ai dit : En quoi êtes-vous lesmeilleurs scientifiques de l’INRA ? Ils m’ont regardé surpris. J’aimême osé leur dire : Je pense être celui qui a encore le plus depublications dans votre collège et donc je peux vous dire quevous n’êtes pas les meilleurs puisque je n’en suis pas. Vousêtes sans doute très bons pour diriger mais vous n’êtes pas lesmeilleurs scientifiques et vous devez donc déléguer, sinon,vous ferez des erreurs. Il faut toujours être prudent. Je dois dire

que discuter avec Jacques Poly était un vrai bonheur, égale-ment avec Pierre Mauléon, parce que c’était des gens trèsintelligents. Les gens très intelligents ne font pas confiancetotalement à un tableau carré ni même à leur intuition. Il y abeaucoup plus de modestie chez les gens intelligents que chezles gens qui ne le sont pas. On essaie de tourner autour de laquestion de voir quelle est la meilleure solution. À l’époque, jene m’occupais pas que des programmes scientifiques, J. Polym’avait délégué tout ce qui était de la responsabilité deChristian Herrault ; celui-ci avait créé le secteur “valorisation,communication et information scientifique”. Il nous a quittéspour occuper un poste dans l’industrie qui l’intéressait un peuplus et je me retrouve en charge de ce secteur. La valorisationintéressait Jacques Poly. Cela m’intéressait mais en réalité l’échelon central était à mon avis, surdimensionné. Bref, j’étaisplus intéressé par la communication. J’avais constaté que l’onétait bien présents au Salon de l’Agriculture mais absents encommunication dans le monde de la recherche et dans lasociété au sens large du terme. Quand on allait voir un indus-triel, on n’avait même pas un rapport d’activités à donner nimême une liste d’adresses. J’ai demandé à Marie-FrançoiseChevallier de rejoindre l’INRA. Elle travaillait au CEA dans ledépartement dont j’étais issu. Elle est fille d’un chercheur duCEA, un médecin d’origine et son grand-père avait créél’Institut d’hygiène qui a précédé l’INSERM. Elle a les caracté-ristiques de son origine -ce qui surprenait certains au sein del’INRA- mais elle était très compétente en communication. Ellevient donc à l’INRA et on transforme assez vite la communica-tion de l’Institut, au point que l’INRA a commencé à êtreconnu dans des milieux qui jusqu’alors l’ignoraient. Avec lamise en route d’une biologie plus moderne et de quelques suc-cès un peu médiatiques comme le clonage des embryons etautres, nous avons fait des conférences de presse. Nous étionsaidés en cela par notre ami Bertrand-Roger Lévy qui étaitremarquable. Petit à petit, nous avons mis en place un systè-me de communication moderne. Je ne suis pas sûr qu’on l’aitmaintenu à ce niveau. Honnêtement, l’INRA est aujourd’huimoins présent dans les médias et peut-être à juste titre vu quela situation est quand même plus difficile qu’à l’époque. Onavait une société qui était favorable aux technologies, ce n’estplus le cas. Partant de rien, il y avait tout à faire dans ce domai-ne. On était interrogé par des journalistes intéressés.

Là, vous étiez bien d’accord pour dire qu’il y avait tout à faire, à tel point qu’au début des années 80, l’INRA avait du mal à s’afficher de façon homogène et cohérente.

Christian Herrault avait entrepris de donner à l’INRA uneimage unique. Le logo INRA, c’est une volonté de ChristianHerrault, et la revue interne également, fruit du travail deDenise Grail. Elle était venue m’interviewer. Elle m’avaitdemandé un article quand je suis arrivé en 1984. Je parlais dela guerre économique et elle est venue me voir, toute douce,en me disant : Monsieur, ne trouvez-vous pas que votre dis-cours est un peu guerrier ? Je n’ai pas voulu attendrir mes pro-pos. Elle m’a dit : Puis-je au moins les attendrir par l’iconogra-phie ? Elle m’avait montré une photo un peu “zen”. J’ai dit :Vous pouvez. C’était en fait très réjouissant... et assez bien vude sa part.

90

Bertrand-Roger Lévy

Photo :©INRA

Page 13: Guy Paillotin

Comment l’INRA est-il perçu aujourd’hui, selon vous ?

Permettez-moi de dire quelque chose qui va paraître person-nel. J’ai passé ma présidence à communiquer à l’extérieur. Sivous allez dans le monde professionnel, ils m’ont tous dit qu’ilsn’avaient jamais vu un responsable de l’INRA aussi souvent àl’extérieur. Ils m’ont dit que Jacques Poly avait une forte per-sonnalité, qu’elle était plus forte que la mienne, ce qui est pro-bable, mais ils ne le voyaient pas. De fait, Jacques Poly ne sor-tait que rarement, sauf à la chasse, ce qui n’est pas aussi anec-dotique qu’on peut le croire. Il se défiait de tout discours unpeu politique. Comme président de l’INRA, j’ai présidé des ren-contres syndicales agricoles sur les oléoprotéagineux avec à latribune des gens qui critiquaient ouvertement la politique dugouvernement. Président d’un EPST, nommé par le gouverne-ment, bien sûr je ne faisais pas cette critique mais j’étais der-

rière la table pour faire je ne sais plus quelle déclaration. Celaa été très loin. Plus personne pratiquement ne le fait. Les cho-ses se sont “institutionnalisées” ; c’est peut-être mieux ainsi.Depuis le départ de Marie-Françoise Chevallier, on n’a pastrouvé un responsable de la communication qui ait son profes-sionnalisme. Cependant bien des choses se maintiennent auniveau régional, la presse régionale est quand même la pluslue. Il y a des présidents de centre qui jouent le rôle que leuravait attribué Jacques Poly. Il y a eu tout un effort de commu-nication relayé par les centres. Cela a mis du temps. L’annéedécisive a été 1986 avec la célébration du cinquantenaire del’INRA. Ceci étant le contexte a bien changé en vingt ans. Lavraie question serait : que feriez-vous aujourd’hui ? Et là je sorsmon joker, car bien des choses se sont compliquées.

Que pensez-vous des supports électroniques comme vecteurs de la communication ?

À mon avis, ce n’est pas suffisant. La place de l’oral est quandmême extrêmement importante notamment dans le milieuagricole.Récemment pour l’Académie, j’ai fait une petite visite des sitesweb des différentes institutions de recherche agronomique dumonde pour voir l’évolution du discours, parce qu’il y en a unequand même. On voit bien que les sites web sont toujours trèsinstitutionnels et qu’ils sont destinés aux tutelles qui sont lesprincipaux bailleurs de fonds. Si vous regardez le site web del’INRA tel qu’il est présenté, on décrit essentiellement un orga-nisme de recherche fondamentale. Ce n’est pas vraiment laréalité. Si vous allez aux Pays-Bas, c’est un organisme derecherche quasiment paramédical. On voit bien que tout celan’est pas vrai. Seul l’USDA est proche de la réalité.Le web, c’est pratique mais pas plus. Simplement, les partenai-res les consultent. J’ai déjà entendu les partenaires agricoles

91

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Illustration pour l’entretien avec Guy Paillotin paru dans INRA mensuel n°19, 1985.

Phot

o :©

INRA

Christian Herrault. Marie-Françoise Chevallier, Brigitte Cauvin, Yves Salichon, Fernand Margerie, Salon de l’Agriculture 1993.

Phot

o :©

INRA

- Gé

rard

Pail

lard

Page 14: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

dire : On sait que l’INRA ne travaille plus pour l’agriculture.Ils le disaient un peu de mon temps. Par contre, à l’oral, ils nepeuvent plus vous le dire de la même façon. En tout cas, s’ilsvous le disent, vous pouvez répondre.

Le disent-ils dans des instances comme le conseil d’administration ?

Plus ou moins. Au conseil d’administration, ce discours a unimpact limité. Mais cela reste intéressant. On ne s’exprime pasde la même façon dans un conseil, devant un public ou devantune caméra de télévision.

Que se passe-t-il dans ces conseils d’administration ?

Souvent des jeux de rôles. Mais je me suis appuyé sur ces jeux.Ce qui me paraissait important, c’était de pouvoir faire avan-cer l’INRA d’un pas dans des directions où les choses n’étaientpas acquises. En tant que président, j’ai notamment faitapprouver trois rapports, dont un sur l’environnement.C’était marcher sur les plates-bandes du CNRS et c’est pourcela que la tutelle recherche n’y était pas très favorable. Côtéagricole, il fallait aussi expliquer cette orientation. Côté syndi-calisme “ouvrier”, les prises de position étaient parfois un peudécevantes. On a paraît-il le syndicalisme que l’on mérite !Nous arrivions cependant à un consensus et ce consensus estpayant parce qu’après on ne va pas trop y revenir. Là où c’estle plus payant c’est sur les tutelles parce qu’elles entendaientdes gens de l’extérieur. Après, elles ont moins d’a priori. Lestutelles ont souvent une idée a priori de ce qu’est l’agricultureet la recherche. Le débat permet de réfléchir.

Cela joue-t-il dans le choix des orientations de l’Institut ?

Peu. En fait, pardonnez cette immodestie, j’ai pesé sur leconseil d’administration et par contrecoup sur l’INRA. C’estainsi que les choses se sont faites. En réalité, les personnalitésextérieures du conseil d’administration de l’INRA me faisaient

confiance. J’ai connu un conseil beaucoup plus actif au CIRAD.Il faut dire qu’il a un syndicalisme interne très différent de celuide l’INRA, même si ce sont les mêmes syndicats. La position dechaque syndicat CGT, CFDT, pour prendre un exemple, n’a rienà voir avec la position du même syndicat à l’INRA. On avaitaffaire à des gens très allants, qui avaient compris qu’unconseil d’administration n’est pas un comité technique paritai-re bis. Ils avaient une très forte influence. C’est bien d’avoir uninterne qui réfléchit, qui fasse des propositions. On avait desgens de l’externe qui eux aussi étaient moins liés aux adminis-trations, plus dans la vie réelle de la coopération et il y avaitdes débats de très haut niveau que je n’ai jamais bien réussi àobtenir au conseil de l’INRA. Déjà du temps de Jacques Poly,on assistait à un monologue de sa part, je crois que j’ai fait unpeu la même chose. Vous savez l’INRA souffre d’être une“Institution”. On ne touche pas à une institution, on l’obser-ve... et l’on n’en pense pas moins.

Jacques Poly n’avait pas le même statut que le vôtre.

Effectivement, Jacques Poly était président et directeur géné-ral. Moi, j’étais président. En ce qui me concerne, le conseild’administration était fondamental. J’en ai joué pour agir surl’interne, puisque je n’étais pas directeur général. De montemps, ceux qui ont été les plus stressés au conseil d’adminis-tration étaient les directeurs généraux. J’espère qu’ils me l’ontpardonné. Une fois, on a eu une régulation budgétaire -celaarrive malheureusement assez souvent- et elle a été assezsévère. Bernard Chevassus-au-Louis me dit : J’ai réduit tous lesbudgets de fonctionnement à l’identique de tant de pour cent.C’était 10%. Je lui dis : Je vais refuser que l’on vote ton bud-get -Comment ?- Oui. C’est mon pouvoir le plus absolu. Je neveux pas que la réduction des crédits soit faite de façon homo-gène. Quelques années après, j’ai dit à Paul Vialle : Voilà ceque demande le conseil d’administration. Ce sont des budgetspar grandes orientations et des budgets par département avecla garantie que cela a été évalué scientifiquement et techni-quement. Il m’a regardé avec un peu de contrariété mais je luiai dit : C’est mon pouvoir. Sinon, le budget ne sera pas voté !

92

Profil de sol. “... J’ai notamment fait approuver trois rapports, dont un sur l’environnement”.

Photo :©INRA - Folkert Van Oort

Page 15: Guy Paillotin

Quand je suis arrivé comme président, Hervé Bichat était direc-teur général. Je lui ai demandé : Qu’est-ce qu’il y a à l’ordre dujour du prochain conseil ? C’était trois semaines après monarrivée. Il me dit : Rien de prévu. Je pense qu’il vaut mieux quetu l’annules. Je dis : Je suis président et qu’est-ce que je fais ?J’annule le conseil d’administration ! -Oui. Il n’y a rien. Je dis :Je ferai un discours de politique générale. Il n’était pas tout àfait prêt à cela. Il croyait que j’allais venir, que j’occuperais unbureau une fois tous les trois mois. J’ironise un peu, mais l’exis-tence d’un conseil est malgré tout le gage d’un débat un tantsoit peu démocratique qui tient compte des vues de l’extérieurde l’INRA.

C’est toute la question du partage du pouvoir entre président et directeur général auquel sont confrontés tous les organismes publics.

Le problème, c’est qu’en tant que président je n’ai à ma dispo-sition qu’une sorte de force de frappe. Voter ou ne pas voterun budget ou le voter différemment, mettre à l’ordre du jource qui peut fâcher. Il faut que le directeur général, quel qu’ilsoit, soit contrôlé même si l’on a pour lui la plus grande ami-tié. À partir du moment où les deux postes sont séparés, il fautqu’il y ait une régulation et je pense personnellement que c’était beaucoup mieux comme cela que maintenant. Avec M. Picq, de la Cour des Comptes, venu nous examiner, j’aipassé des heures à parler de la gestion de l’État et il trouvaitque notre système -à l’époque, c’était Paul Vialle et moi quiétions aux affaires- était vraiment très bien. Par exemple, il disait : Avec la réforme que vous êtes en train de faire, vousn’avez pas le même discours. C’est pour cela que cela va mar-cher parce que vous êtes en cohabitation. C’était très subtilcomme raisonnement et je crois qu’il avait raison.

Revenons sur la période 1984-1989 : souhaitez-vous développer d’autres sujets ?

Je crois avoir fait à peu près le tour. Bien sûr, je n’ai pas toutévoqué. Mais je pense que pour l’INRA c’était intéressant queje montre comment on travaillait avec Jacques Poly, avec lesdirecteurs scientifiques. Nous voyions régulièrement les chefsde département. Il y a eu aussi cette réforme des présidents decentre à laquelle Jacques Poly tenait beaucoup. Il ne voulaitplus qu’il y ait d’administrateurs cooptés. Je venais du CEA etj’étais plus que d’accord avec lui. Il y a eu plusieurs dossierspour lesquels finalement ma formation au CEA et ses intuitionscoïncidaient. C’est vrai qu’il y a une tradition de cooptation àl’INRA et moi j’ai toujours vécu dans une tradition où laresponsabilité était claire. Cela a été une volonté de JacquesPoly de désigner lui-même sans consultation les présidents decentre. Pour moi, cela paraissait être une évidence. C’était unpeu troublant parce qu’en réalité, ils n’avaient pas beaucoupde pouvoir. D’une certaine façon, ils n’en avaient pas sauf ceque l’on appelle une magistrature d’influence qui, pour l’INRA,était une nouveauté et Jacques Poly a créé ce type de respon-sabilité. Quand j’étais président de l’INRA, j’étais aussi dansune magistrature d’influence. On n’a pas nécessairement unénorme pouvoir mais on influe énormément sur les choses.Justement par défaut de pouvoir exécutif. Les présidents decentre ont assez vite pris de la stature parce que dans beau-

coup de cas ils étaient en relation avec la région, avec des poli-tiques. Au début, pas énormément mais petit à petit un peuplus, ils se sont retrouvés dans des conseils économiques etsociaux et ils ont pris une part importante dans la discussiondes contrats État-Régions. Prenons Toulouse : Jean-ClaudeFlamant a pris des dimensions politiques au bon sens du terme.Quand il venait à Paris, il savait parler de la politique de recher-che cent fois mieux qu’un directeur scientifique ou qu’un chefde département. Cela a été une révolution pour l’INRA. À moi,elle me paraissait évidente et cela a été fait par Jacques Poly.C’était sa satisfaction de nommer des présidents et ils le luirendaient bien.

Progressivement pourtant un problème s’est posé avec les Écoles d’agronomie : fallait-il que le directeur d’École soit aussi président de centre ?

Le choix tenait souvent du règlement de compte y compris dansle corps du GREF. Il y a toujours des problèmes à Paris. Quel titrea le directeur de l’Agro ? L’INRA a toujours préféré, à mon avisà tort, qu’il ne soit pas grand-chose en son sein à l’exception deP. Vialle lorsqu’il était à l’Agro. Comme il ne pouvait pas êtrerien, on en a fait un délégué régional à un moment donné.C’est très dangereux parce qu’en fait, dès que l’on va à l’exté-rieur, on s’aperçoit que le directeur de l’Agro existe quand

93

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Dépollution, lit fluidisé de méthanisation. Collaboration INRA - Degremont.

Phot

o :©

INRA

- R.

Mol

etta

Page 16: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

même, et dans certaines instances, plus que ne l’imagine ladirection générale de l’INRA et même plus que l’INRA. On acréé un jour, par convenance, la fonction de délégué régional,mais la fonction institutionnelle était celle de président. JacquesPoly a autorisé le “club des présidents” tout de suite.

Pouvez-vous évoquer la réforme de l’INRA dans le cadre de la nouvelle loi de programmation de la recherche de 1982 ?

Paul Vialle a joué dans ce domaine un rôle essentiel. MaisJacques Poly s’y connaissait aussi. La rédaction a été collectiveavec Chantal Boucher et surtout Patricia Watenberg. Si vousl’interviewez un jour, elle en garde un souvenir ému parcequ’elle tenait la plume sous la dictée de Jacques Poly. Il y a pasmal de Jacques Poly dans ces textes-là avec leurs côtés trèspragmatiques et parfois incongrus. La représentation syndica-le dans toutes les instances est typiquement INRA et c’estassez incompréhensible pour des gens de l’extérieur. PaulVialle est arrivé peu de temps avant moi à l’INRA et il a portéces textes sur les fonds baptismaux. Ce n’est pas le tout derédiger un texte, il faut qu’il soit accepté.Après, nous avons étéamenés à les mettre en œuvre. La mise en place de tous lesconseils scientifiques, des concours, des passages de CR2 enCR1 ont toujours été des aventures incroyables. Tous les direc-teurs continuaient à croire qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient et se référaient aux anciens statuts. Cela a été unechance pour moi. D’un seul coup, je présidais les jurys, les com-missions de ceci ou de cela. Jacques Poly de temps en tempsrâlait : Est-ce que Paillotin préside tous ces machins-là ? Maisc’est lui qui m’avait demandé de le faire, et il avait raison.

Quel est votre avis sur le fonctionnement actuel de l’INRA ?

Je ne peux pas trop vous le dire. Je n’ai pas vraiment d’opinionlà-dessus. Honnêtement, je ne suis pas les affaires internes del’INRA. Quand j’en parle, c’est parce que je vois un certainnombre de choses structurelles dans le système de recherchenationale qui ne sont pas propres à l’INRA. On a renoncé à ladualité président/direction générale. Marion Guillou sait que jen’y étais pas favorable d’autant qu’il me semble qu’elle inter-prète les textes au profit de la fonction de directrice générale,ce qui n’est pas si clair dans ceux-ci. Ils sont assez modernes.Il me semble qu’elle devrait privilégier le rôle de présidente etcréer un vrai directoire auquel elle délèguerait l’exécutif. Lesstatuts ne sont pas inintéressants. J’y ai vu la possibilité qu’au-rait un président de nommer ses directeurs. Si j’avais été prési-dent, j’aurais tenu ce rôle et nommé deux directeurs délégués,en leur disant : Vous vous débrouillez et vous rendez compte.Marion Guillou m’a dit : Je préfère rester d’une certaine façondirectrice générale. Moi pas. Chacun doit être à l’aise dans sonmode de management. Ceci étant, curieusement, dès que vousnommez des délégués, vous en devenez un peu dépendant.Ma force était de ne dépendre que du conseil des ministres.

Vous n’avez pas été tenté de rester sur le terrain ?

Le terrain ce n’est pas le siège, c’est la substance de l’INRA àlaquelle on n’accède pas aisément. Même quand je suis restéaprès mon mandat cinq ans dans les bureaux à l’INRA, je mesuis gardé de toute intervention parce que j’ai vu combien

Jacques Poly en avait souffert et puis ce n’est pas mon genre.Je ne suis pas né dans l’INRA, tandis que lui avait avec l’INRAdes relations affectives un peu excessives. Il a souffert quand ila cessé d’en être le responsable. Il a reçu des gens qui venaientpleurer. Il a pleuré avec eux et il a beaucoup souffert. Je me suisdit : Je ne veux pas souffrir comme lui.

Cela fait peut-être la transition avec la succession de J. Poly. Là, tout le monde vous attendait comme directeur général et ce n’est pas cela qui se passe. Souhaitez-vous l’évoquer ?

Je vais l’évoquer. En fait, cela n’a pas été une préoccupa-tion extrême parce que l’on avait beaucoup de choses à faireà l’époque. Je ne me suis pas occupé de cela et un jour il a bienfallu que je le fasse. C’était fin 1988. J. Poly a annoncé qu’il nedemandait pas de nouveau mandat. Il n’a pas été d’une tota-le clarté d’ailleurs sur cette affaire. C’était du Poly tout crachéet c’est ce qui faisait aussi son charme. Il a commencé à fairedes discours. Il a écrit un texte en 1988 sur l’avenir de l’INRA“INRA-1988... An 2000, une nouvelle charte de développe-ment”. Il m’a dit : Guy, c’est toi que je souhaite avoir commesuccesseur. Je commençais à être un peu inquiet parce qu’ilavait écrit un texte sur tout ce qui devait être fait, il l’a passéen conseil d’administration, et j’avais bien compris qu’il reste-rait dans les lieux. Après, quand les choses se sont tendues -je vais dire pourquoi-, il a fait des discours dans lesquels il évoquait le profil de son successeur au cours des vœux de l’INRA et je trouvais bizarre qu’il ne dise pas explicitement :Je souhaite que Guy Paillotin... Il y a toujours eu une petiteambiguïté mais honnêtement cela peut l’être pour des raisonstout à fait valables. J’ai fait la même chose un peu plus tarddans une succession de directeur général pour garder, autantque faire se peut, la main dans les discussions ministérielles. Sil’on affiche une position unique un peu forte, on peut êtreexclu de la discussion. Ce sont des subtilités que l’on apprendavec l’âge. De ce point de vue, cela s’est passé entre nous toutà fait bien. En plus, j’estimais qu’il avait parfaitement le droitd’avoir l’opinion qu’il voulait avoir. Par contre, cela a créédivers problèmes à l’INRA. Jean Cranney, directeur scientifiquedes Sciences sociales, était délicieux. Il venait tous les vendre-dis dans mon bureau me décrire des catastrophes et tous leslundis, tout allait bien. Je pense que c’était dans ce sens-làmanière à me gâcher le week-end. Pendant ce temps-là, j’étaisquand même obligé de préparer les budgets et de faire tour-ner la maison. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il s’est passé queHenri Nallet ancien chercheur à l’INRA, devenu ministre del’Agriculture, ne s’entendait pas avec moi pour des raisons unpeu compliquées. Il m’avait récusé d’avance et il aurait pu mele dire. Cela s’est passé bizarrement. Cela a créé des problè-mes en interne parce qu’une partie du département d’écono-mie était pour quelque chose dans cette affaire. J’avais amenéun certain nombre d’économistes à produire des travaux et ilsn’en avaient pas trop l’habitude. Et puis je n’ai pas toujours ététrès diplomate dans mes prises de position, notamment dansles jurys de concours.Mais il y a des choses que je n’ai pas trouvées très agréables.J’ai été convoqué un jour au ministère de l’Agriculture par ledirecteur de cabinet M. Nestor, qui m’a dit qu’il fallait absolu-ment que je fasse campagne en allant voir le conseiller agrico-le de l’Élysée et celui du Premier ministre. Je lui ai expliqué que

94

Page 17: Guy Paillotin

je n’en voyais pas trop l’intérêt mais il m’a dit qu’il fallait abso-lument le faire. L’ayant fait, une semaine après, on disait qu’uncandidat faisait campagne. Ce n’était pas d’une grande correc-tion. Cela a créé des problèmes jusqu’à l’Élysée parce que desgens m’étaient très favorables à l’Élysée. Henri Nallet lui-mêmeavait été conseiller à l’Élysée et donc cela a créé des situationspresque burlesques qui se sont répercutées dans desremarques du président de la République en conseil des minis-tres. J’ai eu mon heure de gloire ! Mais soyons clairs, un minis-tre de la République, c’est lui qui nomme. Il ne voulait pas menommer, il n’y a pas à épiloguer.

Comment l’autre ministre de tutelle a-t-il réagi ?

Il a cédé. Henri Nallet a dit paraît-il : J’en ferai une affaire per-sonnelle et Hubert Curien ne faisait pas le poids politiquement.Il a quand même tardé à nommer le successeur de JacquesPoly. Le Secrétaire général du gouvernement est intervenu et adit : Si vous ne vous décidez pas, je nomme X. J’ai dû mettreHubert Curien à l’aise. Il m’a invité à dîner avec une princessethaïlandaise en visite à Paris. Je lui ai dit : Laissez courir. PierreDouzou, sollicité au dernier moment, a dit oui, ce qui était pourmoi un peu irréel parce que je connaissais bien Pierre et je nele voyais pas dans ce type de fonction. Voilà comment celas’est fait. C’est une chose assez simple sur laquelle il n’est pasfatalement utile de s’attarder. J’ai eu l’occasion de revoir HenriNallet après et maintenant cela se passe assez bien entre nous.Il est un peu gêné, peut-être. Il a découvert que, pendant qu’ilme récusait, j’étais en fait dans des groupes de travail réunisauprès du président de la République pour préparer sa réélec-tion alors que lui, présidait les groupes de travail du parti socia-liste. Subtilité du pouvoir ! À l’époque, j’étais plutôt à gaucheet ces groupes de travail regroupant des personnalités impor-tantes -aujourd’hui je suis “ailleurs”- réfléchissaient à des cho-ses bien intéressantes. Je ne l’ai bien sûr jamais dit à H. Nalletà l’époque parce qu’il ne faut pas mélanger les genres. Donc,il a dû le découvrir plus tard et s’apercevoir qu’il avait fait uneerreur. Après, il faut vivre. Je ne savais plus quoi faire. Malgré

tout, dans mon détachement, le salaire que l’on me versaitétait lié à la fonction. Mon corps ne pouvait pas me reprendre.Hubert Curien cherchait un point de chute. Pour des raisonsmystérieuses, on est rattrapé par son passé. J’ai été convié parl’administrateur général du CEA à y venir comme adjoint.Professionnellement, je ne pouvais pas en espérer tant. Lesgens du CEA m’avaient dit : On va te proposer la direction del’Institut de recherche fondamentale du CEA, ce qui ne m’amu-sait qu’à moitié parce que j’avais un peu quitté la recherchefondamentale, et au CEA elle est très fondamentale et quec’est quand même de la physique lourde.Administrateur géné-ral adjoint du CEA, cela s’est fait très vite et j’ai eu un job sanstarder. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes responsabilitésqu’à l’INRA, en numéro deux au CEA, c’est voir à peu près tousles dossiers, la recherche fondamentale, les programmesnucléaires, les déchets nucléaires, les gens qui sortent les fusilsen Vendée parce qu’ils ne veulent pas de stockage souterrainet les problèmes de la force de dissuasion. On ne vit plus toutà fait tranquille mais c’est passionnant.

Y a-t-il là une dimension politique plus importante ?

Non. J’ai toujours eu le sentiment de faire plus de politique àl’INRA qu’au CEA. Je trouve que le CEA avait perdu de saresponsabilité propre sur toutes ces questions. Les ministèreset autres fixaient leurs orientations de façon un peu envahis-sante. Quand je suis revenu au CEA, l’affaire était pliée. Onpouvait faire un ou deux discours politiques mais pas beau-coup plus. J’ai fait beaucoup plus de politique à l’INRA et c’estmême l’une des choses qui m’a passionné dans le métier, maisce sont des questions politiques peut-être moins graves qu’auCEA, au moins à l’époque, car aujourd’hui...

Exerçant cette fonction à l’INRA et au CEA, quelle différence faites-vous ?

À l’INRA, on est plus libre. À titre personnel, c’était plus stimu-lant. Le CEA est plus lourd. On ne peut pas dire n’importe quoi. 95

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Bernard Sauveur, Bernard Chevassus-au-Louis (en arrière plan), Hubert Curien, Pierre-Henri Duée (en arrière plan) et Guy Paillotin, Salon de l’Agriculture.

Phot

o :©

INRA

- Gé

rard

Pail

lard

Page 18: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

En général, le mieux, c’est de ne rien dire du tout. Je retourneau CEA et j’apprends des choses importantes : à peine suis-jearrivé, on entame une réforme, je change de patron ; ce quin’était pas évident. J’accepte en même temps, tout en étant auCEA, d’être le président du premier comité national d’évalua-tion de la recherche qu’il faut mettre en œuvre. Mettre enœuvre, cela veut dire trouver des locaux, mobiliser l’argent.J’étais heureux d’avoir mon chauffeur du CEA qui m’emmenaiten catastrophe du CEA au ministère de la Recherche. Je faisaisles couloirs en hurlant et à la fin il me donnait mes sous ! Jedirigeais donc le premier comité national d’évaluation de larecherche. Maintenant, il a disparu ! L’évaluation de la recher-che, c’est un discours, personne ne souhaite vraiment qu’ellesoit sérieuse. D’ailleurs quel métier s’y prêterait ?

Était-ce un souhait du ministère de la Recherche ?

En fait, c’était un projet qu’avait monté un peu seul M.Walteufel,qui était un camarade de promotion de l’École polytechniqueet qui avait mitonné un décret très précis et très astucieux pourque ce comité puisse exister. Honnêtement, les divers ministresde la Recherche n’avaient qu’une seule envie c’est que cela neserve à rien. Dans les premières évaluations, on a notammentchoisi les sciences de la terre, enfin l’Institut du globe, et puisle CNES, puis aussi les biotechnologies. Hubert Curien étaitmouillé dans les deux premiers cas et d’un seul coup cela nel’a plus amusé. Le patron du CNES, Jean-Daniel Lévy, qui m’a-vait soutenu à l’Élysée quand il y a eu le problème de la suc-cession de Jacques Poly, quand je lui ai dit que le CNES étaitsur la liste cela ne l’a pas amusé du tout. Philippe Lazard, quiavait été le grand chantre de l’évaluation, quand je lui ai ditque l’on songeait à regarder l’INSERM, cela ne l’a pas amusénon plus. Tout le monde est pour l’évaluation à condition quecela reste un concept. Cela a été quand même un peu dur.C’est là que j’ai dû me rendre compte progressivement que j’a-vais un peu d’influence et cela m’a rendu les plus grands ser-vices. Quand on a souffert un peu, les gens vous respectentplus. J’avais dans ce comité des personnes bien plus âgées quemoi et qui avaient une forte personnalité. Ce n’était pas tousles jours drôle et ils n’avaient pas du tout l’habitude d’avoirquelqu’un de plus jeune qu’eux qui les dirigerait si peu que cesoit. Cela a été une expérience assez amusante. Ce que je n’aipas dit dans cet échec de la succession de Jacques Poly, c’estqu’il n’y a rien de plus bénéfique. À partir de là, je me suis ditque je n’avais pas de raison de ne pas dire ce que je pensais,aucune raison d’essayer de lécher la botte de je ne sais quelpolitique, et que le mieux était de tracer sa route. C’est pourcela qu’en venant à l’INRA j’ai tout de suite eu des discourspolitiques. Je n’avais pas demandé aux Cabinets quoi que cesoit. Curieusement, cela m’a donné une réputation d’intégritéintellectuelle et morale que j’ai peut-être un peu mais celas’est manifesté à un point tel, que quand bien même je vou-drais l’être moins, je ne le peux pas. Cela fait que j’ai une espè-ce d’image politiquement assez brouillée puisque, de chevène-mentiste, j’ai quand même été sanctionné par un ministresocialiste. Du côté de la droite, ils se sont dit : Ce type a desvertus. Petit à petit, j’ai plutôt été situé comme un républicainvertueux et on est obligé de tenir le rôle, surtout qu’il n’est pasdésagréable. Pour reparler de l’INRA, je ne pensais pas y reve-nir alors que Claudine Poly m’avait prédit que j’y reviendrai.

L’énergie, je trouve que c’est très sévère comme monde. Celane m’amusait qu’à moitié. C’est un monde assez clos aussi. Sil’on réfléchit un peu à sa carrière, on est numéro deux du CEA.On peut devenir numéro un -on me l’a d’ailleurs proposé- oufinir à AREVA ou une institution comme cela mais c’est tou-jours les mêmes acteurs. Je m’étais dit : j’ai quelques années àvivre. Dans la vie, tout n’est pas drôle. Quand on exerce desresponsabilités, ce n’est pas fatalement le plaisir qui est le pre-mier objectif. Et je m’étais résigné “à servir” ; ce qui si nobleque cela puisse paraître, est quand même un peu une formede résignation.

Comment êtes-vous revenu à l’INRA ?

Pierre Douzou était en fin de mandat. J’avais une profondeestime pour lui. Il fallait un successeur et Hubert Curien pen-sait de son côté que je ne reviendrais pas à l’INRA. Pour lui ilétait impensable que je puisse un seul instant préférer l’INRAau CEA. Il n’y avait pas photo. Il a toujours trouvé Jacques Polysympathique. Il m’a peut-être plus estimé parce que j’étaisphysicien mais pour lui il n’y avait pas de commune mesure etdonc il ne songeait pas à ce que je quitte le CEA, alors que jel’avais déjà fait, mais il l’avait oublié. Il propose la fonction àChristian Bècle, qui était directeur de la recherche, ce qui créel’angoisse la plus totale à l’INRA d’ailleurs de façon excessiveà mon sens. La période intérimaire qui a succédé au départ deJacques Poly a montré qu’il fallait une direction à l’INRA, alorsque l’on pouvait en douter. Dans un système de tradition orale,si le patron charismatique Jacques Poly disparaît, son adjoint àqui il a tout confié oralement aussi, et Pierre Mauléon qui com-mençait à avoir des problèmes de santé, il n’y a plus personneau staff. Je me suis dit que cela allait être étrange, que peut-être un organisme n’avait pas besoin de patron. Et pourtant.Cela se dégradait apparemment très vite. Il y a des gens quiont fait l’assaut de Mme Cresson en disant qu’il fallait quel-qu’un de solide à la tête de l’INRA. Ils ont dû citer mon nommais pas fatalement que le mien. Et puis un jour, j’ai eu HubertCurien au téléphone. Je ne le voyais pas mais je sentais qu’ilétait blême. Il me dit : Guy, j’ai un problème. J’avais été préve-nu juste avant par Anne Lauvergeon, la conseillère de l’Élyséeque je connaissais. Elle m’avait dit : Tu vas avoir un appeld’Hubert Curien, et m’explique que l’on allait me proposer lafonction de président de l’INRA. Le ministre m’appelle : Guy,c’est terrible parce que je voulais nommer Bècle et le présidentde la République m’a dit : Il est temps aujourd’hui de corrigerl’injustice qui a été faite à l’égard de M. Paillotin. Je n’ai jamaiseu d’entretien en tête à tête avec le président de la Républi-que. Je vais même vous raconter dans un instant une petiteanecdote. Hubert Curien, donc assez stressé, croit que je vaisrefuser. Lauvergeon m’ayant prévenu, dans une fraction deminute -cela n’a pas duré plus de trente secondes-, je me suisdit : Je retourne à l’INRA. Je n’ai pas eu la moindre hésitation.J’ai rassuré Hubert Curien et je lui ai dit : Je vais à l’INRA - Ah,c’est formidable ! Du coup, il a nommé Christian Bècle auComité national de l’évaluation de la recherche. L’affaire s’estfaite comme cela à l’Élysée, entre Édith Cresson et FrançoisMitterrand.Voici l’anecdote : j’avais vu une fois le président dela République à l’occasion d’une promotion du haut commis-saire à l’énergie atomique, mon ami Jean Teillac, qui avait reçula grande croix. François Mitterrand fait ses éloges pour cette

96

Page 19: Guy Paillotin

remise de décoration - impressionnant, car sans une note. Ilcitait par exemple dans les détails toute l’œuvre de Jules Roy.Puis, au cours du dit pot, il me voit avec deux ou trois person-nes et me dit : M. Paillotin, pour cette affaire INRA, je n’ai rienpu faire, comme s’il avait été écrasé par plus fort que lui, avecun sourire assez amusé. Bref, je suis revenu à l’INRA avec unsentiment profond que c’était là qu’il fallait que je sois, sanslettre de mission particulière, sans directives précises.

Qu’est-ce qui vous pousse à revenir à l’INRA ?

Dans ces positions-là, cela peut paraître bizarre mais on ne vapas quelque part pour accomplir un devoir. J’ai souvent dit àl’INRA : il n’y a pas de maîtresse d’école qui est en train deregarder nos copies. Effectivement, cela ne peut pas non plusêtre totalement charismatique. On est pris par une espèce deconjugaison entre le devoir et sa vocation personnelle. Il y a uneespèce de surmoi, je ne sais quoi en fait, que l’on va mettre enœuvre à titre quasiment personnel. Donc je ne demande aucu-ne lettre de mission à personne. Ne pas avoir succédé à JacquesPoly et avoir connu les difficultés que j’ai rappelées fait que jerentre dans ce genre de rôle très spontanément et surtout queles autres acceptent cette attitude. Comment voulez-vous queHubert Curien qui est un ami, qui a souffert dans la successionde Jacques, m’écrive sans rire une lettre de mission ?

Comment abordez-vous ce retour à la tête de l’INRA ?

De façon à la fois pragmatique et politique. Il se passe alorsbeaucoup de choses en France et en Europe. Le nucléaire m’aappris beaucoup. J’ai vécu le refus du stockage profond desdéchets. Des lois ont été votées qui séparent la recherche surla sûreté nucléaire du CEA. Ce n’est pas une période simplepour le CEA. Je n’avais pas mesuré, étant à l’INRA à l’époque,que cette technologie importante avait beaucoup souffert avecTchernobyl, et que l’image du nucléaire était ternie. Je voisdonc monter le problème des organismes génétiquement

modifiés. J’ai appris au CEA que l’on ne peut pas être un orga-nisme public et être orthogonal aux orientations de l’établisse-ment, à la pensée de ses concitoyens. J’ai l’intuition en arrivantà l’INRA que je vais faire face à des enjeux similaires. Je n’arri-ve pas non plus n’importe quand. Il y a une réforme de la PACqui pointe son nez et déjà en prévision la manifestation natio-nale des agriculteurs à Paris avec les trémolos de crainte dansla voix de tous les journalistes qui pensent que Paris va être misà feu et à sang. Je suis assez content d’entrer sur une scèneremuante. Je dois choisir vite. J’ai rencontré les directeurs scien-tifiques. On organise un petit pot et je leur fais un discours. Jeme souviens de notre ami Jean Mamy qui malheureusementnous a quittés. Il me dit : Président, pour moi l’agriculture c’estfini. Ce qu’il faut, c’est travailler avec les universités: Je luiréponds : Si l’INRA veut être reconnu par l’université, je nepeux sauver que 20% des effectifs. Le reste n’a rien d’univer-sitaire. Je leur ai tout de suite expliqué que je voulais prendreen compte cent pour cent de l’INRA et que, d’intuition, sansêtre culturellement dans la politique de l’agriculture, on auraitles pires difficultés. J’ai pris tout de suite des positions poli-tiques sur l’agriculture. Ces discours politiques, je ne vais pasles apprendre dans les ministères qui sont un peu perdus. J’aipar exemple appris beaucoup de Philippe Mangin qui étaitalors président du CNJA. Je suis invité partout, on souhaiteconnaître la position de l’INRA dès qu’il y a une réunion agri-cole. Partout, il y a Ph. Mangin qui parle avant moi. J’apprendsbeaucoup en l’écoutant. Le plus étonnant pour moi fut monintervention auprès du syndicat des coopératives d’alimenta-tion animale, qui bien sûr m’invite en “vedette américaine”. Ilsfont leur assemblée annuelle : approbation des comptes, élec-tion du président... Je suis invité à intervenir à l’issue de cetteassemblée. J’accepte bien sûr. J’avais pris connaissance de laréforme en cours de la PAC mais “en catastrophe”. Personnene suivait cela à l’INRA, sauf les économistes mais pas au siège,surtout pas. Je fais toujours mes discours moi-même. J’arrive là-bas avec quelques notes et ceci dès le début de la séance.J’entends alors des intervenants hyper doués sur le cours des 97

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Bords de la Dordogne.“... je voulais prendre en compte cent pour cent de l’INRA et que, d’intuition, sans être culturellement dans la politique de l’agriculture, on aurait les pires difficultés. J’ai pris tout de suite des positions politiques sur l’agriculture...”Ph

oto

:©IN

RA -

Chris

toph

e M

aître

Page 20: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

matières premières mondiales. Ce n’était pas la peine de leurparler de la réforme de la PAC, ils la connaissaient par cœur.J’essaie de prendre des notes et j’ai totalement noirci ma feuille“d’idées embryonnaires”. Tout se délitait au fur et à mesureque la séance se prolongeait. J’étais vraiment comme un naïfqui aurait enseigné à des élèves de terminale les mathéma-tiques de maternelle. Je me souviens très bien être monté à latribune. Je savais que j’allais dire : Mesdames, mesdemoiselles,messieurs et je ne savais pas quel serait le premier mot de mondiscours. Là, je me lance. Ils m’ont fait une belle ovation parcequ’en fait cela a été un discours un peu affectif, mais empreintde sincérité. Voilà comment j’ai inauguré ma fonction de pré-sident. Cela a beaucoup étonné les gens parce qu’ils se sont dit : Ce type qui était scientifique pur et dur, qui a lancé la bio-logie cellulaire et moléculaire -plus que la biotechnologie parceque j’avais déjà fait des papiers prudents là-dessus- et quirevient, qui ne parle que d’agriculture, d’environnement et deconsommateurs et qui rudoie les scientifiques, beaucoup n’ontpas compris. En réalité, les deux fonctions, directeur scientifiqueet président ne sont pas les mêmes et puis il y a cette expérien-ce de deux à trois ans au CEA, très forte, sur les relations scien-ce/société, laquelle va d’ailleurs influencer toute ma présiden-ce. J’étais encore à ce moment-là administrateur généraladjoint du CEA qui me laissait une grande liberté. Le CEA a lesens de l’intérêt public. Quand Jacques Poly atteint 65 ans, ilquitte la présidence du conseil d’administration du CIRAD. Il enreste administrateur un certain temps mais je prends sa succes-sion. Ce n’était pas fatalement nécessaire mais le président del’INRA est membre du conseil d’administration et celui-ci achoisi que ce soit de nouveau le président de l’INRA qui soitleur président ; on me confie donc la présidence du CIRAD.C’est là que j’abandonne la fonction d’administrateur généraladjoint du CEA parce que cela ne pouvait plus durer. Je ne l’a-bandonne d’ailleurs pas tout de suite parce que son patronvoulait que je lui laisse un peu de temps pour me trouver unsuccesseur. J’ai aussi pour des raisons évidentes quitté la prési-dence du Conseil national des économies régionales (CNER)dès ma nomination à l’INRA.

Après avoir quitté l’INRA en 1989, vous y revenez en 1992 en qualité de président, est-ce la même maison ? Avez-vous pensé devenir PDG ?

À la première question : est-ce que j’ai trouvé du changementà l’INRA quand je suis revenu en 1992 ? Je réponds oui. J’aitrouvé énormément de changement. Premier changement :je ne retrouvais plus mes anciens collaborateurs. Bien sûr, je ne retrouvais pas non plus Jacques Poly mais j’allais lui rendrevisite, rue Jean Nicot, une annexe de l’INRA. Pierre Mauléonn’était plus là puisque la direction scientifique était tenue parRené Ozon que j’avais connu comme chef de département. Iln’y avait plus Jean Marrou, ni Christiane Mercier. Les gens enplace, je les connaissais un peu mais je n’avais jamais collabo-ré directement avec eux. J’arrive dans un organisme quandmême en plein désarroi. Sur le plan anecdotique, ma premièrediscussion avec Hervé Bichat n’est pas, comme je l’ai dit toutà l’heure, sur l’ordre du jour du conseil d’administration quipour lui n’avait aucune espèce d’importance mais c’était sur lebureau que je devais occuper. Il se trouve que Christian Bècle,président pressenti par Hubert Curien faisait peur pour diffé-rentes raisons. J’avais de la sympathie pour Christian Bècle. Onsavait qu’il avait des engagements politiques locaux enNormandie et, dans l’esprit de bien des gens, il visait la prési-dence de l’INRA pour avoir un chauffeur et aller là-bas aisé-ment. Je ne suis pas sûr que telle fut son intention. PierreDouzou, qui croyait l’affaire réglée avec Christian Bècle, avaitdécidé de quitter son bureau, l’ancien bureau de Jacques Poly,pour en occuper un autre au 7ème étage, dont je vais vous pré-ciser la situation dans un moment. Le premier entretien que j’aieu avec Hervé Bichat a porté sur le bureau. Il m’a dit : Bienentendu, Guy, je pense que tu ne passeras pas beaucoup detemps à l’INRA, sur quoi il a vu immédiatement qu’il s’étaittrompé. Maintenant que j’occupe le bureau de Pierre Douzouje tiens à le conserver. Je lui ai répondu : Conserve-le ; cebureau est placé de telle façon qu’il faut traverser un sas poury entrer, alors que le mien est un lieu de passage inévitable.Ce bureau qui a accueilli ensuite François Grosclaude permet

98Photo :©

INRA - Yves Bernardi

Fête de la Science sur le campus de Champenoux, le 13 octobre 2007.

Page 21: Guy Paillotin

d’être au cœur de la vie du “7ème étage”. Les gens viennent,vous parlent, on est au cœur du dispositif. Pour aller chezJacques Poly -et il s’en plaignait-, il fallait traverser un palier eton avait vraiment l’impression de rentrer dans un appartement“à part”. C’est un point de détail assez significatif quandmême. Le fait que Bichat soit à part était criant de vérité. Il nem’a pas fallu deux jours pour constater que, dans les bureauxque j’occupais avant, tout seul, avec un chargé de mission, il yavait cinq à six personnes qui géraient les affaires scientifiques,qui se réunissaient sans comptes rendus, qui n’avertissaient ledirecteur général de rien, lequel directeur général se déplaçaiten France pour tenir des discours déconnectés du managementcentral. Dans le même temps, les chefs de département s’é-taient organisés en club, si l’on peut dire. Ils se réunissaientavec un chef du club, qui à l’époque était Jean Dunez, et déci-daient de ce qu’ils voulaient ou de ce qu’ils pouvaient. On étaitdans le désordre le plus total que l’on puisse imaginer. La seulepersonne qui tenait à peu près l’INRA était la directrice admi-nistrative, Mme Simone Touchon qui, il faut le dire, à sa maniè-re très administrative, essayait de maintenir l’essentiel.

Il y avait des directeurs scientifiques.

Effectivement, les directeurs scientifiques étaient réunis dansune espèce de collège et décidaient tout seuls dans l’opacitésans rendre compte au directeur général de tout ce qu’ils pou-vaient décider, si tant est qu’ils décidaient de quoi que ce soitd’important. C’était un état que je ne pouvais pas imaginer. Jeme souviens très bien que dans les quinze premiers jours demon retour à l’INRA, je me suis dit que je n’aurais jamais dûaccepter sa présidence et que le mieux -j’étais encore adminis-trateur adjoint du CEA- était de dire : le bébé est trop malade,je m’en vais. Cela ne s’est pas passé comme cela, bien sûr. J’airetrouvé ma fidèle secrétaire, Béatrice Agogué qui avait prévude s’éclipser ailleurs. Bien sûr, elle m’a tout de suite encouragéà sa manière discrète mais efficace. Un président qui n’est pasdirecteur général est un homme seul, complètement seul. Il fal-lait pourtant recréer un minimum d’ordre dans cette maison.Cela s’est fait très progressivement mais assez rapidementquand même. D’abord, il y a eu une réunion des chefs dedépartement et Jean Dunez, que j’aimais bien, m’a envoyé unpetit mot dans lequel il me convoquait pour m’exprimer, àl’heure prévue dans l’agenda de cette réunion. C’est moi quil’ai convoqué. Je lui ai dit que c’était le président qui convo-quait et pas les chefs de département, que bien sûr il avait écritcette note dans un moment de parfait désarroi mais que c’enétait fini. Il a compris assez vite qu’il ne fallait pas recommen-cer la plaisanterie deux fois. Donc terminé pour ce collège dechefs de département qui a cessé d’exister assez rapidementen tant que pouvoir occulte. Ensuite, “j’ai été invité” à uneréunion des présidents de centre qui s’est déroulée enAvignon. Le président des présidents était Jean Salette. Pleind’ironie et de talent. Hervé Bichat participait à la réunion. JeanSalette a alors prononcé un réquisitoire comme je n’en aijamais entendu contre la direction générale. Il fut relayé parJoseph Bové -le père bien sûr- pour qui j’ai une très grandeestime, qui le savait, expliquant que des scientifiques médio-cres dirigeaient actuellement l’INRA sans grande légitimité.Il fut alors relayé par Paul Vialle lui-même, directeur de l’Agro,

expliquant que la direction générale était défaillante en matiè-re administrative. Je ne savais plus où j’étais, mais j’ai comprisque la situation était grave. Je me suis alors appuyé sur les pré-sidents et je crois que par mon discours ils ont compris que j’étais décidé à ramener les choses dans l’ordre, mais je nesavais pas trop comment. Je me suis déplacé dans quelquescentres, pas énormément. J’étais bien incertain. Je ne savaispas comment faire. Le président n’a pas tous les rouages, tousles atouts, toutes les manettes dans les mains. Je me souviensd’un discours à Versailles. L’amphi était plein. Je fais un dis-cours de politique générale sur l’évolution de l’agriculture quiétait en pleine crise déjà, mais aussi sur l’environnement et l’alimentation. Je formule des critiques à la Poly, au deuxièmedegré : Je suis de ceux qui pensent. Elles sont assez dures surle management actuel de l’INRA. Les gens applaudissent. Jedescends de la tribune et un chercheur que je ne connaissaispas bien, vient me voir et me dit : M. le président, tout ce que vous avez dit est vraiment très bien et nous sommes tous d’accord avec vous. Quand est-ce que vous passez auxactes ? J’ai pris une allure très royale, très gaullienne. Dans lavoiture pilotée par mon fidèle Fernand Margerie, je me suis dit : Ce chercheur a parfaitement raison. Je suis donc passé auxactes. J’ai convoqué Hervé Bichat et je lui ai dit : Tu ne peuxpas continuer à te marginaliser à ce point. Personne ne te rendcompte, et tu te noies dans des palabres. Tu mets un terme àla gestion de cette camarilla qui est au pouvoir et tu commen-ces par son chef René Ozon. Il était d’accord mais il a fallu queje m’en occupe parce qu’il a trouvé que cela allait bien vite etque j’étais sans doute trop dur. J’ai donc téléphoné à l’univer-sité pour qu’il y soit réintégré. Il était en fait plus victime dusystème qu’autre chose. Exit donc toute cette camarilla ras-semblée autour du DGAS dont j’ai reçu les “membres” un parun. Je n’ai pas mis dehors les directeurs scientifiques, ce n’étaitpas mon intention. Ils ont senti un peu le vent du boulet.J’avais de l’estime pour eux, même s’ils avaient participé àcette confusion. Ils ont en fait été un peu soulagés et on acommencé à voir des directions plus structurées. Exit aussi, jel’ai dit précédemment le collège des chefs de département.

Guy Paillotin, Jean Glavany et Paul Vialle, Salon de l’Agriculture 1999.

Phot

o :©

INRA

- Al

ain Fo

ucha

99

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Page 22: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

Les chefs de département ont-ils accepté de ne plus fonctionner de cette façon ?

Oui, eux aussi étaient un peu soulagés et puis l’opération étantlancée, il n’était plus question de discuter. C’est alors, sur leplan des symboles, que j’ai changé de bureau. Je me suisretrouvé dans le bureau de Simone Touchon à l’occasion d’unchangement de directeur administratif. Après la période, cour-te, de proximité, est venue celle où j’ai mis un peu de distance.Puis H. Bichat a regagné le ministère au poste de directeurgénéral de l’enseignement et de la recherche. Il souffrait jepense de la situation. L’INRA ne l’avait pas “assimilé”. Restaità nommer son successeur. Je connaissais bien H. Curien et leministre de l’Agriculture et ils ne m’ont pas posé de problème.C’est eux qui nomment mais je leur ai dit : Choisissez BernardChevassus-au-Louis. Je m’occupe du reste car la situation del’INRA les préoccupait. B. Chevassus était conseiller du prési-dent P. Douzou et je l’avais gardé comme conseiller. Avec sonintelligence incisive, il me disait beaucoup de choses très perti-nentes sur l’avenir de l’INRA, sur l’environnement. C’est unhomme intelligent et j’avais grand plaisir à discuter avec lui.C’était un nouveau staff pour l’INRA, un nouveau directeur, etaussi de nouvelles orientations. Il a fallu également mettre unterme assez rapide à cette consultation de “l’INRA réactualisé”appelée par certains “INRA réac”. Consultation lancée parPierre Feillet alors directeur général poursuivie notamment parBernard Chevassus, Marie-Françoise Chevallier aussi et d’au-tres. Cela ne m’avait pas complètement plu parce que celaconsistait un peu à dire qu’avant il n’y avait eu que des incom-pétents à la direction de l’INRA et J. Poly en souffrit énormé-ment. Cette affaire était enlisée parce que Hervé Bichat ne vou-lait pas prendre de décisions claires parmi toutes les proposi-tions venant de la base. Il attendait que ces propositions puis-sent par elles-mêmes, sans intervention de la direction généra-le, se traduire par un texte. J’ai hésité à tout arrêter mais celame paraissait constituer une injure au travail qu’avaient faitbien des gens. B. Chevassus a repris le flambeau et je l’ai pres-sé de rédiger et de conclure. Mais quand j’ai regardé ce qui était écrit en matière d’orientations politiques pour l’INRA,c’était tellement désastreux que j’ai pris aussi la plume.N’importe qui relit le texte final, qui connaît un peu les gens,verra les paragraphes que j’ai rédigés de ma main et les para-

graphes qui ont été rédigés par d’autres. Bref, on a fait passertout cela lors d’un conseil d’administration pour ne plus jamaisen parler.

Dans ce contexte, n’aviez-vous pas la possibilité de négocier un statut de PDG ?

En fait, je me suis très vite accommodé de cette situation deprésident. Elle ne m’a pas empêché d’agir, parce qu’en défini-tive, je n’ai de compte à rendre qu’au conseil d’administration,sans négocier avec tous les collègues, comités qui obscurcis-sent l’essentiel. En même temps “mes pouvoirs” étant limités,je ne risquais pas de pécher par excès d’autorité.

Comment cette reprise en main de la direction de l’Institut est-elle perçue ?

Les gens l’ont acceptée parce qu’ils n’attendaient que cela. Etpuis je bénéficie d’une légitimité qui vient de Jacques Poly, demon passé scientifique et de mes “malheurs”. À travers desfonctions au CEA et ailleurs, j’ai aussi acquis une certaineautorité qui fait que je peux prendre un téléphone et appelerun ministre, ce que ne peuvent pas faire les directeurs géné-raux. C’est une situation qui fait que je n’ai pas tellement enviede rentrer dans les affaires quotidiennes. En même temps, jelance trois dossiers de fond : l’un sur l’agriculture avec MichelSebillotte. J’ai le sentiment que, même si l’on doit moins tra-vailler pour l’agriculture, cela reste le fonds culturel de l’INRAet la base de sa légitimité ; un autre sur l’environnement et unenfin sur la consommation. Celui-ci constitue un tournant pourl’INRA. C’est Jacques Adda qui l’a effectué. Il fera en un an unrapport complètement orthogonal au rapport Feillet, rédigé àl’extérieur ; d’ailleurs plutôt contre l’INRA et encore articulé surl’industrie de transformation. Jacques Adda articule son rap-port sur le consommateur. C’est un tournant considérable pourl’INRA qui passe inaperçu mais qui rejoint mon intuition.Pourquoi ? Parce que l’on n’est plus au service d’intérêts limi-tés. On est au service du pays entier. C’est cette obsessionvenant du CEA que nous jouions notre rôle d’organisme publicet pas d’organisme au service de deux ou trois centres d’inté-rêts privés même s’ils sont tout à fait légitimes. D’ailleurs lesindustriels eux-mêmes nous poussent à cela, et bien souvent,par la suite, ils reprendront notre discours.

En fait, vous venez de décliner les nouvelles orientations politiques, figurant aujourd’hui dans le triptyque : agriculture, alimentation, environnement.

Elles sont déclinées, acceptées et affichées dans les discours.Elles sont beaucoup véhiculées à l’extérieur pour que l’exté-rieur fasse pression sur l’INRA et que celui-ci les intègre pro-gressivement dans ses programmes.Mais revenons sur votre question, à laquelle je n’ai pas vrai-ment répondu,. N’avais-je pas la possibilité de négocier un sta-tut de PDG. En fait, lors de mon premier mandat, je n’avais pasdu tout envie d’être submergé par la gestion, tant la questiondes orientations politiques de l’INRA m’occupait. Et puis prési-dent et PDG, ce n’est pas le même statut.Je crois qu’un jour, au cours d’un conseil d’administration, desreprésentants élus, m’ont reproché d’être dur avec l’INRA,voire de ne pas “l’aimer” assez.

100

Bernard Chevassus-au-Louis à droite.

Photo :©INRA

Page 23: Guy Paillotin

Je leur ai répondu que je n’étais pas là au titre de l’INRA, quej’étais nommé en conseil des ministres pour représenter lescitoyens et les contribuables. En plus, je le croyais et je ne visaisque cela. À partir du moment où l’on est directeur général, onest obligé de faire la moitié du chemin et d’être plus prochedes gens, de les “aimer”. Un directeur général doit aimer sestroupes. Je n’étais pas là pour les “aimer”. J’étais là pour quele contribuable réfléchisse aux raisons sérieuses qu’il y avait deconfier pas mal de moyens à l’INRA. Il me semblait qu’à cetteépoque-là c’était l’essentiel et je le pense encore aujourd’hui.En fait, bien sûr, de cette façon bien austère, je n’ai jamaiscessé “d’aimer” l’INRA.Certains, dont Patricia Watenberg, directrice des affaires juri-diques, souhaitaient cependant que je m’engage dans unchangement de statut. Sa position, en tant que juriste, était àprendre en considération. Elle souhaitait un peu que je m’en-gage dans un nouveau mandat (le troisième !) et que je m’in-vestisse plus dans la mise en œuvre des orientations que j’avais contribué à dégager.Il y a deux raisons qui m’ont fait ne jamais accéder positive-ment à sa demande pourtant bien étayée. La première, trèsconjoncturelle, c’est qu’il faut un bon créneau pour faire cela.Nous avions des changements de majorité, des changementsde gouvernement. C’est une opération à cœur ouvert de chan-ger les statuts, qui peut se révéler tout à fait négative. Ma prio-rité n’était pas là. Je trouvais bien dangereux et bien inutile deprendre ce risque pour des raisons purement personnelles. Ladeuxième c’est que deux mandats de quatre ans cela suffit. Jen’avais plus le goût d’exercer “le pouvoir”. Donc je n’ai riententé pour toutes ces raisons, dont certaines sont très nobleset d’autres peut-être un peu moins. Mais, oui, la question s’estposée. De même quand Marie-Françoise Chevallier à la fin del’année 1995 m’a dit : Maintenant, Guy, il faut célébrer le cin-quantième anniversaire de l’INRA. Ma première réaction a étéde lui dire qu’elle m’ennuyait énormément puisque j’avais uneidée de réforme de l’INRA et qu’elle me la faisait reculer d’unan. Elle m’a dit : Guy, c’est incontournable. Alors nous avonspensé cet anniversaire comme levier. Par une communicationintelligente, on a célébré le passé mais surtout envisagé l’ave-nir. On a organisé un colloque à Strasbourg sur cet avenir quia eu du succès, d’ailleurs plus à l’étranger qu’en France. La“déclaration de Strasbourg”, c’était un peu pompeux mais elleavait de l’allure. Un énorme travail a été accompli dans lesrégions. Nous étions tournés vers l’avenir. Pourtant 1996 c’estquand même le temps des crises : la vache folle, plus les OGM.On suivait l’impact de l’INRA sur les médias. Nous aurions puvivre une catastrophe : fêter son cinquantième anniversairedans ces situations de crise ! On a traversé la crise assez posi-tivement. Il n’y a pas eu de remise en cause de l’INRA. Je croisque les équipes de communication centrale et régionale ontfait alors un travail considérable et moi-même y ai passé l’es-sentiel de l’année 1996. Et puis l’INRA méritait bien cetteconfiance.

C’est aussi la période où les questions autour de l’ESB apparaissent. L’INRA est-il interpellé sur ce problème de pathologie animale ?

Pas trop finalement. On a eu quelques piques dans la presse.Il a fallu que je défende l’INRA dans des ministères. Il y a eu

aussi des erreurs de communication faites par certains direc-teurs et donc il a fallu ramer. Ramer auprès d’un ministre c’estune chose, mais j’avais l’œil sur les médias. Une fois, effective-ment, ils nous avaient attaqués comme tous les organismes derecherche. On indiquait dans la “grande presse” que l’INRAn’avait pas anticipé, voire même qu’on lui avait demandé dene pas anticiper. Mais en même temps, ces mêmes médiasindiquaient : On sait très bien que ce sont les autres organis-mes qui veulent absolument faire porter le chapeau à l’INRA,alors que l’on sait très bien que ce n’est pas lui le principalresponsable. Certains en ont peut-être fait trop pour se déga-ger de toute responsabilité. Les médias ne sont jamais dupesde ce type d’attitude. On a probablement été protégés par unecampagne fort bien menée, modeste mais en même temps pasidiote, du cinquantième anniversaire. Là, il y a eu quand mêmedes moments où la survie de l’organisme était en cause. Je lesai vécus assez durement et seul, ce qui est la règle du jeu.

François d’Aubert, ministre de la Recherche, avait essayé de mettre en cause l’INRA en citant l’inaction sur la vachefolle des centres de Jouy, de Toulouse et de Tours

Vous êtes bien informés et vous entrez dans les détails, les-quels ont leur importance. Avec l’ESB bien des politiques onteu un peu peur en raison de l’affaire du sang contaminé et ontenvoyé une note aux différents directeurs généraux pour savoirs’ils avaient mené correctement leur barque. C’est là que le faitd’être président et pas directeur général est un peu gênant. Ilsenvoient donc une note directement à Bernard Chevassusalors qu’en principe, selon les statuts, je suis chargé des rela-tions avec les ministères. Elle demande ce que fait l’INRA surles prions. Bernard Chevassus, qui était en réunion à Nantes jecrois et moi à Toulouse ou Montpellier, confie à FrançoisGrosclaude le soin de répondre et tout cela sans pouvoir m’enavertir. François Grosclaude se trouve aux prises avec un pro-blème politique face auquel il n’est pas armé. Il répond en sub-stance au ministère que l’on ne fait rien. C’est à ce moment-làque le ministère pense qu’il y a un président, d’autant quec’est un président que l’on connaît, qui parle et d’Aubert plusson staff décident de “se faire” le président en attendant de“se faire l’INRA”. Là, j’ai été dans une situation difficile. En fait,je savais quand même que l’on ne “faisait pas rien”. C’est unecirconstance tout à fait curieuse. Ce problème des prions, je leconnaissais un peu puisque je venais du CEA et que le spécia-liste des prions s’appelait Dominique Dormont et travaillait auCEA. Dans les réformes faites au CEA, un jour mon patron,Philippe Rouvillois, m’avait dit : Guy, vous êtes biologiste. Dites-moi pourquoi le CEA finance des recherches sur les prions ? Je connaissais cette affaire un peu aussi parce que l’on appelaitcela “virus lent” dans le passé et qu’avec P. Mauléon on avaitsoutenu un colloque sur cette question en 1986. Donc je faisaispartie des rares décideurs à savoir à peu près de quoi il s’agis-sait. J’avais recueilli beaucoup d’informations, et j’ai réponduceci à Philippe Rouvillois : C’est simple. C’est un problème toutà fait original. Nous avons des chercheurs qui sont lesmeilleurs en France et c’est une raison suffisante pour conti-nuer à les financer. Dans le même temps, Dominique Dormontest responsable d’un rapport sur la question, au début desannées 90. Le CEA y participe activement. J’arrive à l’INRA etje vois la réponse de l’INRA : elle était plus que dilatoire. J’écris

Exposition liée à la conférence de presse INRA au Sénat en 1996.

Photo :©INRA - Jean W

eber

101

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Page 24: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

au directeur général de l’époque : Cette réponse est totale-ment insuffisante, il faut être plus allant. Mais peu de chosesapparemment ont été faites.Après, je rends visite à Mérieux enprésence de Christiane Mercier qui alors était chez Danone.Mes interlocuteurs me font part de leur inquiétude non pas surla consommation de viande, mais sur les vaccins avec la crain-te que les prions soient présents dans les cellules cultivéespour les vaccins et qu’il serait intéressant que l’INRA travaillâtlà-dessus. Je donne des directives dans ce sens. Mais elles nesont guère suivies pour de multiples raisons. CependantFrançois Grosclaude fait quelque chose et quelque chose d’im-portant. Il n’arrive pas à convaincre complètement la patholo-gie animale qui était divisée sur le sujet et il met en route unprogramme de génétique sur les ovins, qui est un excellentprogramme puisqu’il a pu déterminer tous les aspects géné-tiques de cette question. Je trouve que c’était ce que l’on avaitde mieux à faire compte tenu de nos compétences. Donc onfait quelque chose et très sérieusement, il faut en rendre hom-mage à François Grosclaude. Mais en même temps il s’est sansdoute dit : Si je dis que je travaille sur les prions ovins, alorsque les ovins ne sont pas dans le coup, je risque de porter préjudice à la filière ovine. Il aurait dû m’en parler ! J’étais plusà même que lui de saisir les tenants et aboutissants politiquesde tout cela. Il ne m’en parle pas et il envoie donc cette noteau ministère dans laquelle il dit : l’INRA ne fait rien sur lesprions, ce qui est objectivement faux. Heureusement que je lesavais. Je suis donc convoqué au ministère de la Recherche.F. d’Aubert me dit tout à trac : l’INRA ne fait rien sur les prions.Je lui réponds, en flairant un piège, que ce n’est pas la vérité.Alors il me produit devant plusieurs membres de son cabinet,cette note que je ne connais pas et qui affirme que nous ne fai-sons rien. Je lui explique la réalité des choses et il me croit. Jelui présente les conséquences économiques, potentielles sur lafilière ovine et il me dit en souriant : Mon cher président, je voisque vous n’êtes pas toujours très suivi au sein de l’INRA. Là, jepeux vous dire que l’on n’est pas à l’aise. J’ai dit après àBernard Chevassus ma façon de penser un peu brutalement,ce qui l’a un peu contrarié. Puis, j’ai recommencé après avecFrançois Grosclaude. Ce sont là des éléments périlleux de lagestion de l’INRA. On est rentrés à ce moment-là dans une

situation de crise que l’on n’avait pas prévue et à laquellel’INRA n’était pas prêt. C’est clair. Dans ces cas-là, il faut unecirculation de l’information. J’avais déjà connu au CEA, dessituations de crises énormes. Cela n’a pas été trop pénalisantpour l’INRA à juste titre parce qu’il n’y était pas pour grand-chose. Mais avec les erreurs qui ont été faites à ce moment-làpar nombre de responsables, j’ai eu de nombreuses occasionsde me mettre en colère. Mais pour l’essentiel, j’y reviens, carc’est ce qui compte, je rends hommage à l’action de FrançoisGrosclaude. C’est un solitaire, comme moi, cela ne nous a pasaidés !

Que pensez-vous du slogan du cinquantième anniversaire “Pour la terre et les hommes” ?

C’est la communication qui a trouvé cela. Je l’ai trouvé bienaudacieux. Je ne suis pas naturellement audacieux, cela peutparaître surprenant, mais c’est ainsi. En fait, ce “slogan” étaitun peu décalé et il l’est devenu encore plus face à la crise dela vache folle et puis à celle des organismes génétiquementmodifiés (OGM), car tout cela s’est déroulé en 1996. Je n’aipas du tout assez anticipé la crise de la vache folle et je leregrette. Honnêtement, j’avais l’œil sur l’élevage comme toutl’INRA, comme tout le ministère de l’Agriculture et comme toutle monde, alors que nous étions en train de passer à un problè-me de consommation. Je m’en veux toujours aujourd’hui de nepas l’avoir anticipé vraiment. J’aurais dû le voir venir. Il y avaitdes préoccupations côté agroalimentaire mais elles n’étaientpas assez précises malgré tout. Personne n’imaginait qu’il exis-terait ces nouveaux cas de la maladie de Kreutzfeld Jacob. Labarrière d’espèces paraissait tout à fait établie. Ce qui aurait puêtre anticipé c’est l’effet sur l’opinion à cause de la consomma-tion, alors que l’on était totalement dans une gestion de ma-ladie d’élevage. On ne peut pas tout anticiper. La crise desOGM par contre, je l’avais anticipée. Quand elle est survenueen 96, j’avais mes notes tout à fait prêtes pour les ministères.Je les ai envoyées dès la fin 96 en expliquant les tenants etaboutissants, en suggérant d’être extrêmement prudent sur lamise en œuvre des OGM. Je les ai adressées aux ministères dela Recherche et de l’Agriculture, puis au bout de deux semai-nes au ministère de l’Environnement et aux membres duconseil d’administration ensuite. Alors même que Alain Juppé,Premier ministre décide du moratoire sur le maïs, se tenait leSalon de l’Agriculture. Je découvre alors que pour beaucoup degens, il y avait deux responsables de ce moratoire. C’était leministre de l’Agriculture, Philippe Vasseur, et le président del’INRA. On a recueilli alors une très grande célébrité au sein duSalon de l’Agriculture, à notre corps défendant parce que cen’était pas vraiment la vérité. C’est en fait Corinne Lepageministre de l’environnement, qui a convaincu A. Juppé de pro-céder à ce moratoire.Après les OGM, nous avons connu l’affai-re de la vache folle et après, au moment où cela se calmait, j’aidû gérer la vache clonée avec l’annonce de la naissance deMarguerite au Salon de l’Agriculture de 1998. C’est clair quemon deuxième mandat de président commençait à être lourdà porter. Il a fallu se sortir de tout cela. Dans ce dernier cas, jeme suis fait avoir malgré eux par la communication et aussi unpeu par Jean-Paul Renard. Scientifiquement, je savais que leclonage était “dans les tuyaux”. J’avais discuté de tout celaavec lui et avec Nicole Le Douarin. Peu de temps avant la tenue

102

François Grosclaude.

Photo :©INRA

Page 25: Guy Paillotin

du Salon, je suis averti de la naissance immi-nente de Marguerite. Que faire alors ? celaallait arriver. À tous, je dis : Je ne peux com-muniquer que s’il y a une publication. On estun organisme scientifique, faire des effets d’an-nonce là-dessus, surtout que l’on est les seconds etnon les premiers, cela ne sert à rien. Donc il me fautune publication. Mais l’Académie des sciences a accepté unepublication en urgence qui m’a pris de court. Marie-FrançoiseChevallier m’apprend par téléphone, au Salon que la publica-tion sort, je savais qu’un journaliste du Monde était au courant.Donc qu’est-ce que je fais ? Il n’y avait plus qu’à faire face àdes faits qui vous échappent. Mais tout le monde au Salonnous a regardés de travers. D’autant que Marguerite est de larace bovine limousine, image symbole de la qualité et de la“nature” !Ces événements ne se contrôlent pas et il faut essayer deréagir. Nous avons été convoqués par les télés. J’ai été intervie-wé par une journaliste de l’Agence Reuter. J’ai eu droit à unarticle dans un quotidien britannique où j’étais mis au mêmeniveau que le pape sur les prises de position mondiales sur l’é-thique du clonage. En fait, on se passerait bien de tout cela.

On aurait dû en référer au ministère de la Recherche

Les ministres, j’ai pu les prévenir, mais dans l’urgence, il fautagir. Un président doit gérer ce genre de chose. C’est alors queje me suis décidé définitivement à créer un comité d’éthique àl’INRA. L’idée nous était venue dès 96. Nous faisons desannonces dans lesquelles nous évoquons des comités d’orien-tation, notamment un comité d’éthique. On en parle àStrasbourg. Un journaliste me comprend mal et croit que j’es-time qu’il n’y a pas de problème éthique -je crois que j’avaisdit technique- sur les OGM, et cela a fait l’objet d’un commu-niqué ravageur de l’AFP. À l’époque, il fallait voir le retentisse-ment de ce genre d’affaire. J’hésitais un peu parce qu’il y avait

aussi la mise en place de la réelle réforme de l’INRA. Marie-Françoise Chevallier venait me relancer : Guy, il faut que tumettes en place ton comité d’éthique. J’hésitais. Un dirigeanthésite lorsqu’il engage l’INRA. On cherche le bon moment.Cette histoire de clonage de la vache Marguerite a constituéun déclic. Auparavant, j’avais le sentiment de me débrouiller àpeu près pour dire ce qui pouvait être éthique ou pas éthiquesur les OGM... Sur le clonage de la vache, j’ai vu que je ne pou-vais pas faire le poids parce qu’il y avait l’inquiétude des gens.Mais ce qui m’a le plus frappé c’est l’espérance de certains.AuSalon de l’Agriculture, j’ai rencontré une délégation de femmesqui venaient d’une banlieue de l’ouest dominée par l’extrêmedroite, elles m’ont dit : Ils veulent tous le retour aux lois de lanature et, vous, vous nous prouvez, et c’est très importantpour les femmes, que nous pouvons nous libérer de ces loisaliénantes de la nature. Là, je me suis dit : Guy, tu rentres dansdes considérations que tu ne sais plus gérer.

Avec la religion aussi ?

Moi aussi j’ai une pensée et même une foi reli-gieuse, mais elle ne servait en rien pour

gérer seul et en tant que président et enpremière ligne. Le ministère de l’Agricul-ture n’avait pas trouvé cette annonce dela naissance de Marguerite très sympa-thique. Bien entendu, en forçant les

cadences, il a fallu qu’en catastrophe jeprévienne d’autorité les directeurs de cabi-

nets de tous les ministres qui visitaient leSalon de l’Agriculture parce qu’ils n’étaient au

courant de rien. Il y avait des collaborateurs du ministre del’Agriculture de l’époque qui en étaient au même stade. Jesavais que le ministre de l’agriculture était au courant parceque j’avais réussi à le prévenir ainsi que le Premier ministre...Mais ils avaient autour d’eux quantité de gens qui n’étaient aucourant de rien et ils n’ont pas trouvé cela très agréable.Bertrand Hervieu, au ministère de l’Agriculture, m’a alorsappelé et je lui ai fait part de mes convictions : pour faire faceaux événements, j’allais créer un comité d’éthique. Il m’a dit :Mettons-le auprès du Premier ministre. Ma réaction a été la

103

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

Guy Paillotin et Marie-Françoise Chevallier,lors de l’ouverture du cinquantième anniversaire de l’INRA au Sénat en 1996.

Académie des Sciences, 30 septembre 1996.

Phot

o :©

INRA

Phot

o :©

INRA

Page 26: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

suivante : C’est la meilleure façon pour que cela ne marchepas. Ce comité d’éthique doit être auprès de l’INRA parce quec’est là que se passent les événements mais ce ne doit pas êtreun comité strictement INRA. Il doit servir à l’ensemble des pro-blèmes de l’agriculture et de l’agroalimentaire et donc il seraplacé auprès du conseil d’administration de l’INRA puisquetout le monde y est représenté. Je suis resté fidèle à cette idée,avec intransigeance et B. Hervieu s’y est rallié. Pour autant, ilfallait associer la direction générale et donc il a fallu passer enCTP ; ce que honnêtement je ne souhaitais pas, parce que jene voulais pas inféoder ce comité à l’INRA. Tout cela a pris dutemps et le COMEPRA a été créé finalement fin 98. En tantque président, j’ai suivi ce qui se faisait au COMEPRA pendantun an avec d’ailleurs le plus grand intérêt.

Participiez-vous au COMEPRA durant votre mandat ?

En tant que président, je me rendais aux réunions quand onm’y invitait parce qu’il fallait que les débats se fassent en touteindépendance. J’ai été nommé au COMEPRA un an après la finde ma présidence selon la procédure prévue. À ma grande sur-prise, cela n’a pas posé trop de problème. Je m’attendais à ce

que cela puisse en poser. J’en suis encore membre puisque j’aiété renouvelé et donc je ferai la jonction avec le nouveau comi-té, commun cette fois-ci avec le CIRAD, puis mon mandat vien-dra naturellement à son terme...

Dans ce comité, vous n’avez pas souhaité qu’il y ait des personnes de l’INRA.

Non. Il y a plusieurs types de comités d’éthique. Il y a des comi-tés d’éthique au CNRS ou à l’INSERM qui sont des comités dedéontologie de la recherche. On réfléchit à ce qui fait qu’unerecherche respecte ou ne respecte pas une certaine déontolo-gie. Ce n’était pas mon propos même si la déontologie méritela plus grande attention. Mon propos était de savoir en quoi larecherche agronomique pose des problèmes d’éthique à lasociété en général et pas à la recherche en particulier. Par con-tre, j’ai indiqué au conseil d’administration que je ne voyaisaucun inconvénient, bien au contraire, à ce qu’il y existât uncomité de déontologie de la recherche à l’INRA mais que celaétait du ressort de la direction générale. D’ailleurs, plus tard, onm’a un peu engagé là-dessus dans une définition de cetteapproche quand j’étais conseiller de la direction générale. Celan’a pas abouti parce qu’en fait il n’y avait pas de volonté clai-re de l’INRA de faire un comité de déontologie et après tout je le comprends. Donc nous en sommes restés au comité d’éthique. Ailleurs, par exemple au CNRS, on a plutôt optépour un comité de déontologie. La plupart des organismes ontfait ce choix. Pourtant on a réussi à avoir un accord sur le fondavec l’IFREMER sur un véritable comité d’éthique qui s’est élar-gi à cet institut. Maintenant, c’est un rapprochement avec leCIRAD qui est plutôt à l’ordre du jour, je l’ai d’ailleurs souhai-té quand j’étais “coprésident” des deux organismes, pourréfléchir aux problèmes de société que la recherche agrono-mique soulève et éviter d’avoir des chercheurs qui soient jugeet partie. Le chercheur, c’est lui que l’on va en quelque sorteanalyser et donc il ne peut pas s’auto-analyser. Oui, cela avaitchoqué il y a dix ans.

Quel bilan feriez-vous de cette période de présidence ?

Le bilan a quand même été une réorientation politique desactivités de l’INRA. Un, il y a eu une re-réflexion sur l’avenir del’agriculture et puis de l’innovation en agriculture qui était dansle prolongement du passé mais qui n’avait pas été faite depuisbelle lurette ; deux, une ouverture à l’environnement qui était

104

Jean-Paul Renard et Guy Paillotin.

Le Comité d’éthique et de précaution pour les applications de la recherche

agronomique (Comepra),créé le 24 décembre 1998

De gauche à droite :1er plan • Jean-Didier Vincent, Jean-François

Théry, Heinz Wismann, Alain Parres 2e plan • Anne-Marie Alayse,

Blaise Georges, Hervé Le Guyader,Guy Paillotin, Patricia Watenberg, Patrick du Jardin, Gilles Boeuf, Christine Mesnil,

Olivier Godard, Jean-Michel Besnier.

Marguerite, premier veau femelle obtenu par clonage somatique (née le 20 février 1998, 48 kg).Provient du transfert de noyaux de cellules d’origine musculaire fœtale cultivées in vitro pendant 3 semaines (unité de biologie du développement, Jouy-en-Josas).Photo : ©INRA - Gérard Paillard

Photo :©INRA - Gérard Paillard

Photo :©INRA - Christophe M

aître

Page 27: Guy Paillotin

présente aux esprits mais pas encore traduite dans les faits ;trois, ouverture aux consommateurs. La réforme de structuresavait pour ambition de cesser de cloisonner la recherche en ter-mes de production et d’aval. On avait une génétique animaletrès vaillante mais qui ne se préoccupait absolument pas de l’a-val de la production. Par exemple, la génétique animale pou-vait savoir si l’on produisait beaucoup de lait mais elle ne sepréoccupait pas trop de sa qualité, même chose pour la vian-de. Les recherches sur la qualité de la viande n’avaient pas l’ap-pui de la génétique. Il fallait donc décloisonner absolumentpour que la génétique animale puisse rentrer dans tous les pro-grammes. Il fallait aussi décloisonner la science du sol,l’agronomie, la bioclimatologie pour faire face aux problèmesd’environnement, qui par définition sont intégrateurs, et pas dutout continuer à se battre sur des points de détail disciplinaires.Cette réforme de l’INRA a été pensée et ceci dès 1996. J’en ai conçu les fondements avec B. Chevassus-au-Louis. Pour au-tant, je crois l’avoir blessé. Bernard aime la continuité et il est“de l’INRA”. J’aime la rupture et je ne suis de l’INRA que parle choix de J. Poly. Nos appréciations ne peuvent pas être iden-tiques. Et puis, nous discutions assez peu. Je suis un peu“inabordable”. Bref, nous nous retrouvons un jour dans lamême voiture pour nous rendre à Clermont-Ferrand à la suited’une grève des transports aériens. Nous parlons de la réformede l’INRA, car nous la sentions tous deux, nécessaire. Avec sabelle intelligence, il me présente de multiples petites améliora-tions dans le cours ordinaire des choses. Je m’en souviens, jesuis fatigué, j’ai besoin d’espace, et je lui dis : Ce qu’il faut c’estune réorientation stratégique de l’INRA. Et j’ajoute : Il faut rom-pre avec des pesanteurs, cessons de cloisonner amont et aval,cessons d’être conditionnés par la notion de production et detransformation, laissons sa place au citoyen et au consomma-teur. Changeons de vocabulaire. Essayons de retrouver dusens, ouvrons-nous résolument à l’environnement. La suite denotre voyage a été un peu silencieuse, il faut laisser du tempsau temps.Mais le mandat de Bernard s’achève, il n’est pas renouvelé. Jene commenterais pas ici cette phase de l’histoire de l’INRA,même si je l’ai encore parfaitement en mémoire. C’est PaulVialle qui est nommé à la direction générale de l’INRA. Aveclui, nous allons enfin conduire une profonde réforme del’INRA, même si, à travers de nécessaires négociations, elle n’apas été aussi complète que je l’espérais.

En quoi la réforme n’a pas été complète ?

Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, mais j’évoquerai quelquespoints. Je voulais créer à la direction générale une direction dela stratégie. L’INRA en fait préfère vivre sans stratégie. Je vou-lais aussi recréer une direction scientifique mais l’INRA préfèrene pas avoir de direction scientifique.Je dis tout cela bien sûr avec un peu d’ironie. Pour prendre ledernier point, essentiel à mes yeux, je n’avais pas eu, au traversdes multiples réformettes de l’INRA, de successeur à la DGAS.Je voulais y porter remède. J’ai été très surpris de ne pas avoirété suivi sur ce point par les syndicats, à la plus grande satisfac-tion des échelons purement administratifs. En fait, beaucoup degens préfèrent être administrés que stimulés. Mais je n’aiconvaincu personne là-dessus. Juste avant la réforme, en 98sans doute, le conseil scientifique de l’INRA est envahi, et il ne

peut pas siéger mais il fallait qu’il siège pour un point de détailadministratif dans la réforme. La date c’est simple, c’est aprèsles élections. Lionel Jospin est nommé Premier ministre depuisquinze jours. Je reviens de vacances et le conseil scientifiqueétait programmé. Je m’inquiète un peu de savoir comment toutcela se passe et Paul Vialle m’assure du soutien de ClaudeAllègre. Je connais un peu Claude Allègre et je me dis que danscette affaire-là nous risquons d’être piégés. Le jour où L. Jospinfait sa déclaration de Premier ministre à l’Assemblée nationale,le conseil scientifique de l’INRA est envahi et Paul Vialle, fort dece que l’on lui a laissé entendre, veut camper, résister, tenir. Jeme dis : On va vers l’impasse. En séance, je négocie et je conclusavec notamment Jeanne Grosclaude, qui représentait la CFDT,que les conclusions de la réforme seront un peu reculées. Onfixe une date. J’ai une formule assez vague qui conduit à dire :Dans un certain temps et chacun comprend dans des discus-sions que c’est avant fin octobre. Je laisse à peu près quatre oucinq mois pour renégocier. Bien sûr, Paul Vialle m’en veut et jeregrette aujourd’hui ma prise d’initiative sans concertation. Ilvoulait tenir, y compris par la force.Après ces événements, je luiai dit que l’on aurait été désavoués. J’ai fait venir la police pour

qu’un conseil d’administration se tienne. Je l’ai fait venir avantla séance, mais pas après. Si c’est avant, les gens ne rentrentpas. Si c’est après, cela veut dire quoi ? Une bagarre dans lescouloirs ? Et quoi ? Un désaveu évident du Premier ministre àpeine élu et nommé. Je suis donc désavoué par mon directeurgénéral comment ne pas le comprendre, mais qu’importe.Les directeurs, pressentis, qui devaient être en fonction après la réforme me battent froid. Jacques Poly que l’on va solliciterdit : Il faut soutenir Paul Vialle contre Guy Paillotin. Pendant huitjours, à l’exclusion de Béatrice Agogué, les gens ne me parlaientplus à l’INRA.

C’est la traversée du désert

N’exagérons pas. C’est vrai qu’à un moment je me suis dit : Jeleur colle ma démission et je pars. Puis, non, j’ai résisté, il nefallait pas céder. Paul Vialle est venu me voir et m’a dit : J’ail’impression d’avoir perdu la confiance de mon président. Non, lui ai-je dit, ce n’est pas une question de confiance entrenous, il faut poursuivre l’effort. Finalement c’est ce qui s’estpassé. Les négociations ont repris, l’atmosphère s’est déten-due. L’atmosphère plus que moi d’ailleurs car j’ai persisté, sansdoute inconsidérément, dans la rigueur. Je me souviens avoirdit à ceux qui faiblissaient : Il faut avancer. Nommons un direc-

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

105

Louis Le Pensec (ministre de l’Agriculture),Lionel Jospin et Guy Paillotin.Ph

oto

:©IN

RA

Page 28: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

teur scientifique. C’est faisable immédiatement, car il n’est nul besoin de changer les statuts. J’avais un nom en tête,et chacun le sait bien qui a vécu cette époque c’était celui de Dusko Ehrlich. Mais là, on m’a bien fait comprendre qu’iln’était pas question de renouer avec la rigueur scientifique quej’avais moi-même représentée quelques années auparavant. Jepense que l’INRA en pâtit aujourd’hui... Mais enfin, aprèsnégociations, la réforme a abouti.La solitude, que j’ai connue à cette époque, est le fruit d’undécalage entre la pensée et ce qui, dans un organisme, estacceptable.

Quand vous faites le bilan de votre action à l’INRA, quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier et,par ailleurs, y a-t-il des choses que vous auriez aimé pouvoir mettre en œuvre et que vous n’avez pas faites ?

D’abord je ne suis fier de rien, non par modestie, mais parréserve. Mais vous posez une question difficile. Le bilan le plusaisément mesurable est celui du “directeur général adjointchargé des questions scientifiques”. C’est vrai qu’à cetteépoque à quelques-uns, peu nombreux, nous travaillions surdu concret. Par exemple, la décision finale de la création dubâtiment Jacques Poly, consacré aux biotechnologies à Jouy,a été prise par quatre personnes réunies dans le bureau deJacques Poly. Je l’ai déjà dit. Nous avons aussi développé labiologie cellulaire et moléculaire végétales sans oublier lamicrobiologie des industries agro-alimentaires. Et puis j’ai poséde nouvelles exigences en matière d’évaluation. Quand dansles concours j’ai demandé que les chercheurs publient plus, j’aitoujours mesuré l’effet de ces orientations. En deux ans, lenombre de publications des candidats qui avaient échoué unefois à un concours a été multiplié par deux. Ce n’est pas queje voulais absolument que les gens publient mais ils avaientune réserve de capacité qu’ils n’avaient pas mise en œuvre. Sil’on ne publie pas, on ne se confronte pas non plus aux autres.Les choses étaient relativement simples surtout quand on tra-vaille sous l’autorité de J. Poly. Après, durant la présidence del’INRA, je crois avoir traversé des crises assez importantes, etdonné à l’INRA de nouveaux objectifs liés à l’évolution de lasociété. C’est d’ailleurs en gros ce que l’on pense à l’extérieurde l’INRA. Si j’essaie d’être jugé par l’extérieur, les gens disentque ce n’était pas évident et que j’ai mis l’INRA sur de nouvel-les orientations. Pas simplement l’INRA parce que nous avonseu de ce point de vue, une influence même sur des program-mes de certains organismes à l’étranger.

Vous êtes le président charnière entre la recherche agronomique au service de la productionagricole des trente glorieuses et la recherche confrontée à de nouveaux challenges

Oui, je le crois. Il me semble que les présidents qui m’ont suc-cédé ont suivi la même voie. Mais l’important pour l’INRA c’était que le “disciple” de Jacques Poly prenne ces orienta-tions. J’en ai discuté avec Jacques Poly. Il n’avait pas le senti-ment assuré de la pérennité de l’existence de l’INRA. Alors jelui faisais voir nos nouvelles perspectives... il ne me découra-geait pas, pas complètement en tout cas...

Imaginait-il un autre INRA tout de même ?

Oui. Il l’a imaginé avant de partir. Il a écrit un texte en 1988“INRA-1988... An 2000, une nouvelle charte de développe-ment”, mais c’était encore un INRA très agricole qu’il avait envue.Comme il n’avait en perspective qu’un INRA très agricole, il nelui voyait plus beaucoup d’avenir. J’ai rencontré bien des gensà l’INRA qui m’ont dit que je me démenais pour une cause per-due et je les ai parfois écoutés avec intérêt car leur pessimismeétait une bonne stimulation. Je leur ai répondu que de toutefaçon j’étais là pour maintenir l’utilité et donc l’emploi del’INRA. Un de mes axes majeurs a été de conforter les missionsd’intérêt public de l’INRA. Je faisais taire ceux qui disaient :Nous sommes le plus gros organisme de recherche agrono-mique du monde car le fait d’être gros n’est pas une vertu ensoi. Que se serait-il passé si je n’étais par revenu à la présiden-ce de l’INRA ? Il est difficile de répondre à cette question. Jecrois que l’INRA aurait connu quand même de graves difficul-tés. Est-ce que je l’ai mis sur la meilleure orbite ? Je n’aurais pascette prétention. Mais enfin. Et puis tant de gens m’ont soute-nu que je n’ai aucune envie de porter atteinte à leur générosi-té et à leur espérance. En fait, je ne suis satisfait de rien !

Que dire du rapprochement INRA CIRAD ?

Ce rapprochement me paraît très important, le minimiser seraitalors révélateur de la culture un peu fermée de l’INRA. Qu’est-ce qui est important dans ce rapprochement ? Longtemps, jeme suis dit : je préside un EPST, un EPIC et il ne faut pas mélan-ger les genres. Les cultures sont différentes et le CIRAD n’aqu’une crainte c’est que le président de l’INRA les snobe... etl’INRA, qu’il soit vendu au grand capital ! Et puis les chosesm’ont semblé d’un seul coup évidentes, lors d’un déplacementen Guadeloupe en 1997 je crois. Il faut dire que dans mesfonctions, aussi bien à l’INRA qu’au CIRAD, je suivais de prèsles relations internationales. J’avais relancé nos relations avecla Chine et je voyais bien que les deux organismes pouvaienty jouer des rôles complémentaires. Je m’étais rendu, à l’initia-tive du gouvernement de ce pays, en Afrique du Sud et cecibien sûr après la fin de l’apartheid, et là encore l’attente demes interlocuteurs concernait ces deux organismes. Sanscompter nos implantations dans les DOM-TOM. Alors je mesuis dit, avec en tête d’ailleurs les nouveaux enjeux du déve-loppement durable : Il faut fédérer les atouts de ces deux orga-nismes et comme j’en exerce la présidence, je dois agir.Je dois aussi dire que j’ai été frappé par le texte que MichelDebatisse a écrit dans l’ouvrage que nous avons édité à l’oc-casion du cinquantième anniversaire de l’INRA ; en bref, il dit,qu’avant la dernière guerre mondiale, la France a développé sarecherche agronomique “coloniale” et négligé sa recherche etson agriculture hexagonale. Et il avait parfaitement raison.Alors, j’ai annoncé ma résolution en Guadeloupe dans un dis-cours assez tonitruant qui en fait m’engageait. Ensuite nousavons agi avec l’aide précieuse de notre regretté J. Mamy. Nousavons lancé des programmes communs, résolu quelques pro-blèmes administratifs et fait voter dans les mêmes termes unerésolution commune de rapprochement par les deux conseilsd’administration. Honnêtement, près de dix ans après... que detemps perdu.

106

Page 29: Guy Paillotin

Pourquoi a-t-on tant tardé ? Il y a des causes internes aux deuxorganismes, mais il y a des causes externes qu’il faut recher-cher au sein des ministères de tutelle. J’en ai parlé très direc-tement à Claude Allegre un an avant la fin de mon mandat. Ilavait en tête un “jeu de taquin” dans lequel Philippe Lazarddevenait président du CIRAD et de l’IRD et moi du CEMAGREFet de l’INRA. Après lui avoir rappelé qu’il ne me restait plusqu’un an de mandat, je lui ai dit que le problème majeur étaitde sortir, une fois pour toute, de “l’esprit de colonisation” etque le rapprochement CIRAD/IRD était de ce point de vue uneerreur. Je ne pense pas qu’il m’ait bien compris même s’il arenoncé à son projet. En réalité, le Général de Gaulle n’a pastotalement extirpé le fond colonial qui perdure en France.

Dans le contexte actuel de réforme concernant l’enseignement supérieur de la recherche...

Je vous interromps car nous abordons là les questions quin’ont pas été réglées dans la réforme des années 97-98. Jevoulais par exemple que l’on “externalise” un peu tout ce quià l’INRA relevait du développement, notamment au sein denos domaines. Mais l’INRA avait peur de ce grand large.Résultat, ce dispositif performant reste assez lié au soutien à larecherche. Mais c’est une position intellectuelle difficile àdéfendre dans la durée. J’ai discuté de cela avec nos collèguesdes Pays-Bas, ils ont trouvé mon idée intéressante et l’ont miseen œuvre : résultat c’est qu’ils ont pris des positions “allantes”au niveau européen.S’agissant de l’Europe, je souhaitais dès 1996, dans la fouléedu colloque de Strasbourg, mieux fédérer la recherche agrono-mique européenne à partir d’un axe France-Pays-Bas. Bon... onn’a guère avancé dans ce domaine, même si Bertrand Hervieuet Marion Guillou sont allés dans le même sens.Venons-en à l’enseignement supérieur. Il faudrait revenir trèsen arrière car dès 1985, sous l’impulsion de J. Poly, nous noussommes considérablement rapprochés des universités. Maisdès le début de ma présidence, j’ai incité Hervé Bichat à signerune convention avec la DGER. Je ne pense pas qu’il y croyaitbeaucoup mais il est devenu DGER et alors nos relations avecl’enseignement supérieur agronomique se sont densifiées. J’ai

espéré aller plus loin lorsque j’ai été élu à la présidence duconseil général de l’Agro (INA-PG). Mais ce fut un échecpresque complet.Avec Rémi Toussain, nous en avons pris acteet pris l’option de jouer la carte de PARIS-TECH. Je pense qu’ily a eu là des occasions perdues. Mais bien des choses sont rat-trapables. Il faut se convaincre qu’aujourd’hui, dans l’esprit denos concitoyens, la formation a plus d’importance que larecherche. Qu’adviendra-t-il aussi de notre pays si les cadresde notre économie sont formés à l’étranger ?Si j’ai un échec à reconnaître c’est de n’avoir pas réussi à ouvrirassez l’esprit de l’INRA à des appels de l’extérieur. Peut-être ai-je agi trop isolément ?

Avez-vous le sentiment que les chercheurs ne sont pas descendus de leur tour d’ivoire ?

Ce n’est pas vraiment cela la question. En réalité tous les orga-nismes sont fermés sur eux-mêmes.Vous en êtes, ou vous êtesun étranger et Dieu sait que les Français ne sont pas trèsaccueillants pour les étrangers. Je l’ai vécu ainsi que d’autres,mais entrer à l’INRA quand “on en est pas”, c’est une vérita-ble épreuve. Entretenir sa culture est une bonne chose, maisl’esprit de clocher, c’est totalement négatif.Il reste que les présidents de centre, par leur ouverture sur l’extérieur, ont fait beaucoup pour améliorer cette situation.

Vous avez été amené à rencontrer souvent des responsables de la recherche agronomique à l’échelle de l’Union européenne. Les visions, les approchesde la recherche agronomique, les axes de travail privilégiéssont-ils très différents d’un pays à l’autre ?

Non. C’est devenu de plus en plus convergent. Je pense quenous avons contribué à créer cette convergence. Ma convictionest que le système devient de plus en plus européen avec ce quecela peut avoir de mauvais mais que l’isolement de la France nepeut pas durer longtemps. Cependant dans la pensée des au-tres pays européens, il y a toujours une claire distinction en-tre l’intérêt privé et l’intérêt public. Très souvent, les Français disent : L’intérêt public, les pays du Nord de l’Europe s’en mo-

Guy Paillotin, Paris, le 18 janvier 2008 �

107

Phot

o :©

INRA

- Do

min

ique

Blan

card

“J’avais relancé nos relations avec la Chine...”

Pollinisation du chou en Chine.

Page 30: Guy Paillotin

Propos recueillis par D. Grail, B. Desbrosses et Ch. Galant

quent. Ce n’est pas du tout vrai.Aussi bien en Grande-Bretagnequ’ailleurs, ils ne s’en moquent pas du tout. Le problème c’estqu’en France, on mélange ces deux aspects. Après-guerre, lesministères ont créé eux-mêmes les bases du développementéconomique. Mon cher corps d’origine, celui des Mines, a créél’Industrie. Cela me paraît définitivement dépassé.Vous savez, mais je l’ai un peu vécu au CEA, la France estécoutée, attendue même dans le concert des nations. Je l’aiexpérimenté en Europe au sein d’Euragri et à une plus largeéchelle dans le cadre des réunions tétrapartites qui chaqueannée réunissent les responsables de la recherche agrono-mique du Canada, des États-Unis, de la Grande-Bretagne et dela France et à une échelle encore plus grande dans mes dépla-cements en Asie et en Afrique.Mais nous avons au moins deux handicaps. Le premier est dedénigrer notre originalité. Dans de multiples colloques tenus àParis, j’ai entendu dire que notre gastronomie, nos modes devie étaient obsolètes, alors qu’ils sont partout respectés dansle monde. Jamais la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Japon ne s’aligneront sur le mode alimentaire texan... et pourtant com-bien de voix, dites autorisées, ont prétendu le contraire, y com-pris au sein de l’INRA. Le second, qui est juste à l’opposé, estde nous croire au-dessus de tout. Ceci nous plonge dans uncertain isolement, notamment en Europe où nous ne formonsaucune forme d’alliance avec l’Espagne, l’Italie ou le Portugalet où nous décevons souvent nos amis du Nord. Trop souventnous ne savons pas argumenter nos propos alors qu’ils sontplutôt bien accueillis. Je me souviens d’une réunion tétraparti-te où J. Poly fit un splendide dégagement sur le nécessaire sou-tien qu’il fallait apporter à la petite agriculture... et le respon-sable américain de la recherche agronomique de lui répondre,alors qu’il n’était pas insensible à cette lyrique argumenta-tion : Mais pourquoi n’avons-nous pas apporté notre soutienaux cordonniers.Cela m’a beaucoup frappé et je me suis dit qu’il fallait toujoursargumenter nos prises de position. Il a fallu que je le fassequand, dans une réunion très “british”, un économiste alle-mand s’est interrogé sur la nécessité de l’implication des Étatsdans la sécurité sanitaire. Pourquoi ne pas laisser ce rôle auxassociations de consommateurs ? En réalité nous avons sou-vent à argumenter sur la notion de bien public et de bien privé.Là-dessus le département d’Économie de l’INRA m’a beaucoupaidé et je songe notamment à Hervé Guyomard. Mais curieu-sement dès l’instant où l’on manifeste que l’on peut argumen-ter, alors nos interlocuteurs nous écoutent et ceci d’autant plusque nous sommes parfois enviés dans notre capacitéd’initiative et par notre indépendance vis-à-visdes sphères économiques. Comment nepas me souvenir, au moment de la polé-mique des effets des OGM sur lepapillon “monarque” -nous étionsaux États-Unis, à la Nouvelle-Orléans, lors d’une réunion tétrapar-tite- de cette remarque d’un collè-gue américain : Vous avez de lachance, vous êtes indépendants deslobbies industriels.Alors même que detoute part, on me conviait à la dépen-dance, j’y ai trouvé un peu d’encourage-ment à tenir.

Nous avons eu de l’influence aussi au colloque de Strasbourgque j’ai déjà évoqué, mais nous n’avons pas transformé l’es-sai... et puis la création de notre comité d’éthique -le COME-PRA- a donné des idées à maints pays. Là encore, je pense quenous n’avons pas transformé l’essai. J’y suis un peu pourquelque chose à avoir pris trop d’initiatives de façon bien soli-taire. La solitude est un bon aiguillon pour agir dans la clarté,mais elle n’est pas totalement efficace. Ce qui a distingué lapériode où j’étais adjoint de Jacques Poly et celle où j’ai étéprésident, c’est que dans le premier cas nous décidions debeaucoup de choses très pratiques à trois ou quatre et qu’a-près j’ai décidé de beaucoup de choses stratégiques tout seul.On ne se refait pas, mais c’était sans doute une erreur.

Dernière question ! Aviez-vous envie de faire ce travailmémoriel avec la mission Archorales. Vous avez parlé d’archives papier qui n’ont jamais été traitées. Comment considérez-vous cette évocation de votre parcoursprofessionnel, de votre empreinte, de ce lieu de mémoirequ’est l’INRA ?

Oui, j’avais envie de le faire, car je suis un peu dépositaire d’unepart de la mémoire de l’INRA. Pour moi c’est important. J’aitoujours soutenu l’action de Denis Poupardin. J’ai souvent rap-pelé aux directeurs généraux successifs, que c’était une obliga-tion de la loi d’avoir des archives et il a fallu Marion Guilloucomme directrice générale pour recruter une archiviste. Après,je me suis rendu à la raison en remettant mes archives commeil se doit et de mon vivant. Je n’ai pas attendu que ce soit meshéritiers qui se débarrassent des papiers parce qu’ils ne saventpas quoi en faire. Après, comme je ne suis dans aucun circuit -je ne suis pas INRA, je ne suis plus CEA, je ne suis rien-, je mesuis rendu compte que sur l’histoire de l’INRA des chosesparaissaient qui ne sont pas exactes, non pas que les genssoient habités par de mauvaises intentions mais ils n’avaientpas accès à une information que j’ai eu vraiment la chance d’avoir ; une information orale dans les conversations, nom-breuses et variées, en tête-à-tête, avec Jacques Poly. Ce qui estun peu embêtant c’est que ceux qui n’ont pas été acteurs del’histoire, surtout quand elle est orale et qu’elle n’est pas écri-te, vous racontent des scénarios qu’ils ont échafaudés dansleur imagination et qui ne correspondent pas à la réalité. Laréalité de l’INRA, j’y ai participé, je dirais en “chair et en os” etl’INRA m’a beaucoup donné. Il est temps de lui rendre ce queje peux lui rendre.

Ce que je ne saurais vraiment rendre, et je ne l’ai pasévoqué, par pudeur peut-être, c’est cette

attente, cette confiance aussi de l’INRAdans sa réalité de tous les jours. Ces

mains serrées, ces regards croisés, cedévouement rencontré. Je vaisconclure là-dessus, je me souviensd’une visite dans un domaine ducentre de Bordeaux. La chef dedomaine, car il s’agissait d’unejeune femme, s’inquiétait de la

propreté de mes chaussures aprèsune visite “un peu boueuse”. Je lui ai

dit, Dieu sait pourquoi “La terre ne salitpas”. Non, la terre ne salit pas.

108

Photo : ©INRA

Recherche fondamentale/appliquée• biotechnologies • management

de la recherche • présidence de l’INRA • profession agricole • agriculture • environnement • consommateurs • science/société • médias • communi-cation • OGM • vache folle/prions • clonage • comité d’éthique/COMEPRA• politique scientifique • Académied'Agriculture • Jacques Poly • Paul Vialle • Hervé Bichat • Pierre Mauléon • Bernard Chevassus-au-Louis • Henri Nallet • ministère de larecherche • Jean-Pierre Chevènement• CEA • CIRAD

ITEM

S