Gérer & Comprendre n° 91 mars 2008 - Annales des MinesPUBLICITÉ Espace Conseil et Communication,...

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1 GÉRER ET COMPRENDRE MARS 2008 N° 91 Récemment, le monde politique apprenait que l’action des ministres ferait désormais l’objet d’une évaluation par un cabinet spécialisé. Cette décision illustre de façon frappante ce dont Gérer & Comprendre porte témoignage dans un dossier consacré à la reddition de comptes : nul n’est aujourd’hui dispensé de se plier au rite. Bien sûr, quiconque travaille dans l’entre- prise ne saurait s’en étonner: rendre des comptes est une évidence qui n’est contestée – et encore – que lorsqu’elle s’immisce dans la sphère privée sous couvert de pratiques managé- riales dévoyées. Mais chacun sait bien que quitus ne lui sera donné qu’après reddition, en bonne et due forme, des comptes de ses actes et s’y plie, de bonne grâce ou par crainte. Mais que des hommes et des femmes de pouvoir y soient désormais soumis, au jour le jour et non au terme lointain de leur mandat, heurte quelque peu le sens commun, tant “avoir du pouvoir” reste, au profond de l’inconscient, “n’avoir de comptes à rendre à personne”. Naguère, au “Je suis maître de moi comme de l’Univers, je le suis, je veux l’être” d’Auguste, héros cornélien renonçant à deman- der compte de sa trahison à Cinna, répondait le “Ni dieu, ni maître” d’Auguste Blanqui, revendica- tion ultime de l’individu se rêvant autonome et libre. Mais aujourd’hui, alors que les derniers îlots de résistance – chercheurs, médecins, artistes, et même dictateurs exotiques rattrapés par le Tribunal Pénal International – cèdent sous l’assaut, je reprendrai volontiers à mon compte le mot désabusé de Hegel qualifiant ce beau rêve de “délire de la présomption”. La reddition des comptes pourrait pourtant être – elle l’est parfois, dans des entreprises conquérantes – l’occasion de débattre sérieusement, sans soumission craintive, ou d’évoquer les questions qu’il a fallu résoudre, les exploits discrets qu’on a réalisés, les transgressions fructueuses qu’on a osées. Mais elle porte souvent trop bien son nom : reddition en rase campagne, non seulement des comptes, mais aussi des ambitions et des talents, en faisant de la transparence, la seule loi, de la conformité, un devoir et de la culpabilité, une qualité professionnelle. L’adversaire est alors sans visage et sans nom, ou en a mille, et n’en effraie que plus: c’est l’opinion publique, la bonne gouvernance, la fair value, le fonds de pension, la conscience professionnelle, l’estime de ses supérieurs et de ses collègues, de son conjoint, de ses enfants, de son banquier, …que sais-je? Mais c’est toujours d’une peur qu’il s’agit, diffuse ou intériorisée, paralysante au matin de l’épreuve, laminante au soir de l’échec. Alors, qu’on ait sept ans, à la remise du bulletin scolaire, dix-huit, face à l’examinateur du bac, vingt, au premier entretien d’embauche, trente, à son premier comité de direction, cinquante, quand l’ave- nir, brutalement, s’assombrit à l’appel du DRH, ou cent, face à l’ultime évaluation, rendons des comptes, tous ensemble et dans les règles de l’art! Le rite propitiatoire s’accomplit et réunit la mul- titude dans la même alliance, sacrificateurs et victimes indistinctement mêlés, dont le compte est réglé au même pas, celui de la vis qui se serre, inexorablement. Ou alors, l’ignorance étant le début du bonheur, feignons de n’y rien comprendre et n’en tenons pas compte. Pascal LEFEBVRE ÉDITORIAL GÉRER & COMPRENDRE est une série des Annales des Mines Créée à l’initiative de l’Amicale des ingénieurs au Corps des Mines Réalisée avec le concours du Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique Mars 2008, Numéro 91 001-003 sommaire 5/02/08 13:01 Page 1

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1GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2008 • N° 91

Récemment, le monde politique apprenait que l’action des ministres ferait désormais l’objetd’une évaluation par un cabinet spécialisé. Cette décision illustre de façon frappante ce dontGérer & Comprendre porte témoignage dans un dossier consacré à la reddition de comptes:nul n’est aujourd’hui dispensé de se plier au rite. Bien sûr, quiconque travaille dans l’entre-prise ne saurait s’en étonner: rendre des comptes est une évidence qui n’est contestée – etencore – que lorsqu’elle s’immisce dans la sphère privée sous couvert de pratiques managé-riales dévoyées. Mais chacun sait bien que quitus ne lui sera donné qu’après reddition, enbonne et due forme, des comptes de ses actes et s’y plie, de bonne grâce ou par crainte.Mais que des hommes et des femmes de pouvoir y soient désormais soumis, au jour le jour et nonau terme lointain de leur mandat, heurte quelque peu le sens commun, tant “avoir du pouvoir” reste,au profond de l’inconscient, “n’avoir de comptes à rendre à personne”. Naguère, au “Je suis maîtrede moi comme de l’Univers, je le suis, je veux l’être” d’Auguste, héros cornélien renonçant à deman-der compte de sa trahison à Cinna, répondait le “Ni dieu, ni maître” d’Auguste Blanqui, revendica-tion ultime de l’individu se rêvant autonome et libre. Mais aujourd’hui, alors que les derniers îlotsde résistance – chercheurs, médecins, artistes, et même dictateurs exotiques rattrapés par le TribunalPénal International – cèdent sous l’assaut, je reprendrai volontiers à mon compte le mot désabusé deHegel qualifiant ce beau rêve de “délire de la présomption”.La reddition des comptes pourrait pourtant être – elle l’est parfois, dans des entreprises conquérantes– l’occasion de débattre sérieusement, sans soumission craintive, ou d’évoquer les questions qu’il afallu résoudre, les exploits discrets qu’on a réalisés, les transgressions fructueuses qu’on a osées. Maiselle porte souvent trop bien son nom: reddition en rase campagne, non seulement des comptes, maisaussi des ambitions et des talents, en faisant de la transparence, la seule loi, de la conformité, undevoir et de la culpabilité, une qualité professionnelle. L’adversaire est alors sans visage et sans nom,ou en a mille, et n’en effraie que plus: c’est l’opinion publique, la bonne gouvernance, la fair value,le fonds de pension, la conscience professionnelle, l’estime de ses supérieurs et de ses collègues, deson conjoint, de ses enfants, de son banquier, …que sais-je? Mais c’est toujours d’une peur qu’ils’agit, diffuse ou intériorisée, paralysante au matin de l’épreuve, laminante au soir de l’échec.Alors, qu’on ait sept ans, à la remise du bulletin scolaire, dix-huit, face à l’examinateur du bac, vingt,au premier entretien d’embauche, trente, à son premier comité de direction, cinquante, quand l’ave-nir, brutalement, s’assombrit à l’appel du DRH, ou cent, face à l’ultime évaluation, rendons descomptes, tous ensemble et dans les règles de l’art ! Le rite propitiatoire s’accomplit et réunit la mul-titude dans la même alliance, sacrificateurs et victimes indistinctement mêlés, dont lecompte est réglé au même pas, celui de la vis qui se serre, inexorablement.Ou alors, l’ignorance étant le début du bonheur, feignons de n’y rien comprendre etn’en tenons pas compte.

Pascal LEFEBVRE

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GÉRER &COMPRENDREest une série des

Annales des Mines

Créée à l’initiative de l’Amicale des

ingénieurs au Corps des Mines

Réalisée avec leconcours du Centre

de recherche en gestion de l’École

polytechnique

Mars 2008, Numéro 91

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Hervé DUMEZCentre de recherche en gestion de l’École polytechnique

Daniel FIXARICentre de gestion scientifiquede l’École des mines de ParisDominique JACQUETUniversité Paris X NanterreHervé LAROCHEESCP-EAPPascal LEFEBVREUniversité d’Évry-Val d’Essonne, Éditorialiste de Gérer & ComprendreChristian MORELRenaultJean-Philippe NEUVILLEINSAFrédérique PALLEZCentre de gestion scientifique de l’École des mines de ParisFrancis PAVÉCentre de sociologie des organisationsLouis-Georges SOLERINRAJérôme TUBIANADanoneFrançois VALÉRIANRédacteur en chef des Annales des MinesMichel VILLETTEENSIAJean-Marc WELLERLATTS - École Nationale des Ponts et Chaussées

GÉRER & COMPRENDRERELECTEURS HORS COMITÉ

Franck AGGERICentre de gestion scientifique de l'École des mines de ParisGilles AMADOGroupe HECRachel BEAUJOLINReims Management SchoolPierre-Jean BENGHOZICentre de recherche en gestion de l'École polytechniqueAnnabelle-Mauve BONNEFOUSGroupe HECFlorence CHARUE DUBOCÉcole polytechniqueFrançois ENGELCentre de gestion scientifique de l'École des mines de ParisSébastien GANDCentre de gestion scientifique de l'École des mines de ParisFrancis GINSBOURGERÉcole des mines de ParisThierry HOMMELSciences PoBenoît JOURNEUniversité de NantesFrédéric KLETZCentre de gestion scientifique de l'École des mines de ParisCatherine CHEVALIER KUZLAUniversité Paris DauphinePascal LE MASSONCentre de gestion scientifique de l'École des mines de ParisNicolas MOTTISGroupe ESSECJean-Philippe NEUVILLEINSAThomas PARISCNRSClaude RIVELINEÉcole des mines de ParisJean-Miche SAUSSOISESCP-EAPDominique TONNEAUCentre de gestion scientifique de l'École des mines de ParisBertrand VENARDAudencia Nantes

ISSN 0295.4397

SÉRIE TRIMESTRIELLEN° 91 • MARS 2008

RÉDACTION DES ANNALES DES MINES

Conseil Général des Mines

www.annales.org

François VALÉRIANRédacteur en chef

Isabelle de BÉARNSecrétaire générale de

la rédaction des Annales des MinesMartine HUET

Assistante de la rédactionMarcel CHARBONNIER

Lecteur

GÉRER & COMPRENDRE RÉALISATION

Manne HÉRON (†)Maquette intérieure

Hervé LAURIOT PRÉVOSTESE, Génie Atomique, Mise en page

Studio PLESSMaquette de couvertureChristine de CONINCK

IconographeMarise URBANO

Réalisation

ABONNEMENTS ET VENTESÉditions ESKA

12, rue du Quatre-Septembre75002 Paris

Directeur de publicationSerge KEBABTCHIEFFTél. : 01 42 86 56 00 Fax : 01 42 60 45 35

TARIFSVoir encart p. 89-90

FABRICATIONAGPA Éditions

4, rue Camélinat42000 Saint-Étienne

Tél. : 04 77 43 26 70 Fax : 04 77 41 85 04

COUVERTURE«La moisson», Psautier de la reine

Marie, miniature, début du XIVe siècle.London, British Library.

Photo © coll. Dagli Orti-PICTURE DESK

PUBLICITÉEspace Conseil et Communication,

44-46, boulevard Georges Clemenceau78200 Mantes-la-JolieTél. : 01 30 33 93 57Fax : 01 30 33 93 58

TABLE DES ANNONCEURSAnnales des Mines :

3e et 4e de couverture

CONEXPO – CON/AGG 2008 :2e de couverture

GÉRER & COMPRENDRECOMITÉ DE RÉDACTION

Tél. : 01 42 79 40 84

Gilles ARNAUDESC Toulouse

Michel BERRYPrésident

Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique

Hamid BOUCHIKHIESSEC

Françoise CHEVALIERGroupe HEC

Bernard COLASSEUniversité de Paris-Dauphine

Caroline ELISSEEFFSecrétaire de rédaction

ANNALESDES MINES

FONDÉES EN 1794

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2008 • N° 912

LE CHOIX DES RAPPORTEURSChaque article est donné, selon la règle du« double aveugle », à au moins deux rappor-teurs, membres du comité de rédaction. Lecomité fait appel à des évaluateurs extérieursquand l’analyse d’un article suppose de mobi-liser des compétences dont il ne dispose pas.

LES DÉBATS DU COMITÉ DE RÉDACTIONLe comité se réunit huit fois par an, chaquerapporteur ayant préalablement envoyé soncommentaire au président du comité de rédac-tion. C’est le comité de rédaction de Gérer etComprendre qui décide collectivement des posi-tions à prendre sur chaque article. Chaque rap-porteur développe son avis, ce qui nourrit undébat quand les rapporteurs divergent. Aprèsdébat, une position est prise et signifiée auxauteurs. Il arrive que les désaccords gagnent àêtre publiquement explicités, soit parce quecela peut faire avancer la connaissance, soitparce que les divergences du comité sont irré-ductibles. L’article est alors publié avec la cri-tique du rapporteur en désaccord, un droit deréponse étant donné à l’auteur. Ces débats per-mettent d’affiner progressivement la ligne édi-toriale de la revue et d’affermir son identité.

LES INTERACTIONS ENTRE LES AUTEURSET LE COMITÉLes avis transmis aux auteurs peuvent êtreclassés en quatre catégories : • oui car : l’article est publié tel quel et le

comité explique à l’auteur en quoi il aapprécié son travail ; il est rare que cetteréponse survienne dès la première soumis-sion ;

• oui mais : l’article sera publié sous réservede modifications plus ou moins substan-tielles, soit sur le fond, soit sur la forme ;

• non, mais : l’article est refusé, mais unenouvelle version a des chances d’être accep-tée moyennant des modifications substan-tielles ; les auteurs peuvent avoir un dia-logue avec le président du comité ; celan’implique toutefois pas une acceptationautomatique ;

• non car : l’article est refusé et l’auteur doitcomprendre qu’il n’a pratiquement aucunechance de convaincre le comité, mêmeaprès réécriture.

Gérer et Comprendre peut aussi évaluer lesarticles écrits en allemand, anglais, espagnolet italien.

LES CRITÈRES DE REJETPour préciser quels articles la revue souhaitepublier, le plus simple est d’indiquer ses cri-tères de rejet :• DES CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES FONDÉES

SUR AUCUNE OBSERVATION OU EXPÉRIMENTA-TION : même si Gérer et Comprendre débordela seule tradition clinique et expérimentaledont elle est née, elle se méfie des considé-rations théoriques déployées sans confron-tation avec les faits. Le plus souvent, lesméthodes de validation statistiques laissentsceptique le comité, bien que plusieurs deses membres (qui ne sont pas les moins cri-tiques…) aient par ailleurs une large expé-

rience de l’enseignement des méthodesmathématiques et statistiques ;

• DES DESCRIPTIONS SANS CONCEPTS : à l’opposédu cas précédent, c’est ici le défaut de la nar-ration sans structuration théorique qui estvisé ;

• DES TRAVAUX SANS PRÉCISION DES SOURCES : lefait de restituer des observations ou desexpériences pose naturellement un problè-me : le chercheur n’étant ni un observateurinvisible, ni un investigateur impassible, ilimporte de préciser comment ont été effec-tuées les observations rapportées, cela afinque le lecteur puisse juger par lui-même desperturbations qu’ont pu occasionner lesinteractions entre l’auteur et le milieu danslequel il était plongé ;

• UN USAGE NORMATIF DES THÉORIES ET DESIDÉES : on a longtemps rêvé de lois et de solu-tions générales en gestion, mais cet espoir nerésiste pas à l’observation ; les articles quiproposent soit des théories implicitement ouexplicitement normatives, soit des recettesprésentées comme générales sont pratique-ment toujours rejetés ;

• DES ARTICLES ÉCRITS DANS UN STYLEABSCONS : considérer que les textes savants nedoivent s’adresser qu’aux chercheurs est untravers étrange de la recherche en gestion :c’est pourtant dans le dialogue entre théorieet pratique que naissent le plus souvent lesconnaissances les plus nouvelles, comme lemontrent les dialogues des Lumières, dontles Annales des mines portent l’héritage ; maisil faut pour cela que le style soit suffisam-ment clair et vivant pour encourager la lec-ture de ceux qui n’ont pas d’enjeux directsde carrière pour lire ; il arrive alors que lecomité aide les auteurs pour amender laforme de leurs textes.

Mais nul papier n’est parfait : ainsi, certainsarticles publiés pèchent au regard des critèresci-dessus. Mais c’est aussi le travail du comitéque de savoir de quels péchés on peutabsoudre. Gérer & Comprendre est toujoursattentive à favoriser les pensées vraiment ori-ginales, quand bien même elles seraient endélicatesse avec les règles énoncées ci-dessus.

INFORMATIONS PRATIQUESLes articles ne devront pas dépasser les40 000 signes, espaces compris.Ils devront être adressés par l’internet (de pré-férence) à l’adresse suivante :

[email protected] ou par voie postale en triple exemplaire à :

Caroline ELISSEEFFÉcole de Paris du Management94, boulevard du Montparnasse

75014 PARISMerci de ne laisser dans le corps du texte(soumis au comité de façon anonyme) aucuneindication concernant l’auteur. Toutes les informations nécessaires aux rela-tions entre le secrétariat du comité et l’auteur(titre de l’article, nom et qualités de l’auteur,coordonnées postales, téléphoniques et inter-net, données biographiques éventuelles, etc.)seront rassemblées sur une page séparée jointeà l’envoi.Les titres, les résumés et l’iconographie sont dela seule responsabilité de la rédaction.

LE FONCTIONNEMENT DU COMITÉ DE RÉDACTION DE

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4DE L’OBLIGATION DE RENDRE DES COMPTESOU ACCOUNTABILITYPar Hervé DUMEZ

9THE OBLIGATION TO ACCOUNTIN ENGLISH LAWPar Henry MARES

16LE RENDU DE COMPTESDANS L’ENTREPRISE : THÉORIES ET PERCEPTIONSPar Magali AYACHE

26LA FABRIQUE DES COMPTESDANS UNE ENTREPRISE DE BTPPar Bertrand FAURÉ

36LE CLASSEMENT DES HÔPITAUX : UNE NOUVELLEMANIÈRE DE RENDRE DES COMPTESPar Aurore SCHILTE et Étienne MINVIELLE

48LE CHERCHEUR ET L’OBLIGATION DE RENDREDES COMPTESPar Margit OSTERLOH, Bruno S. FREY

et Fabian HOMBERG

55ORCHESTRER LESACTIFS POUR RESTERCONCURRENTIELLa trajectoire stratégiquede Raytheon Par Colette DEPEYRE

67COMMENT CAPITALISER LES CONNAISSANCES GÉNÉRÉESPAR LES PROJETS DE R&D ?Par Gilda SIMONI

79Blanche SEGRESTIN

L’ENTREPRISE N’EXISTE PAS,INVENTONS-LA !À propos du livre de Daniel Bachet,

Les Fondements de l’entreprise – Construire

une alternance à la domination financière,

Les Éditions de l’Atelier, 2007

Jean-Marc WELLER

LE DÉSORDRE ET L’ORGANISATIONÀ propos du livre d’Eric Abrahamson et

David H. Freedman, A Perfect Mess. The Hidden

Benefits of Disorder, New York-Boston-London :

Little, Brown and Company, 2006 (Un peu de

désordre = beaucoup de profits, Paris, Flammarion,

2008)

84ANGLAIS, ALLEMAND, ESPAGNOL ET RUSSE

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R ationem reddere : l’expression latine dit l’an-cienneté de la pratique. Un intendant, unmagistrat qui quitte ses fonctions, rendent

des comptes. Ratio renvoie au calcul abstrait (lescomptes) mais aussi au support physique. Celui quirend les comptes remet une tablette, un parchemin,à celui à qui il rend des comptes. Il y a donc deuxpersonnes : l’une qui confie une tâche à l’autre. Lorsd’une échéance, la seconde remet le cahier decomptes à la première. La personne qui reçoit lescomptes les accepte ou non. Il existe un sens figuré :rationem reddere de aliqua re, qui signifie rendre descomptes à propos de quelque chose. Là, il n’y a plusforcément de chiffres, ni de support physique.Si l’on reprend les termes de Jacques GIRIN (1990), ona là une situation de gestion définie dans l’espace –deux participants au moins « sont réunis» – et dans letemps. Il est question, dans cette situation, d’évaluerune performance. L’essence de la gestion est le faire faire

(GIRIN, 1995) : un mandant confie un mandat à unmandataire ; ce mandat peut être clair et précis, et s’ex-primer sous forme de chiffres, ou il peut être plus géné-ral et confus. Le mandataire agit pour le compte dumandant et, au terme de l’action, lui rend des comptesà propos de sa «performance». En droit français, dansle Code civil, l’obligation de rendre des comptes appa-raît dans une section consacrée au mandat.Cette situation de rendu de comptes ou accountabi-lity apparaît familière : dans le monde du travail,une tâche est confiée à quelqu’un, une certaineautonomie lui est laissée dans la manière dont il laréalise, mais il doit en contrepartie rendre descomptes. La situation comporte une dimension hié-rarchique : c’est avec le supérieur que les objectifs del’action ont été définis (ou ce dernier les a imposés)et c’est au supérieur que compte est rendu sur lamanière dont l’action a été menée et les objectifsatteints ou non.

DE L’OBLIGATION DERENDRE DES COMPTESOU ACCOUNTABILITY

L’Institut PRESAJE a confié à un groupe de travail du programme de recherche AEGIS, coordonné par Hervé Dumez, la tâche de réfléchir à la notion d’obligation de rendre des comptes ou accountability. Notionfamilière – qui agit dans le cadre d’une organisation rend des comptessur son action – et pourtant plus problématique qu’il n’y paraît. Le dossier que nous publions dans ce numéro, issu de ce groupe de travail, s’interroge sur cette pratique dans le monde de l’entreprise, de l’hôpital, de la recherche, et remonte à ses origines, dans le contextebritannique.

« Il n’y a peut-être pas d’erreur plus grande, quoique plus inévitable, que de jugerles hommes sur les résultats »Paul Valéry

Par Hervé DUMEZ, CNRS-École polytechnique

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Familière, cette situation apparaît également simple etaller de soi.Pourquoi, dès lors, s’y intéresser et lui consacrer undossier ?La raison principale a été exprimée par Hegel : le bienconnu est toujours le plus mal connu. C’est le cas dela notion qui va nous occuper, comme on va le voirdans les articles qui constituent ce dossier. Tout, dansles éléments qui caractérisent cette situation familière,est problématique : le support matériel du rendu decomptes, la relation hiérarchique, sa dynamique tem-porelle. Au point que chaque étude empirique sembledissoudre la notion.La seconde raison est le moment : l’obligation derendre des comptes ou accountability est un concepten extension, en prolifération (MULGAN, 2000).Tout le monde aujourd’hui doit rendre des comptesà un peu tout le monde : le médecin, le chercheur,l’homme politique, l’artiste, le fonctionnaire, etc.Cette obligation est présentée comme une exigencedémocratique (ces dernières années, le mot« accountability » est apparu, en deux ans, dans letitre de cinquante à soixante-dix propositions delois présentées au Congrès américain – BOVENS,2005 ; fort heureusement, la traduction française estmalaisée). L’entreprise elle-même a une responsabi-lité non plus seulement économique, mais sociale,et elle se doit de rendre des comptes à la société,comptes qui ne sont plus financiers mais citoyens. Ilexiste une énorme littérature, dans les pays anglo-saxons, sur l’accountability dans l’éducation (lesécoles, les professeurs).

LE SUPPORT MATÉRIEL ET CHIFFRÉ

L’expression renvoie aux chiffres. Rendre descomptes, c’est donner une représentation chiffrée deson action. On l’a vu, en même temps, elle a pris unsens métaphorique dès la période latine : on peutrendre des comptes à propos de quelque chose sansqu’il y ait support matériel chiffré. La relation entrele sens premier et le sens métaphorique est problé-matique. Ces dernières années, surtout dans le sec-teur public, on a tenté de revenir au sens premier :puisque le secteur public est protégé de la sanctiondu marché, l’idée est venue qu’il fallait évaluer sonaction de manière plus rigoureuse, sur la base d’in-dicateurs chiffrés. Les écoles, les commissariats depolice, les universités, les hôpitaux, les services desarchives des ministères (l’exemple est donné, pour laNorvège, dans BRUNSSON, 2006), doivent remplirdes tableaux de chiffres, indicateur par indicateur,pour rendre compte de leur activité. La LOLF (LoiOrganique relative aux Lois de Finances), enFrance, impose cette pratique à toutes les adminis-trations publiques. En théorie, la discussion, l’expli-

cation, la justification, restent de mise : rendre descomptes ne signifie pas simplement remettre untableau de chiffres, mais s’expliquer. En pratique, lafocalisation sur les chiffres est le tropisme naturel.S’expliquer devant quelqu’un prend du temps,d’explication, d’écoute et de discussion. C’est cetemps qui manque le plus. Par ailleurs, la légitimitédémocratique, si légitimité démocratique il y a, sup-pose l’égalité, l’objectivité : les chiffres sont objec-tifs, les explications subjectives et sujettes à caution.C’est pourtant l’inverse qui est vrai. Dans lesmilieux anglo-saxons, le phénomène est connu sousle nom de principe de Goodhart, véritable équiva-lent en sciences sociales du principe d’incertitude deHeisenberg. Il a en effet été formulé pour la pre-mière fois en 1975 par Charles GOODHART, écono-miste en chef de la banque d’Angleterre : dès qu’unindicateur chiffré sert à évaluer une action ou unepolitique, il perd son rôle de producteur d’informa-tion objective. En effet, les acteurs qui sont jugéssur les indicateurs chiffrés s’arrangent, d’une façonou d’une autre, pour que ces indicateurs prennentdes valeurs qui leur soient favorables. Le même phé-nomène a été reconnu dans les organisations, à peuprès à la même époque (BERRY, MOISDON &RIVELINE, 1979). L’obligation de rendre de comptesdevrait afficher dans ses principes, et manifesterdans les dispositifs concrets auxquels elle donnelieu, cette tension nécessaire, cette articulation,entre chiffres et explications sur l’action. C’estpourtant rarement le cas.

LA RELATION HIÉRARCHIQUE

Au sens strict, on remet les comptes sur son actionà quelqu’un détenant l’autorité qui est à la base del’action : pour le dirigeant d’entreprise, l’action-naire ; pour le ministre, le parlement représentantles citoyens ; pour l’employé son supérieur hiérar-chique. Mais, ces derniers temps, cet aspect hiérar-chique de la situation de rendu de comptes sembles’être dissous progressivement. Le dirigeant d’entre-prise doit des comptes aux actionnaires, mais aussiaux parties prenantes de l’entreprise : les salariés(qui devraient lui rendre des comptes sur leur actionen tant que subordonnés), les clients, les fournis-seurs, les associations de sauvegarde de l’environne-ment, les ligues de défense des droits de l’homme,etc. Le médecin ou le chercheur, qui ne devaient descomptes qu’à leurs pairs, en doivent désormais auxpatients, au public en général. Cette pluralité flouede ceux à qui l’on doit rendre des comptes conduità l’hypocrisie organisationnelle au sens où l’a ana-lysée Nils Brunsson (2002) (voir aussi Dumez,2006). La notion d’accountability a été poussée bienau-delà de toutes ses limites de validité, puisqu’on

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parle assez souvent maintenant de self accountabi-lity, c’est-à-dire de l’obligation de se rendre descomptes à soi-même. Il est également question,dans les entreprises, d’un rendu de comptes nonplus seulement au supérieur hiérarchique mais aussiaux collègues situés au même échelon hiérarchique,et aux subordonnés, d’une accountability à 360degrés (MATUCHET, SOMAT, TESTÉ & LUCET,2005). Peut-on mettre sur le même plan rendu decomptes aux actionnaires et rendu de comptes auxparties prenantes ? Aux pairs médecins et au grand

public ? Au supérieur hiérarchique et aux collègues ?Les dispositifs, les enjeux, les modalités pratiquespeuvent-ils être les mêmes ? Quel sens le rendu decomptes peut-il encore avoir s’il recouvre des situa-tions aussi contrastées, voire contradictoires ?

LA DYNAMIQUE DU RENDU DE COMPTES

Le modèle temporel auquel on se réfère spontanémentquand il est question de rendu de comptes est rythméou ponctué. Le supérieur et les subordonnés fixentensemble des objectifs – premier temps. Les subor-

donnés, après en avoir discuté avec leur supérieur,agissent de manière autonome dans le cadre des objec-tifs qui leur ont été fixés – deuxième temps. Enfin, –troisième temps –, le supérieur et les subordonnés seretrouvent pour faire le point, pour le rendu decomptes.Il existe un autre modèle. Il est bien illustré dans demultiples paraboles des Évangiles (1). Le maîtreconfie la gestion du domaine, une somme d’argent,à ses serviteurs ou à son intendant, et il s’absente. Ilrevient à l’improviste et demande des comptes. Il

n’y a pas d’échéance fixée : à tout moment, le servi-teur ou l’intendant – le gestionnaire – peut être ensituation d’avoir à rendre des comptes. La méta-phore du rendu de comptes devient celle duJugement dernier : restez éveillés, vous ne savez nil’heure, ni le jour. Mais ce jour-là, il faudra que voscomptes soient en ordre. L’expression anglaise com-porte cette dimension : The concept of ‘account-abi-lity’ includes an implication of potentiality, literally an‘ability’ to be called to ‘account’. (MULGAN, 2000,p. 560). En France, les enquêtes de la Cour des

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(1) C’est Jean Padioleau qui a attiré mon attention sur ce fait. Qu’il ensoit ici remercié.

Celui qui rend les comptes remet une tablette, un parchemin, à celui à qui il rend des comptes. (Scribe en chef des archives royales deSaqqara, Égypte, Ancien Empire, vers 2550 av. JC)

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Comptes procèdent de cette manière : toute admi-nistration sait qu’elle peut faire l’objet d’une enquêtede la Cour à l’improviste, sans échéance fixée àl’avance, et cette menace est censée la maintenir enalerte. Le temps est ici ponctué par la menace d’uneéchéance imprévue mais probable. La tradition enest longue. On peut par exemple en trouver destraces après le Concile de Trente dans les visites pas-torales : « La visite remplit cette fonction fondamen-tale, surtout après le Concile de Trente, d’être un ins-trument grâce auquel on exerce un contrôle sur unecommunauté, on mesure son degré d’organisation et laconformité de cette organisation à des normes. »(NAPOLI, 2007, p. 47).Et puis il existe un autre modèle temporel. Le supé-rieur et le subordonné échangent régulièrement, encontinu. Les objectifs se redéfinissent au cours del’action, des comptes informels sont rendus au coursde ce flux ininterrompu d’interactions. Mais, dansce cas-là, alors que le sens de l’action se construit aufil du temps de ces interactions, peut-on encore parlerd’une situation de rendu de comptes ?

PRÉSENTATION DU DOSSIER

On le voit, la notion d’obligation de rendre descomptes est plus étrange et complexe que son impres-sion de familiarité ne le laisse penser. Que reste-t-il decette notion lorsque les comptes ne comportent quedes chiffres, ou lorsqu’ils n’en comportent aucun ?Lorsque les comptes ne sont plus rendus à un hiérar-chique qui détient l’autorité et organise l’action, maisà quelque chose d’aussi flou que le public ou les par-ties prenantes ? Lorsque les comptes sont rendus encontinu, de manière informelle, dans un flux continud’interactions ?Le dossier qui suit tente d’explorer la notion d’obliga-tion de rendre des comptes ou accountability dans dif-férents contextes :– Il commence, à tout seigneur tout honneur, par unretour sur la notion d’accountability en droit anglais.Henry MARES, enseignant chercheur en droit àl’Université d’Oxford, retrace l’histoire complexe dece concept dans l’univers juridique britannique.Deux articles étudient ensuite la notion là où ellesemble la plus familière : dans le monde de l’entrepri-se et des affaires.– Le texte de Magali AYACHE montre que l’évidencedu rendu de comptes dans les entreprises n’en estpeut-être pas une. Les théories managériales éprou-vent finalement une certaine difficulté à attribuerune place au phénomène. De leur côté, les acteursde l’entreprise, quand on les interroge, n’aiment pasadmettre qu’ils rendent des comptes. Ils préfèrentemployer d’autres mots, en mettant l’accent sur desprocessus d’interaction informels.

– L’article de Bertrand Fauré analyse des situations derendu de comptes dans une entreprise de BTP. Ilmontre la complexité des éléments fondamentaux durendu de comptes (les documents, la relation hiérar-chique, la dimension temporelle) et met en évidencel’existence d’une norme informelle esthétique.Enfin, deux papiers s’intéressent à l’extension de lanotion.– Celui d’Étienne Minvielle et Aurore Schilte secentre sur la manière dont les hôpitaux en tantqu’organisations sont sommés de rendre descomptes, non pas en matière financière, mais sur laqualité des soins délivrés. L’article montre qu’il y aeu au fil du temps plusieurs modèles d’accountabi-lity à l’hôpital et s’intéresse plus particulièrement audispositif des classements hospitaliers, reposant surdes indicateurs chiffrés.– L’article de Margit Osterloh, Bruno Frey et FabianHomberg montre comment le monde de larecherche a été progressivement sommé de rendredes comptes, sur des indicateurs chiffrés, commentcette voie paraît être une impasse dont le bilancoûts/avantages est nettement défavorable, et s’efforced’explorer des voies alternatives.

PERSPECTIVES

L’interrogation sur la notion d’obligation de rendredes comptes ou accountability et sur les aporiesqu’elle renferme par-delà sa familiarité et sa simpli-cité apparentes conduit sans doute à la remise enquestion du modèle de l’action rationnelle dans lesorganisations. Ces dernières se fixeraient des buts,qui seraient ensuite décomposés en objectifs limitéset discutés avec les acteurs de l’organisation et fina-lement fixés par la hiérarchie. Les acteurs seraientensuite laissés libres de trouver les moyens de réali-ser ces objectifs, puis rendraient des comptes surleur action. Ce n’est pas ainsi – probablement fortheureusement – que les choses se passent. Les objec-tifs, bien souvent, ne précèdent pas les moyensemployés, et se découvrent au cours même de l’actioncomme des produits de la réflexion sur l’action encours. Les situations organisationnelles sont denature « quasi-dialogique » (Dietrich BÖHLER). « Lessituations ne provoquent pas nos actes, mais elles nereprésentent pas non plus le simple arrière-plan surlequel nous réalisons nos intentions. Nous ne percevonsune situation qu’en fonction de nos aptitudes et de nosdispositions actuelles à agir. Quelle action aura effecti-vement lieu, c’est ce qui se décide ensuite dans unretour réflexif sur la sollicitation reconnue dans lasituation. » (JOAS, 1999, p. 171).Dès lors, la situation du rendu de comptes devrait secomprendre différemment : elle devrait être prisecomme une situation qui interrompt un moment le

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cours de l’action pour susciter le moment réflexifsur les objectifs et intentions de l’action, sur lamanière dont celle-ci se déroule et sur le sens qu’elleest en train de prendre. L’expérience organisation-nelle va dans ce sens. Lorsqu’on essaie d’imposer unfonctionnement rationnel aux organisations, qu’onleur explique qu’il faut se définir des buts, puis desindicateurs permettant de voir si ces buts sont envoie d’être atteints, et enfin évaluer l’action dansune situation de rendu de comptes, trois phéno-mènes se produisent. D’une part, les acteurs appré-cient le premier moment comme moment réflexif :il les oblige à faire retour sur ce qu’ils font, à s’in-terroger sur leurs pratiques, à reformuler leursintentions. D’autre part, les objectifs qui sont déga-gés ne sont pas des objectifs selon lesquels l’actionfuture va être orientée, mais l’inverse : les objectifsexpriment l’action telle qu’elle se fait, les objectifssont le produit de la réflexion sur l’action. Enfin, ledéroulement postérieur de l’action ne correspondjamais vraiment aux objectifs fixés, les indicateursfonctionnent assez mal, l’action est rarement éva-luée en pratique, le rendu de comptes n’en est pasun (BRUNSSON, 2006 ; DUMEZ, 2007).Le dossier tel qu’il se présente ici ouvre donc peut-être un chantier : constituer les dispositifs de rendude comptes sur l’action, non pas comme d’impos-sibles retours sur des objectifs illusoires, mais, pourreprendre le programme de Hans Joas, comme desdimensions de la créativité de l’agir. ■

BIBLIOGRAPHIE

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Accountability has at least two meanings: both‘holding someone accountable’ for their actions,that is, holding them responsible, and requiring

someone to ‘give an account’ of their actions, that is, togive a description of past action, perhaps including rea-sons for it. The latter seems logically sometimes to be apart of the former. The law in England functions broadly to hold peopleresponsible for their actions in a range of circum-stances, for example when they commit a crime, or atort, or have a contractual obligation. But the circum-stances in which someone will be required to give anaccount, or to give reasons for their action, to anotherperson, or to the public, are narrower. This paper consi-ders some of those circumstances in English law, ofinterest for themselves, but also of interest both forwhat they show of the range of possible responses andwhat they show of the English method of regulation.Necessarily, the paper can only provide a sketch of sur-

face, and each of these areas has subtleties that spacedoes not allow to be drawn out.

THE ACTION OF ACCOUNT

One specific meaning of ‘account’ in the law comesfrom the sense of it as an ‘accounting’ peculiar tomoney. The common law recognised in the thirteenthand fourteenth centuries that there might be circum-stances in which someone would have to provide anaccount, and this became a cause of action itself (1).The ‘action of account’ provided that a plaintiff could

THE OBLIGATION TOACCOUNT IN ENGLISHLAW

L’accountability anglaise est difficile à traduire en français, car elle est diffi-cile à comprendre en-dehors d’un système jurisprudentiel de longue tradi-tion. Elle ne se confond pas avec la responsabilité, ou la possibilité d’incri-miner une personne pour ses actions, mais elle entretient avec ces autresconcepts une relation qui varie d’un domaine à un autre. Pour pouvoirreprocher ses actions à quelqu’un, qu’il s’agisse d’un trustee, d’un espion,d’un employé, d’un juge ou d’un ministre, il faut parfois établir l’obligationqu’avait cette personne d’en rendre compte. Les derniers développementsdes lois sur les entreprises, avec leur définition assez large des informationsdues par les sociétés cotées, pourraient remettre en question cet équilibre entrecompte-rendu et responsabilité, qui évoluait lentement depuis la fin du moyen-âgeanglais. Il nous est apparu qu’une publication de cet article dans sa langue d’originepermettait de lui conserver toutes les nuances nécessaires à sa lecture approfondie.

By Henry MARES, St Hilda’s College, OxfordL’

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(1) See generally S. F. C. MILSOM, Historical Foundations of the CommonLaw (London: Butterworths, 1981, 2nd edition) at 275-282; J. H.BAKER, An Introduction to English Legal History (London: Butterworths,2002, 4th edition) at 363-365.

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ask the court to compel the defendant to an accoun-ting. The defendant could reply that he already haddone so, or had noobligation to do so.But if he was unsuc-cessful he would beimprisoned and berequired to give anaccount, before twoauditors, appointedby the court ifthe defendant wasunwilling to account,and any money thatwas determined to beowing at the end ofthe account would beowed in debt, ano-ther specific cause ofaction, to the plain-tiff and payable befo-re the defendant’srelease. At the heartof the matter was notthe debt itself butrather the obligationto give an account(2).Thus there wereseveral questions thatcould arise. An initialissue was whetherthere was a relation-ship between theplaintiff and defen-dant sufficient togive rise to the action.Originally this wasrestricted to thosemanaging land foranother; the relation-ship between lord and bailiff, and the bailiff ’s account“checked on more than arithmetic: it controlled the properand honest use of managerial discretion” (3). Another relationship giving rise to the obligation toaccount, under statute of 1267, was that of guar-dian in socage (4). Socage land, was, essentially,land held of a lord in the feudal system with obliga-tions attached, but those obligations were certain inadvance: thus the holder of socage land could be

distinguished from those holding land with uncer-tain obligations, that is, those effectively unfree or

villeins (5). Whenthe land passed toan infant heir onthe death of theholder of the land,guardianship forthe benefit of theinfant would passto the infant’s rela-tives, a situationsimilar to that of atrust, discussedbelow. When theheir reached 14, hewould be able toseek an action ofaccount against therelative under theterms of the legisla-tion known as theStatute of Marlbo-rough. The other impor-tant relationshipgiving rise to anobligation to accountwas receipt ofmoney on behalf ofanother, initiallypresumably wherethere was a pre-existing relation-ship of agency, butlater even when thereceipt itself consti-tuted the relation-ship. By the seven-teenth-century, theprocess was relatively

old and cumbersome, for example the auditors hadno powers to compel documents to be produced.Non-agency cases were largely pursued just in debt,or later in actions on the case, and by the mid-cen-tury those resulting from the bailiff or guardian oragency relationship were also pursued through fas-ter and more efficient process in the courts, and theaction of account declined (6). The notion ofaccounting for illicit profits however lives on in

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(2) J. H. BAKER, An Introduction to English Legal History (London:Butterworths, 2002, 4th edition) at 363.

(3) S. F. C. MILSOM, Historical Foundations of the Common Law(London: Butterworths, 1981, 2nd edition) at 278.

(4) La tenure en socage était une tenure libre, c’est-à-dire une tenuredont les services féodaux étaient clairement définis d’avance (cf. la défini-tion du Oxford English Dictionary, édition 1959 : The tenure of land by

certain determinate services other than knight-service). Le service prévu pritla forme d’un paiement annuel d’une somme déterminée (ndlr).

(5) See A. W. B. SIMPSON, A History of the Land Law (Oxford: OxfordUniversity Press, 1986, 2nd edition) at 13 and 18.

(6) J. H. BAKER, An Introduction to English Legal History (London:Butterworths, 2002, 4th edition) at 364.

Originally this was restricted to those managing land for another; the rela-tionship between lord and bailiff, and the bailiff ’s account « checked onmore than arithmetic: it controlled the proper and honest use of managerialdiscretion ». (Tribunal of the King’s Bailiff, after a wood engraving in ‘PraxisRerum Civilium’ by Joos de Damhouder, 1557)

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trust and other contexts (7), and has recently beeninvoked in contract law.

CONTRACT

The obligation to account for profits appears tohave been invoked in certain circumstances incontract. If A contracts with B, the general remedyfor a breach of the contract by B is to compensate Afor his loss, including the loss of profits that A stoodto make under the contract with B had it in factbeen performed. This may not, however, suffice torender justice between the parties where B has gai-ned a benefit through breaching the contract. Thecourts have had to balance the previously clear prin-ciple that, in English law, a party may choose whe-ther to perform a contract or whether to be in brea-ch and hence liable in monetary damages, with theprinciple that the court should do justice. An example may illustrate matters. In Attorney-General v. BLAKE (2001) (8), the defendant, Blake,had been a member of the security and intelligenceservices, but during this time had also spied forRussia, to where he defected. In breach of an under-taking in his contract with the UK government, hehad published with a London publisher a memoirof his time in employment with the intelligence ser-vices. The Attorney-General sought recovery of theamount Blake was owed by his publishers. In theHouse of Lords, this was argued on the basis thatBlake had been in breach of his contract. The ordi-nary principle would be that the Crown would beentitled to damages compensating it for any finan-cial loss, but there was no such loss here. There was,however, gain to Blake.In this, the first case argued on this point, the Houseof Lords held that Blake had to make an account ofhis profits (9). There was a paramount interest inmaking sure that the operation of the secret servicesremained confidential, and hence in ensuring thatthere was no incentive for breach of that confidence.Thus, more generally, Lord Nicholls considered it auseful guide for future cases to inquire “whether theplaintiff had a legitimate interest in preventing thedefendant’s profit-making activity, and, hence, indepriving him of his profit” (10).

TRUSTS

A trust is a means of keeping separate the legal owner-ship of something from the beneficial use of it: forexample, a farm could be legally held by the farmer’ssons, on the farmer’s death, for the benefit of the far-mer’s widow and all of his children. The duties of thoseadministering the trust, the trustees, are strict fiduciaryobligations to administer the trust for the benefit ofthose for whom it was set up. Thus, in the 1726 case ofKeech v. Sandford (11), a trust had been created infavour of an infant, the beneficiary. It was a trust of alease, and before the lease came to an end, the trusteesought to renew it, once again in favour of the infant,but this request for renewal was refused by the lessor(the lessor being the person who leases out the proper-ty to the tenant). So the trustee renewed the lease in hisown favour. This resulted in the Lord Chancellor hol-ding that the lease was to be assigned back to theinfant, and that the trustee had to make an account ofprofits made under the lease over the time it had beenin his name, that is, return any such profits to the trust. The case of Reading v Attorney-General (1951) (12) issomewhat analogous to BLAKE, but on differentgrounds. In this case, a uniformed British soldier leanthis presence to illicit shipments of whisky and brandyin Egypt, so that they would not be stopped by thepolice. He was paid a large sum of money for this, andwhen he was finally arrested this was confiscated by thepolice. Upon his release from prison, he wanted thismoney back from the Crown. It was held that he was aservant of the Crown and owed it a fiduciary duty, andthat profits made by the use of his status were held forthe Crown. Thus the Crown kept the money. This lineof argument was not run in the House of Lords inBLAKE as the memoirs published there covered a periodso old that the material was no longer confidential, andso Blake no longer owed a fiduciary duty (13).But while trustees as fiduciaries are required to make anaccount of profits improperly made, any account ofinformation that they need to disclose to the beneficia-ries is surprisingly limited, and they need not alwaysprovide reasons for their actions. Thus, in ReLondonderry's Settlement (14), the trustees exercisingtheir discretion in good faith decided to end the trustin that case, as they were entitled to do, by distributingthe remaining trust property among the various bene-

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(7) For a discussion of the other contexts (for example, wrongful use ofanother’s property) in which an obligation to give an account of profitsarises, see E. MCKENDRICK, ‘Breach of Contract, Restitution forWrongs, and Punishment’ in A. BURROWS and E. PEEL (eds),Commercial Remedies: Current Issues and Problems (Oxford: OxfordUniversity Press, 2003) 93 at 100-101, and sources cited therein.

(8) [2001] 1 AC 268.

(9) At 285-288 per Lord Nicholls, with whom Lord Goff, Lord Browne-Wilkinson, and Lord Steyn agreed. See now also World Wide Fund for

Nature (formerly World Wildlife Fund) v World Wrestling FederationEntertainment Inc [2006] EWHC 184.

(10) At 286.

(11) (1726) Sel Cas T King 61; 25 E.R. 223.

(12) [1951] A.C. 507.

(13) [2001] 1 AC 268 at 292 per Lord Steyn.

(14) [1965] Ch 918.

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ficiaries in particular proportions. One of the benefi-ciaries was not happy with the distribution, and soughtto have the trustees provide the agenda and minutes oftheir meetings, among other documents. Harman LJ inthe Court of Appeal recognised that there was, on theone hand, an argument of principle that these docu-ments “came into existence for the purposes of the trustand are in the possession of the trustees as such and are,therefore, trust documents, the property of the beneficiaries,and as such open to them to inspect” (15).But overriding this was the principle that trustees neednot provide reasons for their exercise of their discretion(16). The reason for this was in part that the discretion,if exercised in good faith, was not challengeable incourt, and hence the reasons were immaterial (17).Further, as Harman LJ put it, revealing the reasonscould be “to wash family linen in public which would beproductive only of family strife and also odium for the trus-tees and embarrassment in the performance of their duties”(18). Hence, providing reasons might not be in theinterests of the beneficiaries. And, as Salmon LJ noted,it might, in the future hence, be difficult to persuadeanyone to act as a trustee if such reasons were to berevealed (19).Thus, a beneficiary under a trust is limited: he can gainaccess to certain materials, for example the accounts ofthe trust holdings, but not to others (20). It seems like-ly that the greater weight given by the courts to with-holding material restricts accountability of trustees inthe broader sense. A useful contrast may be made withthe provision of reasons in administrative decisions.

ADMINISTRATIVE DECISIONS

In certain circumstances when a decision has beenmade by a public official, it may be that there is a pos-sibility of seeking review of it in the courts (21). In1985 Lord Diplock spelt out three grounds for review:illegality, irrationality, and procedural impropriety(22). This last ground, natural justice, or due process,as it might be termed loosely, does not yet, however,appear to include a general right to reasons, althoughthere is perhaps a trend towards it.

Thus, in the leading Doody case in the House of Lords(23), in an application of the peculiar sentencing regi-me in England for murder, four prisoners had beengiven terms in prison of 15, not more than 20, 12, and11 years by the Secretary of State. The prisoners soughtto know the reasons behind the time periods allotted.Lord Mustill gave a judgment with which the othermembers of the House of Lords concurred, and inwhich he noted that what was fair would vary depen-ding on the context (24). He noted that the law “doesnot at present recognise a general duty to give reasons foran administrative decision” (25). But he held furtherthat “such a duty may in appropriate circumstances beimplied”, and in particular here he held that such aduty should be implied. There were two approachesprovided by Lord Mustill. The first was to “ask simply: Is refusal to give reasonsfair?” The length of sentence was a matter of crucialinterest to a prisoner. Prisoners sentenced for othercrimes were given a reasoned decision on sentence bythe trial judge; those convicted of murder were senten-ced remotely by the Secretary of State without reasonsbeing provided. It was, he decided, unfair that the per-son convicted of murder should be “wholly deprived ofthe information which all other prisoners receive as a mat-ter of course” (26).The second approach was to consider that without rea-sons being provided the prisoner would have “virtuallyno means” of determining whether the decision makingprocess had been correct, and hence whether there weregrounds to apply to the courts to intervene (27). Thusthe reasoning had to be disclosed. This second line of reasoning had been also set out bythe Court of Appeal in the prior Cunningham case (28),of which Lord Mustill approved. In that case a prisonofficer had been dismissed from his work, and the CivilService Appeal Board ruled that the dismissal had beenincorrect. The Home Office declined to reinstate him,but the Civil Service Appeal Board awarded him a smallsum in compensation, without providing reasons.Cunningham sought judicial review of the administra-tive decision. Lord Donaldson MR held that the CivilService Appeal Board had to provide reasons, not becau-se there was a general common law right to reasons, butbecause there was a legitimate expectation on the part of

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(15) At 929.

(16) At 933.

(17) At 936-937 per Salmon LJ.

(18) At 931.

(19) At 937.

(20) See S. GARDNER, An Introduction to the Law of Trusts (Oxford:Oxford University Press, 2003, 2nd edition) at 238-240.

(21) See generally A. TOMKINS, Public Law (Oxford: Oxford UniversityPress, 2004) at 170-211; W. WADE and C. FORSYTH, Administrative Law(Oxford: Oxford University Press, 2004, 9th edition) at 522-527.

(22) Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service[1985] AC 374 at 410.

(23) [1994] 1 AC 531.

(24) At 561 per Lord Mustill.

(25) At 564. This has not changed under the regime of the Freedom ofInformation Act 2001, though see s19.

(26) At 565.

(27) At 565.

(28) Reg. v. Civil Service Appeal Board, Ex parte Cunningham [1991] 4All E.R. 310, approved by Lord Mustill at 564.

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Cunningham that he would get reasons, as he wouldhave done had he been privately employed and hence infront of a different decision maker, for example anindustrial tribunal set up to regulate such matters for theprivate sector, instead of the Civil Service Appeal Board,and because fairness required that Cunningham beaware of the issues the Civil Service Appeal Board hadconsidered and whether it had acted lawfully (29).McCowan LJ considered several factors. He held that asthe Civil Service Appeal Board was susceptible to judi-cial review of its actions, and as the procedures in placewere unfair (as Cunningham couldn’t know to whatextent his submissions had been considered) and notstrictly required by statute, and as requiring the CivilService Appeal Board to give reasons would not frustra-te the intention of the rules generally governing civil ser-vice pay and work conditions, and as the giving of rea-sons would not be harmful to the public, reasons shouldbe given, though these need not be “more than a fewsimple sentences” (30). For Leggatt LJ, the absence of reasons meant that therewas no argument provided against the inference that theamount awarded was “irrational, if not perverse.” Therewas no right to reasons, but the “unexplained meagreness”compelled the inference of irrationality (31).Thus one can see the interplay between an account,in the narrow sense of reasons, and accountability,in the sense of responsibility. Without the former,the latter becomes more difficult, and thus thecourts sometimes require reasons, albeit the pre-sumption being that they are not generally required(32).

CORPORATE ACCOUNTABILITY

Accountability of companies is a complex matter.Directors of companies have fiduciary obligationsand may be accountable in ways similar to trustees(33). The board of the company is required to holdan annual general meeting of the shareholders, andif certain requirements are met the shareholdersmay use this meeting to have resolutions passedthat bind the directors. The annual report of thecompany should be tabled at the meeting, andquestions may be asked about it of the directors.

Companies themselves, as distinct from their directors,are mainly held accountable through mandatory repor-ting requirements. These are governed by a series ofCompany Acts, and indeed “the fundamental principleunderlying the Companies Acts has been that of disclosu-re” (34). Thus some information must be registered atCompanies House and be held there for public inspec-tion, some published in the official Gazette, somedetailed in company registers, and set out in annualpublished company accounts that detail the company’sfinancial position (35).One new feature of the Company Act 2006 is thatlarge companies are now obliged to provide a “busi-ness review” in their directors’ report (36). This requi-rement has detailed reporting criteria, worth noting atleast in part:

Section 417(5): In the case of a quoted com-pany the business review must, to the extentnecessary for an understanding of the develop-ment, performance or position of the company’sbusiness, include:

(a)… (b) information about:(i) environmental matters (including theimpact of the company’s business on the envi-ronment),(ii) the company’s employees, and(iii) social and community issues,

including information about any policies of thecompany in relation to those matters and the effec-tiveness of those policies…

If such information is not present in the review, thecompany must specifically note that it is absent.For quoted companies these reports and accountsmust be posted on the internet. The businessreview is a reflection of the recognition that “in amodern economy, those who run successful com-panies need to develop relationships withemployees, customers, suppliers and others whichsupport long-term value creation” (37). While itremains to be seen how effective this particularreporting requirement is, it provides not only forthe shareholders but also for other interested par-ties a way of gaining an account of what it is thatthe company has been doing, and this transparen-cy may help corporate governance and thus ultima-tely shareholder and creditor value.

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(29) At 320 per Lord Donaldson MR.

(30) At 323 per McCowan LJ.

(31) At 326 per Leggatt LJ.

(32) Though reasons often are required by statute. See for example: A.LE SEUR, ‘Taking the Soft Option? The Duty to Give Reasons in theDraft Freedom of Information Bill’ [1999] Public Law 419-427.(33)Thus for example an account of profits needs to be rendered when thedirector has profited improperly: see Guinness v Saunders [1990] 2 AC663.

(34) P. L. DAVIES, Gower and Davies’ Principles of Modern Company Law(London: Sweet and Maxwell, 2003, 7th edition) at 533. The law inEngland is currently undergoing reform, and a new Companies Act2006 received Royal assent in November 2006, and will be completelyoperative by October 2008.

(35) P. L. DAVIES, Gower and Davies’ Principles of Modern Company Law(London: Sweet and Maxwell, 2003, 7th edition) at 533-540.

(36) Company Act 2006, section 417.

(37) Company Law Reform White Paper, Cm 6456 (London, HMSO,2005) at 10.

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EMPLOYMENT

No general obligation to give an account of proceedingsas an employee arises. There are many ways to work,and generally one may distinguish the ‘self-employed’on the one hand from the ‘employee’ on the other. Theformer is epitomised by someone in business for them-selves with a contract to provide specific services. Thelatter is employed under a contract for services that they,rather than some sub-contractor, must perform them-selves. In both circumstances, an obligation on anemployee to provide an account of actions could ariseexplicitly under the terms of the work contract, and it isthe contract, and any applicable statutes, that will deter-mine the relation between the parties. An obligation on an employee to account for profit canarise directly from the contract of employment, as inBLAKE, discussed above. And where an employee hasfiduciary obligations, restrictions such as those discus-sed above with respect to trustees may also arise. But anobligation to give an account does not arise in general.The distinction between an independent contractor andan employee is, of course, the more complicated, and isspread more on a spectrum. But the classification matters,because an employee, as opposed to a contractor, has cer-tain obligations of obedience, co-operation, and fidelity,which, if they are not made explicit in the contract ofemployment, will be implied by the courts (38).These obligations are not, however, absolute. Forexample in Laws v London Chronicle (1959), Laws wasan employee of the London Chronicle newspaper. Afterher immediate superior was involved in a disagreementwith the managing director of the company, the imme-diate superior walked out of a meeting. The managingdirector told Laws to stay where she was, but she wal-ked out too, out of, she said at trial, loyalty and embar-rassment (39). The London Chronicle purported to dis-miss her for misconduct in not obeying the order toremain. The Court of Appeal held that one act of diso-bedience would only be enough to justify dismissal if itwent to show that the employee was effectively wilful-ly repudiating their contract of employment, and thatwas not the case here (40). Thus, though there is an atleast implied obligation to obey orders in the way inwhich work is carried out, this is not without qualifica-tion. Nonetheless, in response to a request for anaccount of actions, it seems likely that such an accountshould be given. Such an account need not necessarily

be volunteered however. For the implied duty of fideli-ty, while it includes an obligation not to act against theinterests of the employer (41), does not include animplied duty to report one’s own actions in violation ofthe contract of employment. In the celebrated case of Bell v Lever Bros (1933) (42),Lever Bros hired Bell, and paid him under the terms ofhis contract of employment with them, and in particu-lar paid him a termination payment at the end of hiswork under the terms of a side agreement to compen-sate him. Unknown to Lever Bros, Bell had enteredinto certain other transactions, which would have givenLever Bros the right to terminate the contract with himwithout entering into the side agreement for termina-tion pay. Lever Bros sought to set aside the side agree-ment about termination pay on the grounds of the lawgoverning mistake in contract, and thus sought to beexcused its obligation to pay. The case is mainly note-worthy for what it says or does not say about the rulessurrounding contractual mistake, but it also stands forthe proposition that Bell was not obliged to informLever Bros of his own breach of contract.The obligation of co-operation, or to maintain a rela-tionship of mutual trust and confidence (43), may beillustrated by reference to an example. In the ASLEF(No 2) Case (1972) (44), workers taking industrialaction with the aim of increasing their pay worked instrict compliance with their instructions, but werenonetheless, at least by Lord Denning MR, held to bein breach. Thus the implied duties in employment are of a diffe-rent sort to a duty to account. Such a duty may arise asa consequence of a request for an account, but such anaccount need not be volunteered.

POLITICAL ACCOUNTABILITY

The Government is accountable to Parliament, andon losing the confidence of Parliament must resign(45). This is relatively rare. Further, however, eachMinister is also individually accountable. The ‘ortho-dox doctrine’ in the area of Ministerial accountabilitynow appears to be that a Minister will be responsible,in the sense of being liable for censure, for what hisdepartment does at his request or for what he oughtto know his department is doing, but will be accoun-table for, in the sense of being required to give an

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(38) See S. DEAKIN and G. S. MORRIS, Labour Law (Oxford: HartPublishing, 2005, 4th edition) at 331 to 345.

(39) Laws v London Chronicle [1959] 2 All ER 285 at 288.

(40) Laws v London Chronicle [1959] 2 All ER 285 at 288 per LordEvershed MR.

(41) D. BRODIE, The Employment Contract: Legal Principles, Drafting,and Interpretation (Oxford: Oxford University Press, 2005) at 107.

(42) [1932] AC 161.

(43) See D. BRODIE, The Employment Contract: Legal Principles, Drafting,and Interpretation (Oxford: Oxford University Press, 2005) at 63.

(44) Secretary of State for Employment v. Associated Society of LocomotiveEngineers and Firemen and Others (N° 2) [1972] 2 Q.B. 455.

(45) A. TOMKINS, Public Law (Oxford: Oxford University Press, 2003)at 133.

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account to Parliament, of everything that his depart-ment does (46). But holding the Executive branch to account is a com-plex and demanding business, and it is not clear thatParliament operates well in the area; “Ministerial respon-sibility is an erratic and defective instrument for this purpo-se” (47). Part of the problem is that in a system with anun-written constitution, all one can point to forexamples of the rules are past political practice.One perhaps unexpected consequence in English law ofMinisters being accoun-table to Parliament is thatthe courts have sometimesbeen too ready to leave itonly to Parliament to holdMinisters to account,deferring to Parliament asthe appropriate venue forsuch an accounting undertheir understanding of theseparation of powers in theBritish constitution (48).Famously, in Liversidge vAnderson (1942), a casenow no longer good law, amajority of the House ofLords (Lord Atkin dissen-ting) held that actions bythe Home Secretary undera regulatory stipulationwhich provided that theHome Secretary, if he had“reasonable cause to believe”that a person had “hostileorigin or associations”,could order that persondetained, were not revie-wable as to the reasonable-ness of the HomeSecretary’s belief (49). AsLord Wright put it:

…if the sense of thecountry was outraged bythe system or practiceof making detentionorders, or, indeed, byany particular order, itcould make itself sufficiently felt in the Press and inParliament to put an end to any abuse and Parliamentcan always amend the regulation. (50)

Nonetheless, Ministerial responsibility toParliament, which is itself elected, does remain aconstraint on Executive power (51).

CONCLUSIONS

This essay has attempted to show some areasof English law where accountability, in a sense nar-

rower than complete‘responsibility,’ is anissue. Of necessity, it hasbeen the merest sketch:so many areas are inter-esting that detail hasbeen sacrificed. Butsome themes emerge:where one party is privi-leged by having informa-tion, the other cannothold them responsibleunless they can compelthem to account fortheir actions. The extentto which this considera-tion shapes the law dif-fers: the result in admi-nistrative law is differentto the result in trust lawand to the regulatoryscheme set up by statutein company law. The dif-ferent viewpoints bothprovide an illustration ofthe flexibility of approa-ch possible and a pos-sible source of ideas forfuture regulation. Onthe other hand, undoub-tedly, English lawis complicated by itsdevelopment throughcommon law method:no rational actor plannedit, and no rationalactor, beginning now,

would design the system this way exactly. But itdoes operate, in certain areas, to hold actors toaccount. ■

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Part of the problem is that in a system with an un-written consti-tution, all one can point to for examples of the rules are past poli-tical practice. (Court of King’s Bench, Westminster Hall, 1460)

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(46) C. TURPIN, British Government and the Constitution (Cambridge:Cambridge University Press, 2005 (reprint of 2002) 5th edition) at 460.

(47) W. WADE and C. FORSYTH, Administrative Law (Oxford: OxfordUniversity Press, 2004, 9th edition) at 30.

(48) C. TURPIN, British Government and the Constitution (Cambridge:Cambridge University Press, 2005 (reprint of 2002) 5th edition) at 92.

(49) [1942] AC 206 at 222 per Viscount Maugham.

(50) [1942] AC 206 at 270.

(51) A. TOMKINS, Public Law (Oxford: Oxford University Press, 2003)at 134 and generally 133-170 for a detailed description.

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Apriori, le fait de rendre des comptes est un phé-nomène central et familier dans les organisa-tions. Le PDG rend des comptes aux action-

naires lors de l’assemblée générale (il y est obligé, de parla loi), le directeur d’une division en rend aux dirigeantsdu groupe et aux parties prenantes, l’entreprise elle-même publie ses comptes, le chef de service rend descomptes à son supérieur lors d’un entretien annuel, et lemanager de projet en rend lors des revues de projet.Organiser le rendu de comptes est d’ailleurs l’une desfonctions des managers. Ces derniers, dit SIMONS

(2005 : 1-2), «donnent des noms aux différentes unités,choisissent les dirigeants et précisent les conditions durendu des comptes (stipulate accountabilities)».Pourtant, deux questions peuvent se poser: Quelle placeexacte les théories qui analysent le fonctionnement des

organisations attribuent-elles à ce phénomène? Quelleplace les acteurs eux-mêmes, lorsqu’on les interroge surleurs pratiques, lui attribuent-ils? Le présent article s’ef-force d’apporter des éléments de réponse à ces deuxquestions.Un examen des théories du management montre quecelles-ci rencontrent une certaine difficulté à assignerune place clairement identifiée au rendu de comptesdans les organisations. La question n’est pas ignorée,mais la place occupée par le rendu de comptes resteassez floue.

LE RENDU DE COMPTESDANS L’ENTREPRISE :THÉORIES ETPERCEPTIONS

Quelle place les théories du management attribuent-elles au phénomènedu rendu de comptes dans les entreprises ? Quelle perception en ont lesacteurs mêmes de l’entreprise ? Les réponses apportées à ces deuxquestions, grâce une enquête menée auprès de «middle managers », sontsurprenantes. Le phénomène est encore peu pensé en tant que tel par lesthéories qui analysent le fonctionnement des organisations, et laperception qu’en ont les managers n’est pas celle à laquelle ons’attendrait. Perçue davantage comme un dispositif de contrôle que

comme un outil de gestion, la notion de « rendre des comptes» a une telleconnotation négative que le terme lui-même est souvent remplacé par d’autres(reporting, point, discussion, etc.). Pourtant, les managers passent leur temps àrendre des comptes, mais à leur manière et selon un rythme qui leur est propre.

Par Magali AYACHE (*), Doctorante ESCP-EAP et Université Paris X

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(*) Mes remerciements sincères vont tout particulièrement à HervéDumez et aux autres membres du groupe de travail AEGIS. Je remercieégalement chaleureusement Hervé Laroche pour ses commentaires, ainsique les deux relecteurs [email protected]

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Une enquête empirique exploratoire, réalisée par entre-tiens, montre la même chose : les acteurs n’ont pas uneperception claire du statut du rendu de comptes dansleur pratique et ils tendent même à le « refouler».

QUELLE PLACE LES THÉORIES DE L’ACTION DANS LES ORGANISATIONS FONT-ELLES AU PHÉNOMÈNE DU RENDU DE COMPTES?

Pourquoi un acteur dans l’organisation a-t-il à rendredes comptes? Parce qu’un supérieur lui a confié unetâche et qu’il s’est engagé à la réaliser, ce qui relève d’uneforme de contrat. Ce contrat comporte généralementune dimension d’incertitude (asymétrie d’information,autonomie laissée à l’acteur, aléas possibles). D’où lanécessité, semble-t-il, de moments au cours desquelsl’acteur rend des comptes à celui qui lui a confié latâche. Ce dernier évalue alors, au regard des comptes quilui sont rendus, la manière dont le contrat a été rempli.L’incertitude peut porter sur le comportement de l’ac-teur et/ou sur les résultats de son action (OUCHI,1977). Le degré d’incertitude s’établit alors entre deuxextrêmes : aucune incertitude si les comportementssont transparents et les résultats parfaitement obser-vables, et une incertitude maximale si les comporte-ments sont opaques et les résultats difficilement obser-vables.Ceci nous amène à proposer une grille simplifiée per-mettant de classer les théories de l’action dans les orga-nisations et de voir quelle place elles font au phénomènedu rendu de comptes.Une première case de cette grille (cf. Tableau, ci-des-sous) présente une situation limite (case 1): les compor-

tements étant transparents et les résultats parfaitementobservables, il n’y a aucune place pour le rendu decomptes. Les trois autres cases (cases 2, 3 et 4) présen-tent des natures et des degrés d’incertitude variables : lecontrat est alors perçu comme incomplet par les ges-tionnaires (GIRIN, 1995). La question de la place durendu de comptes dans ces trois configurations setrouve dès lors posée.

• Quand les termes du contrat sont certains (case 1)

Si l’action est très cadrée, c’est-à-dire si le contrat entrele subordonné et son supérieur est certain et mentionneclairement les objectifs à atteindre et les moyens mis àdisposition pour ce faire, rendre des comptes a peu desens. L’idéal taylorien (1911) illustre bien ce propos :l’organisation optimale des tâches (le «one best way»),via une standardisation précise et préalable des procédéset des résultats, rend inutile le rendu de comptespuisque les individus sont fortement contrôlés, et ce defaçon continue, sur les moyens et sur les objectifs.Même si les défenseurs des idées de Taylor, commeLOCKE (1982), soulignent qu’un retour quotidien por-tant sur l’atteinte des objectifs assignés (par exemple,sur le nombre de pièces produites) était prévu, le retourde la part des subordonnés (sous la forme d’un rendude comptes) ne l’était pas : les écarts entre le prévu et leréalisé relèvent d’un dysfonctionnement du système,qui doit être éliminé rapidement. Néanmoins, dans uncontexte de normalisation extrême des comportementsoù des règles sont édictées pour chaque situation, lesindividus sont rarement passifs face à la négation del’autonomie et leur réponse se fera en termes de résis-tance face à une taylorisation poussée des comporte-ments (BUSCATTO [2002] en donne un exemple dans

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Opaques

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Résultats

Facilement observables et mesurables

Case 1– Taylorisme/Organisation Scientifique duTravail

Case 2– Théorie de l’agence (version gestionnaire«classique»), mandat clair (GIRIN, 1995),contrat basé sur les résultats (EISENHARDT,1989)– Direction participative par objectifs (ver-sion «normative»), École des RelationsHumaines

Difficilement observables et mesurables

Case 3– Contrat basé sur les comportements(EISENHARDT, 1989)

Case 4– Théorie de l’agence revisitée (HENDRY,2002), mandat confus (GIRIN, 1995)

Contrat dont les termes sont certains

Contrat dont des termes sont incertains

Théories managériales et incertitude des contrats

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les centraux téléphoniques) ou en termes de transgres-sion des règles (HONORÉ, 2000).Le rendu de comptes devient possible dans le seul casoù des incertitudes apparaissent, celles-ci pouvant sus-citer des demandes d’explications.

• Quand les résultats sont observables, mais avec uneautonomie de l’acteur (case 2)

La vision selon laquelle les individus dans les organisa-tions ont des objectifs clairs et sont laissés libres de lesatteindre comme ils l’entendent est communémentrépandue. Les théories relient-elles cette opacité descomportements et le phénomène du rendu de comptes?Cette question sera abor-dée à travers la théorie ges-tionnaire de l’agence(GIRIN, 1995) et la direc-tion participative parobjectifs (DPPO). Dansces deux perspectives, ils’agit de «faire faire» : faireen sorte qu’un individuréalise le mieux possibleune action que son supé-rieur lui a confiée (ouqu’ils ont négociée en-semble), la manière dontl’action est menée étant engrande partie opaque pourle supérieur. Cette opacitépeut être constatée, inévi-table (l’acteur peut l’ex-ploiter à son profit) ou, aucontraire, voulue par lesupérieur, en tant que pen-dant de l’autonomie. Lerendu de comptes est-il unlevier permettant de gérercette opacité?La théorie gestionnaire del’agence postule l’existenced’une asymétrie d’infor-mation entre celui quimandate et celui qui estmandaté – ce dernier pou-vant faire un usage straté-gique de l’information (CROZIER & FRIEDBERG, 1977).Pour rééquilibrer cet écart informationnel, la réponseaurait pu se faire précisément en termes d’information:en obligeant l’acteur à rendre des comptes, à divulguerl’information dont il dispose, l’asymétrie pourrait dispa-raître. Or, du fait de l’hypothèse d’opportunisme del’agent (qui n’a pas intérêt à dévoiler une informationqu’il est le seul à contrôler), la réponse s’est plutôt faitepar le biais d’incitations financières (en essayant d’ali-gner les intérêts de l’agent sur ceux du principal par desstock-options, par exemple) et coercitives (en surveillant

les actions de l’agent par un système de contrôle exté-rieur). C’est ce qu’EISENHARDT (1989) appelle uncontrat basé sur les résultats. Implicitement, dans cettethéorie, le rendu de comptes n’est pas considéré commefiable, comme digne de confiance; il est donc inutile dele penser davantage. D’ailleurs, si le rendu de comptesétait un dispositif fiable, aurait-on besoin de mettre enplace des incitations? D’où une contradiction possibleentre ces deux approches.Le courant de la direction participative par objectifs(DPPO) aborde la question de l’opacité des comporte-ments sous un tout autre angle. L’opacité est voulue parle supérieur, et non subie. L’acteur doit être autonomepour être motivé : on lui fixe des objectifs et on le lais-

se libre de s’organisercomme il l’entend pour lesatteindre. Prônant commefacteurs de motivation(dans la lignée de l’Écoledes Relations Humaines)l’enrichissement des tâ-ches, l’accomplissementpar la responsabilisationou encore l’autonomie, laDPPO devrait, dès lors,mettre en avant le dispo-sitif de rendu de comptesobéissant au triptyque« fixation d’objectifs clairs– autonomie dans la réalisation – rendu decomptes». Les objectifs ysont définis en communavec les subordonnés ; ilssont clairs, spécifiques etchiffrés au maximum, afinde pouvoir être vérifiésfacilement (pour une syn-thèse, voir MCCONKIE,1979). Les individus sontensuite censés être auto-nomes dans leurs moyens,le supérieur n’intervenantplus dans cette phase. Ex-post, quand son subor-donné lui rend descomptes, le supérieur éva-

lue si les objectifs fixés sont atteints ou non. Dans cetteconfiguration, le moment de rendre des comptesdevrait donc être essentiel. Néanmoins, comme tous lesefforts ont porté sur la définition et la clarification desobjectifs sous une forme facilement mesurable (lors dela phase de négociation), l’évaluation de leur atteinte(qui correspond au moment du rendu de comptes) estsimple et rapide : il s’agit en effet davantage d’un rap-prochement d’informations – au cours duquel on com-pare le prévu et le réalisé – que d’un processus social ausens propre.

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[…] dans un contexte de normalisation extrême des comporte-ments où des règles sont édictées pour chaque situation, les indi-vidus sont rarement passifs face à la négation de l’autonomie etleur réponse se fera en termes de résistance face à une taylorisa-tion poussée des comportements. (1961, dactylo à l’entrainement.La superviseur utilise un chronomètre.)

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Ainsi, tant la théorie de l’agence, reposant sur l’hypo-thèse de l’opportunisme du mandataire et estimant quel’incitation est le meilleur moyen d’y répondre, que laDPPO, qui met l’accent sur la définition des objectifs,se placent dans la configuration de résultats clairs et decomportements opaques et relativisent la pertinence durendu de comptes en tant que dispositif. Celui-ci n’est,finalement, qu’une question rapidement évacuée, fai-sant l’objet de peu d’élaboration.Quelle place le rendu de comptes prend-il, dès lors queles résultats sont flous, voire non observables ?Avant de répondre à cette question, précisons pourquoiles résultats à atteindre (ou objectifs) peuvent être flous.Les personnes qui fixent les objectifspeuvent être multiples et avoirdes attentes contradictoires(TSUI & al., 1995); lacomplexité des formesorganisat ionnel les(comme les structuresmatricielles) et la mul-tiplication des par-ties prenantes (clients,fournisseurs, collabo-rateurs, supérieurs, ac-tionnaires, etc.) aug-mentent d’autant pluscette confusion. L’en-vironnement peut êtreincertain, auquel cas, ilest difficile, pour lesupérieur, de faire desprévisions sur l’activitéfuture. Si la tâche estcomplexe, le supérieurpeut, par ailleurs, nepas avoir les compé-tences nécessaires pourfixer des objectifs(HENDRY, 2002) : lemandat sera peu spéci-fié, « confus » selonGIRIN (1995). Enfin,le mandat peut être volontairement flou (JACKALL,1988): le supérieur ne souhaite pas rentrer dans le détaildes spécifications des objectifs, car il veut se préserverune marge de manœuvre pour le cas où le résultat obte-nu serait différent de celui qu’il souhaite (pour une ana-lyse détaillée, voir AYACHE & LAROCHE, 2007).

• Quand les résultats sont difficilement observables, mais avec une transparence des comportements (case 3)

Parfois, l’incertitude porte sur les résultats de l’action.C’est le cas lorsque celle-ci est complexe (par exemple,dans le cas d’un travail d’expert ou de professionnel).Confrontées à cette incertitude, les organisations peu-vent choisir ce qu’EISENHARDT (1989) appelle un

contrat basé sur les comportements. Ces derniers sontalors spécifiés et standardisés. La formation, des valeurspartagées et des comités diffusant les meilleures pra-tiques peuvent contribuer à ce processus de standardi-sation. Quelle est la place du rendu de comptes lors-qu’un tel type de contrat est pratiqué? Il porte sur lecomportement et, plus précisément, sur le respect desnormes en la matière. En situation de routine, uncontrôle est exercé pour vérifier que les comportementsobservés respectent bien les normes édictées. Ce n’estqu’en cas de doute ou de résultat visiblement catastro-phique que le professionnel ou l’expert est sommé derendre des comptes : il peut avoir à s’expliquer sur son

comportement et devoir prouverqu’il a bien respecté les stan-

dards, ou qu’il a eudes raisons fondées des’en écarter. En pra-tique, la place durendu de comptessemble donc, dans cecas de figure égale-ment, limitée. C’estparce que le rendu decomptes, dans unetelle situation, posede redoutables pro-blèmes de mise enœuvre (lorsque lacatastrophe advient, ilest par définition troptard) que des systèmesde clarification desobjectifs ont été misen place dans denombreux domainesrelevant de l’expertise(comme l’analysentMINVIELLE et SCHILTE,dans ce même dossier,à propos de la qualitédes soins à l’hôpital).

• Quand les résultats sont non-observables et les comportements opaques (case 4)

Si l’on ajoute, aux résultats flous, le fait que le compor-tement du subordonné n’est pas observable (ce qui esten général le cas dès que les activités deviennent com-plexes, voir GIRIN, 1995), le contrat entre le subor-donné et le supérieur sera alors difficile à établir. On seplace ici dans un cadre d’autonomie très forte du subor-donné, qui doit naviguer dans cette ambiguïté : il cher-chera, par conséquent, à interpréter les objectifs et àfaire en sorte de se conformer à ce qu’il pense que l’onattend de lui (LAROCHE, 2000).Tout devrait donc se jouer au moment du rendu decomptes : les explications sur les actions menées

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Le rendu de comptes serait un dispositif à construire, dans le temps, aurythme de l’instauration d’une confiance qui s’établit en dynamique entrele supérieur et le subordonné, et dont l’équilibre est toujours fragile.(Contremaître et jardinier, miniature extraite du Livre des Profits champêtresde Petro di Crescenzi, agronome du XIIIe siècle. Cette version du manuscrit datedu XVIe siècle)

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constituent un moment clé pour lever les ambiguï-tés. Les échanges entre le supérieur et le subordon-né sur l’interprétation des objectifs et des attenteset sur les actions menées doivent aboutir à unevision partagée de l’action et de l’environnementdans lequel celle-ci se déploie. Expliquer lesactions, c’est-à-dire rendre des comptes – notam-ment quand les résultats à atteindre sont flous etque les comportements sont non-observables –devrait donc être une question importante à traiterpour les théories.Il nous semble néanmoins que celles-ci n’ont pasdonné au phénomène la place centrale à laquelle onaurait pu s’attendre : elles l’abordent sous une autreforme. Dans des situations telles que celles-ci, les indi-vidus partagent avec leur supérieur la signification desévénements (surtout celle d’événements complexes ouimprévus) à travers des interactions régulières. Cecipermet au supérieur de développer une connaissancelocale de l’action, portant sur les spécificités ducontexte dans lequel elle se déroule (ROBERTS &SCAPENS, 1985), sans attendre l’entretien annuel ou lapublication des « comptes » (au sens comptable duterme) pour évaluer l’action et ses résultats. Le méca-nisme en œuvre n’est pas formellement ce qu’on pour-rait appeler du rendu de comptes, mais davantage uneconstruction continue de sens sur l’action.En prenant en considération deux dimensions clas-siques en management – les résultats et les compor-tements – et en faisant varier la nature et le degré del’incertitude du contrat liant le subordonné à sonsupérieur, l’étude des théories de l’action dans lesorganisations met en lumière le caractère probléma-tique du rendu de comptes. La place que lui attri-buent les différentes théories reste relativementfloue.Quand on les interroge sur leur pratique du rendu decomptes, quelle place les acteurs eux-mêmes lui attri-buent-ils ?

COMMENT LES ACTEURS DE L’ENTREPRISEPERÇOIVENT-ILS LE PHÉNOMÈNE DU RENDU DE COMPTES? QUELQUES PROPOSITIONS TIRÉESD’UNE ENQUÊTE EMPIRIQUE EXPLORATOIRE

Une enquête empirique exploratoire (1) a été menéepour comprendre comment le phénomène était perçudans l’entreprise. Elle a reposé sur des «orientationsthéoriques», au sens de VAUGHAN (1992). La rechercheportait sur le lien établi par les acteurs entre autonomie

(le degré d’incertitude du contrat) et rendu de comptes.La première partie de l’entretien visait à comprendrequelle perception les acteurs avaient de leur degré d’au-tonomie, la seconde portait sur le rendu de comptesproprement dit. L’enquête a été constituée d’entretienssemi-directifs (treize) avec des «middle managers» dedifférentes organisations, d’une durée moyenne d’uneheure et demie. Ces entretiens ont été réalisés auprès depersonnes travaillant dans des entreprises présentantdes caractéristiques variées et occupant des postesdifférents.Nous avons choisi des grandes entreprises dans dessecteurs traditionnels (banque, industrie) et desstart-up. Certaines de ces entreprises étaient desfiliales de groupes étrangers (américain et alle-mand). Enfin, les managers rencontrés avaient despostes variés, dont certains en rapport direct avecdes objectifs chiffrés (des managers commerciaux)et d’autres opérant avec des objectifs plus complexes(directeur de la communication, manager de projet,patron de filiale). Nous n’avons pas repéré de diffé-rences significatives en fonction des contextes, saufquelques divergences, limitées, entre les universchiffrés et ceux qui le sont moins.Cette partie cherchera à mettre en avant les perceptionsdes acteurs que nous avons rencontrés, à les expliqueret à les interpréter à la lumière de la littérature. Cecinous permettra de formuler des propositions sur le phé-nomène de rendu de comptes.

Le rendu de comptes : un dispositif à construire au quotidien avec son supérieur

• Enquête exploratoireLes managers rencontrés semblent nous dire qu’il fautdistinguer les situations plutôt que les contextes d’orga-nisation. Lorsque tout va bien, l’autonomie du mana-ger apparaît grande et l’obligation de rendre descomptes, relativement faible :

«Cette année, […] on est en période de très forte crois-sance – on est à 30 % au-dessus de nos objectifs… –,donc, bien sûr, j’ai toute l’autonomie dont je peuxrêver».

Le «bien sûr» semble indiquer que, dans les situationsoù les objectifs sont facilement atteints, les supérieurs,comme les subordonnés, estiment peu nécessaire depasser du temps au rendu de comptes (la notion d’au-tonomie ne va pas de pair avec l’obligation de rendredes comptes). Lorsque la situation s’inverse (parce queles objectifs ne paraissent pas devoir être atteints), ledispositif de gestion passe au contrôle, au suivi étroit.Ce même manager, patron pour la France d’un groupeallemand de prestations de voyages d’affaires, se dit«persuadé qu’en-dessous des objectifs, l’autonomie seraitlimitée ; en tout cas, il y aurait plus de contrôle…»Ce discours est confirmé par un manager commerciald’une filiale française d’un groupe américain de hautetechnologie :

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(1) Les matériaux empiriques de cet article ont été recueillis dans le cadred’un travail de thèse (Université de Paris X-Nanterre et Ph.D. ESCP-EAP) sous la direction de H. Laroche.

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«L’autonomie est large, mais elle est guidée par les objec-tifs qu’on a à atteindre. Moi, le sentiment que j’ai, c’estque je suis très autonome tant que j’atteins les objectifs.Si, par contre, je ne les ai pas atteints, mon autonomieva se réduire, dans le sens où on va me donner les direc-tives qui m’aident à atteindre ces objectifs».

Ces citations sem-blent indiquer plu-sieurs choses. Lors-qu’on les interroge,les managers oppo-sent spontanémentet directement auto-nomie et contrôle,sans faire une grandeplace au rendu decomptes proprementdit. Tout se passecomme si le suivi deréalisation des objec-tifs ne posait pas deproblèmes particu-liers, comme si, entout cas, il ne néces-sitait pas de dispositifspécifique.Le rendu decomptes est-il, alors,complètement ab-sent de l’action enentreprise ? Pas toutà fait, quand même.Mais il apparaîtcomme un processusà construire, unéquilibre délicat àtrouver. C’est ainsique le perçoit unmanager du déve-loppement com-mercial d’une gran-de banque de détailfrançaise :

« Je suis plutôt autonome, parce que j’ai une res-ponsable qui me fait confiance sur les sujets. Ça amis du temps, mais maintenant, j’attends d’avoirquelque chose de ficelé pour le lui montrer, plutôtque de voir chaque jour où j’en suis par rapport àmes sujets ».

Le « plutôt » indique la fragilité du processus. Laconfiance se construit au fil du temps, dans unelogique d’interaction. Enfin, le rendu de comptesapparaît dans une double dimension. Le mot « fice-lé » attire l’attention sur la forme. On met les« comptes » en forme, pour pouvoir les rendre. Il ya, là, une dimension formelle. La seconde dimen-sion est temporelle : le rendu de comptes se fait parintervalles. Le supérieur doit faire confiance, et

accepter de n’être tenu au courant que de temps entemps, de manière à garantir l’autonomie du subor-donné.

• Le rendu de comptes, un équilibre fragile entreconfiance et contrôle

La pratique durendu de comptes,telle qu’elle estexprimée par lesacteurs, rejoint deséléments évoquéspar des chercheurs.AMMETER & al.(2004) exposent unmodèle dans lequella confiance et lerendu de comptesapparaissent commedes substituts, la réa-lité de ces dispositifsdans les organisa-tions se situantquelque part entreces deux extrêmes.Ceci recoupe, dansune certaine mesure,l’idée selon laquelle,soit les résultats sontbons, et le subor-donné se sent trèsautonome, sans res-sentir l’obligation derendre des comptes,soit les résultats sontmauvais, et la situa-tion tend à basculervers un contrôle fortdu subordonné parle supérieur. Cegenre de constat seretrouve dans l’idée

de la « gestion par exception » développée à la suite du«management by objectives ». Le supérieur reprend lamain, quand les choses dérivent.Aussi, peut-on formuler la proposition suivante :– Proposition n° 1 : Le rendu de comptes serait un dis-positif à construire, dans le temps, au rythme de l’ins-tauration d’une confiance qui s’établit en dynamiqueentre le supérieur et le subordonné, et dont l’équilibre esttoujours fragile.Ce manque de stabilité du phénomène, ce difficileéquilibre en constante redéfinition, explique peut-être le fait que les théories ne le mettent pas enavant.L’enquête empirique exploratoire nous a permis d’al-ler plus loin, sur cette problématique du rendu decomptes.

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Expliquer les actions, c’est-à-dire rendre des comptes […] devrait être unequestion importante à traiter pour les théories. Il nous semble néanmoins quecelles-ci n’ont pas donné au phénomène la place centrale à laquelle on auraitpu s’attendre […]. (La pesée des âmes, Égypte, vers 1000 av JC)

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La dimension informelle du rendu de comptesmasque l’idée de la construction des comptes et du refoulé du phénomène

• Enquête exploratoireLa perception que les acteurs ont du phénomène passepar le langage. L’expression même de « rendre descomptes» apparaît très rarement, et elle semble même«taboue» pour certains : dans l’esprit des subordonnés,elle est visiblement associée à l’idée d’un contrôle étroitpar le supérieur, elle revêt donc une connotation néga-tive ; dans celui des supérieurs, elle est associée à unaspect relativement désagréable de leurs relations avecleurs subordonnés. L’expression « rendre des comptes»semble remplacée par les termes suivants, qui revien-nent souvent dans les entretiens, quels que soient lescontextes :« informel», «discussion», «passer en revue», « reporter»,« reporting», «mettre au courant», « faire le point», «véri-fier que les choses avancent», « communiquer», « infor-mer».Dans une large mesure, ces termes renvoient, mêmedans les univers chiffrés des commerciaux, à unedimension informelle, qui peut avoir deux significa-tions. L’une porte sur le statut de la situation: il s’agitd’une simple discussion, d’une mise au courant. L’autreporte sur la nature de ce qui est remis ou « rendu» : ils’agit de faire un «point» au cours duquel on passe enrevue les choses qui sont en train d’être faites, et quipermet au supérieur de vérifier que cela avance. Onpeut s’interroger, en revanche, sur le terme de «repor-ting» qui vient directement de l’anglais et renvoie à unesituation extrêmement officielle et formelle. L’OxfordDictionary en donne ce sens premier : «an accountgiven of a particular matter, especially in the form of anofficial document, after thorough investigation or conside-ration by an appointed person or body : the chairman’sannual report».C’est l’équivalent, très officiel et formel, du fait de«rendre des comptes» (en français). Plutôt que d’adop-ter le terme anglais «accountability», qui n’a pas d’équi-valent dans notre langue, les managers lui préfèrent leterme «reporting», lequel n’est pas utilisé dans son senspremier. Il renvoie ici à quelque chose d’atténué, deplus informel. On parle de ce qu’on fait. On donne del’information. Peut-être celle-ci est-elle un peu plus for-melle, chiffrée, qu’un simple «passage en revue».L’expression anglaise de reporting, détournée de sonsens premier, paraît jouer le rôle d’un substitut atténuédu fait de rendre des comptes, au sens propre.Mais l’analyse du langage employé attire l’attention surle statut des chiffres dans le rendu de comptes. Lescommerciaux parlent plus spontanément de rendu decomptes que les autres. Ils rendent compte régulière-ment de l’avancement sur leurs objectifs chiffrés, lesupérieur pouvant facilement constater si les objectifsvont progressivement être atteints. Si ce n’est pas le cas,ils doivent s’expliquer :

«J’expliquais cette moindre croissance (par rapportaux autres pays d’Europe) par des éléments factuels liésaux clients, à leur chiffre d’affaire ; j’ai des clients quiont fait faillite» (un manager commercial d’unefiliale française d’une société américaine, secteurdes hautes technologies).

La dimension factuelle est souvent évoquée par lesmanagers : pour argumenter, il faut pouvoir étayer sespropos par des faits avérés.En revanche, d’autres managers emploient plutôt lesexpressions mentionnées plus haut, et ils n’ont visible-ment pas le sentiment de rendre des comptes (ce qui estmême le cas de certains commerciaux). En tout cas, ilsne perçoivent pas ce processus. Même si chacun desmanagers interrogés a des objectifs à atteindre, définisau minimum tous les ans, quand on parle de «rendredes comptes», certains nient l’existence du phénomène:

«Il n’y a pas vraiment ce genre de truc, où tu rendscompte toutes les semaines, où on se fait une réunionde travail toutes les semaines» (un manager dans ungrand cabinet de conseil international) ;

ou encore :«C’était très informel, donc pas de suivi, de réunionsface-to-face ou one-to-one comme ça, à heure réguliè-re, chaque semaine ; pas de rapports d’activité àrendre, etc. On a vraiment une relation basée sur l’in-formel, sur la discussion, dans les couloirs » (un mana-ger de projet dans une grande entreprise agroali-mentaire, siège aux États-Unis).

La dimension informelle est donc fortement mise enavant par les managers interviewés. Il est cependant ànoter que la question du langage peut avoir uneinfluence : la traduction par « rendu de comptes» estrestrictive puisque le terme «comptes» peut, dans l’esprit des individus, renvoyer aux chiffres (d’où unereconnaissance de la pratique par les commerciaux,mais pas par les autres), et que le terme « rendu» évoquel’acte, alors que le terme «accountability» contient l’idéede potentialité (cf. l’introduction du dossier).Ceci nous permet néanmoins de voir se dégager, encreux, par opposition, l’idée que les acteurs se font durendu de comptes : quelque chose qui intervient àintervalles réguliers (et qui tourne au contrôle, si cetintervalle est trop réduit), et quelque chose d’assez for-mel, notamment dans le support (plus il y a de chiffres,plus on se rapproche du « rendu de comptes» tel que levoient les acteurs, et tels qu’ils tendent à le refuser).Lorsque l’on évoque les supports formels, il est plutôtquestion de «rapports mensuels à remonter», de «mails,notes, points» ou encore de «points réguliers ». L’informelrenvoie à des réunions que le manager demande à sonsupérieur pour exposer «une opération particulière» oupour passer en revue toutes les questions en cours ettenir au courant son supérieur. Il est donc étonnant devoir que les managers s’accordent sur les supports durendu de comptes, mais diffèrent sur l’interprétation del’interaction qui a lieu autour de ces supports. Certainsdisent rendre des comptes grâce à ces supports alors que

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d’autres, justement, disent qu’ils ne rendent pas decomptes (pour certains, parce qu’ils n’utilisent pas cessupports, pour d’autres, parce que ce n’est pas vraimentce qu’ils entendent par « rendre des comptes »).Autrement dit : dans les entretiens, l’accent a été sur-tout mis sur l’informel, par opposition à un rendu decomptes plus formel.

• Le rendu de comptes, un dispositif informel, permanentet refouléLes acteurs perçoivent un dispositif plus continu, plusinformel, de construction commune de l’action entre lesupérieur et le subordonné, plutôt qu’un dispositif derendu de comptes formel, sous la forme d’un momentprivilégié, séparé de l’action, où le manager rend comp-te explicitement de l’atteinte ou non de ses objectifs. Cedernier type de rendu de comptes n’est pas vu commecentral, dans le déploiement de l’action managériale.Peut-on, pour autant, dire que l’accent mis sur ladimension informelle dans la relation manager/subor-donné évince le fait que les managers rendent comptede leurs actions à leurs supérieurs ? Vraisemblablementnon, car les managers sont responsables de leurs actionset des actions de leurs subordonnés (HALES, 1999), etleurs supérieurs veulent contrôler leurs actions.Les explications de l’action par les managers se fontsous une autre forme, davantage au fil du temps, dansune construction de sens permanente (FERRIS & al.,1994). Ces explications ne sont pas nécessairementincluses dans un dispositif organisationnel particulier,mais elles ont lieu tout au long de l’action (AYACHE &LAROCHE, 2007). Les acteurs anticipent, en effet, qu’ilsdevront expliquer leurs actions et ils préfèrent diffuserau fur et à mesure des explications, ou au moins des élé-ments d’information, qui permettront d’interpréter lesactions ex-post. Ainsi, en suivant ORBUCH (1997) quiparle d’«account-making» (2), on peut formuler la pro-position suivante :– Proposition n° 2: Les comptes se construisent tout aulong de l’action plutôt qu’ils ne sont rendus, notammentquand le contexte organisationnel est flou et ambigu.Une autre interprétation possible de l’absence, pourcertains, de rendu de comptes au sens formel, et de lamise en avant du mécanisme dans une perspectiveinformelle, consisterait à dire que les individus ne sup-portent pas de jouer cette scène formelle et préfèrentsituer leur relation avec leur supérieur dans un cadremoins formel.Comme cela est évoqué par certains et conformémentà la DPPO, la scène formelle, discontinue, pour lerendu de comptes existe bien, et peut avoir lieu à inter-valles plus ou moins réguliers (au moins une fois paran, lors de l’entretien annuel ou lors de la remontée de

rapports mensuels, par exemple). Mais l’accent estdavantage mis, par les individus, sur la dimensioninformelle de la relation avec le supérieur pour expli-quer à tout moment les problèmes et événements. Celalaisse penser que cette scène informelle est de loin pré-férée par les individus. En effet, elle met en avant lesbonnes relations avec le supérieur et elle fait disparaîtrele caractère obligatoire du rendu de comptes, et doncl’expression d’un contrôle étroit de l’action par le supé-rieur (contrôle que les acteurs ne peuvent admettrepuisqu’ils sont réputés être autonomes et responsables –HALES, 1999).L’aspect formel du rendu de comptes est en effetpénible (et ce, pour plusieurs raisons) tant pour le supé-rieur que pour le subordonné. Le supérieur, s’il reçoitdes comptes de son collaborateur, n’aime pas lui don-ner un retour négatif (KLIMOSKI & INKS, 1990) en casde problème. De son côté, le subordonné, sommé derendre des comptes d’une manière formelle, n’aime pasnon plus avoir à entrer dans des processus cognitifscomplexes, ce qui peut être nécessaire quand il doitexpliquer ce qu’il fait (TETLOCK & al., 1989). Lesubordonné peut aussi avoir le sentiment qu’il perd sonautonomie ou que le contrôle augmente sur son travail,ce qui peut être considéré comme démotivant. On peutdonc formuler la proposition suivante :– Proposition n° 3 : Les individus prétendent ne pas jouercette scène de rendu de comptes, en en refoulant l’existence,alors qu’elle se joue en permanence dans les organisations.Néanmoins, même s’ils refusent de voir le rendu decomptes comme une dimension essentielle de leuraction, notamment pour le versant du «contrôle», lesmêmes individus peuvent lui reconnaître d’autres fina-lités.

La dimension stratégique du rendu de comptessemble importante

• Enquête exploratoireComme nous l’avons vu, les individus préfèrent évo-quer les interactions avec leur supérieur sur un modeinformel. S’ils semblent interpréter le rendu decomptes formel comme l’explication de leurs actionsdevant un juge, ils reconnaissent solliciter leurs supé-rieurs pour un avis, un conseil ou pour construire encommun une certaine réalité. C’est la finalité, seloneux, de l’interaction avec leur supérieur.Pour d’autres, le fait de rendre des comptes favorisetrois choses : montrer que l’on agit bien (du moins,pour le mieux), rassurer son supérieur sur le fait quetout va bien et (au pire) pouvoir dégager sa responsabi-lité.La première vision équivaut à faire de la publicité surl’action que l’on mène, en montrant que l’on est effica-ce et en le faisant savoir à son supérieur :

«On ne fait qu’y gagner, finalement, puisqu’on rendcompte de tout le travail qu’on fait » (un managerdans une start-up pharmaceutique).

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(2) Cette idée est sensiblement différente de celle évoquée par des tra-vaux plus comptables (voir la thèse de FAURÉ [2006] sur cette question),puisqu’ici, nous considérons les comptes au sens d’«accounts », quiincluent les explications qualitatives et quantitatives. Dans ce cas, laconstruction de comptes prend une dimension plus globale.

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Dans une optique d’évaluation, montrer ce que l’on faitpermet d’être bien vu. Le risque de réduction de sonautonomie est faible, puisque, les résultats étant pré-sentés comme bons, le supérieur a peu de chances decontrôler l’action de près.Mais rendre des comptes est également vu comme unefaçon de rassurer son supérieur, en montrant que l’ac-tion est maîtrisée. Les managers disent que leurs supé-rieurs n’apprécient pas l’imprévu: ils vont donc cher-cher à communiquer le plus rapidement possible à cesderniers les problèmes qui pourraient survenir ou, aucontraire, les succès importants. Le manager doit doncmontrer qu’il gère l’imprévu et réussir à en convaincreson supérieur :

«Je fais en sorte qu’il ne découvre rien subitement, quetout lui semble relativement naturel, préparé et géré»(le patron, pour la France, d’une entreprise d’orga-nisation de voyages d’affaires, sise en Allemagne,d’un effectif d’une quinzaine de personnes) ;ou encore :«Ce sont des gens extrêmement anxieux, et il faut pasjouer avec ça, il faut les rassurer» (un conseiller dudirecteur dans un organisme de régulation et decontrôle).

Quand un manager rend compte à son supérieur (oul’informe de ce qu’il fait), montrer la maîtrise qu’il a dela situation semble être un point très important, visantnon seulement à rassurer son supérieur, mais aussi às’assurer une tranquillité vis-à-vis de ce dernier (qui serapeut-être, de ce fait, un peu moins présent, moins « surson dos»).Enfin, une autre finalité du rendu de comptes sembleêtre de pouvoir dégager sa responsabilité, en cas de pro-blème: si un individu rend compte de toutes sesactions, son supérieur ne pourra pas lui reprocherd’avoir mal agi :

«Je fais tout par écrit et je garde tout, pour que, s’il ya un problème sur un dossier, je puisse tout sortir pourdémontrer en fait que j’ai fait mon taf» (un managerdu développement commercial, au siège d’unegrande banque de détail française).

Le rendu de comptes prend ici une autre signification:il s’agit de la possibilité, à tout moment et à l’improvis-te, d’être en situation d’avoir à se justifier. C’est lemodèle de la parabole de l’Évangile quand le maîtrerentre de voyage et demande des comptes à ses servi-teurs (3). Il s’agit alors de montrer que tout est en ordreet que l’on a bien agi.

• Le rendu de comptes, un instrument au service de la réussiteLes managers n’aiment pas dire ni penser qu’ils rendentdes comptes à leur supérieur. Ils récusent la dimensioninquisitoriale du phénomène du rendu de comptes,mais, dans le même temps, ils lui reconnaissent une

certaine finalité puisqu’ils le considèrent comme uneressource utile pour leur propre image : donner lesbonnes explications est un moyen de gérer les impres-sions sur ses propres actions (voir, par exemple,CALDWELL & O’REILLY, 1982). On parle alors demanagement des impressions (« impression manage-ment»). Pour réussir cela, on peut envoyer certainssignaux, restreindre les informations que l’on va don-ner, donner certaines explications, plutôt que d’autres.Ainsi, on peut formuler la proposition suivante :– Proposition n° 4: Savoir bien rendre des comptes (ausens de donner les informations et des explications adé-quates sur son action, et les faire accepter) serait une com-pétence clé pour réussir dans l’univers organisationnel(AYACHE & LAROCHE, 2007).

CONCLUSION

Le rendu de comptes devrait être un des phénomènesles mieux reconnus dans l’entreprise. Or, sa place n’ap-paraît guère évidente, au terme de l’enquête que nousavons menée.D’une part, les théories rencontrent une certaine diffi-culté à préciser le rôle qu’est censé jouer ce dispositif.Quand les comportements sont transparents du faitd’un contrôle aisé, et quand l’atteinte des objectifs estfacile à mesurer, il est absent. Il n’apparaît que quand lecontrat comporte un certain degré d’incertitude. Maismême dans les trois cas concernés (les comportementssont opaques, mais les résultats sont mesurables/lescomportements sont contrôlables, mais les résultats del’action sont difficiles à évaluer/les comportements sontopaques et les résultats non-mesurables), d’autres dis-positifs semblent limiter le rôle du rendu de comptes :la standardisation des comportements, la clarificationdes objectifs, ou encore l’interaction continueconstruisent le sens de l’action.D’autre part, une enquête empirique exploratoiretend à montrer que les acteurs ne perçoivent pas, et neveulent pas percevoir, ce dispositif comme importantet central. Quand les choses vont bien, les managersestiment qu’on les laisse autonomes et qu’ils ont peude comptes à rendre ; quand les choses vont mal, aucontraire, ils se sentent contrôlés, et la notion derendu de comptes n’est plus pertinente. Les acteursinterrogés ont, par ailleurs, tendance à ne pas vouloirreconnaître la réalité du phénomène, ce qui se traduitdans les mots qu’ils emploient. Quand ils parlent durendu de comptes, c’est souvent pour le présentercomme un instrument stratégique, plutôt que commeune forme de gestion. Mais, fondamentalement, lesmanagers n’aiment pas à dire ou à penser qu’ils ren-dent des comptes. La notion évoque trop le contrôle,surtout chiffré. Les managers préfèrent penser leurrelation à leur supérieur sur un mode informel etcontinu. Pourtant, le rendu de comptes apparaît,

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(3) Pour plus de détails sur ce point, voir l’introduction de ce dossier parHervé Dumez.

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indirectement, comme un dispositif intervenant dansune relation qui se construit au fil du temps, faite deconfiance et d’autonomie respectée.À partir de ces éléments empiriques exploratoires col-lectés et d’interprétations fondées sur la littérature,nous avons bâti des propositions sur le rendu decomptes, qui ouvrent d’autres perspectives sur unenotion qui semblait au départ évidente, implicite, nonproblématique, et qui s’est révélée finalement pluscompliquée que cela. Une enquête empirique plusapprofondie devrait être menée pour discuter les pro-positions qui ont été formulées. Elle devrait porter surla manière dont, dans la pratique, les acteurs articulentles dimensions formelle et informelle du rendu decomptes, ses aspects continu et discontinu, à larecherche d’équilibres difficiles à trouver et en constanteredéfinition. ■

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«Par définition, les dispositifs du contrôle de gestion for-ment un ensemble qui semble fondamentalement pariersur la délégation, la prise de responsabilité, la mise encause de la responsabilité individuelle. Jugés sur leursrésultats, disposant d’autonomie, les acteurs sont invités àagir de manière responsable, donc pour le bien de l’orga-nisation, et ils savent que leur responsabilité sera mise enjeu au vu des résultats. […] Qu’a-t-on fait de nouveaupour que le management par les chiffres ne rende pas irres-ponsable, pour qu’il n’incite pas à jouer les chiffres ? »(BOUQUIN & al., 1998, p. 117-118).

Cet article étudie un cas type où l’obligation derendre des comptes paraît familière – le contrôlebudgétaire – avec pour objectif de mettre en évi-

dence la complexité des dynamiques du rendu decomptes lors d’interactions où les budgets – essentielle-ment des tableaux de chiffres – sont présentés, discutés,validés ou rejetés.

Le contrôle budgétaire peut être présenté de la façonsuivante : les organisations se fixent des buts, qui sontensuite décomposés en objectifs chiffrés (les budgets),discutés avec les acteurs de l’organisation et finalementfixés par la hiérarchie. Les acteurs sont ensuite laisséslibres/autonomes pour trouver les moyens de réaliserces objectifs. Le contrôle budgétaire consiste alors àanalyser périodiquement les écarts constatés entre lesobjectifs et les réalisations, afin de mener des actions

LA FABRIQUE DESCOMPTES DANS UNEENTREPRISE DE BTP (1)

Rendre compte dans un secteur sujet à des ajustements permanents, voilà la gageure de l’accountability appliquée à une entreprise de BTP.L’exemple pris par l’auteur, le contrôle budgétaire dans le cadre d’unchantier déficitaire, nous montre l’interaction entre un conducteur detravaux, un directeur d’exploitation et un contrôleur financier, aux prisesavec la présentation de budgets mensuels tenant compte des contraintesdu chantier et du budget annuel. Les dynamiques complexes du rendu decomptes laissent entrevoir un système extrêmement codifié, une« fabrique du budget » destinée à le faire valider, quitte à « lisser » lescomptes pour paraître responsable. Et cette norme informelle d’esthétique

des comptes devient peut-être un élément déterminant dans la mise en scène de lacompétence gestionnaire.

Par Bertrand FAURÉ, MCF info-com, IUT de Tarbes, Chercheur rattaché au LERASS (EA 827, Université Toulouse III) (*)

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(*) Ancien normalien (École Normale Supérieure de Cachan), Agrégéd’Économie Gestion et Maître de Conférences en Sciences del’Information et de la Communication, enseignant et responsable delicence à l’IUT de Tarbes, Bertrand Fauré a mené sa thèse de doctorat ausein du Lerass (Université Toulouse Paul Sabatier). Cette thèse, qui estune analyse communicationnelle des propriétés organisantes du langagedes chiffres dans les organisations (à partir du processus budgétaire, dansune entreprise de construction), a donné lieu à publications sur lesnotions d’actes de calcul (FAURÉ & GRAMACCIA, 2007) et de fabrique dubudget (FAURÉ, 2007).

(1) Bâtiments et Travaux Publics.

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correctives, si nécessaires. Ce «reporting» (littéralement«rendre compte») permet à l’organisation de piloter saperformance (coûts, mais aussi délais, qualité, sécuri-té…) et de s’adapter aux fluctuations de l’environne-ment (les marchés, les fournisseurs, les technologies, lemarché du travail…) (ANTHONY, 1987; BOUQUIN,1998).Cette vision rationnelle-normative du rendu decomptes budgétaires est aujourd’hui complétée par unevision plus procédurale, plus proche des processus déci-sionnels réels. Selon cette vision, les objectifs, bien sou-vent, ne précèdent pas les moyens employés, mais sedécouvrent au cours même de l’action, comme des pro-duits de la réflexion sur l’action en cours. L’enjeu estd’articuler l’objectivité formelle des chiffres à la subjec-tivité des interprétations, explications, justificationsportant sur l’action que ces chiffres visent à représenter.Le contrôle budgétaire doit alors être compris commeune situation qui interrompt le cours de l’action poursusciter un moment réflexif sur les objectifs et sur lesintentions de l’action, sur la manière dont l’action sedéroule et sur le sens qu’elle est en train de prendre (cf.l’introduction de ce dossier par Hervé Dumez).Malgré de nombreux travaux portant sur les processuscomptables, budgétaires ou gestionnaires tels qu’ils sefont et tels qu’ils sont vécus (HOPWOOD, 1987 ;MORGAN, 1988; AHRENS & CHAPMAN, 2007 (2)), iln’existe pas d’étude documentée portant sur des situa-tions réelles au cours desquelles une personne ait àremettre, régulièrement et selon un format prédéfini,des documents chiffrés à un supérieur hiérarchique.Cet article ouvre une fenêtre sur la boîte noire queconstituent pour l’instant les délibérations/négociationsqui se jouent lors de l’élaboration et du suivi des bud-gets. Il s’appuie sur une étude à caractère ethnogra-phique, menée dans deux filiales d’une entreprise deBTP et réalisée dans le cadre d’un travail de doctorat(FAURÉ, 2006; FAURÉ & GRAMACCIA, 2007; FAURÉ,2007).Après avoir présenté le cadre organisationnel danslequel sont menées de telles réunions – la fabrique dubudget dans une entreprise de BTP – l’article met enscène trois personnages, qui jouent les rôles d’accountor(celui qui a des comptes à rendre), d’accountee (celuiauquel ces comptes doivent être rendus) et enfin d’ac-countant (celui qui les fait et joue le rôle de médiateur)lors d’un point mensuel de contrôle budgétaire, sur unchantier déficitaire. Cette situation d’interaction estriche d’enseignements pour comprendre les dyna-miques complexes du rendu de comptes. Tout, dans les

éléments qui caractérisent cette situation, est problé-matique : le support matériel chiffré du rendu decomptes (qu’il faut articuler aux explications sur l’ac-tion), la relation hiérarchique (qui se dissout dans unepluralité de rôles), la dynamique temporelle (quiconduit souvent à des positions dilatoires).En conclusion, nous discuterons les implications decette analyse pour comprendre certaines évolutionscontemporaines dans la gestion des organisations, etnotamment la diffusion d’une norme informelle d’esthé-tique des comptes, selon laquelle les comptes doivent êtreégalisés, rendus symétriques, lissés, afin d’envoyer unsignal de compétence gestionnaire.

LA FABRIQUE DU BUDGET DANS UNE ENTREPRISE DE BTP

Le travail de terrain a porté sur le processus budgétairedes chantiers, dans deux filiales d’une entreprise du sec-teur du BTP – un secteur innovant en matière de ges-tion de projets à forte variabilité externe (des marchés)et interne (du processus de travail), d’animation deséquipes, et de développement d’une logique d’organi-sation par «prescription floue» (DUC, 2002). Il s’estcentré sur l’ensemble des activités informationnellesqui contribuent à l’élaboration du document budgé-taire prévisionnel d’un chantier, et à l’analyse pério-dique des écarts entre les prévisions et les réalisations.L’analyse s’est appuyée sur des études de documentsinternes (guide de déroulement d’affaires, fiches depostes, liasses budgétaires…), des entretiens avec lesprincipaux acteurs de la procédure budgétaire d’unchantier (2 directeurs financiers, 2 directeurs d’exploi-tation, 10 conducteurs de travaux, 3 chefs de chantier,3 contrôleurs de gestion, l’informaticien, le chef comp-table) et des observations de réunions mensuelles decontrôle budgétaire (30 réunions, sur 10 chantiers).Dans l’entreprise étudiée, la fabrique du budget appa-raît tout d’abord comme un ensemble extrêmementréglé, planifié et spécialisé d’activités concrètes consis-tant à recueillir, stocker, traiter et communiquer unemasse considérable de documents chiffrés : les budgetset leurs multiples documents annexes (bons de com-mande, factures, planning main-d’œuvre…). Outre lefait que ces activités «budgétaires» participent d’unetentative plus large de rationalisation des activités dechantier (standardisation, planification et contrôle destâches et des équipes), elles font elles-mêmes l’objetd’un travail d’organisation spécifique (DE TERSSAC,2002). De nombreux textes régulant cette fabriquepeuvent être identifiés (textes issus des doctrines comp-tables et budgétaires décrivant des manières de faire etde penser, textes internes décrivant la procédure budgé-taire, fiches de postes décrivant la part de chaque spé-cialité dans la division du travail de production descomptes). Ces textes peuvent se compléter ou se contre-

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(2) Ainsi que de nombreuses études sur :– les effets invisibles des outils de gestion (BERRY, 1983 ; RIVELINE,1986 ; MOISDON, 1997) ;– les approches interprétativo-structurationistes du contrôle de gestion(MACINTOSCH & SCAPENS, 1990 ; BOLAND, 1993 ; BRIAND &BELLEMARE, 1999) ;– la construction sociale des indicateurs chiffrés (BOUSSARD, 1998 ;EYRAUD, 2003).

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dire, évoluer et se transformer, sous l’effet des stratégiesdes groupes et des enjeux professionnels qui y sont atta-chés. Ils constituent des régulations de contrôle(REYNAUD, 1997). Comme nous le verrons, lors desinteractions, la portée et le sens de ces systèmes derègles écrites sont en permanence redéfinis, transformésou réaffirmés, et l’articulation entre les textes et lesconversations devient un enjeu majeur (TAYLOR,1993).La procédure budgétaire comporte plusieurs étapes,formellement définies dans un guide de déroulementd’affaires. Celui-ci a été élaboré il y a une dizaine d’an-nées, par le groupe projet en charge de l’informatisationde la procédure budgétaire. Dans un premier temps, lescommerciaux et les ingénieurs du bureau d’études éla-borent une étude de prix, sur la base des plans fournispar l’architecte. Une fois le contrat signé, cette étude deprix est transmise au conducteur de travaux, qui prenden charge le chantier. Le conducteur doit alors modifierprofondément la structure de l’étude de prix (regrou-pement/subdivision), afin de pouvoir effectuer un suivibudgétaire des différentes tâches programmées (analysedes écarts entre les prévisions et les réalisations), sous lasupervision de son supérieur hiérarchique (le directeurd’exploitation de la filiale). Un nouvel acteur entre alorsen scène : le contrôleur de gestion «garant de la fiabili-té des chiffres, conseiller des conducteurs et interface entreles opérationnels et les fonctionnels» (Fiche de poste :contrôleur de gestion), qui est chargé de la consolida-tion de tous les budgets des chantiers dans les comptesde la filiale.Nous sommes donc bien dans une configuration typedu rendu de comptes : « une tâche est confiée àquelqu’un» (le conducteur de travaux doit réaliser unprojet de construction), « il lui est laissé une certaineautonomie» (en matière de choix de procédés construc-tifs, de constitution des équipes, d’ordonnancementdes tâches…), «mais il doit, en contrepartie, rendre descomptes sur la manière dont il a accompli cette tâche»(tous les mois, il présente une estimation des résultatsfinaux du projet reprévus en fonction des événementssurvenus, des décisions prises et des actions menéesdurant la période). Trois personnages interviennentdans cette situation (le conducteur, le directeur et lecontrôleur), qui correspondent aux trois figures tradi-tionnelles des métiers du chiffre :«Accountor désigne celui qui a des comptes à rendre,accountee désigne celui auquel ces comptes doivent êtrerendus et enfin, accountant désigne celui qui les fait etjoue le rôle de médiateur» (COLASSE, 1997, p. 2717).Le conducteur est l’accountor, le directeur l’accountee et lecontrôleur, l’accountant. Cependant, chacun est suscep-tible d’occuper tour à tour ces trois positions dans lachaîne de production des comptes. D’une certainefaçon, ils sont des interprètes des chiffres, des traducteurschargés de garantir une cohérence entre le texte budgé-taire et les différentes formes qu’il peut prendre, selon sadestination. Ainsi, ils sont en contact permanent avec

d’autres membres de l’organisation (la chaîne des com-pagnons, pour le conducteur; la chaîne hiérarchique,pour le directeur d’exploitation; les services fonctionnels– comptables, ingénieurs d’étude, ingénieurs méthode –,pour le contrôleur) ainsi qu’avec des partenaires exté-rieurs (le client, l’architecte, les collectivités locales, lesexperts comptables). À chaque niveau hiérarchique, àchaque communication interfonctionnelle, des docu-ments sont présentés, discutés, validés ou rejetés.Ces documents se transforment au fur et à mesuredu déroulement des activités des chantiers et de leurremontée dans le système de reporting. Contrai-rement aux documents comptables, gravés dans lemarbre par l’acte de certification, les documentsbudgétaires sont nécessairement évolutifs, contin-gents et soumis à des interprétations multiples. Dansune entreprise de BTP, leurs modalités de produc-tion sont cependant nettement contraintes par troiséléments : l’informatisation de la gestion d’affaires,qui impose un certain découpage du budget (acier,béton, main-d’œuvre, frais de chantier…) ; certainesmodalités de saisie et d’imputation de l’informationprimaire ; une temporalité (un rythme), qui est celledes étapes de la procédure. Le travail de construction– confrontation – mise en cohérence de toute cettematière textuelle (issue de ce système de documentshybrides, multi-supports et pluri-adressés) donnelieu à de multiples communications, formelles etinformelles, entre des acteurs divers. Ce sont ellesque nous allons maintenant analyser.

LES DYNAMIQUES DU RENDRE COMPTE DANSL’INTERACTION: L’EXEMPLE D’UN CAS CONCRET

À l’instar de Bruno LATOUR (2002) cherchant à recons-tituer la dynamique de la « fabrique du droit» à traversl’analyse des marques explicites de changement de posi-tion des participants, lors des délibérations des sous-sections du Conseil d’État, nous avons cherché à ana-lyser certaines délibérations des acteurs de la fabriquedu budget. Nous avons fait l’hypothèse que lesréunions de gestion mensuelles constituaient un lieud’observation privilégié pour mettre en évidence lacomplexité des dynamiques du rendre compte dansl’interaction.Ces réunions interviennent après la phase de prépara-tion des travaux. Leur objectif, formellement prescritdans le Guide d’Affaires, est de « reprévoir les résultatsà la fin des travaux, mesurer et analyser les écarts parrapport aux prévisions initiales et prendre des mesurescorrectrices ». Il s’agit de contrôler, ligne par ligne, lesécarts entre le budget alloué (la part du budget initialproportionnelle à l’avancement constaté des travaux),et les dépenses enregistrées en comptabilité et impu-tées aux lignes budgétaires par un système de codes. Àl’aide d’un calcul consistant à projeter l’écart constaté,

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au stade T de l’avancement des travaux, proportion-nellement au travail restant à faire, il est possible deproduire une estimation du résultat final du chantier.Le conducteur présente alors ce résultat à son supé-rieur hiérarchique (le directeur d’exploitation), ainsiqu’au contrôleur de gestion de la filiale à laquelle ilappartient. Ceux-ci doivent valider le document, pourtransmission à la direction.Toutes les discussions vont porter sur des chiffres, leurplausibilité, leur sincérité, leur pertinence… Or, ceschiffres peuvent mesurer des réalités bien différentes.Il peut s’agir d’un flux, d’un stock, à telle date plutôt

qu’à telle autre, d’une valeur finale ou d’une valeurintermédiaire, d’une valeur constatée ou d’une valeurprévisionnelle, d’une valeur qu’on garde pour soi oud’une valeur qu’on communique. Le document offreune image, forcément partielle, de l’évolution écono-mique des travaux. De plus, sa validité est limitée aumoment où il est élaboré. Dans un contexte où l’écrit,avec son apparence d’objectivité, est censé être prédo-minant, l’oral prend tous ses droits : il va falloir expli-quer, justifier, argumenter…, mais aussi sous-entendre, promettre, ordonner…

Analyse d’une réunion

La réunion que nous avons choisi de présenter icipermet de mettre en évidence certains enjeux, géné-

ralement sous-estimés, dans la production descomptes, à travers l’analyse d’un « échec de commu-nication » : le document ne sera pas validé et laréunion sera reportée. Le chantier (deux bâtimentsrectangulaires de trois étages, pour des entraîne-ments militaires) a commencé il y a un an. Le prixde vente de départ ne prévoyait pas de marge béné-ficiaire, une fois les frais généraux et les frais de siègecouverts. Depuis six mois, les reprévisions men-suelles de marge à la fin des travaux se dégradent. Aumoment de la réunion, la perte estimée se situe entre150 000 et 170 000 euros.

La réunion se déroule dans le bureau du contrôleurde gestion (CG), un mardi de janvier 2005, en find’après-midi. Le contrôleur de gestion et le directeurd’exploitation (DE) sont derrière le bureau ducontrôleur. Le contrôleur est devant son ordinateur,pour saisir en direct un compte rendu des décisionsprises. Le conducteur de travaux (CT) entre et s’as-soit en face d’eux. Il a préparé une liasse contenantles documents édités par le logiciel de gestion d’af-faires (budget d’exploitation, main-d’œuvre, béton),liasse qui constitue le document budgétaire. Ledirecteur d’exploitation et le contrôleur disposentaussi du document validé lors de la réunion précé-dente.Tout en les saluant, le conducteur remet un exemplairedu document budgétaire au directeur et au contrôleur.

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Le chantier a commencé il y a un an. Le prix de vente de départ ne prévoyait pas de marge bénéficiaire, une fois les frais générauxet les frais de siège couverts. Depuis six mois, les prévisions mensuelles de marge à la fin des travaux se dégradent.

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Ceux-ci formulent quelques politesses et prennent cha-cun leur exemplaire. Puis ils tournent la page de garde,et regardent la première page «Résultat d’exploitation».La dégradation mensuelle indique moins 91000 €.D'une perte reprévue à la fin des travaux de 170000 €,on passe à 260000 €. Le contrôleur et le directeur sontdésagréablement surpris. Le contrôleur prend le pre-mier la parole :– CG: Je n’avais pas vu le chiffre, en bas de la page. C’estquoi ?– CT: C’est le chiffre…– CG: Qu’est-ce qui s’est passé ?– CT: On avait oublié des trucs.– CG: Quoi ?– CT:… (Silence)Toutes les réunions ne commencent pas forcément parune question aussi directe. Cependant, cette séquenceintroductive donne une bonne idée du format conver-sationnel (GOFFMAN, 1981) des réunions de gestion.Le contrôleur (et, plus tard, le directeur) pose des ques-tions, et le conducteur doit pouvoir répondre. La ques-tion est en fait un ordre. D’une certaine façon, leconducteur subit un interrogatoire. Que se passe-t-illorsqu’il ne répond pas ? Que se passe-t-il lorsque lesacteurs ne trouvent pas de réponse complète, exhausti-ve, à la question qui se pose dans le contexte de leurrencontre? Comment vont-ils s’entendre pour définirun cadre où cette non réponse soit acceptable et pré-sentable devant des tiers (la hiérarchie, les clients, lespartenaires financiers…)? Nos observations nous per-mettent d’affirmer que cette situation n’est pas excep-tionnelle, qu’elle est même plutôt la règle. D’une cer-taine façon, cette réunion est paradigmatique d’unesituation courante, dont le traitement dans l’interactionn’a (à notre connaissance) jamais été étudié.Comme nous allons le voir, dans cet échange, le mondematériel du travail de chantier ne sera que peu évoqué.L’objet de valeur de la réunion (le Graal qui guide lesdélibérations – LATOUR, 2002) est bien le «chiffre enbas de la page», celui que tout le monde regarde et qu’ils’agira d’expliquer et de justifier devant la hiérarchie. Lacompétence technique du conducteur, sa capacité àprendre des décisions sur le chantier ne sera pas mise enquestion. Par contre, sa compétence de gestionnaire, sacapacité à savoir présenter les chiffres selon les normeset les règles de l’art en matière de gestion budgétaire,vont être mises en défaut. Son silence ne va pas durer.Le directeur prend le relais du contrôleur :– DE: J’ose espérer qu’il y a des erreurs. C’est tout en PartPropre.– CT: Il y a un peu de casse, sur la main-d’œuvre.– CG: Il y a 35 K€ sur le béton.– DE: Avec 29 K€ de Reste A Dépenser (RAD) !– CT: Ça doit être ça, le problème.– DE: Il n’y a pas un ajustement ?– CG: Le 29, il est sur deux postes et ils ne sont pas avancés.– CT: Si, ils sont à 100 %.– CG: Non, c’est ça ton problème : ils ne sont pas avancés.

– CT: Ah oui, il y a eu un problème sur le module bud-gétaire.– DE: Sur le poste divers, on passe de moins 21 endécembre à moins 26 en janvier. Ca fait quand même35000 F. Plus 13 K€ de main-d’œuvre, qui font100000 F. Si tu raisonnes en francs, ça fait des gros mon-tants.– CT: C’est vrai.– DE: Sur la main-d’œuvre, tu as 13.7 K€ de RAD. Avecun THM de 24, ça te fait 570 heures à faire. Tu as vrai-ment besoin d’autant d’heures pour finir ?– CT: Non. En fait, j’ai besoin de 287 heures.– DE: 287 x 24, ça fait 7 K€ ; c’est mieux que 13.Lorsque l’on « ose espérer », c’est que l’on est en droitd’attendre. Le silence du conducteur n’est plustenable, face à la question réitérée par le directeur. Ilcommence par évoquer le problème de la main-d’œuvre, mais le directeur et le contrôleur identi-fient une erreur dans le chiffrage du Reste ADépenser. Le RAD est une notion fondamentale, engestion de chantier. Comparé à la part du budgetalloué, qui est proportionnelle à l’avancementconstaté des travaux sur le chantier, il permet de faireapparaître des écarts ligne à ligne (acier, béton,main-d’œuvre…). Calculés à un instant T des tra-vaux, ces écarts peuvent ensuite être projetés sur ladate prévue de la fin des travaux, afin de fournir uneversion actualisée du résultat final.Notons que cette première correction ne concerne pasune tâche donnée sur le chantier ou une estimation dedépense à venir. Confrontés à un chiffre qui annoncede nouvelles pertes, le directeur et le contrôleur cher-chent, dans un premier temps, des erreurs formellesdans la présentation des comptes. Ici, le conducteur acommis une erreur de manipulation, en effectuant unesaisie en double de 29 K€.Un autre argument, qui nous éloigne considérable-ment d’une vision traditionnelle de la rationalité éco-nomique, va alors être avancé, concernant le poste« divers ». Pour mieux faire prendre conscience auconducteur de l’importance des montants en jeu, ledirecteur effectue une conversion en francs. À l’évi-dence, ce raisonnement n’apporte rien, du point devue d’une estimation objective des pertes. Par contre,il contribue à renforcer le jugement de valeur, selonlequel le résultat présenté est inacceptable (« Si tu rai-sonnes en francs, ça fait de gros montants »).Enfin, le cas de la main-d’œuvre est abordé. À ce stadede l’interaction, il n’est plus question de savoir quelle estla réalité des pertes. Le directeur et le conducteur se sontforgé une opinion selon laquelle l’estimation présentéeétait «fausse», et ils cherchent par tous les moyens à laréduire. Quelle est la vérité de cette estimation? À tra-vers cet échange, nous voyons que le chiffre, loin decréer un espace constatif dans l’univers complexe de laconstruction, est au contraire d’un statut pragmatiqueélevé (WATZLAWICK & al., 1967). Ce dont il est ques-tion ici, c’est du chiffre «plausible» : celui qui rend

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compte du sens de l’action qu’il s’agit de représenter,celui qui est accountable, au sens ethnométhodologiquedu terme (3). Hic et nunc, dans le cadre précis de cetteréunion et pour le temps court qui met en présence lesparticipants, la promesse du conducteur concernant lenombre d’heures qui restent à effectuer («En fait, j’aibesoin de 287 heures») aura valeur de vérité et servira debase aux calculs. Ceux-ci se déploient alors sur des basesoù l’information produiten’a de sens qu’indexée aucadre relationnel desacteurs qui en débattent.La discussion se poursuit :– DE: Encadrement : c’estle même RAD quedécembre. Tu avais dit quetu finirais en janvier ; enfait, ça va être février…– CG: C’est ce qu’il avaitdit…– DE: Le moins 13, enmatériel ?– CT: C’est un regroupe-ment. Il y a la mini pelle,les 3 K€ de voirie, les 2 K€de clôture, les 1,5 K€ desable, et puis j’ai un peuprovisionné. En plus, il y ales bungalows et le groupeélectrogène que je suis obli-gé de garder, et ça, ce n’étaitpas prévu.L’analyse se termine. Biensûr l’examen du docu-ment fourni par leconducteur fut plus longque ce que cette retrans-cription peut le laissercroire. Les participantsont dû faire des calculs,rechercher sur des feuillesséparées des informationscontradictoires, éventuel-lement prendre des notessur un cahier à part. Cependant, cette séquence permetde mettre en évidence un axe important de la délibéra-tion autour du document : les choix de subdivision/regroupement de lignes.Un regroupement de lignes est une zone d’incertitude(CROZIER & FRIEDBERG, 1977) que le conducteur seménage, face aux gestionnaires. Une zone d’incertitude

opérationnelle, tout d’abord, puisqu’il ne rend pascompte d’un certain nombre de choix techniques rela-tifs à la division du travail et à l’échéancier des tâches.Une zone d’incertitude informationnelle, ensuite, puis-qu’un regroupement de lignes constitue à la fois ungain de temps sur le travail de saisie et d’imputation surle logiciel de suivi d’affaires, et un moyen de compen-ser des pertes potentielles par des gains potentiels, ce

qui permet de ne pasavoir à se justifier sur desécarts. Une partie de lanégociation qui se noueinformellement (c’est-à-dire, qui n’a pas de traceécrite) durant les réu-nions concerne doncla structure finalementadoptée du budget, sagranularité. Plus le bud-get est subdivisé, moins leconducteur a d’autono-mie. Quelle subdivisionaurait-il spontanémentadopté pour « faire sescomptes » ? Quel travailsupplémentaire impliquele fait de « rendre descomptes» ? Ces questionsaniment en profondeurles réunions de gestion,d’autant qu’elles ren-voient à des positionne-ments professionnels encours de reconstruction,liés à l’automatisation deschaînes comptables et àleur corollaire : la décen-tralisation des tâches degestion (saisie des bons decommandes, imputationdes factures…) vers lesconducteurs.D’une certaine façon, cequi se donne à voir dans

cette négociation et dans la circulation des arguments(qui permettent, pour une durée de validité finie dansle temps, de s’entendre sur un chiffre), c’est toute laforce performative (AUSTIN, 1962 (4)) du discours ges-tionnaire. Celui-ci, en effet, en disant ce que doit êtrele «bon» chiffre, dit aussi ce que doit être l’entreprise,ainsi que la place que doivent occuper les gestionnaires

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(3) Selon Garfinkel, l’accountability désigne une propriété de l'interac-tion, le fait que les acteurs doivent, en permanence, dans leurs activitésquotidiennes, rendre compréhensible pour autrui le sens de leur action :« Activities whereby members produce and manage settings of organized eve-ryday affaires are identical with member's procedures for making those set-tings accountable » (GARFINKEL, 1967, 36). La traduction de « accoun-table » est délicate. Pour un anglo-saxon, le terme est connoté : il faitréférence aux comptes comptables. Etre accountable, signifie être respon-

sable, et plus précisément, être responsable financièrement. En anglais, lelien entre account, compte rendu, account, compte bancaire et account,rendre des comptes va de soi puisque ce sont des emplois différents d'unmême mot. En revanche, en français, le lien entre compte rendu, comp-tabilité et responsabilité est à peu près perdu.

(4) Pour une application récente de la théorie d’Austin au discours économique voir MACKENZIE (D.) & MILLO (Y.), 2003.

Le RAD (Reste A Dépenser) est une notion essentielle, en gestionde chantier. Comparé à la part du budget alloué, […] il permet defaire apparaître des écarts ligne à ligne (acier, béton, main-d’œuvre…).

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dans ce «devant être» (WEBER, 1995). En se position-nant, ponctuellement, comme des pédagogues, commedes instructeurs qui cherchent des erreurs dans la copie,le directeur et le contrôleur mettent en place un cadrerelationnel, auquel le conducteur ne peut se soustraire :la gestion devient un élément légitime et attendu de sacompétence.Le directeur d’exploitation reprend la parole :– DE: Bon, on ne va pas tout refaire. Il faut que turéajustes le RAD sur la main-d’œuvre, le divers et l’enca-drement. Je ne comprends pas les écarts par rapport aumois dernier. Je sais que ce n’est pas tout de ta responsabi-lité, mais il faut faire gaffe, quand on annonce un chiffrecomme ça. Surtout sur la première feuille. C’est ça, quetout le monde regarde ! À la limite, c’est le seul chiffreimportant. Si un jour le patron veut regarder les budgetspour se faire une idée, et qu’il tombe dessus, il va falloir sejustifier. On ne peut pas dire : «Non, mais là, c’est juste deserreurs de calcul. » Moins 91 K€ dans le mois, ce n’est paspossible d’annoncer ça. Bon, il y a 30 qui vont disparaîtresur le béton. Sur la main-d’œuvre tu passes de moins 600à moins 182. Le matériel, si tu laisses moins 13 de provi-sions, il n’y a peut-être plus besoin de RAD. En installa-tion, on casse et en plus on augmente le RAD: il y a peut-être un doublon.– CT: C’est ça, j’ai gardé l’ancien RAD.– DE: Ne te mets pas à poil, mais essaye d’être plus juste.Les 90, ils sont là. Il faut que tu reprennes ta valorisation.Je préfère que tu prennes ton temps, mais que tu le fassesbien. Je sais que tu as d’autres impératifs. On peutattendre.Ce passage est essentiel pour comprendre la drama-turgie organisationnelle qui se met en place, lors desinteractions où les chiffres sont présentés, débattus,et, finalement, acceptés ou rejetés. Le texte budgé-taire devient l’objet d’un récit (COOREN & al.,2006), d’une narration, avec un objet de valeur (lechiffre en bas de la page), des personnages et unetemporalité. Les chiffres ne sortent pas de nullepart. Ils ont un passé, et un futur. La délibérationdépend de délibérations antérieures, durant lesquellesdes promesses ont été faites, des verdicts rendus etdes pactes noués. Ici, le directeur projette la délibé-ration dans une situation future où des personnagesextérieurs à l’interaction vont intervenir (« Si unjour le patron veut regarder les budgets »). Il fait alorsréférence à la figure de la direction, pour démontrerle caractère inacceptable du chiffre (« On ne peut pasprésenter ça »). Pour l’avoir bien des fois observé lorsdes réunions, ce procédé argumentatif est une res-source conversationnelle courante. Lorsqu’il s’agitde justifier une décision désagréable, de motiver unverdict défavorable, de refuser une transaction, lachaîne hiérarchique est introduite dans la conversa-tion. Il est courant que d’autres personnages exté-rieurs apparaissent, comme adjuvants ou commeopposants, dans les récits qui sont donnés de l’ac-tion.

La réunion va se terminer. Elle a été rude pour leconducteur qui a été mis en défaut de production d’in-formation. Sommé de rendre des comptes, il n’a pudonner les éléments nécessaires pour que le budget soitvalidé pour transmission au niveau supérieur et conso-lidation dans les comptes de la filiale. Dans un autrecontexte, en employant d’autres procédés et ressources,peut-être une telle dégradation eût-elle pu être accep-tée. Dans le cas présent, le travail du conducteur estrejeté : le document n’est pas validé, et la réunion va êtrereportée. Une sorte de tact conclusif (de la part dudirecteur) va permettre au conducteur de « sauver laface» :– DE: Quand est-ce que tu veux qu’on se revoie ?– CT: C’est bon, je peux le faire dans la semaine.Vendredi, ça me va.– CG : Moi, à part demain (mercredi), je suis à votredisposition.– DE: Bon, vendredi 15 heures ?– CG: OK– CT: OK– DE: Tiens, reprends ça et on fait comme si on n’avaitrien vu…N’oublions pas que cette réunion est une réunion« d’interprètes ». Paradoxalement, pour que leschiffres puissent prendre un sens partagé, les straté-gies dilatoires doivent pouvoir s’exprimer. Bien sou-vent, les acteurs passent un temps considérable àdéfinir les conditions de vérité du chiffre, lesmoyens de les obtenir et le moment où on lesobtiendra. La décision est souvent une décision deré-information ou d’attente d’information. Dansl’entre-deux, les choix mûrissent, s’étayent grâce àde nouvelles données factuelles, se confrontent à lacontradiction d’autrui. Une sorte de connivence, decomplicité (« On fait comme si on n’avait rien vu… »)ou, comme nous l’avons vu, de tact, semble alorsêtre de mise.

La norme d’esthétique des comptes

Ceci explique peut-être une régularité surprenantedans la fabrique du budget. Si on représente graphi-quement l’évolution des résultats reprévus en fonctiondu temps, on constate que ceux-ci suivent des courbesanormalement régulières au regard des aléas de la viedu chantier. La courbe bouge à la baisse, ou à la haus-se, en début de chantier, puis elle se stabilise jusqu’à lafin du chantier où elle connaît une nouvelle variation,la ramenant au niveau du résultat finalement constaté(à la hausse ou à la baisse). Selon un directeur finan-cier au langage imagé : « il y a plusieurs schémas pos-sibles : l’atterrissage en douceur, le virage serré, la boulede neige ».Cette réduction de la variabilité des résultats annoncésest pratiquée à tous les niveaux de l’organisation: lechantier, la filiale, et jusqu’à la direction de l’entreprise(dans la théorie financière, ce phénomène est appelé

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«smoothing income» (TRUEMAN & TITMAN, 1988)). Elleest pourtant considérée comme illicite par la doctrineéconomique, comptable et financière, où elle est parfoisdéfinie comme une « manipulation intentionnelledes résultats, en vue de réduire la présentation du risquede l’entreprise »( C H A L A Y E R ,1995). Aucuntexte officiel ne lapromulgue. Ils’agit donc d’unenorme informelle,c’est-à-dire élabo-rée en marge desprescriptions for-melles par lesexécutants (REY-NAUD, 1997; DE

TERSSAC, 2002).Elle soulève, chezles différents mé-tiers qui collabo-rent à la fabriquedu budget, desdébats sans fin surce qui est vraiou faux dans leschiffres, sur ce quiest juste ou nonen matière de par-tage du travail, surce qui est bonou mauvais pourl’entreprise (latransparence, l’au-tonomie, la sincé-rité…). Plusieursmotivations sontavancées :

– «Il faut lis-ser, sinon tuenvoies defausses alertes »(un conducteur de travaux).– «Ah, mais bien sûr ! Le reporting trimestriel, tu n’aspas les mêmes chiffres que dans les budgets mensuels.C’est lissé. Quand il y a +10/-10 dans les budgetsmensuels, il y +5/-5 dans le reporting trimestriel » (uncontrôleur de gestion).– «Si tu veux être cohérent au niveau du reporting, ilfaut présenter une courbe comme ça… (il dessine unecourbe régulièrement croissante avec le doigt)» (undirecteur d’exploitation).

La place manque, dans le cadre de cet article, pourdiscuter pleinement ces raisons, qui constituent pour-tant une porte d’entrée originale pour étudier un phé-nomène traditionnellement réservé à la comptabilitéfinance (le lissage externe trouverait ses sources dans le

lissage interne). Nous proposons l’interprétation sui-vante.Les rythmes du contrôle budgétaire ne sont pas iden-tiques à ceux de l’activité qu’il doit mesurer et rationa-liser. Il existe un différentiel d’écoulement entre les flux

physiques et leurmise en chiffres,leur « stockage in-formationnel». Àrisque équivalent,la variabilité estplus faible pourun reporting tri-mestriel que pourun contrôle bud-gétaire mensuel,du fait de l’agré-gation des don-nées. Une repré-s e n t a t i o ncomptable est uneimage, un conden-sé de temps. Sonadéquation avecle déroulementdes activités obéità une part d’arbi-traire, de conven-tion, au regard delaquelle le lissageest un signe defiabilité, de maî-trise des risques.Le lissage est alorsle résultat denombreuses opé-rations d’égalisa-tion de comptesqui ne sont passtrictement néces-saires pour lesbesoins décision-nels, mais qui ré-

pondent à une exigence de symétrie entre descomptes réciproques : ceux-ci doivent être égalisésdeux à deux. En effet, lorsqu’on peut retrouver deuxchiffres identiques par deux modes de calcul diffé-rents, ceux-ci gagnent en fiabilité. Une grande partiedes techniques comptables (rapprochement, circula-risation) reposent ainsi sur le respect d’une formuled’égalité : entre l’actif et le passif, le débit et le crédit,entre les prévisions et les réalisations. Durant lesréunions, toute inégalité est une anomalie, une dif-férence qui mérite potentiellement d’être discutée.Or, comme nous l’avons vu, tout ne peut pas êtrediscuté et toutes les questions ne trouvent pas forcé-ment de réponse. Dans cette situation d’incertitude,une norme informelle d’esthétique des comptes

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[…] il nous semble qu’une norme a peut-être été sous-estimée, dans la littérature :celle selon laquelle il faut égaliser, rendre systématiques, ou lisser ses comptes pourparaître responsable. (Arithmetica, Allégorie, Gravure allemande, XVIIe siècle)

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(GOODY, 1999 (5)), selon laquelle les chiffres doi-vent être « lissés», égalisés deux à deux, semble alorsguider les choix et les convictions des acteurs.

CONCLUSION

La fabrique du budget est un théâtre pertinent pourqui veut comprendre les dynamiques complexes du« rendre compte » dans les organisations contempo-raines.La première partie de l’analyse montre que, dans uneentreprise de BTP, le processus budgétaire engage demultiples acteurs, aux objectifs et aux langages divers.Le document budgétaire lui-même apparaît comme unensemble complexe de sous-documents, au carrefourde plusieurs sous-systèmes d’information (comptable,budgétaire, achat…). Les modalités de production detoute cette matière textuelle sont définies dans d’autrestextes organisationnels, plus ou moins officiels, plus oumoins diffusés selon la place qu’occupent dans l’orga-nisation les acteurs qui les produisent. L’ensemble desactivités, par lesquelles est élaboré puis présenté undocument comportant des évaluations chiffrées desrecettes et des dépenses d’un centre de responsabilité,est extrêmement réglé, codifié et planifié. Cet ensemblepeut être appréhendé en termes de « fabrique dubudget », au sens où un travail de manufacture del’information budgétaire, de réalisation du budget «enpratique» est nécessaire pour qu’un document budgé-taire soit finalement validé.La seconde partie de l’article tente d’ouvrir la boîtenoire des dynamiques du rendre compte pendantcette fabrique du budget. L’analyse se centre sur desréunions mensuelles de contrôle budgétaire, dontl’objectif est de comparer les prévisions de bénéficesaux résultats reprévus à la fin des travaux, afin demener des actions correctives. Concrètement, leconducteur de travaux remet à son supérieur hiérar-chique et à un contrôleur de gestion une liasse dedocuments présentant des évaluations chiffrées desa performance, passée et future, en matière derecettes et de dépenses. Le supérieur et le contrôleuranalysent les écarts par rapport aux chiffres fournisle mois précédent et posent des questions. En fonc-tion des réponses du conducteur, des décisions sontprises. Notre analyse des délibérations tenues lors deces réunions met en évidence que, dans cette rela-tion qui paraît simple, tout, en fait, est probléma-tique : le support matériel chiffré – qui se diffracteen une multitude de documents hybrides, pluri-

référencés et pluri-adressés ; la relation hiérarchique– qui devient triadique, entre un accountor, unaccountee et un accountant ; et la dynamique tempo-relle – qui devient dilatoire, les décisions prisesétant des décisions d’attente d’information.Une distinction majeure émerge alors entre rendre etfaire ses comptes. En imaginant la façon dont le docu-ment qu’ils rendent va être interprété, les conducteurscherchent à rendre compréhensible leur action. Dansleurs décisions sur le chantier, ils intègrent les réactionsfutures d’autrui aux conséquences de ces décisions et ilscherchent à influencer ces réactions en faisant des choixde présentation du document. Ces choix de présenta-tion peuvent conduire à un document fort différent,tant dans la forme que dans le fond, de ce qu’il auraitété s’il n’avait servi que la réflexion individuelle. Detoute évidence, les comptes ne sont pas rendus de lamême manière lorsqu’ils sont faits à usage strictementpersonnel.Parmi les raisons pour lesquelles « les acteurs qui sontjugés sur des indicateurs chiffrés s’arrangent, d’une façonou d’une autre, pour que ces indicateurs prennent desvaleurs qui leur soient favorables » (BERRY, 1983 ;RIVELINE, 1986 ; MOISDON, 1997), il nous semblequ’une norme a peut-être été sous-estimée, dans lalittérature : celle selon laquelle il faut égaliser, rendresymétriques, ou lisser ses comptes pour paraître res-ponsable. Dans des milieux organisationnels oùrendre compte devient une logique sans cesse plusprégnante, cette norme d’esthétique des comptes devientpeut-être un élément déterminant dans la mise enscène de la compétence gestionnaire. Transmettre desrésultats propres, équilibrés, bien présentés, est (aumême titre que certains codes vestimentaires ou cer-taines marques de distinction – BOURDIEU, 1979) unedes techniques de maîtrise des impressions, qui per-met de montrer qu’on est responsable. En l’absenced’autres informations (en situation d’incertitude,donc), un budget régulier, égalisé, donne une meil-leure impression qu’un budget fluctuant au gré desaléas. Toutes choses égales par ailleurs, un responsablequi respectera cette norme sera perçu comme plus res-ponsable que celui qui ne le fait pas.Cela permet peut-être de répondre à la question miseen exergue de cet article (BOUQUIN & al., 1998).Dans la mesure où la responsabilité s’impose, de plusen plus, comme un modèle de comportement(BOLTANSKI & CHIAPELLO, 1999) et dans la mesureoù cette responsabilité s’exprime, de plus en plus, àtravers la capacité à savoir rendre des comptes, onpeut faire l’hypothèse suivante : les acteurs vont, deplus en plus, chercher à exhiber les signes montrantqu’ils respectent les normes permettant de les identi-fier comme des personnes responsables. Ils vontdonc, de plus en plus, « jouer avec les chiffres », les« faire parler » pour eux ou pour autrui, seuls ou avecd’autres acteurs, et ils seront d’ailleurs de plus en plusformés à cela. ■

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(5) « Si la partie double n'était pas nécessaire d'un point de vue stricte-ment commercial (rationnel), elle a pu se développer grâce à une impul-sion esthétique, un besoin de symétrie, de netteté et de perfection dansl'organisation des comptes, qui conduisit les comptables à élaborer leurssystèmes en marge de toute utilité immédiate » (GOODY, 1999, 82).

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Le monde médical rend-il des comptes sur sa pra-tique? On pourrait être tenté de répondre quenon. Traditionnellement, les médecins sont assi-

milés à des professionnels qui rendent peu de comptes :eux seuls détenant le savoir, on doit leur faire confiance ;et lorsqu’ils le font, c’est uniquement à leurs pairs, seulsà même de juger leur pratique.En réalité, ils y sont de plus en plus contraints. Enmatière financière, le monde médical doit régulière-ment justifier d’un comportement économe devant desdépenses en constante augmentation. Le phénomèneest connu, les controverses qui l’accompagnent, aussi.En parallèle, le monde médical doit désormais aussi

« rendre des comptes» sur la qualité des soins prodigués.Par qualité des soins, il faut comprendre les résultats cli-niques aussi bien que les conditions de sécurité et lesmodalités organisationnelles de la prise en charge dumalade. Délais d’attente, taux d’erreurs médicales, ouindice de satisfaction sont, ainsi, devenus de nouvellesmesures de jugement. Le classement des hôpitauxoccupe, dans ce mouvement, une place centrale.

LE CLASSEMENT DES HÔPITAUX : UNE NOUVELLEMANIÈRE DE RENDREDES COMPTESDemander des comptes à ceux qui détiennent le savoir, dans un domaineoù la confiance est essentielle : voilà toute la difficulté de l’application del’accountability au monde médical. Non pas que ce milieu s’y refuse,mais on est passé de l’opacité de l’autoévaluation à la surexposition des classements, ceux des médias étant les plus visibles. Qui plus est, les comptes doivent être rendus non seulement sur les dépenses, maisaussi sur la qualité des soins. Face à la multiplication des classements

d’hôpitaux (en France, en Angleterre, aux États-Unis, au Canada), les auteurs déter-minent quatre formes d’accountability, selon que les comptes doivent être rendusaux citoyens, aux payeurs, aux patients ou aux professionnels. Mais le mouvementne cesse pas. Les avantages, les dérives et les contournements des classements inci-tent à se tourner vers une nouvelle forme d’accountability qui serait un compromisentre la maîtrise d’un contrôle interne et le maintien d’une exigence démocratique.

Par Aurore SCHILTE et Étienne MINVIELLE (*)

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(*) Aurore Schilte est ancienne élève de l’Ensae. Elle a travaillé spécifiquement sur ce sujet dans le cadre d’un mémoire de stage M2R-Université Paris XI. Étienne Minvielle est Médecin, Directeur de Recherches Cnrs(CERMES-unité mixte Cnrs-Inserm).

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Dans la plupart des pays industrialisés, les classementsportant sur la qualité des soins se sont en effet dévelop-pés pour comparer les établissements de santé entreeux, et par voie de conséquence les professionnels qui ytravaillent. Qu’il s’agisse d’étoiles, de couleurs (vert/orange/rouge) ou de lettres (A/B/C/D/E), le principeest le même: il s’agit de diffuser publiquement desinformations sur la qualité dispensée au sein d’un hôpi-tal. C’est le caractère public de la diffusion de l’infor-mation qui donne à ces classements toute leur nou-veauté dans la manière de rendre des comptes.L’accountability (1) des professionnels s’adresse ainsi àun nombre d’interlocuteurs plus élevé. De même, lescircuits d’information s’organisent sur une plus grandeéchelle. On peut dire que « rendre des comptes» signi-fie, dans ce cas précis, une transmission organisée d’in-formations entreles professionnelsdu secteur (mé-decins, infirmiè-res, mais aussi,plus largement,gestionnaires desétablissements) etles tiers extérieursque sont les cito-yens, les patients,les régulateurs /payeurs du systè-me (État, assu-rance-maladie),sans oublier lesautres profession-nels.Sur ce principe,les initiatives sesont multipliées.En France, parexemple, les «pal-marès» journalis-tiques sont appa-rus à partir des années 95, puis les sites Internet ontsuivi. Les pouvoirs publics leur ont, enfin, emboîté lepas depuis deux ans (2). Les buts poursuivis sont l’af-firmation d’une plus grande transparence du système etl’amélioration de la qualité des établissements.Analyser cette nouvelle forme de reddition decomptes nécessite une exploration minutieuse. Car,au-delà des injonctions, il est difficile d’avoir unelecture précise de ce mouvement, tant les informa-tions circulantes, les interlocuteurs concernés et lesobjectifs poursuivis sont nombreux. La premièrepartie de cet article s’attachera, ainsi, à décrire les

différents types de classement développés. Sur cettebase, la seconde partie s’efforcera de démontrer qu’ilexiste, à travers les classements, non pas une, maisplusieurs formes d’accountability des professionnels :envers les assureurs publics ou privés, et, d’unemanière plus large, envers les malades et les citoyens,sans négliger l’impact au sein même des profession-nels. À chaque forme d’accountability, nous verronsque s’associent un effet attendu et des résultatsobservables.Il apparaît, enfin, important d’étudier cette questionde l’accountability en dynamique. Ce que le classe-ment traduit comme nouveauté, nous l’avons dit,c’est le caractère public de la diffusion de l’informa-tion. La troisième partie de cet article montrera enquoi cela modifie la façon de rendre des comptes par

rapport aux ap-proches tradi-tionnelles. Demême, les pre-miers enseigne-ments tirés descampagnes declassement lais-sent percevoircertains signesd ’ é v o l u t i o n .Nous montre-rons ainsi com-ment les classe-ments affirmentdes changements,mais aussi, pa-radoxalement,comment cesmêmes classe-ments condui-sent à une re-découverte dubesoin d’auto-nomie qu’ont les

médecins dans leur pratique et les établissements desanté dans leur gestion

PANORAMA DES TYPES DE CLASSEMENT

La publication de classements est un phénomène quitouche l’ensemble des pays industrialisés. Pour enmesurer l’ampleur, il est nécessaire d’établir un pano-rama de ces initiatives, en les resituant dans leur contex-te. Outre son intérêt descriptif, ce panorama aidera à

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(1) Pour des raisons de commodité, nous utilisons indifféremment lestermes d’ «accountability » et de « reddition de comptes » dans cet article.

(2) Les auteurs sont eux-mêmes engagés dans un vaste programme derecherche opérationnelle sur le développement et l’utilisation d’indica-

teurs de qualité des soins en France. Le projet Compaqh (Ministère de laSanté/Haute Autorité de Santé/Inserm) vise en effet à valider des indica-teurs de qualité hospitalière et à étudier des modes d’utilisation ration-nels (notamment au niveau du pilotage interne, de la diffusion des clas-sements, et de formes de paiement à la qualité).

En France […], les « palmarès » journalistiques sont apparus à partir des années 95,puis les sites Internet ont suivi. (Une Victoire couronne un athlète, vase grec, V e siècle av. JC)

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identifier par la suite les formes d’accountability quis’expriment à travers ces classements.Les premières initiatives peuvent être situées à la fin desannées 1980. Elles font suite au développement denombreux indicateurs de performance jugeant de laqualité des hôpitaux. Les États-Unis y font figure depionniers, les initiatives à visée commerciale s’associantà des approches portées par les pouvoirs publics. Nousallons voir que des pays aux systèmes de soins plus cen-tralisés, comme la France et la Grande-Bretagne, se sontégalement lancés dans ces démarches, mais plus récem-ment. Du fait de la différence de contexte, il est néces-saire de distinguer ces deux pays du cas nord-américain.

Les classements nord-américains non-lucratifs

Bien qu’il existe différentes expériences antérieures,c’est sans nul doute le programme HEDIS qui a vérita-blement lancé le phénomène des classements aux États-Unis. En 1991, le National Committee for QualityAssurance, organisation non lucrative composée d’asso-ciations et d’entreprises privées, introduit ce programme,HEDIS au sein des hôpitaux. Plus exactement, ce pro-gramme développe des comparaisons portant sur laqualité des réseaux de soins («managed care»). Chaqueréseau de santé se voit ainsi décerner de une à quatreétoiles, selon ses résultats obtenus sur une série d’indi-cateurs. Ces indicateurs concernent l’accès à des soinsde qualité (facilité d’accès et qualification du personnelsoignant), gradués selon l’état de santé des patients. Lesréseaux sont comparés à un benchmark, le score de réfé-rence établi par les 10 % d’hôpitaux les plus perfor-mants de leur État. Dans ce programme, c’est le sérieuxméthodologique de la démarche de publication desinformations qui a surtout frappé les esprits, si bien queces classements sont apparus crédibles.Depuis, de nombreuses expériences publiques, coordon-nées par des structures fédérales (commission d’accrédi-tation, Medicare/Medicaid) ou de chaque État, ont vu lejour. S’il est difficile d’en faire l’inventaire, leur richessetémoigne de la diffusion progressive des classements ausein du monde médical américain. Par proximité,d’autres pays anglo-saxons ont adopté des démarchessimilaires. Il est intéressant de relever l’expérience de laProvince de l’Ontario, au Canada, car elle témoigned’une approche entrepreneuriale, développée par desstructures publiques. En 1997, l’association des hôpitauxde cette province décide en effet d’établir un tableau debord stratégique, fondé sur des indicateurs de perfor-

mance eux-mêmes classés en quatre catégories: intégra-tion du système et changement, organisation et résultatscliniques, satisfaction des clients, bilan et rendementfinanciers. En agissant de la sorte, ils s’inspirent dumodèle du «balanced score card» (3). Les comparaisonss’établissent par zone géographique, selon des groupes detaille et d’accessibilité similaires. Cinq catégories sont éta-blies selon la performance de l’établissement par rapportà la moyenne de la province où il est situé. Dans cetteexpérience, la volonté de relier étroitement ce que l’onpeut appeler une accountability interne (à destination desprofessionnels) à une accountability externe (diffusion àdes tiers) est affirmée. Autrement dit, le classement estprésenté ici autant comme une source de transparenceque comme un outil de gestion efficace.

Les classements nords-américains «commerciaux»

En parallèle à ces démarches portées par des structurespubliques, l’univers nord-américain a aussi été marqué,durant les vingt dernières années, par l’apparition denombreux classements guidés par des finalités commer-ciales. L’initiative la plus spectaculaire est sans doute celled’Healthgrade, une compagnie privée qui, en collabora-tion avec le Leapfrog group (4), propose une comparaisonentre près de 5000 hôpitaux sur des critères de résultats(taux de mortalité, par exemple). C’est la source d’infor-mation sur la qualité des hôpitaux la plus consultée auxÉtats-Unis, via son site Internet. Dans cette initiative,l’accountability apparaît guidée par la volonté de rensei-gner non seulement le grand public, mais aussi – et peutêtre principalement – les entreprises et leurs employés.L’action de reddition de comptes associée au classementse lit ainsi sous un nouveau jour: elle joue ici un rôle derévélateur de la qualité des réseaux de soins, dans un mar-ché où les entreprises négocient avec les compagnies d’as-surance l’achat de leurs soins.

Les Palmarès des médias

Les classements réalisés ces dix dernières années par lesmédias représentent une autre déclinaison, tant en rai-son des méthodes utilisées que de l’accent mis sur les«meilleurs» ou les «moins bons». On parle ainsi, sou-vent, de «palmarès». Ces palmarès présentent, en géné-ral, l’avantage d’avoir une très grande visibilité auprèsdu public. Bien que la méthodologie utilisée soit sou-vent critiquée par les professionnels et le ton polémiqueréprouvé (5), cette visibilité confère aux médias un rôle

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(3) Le concept de balanced scorecard a été développé par Kaplan etNorton en 1996. Ce concept vise à ne plus uniquement considérer, dansles tableaux de bord d’entreprises, la dimension financière, mais aussi desdimensions de qualité des produits, de satisfaction des clients et de capa-cité de changement. L’objectif prôné par les auteurs est ainsi de jouer decette multi-dimensionnalité afin d’affirmer une approche stratégiqueplus intégrée, chaque action dans l’une des trois nouvelles dimensionsétant étudiée à l’aune de son impact sur la dimension financière. Si ceconcept a fait grand bruit au sein des entreprises, notamment nord-amé-ricaines, sa portée et sa pertinence en matière stratégique ont souvent été

discutées. Voir KAPLAN & NORTON (1996), et pour une analyse critique,Lorino (2003).

(4) Le Leapfrog group est une coalition des plus grands employeurs desÉtats-Unis. Elle encourage les employeurs à acheter des plans de santéqui respectent des standards de qualité minimale.

(5) Des journaux anglo-saxons n’hésitent pas à établir des classementsindividuels à l’échelon des chirurgiens, en fonction des taux de mortalitéde leurs patients, au risque de stigmatiser sans nuance certains profes-sionnels.

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particulier : ils deviennent, en quelque sorte, les por-teurs d’une accountability destinée au grand public. Eneffet, dans ces palmarès, la personne concernée priori-tairement n’est plus le professionnel ou le payeur, maisle citoyen.Sur ce principe, lesmédias ont souventété les premiers às’emparer de la ques-tion des classements.Ils se sont ainsi insti-tués les premièressources d’informationsur la qualité, ce qu’ilsrestent encore aujour-d’hui, dans certainscas. Citons notam-ment, au Royaume-Uni, le populaire sitedu Dr Foster (« DrA m é l i o r a t i o n » ) ,construit par deuxjournalistes du SundayTimes, qui concurren-ce la démarche offi-cielle du gouverne-ment britannique.Mentionnons égale-ment le cas français,où, en 1998, la revueScience et Avenir apublié le premier clas-sement – action repri-se, les années sui-vantes, par d’autres(Le Figaro Magazine,L’Express et Le Point,notamment). Commenous allons le voir, lespouvoirs publics ontréagi, ce qui n’a pasdissuadé les médias depoursuivre leurs pu-blications.

Les classements dans les pays à systèmes de santécentralisés

Si les États-Unis ont été pionniers dans le domaine, lesclassements publiés présentent la caractéristique d’êtretrès dépendants des particularités de leur système desoins, qui est décentralisé et fondé sur des principes deconcurrence, tant à l’échelon des systèmes d’assurancequ’à celui des établissements. Développer des classe-ments dans d’autres systèmes plus centralisés et plusadministrés représente, dans ces conditions, un toutautre exercice. Les cas britanniques et français, apparusplus récemment, l’illustrent parfaitement.

En Angleterre, les «League Tables», sont le fruit d’unedémarche menée en 2001 par le National HealthService (NHS) (à l’initiative, par conséquent, du gou-vernement). Ce dispositif classe les hôpitaux non spé-

cialisés relevant duNHS en quatre caté-gories (zéro, une,deux et trois étoiles).Les résultats s’ap-puient sur une batte-rie d’indicateurs, etsur un rapport éva-luant la gouvernancedes établissementshospitaliers, établi parune commission indé-pendante. Selon lenombre d’étoiles ob-tenu, les hôpitauxreçoivent une plus oumoins grande libertéde gestion (« earnedbureaucracy») et plusou moins de crédits.Cette démarche apour principal objec-tif de réduire les délaisd’attente et d’amé-liorer la propreté(deux points sensi-bles, dans les hôpitauxbritanniques). Il estdonc surtout questionici d’inciter, au nomde l’accountability, àl’amélioration descomportements desprofessionnels hospi-taliers.Les méthodes em-ployées dans cettedémarche sont d’ail-leurs illustratives decet objectif d’amélio-

ration. Deux types de cotation sont employés, afind’évaluer la position de l’hôpital par rapport auxobjectifs de performance fixés nationalement(les « key-targets »). Dans le premier cas, si l’objectifn’est pas atteint, l’établissement reçoit le score leplus bas (par exemple, si un patient observe un délaide rendez-vous supérieur à 18 mois pour une inter-vention chirurgicale, l’établissement a immédiate-ment zéro). Par contre, dans le second cas, le scoredépend de l’évaluation comparative de l’établisse-ment par rapport aux autres. Ainsi, ce dispositiffixe aux professionnels des objectifs de performan-ce qui, selon les cas, s’avèrent « absolus » ou « rela-tifs ».

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En France, le premier classement ministériel est apparu en février 2006. Ilconcerne la prévention des maladies nosocomiales (infections contractéesà l’hôpital, dont l’origine est estimée, dans environ un tiers des cas, à desdysfonctionnements lors de la prise en charge du patient).

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En France, le premier classement ministériel est apparuen février 2006. Il concerne la prévention des maladiesnosocomiales (infections contractées à l’hôpital, dontl’origine est estimée, dans environ un tiers des cas, à desdysfonctionnements lors de la prise en charge dupatient). Le choix de ce thème est très spécifique à laFrance ; il s’explique notamment par le volontarismed’une association de victimes de ces maladies, qui a for-tement médiatisé le sujet. Tous les établissements desanté sont concernés : 2400 établissements sont ainsidivisés en 14 catégories, pour permettre une comparai-son entre entités similaires en termes de taille et d’acti-vité. Validé méthodologiquement, l’indicateur nomméICALIN (Indice Composite d’Actions de Lutte contreles Infections Nosocomiales) est un score sur 100points, qui mesure l’organisation, les actions et lesmoyens utilisés pour prévenir les maladies nosoco-miales. Selon son score, l’établissement est classé A, B,C, D ou E (6). L’approche par l’ICALIN s’inscrit dansune démarche plus globale, qui propose, progressive-ment un classement élargi à d’autres indicateurs relatifs,là encore, aux infections nosocomiales (notamment laconsommation des produits hydro-alcooliques et lasurveillance des infections du site opératoire). Lesobjectifs déclarés sont assez similaires à ceux de l’expé-rience britannique : plus de transparence et une volon-té d’améliorer la situation dans un domaine parti-culièrement sensible. Mais, contrairement au casbritannique, il n’existe aucune incitation/sanction quiserait associée au résultat. Seuls, les «mauvais», classésE, font l’objet d’un suivi rapproché de la part desAgences régionales de l’hospitalisation. Mais, commedans l’expérience britannique, un objectif national estfixé, pour qu’il n’y ait plus de «mauvais» à court terme.

QUATRE FORMES D’ACCOUNTABILITYASSOCIÉES AUX CLASSEMENTS

À la lecture de ces initiatives, on perçoit que la notionde classement exprime une pluralité d’approches. Cesapproches varient du fait des interlocuteurs visés, desobjectifs poursuivis ou de l’outil lui-même. Elles ontnéanmoins en commun d’être confrontées aux mêmesquestions méthodologiques. Ces questions peuventparaître fastidieuses. Elles sont pourtant déterminantespour juger de la crédibilité des classements publiés.L’encadré, ci-contre, présente un résumé de ces ques-tions méthodologiques.Si les professionnels représentent les acteurs concernéspar le fait de devoir rendre des comptes, les destina-taires des redditions de comptes varient, et avec eux, lesobjectifs poursuivis. Dans une perspective normative,

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(6) Les bornes des classes sont fixées à partir des données de 2003. Laclasse A concerne les 10 % des hôpitaux avec les meilleures perfor-mances, B les 20 % suivants, C les 40 % suivants, D les 20 % suivants etE les 10 derniers pourcents.

QUESTIONS MÉTHODOLOGIQUES RELATIVESAUX CLASSEMENT

De nombreuses controverses ont accompagné lapublication des classements, ces dix dernières années :– Elles portent, tout d’abord, sur une série de ques-tionnements statistiques : la qualité métrologique del’indicateur, la méthode d’agrégation retenue lorsqueplusieurs indicateurs sont pris en compte, la méthodede classement elle-même.Un célèbre article publié dans The Lancet (AYLIN,ALVES, BEST & al., 2001) a ainsi montré l’injusticequi frappait l’hôpital de Bristol dans le système des«League Tables» britanniques. Faute d’ajustement destaux de mortalité aux caractéristiques des patients decet établissement, celui-ci se retrouvait très mal classé.Il serait caricatural, en la matière, d’une part de criti-quer les méthodes employées par les médias et,d’autre part, d’affirmer la robustesse des démarchesengagées par les structures publiques. Le tableau estplus nuancé. Sans doute la critique la plus légitimeenvers les méthodes employées dans les palmarèsporte-t-elle sur leur volonté de classer les établisse-ments retenus, du premier au dernier. Si l’on com-prend que cette forme de présentation est facile à lireet peut avoir un côté plus spectaculaire que des ran-gements par groupe d’établissements, il existe unefaible garantie de pouvoir observer une différence sta-tistiquement significative entre le 1er et le 25e de cespalmarès (surtout lorsque les résultats sont proches etles tailles d’échantillon faibles). Cependant, certainescritiques n’épargnent aucune initiative. L’expériencede l’État de New York sur la mortalité en chirurgiecardiaque a, par exemple, montré que malgré toutesles précautions statistiques d’ajustement tenantcompte des caractéristiques des patients (âge, état degravité de leur pathologie, etc.), un taux de mortalitébas ne reflétait pas forcément un bon niveau de qua-lité des soins et, donc, que cela gauchissait la compa-raison (THOMAS & HOFERT, 1999). La complexitéstatistique à laquelle toute initiative du genre estconfrontée est importante. La meilleure garantie restesouvent la dispersion de la distribution des résultats(comme, par exemple, dans le cas de l’ICALIN, où lesscores des établissements étaient étalés, allant de 30 à100 points, lors du premier classement 2006) ;– Ces controverses concernent aussi la fiabilité de l’in-formation produite. En d’autres termes : quels sont lesmoyens de s’assurer que les données recueillies sontexactes, à l’abri de toute tricherie ? Ce sujet n’a donnélieu qu’à peu de recherches (peut être parce qu’il ren-voie à des aspects techniques assez fastidieux, ou parceque la majorité des démarches jouent sur des formesde volontariat limitant la volonté de développer descontrôles). Mais l’expérience du classement ICALINmontre combien le sujet est central, car la diffusionpublique d’un classement se doit d’être fiable, souspeine de générer une forte contestation. En l’occur-

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quatre formes d’accountability peuvent se distinguer(cf. Tableau 1). À chacune s’associe un effet attendu.Un recul de quelques années d’exercice permet aussi demettre en évidence des effets observables.

La reddition des comptes envers le citoyen : affirmerun droit démocratique…

En premier lieu, la reddition de comptes des profes-sionnels s’adresse aux citoyens. La diffusion publiquede l’information relative à la qualité des soins peut être,en effet, considérée comme un droit fondamental descitoyens, car la santé concerne leur intégrité physique etmentale. Cette première forme d’accountability a donc

comme objectif de participer aux fondements d’unedémocratie en renforçant la confiance du public dansl’action des pouvoirs publics, grâce à une plus grandetransparence.Cette justification démocratique est, dans le cas présent,d’autant plus pertinente que le système de soins estfinancé principalement par de l’argent public. Les res-sources étant rares, la diffusion publique permet de ras-surer les patients sur leur bonne affectation, source deconfiance dans les institutions publiques. Si l’on se fie aunombre de classements, à la manière dont le pouvoirpolitique s’est emparé du sujet et à l’implication desmédias, cet objectif d’amélioration de la démocratiesanitaire répond à une véritable attente. En mêmetemps, il peut s’apparenter à un vœu pieu. Tout d’abord,l’accountabilty n’existe réellement que si l’informationest comprise. Or, dans un environnement technolo-gique de plus en plus complexe, la disparité d’accès àl’information ne garantit pas une l’égalité entre citoyensen matière de réception de l’information. Différentesrecherches (HIBBARD, SLOVIC & JEWETT, 1997 ;SLOVIC, 1982) ont ainsi souligné l’aspect didactique desindicateurs et des classements, prônant une réductiondu nombre d’indicateurs et une présentation simplifiée,dans un souci d’égalité de compréhension des résultats.Cette recherche d’égalité questionne aussi l’identité dudiffuseur des classements. Le gouvernement n’est pasforcément un intermédiaire naturel entre les citoyens etles systèmes de soins. ISAAC (1996) montre ainsi que60 % des patients et de leur entourage font pleinementconfiance à leur médecin, et que seulement 8 % fontconfiance au gouvernement. Cette méfiance envers legouvernement peut s’expliquer par la frontière existantentre le fait de «donner le choix» au consommateur etcelui d’«orienter le choix» du consommateur. Ainsi, sile public conçoit la révélation de l’information commel’exercice d’un contrôle sur le gouvernement et sur sonaction (8), toute information fournie par ce même gou-vernement sera considérée comme discutable (SAGE,1999). Le gouvernement, comme agent révélant l’in-formation, doit paraître impartial pour avoir laconfiance du public (PETERS, COVELLO & MCCALLUM,1997) – ce qui ne plaide pas en faveur de classementsde source ministérielle.

… envers le régulateur/payeur : réduire les asymétries d’informations…

Cette seconde forme d’accountability s’adresse aux régu-lateurs/payeurs. Elle cherche à pallier des situations oùl’information est considérée mal distribuée ou insuffi-sante pour le régulateur. Tant l’État que les assureurspublics ou privés n’ont, en effet, qu’une connaissancepartielle de la qualité des soins, ce qui les place dans une

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(7) L’Agence de Recherche sur la Qualité, aux États-Unis, propose, parexemple, une série d’indicateurs de sécurité des soins fondés sur les don-nées d’analyse financière (les groupes homogènes de malades).

(8) En France, par exemple, le service public hospitalier représente lestrois-quarts des lits et places.

rence, ce classement est fondé sur des données décla-rées par l’établissement, qui remontent ensuite dansune base de données nationale. Afin de fiabiliser cerecueil, toute une série d’éléments de preuve, à four-nir si nécessaire par chaque établissement, a été défi-nie. Le contrôle de qualité est ensuite assuré aumoyen de visites sur site. Ce contrôle est effectuéd’une manière « légère» et ciblée, afin d’éviter unebureaucratie excessive. On perçoit ainsi, facilement, ladifficulté de l’entreprise : d’une part, la nécessité d’êtresuffisamment dissuasif et, d’autre part, le souci de nepas déclencher d’inutiles demandes supplémentaires,dans un univers croulant déjà sous la «paperasserie» ;– Le dernier point-clé concerne la faisabilité, c’est-à-dire la capacité pour un établissement de collecter lesdonnées nécessaires à la mesure. Ces recueils sur les-quels se fondent les classements sont coûteux, entermes d’infrastructures informationnelles. Et, dansun contexte où, jusqu’à récemment, ces infrastruc-tures ont été principalement pensées dans un soucid’analyse financière, le développement de systèmes dedonnées dédiés à des mesures de la qualité des soinsapparaît comme une condition préalable (EPSTEIN &KURTZIG, 1994). Dans certaines initiatives, la collec-te de données et le classement qui s’ensuit se fondentnéanmoins exclusivement sur les données existantes,au risque d’entraîner des évaluations grossières de laperformance en matière de qualité. Ainsi, au nom dela qualité, ce sont des données d’activité qui sont trai-tées (comme la présence de tel ou tel équipement oula durée moyenne de séjour). Les hypothèses sontalors fragiles. Par exemple : plus la durée de séjour estbasse, meilleure est la qualité (en l’occurrence, quellegarantie peut-on avoir que la sortie n’est pas trop pré-coce?). Notons que d’une manière plus ingénieuse,certaines initiatives cherchent à exploiter les systèmesd’information financiers existants, en vue de générerdes indicateurs sur la qualité (7).

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situation de payeurs mal informés. Ils peuvent, enconséquence, être victimes de comportements straté-giques d’anti-sélection (des patients peu graves, donc apriori peu coûteux, sont sélectionnés d’une manièremédicalement injustifiée), ou d’aléa moral (le régula-teur paie trop cher l’acte de soins). Dans ces conditions,apporter de l’information au régulateur constitue unautre objectif de l’accountability.Les résultats observés révèlent aussi un risque associé àcet objectif. Le choix des mesures de qualité utiliséespour les classements oriente, en effet, les efforts des pro-fessionnels. Ces choix peuvent notamment les désinté-resser d’autres politiques de qualité non soumises à cesclassements. Autrement dit, le classement en fonctiond’un (ou de quelques) indicateur(s) introduit des com-portements stratégiques laissant sous silence certainssujets. Ce qui a été le cas, par exemple, lorsque l’opti-misation des files d’attente pour des interventions chi-rurgicales dans les hôpitaux britanniques a conduit leschirurgiens à traiter les patients dans un ordre différentdes priorités cliniques, afin de respecter les critères duclassement en termes de délai (9).

… envers le patient : « éclairer » le consommateur…

Diffuser les résultats des classements, c’est aussi unmoyen théorique de rendre le patient plus «éclairé»(PORTER & TEISBERG, 2004). Par la comparaison, cedernier devient capable de saisir l’offre la plus adaptée à

ses besoins, en choisissant l’établissement de son hospi-talisation, par l’intermédiaire de son contrat d’assuran-ce, ou directement, au moment des soins. C’est là unetroisième forme identifiable d’accountability. Elle esttournée, quant à elle, non pas vers le citoyen, mais versle patient, vu comme un consommateur de soins.Évidemment, cet objectif est très lié à la reconnaissan-ce d’un marché concurrentiel tel qu’il s’exerce auxÉtats-Unis (LONGO & al., 1997). On peut s’interrogersur la pertinence d’un tel objectif dans un contexte derégulation plus administrée comme celui qui existe enFrance. Surtout, cet effet de l’accountability ne semblepas confirmé par les études empiriques, même auxÉtats-Unis. Ces études montrent en effet que, si lespatients en situation d’être hospitalisés désirent plusd’informations (ISAAC, 1996), ils ne l’utilisent pas for-cément dans leurs choix. Par exemple, dans l’étude deSCHNEIDER et EPSTEIN (1998), seulement 20 % despatients connaissaient l’existence d’un guide sur le tauxde mortalité des hôpitaux et 11 % de ces patients seu-lement disaient avoir été influencés par ce guide. Le«bouche à oreille», les expériences précédentes et l’avisdu médecin traitant apparaissent comme des sourcesd’information prioritaires (HIBBARD & al., 1997).

… enfin, envers les professionnels eux-mêmes :comparer pour s’améliorer

La quatrième forme d’accountability concerne les pro-fessionnels eux-mêmes. Par la comparaison avecd’autres, ils peuvent connaître la meilleure pratique etles standards de qualité les plus répandus. Le regard

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Tableau 1 - Quatre formes d’accountability associées aux classements

Rendre compte

Objectifs

Résultats observés

Effets inattendus

Types de classement

au citoyen(1re forme)

Renforcer la démocratie, la transparence

Cela confirme l’intérêt du publicpour les classements

Inégalité informationnelle,incompréhension

Palmarès de médias,Classements ministériels

au payeur(2e forme)

Réduire les risquesliés à l’asymétried’information

Une base contractuelle est ainsi formée

Optimisation sur certains thèmes

Classements desassureurs publics ou privés (aux États-Unis)

au patient(3e forme)

Éclairer le consommateurdans le choix del’établissement

L’information est peuutilisée comme prioritaire dans le choix de l’établissement

Préférence pour le « bouche-à-oreille », les expériences antérieures

Palmarès de médias,Classements ministériels

au professionnel(4e forme)

Améliorer sa pratique

Cela modifie le comportement, sur-tout dans le cas d’un « mal » classé

Risque de transfert de certains patients,culture du blâme

Classements ministériels

(9) National audit office. 2001. Inpatient and outpatient waiting in theNHS. Report by the Controller and Auditor General, HC 221, Londres.

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d’autrui agit comme une puissante incitation.L’hypothèse sous-jacente considère que les profession-nels ont un désir intrinsèque d’améliorer leurs pratiqueset de se concentrer sur la qualité. Or, en l’absence detoute incitation, des facteurs de court terme (le temps,les coûts…) prennent le pas sur la qualité. Dans cecadre, une accountability élargie permet à ces mêmesprofessionnels de reconsidérer leurs priorités et derépondre à leurs propres attentes.En la matière, les résultats semblent confirmer l’effetattendu, mais au risque d’en induire d’autres. Il appa-raît, tout d’abord, que les hôpitaux trop sévèrementsanctionnés jugent ces classements de manière négative(MARSHALL, SHEKELLE, LEATHERMAN & BROOK,2000), ne voyant plus en eux une quelconque incita-tion à s’améliorer. Les professionnels sont, eux aussi,sensibles aux conséquences légales de la diffusionpublique de résultats en matière de qualité(KESSELHEIM, FERRIS & STUDDERT, 2006). En l’absenced’une culture de diffusion de l’information (COLLOPY,1999), le classement instaure une crainte du blâme.Des phénomènes de restructuration de l’offre semblentaussi accompagner la diffusion publique de l’informa-tion, mais sans que l’on en comprenne exactement laportée.Par exemple, à la suite de la diffusion publique d’infor-mations relatives au taux de mortalité associé à l’opéra-tion du pontage coronarien dans l’État de New York,les chirurgiens pratiquant peu ce type d’opération sesont retirés de cette activité (HANNAN & al., 1995).Une plus grande spécialisation des hôpitaux et desmédecins s’est aussi observée. Ces évolutions ont per-mis une amélioration du taux de mortalité, ajusté aurisque. Cependant cette baisse de la mortalité sembleaussi pouvoir se justifier par l’émigration des patients àhaut risque vers d’autres États, par le refus d’opérer lespersonnes à risque, par des données peu fiables, et pardes ajustements au risque non pertinents (WERNER &ASCH, 2005).

Pour chaque classement, différents objectifs

À la lumière de ce cadrage, les initiatives présentées pré-cédemment se lisent comme des combinatoires entreles quatre formes d’accountability (cf. Tableau 1). Danschaque initiative, la priorité est donnée à l’une d’entreelles. Évidemment, l’objectif de transparence (premièreforme) est présent dans toutes les initiatives, rappelantque le classement est avant tout un dispositif conçu àl’adresse du citoyen. Tous les protagonistes le souli-gnent, et serions-nous tentés d’ajouter, en jouent. Lesmédias sont devenus les garants de cette transparence,faute, souvent, d’esprit d’initiative de la part des pou-voirs publics. Mais des objectifs commerciaux sontaussi associés aux palmarès des médias (les numéros quileur sont consacrés réalisent souvent les meilleuresventes annuelles de ces journaux). Les médias justifientégalement leur démarche en mettant l’accent sur le rôle

de consommateur éclairé que le patient est censé tenir(troisième forme). Dans les initiatives privées améri-caines, on comprend qu’au-delà de la transparence,l’information vise aussi à renseigner les entreprises surun éventuel avantage concurrentiel que pourrait possé-der tel ou tel fournisseur de soins (deuxième forme).Enfin, dans les démarches des ministères ou des struc-tures fédérales (américaines, principalement), l’objectifde transparence est souvent associé à une volontéd’améliorer les pratiques professionnelles. On est, là,dans le registre de la quatrième forme d’accountability.À un classement donné, s’associent donc différentsobjectifs. Ce constat ne va pas sans poser de questions,notamment sur la compatibilité d’une informationsimple et agrégée nécessaire pour la diffusion vers lecitoyen (première forme) avec une informationdétaillée nécessaire au professionnel pour s’améliorer(quatrième forme).

APRÈS L’AUTOÉVALUATION DES CLASSEMENTS,L’INTERNAL REPORTING ?

Nous venons de voir comment l’expression d’un classe-ment affirme différentes formes d’accountability. Maisrien n’a été dit jusqu’ici sur l’émergence de ces formes.Pourquoi sont-elles apparues ? En quoi diffèrent-ellesde ce qui existait jusqu’ici ? Sont-elles pérennes ? Toutesces questions traduisent le besoin de traiter l’accounta-bility d’une manière diachronique. Nous l’avons évo-qué en introduction: l’établissement de classements estintervenu dans un secteur historiquement peu propiceà ce type de démarche. Jusque-là, la manière de rendredes comptes était plus informelle.

Un dispositif traditionnel : l’autoévaluation

Le monde médical renvoie à des activités fondées sur lasingularité de chaque patient à traiter, ce qui mobiliseune connaissance et une expertise spécifiques. Rendredes comptes n’est donc pas, dans ce contexte, un exer-cice aisé. Cet état de fait s’est traduit, pendant de nom-breuses années, par des échanges d’information entrepairs, organisés sous forme d’autoévaluation.Le cas français est exemplaire de cette situation. Depuis1996, les établissements hospitaliers français sont sou-mis à une procédure d’accréditation (10) consistant enune autoévaluation collective, dont les points forts etles points faibles identifiés sont validés, dans undeuxième temps, par des experts extérieurs aux établis-sements. Aucune sanction n’est associée à ce résultat,afin de préserver toute la vertu pédagogique de l’exer-cice. Chaque professionnel hospitalier est, pour sa part,engagé dans une démarche d’évaluation de sa pratique

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(10) Aux États-Unis, les dispositifs d’accréditation existent depuis lesannées 50.

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clinique, le jugement étant formulé par des pairs de lamême spécialité.Un mot est commun à toutes ces démarches : référen-tiel. Référentiel dans le cadre de l’accréditation, ou réfé-rentiel de pratique (et l’on parle alors plus volontiers derecommandations de bonnes pratiques cliniques). C’estune seule et même démarche qui est sous-jacente à cesnuances sémantiques : elle consiste à définir une réfé-rence, et à laisser le milieu professionnel maître du pro-cessus d’évaluation. Ainsi, on mise sur la capacité desprofessionnels à se réguler eux-mêmes. Au fond, ce sontbien eux qui sont les plus aptes à juger de la qualité deleur expertise. Avec l’autoévaluation, le professionnels’évalue donc lui-même, ou, dans une vision plus large,échange avec ses pairs.Il est difficile d’affirmer, à la lecture de ces caracté-ristiques, qu’il s’agisse d’une véritable forme d’ac-countability. S’il existe bien une transmission d’in-formation entre des pairs, elle s’exerce sans véritableorientation vers une hiérarchie institutionnelle.Cette information relève plus de l’ordre du constat,du « ça va » ou « ça ne va pas », que d’une démarcheanalytique. Il n’y a pas non plus d’exigence démo-cratique dans cette reddition de comptes fondée surle respect d’une légitimité découlant de la compé-tence. Enfin, cette forme de reddition combine desapproches informelles (entre les médecins, notam-ment) et plus formalisées (dans les mécanismes d’ac-créditation des établissements de santé). On peut,ici, tout au plus, parler d’une version « soft » de l’ac-countability.Par rapport à cette approche traditionnelle, les clas-sements représentent une rupture. L’accountabilityperd son caractère informel, et se structure autourd’indicateurs de qualité construits, permettant unevulgarisation de l’expertise médicale. L’accountabilitys’affranchit ainsi du domaine réservé des profession-nels. Pourquoi une telle évolution s’est-elle opérée ?Des crises sanitaires, une perte de légitimité desmétiers du soin, une meilleure connaissance et aussiune plus grande sensibilité du citoyen aux questionsde santé constituent les explications les plus plau-sibles.Il en résulte que les classements se sont diffusés dansle monde médical. Pour autant, les approches autoé-valuatives précédentes persistent. Il y a toujours, enFrance, une procédure d’accréditation et des dispo-sitifs d’évaluation des pratiques professionnellesorganisés entre pairs. On aurait pu penser que lesclassements se seraient substitués à ces démarchestraditionnelles, au nom d’une avancée en matière detransparence. Or, il n’en est rien. L’apparition desclassements semble surtout représenter un enrichis-sement dans la manière de rendre des comptes. Quepeut-on envisager, dès lors, pour l’avenir ? Si l’onjette un regard prospectif, l’enrichissement desformes d’accountability dans ce secteur ne semblepas prêt de prendre fin.

Une nouvelle génération de formes d’accountabilitypréservant l’anonymat est-elle envisageable ?La diffusion publique de l’information proposée par lesclassements répond à un besoin de transparence. Cebesoin se traduit par une exigence de rendre descomptes à des tiers extérieurs au domaine, à commen-cer par les citoyens. Elle semble aussi plus efficace quel’autoévaluation, en tant qu’incitation des profession-nels à améliorer leur qualité, car, en dévoilant l’infor-mation, elle les oblige à changer leurs comportements.Ces éléments plaident en faveur d’une accountabilitypublique.Plusieurs signes laissent pourtant penser que d’autresformes d’accountability pourraient s’affirmer dans unavenir proche.Tout d’abord, comme nous l’avons vu, tant au niveaudu grand public que du patient, la volonté d’être in-formé ne se traduit pas forcément par une utilisation del’information. Cela laisse entendre que si lecitoyen/patient a besoin d’être rassuré sur l’existenced’un dispositif obligeant les professionnels à rendre descomptes, le moyen employé importe peu. Dans cesconditions, l’apport d’une accountability publique estdiscutable. Des dispositifs par lesquels le grand publicest assuré que les professionnels rendront des comptessans dévoiler pour autant toute l’information dont ilsdisposent peuvent s’avérer plus pertinents, surtout si lecoût de la révélation de l’information complète est élevé,et si sa diffusion publique entraîne des effets indésirableset nécessitant d’être contrôlés (sélection de patients,conséquences juridiques, optimisation sur certainespathologies en en laissant d’autres dans l’ombre, etc.).La manière de rendre des comptes, dans le cas de lasécurité de soins (infections nosocomiales, erreursmédicales, risques iatrogènes, mortalité) révèle aussiune autre interrogation sur l’efficacité de l’accountabi-lity publique. Ce thème de la sécurité a pris une placeprépondérante, ces dernières années, dans le champgénéral de la qualité des soins. On conçoit aisémentqu’une des attentes d’un patient entrant à l’hôpitalsoit d’avoir une sécurité maximale à toutes les étapesde sa prise en charge. Or, dans ce cas de l’évaluationde la sécurité des soins, un autre élément interfèreavec l’accountability : toute forme d’insécurité révéléepeut avoir des conséquences importantes sur le planjuridique, tant pour l’établissement que pour le méde-cin. L’accountability publique, dans ces conditions,peut conduire à des pratiques de dissimulation rui-nant tout effort réel de transparence et, de manièreplus redoutable, empêcher toute réflexion sur l’amé-lioration de la sécurité des patients.Il est intéressant de noter que ces interrogations existentégalement dans d’autres secteurs, notamment lors de ladiffusion publique des comptes des entreprises et dansle cadre de la sécurité des compagnies aériennes. Enréponse, ces deux secteurs ont suivi des démarchesopposées. Les entreprises à capitaux publics doiventcommuniquer leurs comptes annuellement et publi-

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quement, une haute autorité aux pouvoirs renforcéscontrôlant les données frauduleuses. Inversement, lesentreprises aériennes sont contrôlées par une autoritéindépendante (la Direction générale de l’aviation civile,en France), mais aucune information publique n’estcommuniquée. Dans le cas de la sécurité du patient, onperçoit que l’échange d’information est indispensabledans la relation individuelle établie entre le patient et lemédecin. La reconnaissance de la défaillance, et l’in-

demnisation de la victime, sont susceptibles d’apaiserdes conflits éventuels. La reconnaissance de la fautepeut aussi atténuer la rancune face à l’injustice perçueet éviter ainsi des recours judiciaires, comme le préco-nise la notion de «restorative justice».Mais qu’en est-il, à l’échelon collectif ? La diffusionpublique représente, pour certains auteurs, un moyend’améliorer la sécurité, et non une menace (TODRES,2006). Au regard des expériences américaines et

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Chaque professionnel hospitalier est, pour sa part, engagé dans une démarche d’évaluation de sapratique clinique, le jugement étant formulé par des pairs de la même spécialité.

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anglaises les plus avancées, il semble pourtant que lesdispositifs de diffusion de l’information publique àgrande échelle soient de moins en moins préconisés.Adoptant une approche similaire à celle du contrôleaérien, il leur est préféré des systèmes dits d’« internalreporting» : on rend des comptes à une structure indé-pendante, sur tous les événements survenus qui sontjugés indésirables (erreurs ou situations à risque). LePatient Safety and Improvement Act, adopté aux États-Unis en 2005 (11), considère qu’ainsi les médecins sontamenés à reconnaître plus facilement leurs erreurs,donc à trouver des points d’amélioration (12). Lastructure indépendante nommée « Patient SafetyOrganization» gère, au cas par cas, la relation avec leprofessionnel. Grâce à l’agrégation des données et à unemeilleure exhaustivité, cette institution est à même dedéterminer les solutions les plus adaptés aux problèmesde sécurité du patient. Elle gère également le typed’information rendue publique sous forme d’uncompte rendu annuel et global respectant l’anonymatdes professionnels. Cette organisation constitue ainsiun intermédiaire entre les patients et les médecins : ellegarantit aux patients (et, d’une manière plus générale,aux citoyens) qu’un système de reddition de comptesexiste ; elle cherche à contourner la crainte des profes-sionnels à l’égard des poursuites judiciaires en préser-vant leur anonymat, les amenant ainsi plus facilementà une réflexion approfondie sur la sécurité des soinsdélivrés. Avec le système de l’« internal reporting», nousassistons à l’émergence d’une autre forme d’accountabi-lity.D’une manière générale, il est trop tôt pour affirmer,sur la base de ces constats, que l’accountability hospita-lière est définitivement engagée dans une nouvelle èreet que les formes de diffusion publique seront aban-données dans le futur. Mais on perçoit, à travers cesévolutions récentes, les signes d’un dynamisme que lesclassements n’ont pas épuisé. Au contraire, l’apparitionde ces classements a accru ce mouvement : le dispositifd’accountability publique conduit, au fil des constats, àréaffirmer en parallèle le besoin de modes de transmis-sion d’information plus confidentiels. Par contre, cesnouveaux dispositifs, comme l’illustre le cas de la sécu-rité, s’expriment dans un cadre plus réglementé quecelui des modes d’autoévaluation traditionnels.

CONCLUSION: LA DYNAMIQUE DES DISPOSITIFS D’ACCOUNTABILITY

Notre article s’est centré sur les classements, car leurdéveloppement représente une étape clé dans l’évolu-tion de l’accountability dans le monde médical. Cette

nouvelle forme de reddition de comptes est le témoind’un rapport de force entre plusieurs catégories d’acteurs.Dans un secteur à dominante professionnelle, leclassement apparaît comme une réaction à un systèmecritiqué en raison de son opacité. Cela peut se traduirepar un déplacement du rapport de force en faveur du«grand public» et au détriment des professionnels. Lanotion de «grand public» ou de «demande sociale» est,là comme ailleurs, ambiguë. Il n’y a pas véritablementde mouvement citoyen d’ensemble qui s’exprimerait enfaveur des classements. Il existe, par contre, des porte-parole des citoyens : les associations d’usagers, lesmédias et enfin, les élus politiques qui se sont emparésdu thème.Après la force initiale qui a accompagné le développe-ment des classements, on perçoit une banalisation de ladémarche. Peuvent être portées à son crédit : l’affirma-tion d’une plus grande transparence du système, unemeilleure connaissance des pratiques par le grand publicet la modification des comportements des profession-nels hospitaliers, même si des déviances semblent inévi-tables. La figure du «consommateur éclairé», qui choi-sirait son hôpital en fonction de ces classements,apparaît moins convaincante. Ce constat, associé auxprécédents, est d’ailleurs ce qu’il y a de plus rassurantdans les classements: on modifie le comportement desproducteurs, sans forcément introduire de crainte auniveau de la population. À ce titre, sans doute faut-ilcroire au classement comme dispositif d’accountability.En même temps, une lecture dynamique de ce mouve-ment montre que le classement n’épuise pas le sujet.Partant de l’autoévaluation par les professionnels, pourensuite s’incarner dans les classements, le dispositifd’accountability semble se tourner, dans le cas de lasécurité des soins, vers une nouvelle forme d’exercice :un reporting au cas par cas des événements survenus,adressé à des organisations d’expertise indépendantes.Les objectifs de l’accountability évoluent parallèlementà ces trois dispositifs : le modèle historique de l’autoé-valuation qui doit assurer un contrôle interne et aminima des professionnels ; les classements publics qui,en retirant une part de la confiance attribuée aux pro-fessionnels et en établissant des indicateurs précis deperformance qualitative, étendent la possibilité decontrôle à tous les acteurs du système de santé(citoyens, consommateurs, professionnels, régula-teurs/payeurs) ; enfin le système du reporting à uneorganisation indépendante et non punitive, qui se situedans un compromis entre le contrôle interne (permet-tant une réflexion positive sur les améliorations pos-sibles) et le maintien d’une exigence démocratique.À l’aune de cette analyse, il apparaît que l’accountabilitydu monde médical est multiple et évolutive : de nou-velles formes se créent, non pas pour remplacer les pré-

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(11) La National Patient Safety Agency a été créée en juillet 2001, enGrande-Bretagne, pour coordonner la récolte de l’information sur leserreurs médicales et déterminer des solutions. http://www.npsa.nhs.uk

(12) Cette forme d’accountability est notamment reconnue pour sa capa-cité à développer des apprentissages individuels (MORRIS & MOORE,2000).

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cédentes, mais pour les compléter et les améliorer dansce qui devient, au final, un système très sophistiqué. ■

RemerciementsNous tenons à remercier les membres de l’équipe duprojet Compaqh sans qui l’ensemble de cette analyseaurait été impossible, et cela même si les propos n’en-gagent que les auteurs. Nous tenons également à remer-cier Hervé Dumez ainsi que les deux rapporteurs pourleurs conseils lors des versions successives de cet article.

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Dans la plupart des pays, on constate aujourd’huiune indéniable pression mise par les gouverne-ments sur le monde de la recherche : on

demande à ce dernier de rendre des comptes. Cettepression se manifeste de plus en plus par la mise enplace d’indicateurs chiffrés. Les universités et les insti-tutions de recherche doivent s’expliquer sur leur maniè-re de créer de la valeur en matière de formation, derecherche, de contribution au dynamisme de l’écono-mie. Des techniques managériales sont mises en place,sans que l’on se pose vraiment la question de la perti-nence de leur transposition dans cet univers particulier.

Ce mouvement va à l’encontre de toute la traditionuniversitaire. Celle-ci, qui remonte au Moyen Âge etqui fut théorisée dans les pays de langue germaniquepar Humboldt, reposait sur la liberté de l’enseignementet de la recherche. La réputation de l’Université de Pariss’est construite contre l’ingérence de l’Église et du Roien matière de liberté de penser. Aujourd’hui, l’État estde retour : il veut un droit de regard sur la recherche, aumotif qu’il la finance. Il veut qu’on lui rende descomptes sur l’argent qu’il investit dans ce secteur.

LE CHERCHEUR ETL’OBLIGATION DERENDRE DES COMPTES (*)

Le mouvement dit du New Public Management, venu tout droit des paysanglo-saxons, a introduit l’idée de gérer les services publics comme desentreprises, et donc d’utiliser des indicateurs de production comme outilsde mesure de la performance. Le monde de la recherche n’échappe pas à ce traitement et doit rendre des comptes. L’article ne porte pas tant surla question de fond de la liberté de la recherche universitaire par rapportà l’État que sur les dérives entraînées par ces indicateurs numériques de production auxquels les chercheurs sont aujourd’hui soumis. Nonseulement ces méthodes sont inadaptées à la nature de l’activitérecherche, mais elles risquent d’avoir un impact négatif sur la créativité

même de la recherche. Les coûts de l’obligation du rendu de comptes (démotivation des chercheurs,renforcement de la « science normale », etc.) risquent d’être plus élevés que lesbénéfices escomptés. Aussi les auteurs proposent-ils, pour améliorer la recherchepublique, d’autres voies qui s’inspirent de la recherche en science de gestion.

Par Margit OSTERLOH, Professeur, Université de Zurich (Institute for Organization and Administrative Sciences),[email protected] Bruno S. FREY, Professeur, Université de Zurich (Institute for Empirical Research in Economics), [email protected] Fabian HOMBERG, Dipl. – Kfm., Université de Zurich (Institute for Organization and Administrative Sciences),[email protected]

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(*) Article traduit de l’anglais par Hervé Dumez.

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Première remarque : cette exigence a un coût direct. Letemps passé par les chercheurs à rendre des comptes, etle temps passé à regarder et à évaluer ces comptes ontconsidérablement augmenté, ces dernières années. Leschercheurs s’en plaignent, mais la comptabilité de cescoûts – paradoxalement, dans un moment où l’ondemande précisément des comptes – est mal tenue.Toutefois, ce n’est pas sur ce point, qui mériterait pour-tant d’être étudié, que l’article va se focaliser. C’estdavantage sur lesindicateurs numéri-ques de productionauxquels les ensei-gnants et les cher-cheurs sont aujour-d’hui soumis : tauxde réussite des étu-diants aux examens,nombre de publica-tions, montant desfinancements exter-nes obtenus, rapportentre le nombre d’étu-diants et le nombred’enseignants, nom-bre de doctorants(PhD). Ces indica-teurs sont simples etfaciles à comparer. Lathèse soutenue danscet article est que lesméthodes de rendude comptes sur leuractivité (ou accounta-bility), imposées dé-sormais aux cher-cheurs, sont malconçues et inaptes àproduire les résultatsescomptés. Ces mé-thodes produisentdes coûts cachés, quel’on sous-estime sys-tématiquement. Leschercheurs réagissent à ces contraintes en inventant descontre-stratégies qui minent les systèmes mis en place.Pire, on relève un effet pervers, sur lequel il est très dif-ficile de revenir (lock-in) : la démotivation des cher-cheurs. En un mot, ces systèmes n’améliorent pas lamanière dont les chercheurs rendent des comptes, et ilsont un impact négatif sur la créativité de la recherche.Cette constatation n’est pas une surprise pour les cher-cheurs en gestion: les théoriciens de cette discipline ontmontré depuis longtemps que des indicateurs de pro-duction chiffrés étaient particulièrement inadaptés dèslors qu’il s’agissait d’évaluer une activité complexe(EISENHARDT, 1985; KIRSCH, 1996; OUCHI, 1977;SIMONS, 1995).

QU’EST-CE QUE RENDRE DES COMPTES, POUR UN CHERCHEUR?

Quand il s’agit de bâtir un système dans lequel unacteur doit rendre des comptes, il convient de se poserune série de questions (MASHAW, 2006). Premiè-rement : qui va rendre des comptes, et à qui ?Deuxièmement : rendre des comptes sur quoi ? Troi-

sièmement : de quel-le manière ? Qua-trièmement : selonquels critères ? Cin-quièmement : avecquels effets ? On nepeut transposer lesprincipes du rendudes comptes de l’uni-vers de l’entreprise àcelui de la recherche,sans se poser la ques-tion de la naturemême de cette acti-vité.À qui le chercheurva-t-il rendre descomptes ? Lorsqu’onse pose la question,plusieurs groupesd’intérêt assez hété-rogènes apparaissentet on se dit que leschercheurs doiventdonc choisir. Lerendu de comptesdoit, par exemple,permettre aux ges-tionnaires de la re-cherche de se formerun jugement sur laqualité des institu-tions de recherche.Le processus de ren-du des comptes per-

met, par ailleurs, de discuter des buts poursuivis par lesinstitutions d’enseignement et de recherche, et de lesfaire coïncider avec ceux de la société. La thèse de cetarticle est que le chercheur doit rendre des comptesprincipalement à lui-même et à sa communauté scien-tifique.Sur quoi rendre des comptes ? Le chercheur doit rendredes comptes sur le cœur de son activité, c’est-à-direl’enseignement et la recherche. Dans cette perspective,c’est à la communauté scientifique, pas à l’administra-tion de la recherche, qu’il revient de déterminer quel estl’état de l’art dans un domaine donné.Selon quels processus ? Il y a trois méthodes d’évaluation:celle qui porte sur ce qui est produit, celle qui porte sur

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Le processus de rendu de comptes permet […] de discuter des buts poursui-vis par les institutions d’enseignement et de recherche. (Louis Pasteur parAdolphe-Jean-Baptiste Callot, 1864)

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les pratiques suivies, celle qui porte sur les facteurs deproduction (input) (c’est-à-dire, ici, sur les chercheurseux-mêmes). La dernière méthode d’évaluation toucheà la sélection et à la formation; elle doit porter sur lescapacités scientifiques, mais aussi sur les capacitésd’autocontrôle et d’auto-orientation. La manière derendre des comptes dépend de la nature de l’activité :nous reviendrons sur cette question.Selon quels critères ? Dans la recherche, seule la commu-nauté scientifique est à même de déterminer les critèressur lesquels rendre des comptes. Quelquefois, onindique comme critère les méthodes inhérentes à l’étatde l’art. Mais, en matière scientifique, les méthodesévoluent en permanence. KUHN (1972) a montré queles révolutions scientifiques, en tant que changementsde paradigmes, s’accompagnaient de changement deméthodes : utiliser des critères figés bloque, par consé-quent, le progrès scientifique.À quoi peut-on s’attendre, lorsqu’un système classiqued’accountability est mis en place ? Personne n’est vrai-ment sûr de rien. On voit même se mettre en place dessystèmes qui lient le montant des incitations financièrespour les chercheurs aux résultats donnés par les indica-teurs chiffrés (nombre de publications, par exemple).Nous reviendrons sur cette question pour montrer leseffets nocifs de ce type d’approche.En résumé, les dispositifs de rendu de comptes dans lesinstitutions académiques doivent être développés essen-tiellement par la communauté scientifique elle-mêmeet les critères employés doivent évoluer en permanenceet être souples. Il faut éviter les indicateurs chiffrés tropsimplistes, maniés par des administratifs. Ce sont pour-tant de tels indicateurs qui sont en train de s’imposer,bien que leur efficacité soit loin d’être démontrée si l’oncompare le coût de leur mise en œuvre aux bénéficesqu’ils apportent.

DES COÛTS ÉLEVÉS ET DES BÉNÉFICESDISCUTABLES

Dans les pays anglo-saxons, puis dans les autres pays(par un effet d’imitation), c’est le mouvement dit du«New Public Management» qui a introduit l’idée degérer les services publics comme des entreprises, doncd’utiliser des indicateurs de production comme outilsde mesure de performance. Cette forme de rendu decomptes est souvent présentée comme le symbole d’unegestion moderne de la qualité. Mais, en matière derecherche, ces systèmes conduisent à des coûts élevés età des bénéfices très discutables.

Des coûts directs, indirects et cachés

Les coûts sont d’abord directs. Il s’agit, on l’a dit, dutemps passé à la fois par ceux qui rendent des compteset par ceux qui étudient les comptes ainsi rendus.

Moins évidents sont les coûts cachés. Ils consistent sur-tout en une distorsion: dans un univers où les tâchessont multiples, les acteurs cherchent à être bons sur lesindicateurs, ne s’occupant plus de rien d‘autre. Onconnaît, par exemple, les effets extrêmement pervers dela bibliométrie. Pour multiplier les publications, leschercheurs divisent leurs résultats de recherche jusqu’àatteindre la plus petite unité publiable. Il s’agit depublier rapidement. Conséquence : la superficialité despublications s’accroît. Le cas de l’Australie a été étudiéà ce sujet. Au milieu des années 90, les autorités austra-liennes ont décidé de lier le financement de la rechercheau nombre de publications dans des revues à comité delecture. L’effet a été double : le nombre de publicationsdans ces revues a littéralement explosé et la qualité de larecherche (mesurée par le taux de citations) a dramati-quement baissé, faisant dégringoler l‘Australie au der-nier rang des pays de l’OCDE (WEINGART, 2005). Unautre effet caché est le renforcement de ce que KUHN

(1972) appelait la « science normale». Or, les avancéesscientifiques se situent dans les articles qui courent lerisque d’être refusés par les revues établies. Le processusdes relecteurs (referees), fondé sur l’opinion de lamoyenne des pairs, conduit au rejet des travaux inno-vants (FREY, 2003; TSANG & FREY, 2007). Beaucoupde papiers ayant valu le prix Nobel à leurs auteurs ontété refusés par de prestigieuses revues à comité de lec-ture, et il ne faut pas voir là des cas atypiques ou mal-heureux (GANS & SHEPHERD, 1994 ; WEINGART,2005). GILLIES (2005) montre comment l’applicationdes règles actuelles de rendu de comptes pour les cher-cheurs aurait été catastrophique dans le cas de LudwigWittgenstein, par exemple. Celui-ci aurait été considé-ré comme un chercheur particulièrement inactif et ilaurait probablement été écarté de Cambridge, si lesrègles actuellement en vigueur au Royaume-Unis’étaient appliquées à son époque.Avec ce type d’indicateur chiffré, on perd le dialogueentre les chercheurs et les praticiens : les chercheurs sontencouragés à rester dans leur tour d’ivoire pour écriredes articles à publier. En conséquence, un écart secreuse entre rigueur scientifique et pertinence.On constate également, avec l’emploi de ces méthodesd’accountability, une démotivation (BÉNABOU &TIROLE, 2003; FEHR & GÄCHTER, 2002; FREY, 1997;LINDENBERG, 2001 ; OSTERLOH & FREY, 2000).Lorsque les tâches sont simples, cette démotivation n’apas forcément d’effets dramatiques. Mais lorsque lestâches sont multiples et complexes, le phénomène de ladémotivation devient plus grave. Dans ces domaines, lamotivation intrinsèque, par opposition à la motivationextrinsèque (incitations financières), est essentielle. Or,les psychologues ont montré que les deux formes demotivation étaient liées entre elles, mais pas dans le sensd’un renforcement mutuel: la motivation extrinsèquepeut annuler la motivation intrinsèque (DECI,KOESTNER & RYAN, 1999; CAMERON, BANKO &PIERCE, 2001). Les études des économistes vont dans le

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même sens (FREY & OBERHOLZER-GEE 1997; GNEEZY

& RUSTICHINI, 2000). Le premier effet de l’utilisationdes indicateurs de publications sur la motivation intrin-sèque des chercheurs est qu’ils ne peuvent plus menercomme ils l’entendent les recherches qui les motivent,puisqu’ils doivent plutôt faire de la recherche aisémentpubliable et susceptible d’être bien évaluée. Le secondeffet est que les chercheurs se tournent vers les recherchespour lesquelles il y a des financements et des récom-

penses financières. Ceci peut miner la recherche créative.La combinaison d’un contrôle fondé sur les indicateursde production et d’incitations extrinsèques conduit leschercheurs à percevoir le dispositif de rendu de comptescomme un contrôle, et donc à les démotiver.Enfin, se pose un problème de verrouillage (lock-in).Quand un système d’accountability fondé sur les indica-teurs se met en place, il est rationnel, pour les acteurs, dene pas s’y opposer: quiconque s’y oppose est en effet sus-pecté de craindre les effets de cette mise en place. Mieuxvaut développer des stratégies de conformisme et jouerles règles du jeu imposées. Du coup, chacun se trouveenfermé dans le système, qui peut perdurer longtemps.

Face à l’ensemble de ces coûts, quels sont les bénéfices possibles ?On l’a vu, les systèmes de rendu de comptes reposantsur des indicateurs chiffrés et simples sont inadaptés. Lesens commun suppose néanmoins qu’ils doivent bienproduire quelque bénéfice. Il est permis d’en douter.Le bénéfice premier que l’on attend de ces indicateurs,c’est l’accroissement de l’information sur cette activitéqu’est la recherche. Si les indicateurs sont simples et

chiffrés, cette information est considérée comme plusobjective et plus légitime, et donc, moins discutable.Dans la réalité, les choses ne se passent pas de cettemanière : il faut de l’information complémentaire, etc’est cette information complémentaire qui primeradans la prise de décision, si l’on veut que ladite décisionsoit éclairée. De toute façon, la pondération des diffé-rents indicateurs est délicate. Pour que les indicateursservent réellement à quelque chose, il faudrait que l’onpuisse définir des règles de décision claires et intelli-gentes, à partir de leurs résultats. Si les résultats d’uneinstitution de recherche sont mauvais, par exemple,faut-il lui couper les crédits ou au contraire lui donner

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Le premier effet de l’utilisation des indicateurs de publications sur la motivation intrinsèque des chercheurs est qu’ils ne peuventplus mener comme ils l’entendent les recherches qui les motivent […]. (Archimède dans son bain, Gravure sur bois, 1547)

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des moyens supplé-mentaires ? Si on luicoupe les crédits,s’améliorera-t-elle ? Sion les lui augmente,s’améliorera-t-ellepour autant ? Lesindicateurs sont-ilsun moyen de repérerles institutions d’ex-cellence ? Ce n’estplus vraiment le cas :depuis la fin desannées 90, le pour-centage de publica-tions cosignées entredes chercheurs d’uni-versités ou d’institu-tions de recherched’excellence et deschercheurs d’institu-tions moins presti-gieuses a doublé.On le voit : les béné-fices attendus d’uneobligation de rendude comptes de la partdes chercheurs, sousforme d’indicateurschiffrés, apparaissenttrès discutables. Maispouvait-on vraiments’attendre à autrechose?

CE QU’ONT À DIRELES SCIENCES DEGESTION SURL’ACCOUNTABILITY

Les sciences de gestion s’intéressent aux théories ducontrôle managérial depuis de nombreuses années(EISENHARDT, 1985 ; KIRSCH, 1996 ; OUCHI, 1977 ;THOMPSON, 1967). Leurs enseignements sont assezclairs. Les aspects décisifs de la question sontdoubles : en premier lieu, la nature de la tâche àcontrôler ; en second lieu, la connaissance qu’a, decette tâche, celui qui contrôle. À partir de là, cinqtypes de contrôle sont possibles : un contrôle sur cequi est produit, un contrôle sur le processus de pro-duction, un contrôle de type « clanique », un auto-contrôle et un contrôle sur les facteurs de produc-tion. Toutes les organisations combinent, dans lapratique, ces différents types de contrôle et toutdépend, on l’a dit, de la nature de la tâche à contrô-

ler et des connais-sances de celui qui lacontrôle.Le contrôle sur la pro-duction séduit lorsqueles processus de pro-duction sont com-plexes, et que la pro-duction est facile àmesurer. Ce type decontrôle plaît beau-coup aux hommespolitiques, aux jour-nalistes et au grandpublic. Il s’exprimesouvent par des classe-ments, qui fournissentdes indications facilesà comprendre sur laqualité de la produc-tion Mais, pour qu’uncontrôle de ce typepuisse fonctionner, ilfaut que ce qui estproduit soit facile-ment mesurable etrelativement stable.Or, la production deschercheurs est, aucontraire, compliquéeà évaluer, et elle évo-lue. De plus, il fautque ce qui est produitsoit facilement impu-table. Or, la rechercheactuelle met en jeu descoopérations com-plexes.Le contrôle sur les pro-cessus pourrait êtreune alternative : ilimplique que ceux à

qui les comptes sont rendus aient la connaissance desrelations de cause à effet et des processus de création desrésultats dans la recherche. C’est ce qui, dans larecherche, légitime l’évaluation par les pairs. Mais onconnaît les limites de ce système: il ne fonctionne vrai-ment bien que dans le cas de la science normale et del’innovation scientifique incrémentale. En revanche, lesvraies innovations sont souvent mal reconnues dans untel processus. Elles supposent, en effet, un véritable tra-vail de recherche en commun, entre celui qui rend descomptes et celui qui les reçoit, de manière à ce que descritères communs à l’un et à l’autre soient construits etpartagés.Bref, le contrôle sur la production et le contrôle surles processus ne fonctionnent pas véritablementdans les cas où l’on ne peut que difficilement mesu-

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Le contrôle sur les processus pourrait être une alternative : il implique queceux à qui les comptes sont rendus aient la connaissance des relations decause à effet et des processus de création des résultats dans la recherche.C’est ce qui, dans la recherche, légitime l’évaluation par les pairs. (Séancedes docteurs de l’Université de Paris, XVIe siècle)

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rer ce qui est produit, où il est difficile d’imputerclairement le résultat à quelqu’un, et où, enfin, celuià qui les comptes sont rendus n’a qu’une faibleconnaissance du processus de production. Ce typed’approche est très mal adapté à des institutions derecherche qui s’efforcent d’innover réellement.Le contrôle «clanique» décrit une évaluation menéepar des individus et des petits groupes qui ont élaboréen commun (et qui partagent) des normes, des procé-dures et des standards professionnels. Selon Ouchi,c’est le seul contrôle qui soit adapté à des environne-ments ambigus et créatifs. Dans ces petits groupes, lesseniors forment les jeunes. Mais on connaît, là aussi, ledanger de ces petits groupes : ils risquent de s’isoler, detourner sur eux-mêmes et de résister à l’innovationvenant de l’extérieur.Dans le modèle de l’autocontrôle, c’est l’individu lui-même qui se rend des comptes à lui-même et qui s’éva-lue. On considère généralement (KIRSCH, 1996) qu’ils’agit de la seule solution adaptée aux métiers créatifs etintellectuels (OSTERLOH, 2007).Une autre approche a été développée par SIMONS

(1995). Cet auteur estime qu’il existe quatre sys-tèmes de contrôle et qu’ils doivent fonctionner tousà la fois, de manière harmonieuse, pour que lerendu de comptes soit efficace. Le premier définitles règles du jeu (boundary systems) ; le deuxième estconçu pour créer des comportements proactifs, del’apprentissage et du changement (interactivecontrol) ; le troisième fait partager à ceux que l’oncontrôle les valeurs de l’organisation (belief systems) ;enfin, le dernier système repose sur des estimationschiffrées (diagnostic control system). Pour Simons,l’erreur consiste à trop se focaliser sur ce dernier élé-ment et à en faire un outil de mesure de la perfor-mance, alors qu’il ne devrait être qu’un simple outilde diagnostic. Une fois posé le diagnostic, la rela-tion avec celui que l’on contrôle devrait reposer surla confiance.Que déduire de ces approches théoriques, pour larecherche?Les indicateurs chiffrés ne sont bons que dans lescas où l’on essaie de comparer ce qui se passe, ou cequi s’est passé, avec un plan préétabli. Ils conduisentsouvent à une illusion de contrôle (ROSANAS &VELLILA, 2005, p. 87). Ils ne permettent pas defavoriser la créativité, l’innovation et la motivation.Par ailleurs, dans un univers où la motivationintrinsèque est essentielle, ils sont dangereux.Malheureusement, ce sont ces systèmes qui sontaujourd’hui en faveur. Ils permettent de prendre desdécisions sur une base simple et explicable au grandpublic. La théorie confirme les études empiriques :les coûts de ces systèmes sont élevés et leurs béné-fices extrêmement discutables. Existe-t-il des alter-natives possibles ?

LES SYSTÈMES ALTERNATIFS D’ACCOUNTABILITY

La thèse défendue dans cet article est qu’il existedes alternatives préférables au système d’accounta-bility qui s’est mis en place dans l’univers de larecherche. Ces alternatives sont totalement écartéespar les tenants des systèmes reposant sur les indica-teurs chiffrés de production scientifique.La première alternative est le contrôle sur le facteurde production, c’est-à-dire le chercheur lui-même.Elle repose sur un processus de formation et desélection approfondi. Il s’agit de choisir des jeunesqui soient non seulement brillants sur le plan scien-tifique mais également capables de se diriger eux-mêmes. Ensuite, il faut simplement leur faireconfiance : trop de contrôle entamerait leur moti-vation intrinsèque. On est là dans un système quicombine autocontrôle et contrôle clanique. Lesjeunes sont intégrés dans de petits groupes où ilsapprennent, où ils se socialisent, dans lesquels onleur transmet le savoir-faire et au sein desquels onleur garantit une grande autonomie. Ce système estemployé, par exemple, pour les juges ou les comitésde direction des grandes banques centrales.Dans les premières années de la carrière, il est utilede combiner ce contrôle sur le facteur de produc-tion avec un contrôle de processus : les jeunes doi-vent rendre des comptes à leurs pairs plus âgés surleur maîtrise des standards professionnels et de l’étatde l’art. Dans de multiples institutions derecherche, un jeune ne devient chercheur confirméou professeur à temps plein que vers quarante ans,c’est-à-dire au bout d’une période souvent pluslongue que celle qui est nécessaire à un jeune pouraccéder à des responsabilités dans le monde de l’en-treprise. Ensuite, le chercheur doit être laissé auto-nome.À un autre niveau, il faut organiser le rendu decomptes des institutions de recherche. Les comptesdoivent porter sur ce qui a été dit précédemment :il faut que l’institution montre qu’elle a appliquédes règles strictes de sélection des jeunes cher-cheurs, régles portant sur leurs qualités scienti-fiques et leurs capacités à se diriger de manièreautonome. Les comptes doivent, par ailleurs, por-ter sur l’autonomie qui est laissée aux chercheursdans l’institution. Le paradoxe est qu’actuellementles entreprises mettent en place, dans leurs labora-toires de recherche, des dispositifs garantissant dela liberté à leurs chercheurs (c’est le cas de 3M,Siemens ou Google, qui autorisent leurs chercheursà employer comme ils le veulent de 15 à 40 % deleur temps – cf. BRAND, 1998), alors que larecherche publique est de plus en plus soumise à latyrannie des indicateurs de production chiffrés.

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CONCLUSION

Les systèmes de rendu de comptes utilisés aujourd’huidans la recherche et reposant sur des indicateurs chiffréscomportent des coûts cachés, qui sont généralementsystématiquement sous-estimés. Les bénéfices sont, aucontraire, surestimés, alors même qu’ils sont discu-tables. Les conclusions des recherches en science de ges-tion sont pourtant claires quant à l’utilisation de cessystèmes, mais ces enseignements paraissent ignorés parles gestionnaires de la recherche. Les recherches enscience de gestion montrent, en effet, qu’il faut recou-rir à des méthodes de rendu de comptes combinant dif-férentes approches, parmi lesquelles les indicateurs chif-frés doivent être très minoritaires. C’est le contraire quel’on constate aujourd’hui, et ceci apparaît contre-pro-ductif dans un univers – celui de la recherche – carac-térisé par un degré élevé d’autonomie et de créativité.Les alternatives devraient être une meilleure attentionapportée à la qualité de la sélection et à la bonne socia-lisation des jeunes chercheurs, puis la garantie d’unevéritable autonomie dans leur travail. ■

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Certaines entreprises, dans des environnementspourtant changeants, savent innover durable-ment. Ne se contentant pas de sortir de nou-

veaux produits, elles inventent de nouvelles façons defaire, de nouveaux marchés. Comment procèdent-elles ?Pour tenter de répondre à cette question, un courant derecherche a avancé le concept de «capacités dyna-miques» (dynamic capabilities), qui approfondit la pers-

pective – trop statique – de la théorie des ressources(WERNERFELT, 1984; BARNEY, 1991).TEECE & al. (1997, p. 516), les créateurs de cettenotion, en ont donné la définition suivante : « la capa-cité à intégrer, construire et reconfigurer les compétencesinternes et externes pour répondre aux évolutions rapidesde l’environnement». Cette définition a été perçuecomme trop passive : une capacité à – simplement –répondre aux évolutions (rapides) de l’environnement.

ORCHESTRER LES ACTIFSPOUR RESTERCONCURRENTIEL

La trajectoire stratégiquede Raytheon

Quelle peut être la stratégie d’une entreprise pour rester concurrentielledans un environnement en pleine mutation ? Les acteurs du changementmodifient-ils leurs représentations et leurs pratiques au rythme de cesruptures ? À partir du cas de Raytheon, industrie de défense américaine, l’auteuremontre comment une entreprise essaie d’aborder le futur de manière durablementinnovante, comment elle construit sa « capacité dynamique». À chaque changementimportant de l’environnement (fin de la Guerre Froide, révolution technologiqueactuelle), l’entreprise a cherché à orchestrer au mieux ses actifs pour anticiperl’avenir. Mais vendre et acheter des actifs, tout en réorganisant ses propresressources, le tout sous l’œil vigilant des marchés financiers qui ne manquent pasd’interpréter les nominations des dirigeants, voilà qui laisse deviner l’incertitude qui pèse sur le succès d’une telle orchestration.

Par Colette DEPEYRE, Doctorante, PREG-CRG & Université Paris X

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D’autres auteurs en ont donné une définition plusoffensive. La «capacité dynamique» serait faite des«processus de la firme qui utilisent les ressources […] pourrépondre [to match] aux évolutions de marché, voire pourles créer» (EISENHARDT & MARTIN, 2000, p. 1107).Plus précisément : les «capacités dynamiques» d’unefirme sont liées, d’une part, à la manière dont elle sait,en externe, acquérir de nouvelles ressources et, d’autrepart, à la manière dont elle sait, en interne, déployer etreconfigurer au mieux l’ensemble de ses ressourcesanciennes et nouvelles. Empiriquement, l’analyses’oriente donc autour de deux axes : il faut prêter atten-tion tant à la politique d’acquisitions et de ventesd’actifs par la firme qu’aux réorganisations de ces actifs,c’est-à-dire tant au déploiement qu’à la reconfigurationdes ressources de l’entreprise. Cette double dimensionrelève de ce que HELFAT & al. (2007) ont appelél’orchestration des actifs (asset orchestration).Jusqu’ici, néanmoins, les études empiriques approfon-dies sont encore insuffisantes (WANG & AHMED,2007). L’objet de cet article est d’essayer de montrercomment, concrètement, une firme essaie de maintenir(ou de renouveler) son avantage concurrentiel en prati-quant les deux volets de l’orchestration des actifs évo-qués ci-dessus.La méthodologie adoptée est celle de l’étude de cas,particulièrement bien adaptée à l’analyse des phéno-mènes dynamiques (YIN, 2003). Le cas a été choisi dansle secteur de l’industrie de défense américaine, qui aconnu, à l’issue de la Guerre Froide, une évolution bru-tale et rapide de son environnement. Il ne s’est pas agisimplement d’une baisse drastique des budgets dedéfense : le changement de la nature des menaces et unerévolution technologique liée aux Technologiesd’Information et de Communication (TIC) ontconduit les firmes de défense à opérer une évolutionstratégique majeure en matière d’intégration de sys-tèmes (PRENCIPE & al., 2003). Les entreprises nedoivent plus simplement concevoir et intégrer des sys-tèmes (un avion de chasse, un navire de combat), maisbien proposer aux forces armées des solutions com-plètes sous la forme de systèmes de systèmes (ou SdS),qui articulent des forces au sol, aériennes et maritimes,des systèmes de positionnement, d’identification desforces ennemies, humaines et non-humaines – tous ceséléments devant être interopérables et communiquerentre eux.L’entreprise choisie comme support de l’étude de cas estRaytheon (voir encadré). Ses compétences reconnues sesituent dans l’activité des missiles, qui constituent undes systèmes de défense, ainsi que dans l’activité dessous-systèmes électroniques. Plus petite et nettementmoins généraliste que les leaders, Boeing et LockheedMartin, l’intégration de SdS représente pour elle undéfi stratégique : soit Raytheon devient un simple sous-traitant des intégrateurs de SdS, soit Raytheon a lacapacité de devenir elle-même, bien que plus petite etmoins généraliste, un intégrateur de SdS. Comment

cette firme a-t-elle orchestré ses actifs, faisant ainsipreuve d’une «capacité dynamique» qui lui a permis derester dans le jeu concurrentiel ?

Dans un premier temps, l’article présentera les évolu-tions brutales et profondes de l’environnement, quiont constitué, pour Raytheon, un défi stratégiquepouvant s’analyser en termes de « capacités dyna-miques ». Ensuite, on s’intéressera aux séquences stra-tégiques (DUMEZ & JEUNEMAITRE, 2005) connuespar l’entreprise durant la période qui a précédé lechangement technologique, puis durant celle qui l’asuivi. L’analyse de ces deux séquences permettra demettre en contraste la dynamique d’orchestration desactifs dans une période où l’entreprise reste dans lecadre de ses capacités traditionnelles, avec la dyna-

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RAYTHEON

Acteur majeur de l’électronique de défense,Raytheon comprend plus de 70 000 employés et aréalisé en 2006 un chiffre d’affaires défense de19,5 milliards de dollars, dont plus de 80 % auxÉtats-Unis. Ce qui place la firme au 4e rang descontractants de défense américains.

Chiffre d’affaires défense en milliards de dollars(2006)

Source : Defense News Top 100

Autrefois diversifiée dans le domaine commercial*,Raytheon s’est recentrée sur ses activités « gouverne-mentales et de défense » telles que : missiles (lePatriot, par exemple), radars et senseurs, équipe-ments de surveillance et de reconnaissance, systèmesd’information et de communication, systèmesnavals, systèmes de contrôle aérien, services tech-niques, etc.

* Dans le passé, les technologies militaires développées par Raytheonont été régulièrement mobilisées dans le domaine commercial. C’estnotamment le cas des tubes de magnétron utilisés pour les radars.L’histoire voudrait qu’un technicien à proximité d’une antenne émet-trice, après avoir constaté qu’une barre chocolatée commençait àfondre dans sa poche, soit à l’origine du four à micro-ondes.

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Boeing NorthropGrumman

Raytheon GeneralDynamics

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mique d’orchestration qui lui a permis de construireune capacité nouvelle. La conclusion reviendra sur leconcept de « capacités dynamiques », à la lumière desenseignements retirés du cas.Notons, en préambule, que l’analyse qui suit consti-tue une reconstitution a posteriori de la dynamiquedes manœuvres stratégiques des dirigeants deRaytheon, à partir de sources publiées (rapportsannuels, communiqués, articles de presse, rapportsd’analystes financiers). Sans pour autant prétendreretracer la trajectoire telle qu’elle a été vécue par les

dirigeants, on s’attachera à rassembler les faits et lesdiscours révélant une logique potentiellement sous-jacente. Et ce, afin de proposer une réflexionconcrète sur le concept de « capacité dynamique ».

LES CHANGEMENTS DE L’ENVIRONNEMENT ET LA NÉCESSITE D’UNE CAPACITÉ DYNAMIQUEPOUR RAYTHEON

Face aux changements de l’environnement, les entre-prises doivent mobiliser une «capacité dynamique» quileur permette d’innover durablement. À ce stade, ils’agit de comprendre la profondeur et la rapidité duchangement intervenu dans l’environnement des

firmes de défense, et de comprendre le défi stratégiqueque ce changement a représenté pour Raytheon.Dans le secteur de la défense, trois niveaux d’intégra-tion peuvent être distingués (GHOLZ, 2003 ; cf.Figure 1) : en premier, le niveau de l’intégration de sys-tèmes d’armes (par exemple : un missile) ; en second, leniveau de l’intégration de plates-formes (par exemple :un avion, ses missiles, une salle de commande et dessatellites de communication permettant de lier lesdivers éléments) ; et, en troisième, le niveau de l’inté-gration des systèmes eux-mêmes, en réponse directe

aux missions des armées (on parle alors de SdS). C’està ce dernier niveau qu’une évolution importante estintervenue, à la fin des années 90, allant au-delà du«simple» progrès technologique déjà caractéristique dusecteur (DUSSAUGE & CORNU, 1998). Cette évolutions’est opérée autour du concept de guerre « réseau-cen-trée» (network-centric warfare) et du développementdes TIC. L’Office of Transformation du Pentagone défi-nit ainsi ce changement de paradigme militaire : «Laguerre réseau-centrée représente un ensemble puissant deconcepts et de capacités militaires permettant aux combat-tants de tirer l’avantage maximal de toute l’informationdisponible et de mobiliser tous les moyens disponibles d’unemanière rapide et flexible. » Un exemple en est donnépar le programme des Future Combat Systems (FCS) del’US Army. Plutôt que de commander séparément les

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Autrefois diversifiée dans le domaine commercial, Raytheon s’est recentrée sur ses activités « gouvernementales et de défense ».

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différents systèmes d’armes nécessaires aux troupes,l’armée de terre américaine a mis en chantier le déve-loppement d’un SdS comprenant une infrastructure decommunication (« l’épine dorsale»), un système d’équi-pement des fantassins et quatorze systèmes clefs (desvéhicules pilotés, des véhicules robotisés et des drones).Les forces armées, face à la complexité de la tâche,n’avaient pas les compétences techniques nécessairespour élaborer les cahiers des charges, comme elles le fai-saient traditionnellement. Elles ont délégué la tâched’intégration de ce SdS à une équipe industrielle(Boeing et SAIC), après un processus de mise enconcurrence.Pour qu’une firme puisse être sélectionnée comme inté-grateur, elle doit avoir la capacité d’assumer trois fonc-tions (PRENCIPE & al., 2003; DEPEYRE & DUMEZ,2006; cf. Figure 1): en amont, elle doit être capable dedéfinir avec le client les grandes caractéristiques et per-formances du système; en interne, elle doit pouvoirdéfinir son architecture (capacités de simulation), orga-niser la fourniture puis l’intégration de ses composants(capacité de programmation et d’organisation des tests);enfin, en aval, elle doit mener le projet avec les sous-trai-tants retenus, en repérant tout risque de défaillance (elledoit disposer d’une capacité « architecturale » –JACOBIDES, KNUDSEN & AUGIER, 2006; JACOBIDES,2007 – d’organisation des secteurs de sous-traitance). Ces compétences, communes aux trois types d’intégra-tion, se modulent selon le positionnement hiérarchique

de l’intégrateur sur l’échelle (niveaux des systèmesd’armes, des plates-formes et des SdS). Jusqu’à récem-ment, les contractants de premier rang étaient plutôtdes intégrateurs de plates-formes, les forces arméesassurant l’intégration de ces dernières. Mais le dévelop-pement des SdS amène les forces armées à déléguerdavantage aux contractants, qui doivent alors«monter» dans l’échelle d’intégration.En quoi cette évolution de l’environnement constitue-t-elle un défi stratégique, pour Raytheon?Historiquement, les grands concurrents, commeBoeing et Lockheed Martin, sont des fournisseurs de

premier rang de plates-formes. Quant à Raytheon,même si elle occupe aussi une place de premier rang surle marché des missiles, elle est plutôt, au contraire, unfournisseur de deuxième rang dit «platform-agnostic»(1) : elle est davantage spécialisée dans les sous-systèmes– électroniques – s’intégrant aux diverses plates-formes.Par exemple, sa division «Space and Airborne Systems»développe les radars nouvelle génération du nouvelavion de combat F/A-22 de Lockheed Martin, tout enétant impliquée dans un programme de modernisationde radars multi plates-formes. L’activité est considéréecomme neutre à l’égard des plates-formes dans le sensoù, si le programme F/A-22 était revu à la baisse, ladivision pourrait espérer implanter des radars moder-nisés sur des avions de génération antérieure (F-18, F-16).Au moment où se dessine la révolution des SdS, lasituation peut donc être caractérisée comme suit :contrairement à Boeing et Lockheed Martin, Raytheonest fragilisée car elle est plutôt un fournisseur dedeuxième rang. Néanmoins, deux éléments jouent ensa faveur. D’une part, en matière de missiles, Raytheona une expérience de fournisseur de premier rang inté-grateur de systèmes. D’autre part, Raytheon fournit, entant qu’opérateur de deuxième rang, des systèmes élec-troniques qui sont au cœur des grands programmesactuels de type SdS (bouclier anti-missiles, guerre élec-tronique, fantassin intelligent, etc. – EUROSTAF,2003).

L’alternative stratégique est donc claire : soit Raytheon«rate» l’opportunité stratégique et devient uniquementun fournisseur de deuxième rang pour les intégrateursde SdS; soit Raytheon fait preuve d’une «capacitédynamique» lui permettant de se hisser au rang d’inté-grateur de SdS, devenant un concurrent direct – et nonplus un fournisseur neutre – de Boeing et de LockheedMartin. Le défi est d’autant plus crucial que les budgetsde défense augmentent de nouveau depuis la fin des

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(1) Terme utilisé par Prudential Financial Research, par exemple, dansun rapport du 13 octobre 2004.

Figure 1 – Intégration de systèmes : hiérarchie et compétences

Systèmes des systèmes

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> En amont : définir les caractéristiqueset performances du système avec leclient.

> En interne : définir l’architecture,organiser la fourniture des composantset leur intégration.

> En aval : gérer la chaîne de sous-traitance en repérant les maillons critiques.

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années 90, offrant notamment des opportunités sur cesnouveaux domaines liés à la révolution technologique.Le centre de la question stratégique pour Raytheon vaconsister à essayer de construire une crédibilité en tantqu’intégrateur de SdS, alors qu’elle n’a pas l’expériencede Boeing et de Lockheed Martin en matière de trèsgrands systèmes.Pour mieux comprendre ce qu’est une «capacité dyna-mique», deux séquences stratégiques vont être compa-rées. La première concerne Raytheon après la fin de laGuerre Froide et son maintien dans un secteur en sur-capacités, jusqu’à la crise stratégique que la firme tra-verse lorsque la révolution technologique s’opère. Laseconde concerne la réponse stratégique de Raytheon àcette crise. Dans les deux cas, il y a orchestration desactifs : Raytheon achète et vend des actifs, tout en pro-cédant à des réorganisations, à des reconfigurations deses ressources. Mais les deux périodes sont contrastées,comme on le verra, en matière de «capacité dyna-mique».

PREMIÈRE SÉQUENCE : LE DÉFI STRATÉGIQUE DE LA FIN DE LA GUERRE FROIDE

Entre 1989 et 1999, après la fin de la Guerre Froide, lebudget achat des forces armées américaines est réduitde moitié. Les entreprises doivent élaborer une réponseà cette évolution dramatique de leur environnement.Trois stratégies sont possibles : la sortie du secteur, laspécialisation dans le militaire ou la dualité. Cette der-nière stratégie présente des avantages à la fois pour lesforces armées (des solutions, développées à la fois pourdes usages civils et militaires, coûteraient beaucoupmoins cher) et pour les firmes (qui auraient des pers-pectives de développement plus dynamiques et pour-raient ainsi équilibrer les cycles d’activité).L’étude de la stratégie de Raytheon dans cette période,principalement au niveau des achats d’actifs, montredeux sous-séquences distinctes. Cherchant à définirune capacité lui permettant de se développer, la firmeva d’abord tenter la stratégie duale, avant de finalementse spécialiser dans la défense. D’où une réorganisationinterne à la suite de ce choix stratégique.

L’orchestration externe des actifs

Le rapport annuel de Raytheon pour 1995 fait réfé-rence à un changement historique («historic shift ») issude la nouvelle orientation stratégique de la firme,consistant d’une part à résister sur le segment militaire(notamment en augmentant les exportations) et,d’autre part, à se diversifier dans le commercial (notam-ment en exploitant des technologies militaires). C’est-à-dire qu’au-delà de l’électronique militaire, Raytheonse développe autour de trois branches commerciales :l’aviation d’affaires, l’ingénierie et la construction, ainsi

que l’électronique commerciale (dont l’électroména-ger). En effet, la firme a racheté en 1993 la divisionHawker (avions d’affaires) de British Aerospace, et, en1995, l’activité d’ingénierie et de construction de RustInternational ainsi que l’activité d’électronique com-merciale dans le domaine maritime de Standard RadioAB. Elle misait également sur l’activité de contrôleaérien et sur le développement de la technologieMMIC (Monolithic Microwave Integrated Circuits) des-tinée, entre autres, aux satellites commerciaux et auxcommunications sans fil. Les tensions engendrées par lastratégie duale ne vont néanmoins pas tarder à se révé-ler. Elles sont de deux ordres : financier et synergique.Sur le plan financier, il faut faire face aux besoins ducivil et du militaire. Le fait que plusieurs acteurs aientdécidé de sortir du militaire met sur le marché de nom-breuses activités. Ceux qui décident de rester, s’ils neveulent pas se laisser distancer (voire, à terme, être éli-minés), doivent se renforcer, en achetant des actifsextrêmement coûteux. Par ailleurs, les synergies sontdifficiles à mettre en œuvre. Par exemple, le fait d’êtreprésent dans l’aviation d’affaires ne donne aucun accèsà l’aviation militaire. Les deux métiers sont, en effet,très éloignés l’un de l’autre. Le gouvernement améri-cain s’était proposé d’investir des milliards dans unprogramme visant à transférer des technologies déve-loppées dans le militaire vers le civil (le TechnologyReinvestment Program). Le Congrès ajourne ce pro-gramme en 1996. Il apparaît ainsi que développer unecapacité d’innovation solide va réclamer un choix : cesera soit le civil, soit le militaire.À partir de 1995, au moment même où le rapportannuel souligne le tournant intervenu vers le dual (quiillustre les hésitations de l’entreprise), la stratégie vas’infléchir vers la spécialisation, au gré des opportunitésde rachat. Cette seconde sous-séquence s’ouvre avec lerachat de la société E-Systems, pour 2,3 milliards dedollars. Les activités acquises représentent un potentielclé dans le domaine de l’intelligence, de la surveillanceet de la reconnaissance, apportant des programmesimportants, tels que le segment terrestre du programmeTier II Plus Global Hawk (drone de haute altitude) etle programme CEC de l’US Navy, pionnier dans ledomaine de la guerre « réseau-centrée» (DOMBROWSKI

& GHOLZ, 2006). E-Systems s’intègre bien à Raytheon,en renforçant, par exemple, l’activité des systèmes decombat électroniques. Le mouvement de spécialisationva se renforcer durant les années suivantes, avec desacquisitions importantes : entre 1996 et 1999, la firmeintègre progressivement Chrysler Technologies(455 millions de dollars), les activités défense de TexasInstruments (2,9 milliards de dollars), Hughes Defense(9,5 milliards de dollars) et, enfin, AlliedSignal’sCommunications Systems (63 millions de dollars).Peut-on réellement parler d’infléchissement straté-gique? Il semble bien que ce soit le cas : les ressourcesont été redirigées vers l’électronique de défense. Eneffet, toujours entre 1996 et 1999, on observe parallè-

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lement un désinvestissement progressif du civil, avec lavente de 14 activités représentant plus de 1,8 milliardde dollars (quelques activités militaires sont égalementvendues, essentiellement afin de satisfaire aux exigencesdes autorités de régulation de la concurrence, pourl’électro-optique par exemple). Ainsi, alors que la partdu carnet de com-mandes associéeau gouvernementaméricain étaitpassée de 73 % à45 % du total des c o m m a n d e s ,entre 1992 et1994 (phase dediversification),elle était remontéeà 57 %, en 1999(cf. Figure 2).Ce mouvementde spécialisationprogressive dansle militaire, sen-sible à partir de1995 dans l’or-chestration exter-ne des actifs, va setraduire, de façoncomplémentaire, au niveau de l’orchestration interne.

L’orchestration interne des actifs

Raytheon a engagé dès la fin de 1997 une réorganisa-tion importante de ses activités militaires, afin d’inté-grer les actifs de défense acquis depuis 1995. Cela s’estcaractérisé par la création de Raytheon Systems Company(RSC) comprenant cinq segments : «Defense Systems» ;«Sensors and Electronic Systems» ; «Command, Controland Communication (C3) Systems » ; « Intelligence,Information and Aircraft Integration Systems » et«Training and Services ». Il s’agissait d’opérer une fusion«réelle» des activités, et non une simple juxtaposition.Ainsi, la conception et la production des composants(microélectroniques, électro-optiques, cartes circuit,etc.) a été rationalisée autour de la création de «Centresd’Excellence» : les cartes circuit, par exemple, sontdésormais conçues et produites sur deux sites, contredix-neuf auparavant. Cette rationalisation industriellesystématique s’est également opérée au niveau des acti-vités. Par exemple, la production des terminaux deradio et télécommunications a été consolidée au seind’une seule usine, au lieu de cinq antérieurement. Autotal, l’espace occupé a diminué de 20 %, vingt usinesayant été fermées en 1997. La rationalisation a touché

tous les secteurs : missiles, sonars, systèmes de sur-veillance de l’océan, systèmes radars, etc. (2). Le mou-vement est très particulier à la firme. En général, dansce secteur, les fusions et acquisitions n’ont pas été sui-vies de restructurations industrielles. En raison deconsidérations politiques locales, il a été très difficile de

fermer des unitésde production(MARKUSEN &COSTIGAN, 1999;SAPOLSKY &GHOLZ, 2000).Raytheon est doncune exception, etcela lui donne unavantage sur sesconcurrents.À l’issue de laséquence, quelleest la capacité deRaytheon ? Lesanalystes finan-ciers l’évaluenttrès positivement.Un rapport dePrudential, endate du 27 août1999, précise :

«Nous continuons de croire que Raytheon est une desfirmes de défense les mieux positionnées et les mieuxgérées. » Ce qui est confirmé, par exemple, par lesattentes d’un autre analyste, Paul Nisbet, qui pré-voyait une hausse des profits de 10 % en 1999, etmême un bond de 40 % en 2000 (3). Raytheon estencore civile et militaire, mais sa spécialisation dans lemilitaire avance. Le civil joue un rôle financier : il peutamortir les cycles et il produit des revenus utilisablespour le renforcement du militaire. Dans le militaire,la firme a des compétences en électronique, segmentcentral pour le développement de l’innovation dans lesecteur. En 1999, Raytheon émerge comme l’un destrois principaux contractants de défense, avecLockheed Martin et Boeing, et elle devance un de sesconcurrents directs, Northrop Grumman, après avoiracquis les activités défense de Texas Instruments et deHughes, qu’elle convoitait également. La firme a surepérer des opportunités d’achats sur le marché, et lesconcrétiser.Or, un mois après le rapport de Prudential cité plushaut, entre mi-septembre et mi-octobre 1999, l’ac-tion perd plus de 66 % de sa valeur (46 %, en unseul jour). En peu de temps, l’appréciation des capa-cités de Raytheon a dramatiquement basculé.Pourquoi ? Et comment ?

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(2) Rapport annuel, 1997. (3) Business Week, 15 novembre 1999.

Figure 2 – Carnet de commandes associé au gouvernement américain

Source : Rapports annuels de Raytheon

73 %

58 %

45 %49 % 47 %

59 % 62 % 57 %

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LA CRISE DE 1999

La chute brutale du cours de l’action suit une annoncedu nouveau PDG, selon laquelle les prévisions deprofit pour 2000 devaient être divisées par deux. Unesérie de contrats connaissent des problèmes : délais etdérives des coûts (un contrat de 975 millions de dollarspour la vente de missiles Patriot à l’Égypte a, parexemple, été revu à la baisse, de 350 millions, pourcause de retards). Le choc a été d’autant plus fort que lafirme était considérée comme particulièrement bienpositionnée par rapport à ses pairs.Le diagnostic posé par le PDG est élaboré (4). Iltourne autour de trois questions. D’abord, des pro-blèmes opérationnels. On croyait la firme bien gérée,capable de contrôler ses processus. Il apparaît que lessystèmes de gestion ont laissé échapper des informa-tions importantes et que les dirigeants sont passés à côtéde problèmes de coûts et de délais. Ensuite, cette mau-vaise remontée d’information est aussi liée à ce que lePDG appelle la «can do attitude», qui aurait conduit àun excès d’optimisme aveuglant les employés. Enfin, seconcentrant sur les détails pratiques («nuts and bolts » –et l’analyse est ici contradictoire avec le premierpoint…), les dirigeants n’ont pas vu que le monde avaitchangé : « fundamental assumptions about the businessneed to be changed». On peut parler d’une épiphanie, ausens de DUMEZ et JEUNEMAITRE (2005) (5) : la crise,reconnue comme telle, provoque un changement desreprésentations des acteurs et de leurs pratiques.Raytheon change ses modes de gestion, poursuit lavente de ses activités civiles pour accroître ses disponi-bilités financières, et opère une réorganisation interne.Mais, comme il est de règle, la crise présente unedouble face : l’une est le solde du passé, et l’autreannonce le futur. En 1999, il n’apparaît pas encore,malgré les déclarations du PDG et les mesures qui sui-vent, que le changement de régime du secteur ait étécompris. Il faudra deux chocs supplémentaires – laperte inattendue de deux contrats – pour que l’épipha-nie se produise complètement (6).En 1996, Raytheon avait emporté un contrat pour lamise en place de systèmes de détection d’explosifs dansles aéroports américains. Le contrat avait été reconduiten 1999. En 2002, au moment du renouvellement,Raytheon avait déjà équipé cinquante aéroports, et elleétait donnée comme probable gagnante d’un contratpouvant aller jusqu’à 3 milliards de dollars, sur cinqans. Pour accélérer les installations, Raytheon proposait

de faire équipe avec Northrop Grumman (sous-traitantà hauteur de 10 % du contrat). Or, à la surprise géné-rale, c’est Boeing qui gagne la compétition, avec unprojet d’intégration de systèmes sous-traitant 92 % ducontrat.De la même manière, en 1997 puis en 1999,Raytheon avait obtenu un contrat pour la définitionpuis le développement de l’architecture du JointTactical Radio System (programme de radios denouvelle génération, interopérables), avant deperdre en juin 2002 la mise en concurrence pour laphase de production, alors même qu’elle produisaitdéjà les deux-tiers des radios tactiques de l’arméeaméricaine. Et, à nouveau, la perte du contrat se faitau profit de Boeing, déjà intégrateur sur le pro-gramme des Future Combat Systems, lié au JTRS.Même si l’on peut voir dans ces allocations decontrats un souci de préservation de la concurrence,dans les deux cas Raytheon perd de gros contrats,qui ont en fait changé de nature. Parlant du premierd’entre eux, le porte-parole du client, la TransportSecurity Administration, déclare qu’il s’agit d’un« projet d’intégration et non d’un contrat d’acquisitionde matériel » (7). Ce qui est en cause, c’est la crédi-bilité de Raytheon en tant qu’intégrateur, et doncson statut dans le secteur de la défense : soit elledevient un simple sous-traitant produisant des com-posants, soit elle dispose de la capacité d’intégrerdes SdS. C’est tout l’enjeu de la seconde séquencestratégique.

SECONDE SÉQUENCE : LE DÉFI STRATÉGIQUE DE L’INTÉGRATION DE SYSTÈMES DE SYSTÈMES

C’est la perte de ces deux contrats qui constitue l’épi-phanie proprement dite et qui va conduire à la secondeséquence. Les dirigeants réalisent le défi devant lequelse trouve l’entreprise. Leurs discours évoquent désor-mais la notion d’intégration de systèmes «de hautniveau», orientée «mission» ou « solution» : «Ourdefense and government customers tell us they need inte-grated solutions – not just components, but transformationsolutions» (8).L’orchestration des actifs est au centre de la straté-gie. Pour en rendre compte, il apparaît plus perti-nent de commencer, cette fois-ci, par l’orchestrationinterne (nous reviendrons sur ce point en conclu-sion).

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(4) Le 16 octobre 1999, il tient un conference call avec les investisseurs(Business Week, 15 novembre 1999).

(5) «Les épiphanies sont des moments où un changement dans le réelentraîne, chez ceux qui en sont les acteurs, un changement brutal deleurs modes de pensée et de leurs modes d’action» (p. 42). Elles sont àdistinguer du «point d’inflexion», qui caractérise également une situa-

tion de changement dans le réel, mais sans que celui-ci soit bien perçupar les acteurs.

(6) Rapport Prudential Financial Research du 27 février 2003.

(7) Paul TURK cité dans Washington Technologies, 18 avril 2002.

(8) Rapport annuel, 2002 (p. 4).

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L’orchestration interne des actifs (cf. Figure 3)

La réorganisation menée en juillet 2002 (9) solde, toutd’abord, l’abandon de la stratégie duale. La brancheingénierie et construction a été vendue. La branche élec-tronique commerciale est supprimée: toute l’électro-nique rejoint la branche «Government and Defense», quidevient le cœur de l’activité de la firme. Seule la brancheaviation d’affaires est maintenue (mais en attendantd’être revendue, quand cela sera finalement opportun,fin 2006). Très endettée par rapport à ses concurrents,l’entreprise redresse la situation: entre 1995 et 2000, ladette avait été multipliée par 5, atteignant plus de 9 mil-liards de dollars ; fin 2002, elle est ramenée à 6,3, puis à3,3 milliards de dollars, fin 2006.La branche « Government and Defense » revêt descontrats concernant les systèmes traditionnels (avec ladivision «Missile Systems», par exemple), ainsi que descontrats touchant à l’intégration de SdS (avec la divi-sion «Network Centric Systems», par exemple). Forte deson recentrage, Raytheon mise surtout sur le nécessairealignement de sa structure sur les nouvelles priorités desclients (émergence de nouvelles menaces et développe-ment de technologies permettant des solutions nova-trices). Et c’est en cela que réside la nouvelle dyna-mique. Les cinq activités principales en matières dedéfense et de sécurité, redéfinies selon l’évolution desgrands programmes militaires, sont complétées parquatre domaines d’activité stratégique transversaux :« Missile Defense » ; « Precision Engagement » ;« Intelligence, Surveillance and Reconnaissance » ;

«Homeland Security» (ce dernier domaine est mêmeétabli comme une division «virtuelle» – ne faisant pasl’objet d’un reporting séparé).Cette orchestration interne des actifs, destinée à recon-figurer les ressources de l’entreprise, ne prendra pleine-ment son sens qu’avec l’orchestration externe, qu’elle aelle-même préparée.

L’orchestration externe des actifs (cf. Figure 4)

La firme s’est désendettée et s’est tournée vers les nou-veaux besoins des clients. Désormais, son objectif vaêtre de consolider ses ressources pour acquérir une cré-dibilité suffisante en matière d’intégration de SdS.Comparées à celles intervenues dans les années 90, lesacquisitions qui vont être faites seront petites en taille.Mais il s’agira de compétences-clefs. Ces acquisitionsvont concerner cinq des six divisions de la branche«Government and Defense» (la division missiles, déjàtrès forte, probablement impossible à renforcer du faitdes lois antitrust, n’est pas touchée). C’est le rachat deSolipsys Corporation, en 2003, qui constitue la clef devoûte de la politique d’acquisitions.Quelle est la logique sous-jacente à cette série d’acqui-sitions?C’est, très clairement, le renforcement des compétencesde la firme en matière d’intégration de systèmes. Commenous l’avons évoqué plus haut, Raytheon, perçue tradi-tionnellement comme une spécialiste des systèmes élec-troniques «platform agnostic», a longtemps bénéficiéd’une indépendance forte vis-à-vis des commandes denouvelles plates-formes. Mais la compétence d’intégra-teur étant de plus en plus valorisée par le client, et ce der-

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Figure 3 – Évolution de la structuration des activités

Electronic Systems

C3 & Information Systems

Aircraft integration Systems

Training & Services

Intelligence & Information Syst.

Technical Services

Homeland Security (virtuel)*

Network Centric Systems

Missile Systems

Space & Airborne Systems

Integrated Defense Systems

Raytheon Systems Limited

Raytheon Commercial Electronics

Raytheon Engineers & Constructors

Raytheon Aircraft Company

Governement and Defense

Raytheon Aircraft Company

* sans reporting séparéSource : à partir des rapports annuels de Raytheon

1999 2002

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(9) Id. ib.

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nier ayant tendance à rechercher un contact étroit avecdes intégrateurs de haut niveau, une évolution s’est révé-lée nécessaire. Dans le discours de Raytheon, le dévelop-pement de ses compétences en matière d’intégration dehaut niveau s’est traduit par la notion de «MissionSystems Integration» (qui apparaît telle quelle en 2005 etsera ensuite au cœur même de la manière dont la firmese définit : «A Global Leader in Technology-drivenSolutions that provide Integrated Mission Systems for ourCustomers»). Sans devenir producteur de plates-formes,Raytheon a cherché à conserver un lien central avec leclient, en répondant à ses besoins exprimés sous forme demission. Ce qui est rendu possible par le rôle prééminentde l’électronique (et des TIC, en général) dans les nou-veaux systèmes en réseaux. Mais comment, concrète-ment, la firme a-t-elle développé ces compétences?Si l’on relève, dans la Figure 4, les capacités acquises parle biais des acquisitions depuis 2003, on voit apparaîtreune correspondance avec l’intégration de SdS: Raytheona renforcé ses compétences en matière de logiciels, d’in-teropérabilité, de modélisation et de simulation, de ser-vices support (satisfaction du besoin du client en termesde mission globale), de gestion d’infrastructures, d’opé-rations «réseau-centrées». Revenons plus précisémentsur l’acquisition de Solipsys. Cette dernière développaitun standard concurrent à celui de Raytheon qui était encharge du programme CEC (Cooperation Engagement

Capability) pour l’US Navy (programme pionnier enmatière de guerre «réseau-centrée»). Le programmeCEC était dans une phase de renouvellement descontractants et Raytheon était donc menacée sur un pro-gramme central, caractéristique des nouvelles orienta-tions du client. Alors que Solipsys coopérait jusqu’alorsavec Lockheed Martin, Raytheon va racheter son rivalpour conserver le programme CEC, tout en proposantune solution technique innovante.

LE RÔLE DES MARCHÉS FINANCIERS ET DES DIRIGEANTS

Que peut faire une firme en dynamique? La questionest à la fois essentielle sur le plan stratégique et compli-quée à appréhender. Même en statique, il est difficile deremonter de ce qu’une firme fait à ce qu’elle sait faire :des erreurs sont possibles, parce que les dirigeants nesavent pas exactement où se situent les clefs de la per-formance de l’entreprise. C’est le phénomène dit del’«ambiguïté causale» (BARNEY, 1991; POWELL, 2006).En dynamique, la question est encore plus complexe.L’évaluation des capacités de la firme se fait dans unespace public, entre ses dirigeants, les investisseurs et lesanalystes financiers. Elle s’exprime notamment au tra-

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Solipsys Corporation

JPS Communications

Honeywell A & D Services

Photon Research Ass. Inc.

UTD Inc

Houston Associates Inc.

Virtual Technology Corp.

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Software, Mission capabilities. governmentInformation Technologies

Communications InteroperabilityTechnologies, Homeland Security

Aerospace support services

Modeling & Simulation, physics-basedsolutions

Mission Support

Networks, infrastructure, command andcontrol

Modeling & Simulation, Mission SystemsIntegration, Network Centric Operations

Acquisition Date Montant Capacités mises en avant

Source : à partir des communiqués de presse de Raytheon

Figure 4 – Acquisitions entre 2003 et 2006 dans la branche «Government and Defense »

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vers de deux phénomènes liés entre eux : le cours del’action et la nomination des dirigeants.On a vu que Raytheon avait connu un accident majeursur le plan du cours de ses actions. En une seule jour-née de cotation, l’action avait perdu près la moitié de savaleur, après l’annonce de retards dans les contrats quela firme devait honorer. Par la suite, l’élaboration d’unenouvelle stratégie visant à établir la crédibilité de lafirme en matière d’intégration de systèmes a permis deredresser progressivement la situation, dans un climatde prudence : les marchés cherchent à évaluer la capaci-té de l’entreprise en dynamique, au travers notammentde ses réussites en matière de contrats d’un nouveautype. Depuis la crise d’octobre 1999, les analystes ontpeu à peu repris confiance, et ils ont tendance à coterpositivement l’action depuis 2004 (un rapportPrudential, du 1er décembre 2005, souligne les progrès

« impressionnants » et « solides » accomplis depuis2004). Dans deux domaines importants, notamment,la firme est en voie d’établir sa crédibilité en tant qu’in-tégrateur de haut niveau. Sur le marché de la sécuritécivile, tout d’abord. Il s’agit d’un marché en forte crois-sance depuis les attentats du 11 septembre 2001 (àNew York et à Washington) et très concurrentiel, surlequel, comme nous l’avons déjà mentionné, Raytheonavait perdu un contrat important en 2002. Partant deses compétences en matière de défense (technologiesmilitaires de communication, de détection, de com-mandement et de contrôle) et d’intégration, Raytheona cherché à les redéployer sur ce nouveau marché. Etc’est ainsi que la firme a remporté en 2006, parexemple, un contrat de 100 millions de dollars, attribuépar les autorités portuaires de New York et du NewJersey, pour un système de surveillance antiterroriste ausein des quatre aéroports de la région. Ce contrat, for-

tement symbolique, intéressait les deux acteurs majeursque sont Lockheed Martin et Boeing, mais Raytheon asu s’imposer. Pour Philip Finnegan, analyste à la TealCorporation, cette réussite n’est pas sans lien avec leschangements opérés par la firme dès 2002 (10). L’autremarché, en fort développement lui aussi, est celui desservices support – entraînement, maintenance (BAYON

& KIRAT, 2005) – liés à l’idée d’offre globale répondantà une mission. Raytheon a remporté en juin 2007, encollaboration avec CSC (et face à un consortium menépar General Dynamics), un contrat majeur (11,2 mil-liards de dollars sur 10 ans) d’intégrateur pour assurerla mission d’entraînement des forces de l’US Army. Cecontrat est une consolidation orientée mission de troisprécédents contrats : un premier pour l’entraînement« live» (détenu par Raytheon), un second pour l’entraî-nement virtuel (détenu par CSC) et, enfin, un troisiè-

me pour l’entraînement «constructive», c’est-à-dire dela simulation numérique (détenu par GeneralDynamics). Raytheon a su étendre sa position en s’al-liant avec CSC (11). Il est cependant important denoter qu’il demeure une incertitude réelle quant ausuccès des mouvements stratégiques de Raytheon: lecours de bourse actuel ne reflète qu’une croissance anti-cipée des résultats inférieure à 4 % (12), ce qui n’estcohérent ni avec la communication financière de l’en-treprise, ni avec la croissance réelle des dernières années(le résultat opérationnel est passé de 1,3B$ en 2004, à1,5B$ en 2005, puis à 1,8B$ en 2006). Le «credibilitygap» qui s’ensuit signifie donc que le marché n’y croitpas, ou du moins n’y croit pas encore : la position deRaytheon n’est donc pas acquise. Notons qu’un élé-ment d’explication de cette absence d’adhésion du mar-ché à la stratégie, pour l’instant, pourrait résider dansune augmentation de capital de 800m$ réalisée en

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(10) HS Today, octobre 2004.

(11) Cette attribution a cependant fait l’objet d’un litige, et si Raytheona conservé le rôle d’intégrateur, General Dynamics a dû été intégrée dans

son équipe (Communiqué de presse du 6 novembre 2007).

(12) Selon la méthode des free cash flow actualisés, la croissance du coursde bourse est cohérente avec une croissance anticipée des free cash flow de4 %.

[…] il état clair, depuis l’abandon progressif de la stratégie duale, que l’aviation d’affaires allait être vendue par Raytheon […].(Avions d’affaires vendus en 2006 par Raytheon à Hawker Beechcraft Corp.)

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2004, alors même que le ratio d’endettement n’enexprimait pas la nécessité, augmentation de capital quia d’ailleurs été suivie de rachats d’actions en 2005et 2006 d’un montant équivalent. Le marché pourraitêtre encore sceptique quant au caractère solide de la tra-jectoire empruntée par la firme.La nomination des nouveaux dirigeants illustre, elleaussi, l’aspect dynamique de la construction des capaci-tés de la firme. En 1998, Daniel Burnham est nomméprésident. Il vient d’une filiale rachetée, AlliedSignal,spécialisée en électronique de défense, où il était en char-ge d’un programme de rationalisation des ressources,appelé Six Sigma (ce programme d’économie de coûts etd’optimisation des processus, adopté en 1993 parAlliedSignal, l’avait été également par Motorola, GeneralElectric et Honeywell). La nomination de Burnham tra-duit l’analyse que les marchés et l’entreprise font de la«capacité dynamique» de l’organisation: une spécialisa-tion dans le domaine de la défense, où l’électronique joueun rôle désormais majeur, et une capacité liée à la maî-trise des coûts. En 2003, c’est Bill Swanson qui devientprésident. Il est le patron de la branche «Governmentand Defense», nouvellement créée et ayant pour objectifde doter la firme d’une capacité lui permettant d’assurerle nouveau rôle d’intégrateur de SdS. Swanson est entréchez Raytheon en 1972, y a dirigé la branche missiles,puis la branche électronique sous ses différentes formes.Il est donc l’un des meilleurs connaisseurs des compé-tences internes de la firme, notamment en matièred’électronique, connaissance clef pour l’intégration desystèmes. Au moment où il prend ses fonctions, il sembleà même de dynamiquement reconfigurer et compléterles ressources de l’entreprise pour la conduire à assurer lafonction nouvelle d’intégrateur de haut niveau, au mêmetitre que ses concurrentes. L’analyse de la nomination desdirigeants montre comment celle-ci est liée à l’apprécia-tion par la firme de son environnement (notamment lesinvestisseurs) et de sa capacité à évoluer en dynamique.Elle est, dans cette perspective, liée à la manière dontcette capacité est recherchée: l’orchestration des actifs,qu’elle soit interne ou externe. Burnham vient d’unefirme extérieure rachetée – AlliedSignal, orchestrationexterne – et il est spécialiste d’une forme de reconfigura-tion des actifs en matière d’efficience en coûts et d’opti-misation des processus. Swanson est un spécialiste d’unecompétence clef devant permettre, par le biais d’uneorchestration interne et externe des actifs, de dynamiserla capacité de la firme dans les prochaines années: l’élec-tronique de défense, dans la perspective de l’intégrationde systèmes.En effet, comme nous l’avons vu précédemment, l’en-tretien et la construction d’une «capacité dynamique»se jouent essentiellement sur deux plans : l’orchestra-tion interne et l’orchestration externe des actifs. Sanspouvoir lever l’ambiguïté causale portant sur les confi-gurations optimales des ressources permettant à lafirme de répondre aux contextes évolutifs (voire, de lesanticiper), les dirigeants de l’entreprise, avec l’appui des

investisseurs, achètent et vendent des actifs (orchestra-tion externe) et reconfigurent les actifs existants(orchestration interne), en permanence.La nature de ces deux opérations est différente, commel’illustre la comparaison entre les deux séquences du casétudié.L’orchestration interne des actifs dépend plus directe-ment de la volonté des dirigeants. Elle joue deux rôles.D’une part, elle sert à réorganiser les ressources del’entreprise après une politique d’achat et de vente desactifs. Au milieu des années 90 (première séquence),Raytheon développe une stratégie duale, cherchant unéquilibre entre activités civiles et militaires, et dessynergies entre les deux. La reconfiguration internequi s’ensuit réorganise les activités civiles et militaires,et cherche à dégager des synergies dans le domaine del’électronique (qui semble offrir une ressource com-mune). Dans ce cas, l’orchestration interne des actifsréagit à ce qui s’est passé en matière d’orchestrationexterne. En revanche, la réorganisation qui suit l’épi-phanie de 2002 est d’une autre nature : elle vise àmettre l’entreprise en position de développer des com-pétences nouvelles, qu’elle appuiera par une politiqued’achats et de ventes. Dans le premier cas, l’orchestra-tion interne des actifs a été réactive, dans le second caselle a été proactive.Ce double rôle possible vient du hiatus existant entreorchestration interne et orchestration externe. Commeon l’a dit, l’orchestration interne des actifs dépendpresque uniquement de la volonté des dirigeants de lafirme. Alors que l’orchestration externe n’est maîtrisablequ’en partie : les dirigeants peuvent savoir ce qu’ils veu-lent vendre et ce qu’ils veulent acheter dans l’idéal, maisla réalisation de l’orchestration externe dépend des mar-chés. Quelles sont les entreprises qui, à la fois, soient àvendre et correspondent à des ressources et à des com-pétences que la firme entend acquérir pour développersa capacité? Est-il possible de vendre à bon prix une res-source dont la firme estime qu’elle ne concourra pas à sacapacité future? Et comment est-il possible d’articulerles deux? Par exemple, il était clair, depuis l’abandonprogressif de la stratégie duale, que l’aviation d’affairesallait être vendue par Raytheon et que cette vente per-mettrait d’acquérir des ressources complémentairesessentielles pour bâtir une capacité en matière d’intégra-tion de systèmes. Mais il fallait que la branche aviationd’affaires soit bénéficiaire, que les marchés soient à lahausse et qu’un acheteur soit intéressé. Raytheon a filia-lisé cette branche pour pouvoir la vendre facilement(orchestration interne), mais elle a dû attendre lemoment favorable. Aujourd’hui, disposant de liquidités,Raytheon doit espérer que des ressources qui l’intéres-sent, dans sa nouvelle perspective stratégique, soient surle marché. Tantôt, l’orchestration externe précèdel’orchestration interne, qui vient reconfigurer les res-sources dont dispose la firme après une séquence deventes et d’achats d’actifs, tantôt l’orchestration interneprépare une série de ventes et d’achats d’actifs.

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CONCLUSION

Au travers de l’analyse d’un cas, articulée en l’étude dedeux séquences séparées par une crise et une épiphanieprogressive, nous avons essayé de montrer commentune entreprise essaie de construire une capacité per-mettant d’aborder le futur de manière durablementinnovante, ce que des auteurs ont appelé «capacitédynamique». Nous avons tenté de montrer que laconstruction d’une telle capacité, toujours difficile àévaluer, passait par la recherche d’une articulation entrel’orchestration interne et l’orchestration externe desactifs, qui sont toujours en partie asynchrones. Nousavons également souligné que cette évolution des repré-sentations et des pratiques des acteurs ne se faisait passans une certaine inertie.L’objet de l’article était de donner un contenu plus pré-cis à la notion de «capacité dynamique». Beaucoup dequestions restent ouvertes. Il est impossible deconnaître au sens strict les processus qui sous-tendent la«capacité dynamique» d’une firme. Ceci tient notam-ment au phénomène de l’ambiguïté causale. Il est, parcontre, possible de montrer comment les dirigeantsd’une firme, évalués par les marchés financiers, tâton-nent entre des problèmes, des idées et de l’orchestrationd’actifs. ■

RemerciementsJe tiens à remercier Hervé Dumez pour le soutien qu’ilm’a apporté dans l’écriture de cet article, ainsi queDominique Jacquet pour son éclairage précieux sur laquestion du «credibility gap».

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Àl’heure du «capitalisme à innovation intensive»(COHENDET & LLERENA 1990), la vitesse deconception et de renouvellement des produits

est devenue un élément concurrentiel clé. Parmi lesefforts déployés par les entreprises pour s’inscrire dansun régime d’innovation permanent, la mise sous ten-sion des activités de R&D au moyen du managementpar projet est une des évolutions majeures des vingtdernières années.La forme projet s’inscrit dans une recherche d’optimi-sation des coordinations horizontales et d’accélérationdes délais de développement. Elle répond, certes, defaçon satisfaisante à la création de nouveaux produits etde nouvelles connaissances dans des délais toujours plusréduits, mais elle pose la question du devenir desconnaissances générées en son sein. Cette lacune repré-

sente un facteur de risque dans la conduite des nou-veaux projets (GIARD, 1991) et ce diagnostic est récur-rent dans les études et les groupes de travail relatifs aumanagement de projet (ECOSIP, 1993 ; MIDLER,1993; EIRMA, 1998, par exemple). Quelle que soit la« configuration structurelle de projet » envisagée(CLARK et al., 1988), et malgré des déclinaisons dis-tinctes, le mode projet questionne la capacité de l’orga-nisation à retirer un bénéfice de l’expérience accumuléeau fil des projets.Comment capitaliser les connaissances générées dansles projets ? Quels sont les moyens disponibles permet-tant de prendre en charge la capitalisation des connais-sances, capitalisation mise en défaut par la généralisa-tion du mode projet ? La perspective défendue ici estune perspective dynamique. Il s’agit de traiter des

COMMENT CAPITALISERLES CONNAISSANCESGÉNÉRÉES PAR LES PROJETS DE R&D?

La course aux nouveaux produits est un enjeu majeur dans un système économique capitaliste : il faut sans cesse innover pour toujours faireconsommer. Aussi assiste-t-on à la multiplication des projets en R&D, secteur-clé des organisations. Mais comment capitaliser les connaissancesissues de chacun de ces projets, afin que toute cette énergie, toutes cesinnovations, profitent aux projets suivants, sans perte de temps et avec le maximum d’efficacité ? L’auteure, s’appuyant sur une étude de cas au sein d’une multinationale de haute technologie, souligne combien les modalités et lescontextes de cette capitalisation des connaissances sont déterminants. Par ailleurs, lacoexistence de modèles distincts au sein d’une même entreprise révèle l’importancede ce que l’auteure désigne comme le triptyque « leader-groupe-situation». Du rôledéterminant du mode d’exercice du leadership par les managers…

Par Gilda SIMONI, Chargée de recherche, IMRI – Université Paris DauphineEN

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moyens de conserver les connaissances créées dans lesprojets, mais aussi de savoir comment s’assurer de leurmise à disposition pour les projets suivants. Plus globa-lement, il s’agit de renouer avec un des arguments ori-ginels de l’intérêt porté aux connaissances : la capacitédes entreprises à s’inscrire dans une dynamique derenouvellement continu des produits et services propo-sés. L’objectif de la recherche présentée dans cet article(SIMONI, 2005) est ainsi de contribuer à améliorer l’ar-ticulation entre pilotage et accumulation des connais-sances au service de l’innovation, autrement dit entrecréation et capitalisation des connaissances.Après avoir questionné les intérêts et les limites de la lit-térature consacrée au «management des connaissances»(KM) (*), nous nous proposons d’aborder la «capitali-sation des connaissances» (CC) selon une approche« intégrative et diversifiée». Cette approche, théoriqueet pratique, est à la base de l’étude empirique, conduitedans une multinationale haute technologie. L’analyse,située et comparée, des pratiques de capitalisation desconnaissances dans sept unités de R&D permet derepérer des modalités de capitalisation applicables àchaque phase de projet. L’articulation non neutre de cesmodalités sous la forme de «modèles» de capitalisationconstitue un résultat fort de la recherche. Ces modèlessont ensuite discutés au regard des configurations« leader-groupe-situation» dans lesquelles ils s’inscri-vent. Nous proposons, pour conclure, un leadershipintégratif et situationnel de la CC.

Définitions et vocabulaires

Si la caractérisation des connaissances peut être réaliséede façon relativement précise (cf. Encadré 1), lesapproches théoriques et opérationnelles du manage-ment des connaissances restent encore souvent explora-toires et les vocabulaires ne sont pas stabilisés. Cetteremarque est particulièrement perceptible dans le casdes «processus» dans lesquels se décline la gestion desconnaissances : création, partage, transfert, capitalisa-tion, rétention, diffusion…, entre lesquels les frontièressont souvent assez floues.Concernant la « capitalisation des connaissances »(CC), les définitions sont plus ou moins extensives. Parexemple :– La CC est inclue dans le processus de création, maiselle est, de ce fait, mal différenciée de la création (VON

KROGH & al., 2000),– La CC est axée sur le repérage et la codification desconnaissances (champ de l’ingénierie des connais-sances, Barthès, 1996).Nous proposons de considérer que la CC est un pro-cessus distinct et inter-relié à la création: faire béné-

ficier l’entreprise de l’expérience accumulée est unequestion spécifique, qui ne saurait cependant être trai-tée indépendamment des processus de création àl’œuvre au sein des nouveaux projets.Quelle que soit l’approche retenue, les termes de lacapitalisation sont identiques. Capitaliser nécessite deconsulter l’expérience accumulée (la réutilisation se réa-lisant selon la pertinence et le rapport entre coût dutransfert et solution nouvelle). Cette consultationimplique le deuxième terme: capitaliser, c’est mettre àdisposition l’expérience accumulée. Dans les deux cas,les moyens envisageables sont multiples et la place prisepar le partage est essentielle. La figure 1 résume cesaspects et positionne la capitalisation relativement à lacréation, dont elle participe : «pour que la création deconnaissances organisationnelles ait lieu, la connais-sance tacite accumulée au niveau individuel doit êtresocialisée avec d’autres membres de l’organisation,relançant, par là, une nouvelle spirale de création deconnaissances» (NONAKA & TAKEUCHI, 1995).

« OBJECTIVATION », «SOCIALISATION »,«ORGANISATION» : DES APPROCHESINSUFFISANTES?

Les approches de KM sont généralement classées endeux catégories : les approches « techniques» (basées sur

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CARACTÉRISATION DES CONNAISSANCES (1)

Les principales caractéristiques des connaissancessont les suivantes :

– Elles se distinguent des données et des informa-tions ;– Elles comportent des dimensions tacites etexplicites ;– Elles revêtent un caractère personnel ;– Elles sont indissociables de l’environnement detravail dans lequel elles se situent : elles existent etprennent forme dans des actions et des interac-tions ;– Elles ne sauraient, pour toutes ces raisons, êtreappréhendées en-dehors de leur contexte de pro-duction et de diffusion.

De manière synthétique, Davenport & DeLongproposent de définir les connaissances comme « del’information combinée à de l’expérience, ducontexte, de l’interprétation et de la réflexion ».

(*) KM : Knowledge Management (ndlr).

(1) Á partir de : ALAVI & LEIDNER, 2001 ; BLACKLER, 1995 ; BROWN &DUGUID, 1991, 1998 et 2000 ; DAVENPORT & PRUSAK, 1998 ;

HATCHUEL & WEIL, 1992 ; LANZARA & PATRIOTTA, 2001 ; LAVE &WENGER, 1991 ; POLANYI, 1966 ; NONAKA & TAKEUCHI, 1995 ;POITOU, 1997 ; VINCK, 1997 et 1999 ; VON KROGH & al., 1994 ;WEICK & ROBERTS, 1993 ; WENGER, 1998.

Encadré 1

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des outils) et les approches « sociales» (basées notam-ment sur les communautés de pratique) (SWAN &SCARBROUGH, 2001 ; EASTERBY SMITH & LYLES,2003). Nous proposons une catégorisation en troistypes d’approche, qui reprend la distinction précédente(approches ‘objectivation’ et ‘socialisation’) et intègredes approches dont le propos est plus global (approches‘organisationnelles’). La discussion de ces approches auregard des processus concernés et des modes de traite-ment privilégiés met en évidence la nécessité de for-muler de nouvelles propositions pour répondre à laquestion de la capitalisation des connaissances généréesdans le cadre de projets.

Les approches «objectivation»

Ces approches proposent des méthodes de codificationdes connaissances par le biais d’outils informatisés (c’est lecas d’ERMINE, 1996; de POITOU, 1997; de POMIAN,1996; de DIENG & al., 2000). Ce sont celles qui traitentle plus directement de la capitalisation des connaissances,mais elles représentent une prise en charge spécifique quipose de nombreuses questions en termes de rapportcoût/utilité/usage. Il leur est également reproché l’absencede prise en compte des contextes socio-organisationnelsdans lesquels les outils sont mis en place. Or, sans prise encompte de ces contextes, rien ne garantit qu’un outil per-mette d’atteindre l’objectif qui lui est assigné, ni qu’il offredes opportunités d’apprentissage non anticipées.Ainsi, si ces approches apportent des éléments deréponse à la question de la rétention (les connaissancessont localisées et conservées sous forme tangible), ellessont beaucoup moins convaincantes sur la question dela diffusion. Ces approches reposent sur un lien asymé-trique entre consultation et mise à disposition : laconsultation ne peut s’effectuer que si l’expérience pas-sée a été mise à disposition. Elles laissent de côté ladimension sociale, collective et relationnelle desconnaissances, privilégiant deux modes de conversion(extériorisation et combinaison) et un substrat tech-nique unique.

Les approches « socialisation» (2)

Le recours à des situations de type « socialisation» per-met d’envisager d’autres modalités de capitalisation,propices à des interactions non anticipées entre mise àdisposition et consultation, et pour lesquelles unedémarche volontaire de consultation n’est pas indis-pensable. Penser ainsi la CC offre également des pistesde réflexion à une autre question soulevée par lesapproches objectivation: comment gérer les connais-sances non codifiées ?Les approches « socialisation» mettent l’accent sur unKM qui se réalise par l’entremise des individus au tra-vail. Elles s’inscrivent dans une perspective qui consi-dère les «communautés de pratiques» comme l’unitéd’analyse la plus pertinente des processus de travail,d’apprentissage et d’innovation (BROWN & DUGUID,1991, 1998 et 2000 ; LAVE & WENGER, 1990 ;WENGER, 1998; WENGER & SNYDER, 2000). Ellesconcernent l’ensemble des processus de KM et four-nissent une illustration centrale de l’inscription de cesprocessus dans les pratiques et les interactions sociales.Elles présentent néanmoins de nombreuses limitesconceptuelles, notamment en termes de frontières descommunautés de pratique et d’absence de caractérisa-tion des contextes organisationnels. Leur «opérationna-lisation» pose également un problème et il est difficiled’en déduire «des outils de gestion ou des situations d’ap-prentissage» (LE MASSON, 2000).

Les approches «organisationnelles »

Ces approches inscrivent la gestion des connais-sances au cœur des processus organisationnels(DAVENPORT & PRUSAK, 1998 ; NONAKA &TAKEUCHI, 1995 ; VON KROGH, ICHIJO & NONAKA,

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Création de connaissances

Capitalisation :- Mise à disposition- Consultation / Réutilisation

Pilotage et accumulation de connaissances

Figure 1 : Formes et place de la capitalisation des connaissances (CC) dans le processus de création de connaissances organisationnelles

(2) La socialisation est définie comme « un processus de partage d’expé-riences créant de ce fait des connaissances tacites telles que les modèlesmentaux partagés et les aptitudes techniques », (NONAKA & TAKEUCHI,1995).

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2000 ; PARAPONARIS, 2001 et 2003 ; PARAPONARIS &SIMONI, 2006). Elles proposent une prise en chargediversifiée et intégrative de la gestion des connais-sances, ainsi qu’une action sur les contextes de réalisa-tion de ces processus. Le choix d’agir sur les contextesprend acte de la dimension épistémologique desconnaissances et place la dimension relationnelle desconnaissances au cœur d’une approche « flexible etréaliste » (VON KROGH & al., 2000). Les réflexionsrelatives à la qualité des relations prennent appui surla notion de « soin » (VON KROGH, 1998). Dans sonsens le plus large,le soin est définicomme une « at-tention sérieuse »,et comme un« sentiment deprésence et d’in-térêt à l’autre ».Son action sur lesrelations au seinde l’organisationlui confère unstatut de condi-tion facilitante,clé de la créationde connaissances.Le soin prendforme dans descomportementsrelationnels par-ticuliers, commela confiance, l’em-pathie, l’aide vé-ritable, l’indul-gence par rapportau jugement etle courage dansles propositions émises. Outre la qualification decomportements relationnels, la notion de soin estutilisée pour caractériser les modes relationnels àl’œuvre dans les organisations. Selon que le soin estélevé ou faible, les comportements (des individus etdes groupes) relatifs aux connaissances varient. Àl'inverse des communautés de pratique, le soin élevén’est pas présenté comme allant de soi : il se dé-veloppe dans un certain contexte et nécessitecertaines conditions. Il est notamment influencépar la politique de GRH des entreprises (système d’incitation, de formation…) et par le mode d’orga-nisation de l’activité.Ces approches s’inscrivent dans une perspective mana-gériale globale. Elles confirment la multiplicité dessolutions envisageables et l’intérêt qu’il y a de recourir àdes dispositifs qui servent plusieurs finalités. Elles diffé-rencient cependant mal création et CC. Étant surtoutdéveloppées pour la création de connaissances, leurdéclinaison en termes de CC reste à explorer.

L’APPORT D’UNE APPROCHE « INTÉGRATIVE ET DIVERSIFIÉE»

À l’issue des analyses précédentes, nous traiterons de laCC en référence à deux questions distinctes : quellessont les modalités de la CC? Quels sont les contextesde réalisation de la CC?Pour ce qui est des modalités, la CC est inscrite dans lesdispositifs gestionnaires existants. Cette propositionrejoint les réflexions relatives à l’ambidextrie des outils

de gestion. Sousle terme «ambi-dextrie des outilsde gestion» nousfaisons référence àla nécessité d’unegestion simulta-née de processuscontradictoires(DUNCAN, 1976;TUSHMAN, 1996),à la pluralité desrôles que peuventassumer les outilsde gestion (DAVID,1998; MOISDON,1997) et à l’inévi-table intricationentre outils et for-mes organisation-nelles (HATCHUEL

& MOLET, 1986).La mise en œuvrepar les dispositifsexistants résout enpartie la questionde l’intégration de

la CC dans les projets. Sans établir d’hypothèses pré-cises, nous supposons notamment que la CC peut êtrepartiellement prise en charge par des dispositifs de ges-tion relevant de la gestion de projet, des process quali-té et des procédures de gestion des ressources humaines.En ce qui concerne les contextes, après étude desdéclinaisons des problématiques de CC dans les diffé-rents types de projet, nous avons choisi d’analyser desprojets de conception de produits nouveaux dont laresponsabilité incombe de façon majoritaire à uneseule entreprise (projets de type «A ou C», ECOSIP1993) et dont la configuration structurelle est de type« coordination de projet ». Ces projets questionnent lerapport entre projet et organisation puisqu’ils sontsous influence des régulations de l’organisation entant que système stabilisé. Nous remettons ainsi encause la présomption de capitalisation facilitée, géné-ralement associée à ce type de configuration structu-relle. Nous pensons que la structure ne suffit pas àgarantir la CC dans les équipes et que celle-ci est for-

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Ainsi, si ces approches apportent des éléments de réponse à la question de la réten-tion (les connaissances sont localisées et conservées sous forme tangible), elles sontbeaucoup moins convaincantes sur la question de la diffusion. (Bibliothèque de voyagede Sir Julius Caesar, ministre des Finances d’Angleterre en 1606)

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tement déterminée par les modes de gestion de projetet les contextes relationnels dans lesquels elle s’inscrit.Les analyses relatives aux contextes relationnels et àleurs déterminants organisationnels sont ici mobili-sées (VON KROGH, 1998). Elles sont complétées par laprise en compte des trajectoires historiques dans les-quelles s’inscrivent ces contextes (GRANOVETTER,1985 ; CHANLAT, 1998).

L’approche «intégrative et diversifiée» proposée se traduitpar la caractérisation des dimensions d’analyse de la CC:– Les modalités de CC sont étudiées en fonction de laphase de projet (début, déroulement, fin) et de la dimen-sion de la CC concernée (consultation, mise à disposi-tion), selon une approche intégrative (tout dispositif degestion contribuant à la CC est pris en compte);– Les contextes sont caractérisés selon la structure orga-nisationnelle, le mode d’organisation des projets, lapolitique de RH, les rôles et missions des managersintermédiaires, le contexte relationnel.Ces dimensions d’analyse permettent d’appréhender laCC avec une option théorique forte. Elles sont à la basede l’étude empirique. Celle-ci a été conduite en référenceaux principes de la théorie «enracinée» (3). Elle a pris laforme d’une étude de cas au sein d’une entreprise multi-nationale de haute technologie, positionnée dans les sec-teurs Télécoms et Semi-conducteurs. Le recueil des don-nées a été conduit en deux phases (4) (cf. Tableau 1).Les unités sélectionnées pour l’étude appartiennent auxdeux secteurs de l’entreprise :– le secteur Semi-conducteurs conçoit et fabrique descircuits intégrés à destination de différents marchés. Ilest organisé en BU (**), selon les marchés (automobile,télécoms, infrastructures de réseaux). Pour une visionglobale de la chaîne de valeur de l’entreprise, nous avonsétudié la BU à destination des télécoms (‘Cirtel’) ;

– Le secteur Télécoms (‘Logtel’) se confond avec leniveau BU. Il s’agit d’un centre intégré de développe-ment de téléphones cellulaires prenant en charge lesactivités allant du développement de logiciels – plate-formes et applications – jusqu’au support client.Les résultats de la première phase de recueil mettent enévidence de fortes différences entre les deux secteurs,notamment en termes de contexte relationnel et de

structuration de la capitalisation par un référentiel qua-lité (dans le cas de Logtel).Les équipes étudiées (cf. Tableau 2) sont mobilisées surdes projets de développement de nouveaux produits,selon une configuration de type coordination de projet.Quelques grands projets, vitaux pour l’entreprise, sontdécoupés et déclinés en projets dans les équipes métiers.La présence régulière sur site (une semaine par mois, enmoyenne, pendant 18 mois) a favorisé de nombreuxéchanges informels, qui ont complété les donnéesrecueillies formellement et alimenté la « restitutionépaisse» des cas. Les entretiens ont fait l’objet d’une ana-lyse de contenu thématique assistée par le logiciel Nvivo,qui facilite la catégorisation et les traitements catégorielsinter-entretiens. Ces derniers ont servi de base à la rédac-tion des cas. Les pratiques et contextes de chaque équipeont été analysés selon un modèle de restitution iden-tique, à la base de la comparaison inter-cas.Les résultats sont les suivants :– Les modalités de CC des différentes phases de projetne s’articulent pas de la même façon selon les équipes,laissant apparaître de véritables «modèles» de CC dif-férenciés, ce qui constitue un premier résultat inatten-du.– Les dimensions socio-organisationnelles explicativesdes différences observées sont identifiées et synthétiséesdans un modèle d’analyse global des contextes de la CC.

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Objectifs

Mode derecueil

Phase 1

Prise de connaissance de l’entreprise, caractérisation globale, définition de l’échantillon.

– Analyse documentaire : Intranet, documents d’organisation, référentiels…

– 26 entretiens : responsables RH, R&D, Qualité,unités opérationnelles.

Phase 2

Cœur de l’étude : investigation sur les dimensionsd’analyse.

– Sélection des unités et des interviewés(logique « d’inclusion progressive »).– 45 entretiens semi-directifs centrés approfondis (1h30 à 3h) : ingénieurs, chefs de projets, responsables d’équipes et d’unitésopérationnelles.– Thèmes du guide d’entretien : activité, projets, pratiques de capitalisation par phase deprojet, critères d’évaluation.

Tableau 1 : Les deux phases de recueil de données

(3) La théorie « enracinée » peut être définie comme « une méthodologiegénérale pour développer une théorie qui est enracinée dans des donnéesrassemblées et analysées de façon systématique » (STRAUSS & CORBIN,1994). Elle est encadrée par plusieurs principes de recueil et d’analyse :échantillonnage théorique, saturation théorique, triangulation des don-nées, acceptation interne et cohérence interne.

(4) Lors d’une troisième phase, les résultats ont été présentés à l’entrepri-se, à l’occasion de diverses sessions avec les équipes RH, la communautétechnique et le comité de direction.

(**) BU : Business Unit (ndlr).

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DES «MODÈLES » DE CAPITALISATION DISTINCTSSELON LES ÉQUIPES

À chaque phase de projet, la CC peut revêtir plusieursmodalités : consultation de bases de données, forma-tion de binômes, documentation de l’activité, réunionsd’équipe, redistribution des expériences dans les projetsen cours, comités de retour d’expérience, prise de fonc-tion en relais. L’analyse des cas met en évidence le faitque l’articulation de ces modalités n’est pas neutre. Desmodèles de CC différenciés sont identifiés, dans les-quels une (ou deux) modalités prévalent et structurentles pratiques.Ces modèles se déclinent de la façon suivante :– Une forte hétérogénéité des pratiques est observée ausein de Cirtel : sur les quatre équipes étudiées, la CC n’estni pensée, ni organisée, dans deux cas. Dans les deuxautres cas, elle est organisée selon des «modèles» très dif-férents: l’un est centré autour de pratiques documen-taires, l’autre autour du mode de composition d’équipe;– Une homogénéité beaucoup plus grande est observéeau sein de Logtel (3 équipes) (5). Les pratiques y sontrelatées selon un modèle de présentation unique, qualifiésous le terme d’«interaction qualité – communautés».Les modèles sont présentés de façon schématique dans letableau 3. Les cadrans rendent compte des pratiques deCC des équipes à chaque phase de projet (les plus repré-sentatives sont signalées en gras). Ils se lisent dans le sensdes aiguilles d’une montre, en fonction de la phase deprojet concernée: début, déroulement, fin, intersection.

Lorsque la capitalisation n’est pas organisée

Les cas où la capitalisation n’est pas organisée sont àrelier à des situations où la CC ne représente pas unepréoccupation historique et où le contexte relationnel

n’est pas suffisamment soigné pour permettre une capi-talisation « informelle». Dans ces situations, rien negarantit le déploiement de pratiques de CC. Celle-cinécessite alors une prise en charge, sans quoi, au seind’une même équipe, les connaissances générées dans lesprojets sont faiblement mises à profit pour les projetssuivants. Dans ces cas de prise en charge très faible dela CC, une modalité de capitalisation spécifique appa-raît néanmoins : la redistribution des expériences par laréaffectation des membres d’un projet terminé à unprojet en cours. Cette solution minimale présente l’in-térêt d’éviter une déperdition totale des connaissancesaccumulées sur un projet par des contributeurs indivi-duels, mais elle ne garantit pas une mise à profit opti-male, du fait notamment de l’influence de la qualité desrelations au sein de l’unité sur les conditions d’intégra-tion des nouveaux arrivants. L’un des ingénieurs « redis-tribués» exprimait ainsi la difficulté à faire valoir sonexpérience personnelle auprès d’une équipe déjà consti-tuée, travaillant depuis plusieurs mois sur un projet.

Les modèles «documentation» et « gestiond’équipe »

Les modèles «documentation» et «gestion d’équipe»offrent, quant à eux, des perspectives très différentes dela prise en charge de la CC dans des contextes relation-nels peu favorables. Dans le modèle «documentation»,les pratiques documentaires structurent la capitalisa-tion. Dans le modèle «gestion d’équipe», la prise encharge porte davantage sur les relations et sur un modetrès élaboré d’organisation des projets. Dans ce cas, lacapitalisation s’inscrit dans la réalisation même de l’ac-tivité, par la constitution d’équipes mixant niveauxd’expérience et types d’expertise.Ces deux modèles peuvent être lus selon la distinctionrelations/connaissances (6). Le modèle «documenta-

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Cirtel

Logtel

Équipes

Centres de conception : développement de circuits intégrés (2 équipes)

Test

Applications

Programmation Logiciel (2 équipes)

Intégration et validation

Domaines d’activité

– Gestion des énergies des circuits– Amplificateurs de puissance

Test des circuits sur prototypes

Test des circuits assemblés par les usines (petites séries)

– Micro contrôleurs – traitement du signal– Logiciels de tests & Interfaces utilisateurs

Intégration de toutes les fonctionnalités, validation, test, support client.

Tableau 2 : Equipes étudiées et domaines d’activité

(5) Dans ce cas, le recueil s’est arrêté à trois équipes, en référence auprincipe de saturation théorique, principe ici conforté par l’analyse de lapremière phase.

(6) En référence aux travaux qui proposent de conceptualiser l’organisa-tion en termes d’articulation entre système de connaissances et systèmede relations (DAVID, 1998, HATCHUEL, 2002).

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Modèle Documentation(1 équipe – centre de conception n° 1 – Cirtel)

Modèle « Qualité – Communautés »(3 équipes – programmation logiciel,

intégration et validation – Logtel)

« Hors projets » : équipes qualité (formations internes, amélioration de process),

organisation de la distribution des connaissances.

Modèle Gestion d’Équipe(1 équipe – test – Cirtel)

« Hors projets » : projets de réutilisation,de documentation et réseaux d’échanges

avec des partenaires extérieurs.

Cas où la capitalisation n’est pas organisée(2 équipes – centre de conception n° 2,

équipe applications – Cirtel)

tion» représente une prise en charge portant exclusive-ment sur les connaissances (prenant acte de l’état dégra-dé des relations) et le modèle «gestion d’équipe» prendessentiellement appui sur les relations, mais ce « sub-strat formel» n’est qu’un média pour un projet deconnaissances très précisément élaboré. Il ressort nette-ment de ces deux modèles que l’accent mis sur l’une deces deux modalités (documentation ou gestion d’équi-pe) peut être réalisé au détriment de l’autre.La documentation permet d’assurer la CC d’une équi-pe répartie individuellement sur de petites parties deprojet, dans un contexte relationnel peu favorable. Ellepermet de négliger la dimension relationnelle. Peuimporte la qualité des échanges (informels ou dans lesréunions), si la mise à disposition des connaissances esteffectuée de façon convenable (les documents peuventêtre utilisés de façon autonome par ceux qui les consul-

tent). Les bénéfices de ce modèle sont à la fois indivi-duels et collectifs. La documentation revêt une fonc-tion mémoire et mise en ordre personnelle et facilitel’auto-formation. Elle permet également d’accélérerl’intégration de nouveaux arrivants et d’améliorer leséchanges intra et inter équipes.L’accent mis sur la gestion d’équipe permet de se satis-faire d’une documentation minimale. Grâce au moded’organisation choisi, la CC prend place au sein de laréalisation de l’activité, elle n’a pas besoin de dispositifdédié sophistiqué. Elle est, en revanche, le fruit d’untravail préparatoire de longue haleine de la part des res-ponsables de département et d’équipe et elle ne concer-ne pas les individus dont les comportements ont étéévalués trop « individualistes». Grâce à la compositiond’équipes mixtes et aux efforts du responsable d’équipeen termes de management participatif, la CC est conti-

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Suivi qualité(inspections

documentation)Échanges informels

Comité de retour d’expérience

Documentation

Formation de bînômes

Suivi qualité(inspections

documentation)Échanges informels

Prise de fonction en relais

Comité de retour d’expérience

Documentation

Tableau 3 : L’articulation des modalités en modèles de capitalisation des connaissances

Consultationexpérience passée

RéunionsÉchanges informels

Documentation au fur et à mesure

Prise de fonction en relais

(chef de projet)

DocumentationRésultats +

Démarches et justification des choix

Pratiques éparses en réponse aux besoins

RéunionsÉchanges informels

Redistribution des expériences passées

Formation de bînômes

Prise de fonction en relais

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nue: la réalisation de l’activité et les réunions consti-tuent des occasions régulières de consultation et demise à disposition, d’un projet à l’autre. Les apprentis-sages croisés sont favorisés, les bénéfices s’expriment entermes de réalisation personnelle des contributeurs auxprojets et, selon les responsables (département &équipe), l’efficacité du groupe est améliorée de 50 % entermes de productivité (réduction des délais de dévelop-pement). À cela s’ajoutent de nouvelles sollicitations dusite américain (renseignements divers et études de tests).

Le modèle «Qualité –Communautés»

Au sein de Logtel, lasituation en termes deCC est différente de cequi est observé au seinde Cirtel. Le modèle« Qualité – Commu-nautés» emprunte auxdeux modèles précé-dents, mais s’en dis-tingue. Cette distinctionpeut être interprétée defaçon symétrique àl’analyse proposée pourles modèles documenta-tion et gestion d’équipe.Pour ces deux modèles,l’accent porté sur unemodalité permettait unrelatif désintérêt pour laseconde. Au sein deLogtel, les deux modali-tés coexistent, mais ellesne sont pas aussi struc-turantes ni sophisti-quées. L’analyse des pra-tiques documentairesn’aboutit pas au mêmediagnostic que dans lecas du centre de concep-tion n° 1 ; les intérêts et les utilisations ultérieures desdocuments rédigés sont beaucoup moins mis en avant.La CC permise par ces pratiques documentaires est iciindissociable de l’inscription de ces pratiques dans desdispositifs plus larges qui mettent en relation les rédac-teurs de documents et leurs « inspecteurs» (référentielqualité SEI). La gestion d’équipe est également moinsélaborée que dans l’équipe Test.Dans le cas de Logtel, la dimension relationnelle dela CC est imputable davantage aux caractéristiqueshistoriques de l’unité qu’au mode de gestion deséquipes, même si celui-ci y contribue. Logtel a étécréé 5 ans avant la conduite de l’étude, sur la based’un petit effectif (20 personnes) fonctionnant surun modèle « communauté ». La croissance s’est tra-

duite par des recrutements progressifs d’ingénieursaux profils en général homogènes (ingénieurs télé-com, souvent issus des mêmes écoles et promotions).Cette homogénéité des profils a contribué à forgerune forte « identité Logtel ». Le caractère progressifde la croissance a permis un maintien relatif du« modèle communauté », renforcé par l’implicationdans la démarche qualité et par la création d’équipesqualité. Au-delà des exigences qualité, une véritablepréoccupation de CC ressort de l’analyse des

pratiques. Dans uncontexte de forte crois-sance, l’utilisation opti-male des connaissancesexistantes est considé-rée comme une baseindispensable au déve-loppement de nou-veaux produits. Il s’agitd’aller au plus vite surce qui est connu, touten l’utilisant afin de ledépasser. La qualité deséchanges informels, au-delà des affinités inter-personnelles, et au ni-veau de l’ensemble deLogtel (toutes équipesconfondues), participegrandement à la CC.Cette caractéristiquedifférencie fortementles situations de CCentre Logtel et Cirtel.Les liens entretenus parles approches «objectiva-tion» et « socialisation»en termes de CC peu-vent ainsi être discutés.Si les modèles observésau sein de Cirtel plaidenten faveur de l’antinomieentre les deux approches,

le modèle des trois équipes de Logtel plaide en faveurde leur complémentarité. Les liens entre les deuxapproches dépendent donc du contexte dans lequelelles sont mises en œuvre.

LA CAPITALISATION AU CŒUR D’UN SYSTÈMED’INFLUENCE : L’INTERACTION «LEADER-GROUPE-SITUATION »

La mise en rapport des modèles et de leur contextenous a conduits à proposer une analyse basée sur le trip-tyque «Leader-Groupe-Situation» (AUBERT, 1990). Lepoint de départ de cette proposition réside dans la mise

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Cette solution minimale présente l’intérêt d’éviter une déperditiontotale des connaissances accumulées sur un projet par des contribu-teurs individuels […].

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au jour du rôle déterminant des managers intermé-diaires (les responsables de département et d’équipe)dans les modèles observés.Les pratiques de CC sont très fortement liées au degréde la prise en charge de cette CC par les managers.Cette prise en charge se traduit par l’organisation de laCC – sous quelle que forme que ce soit – et par sonévaluation Les managers peuvent, en outre, favoriser laCC par l’exercice d’un leadership « intégrateur» (BLAKE

& MOUTON, 1969), qui porte à la fois sur l’optimisa-tion de l’allocation des ressources et sur l’améliorationdu contexte relationnel. Les actions menées par les res-ponsables de l’équipe Test illustrent parfaitement cetaspect.Pourquoi les managers d’une même entreprise, d’unmême secteur d’activité, parfois même sur desmétiers identiques, prennent-ils en charge la CC demanière aussi différente ? Nous renouons ici avec lestravaux classiques sur le leadership, qui ont mis enévidence depuis les années 70 la sensibilité du lea-dership aux contextes dans lequel il est exercé(VROOM & YETTON, 1973 par exemple). En réfé-rence au triptyque Leader-Groupe-Situation, lacapitalisation est située au cœur d’un système d’in-fluences résultant de l’interaction entre ces troisdimensions. Les déclinaisons de ces dimensionssont issues de la comparaison inter-cas. Elles sontsynthétisées dans l’encadré 2, puis commentées enréférence aux modèles précédemment exposés.– Dans le modèle documentation, les relations sontpeu soignées au sein de l’équipe (et entre les deuxniveaux de management). L’action des managersporte essentiellement sur « l’activité » et la conduitedes projets, sur lesquels les individus sont répartisindividuellement. Cette organisation influence enretour le choix de CC. Celle-ci fait l’objet d’uneprise en charge spécifique et résulte de l’interactionentre les trois dimensions selon un arbitrage « lea-dership centré sur l’activité – soin faible – condi-tions de réalisation des projets parfois difficiles,mais performances acceptables – répartition indivi-duelle » ;– Dans le modèle gestion d’équipe, le modèle de CCobservé s’inscrit dans un processus de changement,auquel il participe. L’action du management a pourobjectif d’améliorer le soin accordé aux relations etégalement l’efficacité de l’équipe, qui ne cessait dediminuer. Les conditions de départ, très défavo-rables, sont contrebalancées par les marges demanœuvre importantes dont dispose le responsablede département. La CC résulte directement de l’ac-tion sur le soin (passage d’un soin faible à un soinélevé) et sur le mode d’organisation de l’activité(répartition en équipe). Quelques projets spécifiquespermettent de compléter cette prise en charge de laCC sur des zones non couvertes par le mode d’actionprincipal (la gestion d’équipe). L’arbitrage opéré parle management est donc très différent du cas précé-

dent, notamment parce que le soin faible est associéà des performances d’équipe qui ne sont pas jugéesacceptables et parce qu’un changement de situationest diagnostiqué comme étant indispensable. Lecaractère critique de la situation est à l’origine dupouvoir attribué aux nouveaux responsables (dépar-tement et équipe) ;– Dans les deux cas où la capitalisation n’est pas orga-nisée, l’interaction « leader-groupe-situation » peutêtre schématisée de façon similaire sur les aspectssuivants : « leadership centré sur l’activité – soinfaible – répartition individuelle ». Il existe néan-moins une différence importante entre les deuxéquipes. Dans un cas, la situation en cours ne posepas de problème particulier au responsable d’équipe,malgré les difficultés rencontrées sur les projets(retards importants, défaillances qualité), d’où laprécision : « projets difficiles, mais performancesacceptables ». Dans le second cas, le responsabled’équipe, récemment nommé, est en difficulté et dis-pose de faibles marges de manœuvre. Dans uncontexte relationnel peu soigné, avec des projets dif-ficiles et conduits auparavant par des responsables

MODÈLE D’ANALYSE DES CONTEXTES DE LACAPITALISATION DES CONNAISSANCES (CC)

LeaderOrganisation de la capitalisation, incitation et

évaluationStyle de leadership

(centré sur les relations, l’activité ou intégrateur)

Capitalisation

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SituationConditions de réalisation

des projets (favorables, variables,

difficiles)Mode d’organisation

des projets (individuel ou équipe)Niveau d’acceptabilité

des performances de l’équipe

Marges de manœuvre à disposition des managers

GroupeNiveau de soin(faible ou élevé)

Encadré 2

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aux relationsconflictuelles,le responsableest concentrésur la conduitedes projets et larésolution desproblèmes quileur sont as-sociés (retardsi m p o r t a n t s ,manque dec o m m u n i c a -tion entre leséquipes, erreursde conceptiondécelées tardi-vement), d’oùla précision :« antécédentscon f l i c tue l s ,projets diffi-ciles, marges dem a n œ u v r efaibles ». Cer-taines perfor-mances d’équi-pe ne sont pasjugées accep-tables, mais lanécessité detrouver des so-lutions rapidesaux multiplesproblèmes encours l’emportesur le traite-ment des cau-ses des dysfonc-tionnements ; – Enfin, dansle modèle Qua-lité – Communautés, les managers interviennentplus indirectement en termes d’organisation de laCC, car celle-ci est fortement structurée par ladémarche qualité suivie et la qualité des échangesintra et inter-équipes. L’adéquation entre le modèleet le contexte est particulièrement forte. L’in-teraction « qualité – communautés » rend compteaussi bien du contexte de la CC que des modalitésdans lesquelles elle est déployée. Dans ce cadre, lesmanagers contribuent à la CC essentiellement par lesoutien apporté au maintien de la dynamique de cecontexte « facilitant ». L’interaction « soin élevé – répartition en binômes –projets favorables », renforcée par l’implication dans lesystème qualité, favorise le déploiement de pratiquesde capitalisation.

CONCLUSION

L’ a p p r o c h eintégrative etd i v e r s i f i é eadoptée permetde proposer desclés de compré-hension et d’in-tervention, à lafois simples etoriginales. Sousréserve d’orga-nisation et decertaines condi-tions (préciséesdans le modèled’analyse descontextes), lacapitalisationdes connaissan-ces peut êtreinscrite dansdes dispositifsde gestion exis-tants.En conclusion,nous plaidonspour un « lea-dership inté-gratif et situa-tionnel» de laCC. Le termeleadership sou-ligne la nécessi-té d’une priseen charge mi-nimale de lapart des mana-gers. Le rôlefondamental

qu’ils ont à jouer à ce sujet peut prendre diverses for-mes, être axé sur le déploiement d’une modalité de CCspécifique ou être davantage intégré au mode de mana-gement global de l’activité. Dans tous les cas, de nom-breuses modalités de CC sont à la disposition des mana-gers, parmi les outils de gestion existants, comme, parexemple, les outils qualité et RH. Au-delà des modali-tés, ces outils fournissent des possibilités d’action sur lescontextes et sur le soin accordé aux relations.En ce sens, la notion de leadership intégratif participed’une conception ambidextre de la CC, tout en préci-sant qui est au cœur de cette prise en charge. Les mana-gers, par leur compréhension des situations, aménagentles activités et les ressources et effectuent des choix quialternent entre des prises en charge très formalisées etdes solutions beaucoup plus « relationnelles». Ces choix

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La CC (capitalisation des connaissances) permise par ces pratiques documentaires est iciindissociable de l’inscription de ces pratiques dans des dispositifs plus larges qui mettenten relation les rédacteurs des documents et leurs « inspecteurs ». (Système figuré desconnaissances humaines, page de l’Encyclopédie de Diderot, XVIIIe siècle)

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sont à relier à des conditions d’exercice du leadership. Ils’agit donc de proposer un leadership qui organise laCC en fonction d’un diagnostic de la situation deséquipes concernées. À partir des observations réalisées,trois grands types d’interaction peuvent être mis enavant :– Dans les cas de soin faible, si le leadership est centrésur l’activité au détriment des relations (par choix oucontrainte) et si les individus sont répartis individuelle-ment sur les projets, alors la CC peut être organisée parla documentation. Au-delà des bénéfices individuels(fonction mémoire, auto-formation), les connaissancesainsi documentées améliorent la performance deséquipes par la réduction du temps d’intégration desnouveaux et la hausse des échanges de connaissancesintra et inter équipes ;– Dans les cas de soin faible, si le management sou-haite améliorer le niveau de soin et agir tant sur lesrelations que sur l’activité, et s’il en a les moyens, laCC peut être intégrée au modèle « gestion d’équipe »,autrement qualifié de management intégrateur. Lesbénéfices individuels de ce mode de CC (élargisse-ment des connaissances par apprentissages croisés etréalisation personnelle) se traduisent par une amélio-ration globale de la performance de l’équipe en termesde productivité ;– Dans les cas de soin élevé et de structuration de lacapitalisation par une démarche qualité, le rôle dumanagement consiste davantage à soutenir ladémarche et à veiller au soin accordé aux relations.Ainsi, la CC alimente de façon continue les nouveauxcycles de création de connaissances et les nouveauxprojets.L’analyse effectuée, centrée capitalisation, s’inscritdans une vision du KM qui a pour objectif la régéné-ration des connaissances utiles dans l’action. Elle nediscute cependant pas de façon approfondie des inter-actions entre création et CC. Or, si la CC nourrit lacréation, elle bénéficie également d’une création deconnaissances supplémentaire (ce qu’illustrent cer-taines actions de création de connaissances initiées parles managers, en parallèle aux projets). Réintégrer cesdimensions dans l’analyse nous semble ainsi consti-tuer une piste de recherche prometteuse qui permet-tra d’enrichir la discussion à la fois sur les modes d’ac-tion des managers et sur la dynamique globale desconnaissances dans l’entreprise. ■

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À propos du livre de Daniel Bachet, Les Fondementsde l’entreprise – Construire unealternative à la dominationfinancière, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 250 p., 2007

«L’entreprise et la société ont desnatures et des finalités différentes »(p. 9). La société est un contratentre associés (les actionnaires,dans le cas de la société anonyme)qui en définissent les règles de gou-vernement, sans qu’interviennentni les salariés, ni aucune des autresparties prenantes de l’entreprise.L’entreprise, quant à elle, recouvreune organisation qui va bien au-delà. Pourtant, tout laisse à penserque, dans le système économiqueactuel, l’entreprise est gérée selonles principes des sociétés et à partirdes règles qu’érigent les action-naires : en témoignent les critèresde rentabilité financière, quideviennent l’aune exclusive àlaquelle les entreprises sont éva-luées. À partir du moment où lafinalité de l’entreprise n’est pas dis-tinguée de celle de la société, l’en-treprise se voit gérée selon les cri-tères des associés actionnaires, cequi n’est pas sans entraîner desérieux préjudices sociaux et éco-nomiques. La confusion entresociété et entreprise pourrait alorsexpliquer les «dérives du capita-lisme financier » (1).Tel est, en substance, le message queveut transmettre Daniel Bachet,Maître de conférences à l’universitéd’Evry. Si la société, dotée d’unepersonnalité morale et de statutspropres, est un concept juridiqueclair, en revanche, l’entreprise estbien une autre entité… mais que ledroit ne définit pas, et dont on seraitbien en peine de caractériser lanature ou les objectifs.

L’ouvrage vise à contrecarrerl’amalgame entre société et entre-prise, et se propose, pour cela, derevenir aux fondements mêmes del’entreprise. Cette ambition estd’emblée tout autant théoriqueque politique, car il s’agit de chan-ger non seulement « la représenta-tion de l’entreprise », mais aussi« les rapports de pouvoir » qui s’yforment, ainsi que ses critères d’ef-ficacité et ses outils de gestion.L’ouvrage dénonce donc lafameuse «domination financière »,mais sous l’angle particulier descritères d’évaluation qui détermi-nent le pilotage des entreprises aubénéfice d’une communauté d’in-dividus : les actionnaires. Pourcomprendre pourquoi de telsoutils d’évaluation ont émergé, lepremier chapitre retrace lesgrandes étapes de l’histoire de lasociété anonyme. C’est l’un desgrands mérites de l’ouvrage que deresituer la naissance de cettesociété dans une perspective histo-rique. Il montre comment cettehistoire est, dans les faits, indisso-ciable de la structuration des insti-tutions financières modernes. Lacroissance des entreprises, aux XIXe

et XXe siècles, est allée de pair avecla rationalisation des pratiques ges-tionnaires, et en particulier avecl’émergence de critères de rentabi-lité comptable propres aux déten-teurs de capitaux (cf. le ROI,Return On Investment). La légiti-mité des managers, devenus pro-fessionnels, tiendrait aux règles dela société : l’auteur souligne, parexemple, l’importance des innova-tions gestionnaires, comme cellesde Taylor, de Ford, voire de Fayol.Mais, toujours selon l’auteur, cesinnovations ne remettaient pas encause le fait que la rationalité éco-nomique de l’entreprise se devaitd’être calquée sur celle de la sociétéde capitaux. La montée en force dela finance, ces trente dernièresannées, ne ferait que poursuivre cemouvement, avec l’introductionde nouveaux critères, tels quel’EVA (Economic Value Added), quirenforcent encore la place desactionnaires.

La construction dudroit du travail ferait,elle aussi, écho à cemême mouvement :non seulement ladéfense des salariés seserait organisée enréaction au pouvoirdes « propriétaires »,mais cela aurait, desurcroît, entériné defacto l’idée que le tra-vail serait naturelle-ment subordonné à la« société des proprié-taires ». Si cette pers-pective historique peutêtre discutée, l’ou-vrage montre, toutd’abord, à quel pointles notions juridiques de société etde contrat ont conduit à assimilerentreprise et société, ce qui a eu,du même coup, pour effet deconcéder une place extraordinaireaux détenteurs de capitaux. Il sou-ligne, par ailleurs, la dichotomiedu droit (entre droit des sociétés etdroit du travail) qui encadre l’en-treprise sans parvenir à lui donnercorps.Face au mutisme du droit sur l’en-treprise, l’auteur se met donc enquête d’une théorie de l’entreprise.Il recense les principales théorieséconomiques et sociologiques,comme l’avaient fait avant luiCoriat et Weinstein (2). Au seindes théories économiques, lesthèses néo-classiques restent domi-nantes : en se focalisant sur lescoûts de transaction, les droits depropriété ou les relations d’agence,ces thèses contribuent à relayer laconfusion entre entreprise etsociété. Quant aux théories socio-logiques, elles analysent les interac-tions, les conflits et les jeux depouvoir, sans pour autant interro-ger la construction des critèresd’efficacité ou de légitimité.Il reste donc à refonder l’entrepriseen tant que telle. Selon DanielBachet, une telle refondation passe

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(1) AGLIETTA (M.) & REBÉRIOUX (A.), Dérivesdu capitalisme financier, Paris, Albin Michel,2004.

(2) CORIAT (B.) & WEINSTEIN (O.), LesNouvelles Théories de l’entreprise, Le Livre dePoche, 1995.

L’ENTREPRISE N’EXISTE PAS,INVENTONS-LA!

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nécessairement par la redéfinitiondes critères d’efficacité et des pou-voirs, dans l’entreprise. Plus fonda-m e n t a l e m e n t ,penser l’« entre-prise responsable »suppose de gérerl ’ e n t r e p r i s ecomme une entitéen soi, et noncomme l’une deses composantesp a r t i c u l i è r e squ’est la société.Et l’auteur de sug-gérer un certainnombre de pistes :la direction de lasociété devrait êtreconçue sur la based’une double légi-timité ; son conseild’administrationdevrait s’ouvrir àl’entreprise, c’est-à-dire au comitéd’entreprise (quipourrait lui-mêmeêtre élargi aux sta-keholders, fournis-seurs de premierrang, mais aussireprésentants de lasociété civile…) etau collectif de tra-vail ; enfin, descomptes de ges-tion séparés pour-raient être établispour l’entrepriseet pour la société,de manière à faire peser l’intérêtsocial.Au final, le livre s’attaque à unequestion cruciale et ambitieuse : ladéfinition de l’entreprise et de sesmodes de gouvernement. La thèseessentielle du livre, qui dénonce laconfusion entre société et entre-prise, fait écho à d’autres travauxrécents : il est encore difficile d’enévaluer la portée, mais elle méritesans conteste que l’on s’y attarde.La perspective historique est, à cetégard, d’autant plus convaincantequ’elle permet de souligner les tra-vers des théories classiques de l’en-treprise.

Un certain nombre de points peu-vent toutefois être questionnés.On peut s’interroger sur le parti

retenu par l’auteur, consistant àmettre en cause le régime de droitsde propriété, au motif qu’il consti-tuerait la base d’un rapport deforce entre actionnaires et salariés :certains juristes (comme, parexemple, Ripert (3)) n’ont-ils pasdémontré que les actionnaires nesont jamais propriétaires, en droit,que de leurs actions, et non de l’ac-tif social (et encore moins de l’en-treprise) puisque c’est la personnemorale qui l’est ? En fait, plus quele régime de propriété, c’est ledéfaut d’une reconnaissance juri-dique de l’entreprise qui est encause. À cet égard, Daniel Bachet

indique que le droit pourraitprendre acte de l’existence de l’en-treprise comme entité économique

distincte de lasociété. Pour au-tant, une tellereconnaissancen’est possible quesi l’on disposed’une nouvellethéorie de l’entre-prise, à laquellel’auteur ne se ris-que pas. De mê-me, il ne se risquepas, non plus, àune remise encause fondamen-tale du cadre juri-dique existant : ilpréfère opter pourun simple aména-gement pragma-tique du systèmeinstitutionnel, ensoulignant le rôleque devront jouerl’Etat et les poli-tiques dans lesévolutions à ve-nir.Ne pourrait-onpas, cependant,aller plus loin ?L’auteur soulignele rôle essentieldes rationalisa-tions gestionnai-res de l’entreprise,de même qu’il faitvolontiers réfé-

rence aux managers et à certainsauteurs (ainsi qu’à certaines pra-tiques « expérimentales » de re-cherche intervention)… Ne fau-drait-il pas alors revenir auxfondements de l’action collectivepour proposer un modèle de l’en-treprise ? L’ouvrage critique lesapproches économiques et sociolo-giques : ne seraient-ce pas lessciences de gestion qui seraient leplus à même de proposer une théo-

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(3) RIPERT (G.), Aspects juridiques du capita-lisme moderne, Paris, LGDJ, 354 p., (deuxièmeédition) 1951.

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nelles ; d’autres sont anarchiques,chaotiques, erratiques, bruyantes.L’essentiel du propos n’est toute-fois pas dans l’hétérogénéité desexemples auxquels se réfèrent lesauteurs, mais dans la doubledimension à la fois matérielle etmorale que le désordre ne manquepas de soulever : il n’est pas delangue qui ne désigne, par le termede «mess » (burdel, balagan, bordel,etc.), aussi bien l’amassementincontrôlé d’objets de toute sorteque le lupanar.D’où le second argument du livre,qui court tout au long des cha-pitres qui le composent, rappelantque le désordre n’est pas seulementun état du monde, mais qu’il estsurtout un état normativementréprouvé. En effet, qu’il s’agisse desscènes de la vie conjugale sur lesbonnes façons de ranger ses affairespersonnelles ou des pratiquesmanagériales en matière d’organi-sation, le désordre conduit à res-sentir de la gêne ou de la honte.C’est qu’il s’agit là d’un mal qu’ilsied de combattre et d’éradiquer,comme en témoignent ces curieuxthérapeutes que suivent, non sansironie, Abrahamson et Freedman,lors de leurs interventions auprèsde clients afin de les aider à orga-niser un dîner, à réaménager leurmaison, à gérer leur agenda, bref, àgagner du temps, de l’énergie et del’argent en classant, triant, attri-buant chaque chose au bon en-droit. Cette aversion pour le dé-sordre a toutefois une histoire. Lesauteurs évoquent la traditionjudéo-chrétienne qui conçoit unDieu dont l’acte de création estindissociable d’un plan, d’uneorganisation bien réglée d’où ledésordre est absent. Ils font égale-ment référence à l’histoire desbonnes manières, qui imposent, aucorps et aux sentiments, uncontrôle de soi selon des normesprécises. Ils rappellent, enfin, l’his-toire du management, dont Taylorconstitue la figure emblématique,avec une prétention à la rationali-sation optimale, et qui se prolongeaujourd’hui dans les invitations àgérer son entreprise sans papiers,

rie de l’entreprise capable de fon-der un cadre juridique approprié ?Quelle que soit la discipline, il y a,en tout cas, un enjeu indéniable,pour la recherche, à faire existerl’entreprise en droit.

Par Blanche SEGRESTIN, CGS – ENSMP

À propos du livre de Eric Abrahamson et David H. Freedman, A PerfectMess. The Hidden Benefits ofDisorder, New York-Boston-London : Little, Brown andCompany, 2006 (Un peu dedésordre = beaucoup de profits,Paris, Flammarion, 2008)

Eric Abrahamson enseigne à laColumbia Business School, il estl’auteur de nombreux articles sur lechangement dans les organisa-tions, dont un livre remarqué où ilexprimait déjà une distance iro-nique vis-à-vis des théories mana-gériales en usage. David Freedmanest journaliste, il publie sur lesinnovations scientifiques et lemanagement. L’ouvrage qu’ils ontécrit ensemble (et dont la traduc-tion française vient de paraître) seveut un livre de vulgarisation qu’ilsconsacrent à un thème qu’on nepeut que trouver stimulant apriori : le désordre. Ou plutôt, carle terme anglais de «mess » renvoieaussi à quelque chose de moinssavant ou retenu que le « désordre »ne le suggère peut-être : le bazar, lefatras, le fourbis. La question queposent les auteurs est, de ce pointde vue, extrêmement simple : est-iltoujours payant de s’organiser ?Après tout, le rangement a égale-ment un coût, en soin, en atten-tion, en énergie. Et ce coût peutexcéder les avantages qu’il est censéapporter. Dès lors, il devient

important de mieux comprendreles différentes formes de désordre,leur genèse, leur nature et leursconséquences. C’est donc cemonde que les auteurs explorentavec force exemples très variés qui,bien que les organisations du tra-vail demeurent le cœur de leurattention, touchent aussi bien à lavie des entreprises qu’aux poli-tiques publiques ou au bonheurdomestique.

• L’étrange monde du désordre est un ordre maudit

C’est là, du reste, un premierargument de l’ouvrage. Le mondedu désordre auquel s’intéressentAbrahamson et Freedman estvolontairement vaste. Il concerneaussi bien la vie professionnelleque familiale, désigne à la fois desdifficultés de rangement desbureaux et des chambres d’enfants,et recouvre aussi bien des pro-blèmes matériels (comment classerses papiers) que des enjeux rela-tionnels (mettre de l’ordre dans savie). À vrai dire, il surgit partoutoù la question de l’ordre se pose.De même, il existe toutes sortes demanières de s’adonner au désordre.Elles peuvent être individuelles,concernant le rangement de dos-siers dans son bureau, le classe-ment de ses CD dans sa discothè-que. Elles peuvent être collectives,mettant en jeu des activités de pro-duction ou des modes d’actionpublique, comme c’est le cas de lafaçon dont une entreprise inno-vante s’ajuste aux variations de sesmarchés ou dont une ville gère sontrafic routier à l’épreuve desembouteillages. Elles peuvent êtreconjoncturelles, circonscrites à unesituation ou à un moment ; ellespeuvent prendre des formes per-manentes, comme c’est le cas deces troubles obsessionnels compul-sifs (TOC) qui signalent uneatteinte psychiatrique. lI en est desmaisons comme des villes, des viesintimes comme des entreprises :certaines sont parfaitement lissées,triées, mises au carré, fluides, sansheurts, impeccablement ration-

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LE DÉSORDRE ET L’ORGANISATION

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qui constituent autant d’indicesdepuis lesquels l’activité de travails’improvise et s’ajuste en fluxcontinu. Ce sont là deux grandesstratégies, qui opposent les « soi-gneux» (neats) et les «bohèmes»

(scruffy) (1). Mais – etc’est là l’argument origi-nal des auteurs – ce quiest vrai pour le travail debureau l’est tout autantpour les entreprises. Ily a, d’un côté, cellesqui conçoivent leurdéveloppement en so-phistiquant toujoursdavantage leur organi-gramme, au gré de l’ac-croissement de leur pro-duction et de leur taille,de sorte qu’elles finis-sent par ressembler à devéritables usines à gaz.Et il y a, de l’autre côté,les entreprises qui necessent d’innover et deprospérer parce qu’ellesrenoncent précisémentà rigidifier leur organi-gramme, modifiant leurschéma organisationnelau gré des conjonctureséconomiques et des op-portunités, n’hésitantpas à enrôler les utilisa-teurs de leurs produitspour affiner leur designou à mobiliser une com-munauté d’internautes(comme c’est le cas d’unconcepteur de logicielsde jeux vidéos ou d’unfabricant de matériel

pour handicapés, exemples que rap-porte l’ouvrage). Des entreprisesqui mélangent allègrement ce quedes schémas organisationnels tropprécis leur auraient interdit de faire.La conclusion générale de cettedémonstration n’est toutefois pasqu’il faudrait faire fi de tout ce quiressemble, de près ou de loin, à del’organisation. A Perfect Mess défendl’idée qu’il y a toujours un niveau

sans défauts, selon une mécaniquebien huilée. Néanmoins, poursui-vent les auteurs, il n’y a pas de vieni d’efficacité sans aléatoire, desorte qu’il n’est pas certain quecette volonté d’éliminer tout ce quiressemble à du bruit, àde la saleté, à du dé-sordre, constitue, pourles individus et pour lesentreprises, une trèsbonne chose. Car s’ilest désormais convenude se demander com-ment davantage s’orga-niser, personne ne sedemande – à tort – siune entreprise ou unménage aurait besoinde moins d’organisa-tion !

•Un facteur de souplesse et d’invention

Or, justement. Le troi-sième argument d’APerfect Mess invite àconsidérer les bénéficesqu’on peut tirer du dé-sordre. Car les exemplesde ces entreprises ou deces innovateurs quitirent partie de l’encom-brement de leur entre-pôt ou de leur bureauabondent, démontrantl’intérêt des « structureso r g a n i s a t i o n n e l l e sdésorganisées » (MessyO r g a n i z a t i o n a lStructures). En une suitecolorée d’exemples oùdéfilent les portraits de patrons oude savants peu enclins au range-ment, Abrahamson et Freedmanracontent comment une quincaille-rie et une librairie de la banlieue deBoston triomphent de la concur-rence grâce à l’accumulation peuraisonnée d’articles leur assurant lecontrôle de niches sur les marchés,comment l’architecte Gehry conçoitun bâtiment du MIT sans plans etoblige les entrepreneurs du chantierà innover, ou comment Flemingdécouvre «par hasard» la pénicil-line, fort du fatras qui recouvre sa

paillasse, sans lequel il n’aurait puconstater les effets de la moisissuresur ses préparations. À juste titre, lesauteurs mobilisent les travaux deDavid Kirsh, sur la cognition distri-buée, qui, à propos de l’agencement

d’un bureau, met en évidence deuxgrandes manières de composer avecson environnement, selon qu’on enclasse les éléments depuis un nom-bre volontairement réduit de«structures explicites de coordina-tion» (listes, planning de la journée,boîtes de réception du courrier,etc.) pour déterminer la prochainetâche (planification)… ou qu’on serepère par « paysages d’activité »(activity landscapes) (post it collés iciou là, piles de dossiers, livresouverts par terre, commentairesgriffonnés sur des enveloppes, etc.)

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(1) KIRSH (David), «The Context of Work»,Human-Computer Interaction, vol. 16, pp. 305-322, 2001.

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constituent des variables distinctes,indépendantes, qu’il faut savoirmélanger exactement comme aupoker, où il faut savoir jouer à lafois de calcul et de veine, de straté-gie et de hasard. Mais, au-delà dela séduisante analogie établie parles auteurs, il paraît curieux d’envi-sager les deux états du monde quesont l’ordonné et le bazar demanière séparée, comme si toutcadre planifié ne générait pas desformes de débordement qui ne luisont pas étroitement liées. L’his-toire rapportée de Flemming et desa paillasse sens dessus dessous aceci d’exemplaire que l’on sait,depuis le brillant écrit de WaiChen (3), que le célèbre savant nedécouvrit pas la pénicilline. Etpour cause ! Ce qu’aperçut le cher-cheur sur sa table d’ouvrage, cen’est pas un antibiotique en me-sure de lutter contre des microbes,mais seulement une façon de puri-fier encore davantage ses prépara-tions gorgées de germes actifs etdestinées à être fâcheusement ino-culées aux malades, selon la théoriede la vaccination qui avait cours.En d’autres termes, ce que lui per-mit d’apercevoir le désordre de sonbureau n’est pas dissociable de lamanière d’ordonner le mondeimposée par le laboratoire pharma-ceutique, important producteur devaccins, pour lequel il travaillait.La lecture de l’ouvrage d’Abraham-son et Freedman demeure toutefoisparfaitement stimulante, ne serait-ce que par les questions qu’il permetde poser. Sans conteste, leur appel àse méfier de tout ce qui peut paraîtretrop net, trop propre, trop impec-cable, s’avère une saine recomman-dation.

Par Jean-Marc WELLER,LATTS, École nationale des

Ponts et Chaussées

sinon de manière peu convain-cante lorsqu’ils évoquent la reli-gion ou la taylorisation commeautant de tentatives pour réduirel’aléatoire. Certes, tout ceci n’estpas faux. Mais l’on sait aussi,depuis la mise en discipline descorps et des esprits décrite parFoucault, que cette rationalisationest autrement plus complexe, s’in-sère dans des préoccupations poli-tiques de gouvernement des terri-toires et des populations qu’il eûtété intéressant d’évoquer, et mêmede comparer d’un pays à l’autre,plutôt que de tomber dans desconsidérations culturalistes tropsimplistes.De même, la volonté des auteursd’embrasser d’un même regard lestechniques managériales des entre-prises et les formes de rationalisa-tion domestique à l’œuvre dansl’espace privé eût mérité quelquesdiscussions, depuis le grand livreque Siegfried Giedion a consacré,en 1948, à la mécanisation desmaisons et à leurs équipementspour décrire le fameux americanway of life (2). Parmi la multitudedes techniques de rangement et declassement, certaines se distin-guent notamment par leur puis-sance calculatoire : transformer desgestes, des raisonnements ou desactivités en tableaux de chiffres ! Lamise en ordre du monde qu’impo-sent ces technologies (qui s’insè-rent elles-mêmes dans de longueschaînes métrologiques conduisantà de puissants centres de calcul, etqui connaissent elles-mêmes destransformations majeures) auraitmérité de plus fines descriptionsque celles des success stories d’entre-prises délicieusement désordon-nées que l’on parcourt dans l’ou-vrage, mais dont on ne comprendpas toujours comment elles fonc-tionnent vraiment.Enfin, et c’est pour moi la limite laplus importante d’A Perfect Mess, lathèse centrale du livre repose surl’idée que l’ordre et le désordre

optimal de désordre (optimal level ofmessiness). Tout l’enjeu repose doncsur le dosage entre l’ordre et ledésordre, qu’il faut savoir faire évo-luer avec le temps, corriger en fonc-tion des situations, exactementcomme le trafic de transport encommun ou la lutte contre le terro-risme doivent s’ajuster en perma-nence à un réseau de circulation oud’actions extrêmement plastique.En témoigne la difficulté des États-Unis à combattre les membres d’AlQaida: face à un mouvement éparset sans tête apparente, lesAméricains ont dû revoir leursbureaucraties trop ordonnées auprofit d’interventions plus décentra-lisées et plus aléatoires. Car la seulerecherche d’ordre à tous crins paraîtvaine, tandis que l’introduction dudésordre dans l’organisation peuts’avérer très profitable, gage de sou-plesse, de créativité et de meilleurajustement.Incontestablement, l’ouvraged’Abrahamson et Freedman est unlivre fourmillant d’exemples à l’hé-térogénéité savoureuse, et dont lathèse explicitement critique vis-à-vis des théories managériales selonlesquelles des mondes bien ordon-nés seraient des lieux d’efficacité,est a priori réjouissante. Car c’estbien l’inverse qu’il faut penser : cesbureaux, ces ateliers, ces entre-prises impeccables sont mortifères,empêchent de s’ajuster et s’avèrentcontre-productifs dès lors qu’onexamine toute l’énergie qu’il fautdépenser pour maintenir leur orga-nisation absurde sous contrôle. Onpourra toutefois regretter l’absencede certains développements, desorte qu’au terme de la lecture del’ouvrage, on pourrait se demandersi la thèse qui y est défendue, toutesympathique qu’elle soit, ne res-semble pas à une pétition de prin-cipe.

• Un désordre sous influence

Un lecteur sensible à la genèse dela rationalisation, tant critiquéepar Abrahamson et Freedman,pourra regretter que son histoirene soit véritablement abordée,

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(2) Voir GIEDON (S.), La Mécanisation au pou-voir. Contribution à l’histoire anonyme, CentreGeorges Pompidou/CCI, 1980 (1re ed., 1948).

(3) CHEN (Wai), Comment Fleming n’a pasinventé la pénicilline, Paris, Les Empêcheurs deTourner en Rond, 1996.

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ON THE OBLIGATION OF ACCOUNTABILITYHervé DUMEZ

PRESAJE Institute has asked a work group from theAEGIS research program, coordinated by Hervé Dumez,to reflect on the concept of accountability. This familiarconcept, whereby a person who acts on behalf of an orga-nization must account for his actions, raises more pro-blems than expected. Coming from this work group, thearticles on this theme inquire into how accountability isput into practice in firms, hospitals and research centers.This thematic issue reaches back to the origins of thisconcept in the British context.

THE OBLIGATION TO ACCOUNT IN ENGLISHLAWHenry MARES

The English notion of accountability is hard to render inFrench, because it is hard to understand outside a long tra-dition of jurisprudence. Neither the same as responsibilityor liability, nor as the possibility to incriminate someone forhis actions, this notion’s relation with these other conceptsvaries from one field to another. To blame someone — whe-ther a trustee, spy, employee, judge or minister — for hisactions, it is sometimes necessary to prove that the personhad an obligation to account for them. Recent develop-ments in corporate law, given the rather broad range ofinformation that companies quoted on the stock exchangemust provide, could unsettle the finely wrought balance bet-ween accountability and responsibility, which has slowlyevolved since the English Middle Ages. This article is publi-shed in its original language in order to allow readers to dis-cover all the nuances necessary for a full understanding

ACCOUNTABILITY IN FIRMS: THEORIES AND PERCEPTIONSMagali AYACHE

What place do theories of corporate management assignto accountability? What perception do parties inside afirm have of it? The responses to these two questions glea-ned during a survey of “middle managers” come as a sur-prise. The theories about how organizations operate havedevoted little thought to this concept, and these mana-gers’ perceptions of it are not what we expect.Accountability is perceived as a form of control ratherthan as a managerial tool; it has connotations so negativethat other words are used: reporting, discussing, revie-wing, etc. Nonetheless, managers spend their timeaccounting for their actions but in their own way and attheir own pace

“BUILDING ACCOUNTS” IN A COMPANY IN THE CONSTRUCTION INDUSTRYBertrand FAURÉ

What are the implications of accountability in the buil-ding industry, which is continuously adjusting to thebusiness cycle? The example reported herein has to dowith budgetary controls at a construction site that was inthe red. It sheds light on the interactions between thechief engineer, project director and comptroller as they tryto present monthly budgetary reports that take intoaccount the exigencies of both the site and annual budget.

The complex dynamics of accountability provide us witha glimpse of an extremely codified system: the budget isbuilt to be validated even if this means “troweling” overrough spots so as to appear responsible. This informalnorm of aesthetics in bookkeeping might become a deci-sive factor for presenting managerial competence

RANKING HOSPITALS: A NEW METHOD OF ACCOUNTABILITYAurore SCHILTE and Étienne MINVIELLE

How to ask those who wield knowledge in a fieldwhere trust is essential to account for their actions?This is the crux of the issue in medicine. Not thatmedical professionals refuse the idea of accountabi-lity — on the contrary, the world of medicine hasswitched from opaque procedures of “self-evalua-tion” to an overexposure due to the rankings towhich the media have given high visibility. Besides,accountability concerns not just expenditures butalso the quality of care. Given the proliferation ofrankings of hospitals in France, England, the UnitedStates and Canada, four forms of accountabilityhave been distinguished depending on whether aperson is held accountable to citizens, payers,patients or other professionals. But the situation iscontinuously shifting. The advantages, drawbacksand circumventions of current hospital rankingslead us to turn toward a new form of accountabilitythat would represent a compromise between“control” over internal controls and the pursuit ofdemocracy.

RESEARCHERS AND THE OBLIGATION TO ACCOUNTMargit OSTERLOH, Bruno S. FREYand Fabian HOMBERG

The New Public Management movement, straightfrom Anglo-Saxon land, has introduced the idea thatpublic services should be managed like firms and, as aconsequence, production indicators be used to mea-sure performance. Research has not escaped this trendand is to be held accountable. This article focuses lesson the fundamental question of the freedom ofresearch in universities than on the deviations resul-ting from the numerical indicators of production towhich researchers are now subject. Besides not beingadapted to research, these methods risk having a nega-tive impact on creativity. The costs of the obligation toaccount — loss of motivation by researchers, reinfor-cement of “normal science”, etc. — might exceed anyhoped-for benefits. To improve public research, othersprocedures, drawn from research in the science ofmanagement, are proposed

ORCHESTRATING ASSETS TO REMAIN COMPETI-TIVE: RAYTHEON’S STRATEGIC TRAJECTORYColette DEPEYRE

What strategy can a firm adopt to remain competitive ina fast-changing environment? Are ideas and practicesmodified as fast as changes take place? The case ofRaytheon in the American defense industry shows how acompany tries to face the future in a permanently innova-

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AN UNSERE DEUTSCHSPRACHIGEN LESERVON DER VERPFLICHTUNG, RECHENSCHAFTABZULEGEN, ODER ACCOUNTABILITYHervé DUMEZ

Das Institut PRESAJE hat eine Arbeitsgruppe desForschungsprogramms AEGIS, das von Hervé Dumez koor-diniert wurde, damit beauftragt, sich mit dem Begriff derVerpflichtung zur Rechenschaft oder accountability zu befas-sen. Der Begriff ist allen vertraut – wer im Rahmen einerOrganisation handelt, legt Rechenschaft über sein Handeln ab– und doch ist er problematischer als man annehmen könnte.Das Dossier, das wir in dieser Nummer veröffentlichen unddas von dieser Arbeitsgruppe zusammengestellt wurde, gehtder Frage nach, wie es in Unternehmen, Krankenhäusern undForschungsinstituten um diese Praxis steht, und verfolgt ihreUrsprünge im britischen Kontext.

THE OBLIGATION TO ACCOUNT IN ENGLISHLAWHenry MARES

Der englische Begriff accountability ist schwer insFranzösische zu übertragen, denn außerhalb des aufeine lange Tradition zurückblickendenRechtsprechungssystems ist er schwer zu fassen. Erist nicht mit dem Begriff der Verantwortlichkeit zuverwechseln, oder mit der Möglichkeit, eine Personaufgrund ihres Handelns zu belangen, sondern stehtmit diesen Konzepten in einer Beziehung, die vomjeweiligen Anwendungsgebiet abhängt und somitvariabel ist. Um jemanden beschuldigen zu können,muss von Fall zu Fall geklärt werden, inwieweit diejeweilige Person, sei es ein trustee, ein Spion, einAngestellter, ein Richter oder ein Minister, verp-flichtet war, über ihr Vorgehen Rechenschaft abzu-legen. Die letzten Entwicklungen derUnternehmensgesetze könnten mit ihrer ziemlichweit gefassten Definition der Informationspflichtbörsengängiger Unternehmen das Gleichgewichtzwischen Rechenschaft und Verantwortlichkeit, dassich seit dem Ende des englischen Mittelaltersallmählich herausgebildet hatte, in Frage stellen.Wir waren der Ansicht, dass die Veröffentlichungdieses Artikels in der Originalsprache aufgrund der

Bedeutungsnuancen eine vertiefende Lektüre ermö-glichen würde.

ZUM RECHENSCHAFTSBERICHT IM UNTERNEHMEN: THEORIE UND WAHRNEHMUNGMagali AYACHE

Welche Bedeutung schreiben Management-Theorien dem Phänomen desRechenschaftsberichts im Unternehmen zu? Wiesehen es die unternehmerischen Akteure? Auf diesebeiden Fragen gaben „middle managers“ imRahmen einer Umfrage überraschende Antworten.Über das Phänomen als solches ist in denTheorien, die das Funktionieren vonOrganisationen analysieren, noch wenig nachge-dacht worden, und die Einstellung der Managerentspricht nicht dem, was man erwarten würde.Der Begriff der „Rechenschaft“ wird eher als einKontrollinstrument gesehen als ein Mittel derBetriebsführung und hat eine dermaßen negativeKonnotation, dass der Begriff oft sogar durchandere ersetzt wird (reporting, Protokoll,Diskussion). Und doch legen Manager ständigRechenschaft ab, aber auf ihre Art und inZeiträumen, über die sie selbst entscheiden.

DIE ABRECHNUNGSFABRIK IN EINEMUNTERNEHMEN FÜR ÖFFENTLICHE BAUTENBertrand FAURÉ

Die Rechnungslegung in einem Sektor, der einerpermanenten Anpassungen unterliegt, ist wahrlichein schwieriges Unterfangen. Als Beispiel für dieAnwendung der accountability auf einUnternehmen für öffentliche Bauten wählte derAutor die Kostenüberwachung an einer defizitärenBaustelle, um die Interaktion eines Bauleiters,eines Betriebsdirektors und einesFinanzkontrolleurs darzustellen, die zusammenmit der Vorlegung der monatlichenKostenübersicht zu kämpfen haben und gleichzei-tig die Zwänge der Bauarbeiten und des

tive way, how it constructs its “capacity to be dynamic”.During each major change in the environment (the end ofthe Cold War, the current technological revolution),Raytheon has tried to orchestrate its assets as best possibleto anticipate the future: selling and buying assets whilereorganizing — all this under scrutiny by the financialmarkets, which do not fail to pronounce judgment on thenomination of top executives. We imagine the uncertaintysurrounding the success of this orchestration!

HOW TO CAPITALIZE ON THE KNOWLEDGEGENERATED BY R&D PROJECTSGilda SIMONI

The race to bring out new products is a central factor ina capitalistic economic system. Innovations must alwaysbe forthcoming so that people go on consuming. Thisaccounts for the multiplication of R&D projects, a key

sector in organizations. But how to capitalize on theknowledge coming from such projects so that all thisenergy and all these innovations serve for future projectswithout lost time and with maximum efficiency?Evidence from a case study in a multinational high-techfirm shows how much the forms and contexts of this capi-talization of knowledge are decisive. The coexistence ofdistinct models in a firm reveals the importance of a “lea-der-group-situation triptych”. A decisive factor: howmanagers exercise leadership…

Blanche SEGRESTIN: FIRMS DO NOT EXIST!INVENT THEM! On Daniel Bachet’s Les Fondements de l’entreprise – Construire une alternance à la dominationfinancière (Paris, Éditions de l’Atelier, 2007).Jean-Marc WELLER: DISORDER AND ORGANIZA-TIONS. On Eric Abrahamson and David Freedman’s Aperfect mess: The hidden benefits of disorder (New York-Boston-London: Little, Brown & Company, 2006).

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Jahresbudgets berücksichtigen müssen. Die kom-plexe Dynamik der Rechnungslegung lässt einäußerst kodifiziertes System erahnen, eine„Kostenabrechnungsfabrik“, die die Abrechnungengültig erklären muss, auch wenn die Zahlen biswei-len geschönt werden, um verantwortlich zu erschei-nen. Und diese informelle Norm der Ästhetik derAbrechnung wird vielleicht zum bestimmendenElement für die Inszenierung der Verwaltungs-kompetenz.

DIE KLASSIFIZIERUNG VON KRANKENHÄUSERN:EINE NEUE ART DER RECHENSCHAFTAurore SCHILTE & Etienne MINVIELLE

Rechenschaft von denjenigen zu fordern, die imBesitz des Wissens sind, auf einem Gebiet, woVertrauen wesentlich ist: hierin liegt die ganzeSchwierigkeit der Anwendung der accountability aufdie Welt der Medizin. Nicht dass dieses Milieu sichdagegen verschlösse, aber man ist von der Opazitätder Selbstbewertung zur Transparenz derKlassifizierungen übergegangen, und die der Mediensind die exponiertesten. Hinzu kommt, dass nichtnur über die Ausgaben Rechenschaft abgelegt wer-den muss, sondern auch über die Qualität der ärztli-chen Behandlung. Angesichts der vielfältigenKlassifizierungsweisen im Krankenhaussektor (inFrankreich, England, in den USA, in Kanada), defi-nieren die Autoren vier Formen der accountability, jenachdem ob der Öffentlichkeit, den Zahlern, denPatienten oder den Fachleuten Rechenschaft ges-chuldet wird. Aber die Diskussionen hören nichtauf. Die Vorteile sowie die Nachteile derKlassifizierungen führen dazu, dass eine neue Formder accountability gesucht wird, die einenKompromiss zwischen der Beherrschung internerKontrolle und der Aufrechterhaltung demokrati-scher Ansprüche darstellen würde.

DER FORSCHER UND DIE VERPFLICHTUNG,RECHENSCHAFT ABZULEGENMargit OSTERLOH, Bruno S. FREY & Fabian HOMBERG

Die Bewegung des so genannten New PublicManagement, das in dieser Form aus den angelsäch-sischen Ländern kommt, hat die Idee verbreitet,öffentliche Dienstleistungen wie Unternehmen zuleiten und deshalb Produktionsindikatoren zurMessung der Arbeitsleistung einzusetzen. Auch dieForschung kann sich diesem Anspruch nicht entzie-hen und hat deshalb Rechenschaft abzulegen. DerArtikel behandelt weniger die Grundfrage derFreiheit der universitären Forschung im Verhältniszum Staat, als die Fehlentwicklungen, die auf dieEinführung numerischer Indikatoren zurückzufüh-ren sind, denen die Forscher heute unterworfen wer-den. Diese Methoden sind nicht nur unvereinbarmit der Forschertätigkeit, sie laufen zudem Gefahr,sich negativ auf die Kreativität der Forschung auszu-wirken. Die Kosten, die aus der Verpflichtung zurRechenschaft entstehen (Demotivierung derForscher, „Normalisierung“ der Wissenschaft, etc)könnten stärker ins Gewicht fallen als die erhofftenVorteile. Daher schlagen die Autoren zurVerbesserung der öffentlich geförderten Forschungandere Wege vor, die in der Verwaltungswissenschaftentwickelt wurden.

AKTIVA ORCHESTRIEREN, UM WETTBEWERBSFÄ-HIG ZU BLEIBENDie strategische Entwicklung von RaytheonColette DEPEYRE

Für welche Strategie kann sich ein Unternehmenentscheiden, um in einem sich stark veränderndenwirtschaftlichen Umfeld wettbewerbsfähig zu blei-ben? Modifizieren die Akteure der Veränderungihre Vorstellungen und Praktiken im Rhythmus dergeschichtlichen Umbrüche? Am Beispiel vonRaytheon, dem amerikanischen Rüstungskonzern,zeigt der Autor, wie ein Unternehmen versucht,sich durch beständige Innovation der Zukunftzuzuwenden, wie es seine dynamische Kapazität“entwickelt. Jede bedeutende historischeVeränderung (Ende des Kalten Krieges, die aktuelletechnologische Revolution) wurde zum Ansporngenommen, die Aktiva des Unternehmens besser zuorchestrieren, um die Zukunft zu antizipieren.Doch Aktiva verkaufen und kaufen, und gleichzei-tig die eigenen Ressourcen neu zu ordnen, währenddie Finanzmärkte diese Prozesse, zu denen auch dieNominierung neuer Spitzenkräfte gehört, aufmerk-sam verfolgen, ... all dies lässt erahnen, wie unge-wiss der Erfolg einer solchen Orchestrierung seinkann.

WIE LASSEN SICH KENNTNISSE, DIE DURCHPROJEKTE IN FORSCHUNG & ENTWICKLUNGGENERIERT WERDEN, KAPITALISIEREN?Gilda SIMONI

Der Wettbewerb um neue Produkte ist im kapita-listischen System ein entscheidender Faktor:fortwährend muss innoviert werden, damit derVerbrauch immer wieder angetrieben wird. Aus die-sem Grund wird zunehmend in Forschung &Entwicklung investiert, dem Schlüsselsektor derOrganisationen. Doch wie lassen sich die aus deneinzelnen Projekten hervorgehenden Kenntnissekapitalisieren, damit die entwickelten Energien unddie gewonnenen Erkenntnisse den folgendenProjekten ohne Zeitverlust und mit dergrößtmöglichen Effizienz zugute kommen? DieAutorin stützt sich auf eine Fallstudie, die in eineminternational tätigen Hochtechnologiekonzerndurchgeführt wurde, und unterstreicht, wie sehr esauf die Modalitäten und den Kontext dieserKapitalisierungsprozesse ankommt. Zudem zeigtdie Koexistenz verschiedener Modelle im selbenUnternehmen die Bedeutung dessen, was dieAutorin als Triptychon „Leader – Gruppe –Situation“ bezeichnet. Von der bestimmendenRolle der Ausübung von Führungskraft durchManager ...

Blanche SEGRESTIN: DAS UNTERNEHMEN EXISTIERT NICHT, ERFINDEN WIR ES!Zum Buch von Daniel Bachet, Les Fondements del’entreprise – Construire une alternance à la domina-tion financière, Les Éditions de l’Atelier, 2007.Jean-Marc WELLER: DIE UNORDNUNG UND DIEORGANISATIONZum Buch von Eric Abrahamson und David H.Freedman, A Perfect Mess. The Hidden Benefits ofDisorder, New York-Boston-London, Little, Brownand Company, 2006.

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A NUESTROS LECTORES DE LENGUA ESPAÑOLA

LA OBLIGACIÓN DE RENDIR CUENTAS O LA ACCOUNTABILITYHervé DUMEZ

El instituto PRESAJE ha confiado a un grupo detrabajo del programa de investigación AEGIS(Grupo Europa África de EstudiosInterdisciplinarios), coordinado por Hervé Dumez,la tarea de reflexionar sobre la noción de obligaciónde rendir cuentas o accountability. Aunque lanoción es familiar, quien actúa dentro del marco deuna organización rinde cuentas sobre su acción,sigue siendo mucho más problemática de lo queparece. El expediente que publicamos en estenúmero, fruto de este grupo de trabajo, se interrogasobre esta práctica en el mundo de la empresa, delhospital, de la investigación, y remonta a sus orí-genes, en el contexto británico.

THE OBLIGATION TO ACCOUNT IN ENGLISHLAWHenry MARES

La accountability inglesa es difícil de traducir a otrosidiomas, ya que es difícil de entender fuera de unsistema jurisprudencial de larga tradición. No debeconfundirse con la responsabilidad o la posibilidadde incriminar a una persona por sus acciones, yaque la relación que mantiene con estos conceptosvaría de un campo a otro. Para poder reprochar susacciones a alguien, ya sea que se trate de un trustee,de un espía, de un empleado, de un juez o de unministro, se debe establecer la obligación que teníaesta persona de rendir cuentas. Los últimos avancesde las leyes sobre las empresas, con sus definicionesbastante exhaustivas sobre la información que lasempresas cotizadas en bolsa deben presentar,podrían poner en tela de juicio este equilibrio entreinforme y responsabilidad, que evolucionaba lenta-mente desde finales de la edad media inglesa.Creímos que la publicación de este artículo en sulengua original permitiría conservar todos losmatices necesarios a su lectura detallada.

EL INFORME DE CUENTAS EN LA EMPRESA:TEORÍAS Y PERCEPCIONESMagali AYACHE

¿Qué lugar atribuyen las teorías del management alfenómeno del informe de cuentas en las empresas?¿Cuál es la percepción que tienen de este informelos actores de la misma empresa? Las respuestasdadas a estas dos preguntas, gracias a una encuestarealizada con “middle managers”, son sorprendentes.El fenómeno aún no se considera de forma inde-pendiente según las teorías que analizan el funcio-namiento de las organizaciones y la percepción quetiene los managers no corresponde a la esperada. Lanoción de “rendir cuentas”, percibida más como undispositivo de control que como una herramientade gestión, tiene una connotación tan negativa queel término se reemplaza frecuentemente por otros(reporting, estado, discusión, etc.). A pesar de ello,los managers “rinden cuentas” constantemente,pero a su manera y a su propio ritmo.

LA FÁBRICA DE CUENTAS EN UNA EMPRESA DE CONSTRUCCIÓNBertrand FAURÉ

Rendir cuentas en un sector sujeto a ajustes per-manentes, tal es el problema de la accountabilityaplicada a una empresa de construcción. El ejem-plo presentado por el autor, el control presupues-tario dentro del marco de una obra deficitaria, nosmuestra la interacción entre un supervisor de obra,un director operativo y un controlador financiero,quienes deben presentar presupuestos mensuales,teniendo en cuenta las restricciones de la obra y delpresupuesto anual. Las dinámicas complejas delinforme de cuentas dejan entrever un sistemaextremadamente codificado, una “fábrica de presu-puestos” destinada a lograr su validación, aunquehaya que “redondear” las cuentas para parecer res-ponsable. Y esta norma informal de estética de lascuentas se convierte en un elemento determinanteen la puesta en escena de la capacidad administra-tiva.

LA CLASIFICACIÓN DE LOS HOSPITALES: UNA NUEVA MANERA DE RENDIR CUENTASAurore SCHILTE y Etienne MINVIELLE

Pedir cuentas a quienes detienen el saber, en uncampo en el que la confianza es esencial, esa es todala dificultad de la aplicación de la accountability almundo médico. No porque el medio se oponga,sino porque se ha pasado de la opacidad de laautoevaluación a la sobre-exposición de las clasifi-caciones, en especial las de los medios de comuni-cación, ya que son las más visibles. Además, no sólose deben rendir cuentas sobre los gastos, sino tam-bién sobre la calidad de los tratamientos. Frente a lamultiplicación de las clasificaciones de los hospi-tales (en Francia, Inglaterra, Estados Unidos,Canadá), los autores determinan cuatro formas deaccountability, dependiendo de si las cuentas debenrendirse a los ciudadanos, a los pagadores, a lospacientes o a los profesionales. Pero el movimientono para ahí. Los beneficios, las desviaciones y laevitación de las clasificaciones incitan a tornarsehacia una nueva forma de accountability que seríaun compromiso entre un control interno y laconservación de una exigencia democrática.

EL INVESTIGADOR Y LA OBLIGACIÓN DE RENDIR CUENTASMargit OSTERLOH, Bruno S. FREYy Fabian HOMBERG

El movimiento conocido como New PublicManagement, proveniente de los países anglosa-jones, ha introducido la idea de administrar los ser-vicios públicos como empresas y utilizar indica-dores de producción como herramientas demedición del rendimiento. El mundo de la investi-gación no escapa a esta regla y debe rendir cuentas.El artículo no se concentra tanto en la cuestión defondo de la libertad de la investigación universita-ria con relación al Estado sino más bien en las deri-vas causadas por dichos indicadores numéricos de

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producción a los que se ven sometidos los investiga-dores de hoy. Estos métodos, no sólo son inadapta-dos a la naturaleza de la actividad de investigación,sino que pueden producir un impacto negativo en lacreatividad de investigación. Los costes de la obliga-ción de rendir cuentas (desmotivación de los inves-tigadores, refuerzo de la “ciencia normal”, etc.) pue-den ser mayores que los beneficios esperados. Paramejorar la investigación pública, los autores propo-nen otras formas que se inspiran de la investigaciónen ciencias de la administración.

ORGANIZAR LOS ACTIVOS PARA SEGUIR SIENDOCOMPETITIVOSLa trayectoria estratégica de Raytheon Colette DEPEYRE

¿Cuál puede ser la estrategia de una empresa paraseguir siendo competitiva en un entorno en plenamutación? ¿Los actores del cambio modifican susrepresentaciones y prácticas al ritmo de estas ruptu-ras? Tomando como base el caso de Raytheon,industria de defensa norteamericana, la autora nosmuestra cómo una empresa trata de abordar elfuturo de forma durablemente innovadora, cómoconstruye su “capacidad dinámica”. A cada cambioimportante del mundo (fin de la Guerra Fría, revo-lución tecnológica actual), la empresa ha tratado deorganizar sus activos para anticipar el futuro. Ahorabien, comprar y vender activos, al mismo tiempoque se reorganizan sus propios recursos, bajo lamirada vigilante de los mercados financieros que nopierden la oportunidad de interpretar los nombra-mientos de los dirigentes, todo esto deja presagiar laincertidumbre que pesa sobre el éxito de tal organi-zación.

¿CÓMO CAPITALIZAR LOS CONOCIMIENTOSGENERADOS POR LOS PROYECTOS DE INVESTIGACIÓN Y DESARROLLO?Gilda SIMONI

La carrera por los nuevos productos es un elementoconsiderable en un sistema económico capitalista ya quese debe innovar sin cesar para perennizar el consumo. Deesta manera, asistimos a la multiplicación de proyectosen Investigación y Desarrollo, sector clave de las organi-zaciones. Ahora bien, ¿cómo capitalizar el conocimientode cada uno de estos proyectos, con el fin de que todaesta energía, todas estas innovaciones, sirvan para losproyectos siguientes, sin perder tiempo y con el máximode eficacia? Basándose en un estudio de caso de una mul-tinacional de alta tecnología, la autora muestra el papeldeterminante de las modalidades y los contextos de estacapitalización del conocimiento. Por otra parte, la coexis-tencia de modelos diferentes dentro de una mismaempresa demuestra la importancia de lo que la autoradefine como el tríptico “líder-grupo-situación”. Unejemplo del papel determinante del modo de ejerciciodel leadership por parte de los managers…

Blanche SEGRESTIN: LA EMPRESA NO EXISTE,¡INVENTÉMOSLA!Comentarios sobre el libro de Daniel Bachet, LesFondements de l’entreprise – Construire une alternanceà la domination financière, Les Éditions de l’Atelier,2007.Jean-Marc WELLER: EL DESORDEN Y LA ORGANIZACIÓN Comentarios sobre el libro de Eric Abrahamson yDavid H. Freedman, A Perfect Mess. The HiddenBenefits of Disorder, New York-Boston-London:Little, Brown and Company, 2006.

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© 2008, ANNALES DES MINES Directeur de la publication : Serge KEBABTCHIEFFÉditions ESKA, 12, rue du Quatre-Septembre 75002 PARIS Barnéoud, Imprimeur, B.P. 44, 53960 Bonchamp-lès-LavalRevue inscrite à la CPPAP sous le n° 73421 N° d’imprimeur : - Dépôt légal : mars 2008

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