Guilhen journal d'un orphelin programme

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Guilhen

Journal d'un orphelinprogrammé

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Table des matièresJournal d'un orphelin programmé...........................................................1

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Journal d'un orphelin programmé

Auteur : GuilhenCatégorie : Romans / Nouvelles

C'est un enfant qui découvre un peu trop tôt le sens du mot "mort".C'est un enfant qui aime les comic-books et son chien.C'est un enfant qui va grandir et s'enfermer dans une obsession irréversible.Voici son journal, jour après jour et année après année...

(roman écrit en 2006)

Licence : Licence Creative Commons (by-nc-nd)http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/

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15 septembre 1986

Je ne savais pas trop quand commencer ce journal alors j'ai décidé quece serait aujourd'hui. Parce qu'aujourd'hui j'ai dix ans et que pour lapremière fois depuis deux ans, maman était là pour le fêter. Maman varevenir habiter avec nous. Je sais pas encore si je comprends tout ce que çaveut dire mais je crois pas. Parce que j'ai dix ans et à dix ans on peut pastout comprendre. C'est comme ça que le médecin m'a parlé. Il m'a dit ça.Enfin, à peu près. Et il a dit aussi que je devrais écrire les choses que jeressentais, que ça m'aiderait. Il a dit comme ça, de prendre un cahier et denoter les jours avec ce que je pensais. Je comprends pas, c'est pas moi quisuis malade. Et si maman est revenue, c'est qu'elle n'est plus malade alorsje comprends pas ce docteur. Papa m'a demandé d'obéir et comme j'aimebien écrire, j'ai dit okay. J'écris sur un cahier bleu à spirales avec des lignesbleues et une ligne rouge de marge. J'aime pas les petits carreaux et cecahier en a, des petits carreaux. Mais ils n'en avaient pas d'autres àl'épicerie. C'est là qu'on les achète, les cahiers, et puis les boîtes deconserve aussi. Avec papa, on en a bouffé des tas de boites de conservequand maman était pas là. Du coup, peut-être que j'ai trop de fer dans lecorps, maintenant ? Je voulais faire des examens pour être sûr, mais ledocteur m'a touché la poitrine, il m'a dit « tousse, allons, plus fort ! » etpuis c'est tout. C'était fini la visite. Ensuite il a dit à papa : « vous savez, leretour de votre épouse Catherine ne sera pas facile » mais je ne sais pastrop pourquoi il a dit ça. Maman, ça fait deux ans qu'elle ne vit plus avecnous. Il est bizarre ce docteur.Je crois qu'il est pas normal en vrai.

16 septembre 1986

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Il faut que je continue à parler de mon anniversaire. Parce que lesanniversaires, ça arrive pas très souvent. Et après il faut attendre trèslongtemps pour que ça soit encore là.

Pour mon anniversaire, j'ai dix ans, j'ai eu un chien. C'était bizarre, papal'avait mis dans une boîte trouée pour qu'il respire, avec du papier cadeauautour. C'est un chien de berger, ça veut dire qu'il est fait pour garder lesmoutons mais où on habite, y'a pas de mouton. On habite à Lyon, et dansla ville y'a jamais de mouton. Je crois que c'est à cause des voitures, ilsauraient trop peur sinon. Le chien que j'ai eu s'appelle Marcel, parce quecette année, c'est la lettre M qu'il faut. Papa m'a expliqué qu'on était obligéde choisir un prénom en M et moi j'aime pas trop le M mais tant pis, si onest obligé, faut bien prendre un M. Alors du coup moi j'ai décidé que ceserait Marcel qu'il s'appellerait. Papa avait pas l'air très content quand je luiai dit le nom que j'avais choisi. Il a secoué la tête comme si j'avais fait unebêtise et puis il a dit que c'était un prénom ridicule pour un chien. Moi j'aidit que Marcel c'était bien pour un chien. Alors ensuite maman a dit que çachangeait pas grand-chose. Maman elle a été chouette parce qu'elle a dit àpapa « laisse tomber, c'est son chien... ». Alors voilà, avant d'aller mecoucher, je voulais juste écrire ça pour m'en souvenir plus tard : j'ai eu dixans et maintenant à la maison on est quatre avec maman et Marcel.

21 septembre 1986

Je crois que Marcel est idiot. Je pense que les chiens idiots ça existe,comme les gens. Et je pense que Marcel il l'est, idiot. J'essaye de luiapprendre à faire des tours, mais y'a rien qui marche, il comprend vraimentrien.

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22 septembre 1986

J'ai compris pourquoi Marcel comprend rien. C'est un colley, un chiende berger qui vient d'Ecosse. Et forcément en Ecosse on parle pas français.Il faut que j'apprenne à parler l'Ecossais pour que Marcel puisse m'obéir.Ca va pas être facile, j'ai demandé à papa et il m'a dit qu'on n'apprenait pasl'Ecossais mais l'Anglais. Et l'Anglais j'en fais cette année à l'école, parceque je commence le collège. Pour l'instant je sais pas parler anglais parcequ'on n'a pas encore commencé les cours. Le prof est malade et il n'est pasremplacé car il paraît que c'est pas grave et qu'il sera là la semaineprochaine. Je sais pas trop si Marcel comprendra l'anglais parce que c'estquand même un berger écossais et pas un berger anglais. Et mon père n'yconnaît pas grand-chose en chien, alors comment il peut savoir quellelangue comprend Marcel ? Maman n'a pas d'avis. Elle a dit qu'elle s'enfoutait du chien et de la langue qu'il comprenait. Elle a même dit que dumoment qu'il salopait pas tout à l'intérieur de la maison, c'était tout ce quicomptait. Maman a dit « si ce foutu clébard entre avec ses pattes mouillés,je lui file un coup de pied au cul, ça sera pas de l'anglais ni du français,mais je te jure qu'il comprendra ! ».Maman s'énerve beaucoup. Je me souviens pas trop comment elle étaitavant de partir de la maison. C'était y a deux ans et j'étais petit, j'avais huitans. Je me souviens pas trop, mais je crois bien qu'elle criait moins.

26 septembre 1986

On a fait notre premier cours d'anglais à l'école. J'ai pas trouvé ça super.La prof est une grosse femme et son visage ressemble à une pastèquemolle. Quand elle nous parle en anglais, elle postillonne partout et oncomprend rien. Enfin, moi je comprends rien, et les autres non plus je croisbien. Pour l'instant je sais pas dire grand chose en anglais et j'ai essayéavec Marcel. Je lui ai dit « Hello, my name is Benjamin », mais il n'a paseu l'air de comprendre plus. Je devrais essayer l'Écossais plutôt, mais papavoudra jamais m'acheter un manuel d'écossais.

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2 octobre 1986

Maman pleure beaucoup. Elle et papa se crient souvent dessus alors moije préfère rester dans le jardin et apprendre des tours à Marcel. Pour lestours, Marcel semble mieux me comprendre. Il creuse partout dans lapelouse et ça rend papa complètement dingue. Mais qu'est ce qu'on a àfaire de la pelouse ? Des pelouses, y'en a partout dans le quartier, toutes lesmaisons en ont et les immeubles aussi. À la télé, ils disent que c'est bienles pelouses, que ça fait du bien aux gens, surtout à ceux qui habitent dansles villes. Nous on habite Lyon qui est une très grande ville et j'ai pas ledroit de sortir seul.Pourtant Marcel est un chien de berger et il saurait bien me garder maispapa veut pas. Maman elle, je sais pas. Je lui ai pas demandé, j'ai pasenvie.

4 octobre 1986

Papa et maman commencent déjà à parler de noël. Noël c'est à la fin dupremier trimestre et je crois que ça va pas être terrible cette année pourmoi. En anglais je suis nul, en math je suis nul et en sport, c'est pire. Y'aqu'en français que ça va à peu près, j'ai la meilleure note de la classe enfrançais. C'est peut-être à cause... Grâce à ce journal ? En tout cas c'estmarrant. Au début j'avais pas trop envie d'écrire là-dedans. Mais bonpourquoi pas ? Et puis maintenant je trouve ça marrant. Pas rigolo, maismarrant. C'est pas la même chose. Rigolo c'est pour les gamins et moi jesuis plus un gamin, j'ai dix ans et j'ai presque failli être orphelin. Les autresgosses, ils savent pas ce que c'est. Je pense à ça parce que le docteurCroizic qui m'a demandé d'écrire ce journal, il m'a demandé où j'en suis. Ilm'a dit que ça serait bien d'écrire sur la maladie de maman. Il a dit« Benjamin, il faut que tu puisses sortir toute la douleur que tu as

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accumulée pendant ces deux années. Et c'est certainement par l'écriture quetu y parviendras ». Ensuite il m'a demandé si je me sentais capable de lefaire. Je suis peut-être nul en anglais, dernier en maths et tout le monde sefiche de moi en sport, je suis le premier en français. Alors voilà, le docteuril les aura ses commentaires sur la maladie de maman. Même si j'en ai pasforcément envie, que je trouve ça un peu débile. Sortir des chosesaccumulées en écrivant, c'est aussi con qu'un berger écossais qui comprendpas le français.

8 octobre 1986

Mais qu'est ce qu'ils ont tous avec noël ? Papa et maman n'arrêtent pasd'en parler, pour savoir chez qui on va aller. Il y a les parents de papa quihabitent à Cannes et puis les parents de maman qui habitent en Bourgogne.Avant, on allait tout le temps en Bourgogne parce que c'est pas loin deLyon. Et cette année papa veut aller à Cannes et maman veut pas. Ils enont parlé ce soir au repas et puis maman a dit « Pour une fois que je suispas dans un putain de lit d'hôpital pour la noël, j'aimerais bien voir mesparents ! ». Elle a dit ça en criant presque, en tout cas, avec une voix superbizarre comme si elle allait pleurer. Moi je me suis arrêté de manger et jel'ai regardée. Papa l'a regardée aussi et il a fait une tête toute drôle. Y'a queMarcel qui n'a rien remarqué et qui a continué à respirer fort, allongé sur letapis du salon. Je me demande en quelle langue rêve Marcel. Mamanensuite, elle s'est mise à vraiment pleurer et elle est partie sans finir demanger. Papa il est resté là, sans rien dire, il m'a regardé bizarre et j'aicompris qu'il valait mieux rien dire. Alors j'ai continué à manger et ensuiteje suis monté dans ma chambre. Maintenant j'écris ce journal et je medemande bien ce qu'a maman pour être toute bizarre depuis qu'elle estrevenue. Peut-être que le docteur Croizic le sait. En tout cas pour ce soir,j'en ai assez. En revenant du collège, j'ai acheté le dernier "Strange" alorsje vais vite aller dans mon lit pour le lire. Demain j'ai un contrôle d'anglaiset j'ai rien appris. De toute façon je m'en fous, c'est pas en lui parlant en

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anglais que Marcel saura faire des tours nouveaux.

9 octobre 1986

Le contrôle d'anglais s'est pas bien passé du tout. Peut-être qu'il faudraitque je lise les Strange en anglais pour m'entraîner. Mais j'y comprendraiplus rien et en ce moment c'est pas le moment de rater ce qui se passe.Spiderman a plein de problèmes : tante May est tout le temps malade etelle va habiter chez la voisine, et puis Mary Jane croit que Peter est unpeureux alors que c'est Spiderman mais ça bien sûr personne le sait parcequ'il doit pas dire son secret. Marcel lui, il s'en fout je crois, des problèmesde Spiderman. J'ai essayé d'expliquer la situation de Spiderman à Marcel,mais il m'a regardé avec des yeux tout mous et il a continué de dormir. Parcontre il semble un peu plus comprendre quand je lui parle des trucsfaciles : donner la patte c'est pas encore ça, mais ça devrait bientôt.

10 octobre 1986

Dans trois jours, il faut qu'on aille tous voir le docteur Croizic, enfinsauf Marcel bien sûr parce que les chiens ne sont pas autorisés chez lesdocteurs. Le docteur Croizic connaît bien maman, c'est lui qui l'a aidéependant toute sa maladie. Il avait dit à maman qu'il pourrait continuer ànous aider après aussi. Cette fois il faut qu'on y aille tous et je sais pas bienpourquoi mais bon, on verra bien.

11 octobre 1986

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Il a plu. Même que ça a duré toute la journée. C'était de la pluie quifaisait plein de bruit en tombant contre les vitres, à cause du vent. Marcel adu rester toute la journée dedans et chaque fois que je voulais aller lepromener, papa me criai t dessus. I l disai t que c 'étai t une idéecomplètement débile. N'empêche que Marcel il a fini par faire pipi sur letapis du salon et ça c'est un truc complètement débile. C'est bien fait pourpapa. Maman elle a voulu nettoyer alors que c'était pas à elle de le faire,papa lui a dit qu'elle devait se reposer. Et là maman elle s'est énervée etelle a criée. Elle a dit : « Tu m'emmerdes Jean-Paul ! J'ai passé deux ans àrien faire alors maintenant fous-moi la paix ! Je suis pas handicapée nimalade alors je peux nettoyer ! » Moi j'aime pas trop quand maman dit desgros mots et quand maman crie comme ça alors je suis monté m'allongersur mon lit. C'était pas une chouette journée.

12 octobre 1986

Demain il faut aller voir le docteur Croizic. Ca doit se passer à sixheures et papa et maman passent me chercher après l'école pour y aller.J'aime pas quand ils viennent me chercher à l'école. Enfin je crois quej'aime pas parce que ça fait longtemps que c'est pas arrivé. Et justement jesuis plus un gamin, j'ai dix ans et ma mère a failli mourir. En plus ilsveulent pas emmener Marcel. Tante May est plus gentille avec Peter quemes parents avec moi, je trouve. Et pourtant elle sait même pas que sonneveu c'est Spiderman.Je crois que moi, si j'étais Spiderman, je le lui dirai.

13 octobre 1986

On est rentré de chez le docteur Croizic tout à l'heure. Il a parlé trèslongtemps avec nous et puis il nous a demandé de sortir, d'abord moi puispapa. Je me demande de quoi ils ont bien pu parler avec maman tout ce

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temps. Le docteur Croizic a lu mon journal, il m'avait demandé de penser àl'emmener et il a dit : « Mmm, c'est très intéressant. Absolument instructif,je crois qu'il faut vraiment que tu continues Benjamin. Tu as une facilitéd'écriture certaine... Et c'est une très bonne thérapie pour refermer l'épisodedouloureux de la maladie de ta maman ». Même s'il a parlé de la maladiede maman, j'étais content qu'il dise ça. Il dit qu'il faut que je parle plus deces deux dernières années si je veux que ça me fasse du bien. Je comprendspas trop ce que le docteur veut dire mais bon papa et maman avaient l'aird'accord avec lui. Les deux dernières années elles étaient pas très chouettesjustement et j'ai pas vraiment envie d'en parler dans mon journal. Il paraîtque le docteur m'avait déjà demandé d'écrire ce journal au début de lamaladie de maman mais je m'en souviens pas trop. Peut-être que papa mel'avait pas dit. Des fois, papa me dit pas tout, il garde des choses pour luiparce qu'il a peur que je l'apprenne. Mais ça, il aurait quand même pu mele dire. Quand je serais grand, je pourrais lui dire ce que j'en pense et çasera bien. Pour l'instant je suis peut-être un enfant mais je suis quandmême pas un gamin ! J'ai dix ans.

15 octobre

Aujourd'hui j'ai décidé que j'allais faire ce que le docteur Croizic a dit.

Alors au début, maman a commencé à avoir mal au ventre. Je crois queça a commencé comme ça mais je suis pas très sûr, je me souviens pas trèsbien, c'était il y a deux ans. Le docteur Croizic c'est le docteur qui soignetoute la famille depuis tout le temps. Il a donné des médicaments à mamanet puis voilà. Mais ça a rien fait. Et puis je sais plus quand ça s'est passémais Croizic a envoyé maman chez un copain à lui, un autre docteur, maisdans un hôpital cette fois-ci. J'aime pas l'hôpital, c'est tout blanc. Mais audébut j'y suis pas allé, maman revenait à la maison chaque fois qu'elle avaitfini. Maman avait plus mal au ventre mais plus haut, dans les seins (j'aicherché dans un dictionnaire pour savoir comme ça s'écrit, et savoir la

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différence avec les saints). Et là y' a un docteur de l'hôpital qui a trouvé cequ'elle avait. C'est papa qui m'a rappelé tout ça pour que je sache quoiécrire pour expliquer le début. Papa il m'a dit qu'il fallait que j'explique ledébut comme si je racontais l'histoire à quelqu'un. Mais le docteur Croizicil a bien dit que papa devait pas lire mon journal, ni maman, parce que çarisquait de me bloquer sinon. Moi je suis bien content que papa puisse paslire mon journal. Pour maman, je sais pas. Bon je continue l'histoire. Alorsmaman on lui a dit ce qu'elle avait et ensuite on a commencé à la soigner.Mais c'était très long et il fallait qu'elle aille souvent à l'hôpital et ça lafatiguait tellement qu'elle restait longtemps là-bas.Elle a laissé son travail le temps d'être soignée et puis elle n'a plus rien faitd'autre. A la maison elle était de moins en moins là. Papa travaillaitbeaucoup, et on mangeait quand il rentrait du travail, souvent il faisait nuit.C'était pas très marrant ça. Et puis aller voir maman à l'hôpital c'était pasmarrant non plus. J'aimais pas ça. Il y avait plein de gens qui marchaientpartout, des vieux et des pas vieux, des enfants et d'autres mamans maispas la mienne. Elle était couchée dans ce lit et elle avait une toque sur latête et des tuyaux branchés sur elle. On la reconnaissait presque pas. On yrestait un moment et papa lui parlait de son travail, de la maison et moi ilfallait que je raconte des choses sur l'école. Papa racontait toujours plein dechoses et il rigolait beaucoup. Et puis ensuite quand on rentrait à la maisontous les deux, papa était tout bizarre et il finissait par pleurer. Et ça c'étaitle pire. Parce que pleurer c'est pas un truc pour les papas. Et puis ça a durédeux ans comme ça et c'était super long. Et puis un jour maman estrevenue à la maison, c'était pour mon anniversaire. Mais de ça, j'en ai déjàparlé...

18 octobre 1986

Marcel grandit. Et moi aussi sauf que moi ça se voit moins que monchien. Quand Marcel sera grand, il aura plus de poils partout, des poilslongs couleur caramel et chocolat, et puis blanc aussi, exactement commeLassie. Et il paraît que quand il sera vieux, il aura des problèmes dans le

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dos et que son derrière sera paralysé. C'est Eric qui me l'a dit. Eric c'est leprénom de l'encyclopédie des chiens que j'ai eu pour la noël l'an dernier.C'est un gros livre où tout est expliqué sur les chiens, depuis qu'ils sont deschiots avec ce qu'il faut leur donner à manger et tout. C'est un livrerudement chouette et c'est ma mémé de Bourgogne qui me l'a offert. J'aimebien les chiens. Ils parlent pas.

20 octobre 1986

Maman a beaucoup pleuré aujourd'hui et je sais même pas pourquoi. J'aidemandé à papa mais il m'a dit d'aller me promener. J'aurais bien voulusavoir ce qu'elle avait maman mais papa a dit : « Ce n'est pas un truc pourles enfants Benjamin, pourquoi ne prendrais-tu pas Marcel pour aller tepromener dans le jardin public ? Tu ne risques rien maintenant avec lui... »Sauf que moi j'avais pas envie d'aller me promener dans le jardin public. Etpuis y'a toujours plein de monde dans ce jardin et moi je voulais savoir ceque maman avait alors je suis remonté dans ma chambre et j'ai terminé leStrange. Demain j'en achèterai un nouveau avec Daredevil dedans. C'estmon argent de poche alors je fais ce que je veux avec...

25 octobre 1986

Dans deux mois c'est noël. Finalement papa a accepté d'aller enBourgogne cette année. Maman n'a pas pleuré depuis deux jours, on diraitque les choses sont plus calmes. Je pense que ça va pas durer.

26 octobre 1986

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J'avais raison. Aujourd'hui maman a pleuré à nouveau et j'ai comprispourquoi. Enfin je crois. Maman a eu des opérations pendant sa maladie etaujourd'hui j'ai vu quoi. Quand maman est sortie de la douche je l'ai vueparce que la porte était entrouverte. Je suis resté sans bouger. Elle pouvaitpas me voir. Et j'ai vu maman et à la place de ses seins il y a deux grossescicatrices rouges maintenant. Elle les a touchées et elle les a regardées dansla glace de la salle de bains. Et moi aussi je les ai regardées parce que c'estbizarre. Ca m'a fait peur et quand maman les regarde, son visage change,c'est comme si c'était plus maman. Et après elle a pleuré et moi je suisrentré dans ma chambre. Heureusement dans le nouveau Strange que j'aiacheté il y avait Daredevil et lui il est chouette.

29 octobre 1986

J'ai finis le Strange. C'était rudement bien, surtout grâce à Daredevil. Ilest aveugle à cause d'un accident qu'il a eu quand il était petit, en voulantsauver un vieux qui traversait la route. Mais après son accident il a eu pleinde nouveaux pouvoirs et il combat les méchants toutes les nuits. Et surtoutle gros caïd qui est très gros et le plus méchant de tous. Et dans la journéeDaredevil est avocat et il a une canne d'aveugle qui est son arme la nuit,aussi. J'aime bien quand Daredevil se bat contre le gros caïd. On a toujoursl'impression qu'il va perdre mais il gagne toujours. Le gros caïd il me faitpenser au docteur Croizic sauf que le docteur il est moins gros.Mais il est chauve et il porte aussi une veste blanche. J'aime pas trop leblanc, ça me fait bizarre. On dirait que ces gens sont malades...

30 octobre 1986

J'ai fais un cauchemar terrible cette nuit. J'ai rêvé que les cicatrices demaman s'ouvraient et que plein de petits lézards en sortaient. Ils étaientvraiment beaucoup et ils tombaient sur le sol de la salle de bains. Il y en

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avait qui tombaient aussi sur le lavabo, sur le rebord et après ils rampaientpour entrer dans le trou du lavabo. Et à chaque fois que des lézardssortaient par les cicatrices de maman, il y avait du sang qui coulait de sesyeux, comme si maman pleurait du sang. Je me suis réveillé dans la nuit etje sais pas quelle heure c'était parce que quand j'ai voulu regarder le réveilj'ai vu les chiffres rouges et ça m'a rappelé le sang. Alors j'ai mis la têtesous les couvertures, j'ai pensé à Spiderman et après je me suis rendormi.Parce qu'encore après, quand j'ai ouvert les yeux, il y avait plein de lumièredu soleil dans la chambre. Ensuite j'ai été fatigué toute la journée à l'écoleet j'ai rien compris à la leçon de math. Il va falloir que j'aille me couchertout à l'heure mais j'ai peur de refaire le même rêve alors je vais relire unvieux Strange de ma collection pour penser à des choses bien. Je vais relireun des Strange où Spiderman se bat contre le docteur Octopus et que toutun immeuble lui tombe dessus, même que Spiderman est bloqué et que saforce d'araignée lui sert à rien. J'aime bien quand les héros sont bloqués, çachange de quand c'est trop facile pour eux.Parce que pour moi c'est jamais facile quand j'y arrive pas.

4 novembre 1986

Cette nuit j'ai refais un cauchemar avec des flammes qui sortaient ducorps de maman et quand papa voulait l'éteindre, il ouvrait la bouche etc'était plein de boue qui coulait. Et quand la boue de papa tombait surmaman, les flammes devenaient plus fortes. Et ses cicatrices devenaientbleu et se tordaient, comme une bouche avec plein de dents qui souriaientet même, qui rigolaient.

6 novembre 1986

Marcel aime beaucoup la viande. Ce soir je lui ai donné un peu de monsteak haché et il avait l'air drôlement content. Quand Marcel est content il

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remue la queue, comme tous les chiens. Mais les chiens ont le cœur qui batplus vite que celui des gens, et c'est pour ça aussi qu'ils vivent moins.Alors c'est important que Marcel mange de la viande pour devenir fortmais le lait par contre il aime pas du tout. Pourtant dans le lait il y a pleinde choses pour qu'on grandisse alors ça serait mieux si Marcel pouvait enboire mais bon voilà, il aime pas ça du tout. Sûrement que ça lui feraitpenser qu'il est un chat s'il buvait du lait et là ça rendrait malade tous leschiens. Je peux comprendre ça...

7 novembre 1986

C'est pas facile d'écrire tous les jours. Le docteur Croizic a dit quec'était pas grave mais qu'il fallait que j'essaye. Mais des fois je préfèreregarder la télé et les dessins animés ou lire "Strange" ou "Spectral"."Spectral" c'est bien aussi, dedans y'a la chose du marais qui est un ancienscientifique qui a du se jeter dans un marais pour pas brûler dansl'explosion de son laboratoire. Et comme il avait plein de produitschimiques sur lui, ça a fait une réaction avec la vase et les choses qui sontdans le marais. Et tout le monde le croyait mort alors que pas du tout : ilest ressorti du marais transformé en la chose du marais. C'est rudementchouette comme histoire et y'en a tout plein. Alors voilà, y'a souvent destrucs que j'ai à faire au lieu d'écrire sur ce cahier. Y'a juste que, avant dedormir j'aime bien écrire. Il faut que je m'entraîne à écrire parce qu'àl'école c'est la seule chose que j'aime faire.

8 novembre 1986

Aujourd'hui il ne s'est rien passé. J'ai même pas joué avec Marcel.Maman a encore pleuré, elle est toute bizarre depuis qu'elle est revenue del'hôpital, c'est comme si c'était une autre personne.

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9 novembre 1986

Aujourd'hui il ne s'est rien passé. Je me demande si je dois écrire ça pourécrire tous les jours, je trouve pas ça très marrant. Je crois que je vaisarrêter. Ah si, aujourd'hui Marcel a vomi. Je sais pas pourquoi il a fait ça :c'est bizarre les chiens, des fois...

11 novembre 1986

Le 11 novembre est une date que j'aime parce qu'on va pas à l'école etqu'on nous montre plein de vieilles images à la télé. Il faut se rappeler de laguerre de 14-18 qui s'est arrêtée un 11 novembre. A l'époque il fallait avoirplein de barbe pour être soldat. Papa avait de la barbe pendant un momentet puis maintenant il l'a rasée. Je crois qu'il avait la barbe pendant quemaman était à l'hôpital. Il a du la raser avant que maman rentre il y a deuxmois, je me souviens plus trop bien.

En tous cas il y a plein de choses bizarres depuis que maman est revenueà la maison. Avant quand elle n'était pas là, c'était plus facile parce qu'onétait seuls avec papa. C'était dur mais on savait ce qu'on avait à faire. Etmaintenant il faut se réhabituer à voir maman à la maison tous les jours.Mais je me souviens quand papa disait que peut être maman ne reviendraitpas à la maison. Il disait que peut être on ne reverrait plus jamais maman.Je m'en souviens parce que je me rappelle que ça m'a fait drôlement peur.C'était il y a deux ans, j'étais petit, j'avais huit ans. Et puis papa m'a plusrien dit et puis un jour maman est revenue, c'était il y a deux mois.Maintenant il faut que je m'habitue à elle, comme Marcel a du s'habituer ànous.

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Sauf que Marcel il pensait pas qu'il ne nous reverrait jamais puisqu'il nousconnaissait pas avant. C'est plus facile.

15 novembre 1986

Aujourd'hui j'ai pile dix ans et deux mois. Il a plu toute la journée et j'aipassé la journée à l'école à regarder par la fenêtre. J'ai regardé tomber lapluie et j'ai essayé de compter les gouttes mais il y en avait beaucoup trop.Si j'étais comme Daredevil je pourrais le savoir rien qu'en écoutant. Parceque Daredevil, il est peut être aveugle, n'empêche qu'il entend super bien.Et la pluie ça fait un sacré bruit quand ça tombe.

16 novembre 1986

Marcel continue à grandir, maman continue à pleurer, papa continue àcrier. C'est pas très intéressant à la maison, presque aussi mauvais qu'àl'école.

20 novembre 1986

Dans un mois c'est le conseil de classe et les bulletins qui vont arriverchez les parents. Pour l'instant j'ai pu tout cacher mais ils vont bien s'enrendre compte quand ils recevront le bulletin. Je pense pas que maman disequelque chose, elle est trop occupée à pleurer. Mais papa va être sacrémenten colère. Mais j'y peux rien, j'aime pas les maths, ni l'anglais, ni le sport.Et puis y'a toujours tous les autres qui regardent et qui rigolent. J'aime pasça.Des fois je sens qu'ils me regardent dans mon dos et qu'ils se moquent demoi. Ils disent du mal sur moi, je suis sûr qu'ils savent pour maman et

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qu'ils se moquent de moi à cause de ça. C'est comme Spiderman, il esttoujours au milieu des autres élèves qui le regardent en se moquant de luiet personne comprend que c'est dur. Après plusieurs années, il finit par êtrecopain avec des autres élèves mais je suis sûr que c'est juste un piège desautres.

22 novembre 1986

On reparle de noël à la maison et les coups de téléphone commencent.Papa a pas l'air très content d'aller chez les parents de maman pour la noël.Maman quand elle leur téléphone, elle est toute contente après. C'estcomme si elle n'avait pas changé. Peut-être que les médecins lui ont misquelque chose dans le cerveau pour la faire changer mais que ça fonctionneencore pas trop, ou pas tout le temps. Je vais devoir ouvrir l'œil pourcomprendre le truc. Faudrait pas que ce soit un piège...

23 novembre 1986

J'ai fais un nouveau cauchemar cette nuit. Et même que cette fois il aduré plusieurs fois, je veux dire qu'il a recommencé alors que je m'étaisréveillé et rendormi. Il y avait des marteaux qui tombaient du ciel, desmarteaux vraiment très gros. Quand ils tombaient sur le sol, ça faisait touttrembler. Moi je courais au milieu d'une forêt et les arbres avaient des têtesd'humains et il y avait maman, ma maman d'avant la maladie qui couraitavec moi.Là c'était bien. Elle me tenait par la main et je me sentais vraiment bien.C'était très chouette. Mais après les marteaux grossissaient et il y en avaitvraiment tout plein qui tombaient autour de nous. Et les arbres rigolaient,ils se moquaient de moi. Ils avaient des têtes de l'école. Et à un moment y'aun marteau qui a touché la tête de maman. Alors elle a changé et elle estdevenue la maman de maintenant et ses cicatrices se sont ouvertes et il y

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avait du sang partout sous nos pieds. Et les arbres riaient tellement fortqu'il fallait courir en se bouchant les oreilles. Et j'étais tout seul.

25 novembre 1986

Voilà, dans un mois c'est noël. Papa voulait m'acheter un vélo mais je luiai dit que c'était pas la peine. Dehors c'est trop dangereux. Y'a le parc quiest pas loin de la maison mais y'a quand même le pont à traverser et là c'estplein de voitures. Des fois quand je vais à l'école et que je traverse le pont,je les regarde les voitures. Elles brillent même quand il fait presque nuit etderrière les vitres je vois les gens. Ils me regardent tous et j'aime pas ça.J'aime pas ça du tout. Ce que je pense c'est qu'ils sont dans le truc. Ils sontau courant pour maman et les opérations qui ont mis le truc dans la tête demaman pour qu'elle change. Les gens qui sont dans les voitures melaisseraient pas tranquille si j'avais un vélo. Alors je préfère pas. Et pour lanoël je m'en moque un peu parce que j'ai plus de dix ans maintenant, jesuis plus un petit et les cadeaux c'est surtout pour les petits. En plus àl'école ceux que j'aime le moins ils ont tous un vélo et ils viennent avec,alors j'aime pas les vélos.Ah oui, et j'aime pas du tout le blanc non plus, quand je pense aux vélos, jepense aux gens dans les voitures et puis aussi au blanc. Et j'aime pas leblanc. C'est tout. Pas la peine d'essayer...

26 novembre 1986

Aujourd'hui j'ai vu une émission drôlement chouette à la télé. Ilsexpliquaient comment on pouvait faire des opérations dans la tête des genspour les changer. C'est drôlement facile de changer les gens comme ça. Ilsdisaient qu'ils avaient d'abord fait ça sur des singes pour essayer mais queça devait être pareil pour les humains. Ils disaient que ce serait chouettepour les gens qui ont eu un accident sur la route et qui bougent plus et qui

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parlent plus. Mais moi j'ai compris qu'en fait ils l'avaient déjà fait pour devrai sur des vrais gens comme maman. Peut-être que papa est au courantmais je dois faire attention à pas faire voir que j'ai tout compris. Il faut êtreprudent, c'est comme ces gens dans les voitures et les arbres qui ont desvisages, des fois.

Marcel a encore vomi, je sais vraiment pas ce qu'il a et papa veut pasqu'on l'emmène voir un docteur de l'estomac des chiens. C'est dommage, jesuis sûr qu'il aurait pu lui prendre l'estomac en photo et comprendre cequ'il se passe. Maman a dit : « C'est normal qu'il vomisse ce chien avectoutes les saloperies qu'il mange à longueur de journée ! Il est énorme !Quelle idée on a eu de t'acheter un chien pareil pour ton anniversaire, je tejure ! » C'était pas très gentil de dire ça surtout devant Marcel. Marcel il estcomme Daredevil, il entend tout, même des choses très aigues que nous onpeut pas entendre.Alors quand nous on entend, lui il entend super bien. Mais comme il estgentil, il a fait comme si ça le gênait pas ce qu'a dit maman. Marcel c'estun chouette chien.

27 novembre 1986

Finalement on a emmené Marcel chez un vétérinaire. Il était vraimentpas du tout comme le docteur Croizic. J'étais déçu, il était plus grand. Maisle vétérinaire a été gentil avec Marcel, il l'a regardé partout et à la finMarcel était tout content. Le vétérinaire a dit : « Rien de bien grave maisce chien a un régime alimentaire complètement perturbé ! Vous devezabsolument le mettre à la diète où il va devenir énorme ! Ce n'est encorequ'un chiot, il a besoin de forces pour grandir mais pas pour grossir ! » Etpuis le vétérinaire nous a donné un petit livre sur la nourriture des chiots etun autre sur la nourriture des chiens. Il a dit que c'était pour nous aider àdonner à manger exactement ce qu'il fallait et habituer Marcel à mangernormalement. Il a dit : « Les chiots c'est comme les gosses, si on n'est pasderrière eux, ils mangent uniquement ce qu'ils aiment et en quantités

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démesurées ». Voilà, et après on est revenu à la maison et quand papa aexpliqué tout ça à maman, elle a dit qu'elle le savait et que c'était toujourspareil et que jamais personne ne voulait l'écouter dans cette maison. Etpuis plein d'autres choses que j'ai pas écoutées parce que je suis montédans ma chambre. J'aime bien être dans ma chambre, je suis bien tranquilleet souvent il y a Marcel qui vient avec moi et qui reste là à faire semblantde dormir. Marcel il aime bien faire semblant de dormir mais il aime biendormir aussi.C'est un chouette chien.

28 novembre 1986

Je suis tout à fait comme Spiderman. Des fois Spiderman a envie de toutarrêter et d'autres fois il est content d'être Spiderman. Faut dire que c'estpas facile pour lui, encore moins que pour moi je crois bien. Mais bon lui ila un pouvoir terrible et pas moi. J'aimerai bien avoir un pouvoir, moi-aussi.

30 novembre 1986

Encore un cauchemar cette nuit. Mais heureusement j'ai pu merendormir et ne plus y penser. C'était plus vite que les autres fois. Il y avaitdes militaires qui sautaient en parachutes et qui arrivaient au milieu de lamaison. C'était la nuit et il y avait papa qui faisait plein de travaux dans lamaison pour les empêcher de rentrer. Mais le toit était tout cassé et c'étaitpar là que les militaires entraient. Ensuite ils empêchaient papa de bougeret ils tiraient à la mitraillette sur Marcel pour qu'il n'aboie plus. Et Marcelétait mort. Et puis après les militaires attrapaient maman et l'obligeaient às'allonger sur la table de la cuisine. Là, ils trafiquaient dans sa tête avec desoutils et puis maman se levait et elle marchait tout bizarre. C'était commesi maman était un robot qui était en panne. Il y avait des fils qui sortaientde sa tête et des lumières qui clignotaient sous son visage. Alors les

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militaires refaisaient des choses dans sa tête avec des outils et cette foismaman redevenait la maman d'avant les opérations, celle qui me tenait parla main dans la forêt de l'autre nuit.Et puis après je me suis réveillé. Dommage...

4 décembre 1986

Aujourd'hui j'ai fais mon dernier contrôle de maths de l'année. Jedéteste les maths mais moins que le sport quand même. Et demain il y a uncontrôle de sport. En maths je pense que j'aurais pas plus de sept ou huitsur vingt mais en sport, pour l'instant j'ai toujours zéro ou deux. Jecomprends pas comment ça se fait que j'ai des zéros en sport. Le prof ditque c'est parce que je fais pas d'effort mais comment il peut savoir, il estpas à ma place ! J'aime pas ce prof de sport, je suis sûr que c'est un ancienmilitaire. Il a du se faire mettre dehors de l'armée parce qu'il avait tué tropde gens et du coup il se retrouve prof de sport au collège. C'est pas possibleautrement. N'importe qui d'autre mettrait pas un zéro en sport, c'est débile.Il le fait exprès pour que tout le monde puisse se moquer de moi. Lui aussi,il est dans le coup.

6 décembre 1986

Papa et maman se sont disputés. Marcel a commencé à couiner et à faireplein de trucs bizarres, comme si ça lui plaisait pas. Il est marrant Marcel.Mais maman et papa arrêtaient pas de crier à cause de la noël. J'aime pasaller à Cannes, et j'aime pas aller en Bourgogne mais au moins à Cannesy'a la mer et ça c'est quand même chouette. Avant, papa et maman sedisputaient pas trop. C'est que depuis que maman est revenue que ça arrive.Je sais que les militaires ont mis ce truc dans sa tête mais peut-être y'a pasque ça.

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Dans un numéro de Strange que j'ai lu au début de l'année, je me souviensque le Docteur Fatalis avait fabriqué un faux Ben, des Quatre Fantastiques.Les autres croyaient tous que c'était leur Ben parce que le vrai avaitdisparu et tout le monde s'est fait avoir. Alors je crois que c'est un trucpareil qu'ils ont fait avec maman. C'est pas ma vraie maman ça, c'est unecopie, peut être un robot ou alors une vraie femme qu'ils ont transformépour qu'elle soit comme maman. Et c'est pour ça que tout est tellementbizarre depuis qu'elle est revenue à la maison. Et aussi que papa se disputeavec elle. Marcel lui il peut pas comprendre tout ça mais voilà : la femmequi est chez nous c'est pas maman.

7 décembre 1986

Pourquoi cette femme a des cicatrices si c'est pas maman ? Il doit yavoir un truc rudement méchant là-dessous. Ca veut dire qu'y a des genscapables de faire ça exprès à une femme pour que nous avec papa on croitque c'est maman. Mais moi j'ai tout bien compris. Maman elle est morte, etpuis c'est tout.

8 décembre 1986

Dans les rues aujourd'hui y'avait plein de lumières aux fenêtres parceque c'est la fête à Lyon. Avec papa et cette femme, on est allé voir ça aprèsl'école. On a laissé Marcel tout seul à la maison et on est parti à pied. Il afait très froid et on avait tous des bonnets et des gants comme s'il neigeaitsauf qu'il neigeait pas. Dommage, j'aime bien la neige même si c'est blancau début.Y'avait pas beaucoup de gens dans la rue parce qu'il faisait super froid.Y'avait des fenêtres avec des petites bougies et d'autres qui en avaient pas.Moi j'avais froid et j'avais faim heureusement au bout d'un moment on estallé au restaurant parce que papa voulait pas manger à la maison. Catherine

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(le même prénom que maman, comme par hasard) était pas très d'accord audébut mais après elle a dit : « Bon d'accord Jean-Paul, si tu veux... De toutefaçon le frigo est vide ». Et ça c'est vrai, le frigo il est toujours videmaintenant. Avant, quand maman était à l'hôpital, papa s'occupait bien dufrigo mais maintenant que Catherine a remplacé maman, on mange pasbien. Alors on est allé au restaurant et j'ai mangé du poulet avec despommes de terre en rond. Papa il a bu une bouteille de vin et Catherine acommencé à faire la tête et à lui dire de moins boire mais papa il acontinué quand même. Après on est rentré à la maison avec le métro et jeme suis endormi je crois bien parce que je me souviens plus très bien.Après on est arrivé à la maison et Marcel était content de me voir alorsmaintenant il est dans ma chambre. Il est allongé par terre au pied du lit. Ilme regarde comme s'il savait que j'écris sur lui mais il peut pas savoir.Demain on va voir le docteur Croizic pour parler de... je sais pas qui maispas de maman en tous cas.

9 décembre 1986

Le docteur Croizic était pas content. Il m'a demandé si j'avais fait exprèsd'oublier mon cahier où j'écris ce journal. Je lui ai dit que non, mais jecrois bien qu'il m'a pas cru. Il est pas bête le docteur Croizic même s'ils'habille en blanc.J'aime pas le blanc. Il a dit : « Benjamin, il faut que tu apportes ce cahierchaque fois que nous nous voyons. C'est important. Il faut que je puissevoir que tout va bien parce qu'avoir une maman qui a été malade comme latienne pendant aussi longtemps, ça peut être difficile pour un petit garçon.Alors la prochaine fois, n'oublie pas ce cahier, d'accord ? » J'aime pascomme il me parle. J'ai dix ans, je suis plus un petit garçon. Et puis mamanest morte alors je vois pas pourquoi il veut savoir tout ça, qu'est ce que çapeut lui faire ? Le docteur Croizic c'est juste un docteur qui soigne les gensqui ont des petites maladies. C'est pas un super docteur, alors qu'il s'occupede ses fesses.

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11 décembre 1986

Cette nuit le docteur Croizic était dans mes rêves. Et j'ai compris un tructerrible. Il avait un visage tout flou mais c'était lui quand même. Et y'avaitun chien aussi mais c'était pas Marcel mais c'était quand même un chien àmoi. Dans le rêve que j'ai fait au début, le docteur était vraiment très gros,encore plus gros que le caïd dans Strange. Et pourtant le caïd est gros maisil est musclé parce que des fois il s'entraîne et on le voit battre pleind'autres hommes. Ensuite y'avait le chien qui m'échappait et qui couraitderrière le docteur Croizic. Lui, il était tellement gros qu'il roulait. Maismon chien aboyait et il courait encore plus vite. Et puis à un moment lechien sautait sur le docteur et il se mettait à le mordre au visage. Et là levisage était plus flou du tout et on reconnaissait bien le docteur Croizic. Etle chien commençait à vraiment le mordre parce que le docteur criait superfort.Moi j'essayais de crier pour dire au chien d'arrêter mais y'avait rien quisortait, j'étais muet. Alors du coup j'essayais d'attraper le chien et de le tireren arrière pour qu'il comprenne qu'il fallait arrêter. Mais le chien était tropmusclé et j'arrivais même pas à le faire bouger. Et sous le chien y'avait ledocteur Croizic qui maigrissait parce que le chien en mangeait des bouts.Y'avait plein de sang qui coulait sous le chien et sous mes chaussures çafaisait « splatch ! splatch ! » quand je marchais dedans. Et après le docteurCroizic se relevait et il était tout maigre et le chien se mettait à couiner etd'un coup il tombait par terre et il était mort. Le docteur Croizic était àmoitié mangé et son visage était flou d'un côté et mangé de l'autre côté,comme Double Face dans Batman.

Et je me suis réveillé et j'ai compris que le docteur Croizic c'était DoubleFace et que je pourrais jamais lui apporter ce journal. Maintenant je me disque le docteur doit s'être mis d'accord avec les militaires pour se mettrecontre moi. Il faudra jamais qu'on retourne voir ce docteur et puis d'abordon n'en a pas besoin parce qu'on est pas malade.

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12 décembre 1986

J'ai voulu dire à papa pour le docteur Croizic mais il a pas voulum'écouter parler. Tant pis, je me ferai pas prendre au piège, je connais bienDouble Face parce qu'au début c'était un copain de Batman mais après ilest dans le camp des méchants. C'est bien que je sache tout ça et que je l'aicompris. Il faut que je cache mon journal parce que sûrement que lesmilitaires vont vouloir me le voler et qu'ils vont lire que je sais tout.Après, ils vont venir me prendre...

20 décembre 1986

Ca faisait longtemps que j'avais pas écrit dans ce journal. Mais j'ai eupeur que les militaires viennent alors j'ai caché le cahier quelque part dansla maison. Je voulais voir s'ils avaient pas mis des caméras dans machambre. Avec tout ce que j'ai compris sur Double Face et cette femme,Catherine, qui remplace maman qui est morte, je suis devenu dangereuxpour eux. Alors je leur ai tendu un piège en écrivant tout ça pour vérifiers'il y avait pas des caméras mais ils sont pas venus alors je pense qu'il y apas de caméras. En tous cas y'en a pas dans ma chambre. Heureusement onva partir demain chez pépé et mémé et là ils viendront pas nous chercher.Je vais prendre mon journal et Marcel avec moi. Marcel est jamais allé enBourgogne, ça va lui faire tout drôle d'aller dans la maison de pépé etmémé, j'espère qu'il y aura des bols pour lui donner ses croquettes parceque Catherine veut pas qu'on emporte son bol. J'ai rien voulu dire parceque je veux pas trop parler avec cette femme mais c'est pas très gentilparce que Marcel il y est pour rien dans toute cette histoire.

21 décembre 1986

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Voilà, on est en Bourgogne chez pépé et mémé et il fait encore plusfroid qu'à la maison mais ici au moins il y a la cheminée alors on peutavoir un peu chaud. Il a neigé dehors pendant qu'on mangeait ce soir etj'aime ça la neige même si au début c'est blanc.Et moi, j'aime pas le blanc.

23 décembre 1986

Pépé et mémé sont tombés dans le piège des militaires et de DoubleFace. Ils ont pas compris que c'était pas maman mais Catherine, une autrefemme qui ressemble beaucoup à maman. Et comme papa fait comme s'ilavait pas compris non plus c'est comme si rien avait changé. Sauf queCatherine sourit jamais alors que maman riait tout le temps et aussi qu'ellefait toujours les choses très vite alors que maman était plus calme. Mamanelle s'énervait jamais, et Catherine elle est toujours super énervée. Ledocteur Croizic a dit que c'était un effet secondaire des deux ans de lamaladie mais c'est juste une fausse piste. Pépé et mémé en ont parlé à unmoment avec papa pendant que Catherine était aux cabinets. Mémé a dit :« Elle a changé ! Elle semble avoir repris des forces, en tous cas, elle arepris quelques kilos. Mais la pauvre, elle était tellement maigre àl'hôpital... ». Et puis ensuite pépé a dit : « Pauvre petite, elle qui était sicalme et si détendue... Elle est tellement pressée maintenant... ». Alorspapa a répondu : « Le médecin qui nous suit tous depuis la naissance deBenjamin explique que c'est un effet secondaire. Les chimiothérapies et lesmédicaments, ça lui a quand même bien détraqué le système. J'essaye defaire avec mais c'est pas facile de trouver sa femme autant changée. Maisc'est tellement beau qu'elle soit là, avec nous... ». Papa est vraiment bête, ilveut bien croire tout ce qu'on lui dit. Alors avec Marcel on est sorti jouerau ballon dans la cour de la ferme de pépé et de mémé. Parce que la neigea fondu un peu et qu'avec la terre, ça fait de la boue et que le blanc estmaintenant marron et c'est mieux.

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25 décembre 1986

La noël c'était hier soir et on a du aller à l'église mais j'aime pas l'égliseet papa non plus mais il a pas trop osé le dire. Depuis que Catherine vit à lamaison avec nous, il arrête pas de dire que la guérison c'est un miracle et ilcommence à croire en dieu alors on risque d'aller à l'église maintenant. Jesuis pas allé beaucoup à l'église et d'habitude j'y vais une fois par anpendant la noël. Alors hier soir avec pépé, mémé, papa et Catherine on yest allé avec la voiture de pépé qui est une camionnette qui fait plein debruit. L'église c'est dans le village à côté et il y avait plein de monde.J'aime bien les églises parce qu'y a pas de bruit. Et j'aime bien quand y'apas de bruit. On est allé s'asseoir au début là où y'avait encore des places etpuis le curé est arrivé et y'a eu de la musique. Tout le monde s'est levé.Moi ce que j'aime pas à l'église c'est qu'on se lève tout le temps alors que siy'a plein de chaises, c'est fait pour s'asseoir. Je suis sûr que c'est pouréconomiser les chaises que les curés obligent à rester debout longtemps.En plus après que ça ait commencé, il y a des corbeilles qui passent et ilfaut mettre de l'argent dedans. Ca aussi j'aime pas trop mais mémé elle ditque c'est une bonne action et qu'il faut toujours donner des sous. Pépé etmémé ils vont à l'église tous les dimanches et ils disent tout le temps àpapa qu'il devrait faire pareil et que moi je devrais aller au catéchisme.N'importe quoi, comme idée débile ; bravo !

Après l'église on est revenu à la maison et on a mangé du saumon, j'aimebien le saumon surtout parce qu'y a plein de citron. Marcel il a pas le droitd'aller à l'église et il a pas le droit au saumon ni au citron. Mais on lui aquand même donné plus de croquettes aujourd'hui parce que c'était noël.C'est Catherine qui a décidé ça et ça m'a vraiment fait bizarre qu'elle diseça. Mais je crois qu'elle a fait ça exprès pour essayer de me tendre unpiège, pour m'amadouer. Dans un numéro de Strange, le prince des mers

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fait la même chose à la femme des Quatre Fantastiques : il est d'un coupsuper gentil mais c'est rien qu'un piège alors moi je vais pas me faire avoir.Mais Marcel il s'en fiche lui parce qu'il a eu deux fois des croquettes alorsil était content. Ensuite on est allé voir le sapin de noël que mémé avaitpréparé et aux pieds, y'avait plein de cadeaux. Y'avait vraiment plein decadeaux avec marqué "Catherine" dessus. Tout le monde rigolait et papa apris des photos avec son vieil appareil que j'avais pas vu depuis longtempsparce qu'il s'en servait plus depuis longtemps. Moi j'aime pas trop quandtout le monde rigole comme ça parce que ça cache des choses et en plus jesais bien toute l'histoire avec Catherine. Et puis je trouve que c'est pas trèsgentil de faire la fête comme ça alors que maman est morte. Je voudraisêtre triste mais j'y arrive pas et je veux pas être content et ça j'y arrive.Alors j'ai ouvert mes cadeaux comme ça, sans rien dire, et j'ai embrassépépé et mémé parce que papa et Catherine m'ont regardé méchamment.Mes cadeaux étaient pas terribles, c'était des livres d'histoire et des habits.Les autres aussi ont eu des cadeaux mais comme j'en avais assez j'ai ditque j'étais fatigué.Mémé a dit : « Oh, pauvre petit, il a pas l'habitude de se coucher tard...Mais il n'est pas si tard... Cathy, ne le couche pas tout de suite, pour unefois qu'on est tous ensemble ! » Quelle idiote mémé ! Alors j'ai du resterencore avec tout le monde et je me suis assis avec Marcel mais il avait pastrès envie parce qu'il a fait comme si j'étais pas là et il a dormi en ronflant.On a mangé du gâteau au chocolat et pépé a dit qu'il l'avait préparé mais jesuis pas sûr parce que d'habitude pépé il fait jamais de gâteaux. Ensuite j'aipu aller dans la chambre et maintenant j'écris sur mon journal. Maintenantje vais dormir.

27 décembre 1986

On est revenus de chez pépé et mémé aujourd'hui et sur la route on afailli avoir un accident. Catherine a crié après papa et elle a dit : « Enfin tuvois bien que tu les suis de trop près ! ». Et là, d'un coup, la voiture devantnous est partie en travers de la route et elle a fait tout plein de zigzags et

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papa a du freiner pour pas qu'on lui rentre dedans. Notre voiture a fait pleinde bruit et Marcel ça l'a réveillé et il a voulu se lever pour voir ce quiarrivait mais ça bougeait trop alors il est tombé sur moi. Il commence àêtre lourd Marcel mais il va encore grandir, c'est Eric qui me l'a dit. Alorsaprès Catherine a crié et papa a dit : « Merde putain merde ! » et puis ons'est arrêté au milieu de la route. Et derrière, les gens dans les autresvoitures, ils ont fait pareil que nous. Et la voiture de devant nous elle estsortie dans l'herbe et elle a fait un tonneau. Alors Catherine je sais paspourquoi, elle a commencé à pleurer.Et puis dans la voiture derrière nous, y'avait un docteur qui a couru dansl'herbe pour aider les gens à sortir de la voiture. Après on a redémarré et ona continué la route. Je me demande s'ils étaient morts les gens dans lavoiture.

29 décembre 1986

C'est encore les vacances de noël. Ca veut dire que je vais pas à l'écoleet ça c'est chouette parce que j'aime vraiment pas aller au collège. Sur monbulletin ils disent que si j'ai pas de meilleures notes je pourrais pas aller encinquième. J'ai pas encore donné le bulletin à papa mais il faut qu'il lesigne pour la semaine prochaine. Papa est très énervé en ce moment àcause de son travail. Quand il est rentré aujourd'hui, il a crié et Catherine etlui se sont encore disputés. J'ai pas entendu ce qu'ils disaient parce quej'étais dans ma chambre mais j'ai entendu qu'ils criaient et ensuite papa estmonté dans leur chambre et je l'ai entendu téléphoner au docteur. Il hurlaitalors j'ai bien entendu parce que leur chambre est juste à côté de la mienne.Papa criait au téléphone. Il a dit : « Je m'en fous de ses vacances ! Il fautabsolument que je voie le docteur Croizic ! Si c'est pas demain ce seraaprès-demain ! Je veux que vous me donniez un rendez-vous c'est quandmême pas bien difficile ! Je gère plus de cinquante personnes tous les joursalors n'essayez pas de m'embrouiller avec des histoires à la con sur lesemplois du temps ! » Marcel s'est levé à ce moment-là de derrière la portepour venir près de moi. Il m'a regardé et a remué la queue comme lorsqu'il

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est content. Je sais pas bien ce qu'il voulait me faire comprendre maispeut-être qu'il commence à se rendre compte qu'il y a quelque chose de pastrès normal dans cette maison.Les chiens sont pas bêtes. Surtout Marcel...

31 décembre 1986

Aujourd'hui c'est le dernier jour de l'année. Tout le monde est bienhabillé à la télévision. Et à la fenêtre de ma chambre je vois plein devoitures qui roulent dans les rues. Il fait nuit et pourtant y'a plein de gensqui bougent. Papa et Catherine sont invités alors ils s'habillent bien,comme les gens à la télévision. Ils vont partir chez des amis de travail depapa et ils me laissent avec Marcel et j'aime bien ça parce que c'est passouvent qu'ils me laissent tout seul. J'aime bien être seul, je peux faire toutce que je veux, regarder la télé ou pas la regarder, dormir ou pas dormir,manger ou pas manger, lire ou pas lire. Mais la télé j'aime pas bien laregarder très longtemps parce qu'après ça fait comme si les imagesrestaient dans ma tête. Et puis on sait jamais si quand on regarde la téléc'est la vérité ou si c'est inventé par les gens qui font la télé. Alors quequand je lis Strange je sais que c'est vrai. Et puis à la télé c'est toujours lamême chose et souvent les gens font que mentir. Papa m'a bien expliquéque tout ce qu'ils voulaient c'était qu'on regarde la télé pour acheter lestrucs qu'ils vendent pendant la réclame. Papa dit que c'est juste ça le but dela télé et moi j'aime pas trop ça parce qu'à la réclame y'a jamais rien que jetrouve bien. Ils parlent jamais des choses qui me plaisent. Papa etCatherine m'ont demandé de pas me coucher tard et il a fallu que je lesembrasse quand ils sont partis. J'aime pas trop embrasser les gens, on saitjamais ce qu'ils ont touché avant, on peut attraper des maladies et j'ai pasenvie d'attraper des maladies parce qu'après on meurt, comme maman.Je crois que je vais regarder un peu la télé avec Marcel et après j'irai lire unvieux Strange que j'aime bien.

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1er janvier 1987

Voilà on a changé l'année alors je me suis dit que ça serait bien dedonner mon bulletin à papa. Il a lu mon bulletin et Catherine est venuevoir, comme si ça la regardait, elle ! J'aime pas trop qu'elle essaye des'occuper de moi, qu'elle s'occupe de ses fesses ! Des fois je vois bienqu'elle essaye de faire comme faisait maman mais moi je me fais pas avoir,je suis plus un gamin, j'ai plus de dix ans. En tous cas papa a pas trop aiméle bulletin de notes et ce qu'avaient écrits les professeurs. Le prof de matha marqué : « Elève qui n'a ni compétences ni volonté » et le prof de sport amarqué : « Elève mou et renfermé sans aucune aptitude physique » et leprof d'anglais a marqué : « Quelques éclairs mais dans l'ensemble un élèvebien morose » et le prof de biologie a marqué : « Elève que rien ne sembleintéresser ». Heureusement y'a la prof de français qui a écrit : « Benjaminpossède une grande aisance rédactionnelle, dommage que l'oral ne suivepas ». Du coup papa a beaucoup crié, il m'a dit qu'il était vraiment déçu etmême très déçu. Il a dit : « A ton âge j'étais premier ou second dans toutesles matières et je m'intéressais à tout. Je voulais réussir et c'est pour celaque j'ai réussi. Mais qu'est ce que tu crois ? Tu crois peut-être que tu vasavoir un métier plus tard en étant aussi mauvais à l'école ? Mais monpauvre ! Tu n'arriveras jamais à rien ! Je te conseille de te ressaisir audeuxième trimestre où je te préviens, je te colle chez les curés ! Eux, ilst'obligeront à travailler ! » Il est bizarre papa de vouloir que j'aille à l'écolechez les curés parce qu'il a toujours dit qu'il comprendrait jamais les gensqui voulaient être curé.Et moi non plus, même si les curés portent des robes noires et ça, c'estplutôt classe.

3 janvier 1987

Papa m'a tendu un piège. Quand je me suis levé ce matin il a fait commesi c'était un jour normal et puis il a dit qu'il allait pas travailler. Quand j'ai

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eu fini mon petit-déjeuner, il m'a demandé de le suivre et puis on a pris lavoiture et Catherine était avec nous. J'ai demandé où on allait et je croyaisque ça allait être un truc chouette mais en fait on est allé voir Double Face.Papa continue à l'appeler le docteur Croizic, il n'a toujours rien compris,tant pis pour lui, je pouvais pas lui expliquer avec Catherine dans lavoiture, c'était trop dangereux. Double Face avait pas l'air très content denous voir au début et papa a dit : « il fallait que nous puissions vous voirvite docteur. Catherine et moi nous nous hurlons dessus de plus en plussouvent ». Et là Double Face a dit : « Je comprends... Mais à part vousprescrire des calmants, ce que je ne pense pas être la meilleure solution, jene vois pas ce que je peux faire pour vous. Mes compétences en matière depsychologie ne vont pas bien plus loin que ce que quinze ans de pratiquede la médecine généraliste m'ont enseigné ». Catherine a fait oui avec latête et elle m'a regardé avec un grand sourire qui ressemblait beaucoup àcelui de maman. Alors j'ai regardé ailleurs mais c'était trop tard, j'avais dela sueur dans le dos. J'aime pas quand Catherine regarde comme ça, ondirait vraiment maman et ça me rappelle qu'elle est morte. Double Face adonné un petit papier à papa et il a dit : « Je vous suggère d'aller voir ledocteur Poiré, un confrère psychiatre.Je sais, le mot vous fait peur, il fait peur à tout le monde. Mais je vousassure que c'est un homme charmant doublé d'un professionnel d'une rarecompétence. Il s'est fait une spécialité de tout ce qui touche à lapsychologie des couples, il a une approche très douce de la chose. Le motne doit pas vous heurter, il sert surtout à décorer sa plaque professionnellevous savez.... Il est très fort pour ces problèmes de reconstruction après undeuil ou une longue maladie. Tout ce que je peux vous dire c'est d'aller levoir de ma part ». Papa a dit merci, puis il a prit le papier, il la regardé etpuis il l'a rangé dans son portefeuille. Alors Catherine a dit : « Vous pensezque nous pourrons obtenir un rendez-vous rapidement ? » et Double Face afait un petit rire et il a dit : « Comme tout bon spécialiste, le docteur Poiréa une longue liste de patients. Je lui parlerai de vous pour faire accélérerles choses ». Ensuite on est rentré à la maison. Je sais pas bien pourquoi ilsm'ont emmené voir Double Face. Il m'a regardé plusieurs fois comme s'ilsavait que j'avais tout compris et ça m'a fait drôlement peur. J'aimevraiment pas ça.

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5 janvier 1987

J'ai fait un nouveau cauchemar. Y'avait Double Face qui était sur uncheval blanc et le cheval me regardait avec des yeux rouges et il rigolait. Ilavait des dents jaunes le cheval et chaque fois qu'il rigolait les gens quipassaient autour disaient que ça sentait pas bon. Ils disaient que ça sentaitcomme un cadavre. Et Double Face caressait son cheval et ses mainsétaient pleines de sang et il disait que c'était pas gentil de se moquer deschevaux morts. Moi à un moment j'essayais de courir pour partir mais le cheval me suivaitet si je courrais vite alors il faisait pareil. Je pouvais pas lui échapper ;j'étais coincé.

7 janvier 1987

L'école a recommencé. Il faut que je retourne voir tous les professeursqui ont écrit toutes ces choses sur moi. Je sais pas pourquoi ils ont dit ça, jeles ai jamais embêtés. Y'en a qui discutent pendant la classe, y'en a quirépondent aux professeurs mais pas moi. Et pourtant les professeursracontent toutes ces choses sur mon bulletin. Ils font ça pour que j'ai desproblèmes. Ils sont dans l'histoire avec les militaires, Double Face etCatherine.

Je suis obligé d'aller à l'école mais peut-être que je devrais partir un jourpour m'échapper. Parce que je crois pas qu'ils vont me laisser tranquillepour ce trimestre. Ca veut dire qu'ils écriront le même genre de choses surmon prochain bulletin et que papa sera tout énervé et qu'il voudra encoreque je sois curé. Et moi j'ai pas envie d'être curé parce que je crois pas àtoutes ces histoires avec Jésus et la croix, Jésus qui est mort et puis qui estrevenu. Les morts ça revient pas ou alors dans les rêves et puis c'est tout.

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Maman des fois je la vois en rêve mais ça dure pas très longtemps. Desfois aussi je l'entends me parler, j'entends sa voix alors je sais plus trop siles morts peuvent pas revenir. Aujourd'hui je l'ai pas entendue parexemple...

15 janvier 1987

Ca fait quatre mois que j'ai commencé ce journal comme Double Faceavait demandé. Maintenant je crois qu'on lui a échappé sauf si j'ai desmaladies. Alors finalement il est pas bien loin, il faut que je fasse trèsattention à pas être malade. Mais ça va pas être facile parce qu'à l'écoley'en a plein qui toussent et qui sont malades. Si je suis malade il faut pasque papa ou encore moins Catherine s'en rendent compte. Sinon je devraialler chez Double Face et il essayera de me faire parler.

J'ai décidé que je devais continuer à écrire dans ce cahier parce qu'aprèsj'ai qu'à lire pour me souvenir exactement des choses, c'est très facile...Parce que sinon j'oublie. C'est comme la date de la mort de maman, je merends compte que je l'ai oubliée. Et comme je l'ai pas notée, je peux pas laretrouver. Et je peux pas demander à papa parce qu'il le sait pas non plus.Il est tellement triste que maman soit morte qu'il veut pas y croire. J'ai luun truc comme ça dans un des premiers Spiderman. C'était le BouffonVert, le père du copain de Spiderman, qui était pareil après la mort de safemme. Il voulait pas le croire alors il a fait que travailler. Et après il estdevenu le méchant.

17 janvier 1987

Papa a réussi à avoir un rendez-vous chez l'autre docteur. Il a parlépendant un moment au téléphone mais je crois qu'il parlait même pas au

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docteur. En tous cas il avait l'air drôlement content après le coup detéléphone.Il m'a demandé comment ça allait à l'école. J'ai dit que ça allait bien parceque sinon il m'aurait embêté. Mais j'ai eu un zéro en maths hier. J'aimevraiment pas ça, je comprends pas pourquoi je dois aller à cette fichueécole. Je voudrais bien rester à la maison à la place mais avec papa c'estpas possible. Pourtant je serais mieux ici qu'à l'école. Et je pourrais quandmême apprendre des choses. Il y a des cours à domicile, par exemple...

19 janvier 1987

Cette nuit, encore un cauchemar. J'étais dans un bateau, enfermé dans lacale avec plein de caisses en bois. Et j'étais malade. Et puis le bateau acommencé à drôlement bouger et j'ai vomi. Et là il y a Double Face qui estarrivé et il a beaucoup ri. Il a nettoyé mon vomi avec une serviette enéponge et ensuite il me l'a jetée dessus. Elle a glissé sur mon visage etj'avais plein de boutons et j'étais encore plus malade. Et après le bateau acommencé à couler, je l'ai compris parce qu'il y avait de l'eau quicommençait à rentrer dans la cale. L'eau est montée drôlement vite etDouble Face était plus là. Et puis j'étais sous l'eau et je pouvais plusrespirer et j'étais bloqué et j'allais mourir mais y'a une sirène qui est arrivéeet c'était maman, avec des cicatrices partout sur le ventre. Mais c'étaitmaman et elle a fait un sourire, comme celui qu'imite Catherine. Et là, ellem'a libéré et on a pu nager ensemble en dehors du bateau mais y'avait pasde surface, c'était de l'eau partout en haut et en bas. Partout c'était noir et jepouvais pas respirer alors j'étais mort et j'étais content parce que je savaisque j'irai plus à l'école.Mais j'étais triste aussi parce que je voulais pas mourir. Et puis je me suisréveillé. C'était la nuit encore et j'avais plus vraiment sommeil. Alors j'ai luun épisode des Quatre Fantastiques. Et là c'était encore plus bizarre parceque c'était exactement ce que j'avais rêvé. Les Quatre Fantastiquesdevaient aller dans le palais de Namor, le prince des mers et ils devaientdélivrer Jane Storm qui était prisonnière et finalement ils sont prisonniers

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eux aussi et c'est une sirène qui vient les sauver. J'avais jamais lu cettehistoire alors je me dis que c'est peut-être parce que j'ai rêvé ça que je l'ailu. Je sais pas comment ils font les gens qui dessinent mais ils doiventsavoir ce que je rêve.

22 janvier 1987

Maman m'a parlé. Je l'ai entendue très bien mais j'ai pas compris cequ'elle me disait. Elle parlait très doucement, c'est pour ça. Je revenais del'école quand je l'ai entendue alors je pense qu'elle me disait de plus y aller.Dommage que papa ait pas été là lui aussi. Il aurait compris la vérité.

23 janvier 1987

Un nouveau cauchemar. Des militaires sont entrés dans ma chambre parla ventilation. Et pourtant c'est rudement petit mais ils ont réussi à rentrerquand même. Heureusement j'ai vite compris que c'était un rêve. Maisquand même j'ai eu rudement peur quand je les ai vus sauter autour de monlit avec leurs armes et des rayons rouges qui partaient de leurs yeux.Y'en avait un qui fumait un cigare qui faisait tout plein de fumée et lesautres toussaient et moi aussi et alors il a enlevé son masque et j'ai vu quec'était le chef. Il m'a dit de m'habiller et de les suivre. Marcel était là aussimais il était endormi à cause de toute la viande empoisonnée qu'ilsl'avaient obligé à manger. J'ai demandé s'ils avaient bien enlevé les osavant et le chef a dit que oui, qu'il avait un chien lui aussi alors qu'il faisaitattention. Et puis on a marché sur le toit de la maison et c'était bien mamaison sauf que c'était pas le même toit : celui-là était tout plat. Il était toutplat et tout noir mais sur les bords il était relevé et d'un coup j'ai vuCatherine au-dessus de nous mais vraiment très grande, c'était une géante.Et j'ai eu vraiment très chaud et les militaires aussi, ils ont commencé à sedéshabiller parce qu'ils avaient trop chaud. Et ensuite j'ai vu des œufs

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vraiment très gros qui tombaient des mains de Catherine. Elle les casseravant de les renverser sur nous. Elle les lâchait de haut et les jaunes quandils tombaient, ils avaient la tête de Double Face : flous d'un côté et mangésde l'autre côté. Ensuite Marcel a aboyé et je me suis réveillé. Je crois bienque Marcel a fait un cauchemar lui aussi. Il est chouette Marcel.

28 janvier 1987

En ce moment j'ai pas très envie d'écrire dans le journal, je sais paspourquoi. Je préfère lire et écouter de la musique. J'écoute des disques depapa que j'aime bien, des disques de Pink Floyd, c'est un groupe anglais etj'aime bien leur musique. Marcel aussi il aime bien même s'il peut pas ledire, évidemment.Mais je le connais Marcel parce que c'est mon chien et je sais qu'il aimebien Pink Floyd lui aussi.

15 février 1987

Aujourd'hui papa a dit qu'on allait voir le docteur Poiré. Il a dit qu'ilnous aiderait tous à aller mieux. Il a dit : « Il faut qu'on se sorte de cesdeux années traumatisantes et qu'on avance. On est une famille, alors ilfaut aller de l'avant ensemble. Le docteur Croizic était un bon généralistemais il nous faut l'aide d'un véritable psychologue ». Et là Catherine a dit :« Tu crois pas qu'on devrait plutôt rester entre nous et essayer d'avancerensemble sans l'aide de tous ces gens étrangers à la famille ? » Je suis passûr d'avoir compris tout ce qu'elle voulait dire mais j'étais plutôt d'accord.C'est bizarre, des fois Catherine je trouve qu'elle a raison, mais je suis passûr que ces fois-là elle le fasse exprès pour me tendre un piège. Des foisj'ai l'impression qu'elle dit ce qu'elle pense mais je suis pas vraiment trèssûr. Je pense que même si on le voit plus, Double Face est toujours là,quelque part, et qu'il dit à Catherine ce qu'elle doit faire. Il tire les ficelles

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du piège.

19 février 1987

Papa a trouvé mon journal. Quand je suis revenu de l'école, y'avait savoiture garée devant la maison, et ça c'était pas normal. Et puis l'autre trucpas normal c'est que papa était dans ma chambre. Il était assis sur mon litet il lisait mon journal. Quand je suis entré il m'a pas vu au début, et puis ilm'a regardé comme quand il est vraiment en colère.Il a dit : « Benjamin ! Mais qu'est ce que c'est que toutes ces conneries ?Tu débloques complètement, ma parole ! » Et ensuite il est sorti de lachambre avec mon journal. Il a crié « Cathy ! Cathy ! » et puis c'est tout. Jesuis resté un moment dans ma chambre avec Marcel et on a lu un ou deux"Strange" mais cette fois j'y ai rien trouvé qui soit arrivé dans ma vie avantqu'ils fassent la BD. Bon ensuite on a mangé et papa avait une drôle de têteet Catherine me regardait et pleurait tout le temps. Y'a pas grand mondequi avait faim. Ca me faisait bizarre que papa lise mon journal parce queDouble Face avait dit que le journal ça doit servir à soi et au docteur. Etc'est tout, personne d'autre doit le lire. Moi je me sens pas malade, maispeut-être que si, je sais pas. En tous cas j'écris pas ça pour Double Face oupour un autre docteur. C'est juste que j'aime bien, ça m'amuse et puis àl'école ils disent que je suis pas mauvais en français alors c'est chouette,drôlement plus chouette que de faire des maths ou du sport. En sport lesgarçons me poussent tout le temps pour me faire tomber et si je dis quelquechose y'en a un qui me tient et un autre qui me tape. Et les filles rigolent etme traitent de poule mouillée et de tapette. Alors voilà, moi je préfèreécrire et Double Face a rien à voir là-dedans. En tous cas après le repaspapa m'a dit : « On a rendez-vous tous les trois dans deux jours chez ledocteur Poiré. Tiens-toi à carreau d'ici-là. » Et il a pas voulu me rendremon cahier mais c'est pas très grave parce que j'en ai pris un autre pourécrire tout ce que j'ai écrit aujourd'hui. J'espère quand même qu'il merendra mon journal. J'aime bien voir tout ce que j'ai déjà écrit et puis ça merappelle les choses parce qu'après je m'en souviens plus.

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21 février 1987

Aujourd'hui on a pris la voiture et on est allé voir le docteur Poiré. C'estpas loin de la maison chez le docteur Poiré, c'est de l'autre côté du Rhôneet juste à côté du grand parc. Là où papa dit tout le temps que ça serait biend'habiter et qu'avec un peu de bol on pourrait bien y habiter d'ici deux outrois ans. On est entré dans une maison blanche avec des murs très propresmais ils étaient tout blanc alors j'ai pas trop aimé. Quand on est entré dansla maison, y'avait une dame qui lavait par terre. On a dit bonjour parcequ'il faut toujours dire bonjour aux gens et après on est monté dansl'ascenseur qui était tout petit avec plein de bois dedans. On est monté audernier étage mais je me souviens plus lequel c'était. Et là y'avait la portefermée avec un gros tapis devant et une plaque en or qui brillait drôlement.Papa a sonné et y'a une dame qui a ouvert et papa a dit qui on était alorselle a dit : « Très bien, entrez, je vais vous conduire à la salle d'attente, ledocteur va vous recevoir... » C'était très chouette à l'intérieur parce qu'il yavait plein de bibliothèques partout. Si le docteur a lu tous les livres qu'il ya dedans, il doit être rudement intelligent. Et puis on a attendu mais pastrès longtemps parce que le docteur est venu nous chercher. Le docteurPoiré est grand et il a plein de cheveux gris, il ressemble à Magnéto, lechef des méchants dans les X-Men. Je sais pas encore si c'est lui ou pas.Parce que pour l'instant on a pas beaucoup discuté. Les docteurs ils aimentbien discuter mais moi j'aime pas trop. Papa a beaucoup parlé, et le docteurécrivait plein de choses en même temps dans un cahier.J'ai bien aimé ça, ça veut dire que lui aussi il fait un journal, comme moi.Le docteur Poiré me regardait souvent et puis après papa lui a tendu monjournal. J'ai pas trop aimé ça. Le docteur s'est arrêté d'écrire dans le sienpour lire un peu le mien. Mais je peux pas trop savoir ce qu'il a lu. Ensuitele docteur a posé mon journal sur son bureau et il a dit en me regardant :« Voilà qui est très intéressant ». Catherine a dit : « Qu'est ce que nouspouvons faire docteur ? » et sa voix était toute tremblante, j'ai cru qu'elle

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allait pleurer encore une fois. Cette femme est de plus en plus bizarre. Ledocteur Poiré a dit : « La première chose à faire c'est de ne pas s'inquiéter.Vous venez de traverser une rude épreuve. Votre maladie a été un véritabletraumatisme pour votre petite famille. Benjamin est jeune, il est en pleindéveloppement. Les manifestations de troubles sont normales, cela faitpartie de l'évolution, on ne peut pas y voir une quelconque alarmepathologique. Les traits névrotiques de l'enfance sont quelque chose detotalement normal. Beaucoup de choses se mettent en place à cet âge là,beaucoup de choses se sont déjà mises en place et d'autres sont encore àvenir. Vous ne devez pas vous inquiéter ». Papa a souri et il a montré lejournal sur le bureau du docteur et il a dit : « Quand même docteur, je veuxbien mais il y a des choses qui me paraissent étonnantes là-dessus ». Et ledocteur a repris mon journal, il l'a encore regardé et il a relu un autremorceau. Puis il l'a reposé et il a dit : « Je ne dis pas le contraire monsieurLeroy. Il y a, c'est vrai, des éléments auxquels il faut être attentif. Je nepeux toutefois pas en dire davantage à l'heure actuelle. Il va falloir suivrel'évolution de Benjamin.Et l'idée du journal est une brillante idée, je suggère de continuer. Maisn'interférez pas dans ce processus monsieur Leroy, laissez-le écrire enpaix ». Et là le docteur m'a regardé et m'a parlé pour la première fois, il adit : « Quand tu reviendras me voir Benjamin, tu penseras à apporter tonjournal, n'est-ce pas ? ». J'ai dit oui ou alors j'ai fais oui avec la tête, je mesouviens plus trop bien mais il a comprit que j'étais d'accord. Alors il a dit :« Tu écris très bien Benjamin, c'est un vrai don que tu as là, il faut que tucontinues, n'est-ce pas ? ». Là j'ai dit : « Oui m'sieur » et papa et Catherinem'ont regardé avec des grands yeux mais je sais pas pourquoi. Je voulaisjuste être poli avec le docteur parce qu'il avait été gentil. Et ensuite ledocteur a arrêté de parler de moi et avec papa et Catherine ils ont parléd'autres choses. J'ai dit : « Je pourrais avoir mon journal maintenant ? » etpapa m'a regardé avec les sourcils méchants. Heureusement le docteur adit : « Mais naturellement. Monsieur Leroy, pas d'opposition ; n'est-cepas ? » et papa a fait oui avec la tête et c'est Catherine qui me l'a rendu.Elle a dit : « tiens mon chéri, on te le rend ». J'aime pas quand Catherinem'appelle mon chéri parce que je suis pas son chéri. C'est maman quim'appelait comme ça, pas elle !

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26 février 1987

Je crois qu'on reverra pas Double Face. C'est comme s'il était bienenfermé dans l'asile d'Arkham et qu'il ne puisse plus nous voir. Mais à laplace on va voir ce nouveau docteur et je sais toujours pas si c'estMagnéto. Pourtant je crois bien que oui parce que c'est un psychiatre, j'aibien vu le mot, il était marqué en gros sur la plaque en or.Et ensuite à la maison, j'ai cherché sur le dictionnaire et j'ai trouvé le mot.Ca veut dire qu'il soigne les cerveaux des gens, et Magnéto il peut prendrele contrôle sur le cerveau des gens. Ca me fait un peu peur tout ça, j'espèreque le docteur Poiré est pas déjà entré à l'intérieur de ma tête pour regarderdedans.

28 février 1987

J'aimerai pas qu'on regarde dans ma tête parce que c'est ma tête et qu'y arien à y voir. Pourquoi on doit aller voir tous ces médecins de mes fesses ?Pourquoi on pourrait pas rester à la maison et puis c'est tout ? Les autres àl'école je crois pas qu'ils aillent voir autant de docteurs que moi. Etpourtant ils sont nuls en français. Mais on leur dit rien à eux, c'est juste quemoi à qui ils font tout ça. C'est le piège qui se referme... Magnéto, DoubleFace, Catherine : mais qu'est ce qu'ils me veulent tous, à la fin ?

2 mars 1987

J'ai fais un autre cauchemar. J'étais dans une grande maison avec destoits pointus et plein d'arbres morts autour. Et j'étais attaché sur une chaisetoute vieille et toute cassée. Et sur ma tête il y avait un appareil en métal

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qui faisait plein de bruits d'électricité. Et il y avait une femme au-dessus demoi mais je voyais que ses mains et tout le reste était dans l'ombre mais j'aicompris que c'était Catherine. Parce qu'elle était nue et que je voyais sesdeux grosses cicatrices sur le devant, là. Et il y avait plein d'instrumentscomme chez le dentiste et j'aime pas trop ça moi, le dentiste.Elle a prit un des instruments et j'ai senti des choses sur ma tête, commedes petites dents très dures. Ensuite y'a eu un bruit et y'a du sang chaud quime coulait dans les yeux mais je pouvais pas m'essuyer parce que j'avaisles mains attachées. J'ai bien senti que ça continuait sur ma tête etj'entendais bien les dents qui faisaient comme si elles mangeaient. Et aprèsj'ai senti tout plein d'air dans ma tête et j'ai eu très froid et après j'ai sentides doigts qui me touchaient à l'intérieur de la tête. Et je voyais plus rien àcause du sang qui me coulait sur les yeux. Et après je me suis réveillé etc'était la nuit. Et j'ai pas pu me rendormir alors j'ai allumé la lumière et jeviens d'écrire tout ça sur mon cahier que j'ai récupéré. C'est quand mêmechouette que j'ai de nouveau mon cahier pour mon journal parce que j'avaisdéjà écrit plein d'autres choses et que ça m'aurait embêté de plus les avoir.Il va falloir que je le cache tout le temps ce cahier. Je fais pas confiance àpapa...

15 mars 1987

J'ai du sortir Marcel aujourd'hui parce que papa est en voyage pour sontravail et que Catherine avait trop froid. Elle m'a aidé à fermer monblouson et elle m'a embrassé. J 'aime pas trop ça quand les genss'embrassent à cause des microbes qu'on peut attraper. Alors je suis bienallé me laver les mains et la figure après. Et ça a pas eu l'air de lui plaire àCatherine. Elle m'a dit : « Dis donc, je suis pas sale hein ! Bon, sois gentil,ne t'éloigne pas trop de la maison et reviens vite ». Moi j'ai fais oui maisj'avais pas très envie de faire comme elle avait dit.Il faut qu'elle comprenne que je sais tout. Un jour je vais le lui dire, que j'aitout compris et que je sais pour ma maman qui est morte et qu'elle essayede prendre sa place mais que ça marche pas. Papa le sait maintenant parce

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qu'il a lu le journal alors j'espère qu'il est de mon côté. Parce que si tout lemonde est contre moi, j'ai aucune chance de m'en sortir. C'est commeWolverine quand on nous dit tout ce qu'ils ont mis dans son corps : c'étaitdes militaires, évidemment ! Exactement comme pour moi. A un momentj'ai cru que les militaires avaient peut-être pas fait grand chose à mamanmais en vrai c'est eux qui ont tout fait. Ils ont juste été commandés parDouble Face et sûrement qu'il y en avait d'autres qui l'ont aidé. Maismaintenant il faut que je leur échappe. Je suis content parce que DoubleFace est dans l'asile d'Arkham et là il pourra pas s'évader sauf si le Jokervient s'en mêler. Le Joker il arrive toujours à s'évader d'Arkham.

18 mars 1987

Papa est revenu de son voyage et ça a pas été facile pendant trois joursde rester tout seul avec Catherine parce que je sais jamais ce qu'il faut queje lui dise et comment je dois lui répondre. J'essaye d'être gentil parce quepapa veut que je sois gentil mais c'est difficile parce que je sais toute lavérité. Marcel au moins il a pas tous ces problèmes, il est content parcequ'on lui donne à manger et puis c'est tout. Des fois je pense que si j'étaisun chien ça serait plus facile pour faire semblant.

20 mars 1987

Bientôt c'est le bulletin du deuxième trimestre et je crois pas que j'ai detrès bonnes notes. Papa va me crier dessus. J'aime pas trop l'école etj'aimerai bien que papa me dise que je suis plus obligé d'y aller. Et puis çam'énerve l'école alors j'ai eu quelques zéros à cause de ça. Les profs disentque j'ai pas à m'énerver parce qu'il y a pas d'injustice, que c'est comme çaet puis c'est tout. Mais moi je suis pas d'accord ! Moi je voudrais bien allerdans une école où y'a juste du français et puis rien d'autre. En plus le

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français c'est important puisque tous les gens se parlent. Sauf ceux qui sontmorts. Enfin, normalement... Parce que cette nuit j'ai encore entendumaman qui me parlait. C'est comme l'autre fois, j'ai pas bien compris parcequ'elle parlait super doucement mais c'était bien elle. Je sais pas commentelle fait pour me parler du paradis mais elle y arrive drôlement bien.Peut-être qu'elle pourra tout m'expliquer et me dire qui a monté ce trucavec Double Face, Catherine, Magnéto (je suis sûr qu'il est dans le truc luiaussi).

Avant maman me lisait des histoires, mais c'était quand j'étais petit, elleme lisait des histoires du gros livre avec tout plein d'histoires dedans.J'aimais bien avant de dormir. Maintenant je suis grand et elle est mortealors plus personne ne me lit des histoires. C'est dommage, moi j'aimaisbien. Mais il paraît que c'est normal. Je suis grand maintenant, j'ai plus dedix ans, je suis plus un gamin.

23 mars 1987

C'est quand le printemps ? Tout le monde parle du printemps mais moije vois rien changer. Les gens disent qu'il fait plus chaud mais moi jetrouve pas. En tous cas j'aimerai surtout qu'il reneige pas parce qu'on a déjàeu plein de neige cette année et que j'aime pas ça, au début, la neige parceque c'est tout blanc. Et j'aime pas le blanc. Il paraît qu'en Espagne il y aune ville qui a un zoo avec un singe blanc dedans. C'est une maladie de lapeau. Les gens qui ont ça peuvent pas rester au soleil. J'espère que jel'attraperai jamais parce que j'aime bien le soleil.

24 mars 1987

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Marcel a été malade, il a vomi et je me suis fait punir. Papa a dit quec'était à cause de moi et de toutes les croûtes de fromage que je lui donne àmanger. Mais je sais que Marcel il aime bien les croûtes de fromage et moij'aime pas ça. Marcel a vomi sur le tapis et c'est Catherine qui a nettoyé endisant que c'était pas grave mais papa était très énervé, il a dit : « je saispas ce qu'on va pouvoir faire de toi Benjamin ! En plus d'être à moitiédingue tu fais bêtise sur bêtise ! » Et là Catherine a dit : « Enfin chéri, nelui parle pas comme ça ! C'est ton fils ! ». Et papa s'est levé de la table et ilavait l'air drôlement en pétard. Il a jeté sa serviette sur sa chaise et il a ditplein de gros mots. Il a dit « Merde à la fin, mon fils ? Si ça c'est mon fils,je suis pas sûr d'en vouloir, merci bien ! » Et papa est parti dans son bureauet il a mit un disque de musique très fort.Marcel m'a regardé comme s'il était très embêté. Il est chouette Marcel.Alors je suis monté dans ma chambre et j'ai lu un "Strange" que j'aimebien, celui où il y a la créature des marais qui revient et qui se venge deceux qui ont fait sauter son laboratoire à l'époque où c'était pas une bêtemais un chercheur.

26 mars 1987

On nous a donné nos bulletins du trimestre et ça va pas être du gâteaupour le faire signer à papa parce qu'il y a plein de mauvaises choses sur lemien. Déjà y'a les notes qui sont pas bonnes et en plus les profs marquentdes trucs vraiment pas gentils. Je comprends pas ce que je leur ai fait moi !Ils s'acharnent tous sur moi alors que je leur ai rien fait, ils pourraient s'enprendre à d'autres parce que moi déjà ma maman est morte et on a voulume faire croire que non en la remplaçant par une autre femme qui a descicatrices. Et en plus après Double Face ils m'ont mis Magnéto pour qu'ilpuisse fouiller dans ma tête. J'aimerai bien qu'on me laisse tranquille.

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Aujourd'hui papa avait rendez-vous avec la directrice du collège. C'estelle qui a demandé à voir mes parents et je lui avais pourtant dit que pourma maman ça serait pas possible. Elle avait pas l'air de comprendre cetteimbécile. Alors je lui ai dit : « Ben pour mon père y'aura pas de souci, ilviendra vous voir mais ma mère est morte, vous savez... » Elle avait l'airtrès embêtée quand je lui ai dit ça.Elle devait le faire exprès pour avoir l'air sympa mais je suis pas tombédans le panneau. Je commence à les connaître les pièges des adultes, j'aidix ans et demi maintenant. Mais enfin il fallait bien que quelqu'un le luidise. Alors pourquoi pas moi ? C'était ma maman quand même, j'ai bien ledroit de le lui dire. La directrice a dit : « Oh mon dieu, je suis désolée, jel'ignorais... Tu sais Benjamin, j'imagine combien ce doit être difficile pourtoi ». Et puis après c'était chouette : elle m'a laissé tranquille. Mais quandpapa est revenu ce soir, il rigolait pas du tout. Il est monté dans machambre directement et il a dit : « Je viens de voir ta directrice et il fautqu'on parle sérieusement toi et moi... » J'ai compris que ça allait être mafête. Il a dit : « D'abord, qu'est-ce que c'est que ces conneries sur la mort demaman ? Tu veux te faire plaindre ? Tu crois que tes professeurs serontplus indulgents avec toi en leur faisant gober une telle horreur ? » Je savaispas trop ce qu'il fallait répondre alors j'ai rien répondu et papa a dit encriant : « Putain tu vas me répondre oui ! » J'ai dit : « Il fallait quequelqu'un leur dise, papa, c'est important ». Et là, papa a fait de gros yeuxplein de blanc et ça m'a fait un peu peur parce que c'est pas souvent qu'ilest comme ça papa. Et puis j'aime pas le blanc. Alors papa est resté unmoment là à me regarder et puis il est ressorti.

31 mars 1987

On m'a emmené voir Magnéto que papa continue à appeler DocteurPoiré parce qu'il comprend rien. Magnéto nous a dit de nous installer et il aparlé avec papa et Catherine.

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Moi je comprenais pas trop ce qu'elle faisait là, elle. Elle fait tout pourm'embêter. Le docteur a dit : « Alors Benjamin, comment tu vas ? » et j'aidit : « Bien ». Ensuite il a surtout parlé avec papa, et ils parlaient souventde moi mais j'écoutais pas trop parce que c'était pas intéressant. Et puisaprès le docteur a dit : « Bien, je crois que je vais pouvoir rester seul avecBenjamin. Vous pouvez m'attendre en salle d'attente, ma secrétaire va vousconduire ». Et papa a eu l'air tout étonné et une femme est venue et elle adit à papa et à Catherine de les suivre et ils sont tous partis. Alors du coupdans la salle pleine de livres où il y a le bureau du docteur, y'avait plus queMagnéto et moi, assis de l'autre côté. Il a lu quelques pages de mon journalque papa m'avait dit d'apporter. J'aime bien écrire dans mon journal et ledocteur a expliqué à papa que c'était important et qu'il devait me le laisser.Alors je me dis que ce docteur est peut-être pas mal, même si je sais quec'est Magnéto. Mais je sais pas encore ce qu'il va me faire. C'est sûr qu'ilva me faire du mal mais je sais pas encore comment et peut-être bien quelui non plus il le sait pas. Le docteur a dit : « C'est fascinant tout ce que turacontes dans ton journal. Et puis tu me sembles avoir une bonne mémoire,je me trompe ? » J'ai dit : « Je sais pas trop ». Il a dit : « Et en classepourtant, ce n'est pas trop ça, comment tu expliques ça ? ». J'ai dit : « Jesais pas trop ». Alors le docteur m'a regardé et il a souri, y'avait plein dereflets dorés dans ses dents, ça m'a fait un peu peur. Il a dit : « Avant toutechose, tu ne dois pas me craindre Benjamin, parce que je suis un docteur etrien d'autre. Je ne sais pas qui est ce Magnéto auquel tu sembles mecomparer dans ton journal.Si tu m'expliquais ? ». Je me suis demandé s'il mentait ou pas. Et puis jeme suis dit qu'il devait sûrement mentir mais pour faire semblant je lui aiexpliqué : « Magnéto c'est le chef des méchants dans les X-Men, c'est unancien copain du professeur Charles-Xavier qui est le chef des X-Men. Lesdeux, c'est des mutants et ils se battent tout le temps ». Le docteur a écritdes choses pendant que je parlais et au début je croyais qu'il m'écoutaitmême pas, j'ai pas du tout aimé. Il a dit : « Ne t'inquiète pas, je t'écoute etje prends même des notes pour m'en souvenir après, quand tu seras parti,un peu comme tu fais dans ton cahier, tu vois... » J'ai dis oui avec la têtemais je m'en moquais, qu'il s'occupe de ses fesses ! Alors le docteur a dit :« Et ce Magnéto, pourquoi il s'appelle ainsi ? » et j'ai dit : « à cause du

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contrôle qu'il a sur tout ce qui est magnétique ». Le docteur a noté encoredes choses et puis il a dit : « Tout ça c'est dans ces Strange que tu les lis,c'est bien ça ? » J'ai dit que oui et il a dit : « J'aimerais bien que tum'apportes une de ces revues la prochaine fois, tu veux bien ? » J'ai dit queoui même si je comprenais pas trop ce qu'il voulait en faire. Mais ensuitej'ai réfléchi et j'ai compris. En fait Magnéto veut savoir ce que deviennentles autres héros qu'il connaît pas comme Spiderman, la chose des marais,Daredevil et les Quatre Fantastiques. S'il sait tout ça, il deviendra encoreplus fort. Je sais pas trop si je dois le lui amener le Strange, alors...

Le docteur ensuite il m'a demandé plein de choses sur maman, sur papaet sur Catherine, surtout. Je me souviens plus mais il m'a posé plein dequestions et chaque fois il écrivait sur son journal.Et après il a dit : « Et bien c'est tout pour aujourd'hui Benjamin. Je pensequ'on a bien travaillé, qu'en penses-tu ? » et j'ai pas répondu. Alors y'a sasecrétaire qui est rentrée et papa et Catherine aussi et puis moi je suis sorti.On m'a donné un verre de limonade mais j'aime pas trop ça, la limonade.J'ai du attendre encore avant que papa et Catherine sortent de chezMagnéto et puis après, enfin on est parti.

8 avril 1987

Il faut que je retourne encore chez le docteur, c'est papa qui me l'aexpliqué. Il a dit que j'étais encore fragile à cause de maman qui est morteet qu'il fallait qu'on m'aide. Il a dit : « le docteur Poiré est un bon docteur,il pourra t'aider, lui. Alors tu vas aller lui rendre une petite visite chaquesemaine, l'après midi après l'école. Tu veux bien ? » J'ai dit que jecomprenais pas trop pourquoi et papa a dit : « S'il te plait Benjamin, je suisencore ton père alors si je te dis que c'est pour ton bien, c'est que ça l'est. Ilfaut que tu parles, que les choses qui sont à l'intérieur de toi puissent sortir.C'est important. Tu ne fais pas de sport en dehors de l'école, tu n'as pas decopains qui viennent à la maison ou chez qui tu vas, tu restes dans tachambre à lire tes magazines de BD. C'est pas très sain pour un garçon de

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ton âge, on te l'a déjà dit mille fois avec maman. Alors si tu ne nousécoutes pas, peut-être que le docteur lui, saura trouver les mots qu'il faut ».Je me suis dit que c'était peut-être un nouveau piège mais papa me feraitquand même pas un truc pareil. Alors j'ai dit : « Bon si c'est important,alors d'accord » et là papa il a souri il m'a décoiffé avec sa main comme onfait avec les gamins.Mais moi je suis plus un gamin, cette année je vais avoir onze ans.

16 avril 1987

C'est la troisième fois que je vais voir le docteur Poiré. J'ai demandé si jepouvais emmener Marcel mais papa a pas voulu, il a dit que c'était pas unendroit pour les chiens. Mais je crois quand même qu'il faudrait queMarcel sorte plus parce qu'il fait toujours le même tour dans le quartier, ildoit en avoir marre quand même. J'aimerais bien qu'on emmène Marcelchez un vétérinaire comme moi je vais chez le docteur Poiré. Il pourrait luiparler et lui dire s'il en a marre de faire toujours le même tour dans lequartier. Les vétérinaires c'est comme les docteurs sauf que c'est pour leschiens. Et puis leurs habits sont pas blancs aux vétérinaires mais verts et jepréfère ça parce que j'aime pas le blanc.

26 avril 1987

Je suis encore allé voir le docteur Magnéto et cette fois on a un peu plusdiscuté mais j'ai surtout lu les nouveaux épisodes de Spiderman. En cemoment j'aime moins Spiderman parce qu'ils ont changé le dessinateur etje trouve qu'on reconnaît moins les gens. Je comprends pas pourquoi ilschangent les dessinateurs comme ça alors que quand même c'est quelquechose d'important. Moi je ferais pas ça si j'étais eux.

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30 avril 1987

Voilà un nouveau cauchemar que j'ai fait cette nuit. Je suis dans uncamion et je conduis et c'est difficile parce que les pédales sont loin et queje les touche pas bien avec mes pieds. Je conduis et ça va super vite et lesgens se jettent par terre pour pas que je les écrase. Mais j'ai pas envie deles écraser, c'est le camion qui veut et moi j'essaye de pas le faire. Etj'entends maman qui me dit d'être sage et de rentrer à la maison. Elle medemande si j'ai bien finis tous mes devoirs. Et je lui dis que non parce quec'est dur et que je comprends pas ce qu'il faut faire. Et puis là d'un coup y'aDouble Face qui est assis dans le camion à côté et qui rigole. Il rigole superfort et super aigu alors du coup les vitres du camion explose et je reçoisplein d'éclats dans le visage et les bras et puis les mains aussi. Y'a plein desang qui coule sur mes yeux et dans ma bouche, c'est chaud. Double Faceme parle, il dit : « Alors, comment tu le trouves mon copain Magnéto ? Ilécrit tout ce que tu lui dis, hein ? Et les taches qu'il te fait voir, tu lui distout ce que tu vois ou tu inventes au fur et à mesure ? Il faut faire ces testssérieusement tu sais, sinon ta maman continuera à errer comme un fantômejusqu'à la fin des temps ». Et puis il recommence à rigoler et puis j'ai trèsmal au bras à cause du verre qui est entré dans ma peau et qui me faitsaigner. Après je suis tellement fatigué que je peux plus accélérer alors lecamion ralentit et puis il s'arrête. Je tombe sur le volant et j'ai toujours toutplein de sang qui coule de partout. Et là y'a la portière qui s'ouvre et y'amaman qui me prend dans ses bras et elle dit : « Allez, on rentre à lamaison maintenant ! » Alors je me suis réveillé et j'étais pas bien, j'arrivaispas à me rendormir.Maman me manquait beaucoup. Alors j'ai lu un épisode où Batman veutplus faire le justicier parce que ses parents lui manquent depuis qu'ils sontmorts quand il était petit, en revenant du cinéma. J'aimerai pas que ça mesoit arrivé comme ça. Lui il a pas eu de chance du tout mais c'est quandmême Batman alors après il a de la chance quand même.

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3 mai 1987

Le docteur Magnéto a lu tout ce que j'ai écris depuis la dernière fois. Il adit : « Est-ce que tu entends ta mère te parler très souvent ? » et j'ai dit :« tous les jours ou presque ». Parce que c'est vrai et que le docteurMagnéto est gentil avec moi. Mais depuis que j'ai fais ce cauchemar l'autrejour je suis plus très sûr. Peut-être bien que c'est un allié de Double Face etqu'il est dans le complot lui aussi. Je les aime pas ceux du complot. Et siMarcel pouvait mordre quand je lui dis, je le ferai avec Double Face. Enplus la moitié de son visage est déjà brûlée à cause du jet d'acide qu'il areçu alors si Marcel lui mange des bouts ça sera pas grave. A la fin avec ledocteur Magnéto, avant de partir, il m'a dit : « Benjamin, la prochaine foisje voudrais que tu viennes avec ton père et ta mère. Tu pourras le leurdire ? Je les appellerai mais je voudrais que tu puisses le leur dire, s'il teplaît. Tu veux bien faire ça ? » Et j'ai dit : « Pour maman je suis pas trèssûr. Elle peut me parler mais je crois pas qu'elle m'entende quand j'essayede lui parler ». Et là le docteur a fait oui avec sa tête parce qu'il le savaitmais il m'a dit : « Et à ton avis, pourquoi tu ne peux pas lui parler ? » Alorsj'ai dit : « Ben c'est à cause des limbes, vous savez bien, quand on est dansles limbes avec les autres fantômes, on peut voir ceux qui sont encorevivants et leur parler comme avant mais pas eux.Parce que les limbes c'est un peu comme du brouillard super épais ». Et ledocteur Magnéto a fait oui et il a encore écrit des choses sur son cahier àlui. Et puis après il m'a dit que c'était fini et que je devais penser à dire àpapa.

En rentrant j'ai vu Johnny Storm, celui qui se transforme en flammedans les Quatre Fantastiques. Mais sauf que là il était dans la rue mais ilmarchait de l'autre côté de la rue et j'ai pas osé aller le voir. Mais c'estchouette quand même. Je vais dire ça à Marcel, il va être jaloux. Parce queMarcel il aime bien les Quatre Fantastiques, c'est sa BD préférée. Moi jesais pas, c'est soit Spiderman, soit Batman, je crois que c'est Batman quandmême parce que dans la ville de Gotham, il fait noir tout le temps. Moij'aime bien le noir, ça me fait du bien.

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4 mai 1987

J'ai eu encore un zéro en maths et je sais maintenant que le professeurm'en veut. C'est dommage parce que j'aime bien le français mais je croisque je vais plus pouvoir aller à l'école. Et puis la directrice a déjà parléavec papa et après il est monté me voir dans ma chambre et ça a pas étémarrant. Et à l'école aujourd'hui ils m'ont dit qu'ils voulaient revoir monpère et ma mère. La directrice pourtant je lui avais déjà dit que mamanétait morte mais elle m'a crié dessus quand je le lui ai redis cette fois. Ellea dit en criant très fort : « j'en ai plus qu'assez de ces horribles mensongesque tu inventes, Benjamin ! Je t'avertis que nous allons t'exclure de l'écolesi tu continues à afficher ce comportement buté et renfermé avec desrésultats aussi mauvais ! » J'ai pas compris tout ce qu'elle voulait dire maiselle était drôlement en colère.Moi je l'ai laissée dire parce qu'en même temps y'avait maman qui meparlait et je peux pas écouter les deux en même temps. Maman m'a dit :« Laisse cette vieille bourrique baveuse s'égosiller, rentre à la maison etpuis le reste on s'en fiche » J'ai souris et j'ai hoché la tête alors la directriceça lui a coupé la parole. Elle m'a regardé toute étonnée et je lui ai dit que jedevais y aller. Alors elle s'est mise à crier encore plus fort. Elle a dit : « Ahmais ça va pas se passer comme ça ! » Elle a ouvert plein de tiroirs dansson bureau puis elle les a refermés et elle en a ouvert d'autres et puis elle aprit un papier et il y avait des choses écrites à la main. Et elle a mis seslunettes et elle a continué à écrire dessus. Elle a dit : « Depuis trente-cinqans que je fais ce métier, jamais je n'ai vu un tel effronté ! Tu es unmenteur, un vaurien, un cancre et un imbécile ! Ah mais je m'en vais temater moi ! » Et puis elle a plus arrêté d'être énervé. Elle faisait plein dechoses à la fois et elle était toute rouge. Elle m'a pris par le col et elle m'aemmené jusque devant le portail du collège. Et là elle m'a donné le papieroù elle avait écrit dessus. Elle a dit : « Voilà, tu donneras ça à ton père. Jene veux plus te voir ici pendant une semaine. Voilà qui devrait te faireréfléchir ! Maintenant, sors de ma vue ! »

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5 mai 1987

J'ai toujours pas dit à papa pour l'école. Il sait pas que j'ai été renvoyépendant une semaine mais il va bien falloir que je lui dise parce qu'il a unpapier à signer. Et s'il signe pas le papier, la directrice va crier.Alors je sais pas. Peut-être que je devrais pas retourner à l'école ni fairesigner le papier mais faire croire à papa que je vais à l'école quand même.En plus c'est bientôt les grandes vacances alors je pourrai pas retourner àl'école jusqu'en septembre. Et ça c'est vraiment chouette. Alors je vaisprendre mes affaires avec moi comme d'habitude mais au lieu d'aller àl'école, j'irai pas. Je mettrai que des BD dans mon cartable et je les liraidans le parc. Il est super grand le parc, papa pourra jamais me trouver.

7 mai 1987

Papa n'a pas mis longtemps à me trouver. Et il m'a drôlement puni.Catherine a voulu dire quelque chose mais il l'a pas laissé le dire. Il vautmieux parce qu'elle aurait dit quelque chose contre moi et ça aurait été pireaprès. Elle est forte pour ça et papa fait tout ce qu'elle lui dit. J'aime pas ça.Demain on doit aller voir la directrice avec papa et ça va pas être trèsmarrant. J'ai demandé qu'on emmène Marcel mais papa a pas voulu.

9 mai 1987

C'était pas hier mais aujourd'hui pour aller voir la directrice. Parce quehier c'était le 8 et que le 8 mai les gens travaillent pas à cause de la fin dela guerre. Alors on y est allé aujourd'hui et papa était très en colère et ladirectrice aussi. Moi non parce que j'avais pas le droit, c'est papa qui me l'a

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dit. Alors on est entré dans le bureau de la directrice et moi j'ai attenduqu'on me parle. J'ai regardé les choses autour.Pendant ce temps papa et la directrice discutaient à propos de moi mais jeregardais les choses qu'il y avait dans le bureau. C'est pas très beau, elle apas des choses très belles dans son bureau, j'aimerai vraiment pas êtredirecteur d'école plus tard. En fait plus tard, je sais pas ce que je voudraisfaire mais lire des BD dans le parc, ça me plairait bien je crois. Mais papail m'a déjà dit que c'était pas un métier. Chaque fois que je trouve quelquechose qui me plairait bien de faire quand je serai grand, papa me dit quec'est pas un métier. En fait je pense que c'est pas vrai et qu'il dit ça exprèspour pas que je le fasse. C'est pas très sympa mais je commence à avoirl'habitude. N'empêche que quand même c'est pas très sympa. Alors au boutd'un moment, comme y'avait plus rien à regarder dans le bureau moche, j'aiécouté ce qu'ils disaient. Et là, papa a dit : « Je comprends vos difficultésmadame, mais il est important pour Benjamin qu'il reste scolarisé » et ladirectrice a dit : « Ecoutez monsieur Leroy, il existe des institutions et descentres tout à fait adaptés pour votre fils, le thérapeute avec lequel vousêtes en contact doit vous en avoir parlé... » Et là papa m'a regardé et y'avaitcomme de la boue au fond de ses yeux. Il a dit : « A vrai dire, nous n'enavons encore pas parlé, nous attendions de voir comment Benjamin allaitterminer son année au collège. Vous comprenez bien que nous ferons toutpour qu'il reste le plus longtemps possible dans le cadre classique del'éducation nationale ». Et la directrice a fait oui avec la tête et elle asoufflé. Et puis elle a dit : « Bon, après tout nous arrivons déjà à la mi-mai,ce qui veut dire qu'il ne reste qu'un mois de cours. Nous allons garderBenjamin jusqu'au terme de l'année.Mais s'il n'y a pas des résultats tangibles d'ici là, nous ne pourrons pasprendre votre fils en septembre. Il doit absolument montrer une réelleprogression et je ne vous parle bien sûr pas uniquement de ses résultatsscolaires. C'est tout son comportement qui est délicat à gérer pour nous. Etje ne pense pas que ce soit la mission de l'éducation nationale que des'occuper de profils tels que celui de Benjamin ». Papa a dit : « Je pensaisau contraire que la mission de l'éducation nationale était de donner sachance à tous et de ne laisser personne sur le carreau ». Alors la directricea fait un drôle de bruit avec la bouche, comme quand on a le hoquet. Et

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puis elle a dit : « Entre les beaux discours des grands théoriciens et lapratique du terrain où j'opère depuis trente-cinq ans, vous comprendrezaisément qu'il y a une différence certaine. Et puis donner sa chance à tous,oui, mais il nous faut un minimum de garde-fou, si vous me passezl'expression. On ne peut pas se permettre de s'occuper d'élèves présentantautant de difficultés. Il faut des bases de tenue, de discipline et de profilpsychologique... » Papa a reniflé et il a sorti un mouchoir de sa veste etpuis il s'est mouché très fort, ça m'a donné envie de rire. Mais la directricefaisait une tête toute bizarre et elle me regardait des fois avec des yeux quidonnaient pas envie de rire. Alors j'ai pas rigolé. Papa a posé la main surmon épaule et il a dit : « Bon, tu sais ce qu'il te reste à faire Benjamin...Travailler plus dur et montrer à madame la directrice que tu essuffisamment intelligent pour être au collège ». Et la directrice a dit :« Euh, monsieur Leroy, je ne pense pas qu'il s'agisse d'intelligence, c'estquelque chose de différent, de plus... psychologique, enfin, vous savezbien... » Alors papa s'est levé et il m'a fait signe de me lever aussi.Et il a dit : « Madame, occupez-vous donc de faire rentrer les missions devos collèges dans les cases de vos imprimés, je m'occuperai de l'éducationde mon fils ». Et il m'a appuyé sur l'épaule pour me faire avancer alors onest sorti et la directrice a continué à parler mais papa a refermé la portederrière et on l'a plus entendue. Et on est revenu à la maison et dans lavoiture j'ai compté les arbres qu'il y avait sur le chemin et je suis arrivé à142.

11 mai 1987

Comme le docteur me l'avait demandé, j'ai dit à papa qu'il fallait qu'ilvienne avec moi aujourd'hui. Mais j'ai pas dit à Catherine, c'est papa qui luia dit. Je préfèrerai qu'elle vienne pas mais tout le monde veut que si alorsje peux rien y faire. Alors voilà on y est allé tous les trois et le docteurPoiré avait pas l'air d'aller bien. Il était tout petit dans son fauteuil et sa têteétait blanche. Et quand il a parlé, ça faisait comme Dark Vador dans "laguerre des étoiles". Et il a dit : « Veuillez m'excuser, j'ai pris froid... Ca

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n'arrive qu'à moi ça, de prendre froid en plein mois de mai ! » Et puis ils'est mouché et après il nous a regardé et il a fait un sourire et il a posé soncahier où il écrit quand on se voit. Et moi je me sentais bien qu'il fasse ça.Parce que si le docteur a des rhumes et qu'il est malade, c'est que c'est pasMagnéto. Parce que Magnéto lui il agit sur le magnétisme de tout le mondeet même des rhumes alors il peut pas être malade. Et ben ça m'a vachementfait du bien de voir ça. Mais après j'ai pensé que je pouvais attraper samaladie alors j'ai pas aimé ça du tout et je me demande si j'aurais paspréféré qu'il soit Magnéto.Le docteur alors a dit : « Bien... Avant tout monsieur et madame Leroy,merci d'avoir pu venir. C'est important que nous puissions faire le point detemps en temps, tous ensembles. Voilà comment je vois les choses : nousallons faire un point rapide ensemble puis je vous verrai seuls et ensuite jeverrai Benjamin tout seul comme d'habitude, est-ce que ça vous va ? »Papa a dit que oui et Catherine aussi. Et moi j'ai dit : « J'aime pas bien quevous l'appeliez madame Leroy » et là y'a papa qui m'a regardé méchant etCatherine qui s'est mise à pleurer. Elle m'a regardé et j'ai vu toutes lesmarques autour de ses yeux et son visage tout maigre. Elle a beaucoupmaigri Catherine depuis qu'elle est venue vivre à la maison. Peut-êtrequ'elle va mourir, elle aussi. Peut-être qu'en fait c'est papa qui a unemalédiction et que du coup toutes les femmes avec qui il vit, elles meurent.Le docteur Poiré a dit : « C'est bon monsieur Leroy, laisse-le dire, ne faitespas attention » et puis ensuite il a dit en me regardant : « Benjamin, nousen reparlerons ensemble tout à l'heure, tu veux bien ? » J'ai fais oui et puisj'ai demandé si je pouvais lire le "Spécial Strange" que j'avais apporté et ledocteur a eu l'air embêté mais c'est pas mon problème alors j'ai commencéà le lire. Dedans y'avait Daredevil et ça faisait un moment que j'avais paseu de nouvelles de Daredevil. La dernière fois il courait sur le toit del'opéra et c'est super haut. Je le sais parce que l'opéra est pas très loin de lamaison et quand on prend la voiture on voit le toit qui est noir et rond. Etcourir là-dessus j'aimerai pas faire ça mais Daredevil avait pas le choix,y'avait des hommes du caïd qui passaient par là pour aller tuer le maire deLyon et il devait les arrêter.Heureusement que c'était dans le "Strange" parce que j'ai demandé à papaet ils en avaient pas parlé dans le journal. De toute façon ils cachent plein

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de choses les journaux pour pas qu'on sache. Et puis même des fois ilsmarquent des choses avec une encre spéciale que moi je peux pas voir.

D'un coup papa et Catherine se sont levés. Et le docteur a dit :« Benjamin, tes parents vont aller t'attendre en salle d'attente, nous allonsrester tous les deux » et j'ai posé le "Spécial Strange" sur le bureau.Catherine a posé sa main sur mon cou et elle m'a caressée, elle avait lesyeux tout rouges et sa main m'a fait super froid. Et puis ils sont sortis. Ledocteur m'a regardé pendant un moment sans rien me dire et comme moi jedisais rien et ben y'avait pas de bruit. C'était bien. Ensuite le docteur a lumon journal et j'ai eu envie de dormir mais y'avait pas de lit dans le bureaudu docteur. Je me demande comment il fait pour dormir. Peut-être qu'ildort pas mais alors peut-être aussi qu'il fait d'autres choses bizarres.J'espère qu'il a pas de maladies. Alors je lui ai demandé. J'ai dit :« Docteur, vous avez pas des maladies ? » et il a arrêté de lire mon cahieret il a dit : « De quel genre de maladie tu veux parler ? » et j'ai dit : « Ben,des maladies sales surtout » et il a dit : « C'est quoi pour toi Benjamin, desmaladies sales ? » et j'ai dit : « Des maladies sur la peau qu'on attrape entouchant les choses sales ». Le docteur a fait oui avec la tête et puis il areposé mon cahier sur le bureau, il s'est mouché et puis il a dit :« Donne-moi des exemples de choses sales... » et j'ai dit : « Comme quandvous toussez ! C'est plein de microbes dans votre nez et votre bouche et lesmicrobes sont capables de sauter très loin et très vite et du coup ils peuventtrès bien traverser tout l'air qu'il y a au-dessus du bureau et venir dans mabouche et mon nez et alors je serai malade.Et comme je suis pas encore un grand, vos microbes auront vite fait pourme faire très mal et peut-être même que je serais mort avant la fin de lajournée. Enfin, vous voyez quoi... » Et le docteur a dit que oui, il voyaitbien. Il a prit son cahier et il a noté des choses. Après il a dit : « Qu'est cequ'il y a d'autre comme choses sales en dehors de mon rhume ? » et j'airéfléchi. Puis j'ai dit : « y'a aussi la terre, c'est vraiment très sale la terreparce que les chiens font pipi dessus et on peut attraper des maladiesvraiment très sales juste en marchant dessus ». Le docteur avait l'airsurpris, je pense qu'il savait pas ça et que maintenant il va se méfier du pipides chiens, et ça sera grâce à moi. Parce que le pipi des chiens est plein de

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tous les microbes des choses qu'ils ont mangé avant et ça c'est souvent trèssale. J'ai dit : « Et puis y'a toutes les autres choses comme les poubelles, lesjournaux, les voitures, la télévision et les choux de Bruxelles ». Le docteura dit : « Tu n'aimes pas les choux de Bruxelles ? C'est pour ça que tutrouves que c'est quelque chose de sale ? » et j'ai dit : « J'aime pas ça et jesais que si Catherine en fait c'est juste pour me faire attraper tout un tas demaladies parce qu'elle aimerait bien que je meure. Parce que je sais toutpour maman, vous savez bien, vous avez lu dans mon journal ! » Là ilcommençait à m'agacer le docteur alors je lui ai dit : « Vous le savez,pourquoi il faut toujours que vous me demandiez les mêmes choses hein,tout le temps ? C'est rien que pour m'ennuyer ? » et le docteur a dit :« Absolument pas Benjamin, crois-moi... Tu me fais confiance, n'est-cepas ? » et j'ai réfléchi un moment. J'ai pensé à Double Face qui nous avaitdit de venir chez ce docteur et puis à Magnéto qui sait bien se déguiserquand il faut et à tout plein d'autres choses que je me souviens plus enécrivant tout ça.Alors j'ai dit : « Je sais plus trop mais je crois bien que oui » et le docteur adit : « Alors nous pouvons continuer. Pourquoi la télévision et les journauxsont sales ? Comment ? » J'ai demandé au docteur si je pouvais avoir deschewing-gums, des à la fraise parce que c'est ceux que je préfère. Mais j'aipas pu en avoir, le docteur a dit : « Benjamin, il n'y a pas de chewing-gumici » et j'ai dit : « Vous devriez parce que ça aide contre les maladies de lasaleté » et le docteur a dit : « Ce qui nous ramène au sujet qui nousintéresse Benjamin... Alors, pourquoi la télévision ? Pourquoi lesjournaux ? » et j'ai dit : « Parce que la télévision, c'est plein d'ondes et queça détraque la santé à cause de toute l'électricité. Y'a plein de gens qui sontmorts parce qu'ils ont trop regardé la télé mais bien sûr, ils vont pas le diresinon plus personne regardera la télé. Et pour les journaux c'est des trucssecrets qu'ils marquent pas pour pas que je sois au courant. Voilà, ilsveulent pas me le dire. Heureusement que c'est marqué là-dedans » et là j'aimontré le "Spécial Strange" au docteur. Il l'a regardé vite fait et il me l'arendu tout de suite, comme si ça lui plaisait pas du tout. Mais c'est pas troppour les grandes personnes ça. Mais il a dit : « Alors c'est donc ça tonfameux "Strange" ! Il faudra vraiment que nous en parlions une autre fois,ça te plairait ? » et j'ai dit : « Oh ben ouais alors, ça serait drôlement plus

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chouette. Il va encore falloir beaucoup qu'on se voit ? » et le docteur a dit :« tout ça dépend uniquement de toi Benjamin. Ton père m'a parlé de votrevisite chez la directrice... Tu veux qu'on en parle un peu, tous les deux ? »et j'ai dit que non mais il a dit : « quand j'avais ton âge c'était pas facile aucollège et il y en avait toujours des plus grands pour me taper dessus.Et tu sais pourquoi ils me tapaient dessus ? Juste parce que je portais deslunettes. C'est étonnant, tu ne trouves pas ? » J'ai regardé toutes lescouleurs du "Spécial Strange" et c'était chouette. Pour ça il faut mettre laBD devant ses yeux et l'ouvrir juste un peu et faire tourner les pages trèsvite. Et là ça fait comme si les couleurs se changeaient tout le temps. Ledocteur continuait à me regarder et j'ai dit : « Peut être que les grands quivous tapaient, ils aimaient pas les lunettes » et le docteur a dit : « Maispourquoi ils n'auraient pas aimé les lunettes ? » et j'ai dit : « Parce que desfois avec le soleil et tout, on se voit dans les lunettes des autres et ça faitcomme si on était dans leurs yeux deux fois, ça fait des choses pasagréables. J'aime pas être deux fois dans les yeux des gens ». Le docteur aécrit des choses dans son cahier et puis il a dit : « Alors toi tu ne portes pasde lunettes donc tu n'as pas ce problème avec les plus grands de toncollège ? » et j'ai dit : « Non, j'ai pas de problème, de toute façon qu'est ceque ça change ? La directrice veut pas que j'aille à l'école après les grandesvacances. Ils veulent plus de moi là-bas ». Le docteur a regardé sa montreet il a fait une grimace et il a dit : « Il va falloir arrêter notre petiteconversation, c'est l'heure... » et j'ai dit : « okay alors au-revoir ! » et je mesuis levé et je suis sorti. Je crois bien que le docteur m'a appelé mais j'enavais marre alors j'y suis pas retourné.

18 mai 1987

J'aurai bien aimé aller au cinéma mais papa a pas voulu. Il a dit qu'ilétait fatigué mais je crois pas, je crois plutôt qu'il voulait pas que j'aille aucinéma. Mais bon des fois dans les cinémas le son est trop fort et ça j'aimepas du tout parce qu'on peut devenir sourd à cause de ça. Et en plus dans

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les sièges où on s'assoit, on sait jamais qui y a eut avant et peut-être quec'était quelqu'un plein de maladies. J'aimerai pas aller au cinéma un soir etle lendemain, me retrouver avec des boutons partout sur la tête et desplaques rouges sur le ventre.

20 mai 1987

Cette semaine je vais pas voir le docteur Poiré. Il est pas malade, il esten vacances. A la maison, Catherine dit qu'elle veut recommencer àtravailler. Papa veut pas, il dit qu'elle doit rester se reposer et elle dit queça fait six mois qu'elle se repose alors ça va bien comme ça. Et puisCatherine essaye d'être gentille avec moi, elle me ramène tout le temps desbonbons quand elle va faire des courses pour la maison. Elle me demandesi je veux d'autre chose. C'est comme si elle voulait tout le temps m'acheterdes choses mais moi je veux pas. Parce que maman faisait pas comme ça etque c'était bien. Et maintenant que maman est morte, j'ai pas besoin de ça.Voilà c'est tout.

22 mai 1987

Cet été ça va être chouette ! On va aller à Cannes chez papi et mamie, etc'est bien parce que là-bas y'a la mer. Papa m'a demandé si ça me feraitplaisir d'aller là-bas une semaine ou deux et j'ai dit oui, évidemment !Normalement j'aime pas trop partir de la maison mais ça sera chouetteparce qu'on emmène Marcel et lui il connaît pas encore la mer. Je sais pastrès bien nager mais quand même j'arrive à rester jusqu'à dix secondes sousl'eau. Sous l'eau j'ouvre les yeux et je regarde mes doigts qui comptentjusqu'à dix. Ils sont marrants mes doigts sous l'eau mais pour bien les voirfaut pas qu'il y ait trop de vagues. Parce que les vagues ça fait que l'eau esttoute agitée et qu'on voit plus très bien. C'est là que les requins peuvent

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attaquer et pour Marcel j'espère que ça posera pas de problème. Pourl'instant je lui ai pas parlé des requins parce qu'il faut pas qu'il y pense maisj'espère qu'on en verra pas. Catherine dit qu'il y a pas de requins en merméditerranée. Mais elle y connaît rien parce que c'est pas ses parents quihabitent là-bas, eux c'est en Bourgogne et on peut pas savoir ça quand onest né en Bourgogne. Papa je sais pas s'il est né à Cannes, il faudra que jelui demande et pour les requins il en parle pas trop, il cache quelque chose.Mais je sais pas trop quoi.

23 mai 1987

L'autre jour j'ai fais un cauchemar mais j'ai oublié de l'écrire sur monjournal. J'aime bien écrire les rêves que je fais parce qu'après quand on lerelit, ça fait bizarre, c'est comme si on revenait dans le passé et qu'onrecommençait les choses.Dans un épisode des Quatre Fantastiques, ils disaient que si on part trèsloin dans l'espace et qu'on voyage à la vitesse de la lumière, le temps passepas pareil que si on reste sur la terre. Et du coup quand on revient on esttoujours pareil mais que tous les autres sont plus vieux. J'aimerai bienpouvoir voyager dans l'espace plus tard mais papa va me dire que c'est paspossible juste parce qu'il veut pas. Papa est un peu peureux, je sais pas s'ilportait des lunettes quand il était petit. Dans mon rêve j'avais des lunetteset elles étaient super parce que quand je regardais les gens quim'embêtaient, ils prenaient feu à cause des rayons qui partaient de meslunettes. Mais ce qu'il y avait de vraiment chouette, c'est que personne nepouvait voir les rayons invisibles. Alors du coup personne voyait quec'était moi qui faisais tout ça et les militaires cherchaient ailleurs, sansjamais trouver. Mais à un moment y'a mes lunettes qui ont pas fonctionnécomme il faut et les rayons sont allés dans mes yeux et j'ai vu plein detaches en couleur et plus rien d'autre. C'est comme si j'étais dans dubrouillard alors j'ai crié : « Maman ! » parce que j'avais peur d'être mort. Etdans le ciel y avait des nuages en forme de mouchoirs blancs mais pleinsde choses sales et j'aimais pas ça. Mais comme je savais que maman était

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pas loin je l'ai appelé encore mais à la place la lumière s'est allumée et c'estCatherine qui est entrée dans ma chambre. Elle s'est assise sur le bord dulit et elle a caressé mes joues et elle a dit : « C'est juste un mauvais rêve,rendors-toi mon chéri... » Elle a remonté les couvertures sur moi et elle m'aembrassé. C'était chouette parce que ça faisait comme quand mamanm'embrassait, avant. Maintenant je sais pas, je me demande comment çafait d'embrasser quelqu'un qui est mort.

29 mai 1987

Je me suis occupé de sortir Marcel parce que papa est en voyages.Normalement c'est lui qui fait ça le soir mais aujourd'hui ça a été moi. Papaa dit que quand il était pas là je devais faire les choses comme lui parceque c'était moi l'homme de la maison. Alors Marcel et moi on est allé sepromener à côté du Rhône, là où il y a des arbres mais où ils vont faire destravaux pour faire un chemin. Quand ils auront fini le chemin, on pourramarcher super loin et ça sera chouette. Mais quand ils auront fini ça seradans longtemps et peut-être qu'on sera déjà tous morts.

3 juin 1987

Il y a encore deux semaines d'école et puis ça sera fini. Le collège fermeparce qu'ensuite les profs font passer le brevet à ceux de troisième et nous ;on aura fini l'école. Papa et le docteur Poiré sont en train de décider là oùje vais aller après. Pour l'instant ils savent pas trop mais moi j'espère qu'ilstrouveront pas parce que j'aime pas trop ça, l'école. Le docteur Poiré m'ademandé de venir sans rien aujourd'hui. Il a dit : « Benjamin, je voudraisque tu n'apportes pas tes magazines de super-héros, d'accord ? » alorsvoilà, je les ai pas amenés. J'aurais bien voulu quand même. Parce que c'estplus chouette quand je peux les lire, ça passe plus vite. Je préfère aller chez

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le docteur Poiré qu'aller à l'école mais quand même, c'est pas super nonplus. Avec le docteur on a parlé un peu de tout, et de la télévision aussi.Je me souviens plus trop ce qu'on a dit parce que j'ai pas vraiment écouté.Mais à la fin y'a papa et Catherine qui sont entrés dans le bureau et ils sesont assis à côté de moi. Le docteur a dit : « Je pense que les vacances endehors du cadre quotidien lui feront le plus grand bien. Soyez attentifs aumoindre de ses gestes inhabituels ». Et Catherine a dit : « Docteur...Docteur ! Dites-nous, que... que se passe t-il ? Qu'est ce qu'il a ? » et là y'ale docteur qui a fait une tête bizarre, avec les sourcils qui sont devenus trèsgros d'un coup. J'ai regardé papa et il a fait pareil, et puis sa bouche s'esttordue, ça faisait une grimace terrible. Papa et Catherine regardaient ledocteur et le docteur me regardait alors moi j'ai regardé les livres dans labibliothèque derrière son bureau. Je me suis dit que c'était chouette tousces livres et j'ai commencé à les compter. Le docteur a dit : « MadameLeroy, je ne voudrais pas m'avancer trop rapidement mais votre fils estatteint de troubles psychiques assez évidents. Les symptômes laissentprésager d'un trouble en particulier mais il faut continuer à travailler pouridentifier le degré du trouble et ses spécificités. Tout ne s'exprime pastoujours de la même façon chez les individus ». Catherine a sortit unmouchoir en papier de son sac et elle s'est mouchée, ça a fait un bruit depet et j'avais envie de rigoler. Et ensuite elle a dit : « Docteur, qu'est cequ'il a, exactement ? » et le docteur a dit : « Le nom courant sous lequel onregroupe un certain nombre de troubles n'a pas grande signification voussavez, je... » et Catherine a dit très vite : « S'il vous plaît docteur, jevoudrais bien savoir, mettre un nom sur ce qui me fait aussi mal depuisneuf mois ! » Le docteur a fait oui et il a dit : « Je comprends... Pourl'instant votre fils est en train de grandir et il arrive à une période de sa vieoù beaucoup de changements vont s'opérer dans son corps et dans sonpsychisme.Difficile, dès lors, de fixer un nom en particulier sur une... maladie, si vousvoulez... » Et papa a dit : « Oui docteur, nous comprenons bien que leschoses changent beaucoup à cet âge là mais ce que mon épouse vousdemande est de savoir si notre fils est sain d'esprit ». Alors le docteur aouvert de grands yeux et ses sourcils ont fait des ronds et sont montés trèshaut sur son front. Ca a fait comme deux traces de pattes d'oiseau dans la

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neige. Et puis j'ai recommencé à compter les livres : à celui qui était gros etrouge, j'en étais déjà à quarante-deux. Le docteur a dit : « Comme je vousl'ai dis tantôt, votre fils est bien atteint de troubles psychiques, d'unecertaine forme de psychose apparue vraisemblablement de manière tardive.Mais ce terme ne doit pas vous choquer ou vous inquiéter outre mesure.Dans les mois à venir, tout peut très bien s'arrêter, on ne peut pas connaîtreà l'avance l'évolution de ces troubles ». Alors, encore une fois, Catherines'est mise à pleurer. J'ai vraiment honte que papa ait choisi une femmecomme ça pour remplacer maman.

7 juin 1987

Depuis qu'on est allé voir le docteur la dernière fois, Catherine pleureencore plus souvent. J'aime vraiment pas ça. Elle me regarde et elle veutme faire des caresses mais moi je préfère monter dans ma chambre et lire.J'aime pas comme elle fait. Elle me respecte pas et le pire c'est que je croisqu'elle s'en rend pas compte. Elle est manipulée par Double Face, lesmilitaires et tous les autres et elle s'en rend même pas compte.

9 juin 1987

Papa m'a dit que pour le mois de septembre ils allaient me trouver unenouvelle école et j'ai dit que c'était pas obligé. Et comme papa avait pasl'air de comprendre, j'ai dit que je pouvais rester à la maison et pas aller àl'école, que c'était pas si grave que ça. C'est vrai quoi, je serai pas maladeparce que j'irai pas à l'école. Et puis de toute façon je crois pas que je soisfait pour l'école.

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12 juin 1987

J'ai trouvé des livres dans des cartons, des vieux livres qui sont à papa etd'autres qui étaient à maman. J'en ai lu un qui était super chouette et quis'appelle « Sa majesté des mouches ». C'est des romans, ça veut dire quec'est des histoires inventées. Y'a pas de dessin dedans, ça me change de"Strange" mais c'est chouette quand même.

18 juin 1987

On prépare les affaires pour les vacances parce qu'on part cette semaineet ça c'est quelque chose de rudement bien. J'en avais un peu marre derester à la maison et d'attendre d'aller voir le docteur Poiré chaque semaine.J'y suis allé tout seul hier et je lui ai dis que je ne pensais pas revenir aprèsles vacances. Il m'a demandé pourquoi et je lui ai dis que j'étais pasmalade, que j'allais plus à l'école et que c'était très bien comme ça, qu'ilfallait me laisser tranquille maintenant.Il a pas eu l'air de comprendre, comme d'habitude et puis il a encore écritdes choses sur son cahier. Il fait toujours pareil, maintenant ça m'amuseplus vraiment.

22 juin 1987

Aujourd'hui, on est tous monté dans l'auto de papa aujourd'hui et on estparti sur la route. Marcel était dans la malle et il y avait un filet entre lui etmoi. Il pouvait respirer comme ça et les valises étaient encore derrière lui.Il avait pas beaucoup de place mais ça l'a pas embêté. Au début il a tournéet il a gratté un peu mais papa a crié alors il s'est couché et il a attendu. Leproblème c'est que pour aller à Cannes c'est super long. On a mis cinqheures pour arriver et comme chez un chien ça fait sept fois plus, ça veutdire que pour Marcel c'est comme si on avait roulé trente-cinq heures. C'est

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vraiment beaucoup, il a dû s'embêter. A Cannes il faisait beau et on est alléchez papi et mamie qui habitent une grande maison dans la ville avec ungrand jardin et surtout il y a une piscine et ça c'est vraiment chouette. Papiet mamie étaient sur la porte de leur maison parce qu'ils savaient qu'onarrivait. Parce qu'il y a une grille et pour rentrer avec la voiture, on estobligé de sonner et y'a une caméra qui filme. J'ai fais signe à la caméra etla grille s'est ouverte. C'est un peu comme dans les films d'espionnage pouraller chez papi et mamie, j'aime bien ça. Papi est venu nous aider avec lesvalises et tout le monde s'est embrassé. J'ai pas trop compris pourquoimamie était si contente de voir Catherine, elle a pleuré un peu et elle a pasarrêté de dire qu'elle était contente de la voir.Et papa disait tout le temps « Ca va maman, ça va, allez... » et puis on esttous entré dans la maison. J'ai demandé à papi si la piscine était chaudemais il m'a dit que c'était pas l'heure d'y aller. Des fois papi il est pas trèsgentil mais je crois que c'est parce qu'il est jaloux parce que je suis plusjeune et que lui il est assez vieux alors bientôt il sera mort et pas moi.

25 juin 1987

Catherine a voulu aller à la mer et papa a dit que c'était une bonne idéealors on a laissé Marcel à la maison de papi et de mamie et on est parti tousles trois dans la voiture. Ca fait très longtemps que je me suis pas baignédans la mer alors au début j'avais un peu peur. C'est surtout les requins quej'aime pas parce qu'ils nagent sous l'eau et on les voit qu'au derniermoment. Et là c'est trop tard parce qu'ils nagent super bien. Ils vont supervite et ils ratent jamais leur proie, ils ont plein de dents qui coupent et ilspeuvent manger un corps très vite. Mais je suis resté là où j'avais pied etpuis c'était chouette parce que l'eau de mer était claire et on voyait superbien alors si y'avait eu un requin on l'aurait vu. Et on s'est baigné pendantun moment et puis on s'est séché au soleil sur la plage et on est allé sepromener le long de la mer. On a marché sur les trottoirs et y'avait plein dechaises bleues avec des gens dessus qui regardaient la mer. Y'en avaitd'autres qui dormaient. Y'avait d'autres gens qui continuaient à se baigner

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et d'autres qui mangeaient des glaces. Catherine m'a demandé si je voulaisune glace et j'ai dit oui parce que j'aime bien les glaces.Et après on est revenu à la maison et heureusement on a pu se doucher.Parce qu'à la mer le truc que j'aime pas c'est qu'après, on a les habits quipiquent. Alors voilà on s'est douché mais juste Catherine et moi parce quepapa il aime bien quand il a les habits qui piquent. Il dit que ça lui rappellequand il était enfant. Moi j'ai voulu prendre ma douche avant Catherine etelle a dit oui. Heureusement parce que sinon je crois pas que j'aurais pas pume doucher à cause des saletés. Parce qu'avec ses cicatrices, et l'eauchaude et la mer, ça fait des réactions et après ça doit couler et c'est trèssale d'aller dans la douche après elle. Et puis après la douche je suis alléme promener dans le jardin avec Marcel. J'aime bien me promener dans lejardin de papi et mamie parce qu'on voit super loin, la mer et toute la villeen bas. On voit la route qui est à côté de la mer avec tout plein de palmiersau milieu. J'aime bien regarder les gens qui marchent et qui sont tout petit.Quand je ferme un œil je peux mettre les gens entre le pouce et l'index etça fait comme si je les écrasais. C'est comme si on écrasait des cafards.J'aime vraiment pas les cafards. Et en plus y'en a toujours tout plein àécraser.

29 juin 1987

J'aimerai bien habiter toute l'année à Cannes et pas juste pendant deuxsemaines en é té . Mais y 'a quand même beaucoup de gens ic i ,heureusement la maison de papi et mamie est en haut de la ville. Papa ademandé à papi s'il y avait des écoles pour moi ici. Ils en ont parlé dans lasalle où papi range tous ses livres. Et des livres, il en a vraiment beaucouppapi, plus que le docteur Poiré même.Je les ai entendus en parler comme ils font des fois papa et Catherine. Ilsparlent pas fort mais comme je suis jamais bien loin, j'entends tout ce qu'ilsdisent. Ils parlent de moi et de l'école où je vais aller en septembre. C'estbien, ça veut dire qu'ils ont tous compris que le collège, c'était pas uneécole pour moi. Maintenant ils vont peut être comprendre que ce qu'il me

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faut, c'est pas d'école du tout.

4 juillet 1987

Aujourd'hui on est allé voir les américains. Sur le port y avait plein degens qui faisaient la fête, avec des majorettes et un orchestre qui faisaitvraiment beaucoup de bruit. Et au milieu y'avait des gens déguisés avecdes casques et des maillots avec des numéros. Papa m'a dit que c'était desjoueurs de football américain. Il m'a dit que ces gens étaient contents etfaisaient la fête pour fêter l'anniversaire de leur pays, l'Amérique. En touscas ils ont l'air de bien s'amuser en Amérique, j'aimerai bien aller y voirmais papa a dit que c'était un peu trop loin pour qu'on y aille avant derevenir à Lyon. Dommage, j'aurais bien aimé voir à quoi ça ressemblait.Y'avait aussi plein de gens qui jetaient des confettis et des voituresdrôlement chouettes, super longues et qui brillaient. C'était vraimentchouette. Le seul truc pas terrible c'est qu'il y a pas eu de feu d'artifice.Alors après on est repartis et on est allé se baigner parce que la mer étaitjuste à côté. C'est le truc qui est bien à Cannes aussi ça, c'est que la mer esttoujours juste à côté de là où on est. Alors du coup pour se baigner c'estfacile.On voit tout le temps des gens en maillot de bains qui vont dans l'eau. Desfois y'a des bouées en forme de canard qui traversent la route et les genss'arrêtent parce que les feux sont rouges pour que les canards puissenttraverser. Et ça à Lyon on le voit jamais, les gens portent jamais desbouées en forme de canard. Par contre y'a des feux rouges à Lyon, y'en amême beaucoup, papa dit qu'il y en a trop et que tous ces bouchons, on vapas nous faire croire que c'est à cause qu'il y a pas assez de feux rougespour réguler la circulation. Papa dit : « je veux bien qu'on me prenne pourune vache à lait mais pas pour un con ! » mais j'ai jamais bien compris ceque ça voulait dire et papa a jamais voulu m'expliquer. Ou alors peut-êtrequ'il m'a expliqué mais j'ai rien compris. Des fois papa il explique deschoses mais alors c'est vraiment pas possible de le comprendre.

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6 juillet 1987

Ce soir, pendant qu'on mangeait, Catherine a dit : « Benjamin semblebien ici, en tous cas il est adorable depuis que nous sommes arrivés » etpapa a dit : « C'est vrai Benjamin, ça te plaît d'être ici ? » J'ai pas répondutout de suite parce que je mangeais et que j'en avais plein la bouche et quemaman me disait tout le temps de pas parler avec la bouche pleine. Maisdès que j'ai eu fini d'avaler j'ai dit : « Oui, on est bien ici » et puis jepensais « Peut-être que les militaires ont perdu notre trace » mais je l'aigardé pour moi. A la place j'ai juste dit : « Maman aurait bien aimé êtrelà » et tout le monde m'a regardé comme si j'avais dit je voulais mangerMarcel vivant.Marcel aussi d'ailleurs m'a regardé mais je crois pas qu'il ait pensé la mêmechose. Il est pas idiot, lui. Papi a regardé Catherine et il a dit : « Je suisvraiment navrée Cathy chérie, ce doit être si dur pour toi après tout ce quetu as déjà traversé... » et Catherine avait les yeux tout rouges mais y'avaitmême pas de larme. Papi m'a dit : « Benjamin, et si tu allais faire un touravec Marcel dans le jardin ? Il faut profiter du jardin parce que nouspartons demain ». J'ai dit que oui, je voulais bien sortir le chien. Mais enfait je savais très bien que ce que papa voulait c'était se débarrasser de moipour dire des choses méchantes sur moi. J'ai longtemps cru que papa étaitpas comme tous les autres et qu'il était avec moi mais maintenant j'aicompris. Il est dans le coup avec les militaires qui ont tué maman et il estavec les docteurs. Ils veulent faire croire à tout le monde que je suismalade et comme ça ils se disent qu'ils pourront me tuer et faire disparaîtremon corps et que ça étonnera personne. Parce que comme tout le mondesaura que je suis malade, ils se diront que c'est la maladie qui m'a tué. Papaétait pas comme ça avant. C'est pendant la maladie de maman qu'il a dûchanger, il a dû attraper des microbes à l'hôpital quand on allait voirmaman. C'est ça qui l'a fait devenir comme ça. Et puis cette nouvellefemme là...

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Pourtant c'était drôlement propre à l'hôpital et dommage que ça soit siblanc parce que ça m'aurait bien plu sinon. Maman était allongée et elleavait un chapeau blanc sur la tête mais on voyait pas ses cheveux parcequ'elle en avait plus. Et il y avait des gens qui nettoyaient partout, et puisdes gens avec des masques sur la bouche et sur le nez aussi.Mais eux ils venaient pas dans la chambre de maman, parce qu'ils avaientrien à y faire. Et là pendant qu'on allait voir maman, je crois bien que papaa dû respirer des microbes et que c'est ça qui l'a changé. J'ai lu dans unépisode de "X-Men" que parfois ça arrivait chez les gens et qu'ilsdevenaient des mutants, ça veut dire que les trucs qui composent leurscorps se mettent à changer. Ils sont alors récupérés par Magnéto qui lesprend dans son équipe de mauvais mutants qui veulent détruire l'espècehumaine. Alors tout est clair et ce que je croyais au début, c'était vraifinalement : le docteur Poiré c'est bien Magnéto. Il est malin parce qu'il afait semblant d'avoir un rhume pour pas que je le soupçonne mais il avaitlu dans mon journal que j'avais compris. Il a bien failli m'avoir mais c'estnormal il est super fort, il peut contrôler l'esprit des gens et des fois mêmeles "X-Men" se font avoir. Heureusement que j'ai tout compris. Ca fait unpeu peur tout ça parce que demain on repart à Lyon et ici je me sentais unpeu plus en sécurité. Si on revient à Lyon ça veut dire que je vais devoirretourner voir Magnéto mais je veux pas qu'il puisse lire mon journal parceque cette fois ça voudra dire qu'ils feront tout pour m'éliminer. Je suisdevenu trop dangereux. Tant que j'avais pas compris pour papa, je risquaisrien. Je me demande si je dois aller voir la police et leur dire. Mais lapolice c'est l'armée et ils sont tous dans le truc. Celui que je devrais trouverc'est le professeur Charles-Xavier, le chef des mutants qui sont bons. Maisje peux pas savoir où il est, alors que lui il pourrait me trouver parce qu'il aun appareil pour trouver tous les mutants dans le monde. Il appelle ça le"Cérébro" et ça doit être vachement bien.Voilà, papa est contre moi lui aussi et ça c'est pas une bonne chose parceque ça veut dire que je suis cerné. Il faut que je trouve comme m'échapperdes militaires et de Magnéto, de papa et de Catherine. Enfin je vais allerdormir et j'aurais trouvé une solution demain avant qu'on parte. C'est pascomme à l'école, je trouve toujours des solutions quand il y a desproblèmes. Faut juste que je dorme.

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7 juillet 1987

Ce matin je me suis levé comme d'habitude, je voulais pas qu'ils sedoutent de quelque chose. J'ai pris mon petit déjeuner avec du chocolat etdu lait et j'ai donné un peu de mes croissants à Marcel parce qu'il a pasl'habitude d'en manger quand on est à Lyon. Et que quand même c'estdrôlement bon les croissants surtout ceux que mamie achète, ils sont purbeurre et quand on les mange y'a des bouts qui fondent dans la bouche.Marcel aime bien les croissants, il est pas bête Marcel. D'ailleurs je medemande si ça existe aussi les mutants chez les chiens. Alors après avoirdéjeuné je suis monté dans la chambre où je dors et j'ai préparé mesaffaires parce que papa a dit qu'on partait à dix heures. J'ai pas beaucoupdormi cette nuit parce que je voulais trouver une solution. Et je l'ai trouvée.Ils seront drôlement étonnés de comment j'ai pu leur échapper. J'ai déjàtout repéré, depuis longtemps même. Je vais finir de préparer mes affaireset puis je vais leur dire que je vais attendre dans le jardin. J'aime beaucouple jardin alors ça les étonnera même pas. J'aime bien les fleurs et les arbres,ça me fait du bien de les regarder. Alors ensuite je marcherai jusqu'au boutdu jardin, là où il y a le mur de la maison et je monterai dessus.Et là il y a toute la colline avec des rochers dessous et le port tout en bas.C'est haut et je crois que je pourrais mourir assez vite. A cette hauteurnormalement on meurt, sauf si on est un super-héros mais moi j'en suis pasun. Et là je leur échapperai vraiment parce qu'en plus de pas revenir à Lyonvoir Magnéto, je retrouverai maman. Voilà, c'est exactement comme çaque ça va se passer.

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15 septembre 1994

Sept ans ! Sept putains de longues années, voilà ce qu'il m'aura fallupour sortir du trou noir. Alors donc voilà, c'est reparti pour un tour. Je nesais pas combien de temps exactement il me reste. Sacrée chute quandmême... Une chute qui ne semblait jamais s'arrêter et l'air qui se raréfiaitcomme je m'abîmais dans les strates de la Terre. Ah ça on peut dire que jeleur échappais aux hordes de loups qui en avaient après moi. Et quoi demieux que de mourir pour échapper à ses assassins ? Sept ans après, je neregrette pas mon geste même si ça a fait drôlement mal. Quand je suisarrivé en bas de la colline, je devais pas avoir belle figure. J'étais brisé departout, colonne vertébrale détruite, fractures du bassin, des jambes, desbras, je vais pas faire l 'inventaire complet parce que ça frôleraitl'impertinence. Bonjour monsieur coma, je m'appelle Benjamin, j'ai onzeans et je voudrais bien que vous me lâchiez la grappe, que je puisse crevertranquille. Ah ! Sûr qu'il a dû tirer une drôle de gueule quand il m'a vuarriver.

16 septembre 1994

Sauf que voilà, aujourd'hui j'ai dix-huit ans et je suis revenu de cettevisite. Il m'a fallu un peu de temps, c'est sûr. Parce qu'on en revient pascomme ça, en claquant des doigts. Pas question de prendre le bus non plusparce que là-bas, il n'y a pas d'arrêt de bus, il n'y a que des arrêts de mort.Et pourtant je l'ai désirée, oh comme je l'ai désirée cette maquerelle vieillecomme le monde. J'aurais tant voulu qu'elle descende de son char pourvenir s'occuper de moi.

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Danse pour moi dame la faucheuse, montre-moi ton nombril trou noir etfais-moi la danse du ventre que je vois le désespoir du monde dans le refletde tes os de poussière ! Putasserie sans nom, je t'aurais craché à la gueulequand j'ai ouvert les yeux et que j'ai vu les néons, lumière affreuse,blancheur laiteuse agressive avec dans le scintillement toute l'insupportablesuffisance de l'homme...

18 septembre 1994

Aujourd'hui j'ai dix-huit ans et je peux manger et boire tout seul. Maisça n'a pas toujours été aussi facile. Avec la mâchoire explosée comme unevieille pastèque tombée du troisième, je ne pouvais me nourrir qu'avec unefoutue paille. Bouillie merdique que m'a servie une infirmière acariâtreavec, en guise de jambes, des jambons roses montés sur ressorts mous. Sûrqu'avec ça sous les yeux, on risque pas de s'étouffer à boire de travers.Bouillie merdique que j'ai du téter pendant des mois comme un nouveauné. Et pendant ce temps, les médicaments pour oublier les os brisés dans ledos, dans le cul, dans les bras... Avec les jambes paralysées, je sentais pasmes fractures, c'était déjà pas si mal. Je pouvais me concentrer sur cellesdes bras et regarder mes mains atrophiées, rabougries comme les serresd'un oiseau crevé. Saloperie d'hôpital, avec tous ces vieux dans les couloirsque j'entendais tousser. Et quel horizon ! Une fenêtre grise semaine aprèssemaine, mois après mois, merci les usines du coin pour vos fumées enguise de barreaux. Restait la télévision pour penser à autre chose, un peu.Et puis les médicaments pour dormir qui faisaient leur boulot et alorsl'image se brouillait, tout se mettait à tanguer et là c'était vraiment bon.C'était le seul moment vraiment bon, ce moment où tout basculait et qu'ons'en allait pendant un moment. Comme une conditionnelle au petit matinavec retour programmé à la prison lorsque le soir tombait.

20 septembre 1994

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Finalement c'est William Golding qui m'a sauvé. Mon père avait trouvéson bouquin « Sa majesté des mouches » dans ma chambre et il me l'aapporté un jour de visite à l'hôpital. Alors je l'ai relu, tout simplement.Parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire et que pas bête, mon père savaitqu'il valait mieux me donner ça qu'un "Strange". Et après j'ai demandé àlire d'autres bouquins et c'était parti. Ce n'était pas facile pourtant avec mesdoigts brisés et mes poignets déchirés. Ca me faisait trop mal. Alors destypes sont passés étudier la question et on m'a installé une planche avec unélastique transparent pour caler le bouquin et une baguette dans la bouchepour tourner les pages. Un peu plus tard à la télévision j'ai vu qu'un célèbresavant qui utilisait le même système parce qu'il était atteint d'une maladieévolutive qui le paralysait chaque jour un peu plus. Et ça m'a rassuré. Jeme suis dit que c'était drôle quand même que ce savant et moi, tellementnul en maths, on se retrouve avec la même baguette dans la bouche pourtourner les pages d'un bouquin. C'est là que j'ai compris que la mort n'étaitqu'une vieille pute bouffée par l'arthrose mais sûrement pas par lesremords. Et puis aussi qu'elle était dotée d'un sacré sens de l'ironie. Sacréefaucheuse, toujours prête à déconner ! Mais voilà, tout s'est plutôt bienterminé puisque je suis pas mort, finalement.Et à l'hôpital, malgré tout ce blanc qui me faisait vomir et toutes cesdouleurs, j'ai appris à connaître Hemingway, Steinbeck, Dostoïevski,Gogol, Saroyan, Kafka... Je suis devenu un lecteur accompli, passant d'unclassique à l'autre avec une aisance qui comblait mon père de bonheur. Ils'en est longtemps voulu car pendant ma longue absence à l'hôpital il a lumon journal et il s'est senti coupable de mon saut dans le vide. Maintenantje crois qu'il a fait la paix avec lui-même. Il paraît que le plus dur est fait :la sortie du coma et la rééducation puis l'acceptation du handicap. Moi j'enfiche de devoir circuler sur quatre roues au lieu de deux jambes. Et il m'afallu du temps pour récupérer mes mains. Bon, à choisir, je dis pas, biensûr mais voilà, c'est comme ça, j'ai essayé de fuir et on m'a retenu, j'y aiperdu deux jambes, le jeu en valait la chandelle. Inutile de regrettermaintenant, c'est trop tard. Alors j'ai accepté et je l'écris encore : si c'était àrefaire, je le referai.

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25 septembre 1994

Ce matin j'ai rendez-vous pour un travail. Mon père a des relations alorsforcément, ça aide pour décrocher des entretiens mais ça va en généralassez vite. Les types me posent des questions et en général ça se passe dedeux manières : soit ils me disent qu'ils sont désolés mais que je vais pasêtre assez performant, soit ils me disent qu'ils vont me trouver quelquechose, même s'ils doivent tuer père et mère pour ça. C'est comme si êtredans un fauteuil revenait à être un débile mental ou alors une pupille de lanation qu'il faut absolument aider.Je n'ai besoin ni d'injustice ni de compassion. Et ça, je crois pas qu'ilssoient prêts à le comprendre tous ces gars avec leurs tristes cravates etleurs vestes étriquées. Je ne demande pas la lune, pourtant. Enfin, on verrabien...

26 septembre 1994

J'ai pas eu le boulot, évidemment. Le plus difficile à encaisser, c'estquand j'explique au gars l'accident, les années de rééducation mentale etphysique, et qu'il dit que quand même, sans diplôme, je crois au père noëlsi j'espère trouver un job. A cet instant précis de l'entretien, je suisgénéralement partagé entre l'envie de rire et l'envie de meurtre. Et je nechoisis aucune de ces solutions même si la seconde me tente de plus enplus furieusement. Les types prennent des airs affectés, il faut les voirfroncer les sourcils, c'est tout leur foutu visage qui se met à se tordrecomme s'ils s'échauffaient pour un concours d'imitation de Jerry Lewis.Bande de mous du bide, je les méprise tous. A commencer par mon pèrebien sûr, ce gentil crétin qui s'imagine qu'on va m'ouvrir les portes dumerveilleux monde de l'emploi pour l'unique raison que je suis son filsrevenu d'entre les morts et de trois ans d'analyse chez un psy. Les hommessont comme les chiens : ils devraient jamais grandir. C'est maman qui

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disait ça et elle avait bien raison.

28 septembre 1994

Lorsque j'ai pu commencer à me déplacer, environ deux ans et demiaprès l'accident, je suis allé voir un nouveau psy. A l'époque je les appelaisencore des docteurs mais depuis j'ai appris à faire la différence. D'un côté ily a les psys qui s'occupent de l'intérieur de la tête et de l'autre il y a lesdocteurs qui s'occupent d'à peu près tout le reste. Avant mon saut dans levide, je n'avais jamais eu besoin d'aller voir un docteur ou alors quandj'étais nourrisson. Par contre des psys ça, j'en ai vu. Aujourd'hui je sais quemon père n'a jamais essayé que de me faire soigner et que ses intentionsétaient pacifiques envers moi. Il m'aura fallu du temps pour comprendreque mon père était bon mais il m'en aura fallu plus encore pourcomprendre qu'il n'était qu'un foutu imbécile. Pendant que j'étais à l'hôpitalavec le corps qui se prenait pour un container de verre pilé, deux ou troispsys se sont succédés à mon chevet. Parler, c'était à peu près la seule choseque je pouvais faire encore lorsque ma mâchoire est redevenue ce qu'elleétait avant. Pour écrire, ça a été plus long, beaucoup plus long, parce qu'enplus de ne plus pouvoir, je ne savais plus le faire. Ce n'était pas de bonspsy, tout juste de désoeuvrés psychologues qui avaient lu des bouquins depsychiatrie et qui essayaient de se convaincre qu'ils étaient passés de l'autrecôté de la ligne. Mais ils n'abusaient personne, à commencer parmoi-même. J'étais jeune mais je n'étais pas débile et je m'en rendais biencompte. Mais ça me faisait de la visite alors plutôt que de rester seul dansma chambre avec cette télé, pourquoi pas ? Ils me servaient de pausementale entre « L'adieu aux armes » et « Les âmes mortes ». Par contrequand je lisais « Les vertes collines d'Afrique » ou bien « Mort dansl'après-midi », je ne supportais pas d'être interrompu.Je pouvais lire un bouquin dans la journée, à condition que lesmédicaments ne m'abrutissent pas. Sinon je m'endormais et ma bouche netenait plus la baguette magique qui tournait les pages. Bref, tous ces types

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qui sont venus me voir m'ont plus tenu lieu de compagnie que de psy. Etdonc, deux ans après l'accident, je pouvais sortir de temps en temps pouraller voir un psy, un vrai cette fois. C'est un médecin de l'hôpital qui l'avaitconseillé à mon père alors il a organisé le rendez-vous en accord avec lessorties autorisées de l'hôpital et on y est allé. C'était un après-midi deprintemps et c'était de l'autre côté de la ville. Mais de toute façon quand onétait à l'hôpital, tout était de l'autre côté de la ville, à commencer par lamaison. On a pris un bus et c'était la première fois que je montais dans cetengin avec un fauteuil roulant. C'était vraiment la chienlit. Mais il faisaitbeau et j'étais vraiment content de sortir de ce foutu hôpital alors je mefichais des difficultés de déplacement. Et puis mon père était là à veiller augrain, à me pousser et à faire de la place autour de nous comme si son filsétait la huitième merveille du monde. La première fois que j'ai mis lespieds, ou plutôt les roues, chez madame Granger, je n'ai pas fait attention àses jambes. Je ne me souviens pas de ce qu'elle portait ce jour-là maisplusieurs mois plus tard aucun des détails de ses tenues vestimentaires nem'échapperait. Ce fut un bon psy, qui m'a aidé, le premier qui m'ait faitprendre conscience de quelques trucs. Mais la puberté a fait son boulot etdes trucs se sont remis à fonctionner à l'intérieur de ma vieille tête toutecabossée. N'empêche, mon père dit qu'elle a fait du bon boulot et pour unefois je suis bien d'accord avec lui.

2 octobre 1994

Quand je regarde Marcel, je me rappelle combien il a pu me manquerpendant tout le temps que j'étais à l'hôpital. Quand je suis revenu habiter àla maison, il s'était écoulé plus de deux ans et demi. En vie de chien, ça faitdix-sept ans. Dix-sept ans, c'est rudement long et c'est pour ça que Marcelm'avait oublié et qu'il ne m'a pas fait la fête quand je suis revenu. J'étaiscontent de rentrer à la maison, je crois. Mais maintenant il fallait sedéplacer dans un fauteuil et les choses n'étaient pas aussi simples qu'avant.Il a fallu aménager ma chambre au rez-de-chaussée et faire quelques petits

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travaux supplémentaires pour que je puisse avoir un minimum de confort.Quand on passe autant de temps dans un hôpital, on apprend à relativiser leconfort et à faire sans. Et puis Marcel est redevenu comme avant, oupresque, juste un peu plus vieux. Aujourd'hui il est encore plus vieux et ilne court plus partout comme avant. Il est comme moi, je suis un vieuxchien.

4 octobre 1994

Madame Granger avait des jambes spectaculaires et une façon de lesbouger qui l'était tout autant. J'avais quinze ans et mes hormones étaient enpleine ébullition. Et on n'a rien trouvé de mieux à faire que de m'enfermerdeux heures par semaine dans le bureau de cette psychiatre. Lorsque j'étaisà l'aise dans mon fauteuil, elle était assise sur un autre fauteuil face à moi,les jambes croisées et son bloc-notes sur les genoux.Je regardais ses jambes fines et longues, bronzées et musclées. MadameGranger faisait beaucoup de sport et elle avait même quelques coupes dansla bibliothèque derrière son bureau. Et puis je regardais, toujours du coindes yeux, sa poitrine qui semblait à l'étroit sous ses chemisiers clairs unpeu trop étriqués. Je voyais le renflement sérieux au niveau de ses seins etalors instantanément je me mettais à bander comme un cerf. Pendant lescinq premières minutes de l'analyse, je bandais dur. Et puis on commençaità travailler et ça passait. Parfois ça revenait en cours de séance mais le pirec'était au début. Je crois bien qu'elle s'en rendait compte et que ça lui faisaitplaisir. Elle était un peu nympho sur les bords la Granger. Si j'avais été à laplace de mon père, j'aurais essayé de me l'envoyer. C'est d'ailleurspeut-être ce qu'il a fait, il faudrait que je lui demande.

9 octobre 1994

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Reprendre l'habitude d'écrire sur ce cahier ça n'a pas été facile. J'avaisessayé l'été dernier mais y'avait rien qui venait, je savais pas quoi raconter.Faut dire que pendant un moment j'ai pas écrit, je savais même plus écrire !Alors j'ai appris à nouveau et le plus drôle c'est que mon écriture n'est plusdu tout la même qu'avant. Pendant tout le temps que je voyais madameGranger, j'ai continué ma rééducation à l'hôpital. Et je n'avais plus àprendre tous les médicaments parce que ça me faisait du bien de parleravec madame Granger. Passées les cinq minutes d'introduction, on faisaitdu bon travail elle et moi. Après l'accident je n'ai plus du tout entendumaman me parler, plus d'histoires de limbes et de messages de l'au-delà.Je ne pensais plus trop à ces histoires de meurtre et j'ai laissé Catherinetranquille, enfin je crois. Et puis tout est revenu, comme ça, d'un seul coupavec toute les effluves qui vont avec, comme un vieux fromageoublié qu'on remet sur la table. C'était quelques mois après l'accident ; jeme suis souvenu. La mémoire, quand même, c'est quelque chose ! MadameGranger m'a aidé à ne plus avoir peur de mes cauchemars et à bien dormir.C'était la première étape vers une amélioration. Parce qu'à cette époque jene dormais presque plus. Chaque nuit je faisais le même cauchemar,toujours à la même heure, vers deux heures du matin. Dans ce cauchemardes militaires venaient me lacérer les seins avec des lames de rasoir. Ilstranchaient mes tétons et quand ils les arrachaient de ma peau, ça faisaitdes courants d'air glacial. Alors ils jetaient les morceaux à leurs chiensmais leurs chiens à têtes de diable, c'était des chiens rouges et dans leursyeux, il y avait des lueurs d'apocalypse. Après ce cauchemar je ne pouvaisplus me rendormir alors je lisais. C'est à ce moment que j'ai attaqué lalecture de Boulgakov et d'Isaac Babel. J'ai relu « Cœur de chien » et« Récits d'Odessa » une bonne paire de fois durant ces insomnies. Je croisque je n'aurais pas pu supporter tout ça sans la lecture. C'est là que je mesuis dit que quand j'aurais retrouvé l'usage de mes mains je me lanceraidans l'écriture. Je me souviens avoir demandé à mon père ce qu'il fallaitfaire pour devenir écrivain. Il m'a regardé, ses yeux ont fait des ricochetsdans ses orbites et il m'a dit : « Et bien il n'y a pas besoin de faire d'étudeparticulière, ce qu'il faut c'est du talent et de la chance. Il n'y a aucuneformation pour devenir écrivain. Je suppose qu'on a ça dans le sang oupas... » Le sang n'a rien à voir là-dedans, je veux dire le sang au sens

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littéral du terme.Mais je me souviens m'être dit qu'avec le retard que j'avais à l'école et lepeu d'intérêt que je manifestais pour les études, le métier d'écrivain meparaissait une bonne idée. J'allais devenir écrivain et puis l'affaire étaitentendue, pas besoin de revenir dessus. J'ai annoncé la nouvelle à monpère. Il a regardé le fauteuil roulant, ses roues en caoutchouc gris et lamarque de mes fesses sur le siège. Il a regardé le lit où j'étais allongé et lafoutue baguette magique fichue au coin de mes lèvres pour tourner lespages. Il a regardé mes mains atrophiées et amnésiques et les cicatrices surmon crâne rasé. Il a regardé le vautour cassé qui lui servait de fils et il aéclaté de rire. Il a explosé de rire comme une baudruche vulgaire et sansâme.

15 octobre 1994

Encore un entretien, cette fois c'est dans le centre ville de Lyon et làc'est déjà pas mal. Même si le boulot ne donne rien d'intéressant pour moije pourrais toujours aller me balader. Il y a de grands trottoirs pour allerlà-bas et il fait un temps superbe. On ne se croirait pas à Lyon. Alors jevais voir ce dont il s'agit. D'après ce que mon père m'a dit, c'est un boulotde saisie de données sur informatique. C'est donc un truc complètementcon et qui n'apporte strictement rien mais bon, ça ou autre chose...

19 octobre 1994

J'ai planté l'entretien et en beauté ! De toute façon je m'en foutais je nevoulais pas de ce poste à la con. Mon père n'a rien trouvé de mieux à faireque de me dire que je devais trouver un job pour noël. Il m'a dit que j'avaisassez glandé et que si je ne me prenais pas en main pour décrocher un jobd'ici noël, il me foutrait dehors. J'ai dit « Chiche ».

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22 octobre 1994

Les cauchemars ont recommencé. Cette nuit, pour la première foisdepuis plusieurs mois, je ne sais plus depuis quand, peut être leprintemps ? J'ai fais un cauchemar au début de la nuit et après je ne savaisplus si c'était vrai ou juste un rêve. L'histoire ? La voilà... Deux vélos quiapparaissent en haut d'une colline avec deux silhouettes qui pédalentdessus. Les vélos approchent de plus en plus vite et lorsqu'ils sont sur moije me rends compte que ce sont deux gorilles. Sauf que ce ne sont pas desgorilles normaux, ce sont des gorilles avec des regards d'homme. Je pensequ'il s'agit de déguisements alors je les insulte parce qu'ils m'ont fichu latrouille. Mais là ils se mettent à méchamment grogner et ils lâchent leursbicyclettes et ils se frappent la poitrine en gueulant de plus belle. Là je neréfléchis plus et je m'enfuis en courant et derrière moi ils se lancent à mapoursuite en aboyant. Je cours pendant un moment, je cours entre desimmeubles qui montent très haut dans le ciel et dont les sommetsdisparaissent dans les nuages. Bientôt je sens une douleur dans mon ventreet puis une chaleur intolérable sur ma jambe et ça passe. Je me suis pissédessus mais je continue à courir.Et là j'entends des voix qui me guident et qui m'entraînent dans unlabyrinthe. Il s'agit d'un labyrinthe de murs couverts de graffitis et devieilles affiches publicitaires décollées. A cet endroit tout ce que je vois esten noir et blanc et il y a des taches sur l'image, comme une vieille photoqui a été abîmée. Les gorilles tombent dans le panneau et me suivent et jem'enfonce vers l'œil du labyrinthe. Je sens mes pieds qui se mettent àbattre dans l'air et je vois que je m'élève dans les airs. Gueulant toujoursplus fort, les gorilles s'arrêtent de galoper et ils me regardent leur échapper,fous de rage. Alors des militaires débarquent de nulle part, emmenés parDouble Face et Magnéto surgis de foutre Dieu sait où. Ils tombent sur lesgorilles et c'est une bataille rangée entre les hommes et les primates. Il y abeaucoup de sang et de cris, de fureur et de haine et je regarde tout çacomme en apesanteur, à une trentaine de mètres au-dessus du sol. Sous

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mes pieds, je vois les couteaux des hommes qui tailladent les poitrines desgorilles. Et dans une mer de sang dont le niveau ne cesse de monter entreles murs toujours plus étroits, je vois les bras armés des militaires quidécoupent les boîtes crâniennes des gorilles. Alors, dans un immense éclatde rire dont l'intensité semble pouvoir faire défaillir la lumière du soleil,Double Face ingurgite les cervelles des primates. A mes côtés, elle vient deme rejoindre. Maman. Elle me caresse tendrement le visage et elle mesourit. Il n'y a que le reflet du carnage tout proche qui se reflète dans sesyeux couleur de ciel.

25 octobre 1994

Catherine et mon père vont partir une semaine au Maroc, et je vais doncrester tout seul dans la maison pendant ce temps. Il paraît que ça va leurfaire du bien. Moi je n'aimerai pas partir de la maison pendant unesemaine. Je suis bien dans ma chambre, j'écoute des disques et je lis desbouquins et je demande rien d'autre qu'on me foute la paix. Mon père nevoulait pas partir au début. Il avait peur que je ne prenne pas mesmédicaments. Et oui, mes médicaments ! Tous les jours, les petites pilulespour pas que les voix ressurgissent dans ma tête. Si j'oublie ça enfle et jerecommence à entendre maman qui me parle depuis l'autre côté. C'est pasque j'aime pas ça mais ça fait désordre, rapport à Catherine. Elle est sympacette Catherine et j'ai pas envie de lui faire de la peine. Ca fait un momentqu'elle s'est mise avec mon père maintenant alors j'essaye d'être sympaavec elle. Des fois je l'appelle "maman" mais c'est vraiment quand je suistrès content et qu'elle est très sympa. Et là faut voir le sourire qui s'arquesur son visage, c'est comme si tout son corps se mettait à vibrer. Y'a desgens qui attachent une sacrée importance à des petits détails comme ça.

29 octobre 1994

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Voilà, ils sont partis. J'ai cru qu'ils ne partiraient jamais. C'est lapremière fois depuis mon accident que je ne vais pas dormir avecquelqu'un d'autre pas très loin. Mon père et Catherine étaient là avant etaprès l'hôpital, jamais loin si besoin.Et à l'hôpital, forcément, c'était bourré de monde qui était prêt à se ramenerau pas de course au moindre cri que je poussais. Ca c'était bon. Attendre leplus sombre de la nuit, lorsqu'il n'y a plus aucun bruit, personne dans lescouloirs. Ca ronfle dans toutes les chambres et les infirmières de gardesomnolent dans leur local. Alors je prenais ma respiration et je me mettaisà gueuler le plus fort que je pouvais pendant très longtemps, jusqu'à ce quequelqu'un finisse par arriver. Et en général ça ne durait jamais bienlongtemps. Ca débarquait en force dans la chambre, façon charge de labrigade légère... Oh comme j'aimais faire ça ; ça m'occupait pendant toutesces nuits où je ne pouvais pas dormir. J'ai toujours eu un problème avec lesommeil et les médecins n'ont pas voulu me donner des somnifères. Depuisque je prends des médicaments pour ne plus entendre les voix, je dorsquand même mieux. Enfin, jusqu'à maintenant parce que ça recommenceun peu depuis quelques nuits. Et puis il y a les cauchemars aussi quireviennent. Les docteurs l'avaient annoncé, ils avaient dit que, peut-être, ilfaudrait augmenter les doses. On verra bien. Pour l'instant je suis biencontent de rester seul à la maison. Personne sur le dos pour me dire ce queje dois faire par rapport au boulot. Du boulot, ils veulent pas en donner àun handicapé... Alors je pourrais rester chez moi, à bouquiner et à écouterde la musique, ça serait pas plus mal. Et puis mon père a suffisamment depognon pour me garder ici jusqu'à la fin.

30 octobre 1994

Première nuit bien passée depuis un bail. Pas de cauchemar et presquepas de voix avant de m'endormir et puis aussi presque pas d'insomnie. Jevais passer la journée à lire Stevenson et puis après on avisera. Je pense

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que mon père va me téléphoner dans la journée pour voir si tout se passebien. Il sait très bien que je suis capable de me débrouiller tout seul mais ilfaut quand même qu'il fasse comme si j'étais encore un gosse. Mon pèreest persuadé que je suis encore un gamin et c'est grave. Je suis alléplusieurs fois voir des psys et je les aime bien mais quand même je penseque mon père devrait aller en voir un lui aussi. Et pas vis à vis de moi,cette fois. Parce que pendant ma rééducation il est venu souvent etCatherine aussi, on a discuté pendant des heures avec des psychiatres etmoi ça ne m'intéressait pas beaucoup. Mais bon, quand même, y'en avaitparfois des bons et mon père a un problème vis à vis de mon âge. Il faudrabien qu'il accepte un jour que j'ai dix-huit ans. Je suis majeur aux yeux dela loi mais pas aux yeux des casinos. De toute façon je suis pas fan descasinos. Enfin, je crois...

31 octobre 1994

Cette nuit j'ai rêvé et c'était agréable mais je ne me souviens plus dequoi il s'agissait. Je crois que ça avait rapport à madame Granger. Je croisme souvenir qu'elle était nue pendant une de nos séances. Mais ce n'étaitpas dans son bureau, il y avait des arbres exotiques et plein d'autres chosestrès étranges autour. Enfin, c'était agréable et j'ai bien dormi.

1er novembre 1994

Aujourd'hui c'est la Toussaint et normalement on va fleurir les tombesde ses morts. Les fleurs à apporter sont des chrysanthèmes mais je sais paspourquoi parce que les morts eux, ils s'en foutent pas mal que ce soit deschrysanthèmes ou autre chose. Mais tout le monde fait quand même pareil,c'est bien qu'il doit y avoir une raison. Maman, je ne sais même pas où elleest enterrée. Ca m'empêche pas de penser à elle mais quand même, mon

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père aurait pu me le dire. Certainement que c'est en Bourgogne, àl'occasion, j'aurais pu demander à pépé et mémé mais ils sont morts l'andernier. Forcément ils auront un peu de mal pour me le dire, maintenant.N'empêche que maman arrive bien à me parler, alors pourquoi les autres nele feraient-ils pas ? Par contre quand maman me parle, j'arrive toujours pasà lui répondre et ça c'est bien dommage. Parce que j'aimerai bien lui direqu'elle me manque.

2 novembre 1994

J'ai calculé que normalement j'aurais du passer mon baccalauréat cetteannée. Je veux dire, si j'avais pas eu cet accident et si j'avais été capable decontinuer à l'école, j'aurais du passer le bac cette année. Et à la place de çaje suis là, dans ce fauteuil, chez mon père, à attendre que les journéespassent. J'aimerai vraiment commencer vite à être écrivain mais je sais pasdu tout comment il faut faire. Le seul métier qui m'intéresse, il n'y aapparemment aucune formation pour l'apprendre.Et après Catherine me dit que je ne sais pas m'y prendre et que je ne suispas assez persévérant ! Mais j'aimerai bien qu'elle m'explique, elle,comment je fais pour être écrivain si personne ne peut m'apprendre ! Elleest bien gentille Catherine mais des fois elle m'horripile. Parfois je me disque je lui casserai bien sa sale gueule. Je sais que c'est mal de penser à deschoses comme ça mais c'est plus fort que moi. Je sais aussi que mon pèreest amoureux d'elle sinon elle habiterait pas avec nous depuis aussilongtemps mais je pense qu'elle a été trop gâtée par mon père. Il l'alittéralement pourrie. Je me souviens des premiers jours où elle est venuehabiter chez nous, après la mort de maman. Fallait voir comment mon pères'occupait d'elle. Toujours à ses petits soins, derrière elle, sans cesse prêt àse mettre en quatre pour elle, comme si c'était elle qui sortait de deux ansde cancer ; c'en était écoeurant ! Pas étonnant après que mon père et le psyaient voulu me persuader que Catherine était maman. Voilà quel a été leurobsession à eux tous, pendant toutes ces années !

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3 novembre 1994

Aujourd'hui on est sorti Marcel et moi. On est allé se promener au parcde la tête d'or. Il n'y avait pas beaucoup de monde et c'était très biencomme ça. J'aime beaucoup le parc à ce moment de l'année parce qu'il y aplein de feuilles mortes qui sont collées sur le goudron. Ca fait un tapis defeuilles et mon fauteuil se met à très mal rouler, ça déconne plein tubes etje peux gueuler pour une bonne raison. Parfois c'est comme si j'avais uncadavre à l'intérieur de moi et que tout ce que je suis n'était qu'uneenveloppe de peau recouvrant ce cadavre.Alors je me dis que si je pouvais gueuler très fort et suffisammentlongtemps, le cadavre pourrait finir par sortir. Mais jusqu'à maintenant j'airien vu venir. Marcel est sympa, il dit rien mais je vois bien à la façon qu'ila de me regarder qu'il comprend bien.

Marcel est un vieux chien maintenant mais ça ne semble pas l'inquiéteroutre mesure. Je suis sûr que Marcel est un chien un peu con mais je l'aimebien quand même. Quand on croise d'autres gens avec des chiens, parfoison discute et parfois non. En général j'aime pas trop parler le premier et siles gens en face veulent pas parler, alors on parlera pas, parce que moi jedirai rien. Faut dire que j'ai pas trop l'habitude de discuter avec les gensparce qu'en général chez moi il n'y a pas grand monde qui vient. Depuismon accident, mon père et Catherine ne sortent pas beaucoup et nereçoivent pas d'amis. Je me demande même s'ils en ont mais apparemmentoui, quand même. Mais pas moi. J'ai jamais eu d'ami mais c'est juste parceque j'étais pas très doué pour l'école et puis il y a eu cet accident. Alors onserait dans un mélo ou un bouquin à l'eau de rose, je pourrais inventer quej'ai rencontré des jeunes comme moi à l'hôpital, et qu'on est devenus amis.Peut être même qu'il aurait pu y avoir un parfum d'amourette entre moi etune fille qui aurait eu elle aussi la colonne vertébrale brisée. Sauf quevoilà, je n'ai rencontré ni ami ni amante et la seule personne qui aitintriguée ma sexualité ce fut ma psychiatre. Et je pense que c'est mon pèrequi l'a sautée. Il faut dire les choses comme elles sont. Sinon ça ne sert à

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rien de les dire. La vie n'est pas un roman et la mienne encore moins, toutjuste un carnet dont je ne suis plus tellement persuadé du sens qu'il peutrevêtir.Après toutes ces années lorsque je pioche au hasard des paragraphes de cejournal, je ne comprends toujours pas la finalité de ma vie.

4 novembre 1994

Dernière journée de solitude. Demain mon père et Catherine reviennentdu Maroc et les choses reprendront là où on les avait laissées, c'est à direnulle part. Marcel n'arrête pas de péter depuis ce matin. Mais j'ai bienvérifié : ses croquettes ne sont pas périmées. Alors, à quoi faut-il croire ?

5 novembre 1994

Il faut croire que les choses sont vraiment écrites. Hier j'écrivais "nullepart" et c'est bien là que les choses vont ou plutôt ne vont pas reprendre.Après le décollage à Marrakech, il y a eu un problème avec un desréacteurs de l'avion et ça a vibré et puis il y a eu un sifflement et uneexplosion. C'est ce qu'a déclaré un des rares survivants de l'accidentd'avion. Je ne sais pas si mon père et Catherine sont sur la liste desvictimes. La compagnie a téléphoné tout à l'heure et ils m'ont dit qu'ilsrappelleraient s'ils avaient du nouveau. Je leur ai demandé à quelle heureils pensaient rappeler mais ils n'ont pas répondu.

6 novembre 1994

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J'ai eu la confirmation ce matin seulement. Le téléphone a sonné à huitheures et je buvais mon chocolat. A l'autre bout du fil, c'était une femmequi avai t l 'accent i ta l ien et une voix sensuel le . El le a di t quemalheureusement, mon père et Catherine étaient sur la liste des victimes del'accident. J'ai dit okay et puis j'ai raccroché le téléphone. Alors j'ai regardéMarcel et je lui ai dit : « Je crois qu'on est plus que tous les deux,maintenant » mais ça n'a pas eu l'air de beaucoup le faire réagir. Ce chienest décidément très con.

7 novembre 1994

Les services sociaux ont appelé dans l'après-midi. Ils ont demandé sij'avais besoin de quelque chose et m'ont dit qu'ils pouvaient me fournirtoute l'aide dont je pouvais avoir besoin. J'ai dit non merci. Je leur ai ditque j'étais handicapé et orphelin mais que je n'étais pas débile, que jesavais me préparer à manger, aller au lit tout seul et me torcher le cul sansl'aide de personne ; alors qu'ils aillent se faire foutre. Marcel m'a regardéd'une drôle de façon quand j'ai dit ça mais j'ai raccroché et j'ai rien ditd'autre. Deux heures plus tard c'est papi qui a téléphoné. Il m'a dit quec'était horrible ce qui venait d'arriver et il m'a proposé de venir mechercher à Lyon pour aller passer quelques jours à Cannes. J'ai refusé, jelui ai dit que je devais écrire mon roman et que je pouvais pas quitter Lyondurant les six prochains mois. Il a pas eu l'air de comprendre mais je lui aidit que c'était très important. Finalement il a dit : « bon okay » et c'était lapremière fois que j'entendais mon grand père dire quelque chose commeça.C'est bizarre des fois comme les gens font pas du tout les choses qu'onattend d'eux simplement parce que la situation est pas normale. J'ai promisque je rappellerais bientôt pour confirmer que tout allait bien et puis j'airaccroché. Ensuite j'ai demandé à Marcel si ça lui dirait d'aller sepromener. Je voulais voir les ordinateurs parce que pour écrire un romanaujourd'hui, la première chose à avoir, c'est bien un ordinateur. Alors onest allé au centre-ville dans les grands magasins pour voir les ordinateurs

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mais j'ai trouvé que c'était très cher alors on est rentré à la maison. Et là lalumière du répondeur clignotait et j'ai écouté le message. C'était le notairede mon père que je connaissais pas mais qui disait qu'il devait me voir auplus vite. Il disait que mon grand père devrait peut-être venir aussi maisque c'était à moi de décider. Et ça m'a bien fait plaisir d'entendre ça parceque pour la première fois depuis bien longtemps j'ai eu l'impression qu'onme prenait pour un adulte. Finalement je me demande si la mort de monpère n'est pas ce qui m'est arrivé de mieux depuis la mort de maman.Niveau deuil, je commence à en connaître un rayon, à commencer par celuide mes propres espérances. Alors j'ai rappelé le notaire au numéro qu'ilavait laissé et je lui ai dit que j'étais à sa disposition et que mon grand pèren'avait rien à faire dans l'histoire. On a convenu d'un rendez-vous puis j'airaccroché et là j'ai vu l'ordinateur portable de mon père sur le bureau. Jepense que là où il est désormais, il n'en aura plus guère l'utilité.

8 novembre 1994

Il paraît que quand les gens sont morts il faut rendre les corps auxfamilles. C'est mon grand père qui s'est chargé de l'identification des corpset qui a confirmé que ces deux morceaux de chair carbonisée, noirs etrabougris, c'était bien papa et Catherine. Enfin, j'imagine. Un corps, passéune certaine température, ça s'enflamme et ça brûle comme une brindillede bois sec. Par contre je pense que ça pollue bien plus que le bois.

9 novembre 1994

Maman m'a parlé pendant toute la nuit. Il faut dire que ça faisait unmoment qu'elle ne l'avait pas fait alors forcément, elle en avait des choses àdire. Elle était triste pour moi et elle m'a dit que maintenant il allait falloirque je me débrouille tout seul. Elle m'a dit qu'il fallait aussi que je pense à

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sortir Marcel souvent parce qu'il avait besoin d'exercice et qu'avec le parcjuste à côté, ça serait dommage de pas le faire. Elle m'a parlé de mon pèreet elle m'a dit qu'il n'avait pas souffert et qu'il était mort sur le coup. Ellene m'a pas parlé de Catherine, je crois qu'elle ne l'aimait pas trop mais c'estun peu logique, juste une question de jalousie féminine. Elle m'a aussi ditque je devais téléphoner à papi et aller le voir de temps en temps. Et puiselle m'a dit de ne pas me faire avoir par le notaire et de ne pas accepter s'ilessayait de me vendre des produits dont la date de péremption étaitdépassée. Elle m'a dit que les notaires essayent souvent de vendre des potsde peinture qui font des écailles ou alors des mandarines qui sont pourries,et toutes bleues à l'intérieur.Ensuite elle a continué à me parler pendant un moment de ce qui attendaitmon père maintenant qu'il était mort, toutes les formalités administrativesque devaient remplir les morts, et tout le retard de paperasse qu'il y avaitdans les limbes. Et puis ensuite j'ai entendu Marcel qui grattait contre laporte. Finalement il est arrivé à ses fins et il est entré dans ma chambre, il asauté sur mon lit et il s'est endormi contre moi. Il est bien sympa Marcelmais il fait son poids et il m'écrasait un peu alors je l'ai poussé. Maiscomme j'étais réveillé j'ai pris un bouquin, un bouquin d'Orwell que je neconnaissais pas et j'ai commencé à lire. La lumière semblait gêner Marcelet là il a ouvert les yeux et il m'a dit : « tu crois pas que tu devrais dormirplutôt que de lire ? Il est deux heures du matin quand même... » Alors j'aidit que oui, peut être et j'ai éteins la lumière. Des fois y'a des choses quim'échappent et alors je me suis rendu compte que je n'avais plus demédicaments et qu'il fallait que je retourne voir le docteur pour mon bilanrégulier, ou supposé l'être.

10 novembre 1994

Journée chargée avec le notaire et le médecin. Et comme il a plu sansarrêt, j'ai pris le métro pour aller à mes rendez-vous. Le notaire de monpère m'avait bien expliqué son adresse et je l'ai trouvé facilement. Il fautdire qu'il a installé son étude à un endroit stratégique. Sur la presqu'île, à

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proximité de la place des Jacobins, là où il passe toujours un paquet demonde. C'est bien surtout que dans ce quartier, les maisons sont plutôtanciennes et on a souvent besoin de beaucoup de peinture pour lesrepeindre.Quand je suis entré dans la salle d'attente, il y avait une jeune femme bienroulée en jupe courte et en talons. Quand je vois des femmes qui portentdes chaussures à talons, c'est plus fort que moi, j'ai envie de leur casserleurs fichus talons. Un club de golf me paraît l'outil le plus approprié pourcela mais voilà, je n'en ai pas. Et en plus je ne pense pas en avoirrapidement car je n'ai pas prévu de me mettre au golf. Le notaire enrevanche, adore le golf et il a commencé par me parler de ça lorsque nousnous sommes retrouvés dans son bureau. Il m'a dit qu'il était en pleineforme et prêt à s'occuper très convenablement de mon dossier, parce qu'ilétait un professionnel mais aussi parce qu'il avait un tournoi amateur degolf l'après midi. J'ai dit que ça m'allait très bien du moment qu'on faisaitvite parce que j'avais un autre rendez-vous derrière. Alors il a prit une minedésespérée et il m'a dit : « Je comprends... Je sais ce que c'est de perdre sesparents, il y a toutes ces formalités administratives et on n'a pas trop la têteà ça... La mort est mon métier, disait Robert Merle... Et bien c'est un peu lamême chose pour moi, enfin, si on peut dire... Les comparaisons s'arrêtentlà, j'espère ! » Je n'ai pas vraiment compris ce qu'il voulait dire ni de qui ilparlait mais j'ai fait comme si, histoire de pas perdre la face. Je lui ai dit :« En tous les cas, pas besoin de me proposer un seul pot de peinture, jen'en prendrai pas. Et ma décision est irrévocable. » Le notaire m'a regardécomme si je venais de déféquer sur son bureau et puis il a secoué la têtecomme pour chasser une rêverie passagère. Ensuite il a commencé àm'expliquer plein de choses auxquelles je n'ai absolument rien compris. Ilparlait de capital, d'investissement et de placements, de taux d'intérêt et defrais de succession.La seule chose que j'ai retenue, c'était que je me retrouvais avec un pognonmonstrueux. Mon père avait placé de l'argent à gauche et à droite et il nedépensait pas beaucoup. Sans oublier que mon grand père lui avait déjàdonné un bon tapis de départ. Le notaire me demanda si je voulais luiconfier la gestion de mon capital et là j'ai compris qu'il essayait de merefiler ses pots de peinture écaillée alors j'ai dit que non, que c'était mon

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grand père qui allait s'en charger pour moi. Le notaire a essayé de meconvaincre du contraire et puis on a fini par appeler papi et il a dit qu'ilserait à Lyon demain matin. Je crois que j'ai bien fait de changer d'avis etde prévenir papi... Ensuite j'ai dit merci et au revoir au notaire, j'ai croisé lafille aux talons et je les ai regardés avec envie et puis je suis sorti, directionle docteur.

Le docteur m'a fait attendre une demi-heure puis il m'a reçu dans sonbureau et il m'a fait faire plein de tests, il m'a posé des questions et il aécrit sur son cahier. Il m'a demandé comment ça se passait avec l'accidentet le décès de mes parents. Je lui ai dit que maman était toujours là, qu'ellene m'avait jamais quitté et qu'elle venait souvent me parler. Je lui ai ditaussi que je ne pensais pas que mon père viendrait le faire parce que cen'était pas son genre. Ensuite je lui ai parlé du notaire et des talons de lafille qui travaille pour lui. Il m'a demandé ce que m'inspiraient ces talons.Je lui ai expliqué le coup du club de golf et comment j'aimerai briser cestalons, à elle mais aussi à toutes les autres. Je rêve d'un monde sans talons,d'un monde qui reposerait uniquement sur des chaussures à semellesplates. Il m'a demandé ce que je serais prêt à faire pour atteindre ce rêve etlà j'ai compris qu'il essayait de me piéger.Je veux bien être un adolescent perturbé, c'est un euphémisme ; mais je nesuis pas un imbécile pour autant. Alors j'ai parlé des pots de peinture. J'aidit qu'à mon avis, si la peinture se déversait dans la mer Méditerranée, aubout d'un moment, elle finirait bien par arriver chez mon grand-père et magrand-mère. Le docteur a hoché la tête et il m'a demandé de lui parler demes grands-parents. Il m'a demandé ce que je penserais d'aller vivre là-basquelques temps. Il m'a dit que le deuil n'était pas une chose facile, surtoutpour un jeune comme moi. Alors j'ai dit qu'on pourrait en reparler avecmon grand-père puisqu'il venait sur Lyon demain. Le docteur a dit« Chiche » et on a tapé dans les mains comme les gars font dans les bars. Ilest bizarre ce docteur...

12 novembre 1994

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Hier mon grand-père est venu et il a passé la journée avec moi. On amangé des saucisses et des lentilles à midi et puis le soir une choucroutedans une brasserie immense à côté de la gare. Et puis il est reparti avec letrain du soir. Au milieu on est allé voir le notaire et le docteur et on abeaucoup discuté mais on n'a pas parlé de peinture ni de talons. Ce n'étaitdonc pas très intéressant et je les ai laissés discuter entre eux, je me suiscontenté de répondre aux questions qu'ils me posaient. Le problème dansces cas là, c'est qu'il y a toujours quelque chose de mieux à faire. Parexemple chez le notaire je regarde derrière le bureau, là où il y a labibliothèque remplie de dizaines de bouquins dans les tons de rouge. Et làje vois les bouquins qui se mettent à bouger et qui se battent.Ils ont des pieds et des mains minuscules, qui dépassent à peine de leurscorps rectangles mais ils se battent comme des chiffonniers. Parfois il y aun livre qui bascule et qui tombe mais sans le moindre bruit alors le notairene se rend compte de rien. Mais à chaque fois il y a sa secrétaire qui arriveet qui met de l'ordre. Elle se baisse et là je vois sa jupe qui remonte et sesbas et l'arrière de ses genoux, ses mollets et surtout ses chaussures à talon.Je crois que je me mords les lèvres parce que chaque fois que je repars dechez le notaire, j'ai un peu de sang sur les lèvres et elles me brûlent. Lasecrétaire elle, ça n'a pas l'air de la déranger. Au contraire, elle ramasse leslivres et leur explique qu'ils n'ont pas une bonne attitude et que c'est trèsmal de se comporter ainsi. Elle leur passe un chiffon sur la couverture etsur la tranche et ensuite elle les range à leur place, repasse un coup dechiffon sur les étagères et elle repart. Et c'est là, en général, je sens quedans mon caleçon, je suis tout trempé. Et j'entends la voix de ma mère quime dit qu'il ne faut pas que je me sente coupable, que ce n'est rien. Alors lenotaire me regarde bizarrement, comme s'il se doute de quelque chose maissans qu'il sache très bien de quoi il s'agit. Heureusement que chez ledocteur il n'y a pas de secrétaire en talons. C'est ça qui est bien dans leshôpitaux, les infirmières portent des chaussures plates. Par contre elles sontblanches et ça c'est moins bien. Chez le docteur, papi a dit qu'il voulaitbien que je vienne habiter à Cannes pendant quelques mois et le docteur adit que ce serait bien pour l'hospitalisation. Je n'ai pas trop aimé ça maispapi m'a dit que ça ne pouvait que me faire du bien, qu'on allait s'occuper

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de moi et que tout se passerait très bien.Il m'a dit que j'aurais une chambre rien que pour moi, avec tout le confort,la télévision couleur, un magnétoscope, et tous les romans que je voulais.Le docteur a dit qu'il ne s'agissait pas d'un hôpital comme les autres maisd'un centre de soins pour les gens comme moi, avec uniquement dupersonnel spécialisé. J'aurais même une infirmière rien que pour moi quis'occuperait de moi en priorité et je pourrais lui demander de m'aider. Audébut je voulais pas être hospitalisé. Mais je me suis vu dans un lit avecdes télécommandes pour incliner la tête ou les pieds, ou même les deux, etpuis des bouquins sur la table de nuit. Je me suis dit que ce serait peut êtrepas mal sauf que Marcel n'aurait pas le droit de venir. Et là le docteur asourit et il m'a dit : « Ce n'est pas un hôpital, ni même une clinique ; non,c'est un centre de soins spécialisé, c'est tout. Tu ne resterais pas là-bas toutle temps, rien que la semaine et le week-end, tu irais habiter chez tongrand-père et ta grand-mère. Nous nous sommes renseignés, il existe descentres très bien dans la région de Cannes. Mais comme tu es majeur, c'està toi de décider si tu préfères être ici. Ceci dit, rentrer chez toi le week-endtout seul, nous ne pensons pas que ce soit une bonne idée. Alors, tu vasréfléchir à tout ça avec ton grand père et vous me ferez savoir ce que vousavez décidé. En attendant je vais préparer ton dossier pour l'admission, quece soit ici ou à Cannes, mes confrères en auront besoin. » Et voilà, aprèsc'était terminé et mon grand-père m'a dit qu'on en reparlait par téléphonedans quelques jours quand il m'appellerait. Maintenant il paraît qu'il fautque je réfléchisse à ce que je préfère : aller à Cannes ou rester ici.

15 novembre 1994

Rester seul ici, c'est vrai que c'est plutôt emmerdant. Je veux dire, j'aipas de travail et j'arrive pas vraiment à en trouver. En fait, je crois bien quej'ai pas très envie de travailler surtout qu'avec le fric que mon père m'alaissé, j'ai pas besoin de travailler. Par contre j'aimerai bien écrire mais jesais pas trop sur quoi écrire. J'ai essayé de raconter des choses comme

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Stevenson avec de l'aventure et des choses exotiques, des paysages et toutça mais j'y arrive pas. Je commence à me dire que pour être écrivain il fautavoir voyagé et moi, à part la Bourgogne et Cannes, je connais pas grandchose. Et ça, ça me fiche le moral en l'air, plus que d'être seul avec Marceldans la maison.

17 novembre 1994

Finalement j'ai pris ma décision. J'ai demandé à Marcel ce qu'il enpensait, parce que je n'arrivais pas à décider tout seul. C'est vrai, ce n'estpas un choix des plus faciles. Mais je crois que je suis incapable de resterseul ici. A Cannes au moins il y a la mer et le soleil ; forcément c'est mieuxque pas de mer et de la pluie. Et puis Marcel était bien motivé à l'idéed'aller s'installer à Cannes. Faut dire qu'il aurait un vrai jardin pour lui,c'est autre chose que de devoir partager le parc de la tête d'or à Lyon...Comme ça, il pourra courir toute la journée s'il en a envie. Peut-être queMarcel a envie de se mettre à la course à pied, après tout, y'a bien des mecsqui en font, pourquoi pas les clébards ? Mais je crois surtout que ce quil'intéresse Marcel c'est le déménagement.Mais bon, je sais pas trop parce qu'il n'est plus tout jeune le Marcel...

Reste la question de la maison. C'est une grande maison et il y a plein demeubles qui valent cher, c'est ce que m'a expliqué papi au téléphone. Il adit que c'était à moi de décider parce que c'était ma maison maintenant. Ilm'a dit que lorsqu'ils seraient morts lui et mamie, j'hériterai de leurpropriété à Cannes car j'étais leur unique petit enfant et que c'était déjàentendu comme ça avec leur notaire. Alors du coup je pouvais faire commeje voulais mais peut-être que ce serait une bonne idée de vendre la maisonde Lyon et placer l'argent sur un compte pour que ça rapporte du pognon...Comme ça, si un jour j'en ai ma claque et que je veux être plus tranquille etvivre seul dans un appartement, je pourrais en acheter un sur Cannes... Etattention les prix ! Papi m'a dit qu'il ne comptait pas mourir de suite et çam'a bien fait rire. J'aime bien mon grand-père et, c'est vrai, ça m'arrangerait

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bien qu'ils ne meurent pas tout de suite avec mamie. Franchement, depuisquelques années, je trouve qu'il y a un peu trop de morts autour de moi.Peut-être que je porte la poisse ? J'espère que non, parce que cette seuleidée suffit à me faire douter sur le déménagement. Si je me pointe àCannes, que je m'installe avec eux et qu'ils y passent, comment on va bienpouvoir faire ensuite ? Surtout que le genre d'hôpital où ils veulent quej'aille vivre pendant quelques temps, ça me paraît bizarre. Je me suisrenseigné sur la question. Il est clair que le docteur me croit à moitié (ouplus ?) dingue. Il a pourtant expliqué à papi que les troubles psychiquesfaisaient partie même du processus d'adolescence.Il a dit que c'était leur absence qui était pathologique. Alors je necomprends pas pourquoi ils veulent me faire aller dans cet hôpital pouradolescents à problèmes. Ne nous voilons pas la face, c'est bien de celaqu'il s'agit.

23 novembre 1994

C'est le notaire de mon grand-père qui va s'occuper de la vente de mamaison à Lyon. Je ne suis pas encore habitué à dire "ma maison". C'estétrange mais pourtant c'est bien ce que c'est, ma maison. Je fais confiance àmon grand-père, je ne m'occupe pas du tout de la vente. Comme a dit magrand-mère en riant, tout ce que j'ai à faire, c'est de communiquer monnuméro de compte à la banque et de regarder grossir mon capital. Moi, çame va bien comme truc... Le déménagement non plus, je n'ai pas à m'enoccuper. La seule chose que j'ai à faire c'est de préparer les affaires que jeveux emporter à Cannes. Là-bas, il y a la grande propriété de mesgrands-parents, là où je vais habiter le week-end. Je vais avoir unechambre à moi alors je peux emporter pas mal de choses parce qu'il s'agitd'une grande chambre. Par contre, au centre où je vivrais dans la semaine,ça sera pas la même histoire. L'espace est compté, comme ils m'ont dit...

Alors oui, il paraît qu'il faut dire un centre et pas un hôpital parce quec'est la réalité. Maman est venue me voir la nuit dernière et elle m'a

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expliqué que c'était bien différent et que je n'étais pas malade mais juste unpeu perturbé. Elle m'a dit que c'était normal quand on se retrouve orphelin,fils unique et millionnaire à dix-huit ans.Tu m'étonnes !

25 novembre 1994

Voilà, j'ai terminé cette foutue liste de choses à emporter est prête. Elletient sur le lit de ma chambre. Mon grand-père doit venir me chercherdemain matin, ce qui veut dire que ce soir c'est la dernière nuit que je vaispasser dans cette maison. Ensuite elle sera vendue et je n'y reviendraijamais. J'espère que maman pourra me retrouver une fois que j'auraisdéménagé.

Marcel dort avec moi cette nuit, il n'a pas l'air dans son assiette depuisquelques jours, comme s'il ressentait quelque chose de pas normal. Il saitqu'on va déménager alors il ne devrait pas être stressé et pourtant il tourneet il se lève puis il se couche sans cesse, exactement comme quand quelquechose l'inquiète. Il faut des médicaments pour lui. J'espère qu'au centre jepourrais en récupérer et lui en donner. Le docteur m'a expliqué que c'étaitpour que je rencontre d'autres jeunes comme moi. Il m'a expliqué quej'étais trop angoissé pour mon âge et que j'allais rencontrer d'autres genscomme moi, en parler avec eux et puis des médecins aussi qui seraient làpour nous aider. Il m'a dit que les médicaments c'était super important pourles gens comme nous (comme nous qui, ducon ?) et qu'il fallait prendre cescachetons pour que ça nous aide à aller mieux et à être plus détendu. J'aiaussi demandé au docteur si je pouvais continuer à écrire mon journal. Jeveux pas me pointer là-bas et m'entendre dire que c'est pas le genre de lamaison, j'aurais l'air de quoi ? Heureusement, il m'a dit que c'était trèsconseillé, que d'écrire était la meilleure des thérapies et qu'il ne fallaitjamais que je m'arrête.Alors je lui ai dit que j'aimerai bien être écrivain et il a répondu que c'étaitune très bonne idée. Forcément... Et papi m'a dit qu'il serait très fier de moi

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si je réussissais à être écrivain. Bon, je voudrais pouvoir dire que je m'enfous mais ça m'a quand même bien fait plaisir de m'entendre dire ça. Ilsm'ont dit que pour être écrivain il fallait être bien et ne pas être tropangoissé. Alors pour cela il va falloir que j'aille dans ce centre pendantquelques temps et après ça ira mieux et je pourrais me mettre à écrire. Maisbon, je ne sais pas trop, quand ils disaient ça, ça sonnait drôlement faux ;ils avaient les yeux morts et quand on a les yeux morts, c'est qu'on ment.Du coup maintenant je suis inquiet par rapport à ce foutu centre où ilsveulent m'envoyer.

Mais maman vient me voir la nuit et elle m'explique que ça va me fairedu bien... Et maman, je sais qu'elle est avec moi, c'est bien la seule qui seratoujours avec moi. Tant que j'aurais ses visites pendant la nuit, je sais quetout ira bien pour moi. Je sais pas pour les autres gens mais apparemmentça marche pas avec eux le coup des visites la nuit parce que le médecin,quand je lui en ai parlé la première fois, il m'a dit que c'était dans ma tête.En fait, ces médecins c'est juste une bande de foutus merdeux jaloux.D'ailleurs le médecin n'a pas une secrétaire comme le notaire avec desjupes courtes et des talons. Et il est jaloux, voilà pourquoi il me dit quec'est pas bien que je balance la sauce dans mon caleçon quand la secrétairedu notaire nettoie ses livres et les range dans la bibliothèque. Maman elle,elle me comprend ; elle m'a dit que c'était normal et de mon âge. Ledocteur lui, il est trop vieux et trop jaloux pour s'en rappeler.Frustré impuissant facho aigri.

6 décembre 1994

Alors cette fois ça y est vraiment, je suis installé dans la chambre qui futcelle de mon père lorsqu'il était plus jeune. C'est marrant. Mais j'ai déjàoublié comment était la maison de Lyon. Je me sens bien ici, il fait moinsfroid qu'à Lyon et Marcel se sent bien aussi, il m'a dit que le jardin c'étaitquand même drôlement bien. Je dois aller au centre dans trois jours. Papiet Mamie font tout pour que je m'inquiète pas trop, ils n'arrêtent pas de me

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dire que tout va bien se passer. Ils sont gentils... mais parfois ils oublientque je ne suis plus un gamin. J'ai dix-huit ans, je suis majeur, je peux boirede l'alcool et fumer des cigarettes si j'en ai envie, ils ne peuvent pas m'enempêcher. Mais j'ai pas très envie parce que maman me dit souvent quec'est pas bien. En ce moment maman me parle chaque nuit, c'est aussi pourça que je me sens aussi bien. Je ne fais presque plus de cauchemar ou alorsje ne m'en rappelle plus. Papi dit que c'est grâce aux médicaments que jeprends depuis plus d'un an. J'aime pas trop prendre ces médocs parce queje sais qu'ils entrent dans ma tête pour m'aider à être plus détendu. Maisqu'est ce qui me prouve qu'ils ne vont pas aller voir ce qu'il se passepartout ailleurs, dans des endroits de ma tête qui ne les regardent pas ? Jesuis allé voir un nouveau docteur ce matin, avec papi. C'est lui qui vas'occuper de moi dans le centre où je vais aller vivre dans la semaine. C'estun type plutôt grand et assez gros, il porte une barbe et il a plein decheveux noirs.Il ressemble tout à fait à un docteur ; je pense que c'est un bon docteuralors ça me rassure un peu. Mais j'espère qu'il ne s'attend pas à ce que je luipermette de venir trifouiller dans mon cerveau comme ça. Je sais bien quec'est l'unique chose qui les intéresse, rentrer dans le cerveau des gens etprendre tout ce qu'ils veulent, mettre du désordre et voler les idées. Surtoutmaintenant que quand on me demande ce que je veux faire dans la vie, jeréponds que je veux être écrivain. Alors les docteurs se disent que je doisavoir plein d'idées et ils ne pensent alors plus qu'à une chose, m'ouvrir latête et me piquer mes idées... C'est dommage que Marcel ne puisse pasvenir me défendre, parce qu'il les empêcherait. Mais ils ne sont pas fous etils interdisent aux chiens d'entrer dans le centre, comme ça ils sonttranquilles.

10 décembre 1994

J'ai mal à la tête et j'ai envie de vomir. Je suis sûr que c'est à cause desnouveaux médicaments. Parce qu'ils me font prendre des nouveaux médocsque j'aime pas vraiment. Des fois je me réveille le matin et je suis super

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content (comme hier) et d'autres fois je me sens vraiment très mal. Je suissûr qu'ils essayent des produits sur moi, de toute façon comme mes parentssont morts, personne viendra gueuler si on me rend débile.

11 décembre 1994

Il faut que je me force à écrire tous les jours mais, depuis que je suis aucentre, j'en ai pas vraiment envie. Parce que les murs sont laids, et que lesnéons me rendent dingue, ils grésillent sans cesse et leur lumière me rentredans la tête et elle résonne comme le bruit que fait le cœur quand on estsous l'eau. On entend « boum boum » tout le temps et ça me faitbourdonner les oreilles et à midi j'ai vomis avant même d'arriver à lacantine. Alors on m'a ramené à ma chambre et on m'a fait allonger sur monlit et ensuite je suppose que j'ai dormi mais qui sait ce qu'ils ont pu mefaire pendant que j'étais endormi ? Je sais que c'est là qu'ils font leursexpériences, et qu'ils peuvent nous voler toutes nos idées.

12 décembre 1994

En ce moment, quand je me dis que je vais être écrivain, je me dis aussique je n'y arriverai pas. J'arrive plus très bien à écrire d'ailleurs et ça aussic'est à cause des médocs. Ils disent que c'est normal que je me sente pasbien, parce qu'ils ne me connaissent pas encore bien et qu'ils doivent faireles dosages pour trouver ce qui me convient exactement. Le gros médecinbarbu c'est le chef. Il s'appelle le docteur André et il a une vieille assistantequi porte même pas de jupes courtes mais de toute façon, elle est tropvieille. Je crois que c'est chez les notaires qu'il y a les meilleuressecrétaires. Ici je n'en ai pas encore vu une seule qui vaille le coup. Ensuiteil y a plein d'infirmiers, souvent ils sont grands et assez costauds, et il n'y apas beaucoup d'infirmières. En général ce sont des vieilles qui ont des

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lunettes et qui ont des gros bras et des grosses jambes.Dans le centre j'ai l'impression qu'ils prennent que des gens assez gros pourtravailler.

J'aimerai pas travailler ici parce qu'il y a beaucoup trop de blanc sur lesmurs. Je continuerai bien à parler des autres gens qui sont ici mais jerecommence à avoir mal à la tête et il y a deux loutres blanches qui sontentrées dans ma chambre alors il faut que je termine mon livre pourqu'elles partent. J'ai remarqué que les loutres revenaient toujours tant queje n'avais pas fini le livre que je suis en train de lire. Et les loutres sontinterdites dans le centre, comme les chiens. Ensuite ils vont me punir s'ilsles découvrent. Je veux pas avoir de problème, moi...

14 décembre 1994

C'est le week-end alors je suis chez mon grand-père et chez magrand-mère. Ils m'ont demandé comment ça s'était passé la premièresemaine alors j'ai dit « bien » pour pas qu'ils s'inquiètent. Parce qu'ils ontété gentils avec moi depuis que mon père est mort. Ils m'ont demandécomment étaient les docteurs et les infirmières et j'ai dit « sévères » et papia dit qu'ils savaient ce qui est bon pour moi alors il fallait que je les écoute.Mamie m'a demandé comment étaient les autres pensionnaires et j'ai dit« je sais pas » parce que j'ai parlé à personne. En fait pour l'instant je suisplutôt resté dans ma chambre mais j'ai compris qu'ils allaient pas melaisser tranquille comme ça tout le temps. La semaine prochaine déjà jecrois qu'ils vont m'obliger à aller voir les autres. Le centre, c'est pas aussidrôle que je croyais en fait.Dommage que Marcel puisse pas venir comme ça on pourrait jouerensemble, il pourrait manger les loutres et on oublierait tout le reste. Desfois je me dis que quand j'étais petit c'était plus facile et que si mamann'était pas morte à cause de son cancer, je serais pas obligé de vivre cinqjours par semaine dans un endroit tout blanc à devoir bouffer desmédicaments de merde roses et jaunes. J'emmerde les docteurs qui ont des

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poils et leurs secrétaires qui portent des pantalons !

15 décembre 1994

Le problème avec le week-end, c'est le dimanche. Parce que lelendemain le week-end est terminé et il faut retourner au centre. C'est justeça qui me gène avec le week-end. J'ai demandé à mon grand-père combiende temps j'allais devoir aller au centre et il m'a dit « pendant plusieursmois, jusque le temps que ça aille mieux ». Je crois pas que d'être là-bascinq jours par semaine ça va faire que je vais aller mieux. Et puis d'abordqu'est ce qu'on me reproche au juste ? J'ai dix-huit ans, je suis majeur, jepeux bien faire ce que je veux...

18 décembre 1994

Au centre ils ont commencé à préparer noël mais moi je suis pas trèsmotivé pour fêter noël. Fêter noël quand on est orphelin, ça n'a pas grandintérêt. Et puis quand je vois un sapin de noël je pense à la forêt et auxlimaces qui vivent dans les troncs, les mêmes troncs que ceux dont on sesert pour faire les lits. Au centre les lits sont faits avec des arbres boufféspar les vers et les limaces.Il y a des trous partout dans les pieds de mon lit et le matelas est trop mou,j'ai mal au dos le matin lorsque je me lève. Je leur ai dit mais ils m'ontrépondu qu'ils avaient pas assez d'argent pour réparer tous les lits del'établissement. Je leur ai répondu que je leur parlais pas de tous les lits,juste du mien, et que ça faisait une sacrée différence. Je leur ai dit que leslits des autres, j'en avais rien à foutre.

Alors pour les préparatifs de noël ils veulent décorer la salle commune,là où on se réunit entre nous et puis aussi la cantine. Ils veulent installerdes sapins et des guirlandes qui clignotent. Moi je leur ai bien fait

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comprendre que je ne les aiderai pas. L'intendant m'a demandé pourquoi jene voulais pas participer et je lui ai dit qu'il devait d'abord faire changermon lit. C'est là qu'il m'a dit pour le fric alors à la fin j'ai dit « je m'en fous,je dors avec les limaces et les vers qui sont dans le bois et je suisallergique. Je risque à tout moment d'être étouffé par ces saloperies et çasera votre faute. Lorsque je serai crevé à cause de vous, vous irez parler depognon aux autorités... »

20 décembre 1994

Dans trois jours on a une semaine de calme. Je veux dire par là que lecentre nous libère et qu'on va passer une semaine dans nos familles. Quandon reviendra il faudra écrire ce qu'on aura fait pendant les vacances et lelire aux autres. Je trouve ça un peu con, on a passé l'âge des rédactions surnos vacances mais ça me fera un peu d'entraînement pour écrire.Parce que le temps passe, je le sais et j'ai toujours pas d'idée pour monroman. Si seulement il y avait des gens intéressants au centre je pourrais enparler avec eux mais non, ce sont tous des connards. On est une trentainedans le bâtiment où je suis installé et y'en a pas un pour rattraper l'autre.Enfin, je sais pas vraiment parce que je leur ai pas encore parlé. Il y en a,ce sont encore des gamins alors je crois pas que je leur parlerai et y'en ad'autres ils doivent avoir mon âge. Mais eux ce sont les premiers à vouloirpréparer les décorations de noël et c'est bien ridicule. Il ne manquerait plusqu'on fasse une crèche et ça serait le bouquet. Jésus, Marie, Joseph, les roismages et les animaux de l'étable, le tout dans un centre pour adolescentsperturbés, ça aurait de la gueule ! Y'en a un qui dort dans la chambre à côtéde la mienne et qui a l'air moins con que les autres. Je veux dire, il resteplutôt tranquille et il est pas toujours fourré avec les autres. Je crois qu'ils'appelle Yan mais je suis pas vraiment sûr. Par contre il aime bien lireparce que plusieurs fois je l'ai vu avec un bouquin. D'abord c'était unbouquin de Jules Verne et puis ensuite un bouquin de James Joyce. Je croisque si je dois rester ici plusieurs mois, il va falloir que je discute aveccertains parce que sinon je vais devenir dingue.

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21 décembre 1994

Il y a une infirmière qui a arrêté aujourd'hui, à cause des cris de certainsde l'aile nord. Des fois ils se mettent à gueuler si fort que ça fait mal auxoreilles. Et cette infirmière était une nouvelle, mais elle aura pas tenulongtemps, elle est retournée s'occuper des vieux, c'est ce que m'a dit Yan.

Voilà, Yan c'est bien son prénom et ce qui est bien, c'est que lui, il sedébrouille pour être au courant de tout ce qui se passe dans le centre. S'il ya un seul gars à qui je dois parler ici, c'est bien lui. Ses parents sont deNice et il ne rentre chez lui qu'une fois par mois. Il m'a dit qu'il avait uncancer au cerveau et qu'il n'en avait plus pour très longtemps. Yan adix-neuf ans. Il se promène toujours avec un bouquin dans la poche et unrevolver en plastique. Il dit qu'il préfère être armé parce que si jamais lesindiens viennent attaquer le centre, il pourra défendre sa chambre. Yan m'adit qu'il avait plein de trucs dans sa chambre et qu'il laisserait jamais lesindiens l'attaquer. « Ils peuvent bien cramer tout le centre du moment qu'ilsme laissent tranquille dans ma chambre ». Il m'a dit aussi que peut-être, ilme montrerait tout ce qu'il cachait dans sa chambre. Mais pour ça, il m'adit qu'il fallait que je lui prouve ma loyauté. Il m'a fait jurer de l'aider àtrucider tout indien qui pointerait le bout de son sale scalp dans lesenvirons. Je comprenais pas trop ce qu'il voulait dire par là mais j'ai quandmême dit okay parce que j'aimerai bien savoir ce qu'il cache dans sachambre. Et puis après il s'est mis à neiger. C'était incroyable toute cetteneige qui tombait d'un coup de l'autre côté des fenêtres du centre. On étaittous dans la salle commune, et on faisait de la lecture avec José, qui estl'animateur de l'atelier lecture. C'est l'atelier que je préfère. C'est un petitqui a vu la neige le premier et il a gueulé « oh putain les gars, de la neige,merde alors ! » et alors tous se sont levés et ils ont couru jusqu'auxfenêtres. Y'en a même un qui est bien con et qui s'est fracassé le crânecontre la vitre tellement il voulait arriver vite.

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On a tous bien rigolé mais José faisait la gueule quand il a vu tout le sangsur la vitre et sur le front du gamin. Il a crié et il y a un infirmier qui estarrivé en courant et qui a dit de suite « c'est pas grave » alors qu'il avaitencore rien regardé. En fait je suis sûr que le gamin était déjà mort maisqu'il voulait pas nous le dire. Ils doivent mutiler ceux qui meurent et puisensuite il s'en serve pour des expériences ou pour des médicaments. Si çase trouve, les comprimés qu'on nous fait prendre sont fabriqués à partir desintestins des gamins qui se cognent la tête contre les vitres. Parce quecelui-là il l'avait pas fait exprès mais y'en a qui se foutent des grands coupsde tronche dans les murs juste pour essayer de se tuer. Faut être con quandmême. Là, je comprends pas pourquoi on m'a foutu avec tous ces débilesmentaux. Moi je lis Stevenson et je veux devenir écrivain et je suismillionnaire alors j'ai rien à foutre avec tous ces connards. Je veux pasqu'ils me parlent, je risquerais de devenir comme eux. J'en ai parlé avecYan quand il est revenu s'asseoir et il ma dit qu'il comprenait pas non plus.Il m'a dit que lui, il avait juste un cancer et que ça avait rien à voir avectous ces types. Il m'a expliqué qu'il avait une tumeur qui grossissait chaquejour et qui bouffait des morceaux de son cerveau. Alors un jour la tumeuraurait tout bouffé et il serait mort. C'était ce qui arriverait dans quelquesmois. Je lui ai parlé de maman et de son cancer et comment elle était morteet il était très intéressé. Il m'a dit que les militaires étaient toujours dans lescoups foireux et qu'un jour il faudrait bien qu'ils payent pour tous les coupstordus qu'ils nous avaient fait.

22 décembre 1994

Dans la chambre de Yan, il y a une armoire qui est beaucoup plusgrande que la mienne. Il la ferme avec un cadenas et personne d'autre peutl'ouvrir. On est allé dans sa chambre après le repas de midi et il m'ademandé de faire le guet à la porte pendant qu'il ouvrait son armoire. Dansle couloir, c'était calme, il y avait juste quelques gamins qui passaient detemps en temps, certains qui bavaient, d'autres qui gueulaient le truc

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habituel... Et alors Yan m'a appelé et il m'a montré plein de magazines,y'en avait toute une pile dans son armoire. A l'intérieur il y avait plein defemmes et d'hommes nus qui se montaient dessus. Yan m'a montré et il m'adit : « j'en ai plein, je peux t'en filer quelques uns. Moi je les planque ici, ilfaut pas que tu en parles sinon on va me les confisquer. Et adieu labranlette ! » J'ai regardé les magazines et partout il y avait des photos avecde la chair rose, des mains et des seins qui se touchaient, des bouches quiléchaient d'autres corps. Parfois on comprenait pas trop quoi appartenait àqui. J'ai dit : « ouais, ouais, je connais tout ça déjà ». Je voulais pas avoirl'air d'un gamin qui est pas au courant. Alors je suis ressorti et je suis allédans la salle commune. Je devais voir le docteur André pour mon bilanavant la sortie d'une semaine. Dès que je voyais une infirmière, jel'imaginais nue dans les magazines de Yan. Et il y avait toujours un oursqui traînait par là, un gros ours avec des lunettes de soleil et des restes desaumon entre ses crocs. Du coup quand j'ai vu le docteur André, lapremière chose que j'ai fait, ça a été de vomir. Ensuite, ça allait mieux.

24 décembre 1994

Avant de partir du centre, j'ai récupéré une boîte de médicaments pourdormir. C'est ce que les infirmières nous donnent quand des fois le soir onne parvient pas à s'endormir. Des fois ils nous donnent d'autres médocsdans la journée qui calment mais qui n'endorment pas. Ceux-là ils me fontmal à la tête et puis après en avoir pris, je peux pas écrire. Y'a les mots quis'embrouillent dans ma tête et je voudrais bien écrire mais j'arrive pas àaligner deux mots. Je crois bien que pour être écrivain ça va vraiment pasêtre facile. En tous cas pour noël cette année, je vais pas m'emmerder. Jevais avaler trois médicaments dans une heure, comme ça je dormiraijusqu'à demain et je serais pas obligé de me taper les conneries de mesgrands-parents avec la crèche, le sapin et les prières pour mon père etmaman. Maman.... Parlons-en ! Ca fait un moment qu'elle vient plus mevoir et me parler, comme si j'avais fait quelque chose de mal et qu'elle

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voulait me punir. Mais j'ai beau réfléchir, je vois pas du tout ce dont il peuts'agir. Ah ! J'entends mon grand-père qui débouche une bouteille de vin.

27 décembre 1994

Deux jours hors service ! Je crois que je me suis bien planté sur lesdoses de ces saloperies de médocs ! Et tous ces sinistres connards ont cruque j'avais cherché à me suicider ! Décidément je crois que ça n'a pas étéune bonne idée de venir habiter ici avec les deux vieux croûtons. Marcelest malade, il a vomi, comme quand il était plus jeune.Je crois que ce chien a un problème au foie. Il va falloir que je m'en occupeparce que mon grand-père comprendra jamais. Je connais mon chien enrevanche alors je sais quand il y a quelque chose qui va pas. Pas besoind'être vétérinaire pour comprendre qu'un chien qui dégueule souvent, c'estqu'il a un problème de foie et qu'il faut le soigner. Alors voilà, je vaisréfléchir à ça et voir comment je peux faire pour le soulager. Après tout, unorganisme de chien c'est pas bien évolué, par rapport à celui d'un homme.Et pourtant maintenant ils font des trucs de dingue avec le corps humainalors franchement, un chien...

31 décembre 1994

Le retour au centre a eut lieu plus vite que prévu, la faute à mongrand-père. Ce sale con perd rien pour attendre. Ils ont même pas voulum'écouter. Pourtant je suis sûr que j'avais réussi à guérir Marcel. J'avaisdécoupé le morceau de foie qui était malade et il ne restait plus qu'àrecoudre. Et c'est là que ma grand-mère est entrée dans la chambre. Elle apas supporté la vue du sang, c'est ça le problème avec beaucoup de gens :dès qu'ils voient du sang il faut qu'ils se mettent à gueuler ou à s'évanouir.Et c'est exactement comme cela que ma grand-mère l'a joué. Juste avant detomber dans les pommes, elle s'est mise à gueuler comme une truie qu'on

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égorge. Je savais que j'aurais jamais le temps de recoudre Marcel avant quemon grand-père débarque. Et ça n'a pas loupé. Il a roulé de grands yeux etil m'a attrapé le bras pour me prendre le couteau. J'ai crié que ces pauvresconnards de vieux ne respectaient rien et qu'ils devaient bien se douter qu'àcette heure de la soirée, je ne pouvais être qu'en train d'opérer.Et il faut vraiment être le dernier des connards pour entrer dans une salled'opération comme dans un moulin, la gueule enfarinée et les mains sales,avec des habits pleins de bactéries. Des fois, je vous jure, les vieux,faudrait tous les étriper. Maintenant je suis enfermé dans ma chambre, aucentre, et j'attends qu'on me file des médicaments. Ils m'ont enfermé dansma propre chambre, c'est pas croyable ! Ils peuvent toujours vérifier, ilsseront bien emmerdés quand ils réaliseront leur erreur. J'ai tous lesdiplômes et les certificats en règle pour opérer, et c'était une affaireurgente. Si j'avais attendu plus longtemps, Marcel serait mort, de toutefaçon. Une occlusion intestinale chez un chien de cet âge, ça pardonne pas.Au moins, j'ai essayé de le sauver. Et qui sait, sans l'intrusion de mesgrands-parents, j'y serais peut-être bien arrivé.

8 janvier 1995

Ils m'ont bourré de cachetons. J'ai compris ça. Je me souviens de rien.Heureusement qu'il y a mon carnet. Après avoir été enfermé, ils m'ontbourré de cachetons. J'ai du dormir je sais pas combien d'heures. J'ai malau crâne. Peut-être que la tumeur de Yan est sortie de sa boîte crânienne etqu'elle s'est glissée sous sa porte pour venir dans ma chambre et entrerdans ma tête. Je sais pas du tout comment se transmet une tumeur et c'estpas ici qu'ils vont nous l'apprendre. Ils préfèrent nous droguer pour qu'onse taise. Ce sont des pourris et il y a toujours un châtiment.

10 janvier 1995

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Je n'ai pas envie de lire. Le docteur André est venu ce matin et il m'ademandé si je voulais bien lui parler. J'ai dit oui. Il m'a demandé pourquoij'avais fait ça. J'ai demandé « ça, quoi ? » et il m'a dit : « Benjamin, tu aséventré ton chien et tu as découpé un morceau de son foie ! » J'ai regardéle docteur et il n'avait pas l'air du tout dans son assiette. Je lui ai demandéce qu'il avait et il a dit « tu m'inquiètes Benjamin... Tu est avec nous depuisun mois et alors que nous devrions voir des signes encourageants deprogression, c'est le contraire qui se passe avec toi ». J'ai dit que j'étaisdésolé mais que je n'étais pas responsable des cancers de Yan et de Marcel,et encore moins de celui de ma mère. Alors maintenant elle pouvait revenirme parler parce que merde, j'en avais marre d'être seul. Le docteur André anoté quelques mots sur son carnet et je crois bien que j'ai lu « régression »et puis il est parti.

11 janvier 1995

Le docteur André m'a demandé si je voulais bien lui faire lire monjournal. J'ai dit oui mais je regrette maintenant. Parce que Yan va se fairepiquer ses magazines. Et apparemment il y tient à ses magazines. Je saispas vraiment pourquoi, j'ai pas besoin de ça pour être excité. Mais je croisque sa tumeur, c'est ça qui l'oblige à avoir ces magazines. Peut être quemaman m'en veut parce que je n'en ai pas moi, de tumeur ? Il paraît quec'est une maladie très courante de nos jours, c'est une infirmière qui m'a ditça.C'est Brigitte, une infirmière très gentille qui s'occupe bien de nous. Elle aquarante ans et elle joue du violon, alors souvent elle nous donne des coursde musique et on apprend plein de choses. Moi j'aimerai bien jouer del'harmonica mais on n'en a pas ici, il n'y a que des vieilles guitares. Yan,lui, sait déjà jouer de la guitare. Quand il joue je vois les cordes quitremblent et il y a plein de souris qui sortent de l'intérieur de sa guitare.C'est à cause de la vibration des cordes, ça les dérange, ça les empêche dedormir alors elles quittent la guitare. Et les souris partent dans tous les sens

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mais personne ne s'en soucie. Brigitte est une femme qui n'a pas peur dessouris, c'est important pour une femme.

13 janvier 1995

Le docteur André a lu mon journal et forcément il a fait confisquer lesmagazines. Yan est venu me voir et il était très en colère. Il m'a poussé et ila commencé à me dire qu'il allait me tuer et il s'est mis à me taper dessus.Il m'a filé des coups de poing et des coups de pieds. Mais c'était dans machambre et personne ne nous entendait, et moi j'osais pas crier. Je sentaisle sang dans ma bouche et dans mon nez, ça piquait drôlement. Monfauteuil était bloqué contre mon lit et j'étais vraiment coincé. Yan, çan'avait pas l'air de le gêner beaucoup. Je savais que j'avais fais uneconnerie en parlant des magazines dans mon journal mais j'étais obligéd'en parler parce que c'était quelque chose d'important. Je le sens quandc'est important, c'est comme un sixième sens, comme le sens radar deDaredevil dont je lisais les aventures quand j'étais gamin.

Quand un infirmier m'a trouvé il m'a demandé qui m'avait tapé et j'ai ditque j'avais fais un cauchemar et que je m'étais fait taper dessus dans lerêve. Si j'avais des marques à mon réveil, c'était des stigmates comme ceuxde Jésus, parce que je vivais la passion du Christ. L'infirmier m'a regardé etil est parti. Ce soir je crois bien que je vais avoir droit à double dose decomprimés. Je commence à bien les connaître ces infirmiers, quand on leurrépond quelque chose qui ne leur plait pas, ils nous donnent double dose demédocs. C'est leur façon à eux de nous montrer qui commande au centre.

17 janvier 1995

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Mes grands-parents ne veulent pas que je rentre le week-end. Ils disentque pour l'instant je suis trop instable et même dangereux alors il vautmieux que je reste confiné dans le centre. Je suis très énervé mais avec lesmédicaments j'ai même pas envie de crier ni rien. A la limite si j'avais unrevolver (mais un vrai, pas comme celui en plastique de Yan) je les tueraien rigolant. Je suis sûr que je pourrais rire tellement que ça me feraittrembler et alors je les raterai. Ce serait dommage. Quand on veut tuerquelqu'un, il ne faut pas rire parce que si on rate son coup, on est unperdant et tout ce qu'on a fait jusqu'alors ne sert plus à rien. Et puis Yanm'a expliqué que les pistolets ça n'a rien à voir avec le revolver. La plupartdes gens confondent et emploient un mot pour l'autre sans se soucier desavoir s'ils se trompent ou pas. Voilà, les gens s'en fichent de bien parler etmoi j'aimerai bien écrire mais j'ai du mal, je dois réfléchir très longtemps,maintenant avant de savoir comment je veux finir mes phrases.C'est la faute aux médicaments, c'est le docteur André qui me l'a dit, il l'areconnu. Il a dit que ça agissait sur mon cerveau et c'est pour ça qu'il mefaut du temps pour choisir mes mots et les aligner sur le papier. Et des foisje mets un mot à la place d'un autre alors je rature et je recommence. C'esttrès fatigant. Et voilà, après je suis obligé de relire tout le texte pour savoirde quoi je parlais. Un revolver a un barillet et un pistolet n'en a pas, c'esttout aussi bête que ça.

22 janvier 1995

Il paraît que tant que mes grands-parents refusent que je rentre leweek-end, je dois rester ici. Ca veut donc dire que s'ils ne veulent plus queje revienne, je vais rester ici toute ma vie. C'est horrible. Mon lit esttoujours bourré de sales vermines et dans les coins de ma chambre, c'estinfesté de toiles d'araignées. Et le pire c'est que ce sont des araignées quiparlent. Elles parlent surtout la nuit, et c'est pour ça que je ne peux pasdormir. Alors il me faut encore d'autres comprimés pour que je m'endormequand même. Mais le matin j'ai mal à la tête et je vomis. Je vomis de plusen plus souvent. Au début c'était du vomi jaune et puis marron et

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maintenant c'est du vomi blanc et j'aime pas le blanc. Des fois aussi il y adu sang et j'ai très mal au ventre. Peut-être que moi aussi j'ai une tumeur.Maman viendra alors me parler à nouveau, alors et peut être alors qu'ellem'aidera à partir d'ici.

24 janvier 1995

Yan m'a dit qu'ils lui cachaient quelque chose. Les médecins et lesmilitaires, les mêmes qui ont tué toute sa famille dans un camp deconcentration. Ils veulent lui cacher qu'il va bientôt mourir, c'est lui qui mel'a dit. Il sait que sa tumeur est en train de recouvrir tout son cerveau. Il lesent, il sent que sa cervelle bouge, qu'elle se rabougrit comme l'extrémitéd'une allumette brûlée. Yan m'a dit : « je n'en ai plus pour très longtemps,je le sais. Tu te souviens à Saigon quand tu as sauté sur cette mine ? » J'airéfléchis un moment. Je sentais bien que Yan délirait et je voulais pas le luidire mais c'est mon ami alors j'ai été bien obligé. Je lui ai dit : « Ce n'étaitpas à Saigon mais à Bagdad ! » et là il a rigolé et il a dit : « Je sais bien, jevoulais voir si tu te souvenais... » Sacré Yan, je sais pourquoi je l'ai suivitant de fois dans ces guerres perdues d'avance. C'était un sacré bon soldatquand on était là-bas. Il m'a dit : « avant de mourir, je voudrais connaîtrel'amour, je suis puceau... » Mais je voyais pas bien ce qu'il voulait dire parlà. Et alors il a dit : « maintenant, tu arrêtes de noter tout ce que je vais tedire et tu n'écris pas ça dans ton journal. Tu me le promets ? » Alors j'ai ditoui et voilà pourquoi je m'arrête ici.

4 février 1995

Ils nous ont mis en isolement. C'est là qu'on met ceux qui se rebellent.Ils nous avaient avertis quand je suis arrivé au centre, il m'avait dit que si

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je faisais une connerie, c'est là que j'irai. Et voilà, on y a été avec Yan.Mais c'était pour notre bien. En infiltrant l'ennemi on l'a baisé et on l'a bienbaisé ! Brigitte était toute seule dans la pièce où ils rangent lesmédicaments. On est entré sans que personne ne nous voie, d'abord Yantout doucement et puis moi, avec mon fauteuil qui bloquait la porte. Et là,pendant que je faisais le guet, Yan l'a frappée et puis il l'a jetée par terre etil lui arrachait ses vêtements. Et puis il la lui a mise comme dans sesmagazines. Il arrêtait pas de dire « oh putain oh putain » et je le regardaisfaire. Dessous, Brigitte remuait pour s'enlever et elle criait mais Yan c'estun costaud. Il lui a mis plein d'emballages de comprimés dans la bouche etelle pouvait plus gueuler. Quand il a eut fini il m'a demandé si je voulais yaller mais j'avais déjà tout lâché dans mon caleçon alors on est parti. Onaurait du la tuer pour pas qu'elle puisse parler. Mais peut être bien que çaaurait été pire.

5 février 1995

L'isolement c'est petit et c'est un peu étouffant. Il faut être solide pour nepas craquer au bout d'une heure. Tous ces murs, on n'a qu'une envie, lesfrapper ou les bouffer. Si j'avais des crocs je pourrais les bouffer parce queje sais grâce à mon sixième sens où les murs sont fragilisés, à cause desgaleries creusées par les souris.

L'isolement c'est plein de fureur et de bruit, c'est là que j'ai le plus d'échodans ma tête et il y a ces cloches qui tapent à toute volée. J'ai la nausée etj'arrive pas à retenir ma vessie, je me suis pissé deux fois dessus depuishier. Les infirmiers ne rigolent pas en isolement, ils ne s'occupent pas devous comme dans les chambres.

6 février 1995

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On reste longtemps en isolement. C'est comme dans nos chambres saufqu'on n'a pas la télé ni rien, même pas le droit d'avoir un bouquin. C'est unpeu comme en prison. Et d'ailleurs ils disent que Yan peut être jugé et allervraiment en cabane. C'est juste rapport à Catherine, si elle porte plainte, ilest foutu... Alors bon, on attend que le temps passe. Des fois on passe nousdonner à manger et des fois on passe nous donner nos médicaments. Dansla brousse il y a des animaux sauvages et dans les villes il y a des zoos.Maman m'a laissé tomber, elle ne voulait pas m'acheter de glace. Pourtantil y a toujours le camion devant le zoo et d'habitude elle m'en achètetoujours, un cornet chocolat pistache. Sauf que pas cette fois. Parce qu'elleest partie et qu'elle m'a laissé tout seul.

7 février 1995

Je recommence à rêver. En chambre d'isolement, ils m'ont laissé moncarnet et i l y a mes rêves qui reviennent. Avec tous ces foutusmédicaments qu'ils nous font prendre, on sait jamais s'il s'agit de nos rêvesou de ceux d'un autre. Parfois je vois mon père qui est accroupi derrière unpalmier et je ne sais pas s'il est paralysé ou pas.Peut-être que quand je serais mort, je ne serais plus sur ce fauteuil ? Il y aun curé qui est venu nous voir, Yan et moi, dans une salle d'examen. Il adit que ce qu'on avait fait c'était très mal, un truc horrible, qui allait nousdamner jusqu'à la fin des temps. Et alors Yan a dit que ça aurait pu êtrepire si on l'avait tué. Ce con a même dit : « la sale putain peut s'estimerheureuse que mon pote ait déjà lâché la purée sur lui parce que sinon il lalui aurait mise à son tour et c'est une sacrée grosse qu'il a là ! Vous mecroyez pas ? » Et le curé a fait un signe de croix et il a regardé Yan trèsméchamment. J'aurais jamais pu croire qu'un curé pouvait faire ce genre deregard très méchant. Faut croire que les curés, c'est plus ce que c'était ! Etlà, Yan s'est levé et il s'est approché de mon fauteuil, il a défait monpantalon et il a sorti ma queue. J'ai essayé de le repousser mais Yan est trèscostaud et j'ai pas fait le poids. Le curé nous a regardés et dans ses yeux iln'y avait plus qu'une photo de grenier vide, plein de poussières et de vent.

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Yan a sorti ma queue et il l'a agité en gueulant « regardez cette teub'monsieur le curé, regardez si elle est grosse ! Il aurait pu l'éventrer avecça ! » Alors le curé s'est rué sur la porte et il s'est mis à taper comme unmalade en gueulant « Infirmier ! Infirmier ! » et on a entendu les verrousqui sautaient de l'autre côté. Deux gros malabars en blouse blanche sontentrés et ils ont maîtrisé Yan vite fait. La seringue est entré dans son avantbras et en trente secondes c'était terminé. Bonne nuit les petits, bienvenueau pays des rêves.

8 février 1995

L'avantage de l'isolement et de toute cette histoire avec Brigitte et Yanet puis maintenant le curé, c'est que ça va me donner des idées pour monroman. Parce que je pense avoir compris maintenant que ce n'est pasdemain la veille que je vais partir en voyage. Alors le voyage il faut que jele fasse dans ma tête, avec ce que j'ai à ma disposition ici. Et des histoirescomme celle qui nous arrive en ce moment avec l'isolement c'est importantde bien s'en imprégner. Parce que quand nous serons sortis, avec Yan, ilfaudra bien qu'on parle. J'espère juste que la tumeur au cerveau de Yan luilaissera assez de temps. On sera invités sur les plateaux de télévision etdans les rédactions des journaux et on expliquera comment c'était.Exactement comme les survivants d'Auschwitz où toute la famille de Yana été gazée. Nous on aura eu la chance de s'en sortir et il faudra qu'onparle. On dira pour les médicaments qui font dormir, ceux qui font baver etqui mettent des buissons ardents dans les yeux. On dira tout. Je suis prêt àtout, de toute façon j'ai plus rien à perdre. Peut-être même qu'alors mamansera fière de moi et qu'elle recommencera à venir me parler, la nuit. Tu memanques, maman...

9 février 1995

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Le docteur André est venu me voir à midi, juste après avoir mangé. Del'autre côté de la porte, je voyais Yan attaché sur son lit et sous sédatif. Ildormait comme un bébé. Ils le droguent depuis deux jours pour qu'il setienne tranquille.Le docteur m'a demandé si j'allais bien et j'ai dit que oui. J'ai demandé si jepouvais rentrer chez mes grands-parents pendant quelques jours. Ledocteur a dit que ce n'était pas à l'ordre du jour. Il a ajouté que si je voulaisrentrer, il allait falloir que je me tienne à carreau pendant un bon moment.Au-dessus de sa tête il y avait deux aigles en train de se bouffer. C'étaithorrible à voir et du coup j'ai vomi mais j'ai pas eu le temps d'avancer latête alors je me suis vomis dessus. J'en avais partout sur le pantalon. Alorsle docteur André a dit qu'il reviendrait lorsqu'on m'aurait aidé à me laver.Et là il y a Brigitte qui est entrée et elle était nue. Elle avait une brosse etune bassine d'eau dans les mains. Elle s'est mise à genoux et elle acommencé à frotter la tache de vomi sur mon pantalon. Toujours accrochéau plafond, les deux vautours continuaient à se bouffer. Ils avaient chacundans leurs becs un bout d'intestin de l'autre. Et puis Brigitte a baissé labraguette de mon pantalon et elle a mit ma queue dans sa bouche. Pendantqu'elle me léchait, je me sentais grossir et je regardais les vautours qui n'enfinissaient plus de se battre. Et dans leurs yeux je voyais les camps deconcentration d'où s'élevaient les fumées puantes des cheminées où brûlaittoute la famille de Yan. Et puis le docteur André est revenu. Brigitte n'étaitplus là, et je sentais que j'avais mouillé mon caleçon. Je lançai l'éponge surmon lit et je me reculais jusqu'au mur. De là je pouvais voir le couloir àtravers la minuscule fenêtre et je trouvais cela rassurant. Et puis le docteurAndré m'a fait faire passer des nouveaux tests, il m'a posé plein dequestions et encore d'autres questions. A la fin j'avais trop mal à la têtealors je me suis mis à hurler.Ou plutôt on m'a fait hurler. Parce que si ça n'avait tenu qu'à moi, jen'aurais pas crié. Mais on m'a obligé et ça me faisait mal aux oreilles.Alors le docteur est sorti et on a refermé les verrous de l'autre côté de laporte. J'ai vérifié à travers la petite vitre : dans la pièce d'isolement à côté,Yan dormait toujours...

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11 février 1995

Quand je sortirai d'ici j'irai en Tasmanie. Là-bas il y a plein d'animauxqu'on ne trouve nulle part ailleurs. Il faudra que je prenne un avion ou unhélicoptère et qu'on vole pendant un moment au-dessus de la mer. Là-bas ily a un animal qu'on appelle le diable. Et puis il y a des forêts et la merpartout autour. Là-bas, autrefois, on pouvait pêcher la baleine. Je medemande en quoi sont fabriquées les cannes à pêche pour attraper desbaleines. Moi je ne suis jamais allé à la pêche mais j'aurais bien aimé. Saufque mon père ne pêchait pas alors je vois pas comment j'aurais pu y aller.Et puis si ça se trouve il y a des baleines à Lyon parce qu'entre le Rhône etla Saône, qui sait ? Le Rhône est très large et peut-être bien qu'il esttellement profond qu'on peut y cacher des sous-marins nucléaires et desbases militaires secrètes. La troisième guerre mondiale qui est enpréparation, c'est peut-être de Lyon qu'ils vont la faire commencer. Et moije peux rien faire pour empêcher ça, tout simplement parce que je ne suisjamais allé à la pêche. C'est un peu dommage mais c'est comme ça,maintenant on n'y peut rien. Surtout qu'avec mon fauteuil, je vois pas tropcomment je pourrais aller à la pêche maintenant.

12 février 1995

Yan a la nausée depuis qu'ils ne lui font plus ingurgiter les comprimésbleus. Il vomit un peu partout dans la pièce d'isolement à côté de lamienne. Sous la porte qui nous sépare, il me fait passer le vomi. Je lerécupère et je le stocke pour en faire un explosif. Comme ça, quand on enaura plein, on pourra tout condenser en un seul endroit du mur et le faireexploser. Le problème c'est qu'il faut un trou suffisamment gros parce quemon fauteuil prend quand même pas mal de place. Et Yan a dit qu'il ne melaisserait pas tout seul ici. Parce que voilà, on a bien compris qu'ilsn'étaient pas prêts de nous laisser sortir du centre. Alors il va falloir qu'onparte. On n'a pas le temps de rester ici à attendre un jour, peut-être, qu'ils

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nous libèrent. Les prisons militaires sont les pires et on n'aura jamais deprocès équitable alors autant tenter de fuir. Le vomi fait un excellentexplosif, je l'ai lu dans un rapport confidentiel de la CIA quand j'étais àDallas. Alors il n'y a plus qu'à se mettre au travail. Et je vais continuer àécrire ce journal pour rassembler le maximum de preuves contre lesmilitaires qui nous tiennent prisonniers ici. Quand nous serons libres, nousaurons notre revanche.

14 février 1995

Le complot. C'est comme ça que va s'appeler mon roman. J'ai déjàtrouvé le titre et je sais déjà de quoi ça va parler. J'aurais bien aimé parlerde la Tasmanie mais comme je n'y suis pas allé, je peux pas vraimentimaginer. Alors tant pis je parlerai de Lyon, de Cannes et puis surtout d'ici.Parce que j'ai l'impression que ça fait dix ans que je suis dans ce fichucentre même si sur le calendrier, ça ne fait que deux mois... Mais je ne suispas complètement idiot, je sais très bien qu'ils essayent de me faire croireça. Si ça se trouve, on est en 1999 et c'est donc les derniers mois avant ledébut de la troisième guerre mondiale. Parce qu'elle doit éclater avant l'an2000, c'est sûr. Dans mon roman je parlerai de ça aussi, de toute façon jeparlerai de tout. Comment les militaires ont charcuté les seins de ma mèrepour introduire la maladie dans son corps. Comment ils ont fait pourtrouver Catherine, une femme qui lui ressemble assez pour que mon pèren'y voie que du feu. Et mes grands-parents qui étaient dans le coup, depuisle début... Et tous ces médecins qu'on m'a fait voir et qui ont bien faillim'avoir. Parce que, à certains moments, j'étais persuadé de devenir fou etj'étais à deux doigts de les croire. Mais ce n'est pas parce que j'ai perdumes jambes que je ne peux pas m'enfuir. Je vais réussir à m'évader et j'iraitout raconter. J'enverrai mon roman aux plus grands éditeurs du pays et jeferai fermer ces prisons militaires qu'ils déguisent en centre pouradolescents à problèmes.

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16 février 1995

On commence à avoir récupéré plein de vomi. Yan vomit avec uneprécision incroyable. Sur l'horloge du couloir qu'on peut voir en sepenchant, il est huit heures cinquante quand il vomit pour la première foisle matin. Sauf que des fois il n'y arrive pas, alors je le vois faire derrière lavitre. Il met les doigts dans la bouche et au bout d'un moment, la pompe àgerbe est amorcée et c'est parti ! Il nous faut beaucoup plus de vomi que ceque nous avons déjà si on veut pouvoir provoquer une belle explosion.Le vomi a toujours la même consistance mais je sais pas si c'est assezplâtreux. C'est dommage qu'on n'ait pas un ancien évadé avec nous. Tousles autres sont des cons, on ne leur parle jamais. Ce sont des gamins, ilssont là et ils attendent bien gentiment comme des toutous à mémé. Ilsattendent leurs sucres parce qu'ils ont été sages et puis chaque vendredic'est le ticket de sortie parce qu'ils n'ont pas trop fait de connerie. Eux, cesont les assistés, les débiles, impossible qu'il y ait le moindre ex-évadéparmi eux. Parce que pour oser s'évader, il faut avoir un minimumd'ambition. Et tous ces gars là sont trop stupides pour se payer le luxed'avoir de l'ambition.

17 février 1995

Je crois que cette fois, Yan perd vraiment la tête, il semble confondre leschoses et il me parle de Vietnam au lieu de me parler de l'Irak. J'aimoi-même un peu oublié les manœuvres d'il y a quatre ans dans le désertirakien. Je pense que c'est la faute des produits toxiques et des bombeschimiques qu'on a respiré, forcément. Si seulement on pouvait en avoirmaintenant, voilà qui nous aiderait bien. On pourrait balancer desbombonnes de gaz dans les bureaux des infirmiers et foutre le feu dans lapièce où ils stockent les médicaments. Plus de médicaments, ce serait ledébut de la liberté ici. Il n'y aurait plus de tournée avec le chariot àmédocs, du soir au matin, avec dans leurs foutues boîtes en couleur les

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comprimés préparés pour chaque chambre. Ils doivent avoir un tableauquelque part qui explique ce qu'il faut donner à qui et quand. C'est un peucomme un restaurant et les cuisines où on doit savoir quel plat est destiné àquelle table.Tous les clients mangent des choses différentes et il ne faut pas se planter.Ben ici, c'est pareil avec ces foutus cachetons.

19 février 1995

Bon alors c'est quand le printemps ? J'ai froid, je n'aime pas l'hiver. Ilpeut neiger et la neige c'est blanc, comme ici. Je n'aime pas le blanc, je nel'ai jamais aimé. Tout ce qui est blanc me rend malade. Alors bon sang,c'est quand le printemps ?

20 février 1995

J'ai rêvé de la grande dépression de 1930. Dans mon rêve j'étais en noiret blanc et il y avait King Kong qui se promenait dans les rues deNew-York. Une foule d'hommes affaires en costume et cravate semettaient à enjamber les fenêtres de leurs bureaux et ils se jetaient dans levide. J'avais réussi à atteindre la fenêtre et j'avais hissé sur mon fauteuil enéquilibre sur le rebord du vingtième étage. Mais je n'osais pas sauter etpourtant j'étais ruiné, j'avais perdu la maison de Lyon, l'héritage de monpère, la maison de Cannes, mes usines, mes voitures. Le vide sous mesroues exerçait une étrange attraction et les particules d'air qui soufflaientsemblaient murmurer une douce litanie pareille à celle que les sirènessusurraient aux oreilles d'Ulysse. King Kong s'agitait aux angles des rueset faisait un véritable festin. Il n'avait qu'à se baisser pour récupérer lescorps écrabouillés des hommes qui avaient sauté et puis les gober avecavidité. Ce n'était plus de la gourmandise, c'était de la boulimie.

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Et là, endormie au creux de son immense main velue, j'ai vu ma mère. Elleportait une robe longue de soirée, quelque chose de vraiment chouette. Jen'en revenais pas. J'ai hurlé « maman » plusieurs fois avant qu'elle daigneouvrir un œil, puis l'autre et enfin qu'elle se lève et regarde autour d'elle.De tous côtés tombaient des costumes gris et noirs, sans un son, mus parun seul élan où la fatalité écrasait toute tentative de cri. Le grand singe nevoulait pas qu'on lui trafique son cerveau, c'est tout. Il ne faisait pas ça parméchanceté gratuite mais uniquement pour se protéger. J'avais peur queKing Kong finisse par s'en aller et n'emporte ma mère très loin avec luialors j'ai débloqué mes roues et j'ai poussé sur mon fauteuil. Mon cœur afait un bond lorsque le rebord de la fenêtre s'est dérobé sous les roues.

21 février 1995

Le docteur André est venu nous voir et il a passé du temps avec nous. Jelui ai demandé s'il pleuvait ou pas et ça a eut l'air de l'étonner. Il m'a ditqu'il suffisait que je regarde par la fenêtre pour le savoir. Derrière mon lit ily avait une grande fenêtre que je n'avais pas remarquée. Ils l'ont installépendant la nuit pour que je ne remarque rien. Ils font tout pour vous fairecroire que vous êtes en train de devenir fou. Le docteur André m'a aussi ditque j'étais en isolement mais ça ne voulait pas dire que j'étais en prison. Labonne blague. Il m'a expliqué que si j'étais là, c'était uniquement pour lebien de tous, à commencer par le mien. J'ai dit : « ah bon alors allezexpliquer ça à lui » en désignant Yan, de l'autre côté de la porte vitrée.Il était allongé sur son lit, les yeux fermés et c'était comme s'il n'avait pasété là. Les médicaments qu'on lui faisait prendre n'allaient pas du tout,c'était évident. Alors le docteur m'a dit que Yan était dangereux et qu'ildevait être maintenu endormi ou en camisole. Pour l'instant il préférait lapremière solution plus acceptable moralement que de devoir recourir à lacamisole. Le docteur m'a posé tout un tas de questions sur maman et puisma vie avant. Il m'a ensuite posé plein de questions sur aujourd'hui et surce que j'allais faire quand je sortirai du centre. J'ai compris qu'il me testaitparce que jamais il n'avait eu l'intention de me laisser sortir du centre. Il

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s'agit d'un simple moyen de briser les élans psychologiques d'unprisonnier, c'est un procédé éculé que je connais. On ne la fait pas à unvieil habitué comme moi... Déjà en Irak, il y a quatre ans, c'était comme çaque les hommes de Saddam Hussein s'y prenaient avec moi. Et il y avingt-ans, juste avant la chute de Saigon, c'était pareil avec les Viêt-Congset les soldats américains.

Le docteur André a eut toutes les réponses que je voulais bien lui donneret puis après il est sorti et il avait l'air content de lui. Il souriait comme unimbécile. Plusieurs heures après, Yan a ouvert les yeux et il a vomi. Puis ils'est levé et il avait des yeux très petits, on aurait dit qu'ils allaientdisparaître. Il m'a regardé derrière la vitre et il n'a même pas dit un mot...Pourtant on arrive bien à lire sur les lèvres mais il n'a pas prononcé lemoindre foutu mot, comme s'il ne pouvait pas parler. Mais pour partir, vabien falloir savoir ce qu'on fait. On ne peut pas se permettre de verser dansl'à-peu-près.Il n'y a pas de place pour l'approximatif lorsqu'on met au point une évasioncomme la nôtre.

22 février 1995

Les premiers tests d'explosifs avec le vomi de Yan ne sont pas trèsconcluants. Quand j'étais plus jeune je me souviens avoir vu un film quej'avais beaucoup aimé. Il y avait Steve McQueen qui essayait de s'échapperd'un camp allemand en creusant un tunnel. Alors voilà, nous on est un peucomme Steve McQueen. Sauf que je ne suis pas blond et je n'ai pas lesyeux bleus. Et puis aussi je suis dans un fauteuil roulant alors pourl'évasion en moto, c'est loupé.

23 février 1995

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L'ennemi a changé de tactique. Aujourd'hui nous avons été sortis del'isolement et reconduits à nos chambres habituelles. Ce qui est bizarre,c'est que nous avons toujours les mêmes chambres, situées l'une à côté del'autre. Je sais pas quand on va être jugé pour ce qu'on a fait. Peut-être quel'infirmière n'a pas porté plainte, finalement ? Les autres membres ducentre nous regardent avec indifférence ou avec colère. Ca ne m'émeut pasbeaucoup. Je n'ai rien à leur dire, je ne leur dois rien. Se débrouiller seul,ça vous donne une puissance inouïe. Etre libre, peut-être que ça commencedéjà dans sa tête. Et être libre, c'est ne pas avoir besoin des autres, c‘est lesregarder et ne rien voir. Je suis quand même content d'avoir retrouvé machambre. Des fois je me dis que j'aimerai trouver tous les livres que j'ai luset que j'ai aimés.J'aimerais les trouver tous posés à côté de mon lit. Je fais parfois un rêve :je suis installé sur la terrasse d'une maison blanche, quelque part dans ungrand jardin à proximité du delta du Mississippi. Là, je lis à l'ombre dessaules pleureurs et je regarde de temps en temps le soleil qui passe derrièrel'horizon. Il y a des moustiques et des crocodiles, des serpents et desmilitaires jamais bien loin mais dans mon rêve, ça ne me fait plus peur dutout.

24 février 1995

On dirait que Yan va mieux. Il dort toujours beaucoup mais quand il estréveillé, il a des yeux comme avant et il semble me comprendre quand jelui parle. Je ne sais pas s'il a bien compris tous les enjeux de notre évasion.J'espère seulement que oui. Je ne pourrais pas être là tout le temps pour lui.Et Yan, je ne lui dois rien non plus alors s'il le faut, je n'hésiterai pas à lelaisser tout seul derrière moi. De toute façon, avec toutes ces doses decachetons, il est en train de virer zombie. Quand on a le genre de vie quej'ai depuis la mort de ma mère, on ne peut pas se permettre de faire descadeaux. Ni même de se compromettre. Je n'aurais pas cru qu'un jour jepourrais me retrouver dans une prison militaire mais finalement ça aide àmieux comprendre. Dans ma vie j'ai souvent été trahi et je me suis fait

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rouler par toute ma famille. Pas étonnant que je me retrouve ici. Pour Yan,ce n'est pas vraiment la même chose. Parce que Yan, lui, en étant sansfamille, c'est bien de sa faute s'il s'est retrouvé ici. Quand on se fait attraperpar les militaires en étant seul, c'est qu'on l'a cherché.Quand il n'y a pas un grand-père vendu ou un père faible pour vousdénoncer et tout faire pour piller votre vie, on ne doit pas arriver ici. Jeveux dire, la planète est quand même assez grande pour leur échapper,non ?

26 février 1995

Brigitte a quitté le centre depuis que Yan s'est vengé sur elle. D'après unautre gars qui est enfermé ici, elle fait une dépression nerveuse. Quand j'aidit ça à Yan, il a bien ri. Les aigles finissent par se bouffer ou par êtrebouffer. Tout n'est qu'une histoire d'estomac, de tripes et de couilles.Comme dans les bouquins de Charles Bukowski. Dommage que Bukowskin'ait pas existé dans la vraie vie, il aurait été un bon compagnon pour lecentre. Mais je ne me souviens plus qui a inventé ce personnage : JulesVerne ? Bob Kane ? Je crois que c'est Bob Kane... Je me souviens pasvraiment, à cause des médocs. Foutus médicaments, si nous n'arrivons pasà fuir très vite, ils finiront par nous mettre à genoux juste avec cescomprimés. Yan est beaucoup moins fort qu'avant. Il dort beaucoup,peut-être quinze heures par jour, et le reste du temps, il arpente les couloirscomme un zombie. Il bave beaucoup et il a des paroles incohérentes. Je nesais pas vraiment ce qu'ils ont prévu pour lui mais je sens qu'ils sont entrain de le tuer à petit feu. Et pourquoi se gêneraient-ils, il n'a aucunefamille, personne ne viendra demander des comptes. Et pour moi ? Lesparents de mon père ne semblent toujours pas disposés à m'ouvrir ànouveau leur porte. Mon grand-père a du faire une magouille pourrécupérer tout l'argent que j'avais sur tous mes comptes.Je suis sûr qu'il a du se débrouiller pour même récupérer mes actions à labourse de New York et les usines que j'avais achetées en Russie. C'est unmarché en pleine croissance la Russie, et c'est bien pour ça que j'avais tant

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investi là-bas. Le vieux salopard ne l'emportera pas au paradis, je mevengerai. Dès que nous sortirons d'ici Yan et moi, je me vengerai. Et çadevient urgent.

27 février 1995

Je me fais un peu de souci pour Yan, quand même. Ce matin il arecommencé à ne pas vouloir manger, il a vomi et il a beaucoup dormi.Tout un tas d'infirmiers se sont succédés dans sa chambre toute la journée.Je les ai vus passer devant ma chambre et puis aussi quand j'étais dans lasalle commune. Quand on s'installe à une place très particulière de lagrande table, on n'a même pas besoin de se pencher pour apercevoir noschambres au fond du couloir. Au début je croyais qu'ils entraient dans machambre et j'ai pensé à mon journal. S'ils trouvent mon carnet, ils saurontpour les préparatifs de l'évasion et tout sera foutu. Je dois faire plusattention. J'ai bien caché le journal mais je pense que je dois changer decachette régulièrement. On ne sait jamais. Et puis aussi avancer la date del'évasion. C'est difficile de faire comme si on n'avait rien de prévu et decontinuer à faire semblant dans les ateliers de dessin et de lecture. Mais jecrois que j'y arrive bien.

28 février 1995

Je n'aurais pas aimé naître un 29 février. Ou alors si mais ne vieillirqu'une année sur quatre. Ce n'est pas simple quand on est en fauteuil, qu'onest orphelin et qu'on fait partie d'une génération condamnée. Mais on nepeut pas non plus rester là et se lamenter sur son sort. Heureusement il y al'écriture et mon roman. Je vais bientôt commencer. Parce que le tempspasse, je vais avoir dix-neuf ans. Mon roman sur le complot qui va faire dubruit, un foutu bruit !

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2 mars 1995

Je me demande pourquoi ils maintiennent Yan en vie. Ils le bourrent demédicaments et maintenant il dort presque vingt heures par jour. Il faut queje trouve un moyen pour le sortir de ce piège. Je pensais que de nousramener à nos chambres, ça lui ferait du bien, et c'est exactement ce qu'ils'est passé mais ça n'a duré qu'un jour ou deux. Depuis, il est reparti dansun sorte de sommeil sans fin. C'est comme si la mouche du sommeil l'avaitpiqué. Encore leurs saloperies de médicaments. Je crois que je préférerai levoir avec une camisole. Mais au moins qu'il puisse parler et écouter,répondre, et être là au lieu de ça... Je trouve que c'est un beau gâchis. Tousces docteurs, ils ne se doutent pas de tout le mal qu'ils font aux gens. Ondevrait leur interdire de faire ces métiers et les mettre à fond de cale dansun voilier à destination de l'enfer.

3 mars 1995

J'ai rêvé de Marcel. Je ne sais pas si le paradis existe mais je crois quandmême que Marcel n'est pas mal là où il est maintenant. Je me dis que lemorceau de foie que je lui ai retiré ne doit pas trop lui manquer mais jen'en suis pas vraiment sûr. Qui sait de quoi on a besoin quand on est mort ?L'âme, pourquoi elle ne serait pas située dans le foie, après tout ? Ou dansl'estomac, les intestins, ou même ailleurs ? Peut-être que Marcel continuede manger maintenant qu'il est mort. Déjà, il a eu tous les vers qui rampentdans la terre quand on l'a enterré. On doit utiliser des petits cercueils pourles chiens mais c'est le même bois que celui qu'on utilise pour les hommes,alors les vers finissent toujours par entrer dans la boîte. Les vers quirampent dans les cercueils sont ceux qu'on utilise comme appâts pour lapêche. Je crois me souvenir que quand j'étais petit, j'étais allé à la pêche,

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une fois, avec mon père. On n'avait pas encore Marcel. J'aurais bien aiméaller à la pêche avec Marcel. On aurait pu lui apprendre comment amorcer,comment ferrer, et puis surtout à reconnaître les vers. Il aurait pu en goûteret voir déjà ceux qu'il préférait. Parce que certains vers résistent aux sucsgastriques et quand on les a mangés, ils ne sont pas morts et ils finissentpar remonter dans la gorge pour s'échapper. Ils sont malins et si on n'yprend pas garde, ils peuvent ficher une sacrée pagaille dans le corps. Parcequ'ils peuvent très bien se tromper de chemin en revenant de l'estomac. Etlà, ils se mettent à errer dans notre corps, et ils peuvent très bien aller à unendroit au lieu d'aller dans un autre.C'est comme ça qu'après on retrouve des vers dans la tête des gens, parfoismême ils finissent de ressortir par les yeux et ça fait vraiment très mal.C'est un bon moyen pour les militaires d'aller espionner les gens : il leursuffit d'équiper les vers avec des capteurs et des mini caméras et alors ilssavant tout sur les gens qu'ils espionnent. Les militaires ont des moyensillimités.

Je ne me souviens plus comment on m'a emmené ici, mais il me semblebien qu'on n'a pas roulé très loin hors de la ville. Alors les gens àl'extérieur voient bien le centre, ils savent bien qu'il y a cette prisonmilitaire à côté de chez eux et pourtant personne ne dit rien. C'est bien queles militaires ont des appuis et des moyens importants.

4 mars 1995

Tant pis pour Yan. Je crois que je ne pourrais pas l'attendre. J'ai repéréune sortie sur le toit du bâtiment et de là c'est la rue et puis l'avenue et puisla ville et enfin la mer. Avant d'être arrêté par les services secretsallemands et conduit ici, j'avais acheté une île au large de la Corse. C'est làque nous allons partir, Yan et moi, pour nous refaire une santé. Sans lesmédicaments, sans tout ce foutoir, tout ce blanc et ces salopards dedocteurs. Alors si Yan est trop shooté pour me suivre, tant pis pour lui, jem'échapperai tout seul. Ca ne me pose aucun problème. Parce que c'est ma

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vie dont on parle là, quand même... J'ai déjà fait tout le plan dans ma tête,c'est infaillible et c'est dommage que Yan puisse pas venir avec moi parcequ'on va tous les épater.James Bond c'est de la gnognotte à côté. James Bond c'est moi qui lui aitout appris et pourtant je suis paralysé : qu'est ce que ça serait si j'étaisvalide !

5 mars 1995

J'ai préparé une liste de tout ce que je ressentais ce matin lorsque je mesuis réveillé : faim, froid, peur, envie de pisser, pas envie de me lever,sortir dans la rue, jouer au football, lire un livre. Et puis finalement je mesuis transféré sur mon fauteuil et puis aux cabinets. Et là j'ai forcé et j'aisenti avec soulagement mes intestins qui expulsaient ma crotte. J'aiimaginé les ouvriers de l'usine à merde, avec leurs casquettes et leurs bleusde travail et puis leurs gros gants rembourrés aussi. Je les ai imaginés entrain de pousser des merdes énormes pour les évacuer. Ce sont de bonsgars, qui fument un peu trop mais ils n'ont pas un boulot facile, il faut lescomprendre. Et puis dans mon usine à merde, il n'y a pas de chaos social nide grève.

8 mars 1995

Les infirmiers recommencent à s'occuper de moi sans me montrer tropd'animosité. C'est bien entendu un nouveau piège qu'ils me tendent. Depuisle temps, ils devraient bien savoir qu'on ne m'attrape pas aussi facilement,surtout avec des procédés aussi grossiers. Mais il faut croire qu'onembauche n'importe qui de nos jours pour s'occuper des handicapés.Victimes de guerre que les services militaires de santé ne veulent pas fairevoir au monde extérieur.

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Nous sommes devenus l'illustration de la mauvaise conscience collective.Ils ne peuvent pas nous tuer de sang froid, ils ne peuvent pas nous ignorer.Il faut bien qu'ils nous donnent à manger quand même, ainsi que deschambres sans trop de rats, avec un minimum de confort... En Irak, lorsqueYan et moi étions prisonniers des ennemis, nous sommes restés pendantquinze jours enfermés dans une pièce noire, sans aucune lumière. On nouspassait nos repas à travers un petit interstice, une fois par jour. Nousn'étions même plus des êtres humains, moins bien traités que des chiens.

10 mars 1995

J'ai demandé au docteur André à rentrer chez mes grands-parents, justepour le week-end et bien entendu il a refusé. Il m'a pas dit non tout de suitemais je suis pas complètement idiot, je me rends compte des choses. J'aibien vu qu'il n'était pas d'accord. On ne délivre pas de conditionnelle à uncondamné à perpette. Il est là pour expier ses fautes et être damné. Il n'y apas de place pour le pardon ou le rachat. Ici il n'y a pas d'absolution aurabais, pas de promotion sur la clémence. On ne solde pas l'indulgence, onvous fait payer vos fautes au prix fort ! C'est la seule loi économique quiest reconnue d'intérêt public dans ce panier de crabes. Inutile de dire que jesuis extrêmement déçu de l'attitude de mon grand-père qui est, j'en suissûr, le principal coupable dans l'histoire. Il fait partie de cette nouvellesorte de collaborateur, ceux qui se taisent pour mieux vous dénoncer, ceuxqui se font discrets pour mieux vous planter un couteau dans le dos.Finalement avec la famille merdique dans laquelle je suis né, c'est unmiracle que j'ai réussi à tenir aussi longtemps.Avec un peu de chance j'aurais pu devenir chanteur de rock avec drogue,alcool et prostituées à loisir. Mais à la place je suis là, dans ce fauteuil,incapable de jouer de la guitare, de fumer une simple cigarette et encoremoins de faire du charme. Handicapé, orphelin, enfermé, puceau : j'ai toutdu vainqueur !

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11 mars 1995

Ils ont installé une horloge dans la salle commune. C'est une vieillehorloge qui fait du bruit et dont le bois craque de temps en temps. J'aime lebruit que fait le bois quand il se met à craquer, alors qu'on ne s'y attendpas, et que personne ne lui a demandé de parler. J'aime le bois parce qu'ilest insolent et qu'il est brut. Depuis qu'ils ont installé cette horloge, j'ail'impression que le temps passe deux fois plus vite. Avant il y avait unependule toute simple en plastique et le plastique retient le temps. Parce quedans le pétrole, les aiguilles pataugent et se fatiguent, ralentissent et mêmeparfois, s'arrêtent. C'est bien ça, le problème avec le pétrole.

12 mars 1995

J'aime le saxophone mais il faut avoir beaucoup de souffle alors c'estbien pour cela que je n'en jouerai jamais. Pourtant ils parlaient de monterune fanfare, ou au moins un petit orchestre mais voilà, je ne sais pas dequel instrument j'aimerai jouer. La guitare ou la batterie, ça me plairaitbien. Mais alors la guitare basse, avec pas beaucoup de cordes, juste pourfaire cette ligne grave qu'on entend tout le temps derrière.C'est super important une guitare basse mais on n'en parle jamais. Y'en aque pour les virtuoses de la guitare et pourtant dans le rock, sans la basse,y'a rien. Voilà. C'est à peu près en substance ce que j'ai expliqué au garsqui nous fait des cours de musique et il a fait une tête bizarre quand j'ai eufini. Il a parlé de Bach et de Mozart et ça m'a profondément emmerdé alorsje suis sorti et je suis allé dans le parc. C'est un petit parc à côté de celui àcôté de la maison qu'on avait à Lyon. Mais j'aime bien y aller marcher,parce qu'on voit le ciel et les arbres et parfois on sent l'iode de la mer quiest tout à côté. Les gens vous parlent de la mer comme s'il n'y avait que lesplages moches du Languedoc et les châteaux de sable, les encombrementset le sable qui colle aux pieds. Et ils vous parlent de Bach et de Mozartcomme si la musique s'arrêtait à ça. Ils ne voient pas plus loin que le bout

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de leur nez. C'est maman qui disait ça et elle avait bien raison. Pourtanty'en a, comme le docteur André, qui ont un gros nez et voir plus loin que lebout de leur nez, c'est déjà voir loin. La mer, c'est maintenant que c'est lemieux, au mois de mars, ou en octobre ou en novembre. Quand il ne faitpas très chaud, qu'il n'y a personne et qu'on ne se baigne pas. Là c'estchouette et si on a beaucoup de chance on peut voir les sirènes.

13 mars 1995

Yan est perdu. Je crois qu'ils ont fait une belle connerie au centre maispersonne viendra dire quelque chose puisque toute sa famille est morte.N'empêche que j'en parlerai dans mon roman. Il est perdu, il n'y a plus rienqui transite entre ses deux oreilles, il a fait comme une overdose demédicaments.Il dort et il chie et puis on l'aide à manger. Et puis c'est tout. Il a le cerveauqui a cramé, il a grillé comme une ampoule sur laquelle on a trop tiré. Lefilament a pété et il ne reste plus qu'un petit bout cramé et rabougri. C'estun procédé habituel chez les militaires, à force de réaliser leurs saloperiesd'expériences, ils finissent par complètement péter les plombs. C'est quandmême dégueulasse de s'en prendre à quelqu'un de fragile et qui n'a pas defamille. Et moi ? Pourquoi ça serait pas moi, le prochain, sur la liste ?

14 mars 1995

J'y ai pas mal repensé... Je suis certain qu'ils pensent à moi pour lesnouvelles expériences. Toute ma famille n'a pas été gazée à Auschwitzmais ça empêche pas que je suis orphelin quand même. Alors qu'est ce quipourrait les empêcher de me faire comme ils ont fait à Yan ? Y'a personnequi va venir demander où je suis, comment je vais... Personne n'en a àfiche d'un handicapé orphelin prisonnier chez les militaires. J'espère qu'ilsvont pas me faire une lobotomie. J'ai vu ça une fois dans un reportage,

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quand j'étais petit. Je me souviens qu'ils montraient des petits singes à quion avait ouvert le crâne. Ils avaient la boîte crânienne ouverte et le cerveauà l'air. Mais dans les yeux du singe, on avait l'impression qu'il brûlait laplus lumineuse de toutes les étincelles qu'il y ait jamais eu. C'était commes'il comprenait parfaitement bien ce qu'il lui arrivait. Et puis après lesdocteurs ont commencé à retirer des parties du cerveau, l'une après l'autreet ils ont observé les résultats sur des écrans.Et il y avait la voix du gars qui racontait ça, la voix du narrateur, quisemblait n'en avoir rien à foutre. A sa place, j'aurais pas supporté, j'auraisattrapé les docteurs et je les aurai frappés pour qu'ils arrêtent. Parce quemaintenant qu'ils maîtrisent bien le cerveau des singes, il faut bien qu'ilsfassent leurs expériences sur les hommes. Ils ne peuvent pas le faire sur leschiens car ce sont des animaux trop bêtes pour qu'on puisse en tirer quoique ce soit. Rien ne sert d'insister, je ne veux pas de lobotomie. Ilsdevraient garder ça pour les vieux ou les victimes de viols. Pour oublier,c'est bien.

16 mars 1995

Parfois j'aimerais m'endormir et ne jamais me réveiller. Mais pas du toutcomme Yan, je veux dire, vraiment dormir avec encore toute ma tête avecmoi. Par contre, juste dormir en oubliant tout ; le complot, la guerre enIrak, le meurtre de maman, la mort de mon père, la trahison de mongrand-père, Double Face et tous les docteurs qui lui ont succédé, Yan etma queue à l'air devant le curé, Brigitte et toutes les femmes desmagazines, Marcel et les chiens dans les rues, le centre et l'évasion, lefauteuil et mon visage. Oublier, tout oublier. Mais voilà, je n'arrive pas àdormir assez longtemps pour que ce soit vraiment efficace. Et puis quandje dors, je fais des rêves qui ne m'aident pas beaucoup. Si au moins jerêvais au monde de dehors, sans toute cette merde. Je pourrais rêver deHollywood, des plages de Malibu, de Sunset Boulevard, du désert, descoyotes, des lacs et des sapins, des grizzlys et de pêche au saumon. Mais àla place je rêve et de la face cachée de la lune où les militaires ont installé

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plein d'instruments et de télescopes vraiment précis.Avec ces outils là, ils peuvent nous espionner sans qu'on se doute de quoique ce soit. Parfois même ils nous bombardent de neutrons super toxiquesmais personne ne s'en rend compte. C'est juste que ça tombe sur lesproduits qu'on récolte et qu'on mange ensuite comme les carottes, lessalades, les patates, les lapins, les choux de Bruxelles, le tabac qu'on fumeet les bouteilles d'eau. Et c'est ensuite une vague de maladies, desépidémies terribles, avec des milliers de morts. Tout le monde croit quec'est le destin mais c'est uniquement l'armée qui fait tout ça pour contrôlerles populations et expérimenter des produits sur nous. Je fais des rêves quisont vrais. C'est une sorte de don que j'ai depuis que je suis tout petit, j'aides visions, plus que des rêves, de choses qui se sont produites ou qui vontse produire. C'est comme si j'avais une boule de cristal dans la tête et quelorsque je rêve la nuit, j'arrive à voir le passé et le futur. C'est un pouvoirassez terrible et très déstabilisant. C'est pour ça que parfois le matin quandje me lève je ne suis pas très en forme. Parce que toutes les horreurs qui sesont passées et celles qui sont à venir, je les vois dans ma tête, la nuit,comme une répétition générale. Et ça fait un drôle de choc quand on estconfronté à ces visions chaque nuit. Par contre je sais pas pourquoi çam'arrive à moi. C'est que ça doit être ça mon destin. Il paraît qu'on en atous un, de destin, comme pour les sosies.

18 mars 1995

Allez, c'est décidé. Le départ est pour bientôt. Chaque jour qui passen'est qu'une pâle copie du précédent. Cela fait plusieurs mois, plusieursannées, que ça dure. J'ai commencé à repérer tout le trajet que j'aurais àfaire. J'ai essayé d'en parler à Yan, histoire de voir s'il pouvait me suivremais il est trop dans le brouillard. Il n'a rien entravé à tout ce que lui airaconté et finalement c'est tant mieux, il faudrait pas qu'il aille raconter ça.De toute façon j'ai laissé tomber la piste des explosifs, parce que ce n'estpas assez fiable mais aussi parce que finalement je n'en aurai pas besoin.

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C'est dommage, j'aurais pu être le premier dans l'histoire à mettre au pointdes explosifs avec le vomi humain et j'aurais été connu dans le mondeentier. J'aurai pu devenir le conseiller de célèbres terroristes. Mais bon,faut croire que c'était pas mon destin. Et le destin, on peut pas y faire grandchose, c'est quelque chose qui vous tombe dessus à l'improviste. On n'a pasvraiment le temps de se préparer au destin, c'est comme la pluie, on peutprendre un parapluie mais des fois ça sert quand même à rien. Parce qu'ilva se mettre à pleuvoir juste au moment où vous sortez sans...

19 mars 1995

Ce matin l'état de Yan a empiré. Il a commencé par crier, ce devait êtrecinq heures et ça m'a réveillé. J'étais très loin, en train de dériver au-dessusd'un pays d'orient que je ne connaissais pas. Sous mes pieds il y avait despaysans, minuscules points sombres au milieu des rizières à perte de vue.Je volais comme ça, sans rien, je ne sais pas comment et je sentais l'airfrais qui me caressait le visage.C'est une sensation délicieuse. Et puis Yan a beuglé, c'était un hurlementvraiment animal et j'ai compris qu'il se passait quelque chose. J'ai ouvertles yeux et j'ai écouté jusqu'à ce que mes oreilles me fassent mal. Très viteil y a eut des bruits de pas dans le couloir : les infirmiers de garde. Ils ontouvert la chambre de Yan et j'ai entendu les échos anguleux de leurs voixderrière le mur. Si j'avais eu mes jambes j'aurais pu les rejoindrediscrètement mais avec le boucan que je faisais en me transférant sur monfauteuil, c'était foutu. Je les ai entendus l'emmener sur un lit à roulettes etj'ai compris que quelque chose n'allait pas. Impossible de me rendormiraprès ça... Je suis resté deux heures, les yeux ouverts dans l'obscurité. Jeme serais peut-être rendormi si j'y avais mis du mien mais je n'en avais pasvraiment envie. Quand on est allongé dans un lit et que c'est la nuit, on estenfin tranquille, comme si on était seul sur Terre. C'est comme si on serégénérait chaque nuit. Alors je suis resté sans bouger et j'ai tendu l'oreillepour bien comprendre ce qu'il se passait. Et j'ai pensé à tout un tas dechoses, à commencer par Yan et son cerveau malade. J'ai pensé à mon père

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et à l'espace, je me suis dit que j'aurais bien aimé regarder les étoiles dansle ciel. J'aurais aimé vivre dans une maison équipée d'un toit en verre quipermette, une fois couché dans son lit, de regarder le ciel. S'endormir avecles étoiles pour plafond, voilà ce qui me ferait vraiment plaisir. Quandj'étais enfant j'ai fais du camping : des nuits passées dans un sac decouchage. On se sent étrangement en sécurité dans ces sacs ; au milieu del'univers, comme dans une matrice chaude, persuadé que rien ne peut nousarriver.

Quand je me suis installé dans le fauteuil et que j'ai rejoint les autres à lasalle commune pour le petit déjeuner, ils m'ont dit. Yan est dans le coma, ilva très certainement mourir. Ce n'est plus qu'une question de temps etlorsqu'on arrive à la fin, le temps ne se compte plus de la même manière.Distordu et ridicule, fuyant et pervers, scabreux et filou, le temps setravestit pour mieux nous mentir. Quelques jours, quelques heures, moins :qui sait ? Peut-être que Yan lui, le sait, quelque part au fond de lui, là oùpersonne ne peut l'atteindre, là où personne ne peut le suspecter. Savoiravant tout le monde à quel moment exactement on va mourir, voilà l'ultimeprivilège de celui qui part. Alors fais donc comme tu préfères Yan, c'estbien toi qui sait quand c'est le meilleur moment. Bonne route, gars...

20 mars 1995

C'est pour demain, je m'évaderai donc un 21 mars. Alors voilà : jeprends l'ascenseur de service à huit heures pile, juste au changementd'équipe. En arrivant au dernier étage, je me planque dans la buanderie etj'attends que la nouvelle équipe parte aux affectations qui sont aurez-de-chaussée. J'ai déjà vérifié : c'est assez grand pour que j'y entre avecle fauteuil. C'est le seul moment où je pourrais être tranquille. Là, je rejoinsla terrasse qui est située de l'autre côté du local des infirmiers. C'est le seulmoment où la terrasse n'est pas surveillée, mais ça ne dure pas trèslongtemps, à peine trois minutes sans aucune infirmière dans les parages.Ensuite les équipes qui ont terminé remontent pour se changer et partir. Etlà, elles repassent automatiquement par le local et tout le monde voit

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parfaitement bien la terrasse.C'est un chronométrage très serré, je n'aurais pas le temps de faiblir sinonje me ferai rattraper. Il y a un plan incliné donc pas de souci. Une fois queje serais sur la terrasse, il me suffira se prendre assez d'élan. Puis, enroulant, je devrais avoir suffisamment de vitesse pour passer de l'autre côtédu mur d'enceinte. Le gros problème c'est l'état dans lequel je vais arriverde l'autre côté. C'est quand même haut, environ trente mètres, mais aprèstout c'est moi qui ait tout appris à James Bond et puis, j'ai le sixième sensde Daredevil. J'ai aussi beaucoup observé les araignées pendant qu'ellestrafiquaient dans leurs toiles. Avec tout ça je devrai bien pouvoir m'ensortir. Une fois au sol, je serai sûrement tombé de mon fauteuil, alors il mefaudra remonter dessus et foncer jusqu'au port et là je n'aurais aucun mal àacheter un marin. Ce sont tous des escrocs et des ivrognes... Il me conduirajusque sur mon île au large de la Corse. Alors je pourrais commencer àpenser à ma vengeance. Je passerai deux ans à tout préparer dans le maquiset puis je reviendrai et alors je reprendrai tout ce qu'on m'a volé. Mesusines, mon argent, mes actions, mes restaurants et mes immeubles, mesusines et mes casinos. La moitié de la Côte d'Azur m'a été léguée par mamère lorsqu'elle est morte, l'autre moitié appartenait à mon père. Et c'estmon grand-père, avec l'aide de tous les militaires qui me retenaientprisonnier ici qui m'a tout repris. Voilà pourquoi je n'aurais aucune pitiépour ce salopard. J'espère simplement ne pas revenir trop tard. J'espèresimplement qu'il vivra assez vieux pour que je puisse lui coller une balledans la tête. Et le regarder crever comme un chien... Après, et aprèsseulement, je pourrais penser à devenir écrivain, un vrai ; à temps plein.

21 mars 1995

J'ai regardé sur le calendrier et c'est là que j'ai vu ça : c'est aujourd'hui, leprintemps. Tout est prêt et posé sur mon lit. Je dois faire un dernier choixpour savoir ce que j'emporte et ce que je laisse ici. Et puis ensuite je vais yaller. Il ne faut pas que j'oublie mon carnet. C'est autre chose qui

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commence maintenant, dans cinq minutes, lorsque j'aurais terminé leparagraphe d'aujourd'hui. C'est le début de quelque chose de complètementdifférent et je garde tout ce qu'il s'est passé à la fois dans ma tête et dans cejournal. Ceci est la réalité, ma réalité. Et tout le reste ce n'est que de lalittérature, de la bande dessinée à la petite semaine. Dans cinq minutes jecommence à écrire mon roman.

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