Grandazzi - La Roma Quadrata

54
Alexandre Grandazzi La Roma quadrata : mythe ou réalité ? In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 105, N°2. 1993. pp. 493-545. Résumé Alexandre Grandazzi, La Roma quadrata : mythe ou réalité?, p. 493-545. Notion complexe et apparemment dépourvue de sens précis, la Roma quadrata est très généralement considérée comme le produit d'une élaboration tardive. L'examen philologique des sources aboutit d'abord à montrer que celles-ci sont plus nombreuses qu'on ne le pense communément, tandis qu'on ne peut expliquer leurs divergences apparentes par l'hypothèse d'une prétendue évolution. La polysémie de l'expression Roma quadrata s'explique en réalité parce qu'elle désigne à la fois l'étendue (quadripartite) des auspicia urbana et l'autel (carré) consacrant le processus de la fondation, autel qui a pu être interprété par les Anciens comme marquant le lieu de l'auguraculum primordial : quant à l'ubiquité d'une Roma quadrata attestée tantôt sur le Palatin, tantôt au Comitium, elle ne fait que refléter le passage de l'Urbs palatine à la ville «refondée» sous l'ère tarquino-servienne. Citer ce document / Cite this document : Grandazzi Alexandre. La Roma quadrata : mythe ou réalité ?. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 105, N°2. 1993. pp. 493-545. doi : 10.3406/mefr.1993.1813 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5102_1993_num_105_2_1813

description

Text on Rome origin and foundation. On first walls of Rome

Transcript of Grandazzi - La Roma Quadrata

Page 1: Grandazzi - La Roma Quadrata

Alexandre Grandazzi

La Roma quadrata : mythe ou réalité ?In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 105, N°2. 1993. pp. 493-545.

RésuméAlexandre Grandazzi, La Roma quadrata : mythe ou réalité?, p. 493-545.

Notion complexe et apparemment dépourvue de sens précis, la Roma quadrata est très généralement considérée comme leproduit d'une élaboration tardive. L'examen philologique des sources aboutit d'abord à montrer que celles-ci sont plusnombreuses qu'on ne le pense communément, tandis qu'on ne peut expliquer leurs divergences apparentes par l'hypothèsed'une prétendue évolution. La polysémie de l'expression Roma quadrata s'explique en réalité parce qu'elle désigne à la foisl'étendue (quadripartite) des auspicia urbana et l'autel (carré) consacrant le processus de la fondation, autel qui a pu êtreinterprété par les Anciens comme marquant le lieu de l'auguraculum primordial : quant à l'ubiquité d'une Roma quadrata attestéetantôt sur le Palatin, tantôt au Comitium, elle ne fait que refléter le passage de l'Urbs palatine à la ville «refondée» sous l'èretarquino-servienne.

Citer ce document / Cite this document :

Grandazzi Alexandre. La Roma quadrata : mythe ou réalité ?. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 105, N°2.1993. pp. 493-545.

doi : 10.3406/mefr.1993.1813

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5102_1993_num_105_2_1813

Page 2: Grandazzi - La Roma Quadrata

ROME

ALEXANDRE GRANDAZZI

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ?

À la mémoire d'André Magdelain

Roma quadrata, la «Rome carrée»1 : une tradition littéraire bien incertaine, à laquelle viennent s'ajouter quelques éléments topographiques et épigraphiques ténus, place aux origines mêmes et au centre de la Ville de Romulus un lieu et une cérémonie qui, au jugement actuel - et pour une fois unanime (le fait est assez rare pour être noté) - de la recherche, tiennent plus du mythe que de la réalité, du rêve et de là fantaisie des éru- dits (fussent-ils anciens ou modernes) que de l'histoire sérieuse. C'est que celle-ci, à juste raison, n'en doutons pas, se méfie des origines. Les origines attirent, fascinent l'esprit qui s'y attache et en même temps, sans doute, l'é- garent. Et à en juger par la prolifération, sur un sujet comme le nôtre2, des interprétations, des hypothèses, des reconstructions toujours divergentes tentées à son propos, il a paru souvent plus sage, plus prudent et plus utile de tourner la critique historique vers d'autres horizons. C'est ainsi que le double et grand mouvement qui s'observe actuellement, dans l'érudition sur les primordia Urbisi, de retour vers le site même de Rome et de revalori-

1 Cet article a pour point de départ une conférence prononcée le 31 janvier 1992 à l'Institut de Droit Romain de l'Université de Paris II : je remercie son directeur, Michel Humbert, ainsi que Pierre Grimai, pour l'intérêt qu'ils ont bien voulu porter à cette étude et pour de précieuses suggestions. Je remercie également Adam Ziolkow- ski, de l'Université de Varsovie, pour avoir relu, avec son acribie coutumière, et discuté avec moi les résultats de cette recherche. Une première version de ce travail bénéficia de l'aide et des conseils d'André Magdelain, au souvenir duquel ces pages sont dédiées.

2 Outre les considérations générales exposées par W. Müller dans sa synthèse, Die heilige Stadt, Stuttgart, 1961 (p. 9-52), et par J. Rykwert dans The Idea of a Town : the anthropology of urban form in Rom, Italy and the ancient world, Londres, 1976 (p. 97-99), la Roma quadrata a suscité de très nombreuses études de détail : voir les bibliographies données par F. Castagnoli, «Roma quadrata», dans Studies presented to D. M. Robinson, I, Saint-Louis, 1951, p. 388-399, et par D. Musti (art. cité infra, n. 4), ainsi que les indications qui suivent.

3 Pour une analyse d'ensemble des recherches sur ce thème, on nous permettra

MEFRA - 105 - 1993 - 2, p. 493-545.

Page 3: Grandazzi - La Roma Quadrata

494 ALEXANDRE GRANDAZZI

sation raisonnée de la légende des origines, n'a, en ce qui concerne la Roma quadrata, nullement abouti à une remise en cause d'une doctrine uniformément acceptée, à l'exception seulement d'un article de Domenico Musti consacré à l'examen des traditions littéraires prévarroniennes.

Il reste qu'aujourd'hui comme hier, on continue de penser que la tradition antique faisant état d'une mystérieuse Roma quadrata (dont on ne sait s'il s'agit d'un petit sanctuaire de forme carrée, ou du Palatin, ou encore de la ville tout entière) n'est pas autre chose qu'une tradition artificielle, réanimée sinon fabriquée par des érudits aussi imaginatifs que complaisants vis-à-vis du Prìnceps Auguste, qui avait choisi d'établir sa résidence sur le Palatin, lieu «romuléen» par excellence; Dans cette hypothèse, il y a peut- être l'hommage de notre corporation à nos lointains prédécesseurs, mais en l'occurrence, l'hommage me semble excessif et sans doute immérité. Il est vrai que certains iront volontiers jusqu'à concéder que les traditions, tant topographiques que mythographiques, sur la Roma quadrata, aient pu contenir un «noyau»4 de souvenirs authentiques, que néanmoins l'état à la fois lacunaire et contradictoire de la documentation interdirait de préciser davantage.

Au risque cependant de paraître bien imprudent, je crois qu'il est possible de considérer la Roma quadrata autrement que comme une forgerie délibérée, et de s'orienter vers une solution qui puisse prétendre, sinon à une vérité définitive, du moins à une meilleure prise en compte de l'ensemble des éléments dont nous disposons. Non pas qu'il faille, pour cela, battre en brèche toutes les hypothèses antérieures et les acquis de travaux récents, aussi bien du point de vue philologique que topographique, puisque ce sont précisément ces recherches (meilleure édition de textes très difficiles, celui d'Ennius, par exemple; meilleure connaissance d'endroits extrêmement denses à la fois mythographiquement et archéologi- quement - je pense au Palatin et à l'identification désormais acquise du temple d'Apollon -; meilleure connaissance aussi de la survie des légendes) qui m'ont paru rendre possible un nouvel examen de cette tradition.

En effet, sur des points essentiels, l'hypothèse communément reçue d'une fabrication artificielle ne me convainc pas, tout simplement pour

de renvoyer à notre ouvrage, La Fondation de Rome. Réflexion sur l'histoire, Paris, 1991 (lre partie).

4 D. Musti, Vairone nell'insieme delle tradizioni su Roma quadrata, dans Gli sto- rìografiìatini tramandati in frammenti, Atti del convegno di Orbino 1974, 1975, p, 297- 318 (Stud. Urb. (Ser. B), 1), dont la conclusion est la suivante : «Lasciamo spazio alla possibilità di riconoscervi nuclei di memorie autentiche».

Page 4: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 495

cette raison qu'elle laisse en suspens les difficultés qu'elle prétend résoudre. Ces difficultés sont connues et je les rappellerai d'un mot : que désigne l'expression Roma quadrata ? Un lieu dit, de surface très restreinte et de forme carrée, situé sur le Palatin, comme semblent le suggérer certains textes5, ou au contraire l'ensemble de la colline palatine6, selon une autre valeur que paraît avoir aussi l'appellation Roma quadrata? Que faire également de cet autre texte de Plutarque, de bon aloi pourtant7, qui situe la fosse de fondation8 sur le Forum9 et non pas sur le Palatin, lui donnant une forme ronde10 et non plus carrée? Quant au personnage, mythique plutôt qu'historique, dit-on, qui serait responsable de l'établissement de cette Roma quadrata, là encore les textes divergent. Tantôt il s'agit de Romulus, le plus souvent à vrai dire, tantôt de Servius Tullius11. Contradiction donc d'un auteur à un

5 Festus 310 L qui parle d'un locus, en contradiction, semble-t-il, avec le vers, de sens plus large, d'Ennius, qu'il cite dans ce même lemme; peut-être Solin, Mir. 1, 17, invoquant l'autorité de Vairon, et Pap. Oxyr. 2088; l'inscription CIL VI, 32327 des jeux Séculaires de 204. Cf. aussi (même si le nom de R.q. en est absent) : Ovide, Fastes IV, 822 et s. et Trist. Ill, I, 32; Plutarque, Rom. 11, 2; peut-être Fest. 318 L, Romanam portant; ajouter les deux documents décrits infra à la n. 12.

6 Ennius {Ann. 157 V2 = 150 Sk.), où le toponyme paraît désigner la ville de Rome tout entière, sans que rien ne dise explicitement que celle-ci soit limitée au seul Palatin sinon, précisément, le commentaire de Festus (Verrius Flaccus) qui, lui, semble donner à la formule une acception plus restreinte; Dion. Hal., Ant. Rom. I, 88 (et II, 65); Αρριεν, Frg. la, 9; Tzetzes ad Lycofr. 1232; cf. aussi Zon. 7, 3 (= Cass. Dio I, p. 8 Boiss.); Plut., Rom. 9, 4 [?]; le sens du Pap. Oxyr. 2088 est incertain (cf. infra); Solin [?] (cf. infra, n. 54); bien que l'appellation R.q. n'y apparaisse pas, on ajoutera : Lrv. I, 43, 13; Tac, An. XII, 24; Gell., N.A. 13, 11; Excerpt. Plan. (Mai, Script, vet. η. coll. II, p. 527). Tzetzes et Zonaras présentent la R.q. comme une «petite Rome», qui ne comprend pas la totalité de la colline.

7 Cf. Musti, op. cit., p. 306 et C. Ampolo, Vite di Teseo e di Romolo, Milan, 1988, p. 299.

8 Mais sans lui donner alors le nom de Roma quadrata, ce qui explique que F. Castagnoli n'ait retenu de Plutarque que le chap. 9 de la vie de Romulus. La localisation comitiale de la fosse romuléenne est néanmoins un élément qu'on ne peut rejeter a priori, mais il faudra alors rendre compte (cf. infra) de l'absence de l'appellation Roma quadrata.

9 II s'agit de Plutarque, Rom. 11, non unique comme on le dit toujours, s'il est vrai qu'il convient de mettre en parallèle Macrobe I 16, 16-18 (et Arnobe, Adv. nat. II, 68), comme le propose F. Coarelli, Foro Romano I, Rome, 1983, p. 207-208. Par contre, la scène décrite par Ovide, Fastes IV, 821 et s., se situe sur le Palatin (en relation avec la fête de Paies, sacra Palis, v. 820) et non sur le Forum, comme on le dit trop souvent.

10 Plut., Rom.. Al, 2 : »Βόθροσ(;,.)κυκλοτ£ρήσ». 11 Même si la vieille identification de Servius Tullius dans le vers d'Ennius ne

semble plus pouvoir être retenue, il reste au moins le Pap. Oxyr. 2088 qui est suscep-

Page 5: Grandazzi - La Roma Quadrata

496 ALEXANDRE GRANDAZZI

autre, voire chez le même auteur, à dix lignes de distance (c'est Plutarque), et incertitudes de lieu, de forme, de date. Quel panorama désolant!

Avouons que nos érudits antiques ont bien mal travaillé, si ce sont eux les responsables de cette forgerie! Au moins, leurs modernes successeurs peuvent-ils se targuer d'une plus grande logique et d'une plus grande vraisemblance dans leurs propres constructions... D'une fabrication erudite, selon le modèle, cher à Ettore Pais, de l'anticipation rétrospective, on eût attendu plus d'unité, plus de cohérence et plus de simplicité! Alors, l'hypothèse d'une tradition tardive et artificielle nous apparaît pour ce qu'elle est : le moyen de jeter un voile pudique sur un problème jugé insoluble, dont on souhaite se débarrasser.

Dépôt de fondation (Festus et Plutarque) ou autel commémoratif 12, ex-

tible d'une lecture en ce sens, et il convient, à notre avis, d'ajouter Liv. I, 43, 13 (cf. infra, n. 108).

12 Sans parler de Fest. 310 L ou de l'inscription sévérienne déjà mentionnée supra, n. 5, deux documents figurés peuvent donner des indications sur la R.q. comme réalité monumentale : le premier est bien connu, puisqu'il s'agit du fragment de la F. U.R. représentant une petite construction carrée (11 mm, sur 10, soit une longueur d'une dizaine de mètres selon les éditeurs) pourvue sur deux côtés de degrés (trois à chaque fois, semble-t-il) : cf. G. Carettoni et alii, La pianta marmorea di Roma antica, Forma Urbis Romae, Rome, 1955, 1, p. 143 et tables 13 et 50 (n° 469). Le fragment portant l'inscription a)rea Apo(llinis) (fr. perdu mais conservé par le Cod. Vat. Lat. 3439, fg. 22r) pourrait, il est vrai, être placé ailleurs (dans la Ire Région), même si «esista, come osservò lo Hülsen, una concordanza di spessore fra questo frammento e gli altri che sono stati attribuiti al Palatino» (Carettoni). À noter que l'argument est maintenant confirmé par les observations d'E. RodrIguez-Almeida, Forma Urbis Marmorea. Aggiornamento generale 1980, Testo, p. 99 et tav. XIV. Le second document est beaucoup moins connu : il s'agit d'une mosaïque en opus sectile trouvée en 1837 près de Marino, et offrant une composition symbolique autour du thème de la fondation de Rome : à juste titre, G. Tomassetti a identifié dans l'autel, surmonté d'un oiseau volant de droite à gauche (c'est-à-dire dans un sens favorable), qui figure à droite de l'ensemble, la Roma quadrata (au lieu de l'Ara Maxima qu'on y avait d'abord vu, et qui ne correspondrait pas aux autres motifs - d'ordre ominal - du panneau) : cf. G. Tomassetti, dans MDAIÇR), 1, 1886, p. 3-17, pour la description de ce document, datable, selon lui, de la fin du second siècle, «unica rappresentanza figurata di quel monumento romano nell'arte antica» (p. 9); autres réf. infra, η. 200. Ainsi s'expliquerait qu'Ovide parle d'une ara au vers 823 du 1. IV des Fastes (cf. A. Grandazzi, Contribution à la topographie du Palatin, dans REL, 70, 1993, p. 28- 34). Exceptionnel, ce document a pourtant été oublié, le thème de la Roma quadrata étant sans doute ressenti comme trop périlleux...; son plus récent exégète, M. Cagiano de Avezedo (dans RPAA, 33, 1960-1961, p. 197-207), qui le date de la première moitié du quatrième siècle, propose ainsi d'y reconnaître, à titre seulement d'hypothèse, un autel érigé par Maxence sur le Forum, ou encore celui du Lupercal, deux solutions également à rejeter (cf. notre article annoncé supra). Datation (plausible, quant à elle) et (non-)identification suivies aussi bien par C. Dulière, Lupa Romana.

Page 6: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 497

plication étiologique13 ou appellation authentique mais obscure, nom de rue ou de colline? Des Anciens aux Modernes, la Roma quadrata semble devoir rester un mythe dont les interprétations toujours différentes attestent finalement l'impossible réalité. Il est vrai que, presque toujours, il n'y a pas d'exégèse qui n'ait besoin, sur un point ou sur un autre, de récuser une partie au moins des témoignages antiques (en général il s'agit de Plutarque, mais Verrius Flaccus et Solin sont concernés aussi), ou de réduire à l'unité des textes pourtant divergents (suivant les cas, Plutarque est assimilé à Fes- tus, ou Festus à Solin, voire au Pap. Ox.).

Or c'est l'analyse, je crois, des sources littéraires, qui pourra nous permettre de dégager de nouveaux éléments, non pris en compte jusqu'ici. Je commencerai par Ennius, dont un fragment nous livre le plus ancien témoignage littéraire sur la Roma quadrata. Comme toujours pour Ennius, il s'agit d'une citation14 (puisque Ennius ne nous est connu que par fragments), faite par Festus, autrement dit par l'antiquaire augustéen, Verrius Flaccus, érudit qui faisait partie de l'entourage même d'Auguste, et la chose, nous le verrons, n'est peut-être pas indifférente. Cette citation se limite à un seul vers, de surcroît mal établi quant au texte : «et qui se sperai Romae regnare quadratae » . Grâce au travail considérable fait par les philologues depuis le seizième siècle, on peut écarter la leçon, longtemps reçue depuis Hertz, «et qui sextus erat», leçon bien tentante pourtant, puisqu'elle permettait de mettre un nom derrière ce vers isolé, celui du sixième roi de Rome, Servius Tullius; mais leçon, à vrai dire, paléographiquement si peu soutenable, que même Vahlen, pourtant partisan d'une identification avec Servius Tullius, sur la base d'un rapprochement (contestable) avec Denys d'Halicarnasse15, la récusait au profit de celle que j'adopte ici. Bien enten-

Rech. d'iconographie et essai d'interprétation, I, 1979, p. 188-190 et II, n. 145, p. 157, que par P. Aichholzer, Darstellungen römischer Sagen, 1983, p. 85. Au total, ce document, la description par Ovide de la Roma quadrata comme «ara», ainsi que sa localisation expressément indiquée par Festus, «ante templum Apollinis», ne concordent assurément guère avec les propositions récemment formulées à propos du fragment 469 de la F.U.R. : cf. M. Corbier, dans MEFRA, 104, 1992, p. 871-916 (p. 886), et P. Gros dans Lexicon topographicum Urbis Romae, I, 1993, p. 55.

13 Pour rendre compte de la forme de la Ville, ou bien du rituel de fondation des colonies.

14 Ennius, Annales (157 V2 = 150 Sk.) dans Fest. 310 L quadrata Roma. À la leçon «et quis est erat» du Famesian us, Vahlen et Skutsch préfèrent le texte que nous donnons ici. Selon Skutsch (The Annals of Q. Ennius, Londres, 1986, p. 308), plutôt qu'un génitif dépendant de regnare, Romae serait un locatif; voir aussi son intervention au Colloque de la Fondation Hardt> XVII, p. 25-29.

15 Dion. Hal., Ant. Rom. Ill, 65, 6. C'est à S. Timpanaro (dans Μαία, 3, 1950) que revient le mérite d'avoir montré que la lecture d'Hertz n'est pas recevable.

Page 7: Grandazzi - La Roma Quadrata

498 ALEXANDRE GRANDAZZI

du, Servius Tullius étant mis hors jeu, il reste de premier intérêt de pouvoir situer ce vers dans l'œuvre d'Ennius, et pour l'appréciation de celle-ci bien sûr, mais surtout parce que cela peut permettre d'identifier le personnage qui «espère régner sur (ou "dans") la Rome carrée». Otto Skutsch16 propose de reconnaître derrière l'anonyme question de l'auteur des Annales la figure de Spurius Maelius (il s'agirait d'un extrait de discours contre lui, prononcé par Cincinnatus ou Servilius Ahala), autrement dit l'un de ces grands dignitaires du régime républicain qui furent accusés de prétendre à la royauté17. Même si l'emploi du verbe regnare nous eût plutôt incliné à chercher du côté de la période royale, on peut admettre effectivement que le verbe convienne à un personnage soupçonné à'adfectatio regni. Donc, sur ce point, il n'y a pas d'objection à la thèse de Skutsch. Mais à vrai dire, ce n'est pas cela qui nous empêche d'adopter son hypothèse, formulée sur la base d'un rapprochement avec un passage de Tite-Live18, concernant le même Maelius, passage où l'on trouve l'expression «et quis homo*, dont la similitude de facture avec le vers d'Ennius permettrait, du même coup, d'identifier l'aspirant inconnu au règne sur la «Rome carrée». Ce parallèle est tentant et j'ajoute, dans son principe, totalement fondé, car Tite-Live a probablement démarqué d'assez près Ennius, au moins dans les premiers livres de son Histoire19. C'est là un fait qui n'est guère contestable.

Mais ce rapprochement se heurte à une objection que je crois réelle et à une autre comparaison que j'espère encore plus convaincante. L'objection, je la tirerai de l'examen du contexte dans lequel est intégrée cette citation, c'est-à-dire le dictionnaire de Festus, contexte qu'on ne prend jamais en compte, car on ne pense avoir affaire avec le De verborum significant qu'à une compilation inintelligente, quasi anonyme tellement elle est résumée, vu la multiplicité des relais qui nous ont transmis cette œuvre très mutilée. Nombreuses sont cependant les raisons qui m'inclinent à penser que l'œuvre résumée par Festus, mais où la main de Verrius Flaccus se laisse clairement reconnaître, était subtilement et fermement composée20. Or l'un des indices les plus frappants pour parler d'une composition du tex-

16 Op. cit., p. 306-308. 17 Cf. l'étude classique de Th. Mommsen, Sp. Cassius, M. Manlius, Sp. Maelius,

die drei Demagogen der älteren republikanischen Zeit, dans Hermes, 5, 1877, p. 228 et s., et Römische Forschungen II, Berlin, 1879, p. 153 et s. Cf. aussi P. -M. Martin, L'Idée de royauté à Rome, I, Clermont-Ferrand, 1982, p. 349.

18 Liv. 4, 15,. 3. 19 Cf. par ex. Liv. I, 23, 7 et I, 29, 1; cf. aussi Schanz-Hosius, Geschichte der r

ömischen Literatur, IIr4e-éd., p. 310 et 314. 20 Cf. A. Grandazzi, Les mots et les choses : la composition du De verborum signi-

ficatu de Verrius Flaccus, dans REL, 69, 1991, p. 101-123.

Page 8: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 499

te de Festus a été mis en lumière par Skutsch lui-même, à la suite de Vah- len. C'est le suivant : lorsqu'il arrive à Verrius Flaccus de citer plusieurs fragments des Annales, il le fait en respectant l'ordre des livres de l'œuvre d'Ennius21. Il est vrai que la citation précédente22 d'Ennius appartient au livre XVI, mais Skutsch lui-même a montré que la fréquence des citations isolées de ce livre des Annales prouve que Verrius Flaccus en avait sous la main une édition séparée (un volumen?). Cette apparente exception étant donc écartée, il reste que la citation d'Ennius, qui vient après la nôtre, est pourvue, à la différence de notre texte, d'une indication de provenance, qui est la suivante23 : lib. Π. La conclusion est simple : notre fragment, au rebours des exégèses, tant de Vahlen, qui y verrait un extrait du livre III, que de Skutsch, qui penche pour le Livre IV, provient probablement du Livre I, ce qui, évidemment, n'est pas sans conséquences.

Or un rapprochement me paraît confirmer cette déduction. Un ancien éditeur, qui avait déjà proposé l'attribution de ce fragment au Livre I des Annales2*, avait pensé, pour soutenir son hypothèse, au passage de Tite- Live où l'historien montre le peuple décidant de confier au Sénat la procédure d'élection du successeur de Romulus : «id modo sciscerent iuberentque ut senatus decemeret qui Romae regnaret»25. J'avoue avoir été séduit d'abord par ce rapprochement, que ma propre relecture du texte livien m'avait aussi suggéré. Mais à la réflexion, il m'a semblé qu'il y a, à ce rapprochement, une objection insurmontable : c'est que, comme plusieurs éditeurs d'Ennius l'ont montré, le Livre I se clôt nécessairement par la mort de Romulus et par son apothéose. Les débats sur sa succession appartiennent donc nécessairement au Livre II. Un autre rapprochement est alors venu me convaincre que j'avais raison d'avoir tort, mais c'est un rapprochement, je dirais, indirect. Il aboutit à intégrer le fragment d'Ennius au Livre I des Annales, sur la base d'une confrontation avec des textes qui sont précisément en relation avec la Roma quadrata, et avec Romulus.

Il y a en effet chez Tite-Live un passage qui n'est pas sans rappeler d'assez près d'autres sources, qui se réfèrent directement à la légende romu- léenne. Il s'agit de la prière que l'auteur de Y Ab Urbe Condita (I, 12, 4) met

21 Cf. Skutsch, op. cit., p. 35-38 : à vrai dire, Skutsch ne parle que des cas où plusieurs citations se rencontrent dans le même lemme (p. 36), mais il ne semble pas impossible que cette «loi» soit valable aussi pour des citations introduites par plusieurs lemmes se suivant.

22 Fest. 310 L, <quando>. 23 Fest. 312 L : il s'agit du lemme Quaeso, cinq lignes après la notice sur la R.q. 24 Édition de Valmaggi, 1900, rééd. 1967, où le fg. porte le n° 59 (p. 32). 25 1, 17, 11; voir aussi I, 18, 2 : «Servio Tullio regnante Romae».

Page 9: Grandazzi - La Roma Quadrata

500 ALEXANDRE GRANDAZZI

dans la bouche de Romulus au moment où les compagnons de celui-ci sont sur le point de céder le terrain aux Sabins de Mettius Curtius; s'adressant à Jupiter Stator, en lui demandant de pouvoir rester ferme (stare) sur ses positions, le Romain s'écrie : «Iuppiter, tuis [...] iussus avibus hic in Palano prima urbi fundamenta ieri». Or on n'a jamais remarqué jusqu'ici, à ma connaissance, que la formule semble trouver un écho dans des textes dont deux au moins concernent, sans doute possible, la Roma quadrata : d'une part, la description, par Ovide, du début de la construction de la Rome palatine, dans un passage des Fastes (IV, 835 et s.) que l'on rapproche très généralement de la notice que Plutarque (Rom. 11) consacre à un mundus qu'il localise au Comitium et, d'autre part, la définition donnée par Solin (MIR. I, 17-18) de la Roma quadrata, dans des lignes placées explicitement sous le patronage de Varron. Comment ne pas être frappé, ici, par les similitudes de formulation qui s'observent entre Tite-Live, Ovide et Solin? Quelque courante26 que puisse par ailleurs être l'expression fundamenta ia- cere, les ressemblances entre les trois auteurs me paraissent trop étroites pour être en l'occurrence purement fortuites27. Car non seulement l'action est la même, consistant à chaque fois à jeter les fondements (Liv. : fundamenta ieci; Solin : f. iecit; Ov. : fundamina iaciunt) de la nouvelle ville (X urbi de Tite-Live est explicité par le novus murus d'Ovide au v. 836 et par le murorum de Solin), mais le lieu aussi est identique : hic in Palano pour Tite-Live, explicité par les sacra Palis du v. 820 pour Ovide, désigné par un simple ibi par Solin. Après l'action et le lieu, les circonstances, elles aussi, sont les mêmes : au iussus avibus de l'historien répondent en effet la périphrase augurio laeti chez le poète et l'expression auspicato chez l'antiquaire (le plus fidèle, comme il se doit, à une désignation purement technique). Et même si la scène appartient dans Tite-Live à un autre contexte, on remarquera qu'elle fait référence à un épisode situé dans le passé (cf. le participe iussus). Nous serions en outre tenté de rattacher au même ensemble la célèbre affirmation de Cicéron : «Romulum auspiciis, Numam sacns consti- tutis fundamenta iecisse nostrae civitatis» (Nat. deor. 3,5).

Identité, donc, d'action, de lieu, de circonstances, qui se traduit, d'un auteur à l'autre, par une très grande similitude d'expression. Compte tenu des habitudes littéraires et erudites antiques, j'estime que nous avons affaire ici à une citation, provenant, en dernière analyse, d'Ennius. On pourrait certes dire que ces rapprochements ne suggèrent pas autre chose que

26 Cf. Thés. Ling, hat, VII, 1, 1964, s.v. iacio, p. 38-39 (Köstermann). 27 Que l'on compare, Liv. : «iussus avibus hic in Palatio prima urbi fundamenta

ieci»; Ovide : «augurio laeti iaciunt fundamina cives» (Fastes TV, 835); Solin : «ibi Romulus [...] qui auspicato murorum fundamenta iecit».

Page 10: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 501

l'imitation de Tite-Live par Ovide et par Solin. Pour bien des raisons, l'hypothèse paraît peu vraisemblable; d'abord parce que nous avons affaire à des contextes différents, qui ne se situent pas au même moment dans la légende des primordia. Chez Tite-Live, il s'agit de la rivalité Romulus-Mettius Curtius, au cours d'un épisode qui se déroule après la fondation de la ville palatine; chez Ovide, et chez Solin (Vairon), la formule est utilisée pour décrire la fondation même de la Ville. Surtout, on a affaire à des œuvres totalement hétérogènes selon les canons littéraires qui sont ceux de l'Antiquité : un texte historique, un poème, une notice antiquaire. Si leurs ressemblances ne peuvent s'expliquer par une influence directe, c'est qu'elles remontent à une seule et même origine, un archétype commun, dont il est nécessaire de postuler l'existence et qui - l'imitation d'Ennius par Tite-Live étant un fait solidement avéré - ne peut être qu'un vers d'Ennius, où l'auteur des Annales décrivait l'acte même de l'instauration de la première Rome par les soins de Romulus, sous les auspices de Jupiter : nous savons par ces trois, et même quatre témoignages (Tite-Live, Ovide, Solin et Cicé- ron), que l'épisode appartenait à la geste de Romulus, et donc au Livre Premier des Annales, comme le fragment transmis par Festus, et par deux de ces textes (Solin, explicitement; Ovide, implicitement) qu'il se rapportait directement à la Roma quadrata. Pour des auteurs qui ne sont connus que par des fragments, comme Ennius, les éditeurs ont l'habitude de prévoir une rubrique incertae sedis, destinée à accueillir les vers dont il n'est pas possible de déceler la localisation exacte. Je crois, à la faveur d'un exemple comme celui-là, qu'il faudrait ouvrir une nouvelle rubrique, qui ne me paraît pas plus conjecturale que l'autre, celle des vers ayant existé probablement28.

Où est donc la Roma quadrata de Festus? Je pense qu'on peut ré-

28 Nous situerions donc le fg. 150 Sk. d'Ennius au moment où les deux rois engagent le combat (Liv. I, 12, 2). Cela dit, cette localisation, qui reste hypothétique, doit être distinguée de la reconnaissance de l'identité de formulation entre Tite-Live (I, 12, 4), Ovide et Solin, identité qui rend probable selon nous l'existence d'un autre vers d'Ennius décrivant l'instauration même de la Roma quadrata. Il n'est en outre pas sans intérêt de remarquer que la liaison entre la R.q. et le temple de Jupiter Stator, qu'expriment ainsi les paroles de Romulus (Liv. I, 12, 4), se retrouvera dans le vers des Tristes (III, 1, 32), où il faut (cf. infra) reconnaître aussi une description de la Roma quadrata. À noter que la localisation du temple sur le Palatin même, due à Rosa et reproposée récemment par G. Morganti et M. A. Tomei (dans MEFRA, 103, 1991, p. 570 et s.), conviendrait fort bien à ces deux textes. Pour le seul autre exemple sûr d'imitation d'Ennius par Ovide, cf. Skutsch, op. cit., p. 231 (il s'agit du fg. 83 Sk.). Pour le problème général des rapports entre les deux poètes, voir U. Todini, // Pavone Sparito. Ennio modello di Ovidio, Rome, 1983.

Page 11: Grandazzi - La Roma Quadrata

502 ALEXANDRE GRANDAZZI

pondre, et ce n'est que suivre l'indication explicite de Verrius Flaccus, qu'elle se situe sur le Palatin. À qui est-elle rapportée? À Romulus sans aucun doute (cf. in urbe condendo). De quoi s'agit-il? D'une aire restreinte, de forme carrée. Arrivés à ce point, nous ne manquerons pas de relever l'étrange contradiction entre ce sens restreint et l'acception visiblement plus large que l'appellation Roma quadrata a dans le vers d'Ennius cité dans le De verb. sign. , où elle désigne, sinon la ville de Rome, du moins le Palatin tout entier. Contrairement à ce qu'on dit toujours, je ne pense pas que le recours à des explications29 comme «la distraction», «l'incohérence», «l'inintelligence» de Festus ou de Verrius Flaccus soit le meilleur moyen de résoudre cette difficulté30. Il y a d'ailleurs, à mon avis, un signe sûr qui montre que Festus, c'est-à-dire Verrius, savait ce qu'il faisait en citant En- nius et qu'il n'ignorait nullement le sens large, désignant la ville tout entière, que peut avoir aussi l'expression Roma quadrata, sens qu'elle a dans le vers qu'il citait. Là encore, je crois qu'il faut se tourner vers le contexte de ces gloses qui, parce qu'il s'agit précisément de gloses, n'est jamais suffisamment pris en compte31. Le lemme suivant celui consacré à la Roma quadrata répond en effet à l'incipit Quadrurbem Athenas32 et traite - merveilleuse coïncidence! - du caractère primitivement quadripartite de l'ensemble constitué par la ville d'Athènes. Faire voisiner les deux lemmes Quadrata Roma/ Quadrurbem Athenas, qui se succèdent ici très exactement l'un à l'autre (au mépris d'un ordre alphabétique qui eût exigé le lemme Quadranta rejeté sept lignes plus loin), c'était, pour l'auteur du De verbo- rum significatu, suggérer clairement que l'une et l'autre appellation servaient à désigner les deux villes reines de l'Empire, prises dans leur totalité et décrites, l'une comme l'autre, par référence à une quadripartition originelle.

Dire, dans ces conditions, comme on l'a fait parfois33, qu'Ennius aurait

29 Cf. par ex. Skutsch, op. cit. , p. 307. 30 K. O. Müller, dans son édition de Festus (1839, p. 399), évoquait déjà la possib

ilité que Verrius Flaccus ait voulu, dans la version originale du lemme quadrata Roma, rendre compte de deux acceptions différentes pour une même appellation.

31 Cf. A. Grandazzi, op. cit. supra n. 20. 32 Fest. 312 L. On notera que cette lecture du texte du De v. sign, apporte un

nouvel argument à l'interprétation proposée sur la base d'une analyse d'Altheim (dans Gioita, 19, 1931, p. 32 et s.; cf. aussi Italien u. Rom, I, 1941, p. 242, n. 66), donnant à quadratus le sens de «divisé en quatre» (et non pas «de forme carrée», comme on l'avait cru jusque-là). Cf. bibl. dans Castagnoli, Stud. Robinson, p. 397, et W. Müller, op. cit. supra n. 2 (p. 23).

33 Par exemple Pais qui, dans une étude qu'il consacre à la Roma quadrata, parle

Page 12: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 503

inventé de toutes pièces cette mystérieuse Roma quadrata, ou qu'il aurait repris une forgerie erudite, ou encore qu'il aurait gauchi une tradition topographique «flottante», c'est faire peu de cas, me semble-t-il, d'un poète qui, tel un archéologue du langage, selon le précieux témoignage transmis par Aulu-Gelle34 et où l'Antiquité reconnaissait un autoportrait, se donnait lui-même comme idéal d'exhumer les vieux mots ensevelis par l'âge : «multa tenens antiqua, sepulta uetustas quae facit»35. Supposer qu'Ennius se dise l'archéologue des vieux vocables et en même temps en invente, ce n'est pas tenir compte de la réalité des textes que nous avons encore sous les yeux. Du temps d'Ennius, l'érudition romaine n'est pas encore devenue, si tant est qu'elle le fût jamais, une fabrique de faux, et dans la mesure même où elle existe, ce qui est très problématique à cette date, elle se soucie plus de rationaliser ou d'arranger selon les critères hellénistiques le corpus des vieilles traditions nationales, que d'en inventer de nouvelles.

Il n'y a donc pas à douter qu'Ennius n'ait pas fait autre chose, en employant l'expression Roma quadrata, que prendre le nom d'un lieu, locus, situé sur le Palatin («eius loci Ennius meminit», dit Verrius), mais pour désigner l'ensemble de la ville de Rome (regnare).

L'examen du texte de Solin36 déjà mentionné nous permettra-t-il de résoudre la difficulté persistante que pose cette contradiction entre un sens apparemment très restreint de l'expression Roma quadrata et un sens plus vaste désignant, sinon la ville tout entière, du moins l'ensemble du Palatin? Une solution tentée par beaucoup, notamment par F. Castagnoli37, consiste

de l'auteur des Annales comme «one of the earliest inventors of ancient national history» (dans Ancient Legends of Roman History, New York, 1905, chap. 12).

34 NA, 12, 4; cf. le commentaire de Skutsch, op. cit., p. 447 et s. Ennius n'a donc pas inventé de lui-même et ex nihilo cette tradition. Cela dit, il est possible qu'elle se soit colorée chez lui de connotations pythagoriciennes, comme le suggère D. Musti {op. cit., p. 316) sur la base d'un rapprochement fort séduisant entre Simonide, fg. 37 Page, et Varron, LL, 5, 11-12.

35 Ann. 247-248 V2 = 282-283 Sk. L'image réapparaît chez Verrius Flaccus, au lemme Poriciam 242 et 244 L : cf. notre article, 'Intermortua iam et sepulta uerba : les mots de la divination chez Verrius Flaccus, dans Actes de la table ronde (1988) CNRS, Les écrivains du siècle d'Auguste et l'Etrusca disciplina, II, 1993, p. 31-32. Présente aussi chez Varron («quae obruta uetustate ut poterò eruere conabor», Ling. lat. 6, 2), la métaphore se retrouvera chez Tite-Live, IV, 23 : «Sii inter cetera uetustate cooperta hoc quoque in incerto positum».

36 Solin 1, 17-18. 37 «Roma quadrata», dans Studies presented to D. M. Robinson, I, Saint-Louis,

1951, p. 388-399 : en somme, cette exégèse exige que Verrius Flaccus ait mal compris Ennius (p. 390), que Solin ait mal compris ou déformé la pensée de Varron (p. 395) et que Plutarque ait eu le double tort de décrire quelque chose qui n'existait pas (à

MEFRA 1993, 2 34

Page 13: Grandazzi - La Roma Quadrata

504 ALEXANDRE GRANDAZZI

à faire du texte de Solin un doublet de celui de Festus, au prix d'une erreur grave imputée à ce dernier, si ce n'est à Verrius Flaccus, et d'une amputation décisive infligée à la citation de Varron, parce qu'il faut, dans ce cas, la faire terminer à «posita», et déclarer que le reste est un ajout de Solin. Il devient en effet possible, alors, de considérer que Solin et Festus ne parlent que d'une seule et même chose : non pas la colline romuléenne, ni la ville de Rome, mais un lieu restreint, situé sur le Palatin. C'est payer bien cher une hypothèse qui exige, en outre, que soient définitivement passés à la trappe d'autres textes gênants, notamment Plutarque (Rom. 11) qui pourtant, me semble-t-il, mérite de l'intérêt. Regardons le texte de Solin et la citation de Varron qu'il contient. La meilleure preuve, nous dit-on38, que cette citation se trouverait dépourvue de toute signification précise pour ce qui concerne son début (I, 17) serait que le reste (I, 18) n'est pas de Varron, puisqu'on y trouve mention de l'area Apollinis : or le temple d'Apollon fut consacré en 2839, soit à peine un an avant la mort de Varron40, qui ne pouvait donc pas, dans ce cas, en faire état. Sans parler du rapprochement philologique dont j'ai parlé41 et qui prête déjà à une interprétation opposée, on me permettra d'observer ceci. D'abord, quand on songe au grand érudit, que Valére Maxime42 nous montre surpris par la mort alors qu'il était encore en train d'écrire, à près de quatre-vingt-dix ans, il est très possible d'imaginer une correction de dernière minute faite par Varron dans un texte déjà rédigé. Pensons en effet à l'index des Res Rusticae, que Jacques Heur- gon a de bonnes raisons, je crois, de considérer comme étant de la main même de Varron et dans lequel «l'intitulé des chapitres 32, 1 et 33 mentionne les idus Augustae, alors que le texte (28, 1) ne connaît encore qμe les

savoir le mundus comitial, dont l'existence est niée par Castagnoli) et de lui donner de surcroît une interprétation «primordiale» indue (p. 392); l'expression Roma quadrata, dont le sens exact se serait perdu après, se serait d'abord appliquée à la ville servienne selon une hypothèse rejetée ensuite par Castagnoli lui-même (Arch. Class., 1974, p. 123-131).

38 Castagnoli (op. cit. supra n. 37), selon lequel «il significato di R.q. - città [...] presenta difficoltà insormontabili» (p. 395). C'est pourtant bien le sens de la proposition dont cet auteur ne refuse pas la paternité à Varron. Il ne lui reste donc plus qu'à dire que «la ristretta località davanti al tempio di Apollo era da Solino considerata la città fondata da Romolo», ce qui vaut apparemment, selon lui, pour Varron. Mais alors, pourquoi retirer à ce dernier la responsabilité des lignes qui suivent chez Solin, si ce n'est en raison d'une pure petitio principii?

39 Cf. Wissowa, Religion und Kultus der Römer, Munich, 1912, p. 396 η. 5, à partir de Cass. Dio, 53, 1, 3.

40 Hieron., p. 164 H. 41 Cf. supra, n. 28. 42 Val. Max. 8, 7, 3; cf. aussi Plin. 29, 65.

Page 14: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 505

idus Sextiles»43. On sait pourtant que le mois Sextilis n'est devenu Augustus qu'après janvier 27, dans les quelques mois précédant la mort de Vairon. Il n'est donc pas interdit de penser à une correction de dernière minute, introduite par Vairon lui-même dans son texte.

En réalité, nous n'avons même pas besoin d'aller jusque-là et de faire cette hypothèse d'une correction ultime; car si le temple d'Apollon fut consacré en 28, nous savons44 qu'Octave, dès 36, presque dix ans auparavant, avait prévu et promis sa construction, à son retour de Sicile. Et on remarquera qu'à la différence de Verrius qui parle, lui, du templum Apolli- ras45, nous avons un texte qui ne parle que d'une area Apollinis 46, c'est-à- dire d'une aire déjà vouée au dieu qui n'était pas alors celui d'Actium, mais non encore nécessairement pourvue du temple, ce qui n'est pas la même chose. Une autre difficulté provient des limites que Solin - et nous pouvons dire maintenant Vairon - fixe à la Roma quadrata qui, dans la seconde partie de la citation des Mirabilia, semble donc prendre l'aspect, non plus d'une ville (comme en I, 17), mais d'un lieu de superficie limitée. On y indique deux repères47. Certains48 ont voulu y voir l'indication d'une rue, qui aurait conservé l'obscur nom de Roma quadrata. Là encore, l'argument ne me semble pas décisif : après tout, nous avons d'autres exemples d'une surface carrée désignée seulement par deux points. Ainsi, les tables de Gub- bio49 font état de deux angles et l'augure, lorsqu'il est sur Yarx, se réfère à

43 J. Heurgon, éd. et commentaire de l'Économie rurale, I, Paris, 1978, p. 91. Pour une problématique voisine, on pensera au «hinc intermisimus» de la préf. du 1. II : cf. éd. C. Guiraud, 1985, p. 83, n. 33 (avec renvoi à Lachmann, Κ. Sehr., II, p. 165).

44Vell. Pat. II, 81, 3 et Cass. Dio, 49, 15, 5. 45 Fest. 310 L : «... ante templum Apollinis...» 46 Solin 1, 18 : «... in area Apollinis...» 47 «Ea incipit a silua quae est in area Apollinis et ad supercilium scalarum Caci

habet terminum» . 48 Cf. Α. ν. Blumenthal, dans Klio, 1942, p. 181-188 (p. 187); Castagnoli (dans

les Studies Robinson, p. 395) pense «ad un tratto delle mura del Palatino, che molto probabilmente correvano sotto il tempio di Apollo»; de fait la terrasse sur laquelle se dressait ce temple «war vorn und auf den Seiten von einer mächtigen Mauer in opus quadratum eingefasst» (G. Carettoni, dans Kaiser Augustus und die verlorene Republik, Berlin, 1988, p. 265). Est-ce à dire que le rapprochement avec des expressions comme «saxo quadrato» (cf., entre autres, Lrv. I, 26, 14 et VI, 32, 1) aurait provoqué la formation de l'expression R.q. ? Non, car l'explication est trop générale pour être exacte, bien des lieux et des monuments de Rome et de ses environs pouvant alors s'y prêter : voir D. W. Packard, A Concordance to Livy, TV, 1968, p. 16, pour les sept exemples attestés chez Tite-Live.

49 Cf. Y«angluto hondomu» et {'«angluto somo» de la Table Via 8-10 (éd. A. Pros-

Page 15: Grandazzi - La Roma Quadrata

506 ALEXANDRE GRANDAZZI

deux arbres, pour un espace quadrangulaire50. Mais si on regarde le plan du Palatin et les identifications sûres de cette zone que nous possédons désormais51, on voit qu'un des côtés du futur temple d'Apollon étant complètement occupé par le temple de Victoria, bien antérieur, ainsi que par des maisons d'époque républicaine52, le seul côté qui alors restait libre sans doute pour la silua Apollinis, c'était l'autre côté. Or, l'escalier auquel il est fait allusion par Solin à la fin de son texte53 se situe dans une direction qui correspond à l'autre bout de la diagonale ainsi tracée, qui servirait à désigner, dans ce cas, un quadrilatère, de superficie assez restreinte, puisque Castagnoli lui-même54 écrit que tous ses points sont très proches. On ajoutera néanmoins que le mot area pourrait très bien renvoyer à l'ensemble du temenos du temple, ce qui agrandirait d'autant plus le quadrilatère en question. Quant à la relative imprécision de la description topographique de ces lignes, elle n'a rien pour nous surprendre, parce que nous avons là affaire à un texte plutôt mythographique (cf. «Marte genitus et Rea Silvia vel Marte et Ilia») que topographique, à telle enseigne qu'on pourrait penser55 au De

dorimi, Florence, 1984, p. 196, trad, et commentaire dans Popoli e civiltà dell'Italia antica, 6, Rome, 1978, p. 647 et p. 747).

50 Cf. la fameuse formule augurale transmise par Varron (LL, 17, 8) avec le commentaire d'A. Magdelain, L'Auguraculum de /'arx à Rome, maintenant dans lus Imperium auctoritas, Rome, 1990, p. 198.

51 Cf. par ex. F. Coarelli, Guida archeologica di Roma, Rome, 1983, p. 123. Sur la nature de la «silua» mentionnée par Solin, cf. P. Zanker, dans ARID, S. Χ, 1983, p. 24.

52 Cf. Coarelli, op. cit. supra (p. 129); voir aussi Archeologia laziale 9, 1988, plan p. 55.

53 Les scalae Caci qui débouchaient là où s'élevait le tugurium Faustuli, c.à.d. la casa Romuli qui semble désormais pouvoir être localisée précisément : cf. La grande Roma dei Tarquini, Rome, 1990, p. 90 (P. Pensabene). Nous avons montré dans La Fondation de Rome, p. 176-177, que le réaménagement dont la cabane «romuléenne» fait l'objet, au témoignage des fouilleurs, à la fin du quatrième siècle, peut être mis en parallèle avec celui dont témoigne l'héroon d'Énée à Lavinium à la même époque.

54 Studies Robinson, p. 394 et p. 395 (définition de la R.q. comme «tratto delle mura del Palatino»). Plutôt que cette «lecture en diagonale» (due d'abord à Hülsen, en relation avec sa localisation du temple d'Apollon à l'angle nord-est de la colline, cf. MDAI(R), 1896, 11, p. 193-212), il est peut-être préférable d'interpréter, avec Jordan (Topographie..., I, 1, p. 168, n. 26), les deux lieux indiqués par Solin (Varron) comme marquant le départ, d'abord, l'aboutissement, ensuite, d'un parcours circulaire faisant le tour du Palatin : le même itinéraire, en somme, que celui qu'indique Tacite (An. XII, 24), qui, lui aussi, part d'un point pour arriver à un autre, distinct mais proche, mais vu, cette fois, du haut de la colline - en suivant non plus le tracé du pomerium proprement dit, mais celui de la ligne de crête.

55 Cf. H. Dahlmann, in RE, S. 6, 1935, col. 1237 et 1243. Autres hypothèses possibles : les Res Urbanae, œuvre sans doute de la dernière période de Vairon, à moins

Page 16: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 507

gente populi Romani, dont nous savons seulement qu'il a été écrit après 43, ou encore au De vita populi Romani, dédié à Atticus et publié donc avant 32.

Quelque interprétation qu'on donne à la fin de cette notice (cf. supra n. 54), il reste que, chez Vairon comme chez Verrius et comme déjà chez Ennius, loin de désigner seulement un locus de superficie réduite, l'appellation Roma quadrata s'applique aussi à l'ensemble de la ville de Rome : «Ro- mam condidit Romulus dictaque primum est Roma quadrata» , et que cette ville soit limitée ou non au Palatin atténue, peut-être, mais ne résout nullement les difficultés que nous avons énumérées en commençant.

Le fameux papyrus dit «de Servius Tullius» nous permettra-t-il au moins de les résoudre? Nullement, bien au contraire! Quelles que soient les restitutions proposées pour ce texte très lacunaire56 (il faudrait d'ailleurs qu'un papyrologue en reprenne l'examen complet), une chose au moins est sûre : le papyrus mentionne deux fois le nom de Servius Tullius, et non pas celui de Romulus, et deux fois la Roma quadrata. Pour le reste, ce serait beaucoup s'avancer que de prétendre que la Rome carrée n'y est qu'un lieu- dit ou, au contraire, qu'elle s'étend à l'ensemble de la Ville. On peut seulement dire, sans doute, que là encore, la Roma quadrata est liée à l'idée de fondation. Aux formules «in urbe condenda», de Verrius, et «Romam condidit Romulus», de Solin (Vairon), répond, ici, un mot qui semble être le même, bien qu'on remarque qu'il y a «condita est» et non pas «condita erat», ce qui empêchera peut-être d'attribuer cette fondation à Romulus.

On s'est bien sûr interrogé longuement sur l'auteur de ce texte ingrat et

qu'il ne s'agisse d'un passage, retouché ensuite, des Antiquités humaines (on se souvient de l'observation d'Augustin, civ. dei 6, 4 : «rerum humanarum libros non quantum ad orbem terrarum, sed quantum ad solam Romam pertinet, scripsit»). Par ailleurs, se fondant notamment sur la similitude de facture (mais aussi sur des indices épigraphiques) entre les fameuses terres-cuites du Palatin, exhumées lors de la fouille du temple d'Apollon, et d'autres plaques jadis mises au jour au pied du Capitole, à l'emplacement probable de Y atrium Libertatis, construit, au témoignage de Suétone (Aug. 29), par Asinius Pollio, F. Coarelli a proposé (dans Roma Sepolta, 1984, p. 130-136) de reconnaître également la trace du consul de 40 dans la zone du temple, qui est aussi celle de la Roma quadrata : on s'expliquerait alors d'autant mieux l'intérêt de Vairon pour un lieu où intervenait (cette fois, sous l'autorité directe d'Auguste) celui à qui il avait dû, seul de tous les écrivains vivants, l'insigne honneur d'avoir sa statue dans la bibliothèque publique (la première du genre, cf. Pline 35, 10) de l'atrium Libertatis : cf. Plin., N.H. 7, 115. Sur le rapport entre l'activité édilitaire d'A. Pollio et celle d'Octave, cf. P. Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, 1987, p. 77-78.

56 Cf. G. Traina, // papiro di Servio Tullio, dans ASNP, 17, 1987, p. 389-406.

Page 17: Grandazzi - La Roma Quadrata

508 ALEXANDRE GRANDAZZI

bien des hypothèses57 ont été proposées depuis l'édition princeps, parue au début du siècle : on a pensé à Aelius Tubero (Piganiol), à Caton (Heichel- heim), à Fenestella (Stuart Jones), voire même à Verrius Flaccus (Hunt) ou Varron, malgré, pourtant, des divergences de doctrine très claires, qui interdisent au moins ces deux dernières solutions. On a pensé aussi à un traité, sur lequel il ne serait pas nécessaire de mettre un nom, appartenant à la littérature gromatique, florissante au deuxième siècle. Quant à cette dernière hypothèse, je ne la crois pas non plus vraisemblable, dans la mesure où elle requiert, au dire même de son auteur58, un accord entre le papyrus et Vairon, cet accord étant contredit par ce que nous savons, par ailleurs, de Varron grâce à Solin. Surtout, cette thèse s'appuie, comme celles qui l'ont précédée, sur une datation du papyrus au deuxième siècle ap. J.-C, qui a été formellement combattue par Jean Mallon59, et les analyses de F. Bischorf ont souligné l'ancienneté de la majuscule cursive employée dans ce papyrus60. On ne saurait donc exclure la possibilité que le papyrus soit du premier siècle ap. J.-C. et qu'il n'ait été vieilli de cent cinquante ans que par suite de conceptions erronées.

Qui donc, s'il ne s'agit pas d'un gromaticien anonyme, a pu être l'auteur de ces fragments? Pour répondre61, si tant est que cela soit possible, il faut, je crois, s'interroger non pas tant sur le contenu, problématique, du papyrus, que sur le document lui-même et son contexte. À parcourir le corpus des papyri latins constitué par Cavenaile et d'autres recueils du même type62, on est frappé par la singularité de ce texte. On a bien trouvé en Egypte des fragments de Cicéron, de Virgile, de Salluste, de Tite-Live même, mais ce sont les résultats d'une activité scolaire ou la marque du ca-

57 Références dans Traîna, op. cit. 58 II s'agit de G. Traîna (p. 402), dont l'identification n'est possible que si l'on

ôte à Varron la paternité de Solin, Mir. I, 18. Du reste, Traina lui-même admet que «il 'papiro di Servio Tullio' non sembra comunque essere una testimonianza fedele del sistema di Vairone» (p. 403).

59 Paléographie romaine, Madrid, 1952, p. 174 et p. 177 et pi. 10, n. 1. 60 Cf. Paléographie de l'Antiquité romaine et du Moyen Age occidental, Paris, 1985,

p. 71, n. 68 et p. 198. De toute façon, la date du support n'implique pas celle du texte : l'objection essentielle à l'hypothèse de G. Traina reste que le rapport du contenu du Pap. Ox. 2088 avec la littérature de type «agrimensorial» est purement conjectural.

61 Nous devons l'idée première de l'attribution proposée ici à F. Coarelli, qui nous en a fait part lors d'une conversation sur ce sujet.

62 R. Cavenaile, Corpus papyrorum latinorum, 1958 (p. 120); R. A. Pack, The Greek and Latin Literary texts from Graeco-Roman Egypt, 1965, p. 145 et s. (p. 150); R. Seider, Paläographie der lateinischen Papyri (Π, 1, 1978, p. 49).

Page 18: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 509

ractère classique des auteurs en question, et ces papyri63 sont datés, pour la plupart d'entre eux, du quatrième, du cinquième, voire du sixième siècle ap. J.-C. Mais pourquoi un texte qui n'avait rien de particulièrement littéraire, rien de particulièrement esthétique, pourquoi un tel texte qui parle des origines de Rome, de la Roma quadrata, de Servius Tullius, est-il venu s'échouer dans les sables brûlants d'Oxyrhynque? Qu'allait-il faire dans cette galère? Si on ne suppose pas qu'il fut, au premier siècle, apporté là par un soldat romain ou par un voyageur, féru d'érudition au point de ne pas se séparer d'une prose qui, par ailleurs, semble d'un charme esthétique douteux, on pensera donc à une œuvre dont la diffusion était, sinon imposée, du moins fortement recommandée. Or, à cette période, et en Egypte précisément, nous connaissons un auteur dont la modestie a souffert ce genre de publicité officielle : l'empereur Claude lui-même, auteur de Tyr- rhenica pour lesquels il avait été jusqu'à faire doubler le vieux musée d'Alexandrie64; l'empereur Claude, dont le sol d'Egypte a conservé les fragments d'une Oratio, écrite sur un papyrus qui présente des caractéristiques paléographiques voisines (au témoignage de Mallon)65 de celles de notre papyrus. Alors, on peut bien penser que celui qui n'hésitait pas à imposer des lectures publiques annuelles d'un de ses ouvrages66 tolérait, pour le cas qui nous occupe, une diffusion assez large. «Tolérait» est le mot, car il ne peut s'agir ici des Tyrrhenica, cette œuvre étant écrite en grec67. C'est pourquoi on pensera plutôt à l'Histoire qu'avait rédigée le jeune Claude, sur le conseil de son professeur Tite-Live : «historiam in adulescentia hortante T. Livio», histoire brève, puisqu'elle ne se composait que de deux volumes, dit Suétone68, ce qui conviendrait bien d'ailleurs avec le rythme apparemment rapide du récit transmis par le papyrus. En nous limitant à ce qui reste lisible dans ce texte très lacunaire, il me semble qu'on peut déceler une trace de l'influence que ne manquait pas d'exercer l'auteur de Y Ab Urbe Condita

63 À de rares exceptions, pour lesquelles cf. Seider, op. cit., II, 1, p. 31 à 59. Le fragment attribuable à Tite-Live et récemment trouvé à Deir el Malak figure sur un feuillet de parchemin datable du cinquième siècle : cf. B. Bravo et M. Griffin, dans Athenaeum, 66, 1988, p. 447-521.

64 Suet., Claude, 42, 5. 65 Op. cit., p. 176 et pi. 6; cf. aussi Bischoff, op. cit., p. 64. Texte dans Seider,

op. cit., I, 1972, p. 30-32. 66 Et même des autres : cf. Suet. Cl. 41, 3, «inprincipatu quoque et scripsit plurì-

mum et assidue recitami per lectorem». 67 Comme l'a rappelé récemment D. Briquel dans RBPh, 68, 1990, p. 106 (cf.

Suétone, «Graecas scripsit historìas, Tyrrhenicon uiginti»). 68 Cl. 41, 1 et 8.

Page 19: Grandazzi - La Roma Quadrata

510 ALEXANDRE GRANDAZZI

sur son impérial élève : concluant le récit des réformes accomplies par Ser- vius Tullius, l'historien n'avait-il pas écrit à propos de l'instauration du temple de Diane sur l'Aventin, mais après un très long passage consacré au pomerium (ce qui ne saurait, on va le voir, être indifférent) : «ea erat confessio caput rerum Romam esse»69, formule dont la dernière ligne du papyrus semble se faire l'écho... D'ailleurs, nous savons, par l'exemple de la Table de Lyon, que Claude n'hésitait pas à imiter celui qui avait été son maître70. Nous voyons aussi, dans cette Table de Lyon, que Claude avait eu recours à la figure de Servius Tullius comme à celle d'un précurseur pour ses initiatives d'élargissement dans le recrutement du Sénat. Dans cette perspective, comment ne pas être frappé par la confluence entre le processus décelable dans le récit transmis par le papyrus, et une initiative prise par Claude dans un domaine à la fois politique et sacral, initiative qui lui fit décider71, arguant de quelques victoires peut-être fort contestables, de procéder à une prolatio pomerii, à un agrandissement du périmètre couvert par le territoire de YUrbs ? En conformité avec une tradition fermement établie par ailleurs72, le papyrus semble bien lier fondation de la Roma quadrata, c'est-à-dire d'un espace placé sous les auspices de Jupiter, et extension du territoire soumis à la Ville. En effet, les mots «cu)m finitumis belligerabat» se laissent reconnaître sans contestation possible (1. 10). Une fois de plus, comme pour l'affaire de l'ouverture du Sénat à de nouveaux venus qu'il plaçait sous l'exemple du «bon roi» Servius Tullius, nous pouvons supposer que pour Claude, l'histoire, selon la formule de B. Croce, était d'abord une science du présent.

Très décrié par Suétone, Claude a été réhabilité par les érudits modernes, notamment les étruscologues, qui se plaisent à découvrir en lui un précurseur73. De fait, il y a de bonnes raisons pour penser que Claude, qui est l'une de nos sources les plus précieuses pour Servius Tullius, savait l'étrusque : aux indices déjà connus, il convient d'ajouter un autre, nouveau mais, me semble-t-il, décisif, que j'emprunte à une notule parue, il y a peu, dans le Rheinisches Museum, sous la plume du professeur Vanderspoel74;

69 Liv. I, 45, 3. 70 Cf. P. Fabia, La Table Claudienne de Lyon, 1929, p. 69, 72 et 77. 71 Momigliano, Claudius, The emperor and his achievement, Oxford, 1934, p. 88,

n. 11, et Β. Levick, Claudius, 1990, p. 121, 148, 222, n. 18. 72 Cf. Tac, Ann. 12, 23, CIL VI, 4, η. 31537 et Gell., NA 13, 14, 2. 73 Cf. J. Heurgon, La vocation étruscologique de l'empereur Claude, dans Scripta

varia, 1986, p. 427-433, ainsi que D. Briquel, Claude, érudit et empereur, dans CRAI, 1988, p. 217-232.

74 The etruscan emperor Claudius, dans Rh. Mus., 133, 1990, p. 413-414, avec réf. à Sen., Apol. 5, 2 et 4.

Page 20: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 511

dans l'Apocoloquintose, Sénèque montre Claude se présentant à Jupiter et provoquant les sarcasmes d'Hercule : «Non intellegere se linguam ejus : nec Graecum esse nec Romanum, nec ullius gentis notae». Et plus loin : «Quid diceret nemo intellegebat»15. Eh bien, si ce n'est ni du grec, ni du latin, c'est tout simplement qu'il s'agit d'étrusque, et cette hypothèse véritablement palmaire vient apporter un appui décisif aux nombreux arguments en faveur de la compétence étruscologique de Claude (je pense au «si tuscos se- quimur» de la Table de Lyon). S'ajoute à cela un autre élément pris dans le même texte : arrivant chez les dieux, «Claudius gaudet esse illic philologos homines : sperai futurum aliquem Historìis suis locum». Il espère une place pour « ses chères Histoires » . Ce souhait, cette sollicitude incessante pour sa propre production, pour la diffusion de ses propres écrits, je crois que nous en avons gardé la trace sous la forme du Papyrus Oxyrhynchus 2088, qui nous livre, ainsi, le seul fragment subsistant à ce jour de l'Histoire Romaine écrite par l'élève de Tite-Live76.

Quant à son contenu, il est vrai que ce fragment ne nous permet toujours pas de trancher entre une Roma quadrata restreinte à un lieu situé

75 II ne s'agit peut-être que d'une allusion à la diction déficiente de Claude attestée par Suétone (Cl. 4, 11 et 30, 2), mais la phrase semble bien viser la nationalité même du parler employé par l'empereur étruscologue : M. Jacques Heurgon veut bien nous écrire à ce sujet que la critique de Sénèque le fait penser à telle remarque de Stendhal sur la prononciation des aspirées en toscan dont l'auteur des Promenades dans Rome (éd. Del Litto, 1973, p. 1644) n'hésitait pas à faire remonter l'origine au parler étrusque, hypothèse que n'a pas dédaignée, à l'époque moderne, le linguiste A. Meillet (dans une note inédite, maintenant publiée dans le BAGB, 1992, p. 173, par les soins de B. Hemmerdinger).

76 L'opposition de doctrine avec Tite-Live que De Sanctis (lettre citée par G. Traîna, op. cit., p. 392) voulait voir dans \'«omnino» du Pap. ne constitue pas une objection insurmontable à cette attribution, dans la mesure où la Table de Lyon nous fournit au moins un autre exemple de divergence entre Claude et Tite-Live à propos d'un autre point d'histoire constitutionnelle (le nombre des tribuns consulaires). Quant à la date de rédaction du texte du Pap. (Traîna, p. 393), si l'on ne veut pas, à partir de l'indication de Suétone («in adulescentia»), qu'il ait été écrit par un adulescens de quatorze ans, à l'occasion, par exemple, de la grande réforme augus- téenne des Comices de 5 ap. J.-C, on se souviendra que, selon la conception des Anciens, l'adolescence allait jusqu'à la vingt-huitième année (cf. Isid., Orig. 11, 2, 4), âge atteint précisément par Claude en 19, l'année même de la première réforme tibé- rienne des Comices, à l'occasion de laquelle on peut imaginer qu'il ait écrit un tel développement. De toute façon, la remarque de Tacite (Ann. I, 15, 1) n'est pas à prendre au pied de la lettre et on s'accorde aujourd'hui pour dire que les Comices ne furent pas supprimés après 23 (Cf. Mazzarino, L'Impero romano, 1986, II, p. 861 et F. Jacques et J. Scheid, Rome et l'intégration de l'Empire, 1991, p. 51); d'autre part, Suétone dit très clairement que Claude continua son activité d'historien une fois empereur (Cl. 41, 3).

Page 21: Grandazzi - La Roma Quadrata

512 ALEXANDRE GRANDAZZI

«in primo pago », c'est-à-dire très vraisemblablement sur le Palatin77, et une Roma quadrata étendue à la ville tout entière, puis devenue «caput imperii» selon la lecture de Piganiol, à laquelle on préférera plutôt la restitution «caput rerum», selon la formule de Tite-Live.

Au total, les ambiguïtés dont j'ai parlé, cette polysémie de l'expression Roma quadrata, n'ont pas été dissipées par nos critiques du texte de Ver- rius, du texte de Solin et du papyrus dit «de Servius Tullius». L'analyse du texte de Plutarque nous permettrait-elle de les résoudre? C'est tout le contraire, et les contradictions, voire les incohérences entre une Roma quadrata carrée située sur le Palatin (que Plutarque, qui localise seulement Re- mus sur l'Aventin, ne nomme pas, sans doute par embarras devant des indications divergentes)78 et une Rome ronde, ayant son centre sur le Comi- tium, apparaissent ici crûment, non plus entre deux auteurs différents, mais chez le même auteur, à quelques lignes d'intervalle!79 Faudra-t-il supposer la distraction, l'incompétence, l'erreur, l'ignorance de Plutarque? Aucune de ces hypothèses, à vrai dire, ne me semble satisfaisante et, là encore, je ne pense pas que procéder ainsi soit de la meilleure méthode.

En ce qui concerne les autres textes, je me contenterai de noter qu'ils confirment les indications données par Verrius, Ennius et Vairon, puisqu'ils paraissent se conformer tantôt à une acception restreinte80 (Tzet- zes)81, tantôt à une signification plus large, bien que limitée au Palatin

77 Cf. la lettre-commentaire inédite De G. De Sanctis publiée par G. Traîna (op. cit., p. 393); cf. aussi A. Magdelain, lus Imperium Auctoritas, Rome, 1990, p. 435 et p. 478, pour qui les tribus dont le Pap. fait état ne sauraient être que les tribus urbaines, et non les tribus rustiques (comme le voudrait l'hypothèse «agrimensoriale» de G. Traina, p. 404); cf. cependant J.-C. Richard, Variations sur le thème de la citoyenneté à l'époque royale, dans Ktema, 5, 1980, p. 89-103 (p. 98).

78 Selon la pertinente suggestion de D. Musti (op. cit., p. 307), qui suppose que si la source de Plut, est ici, comme on le pense généralement, Vairon, celui-ci pouvait fort bien avoir proposé déjà pour la signification de l'appellation R.q. deux traditions distinctes, selon une habitude qui lui était chère.

79 Comparer Rom. 9, 4, «τήν καλουμένην Ρώμην κουαδράταν, όπερ εστί τετράγω- νον» et ib. 11, 2, «ώσπερ κύκλον κέντρςρ περιέγραψαν τήν πάλιν», où se manifeste peut-être l'influence de Varron, rapprochant urbs et orbis (L.L. 5, 143); cf. aussi Isid., Etym. 15, 2, 3. On retrouve d'ailleurs l'image chez Ovide : «Romanae spatium est Or- bis et orbis idem». (Fastes II, 684).

80 Comme le note justement C. Ampolo dans son commentaire ad loc. (éd. 1988, p. 294), la comparaison avec le lieu-dit Remorium-Remoria situé sur l'Aventin, suggère que la R.q. de Rom. 9 doit être entendue dans une définition restreinte.

81 Ad. Lycophr. 1232 (= Cass. Dio, Boiss. I, p. 8), que je ponctue comme Castagnoli (op. cit., p. 389), et où la mention d'une «ετέρα τετράγωνοσ Ρώμη» préro- muléenne transpose sur le plan chronologique le problème typologique posé par la pluralité de sens de la R.q. Sur cette ponctuation, cf. déjà O. Gilbert, Geschichte

Page 22: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 513

comme chez Denys d'Halicarnasse et Appien82. En 204 de notre ère, l'inscription des jeux Séculaires83, faisant état d'une tribune dressée «ad Ro- mam quadratemi» , vient attester la persistance d'un monument, peut-être, d'un lieu-dit, sûrement, «in area aedis Apollinis »84 , c'est-à-dire avec une localisation qui est exactement la même que celle qu'indiquaient déjà Verrius Flaccus et Vairon, deux siècles auparavant. En tout cas, rien dans tout cela n'autorise à parler d'évolution dans un sens ou dans un autre (du plus grand au plus petit, ou inversement), comme l'ont fait ceux85 qui ont voulu normaliser et uniformiser des traditions qui restent divergentes et, par là même, énigmatiques.

Ces ambiguïtés ne doivent pas nous empêcher de prendre en compte toutes les sources disponibles, y compris celles qu'on oublie presque toujours. Il faut citer ici un passage des Tristes, dont l'intérêt avait été signalé par Hülsen86 au détour d'une note portant sur d'autres sujets, mais qu'on n'a pas retenu après lui. On y voit Ovide imaginer l'itinéraire de son livre dans la Rome d'où il a été exilé. Le poète fait parler son ouvrage et il lui fait saluer successivement le Forum de César, la Voie Sacrée («haec est a sacns quae via nomen habet·»), le temple de Vesta {«hic locus est Vestae, qui Palla- da servai et ignem»), la Regia («haec fuit antiqui regia parva Numae») et, après un tournant vers la droite, le temple de Jupiter Stator («hic Stator»); enfin, juste avant la mention du palais du Prince, on trouve la formule «hoc primum condita Roma loco est», désignant donc un lieu qui ne peut être que la Roma quadrata, décrite ici comme un locus (comme chez Verrius)87,

und Topographie der Stadt Rom im Altertum, I, 1883, p. 97, η. 1; notons qu'elle semble confirmée par le rapprochement avec Zonar. 7, 3, 9.

82 Dion. Hal., Ant. Rom. 1, 88 : «τετραγώνον σχήμα» et 2, 65 : «τήσ τετραγώνου καλουμένησ Ρώμησ»; Appien, Bas. f. 1 a 9 : «το τηννκάδε τετραγώνον λεγομένην» qui en donne les dimensions (quatre stades par côté) sur le modèle, sans doute, des fondations hellénistiques, comme l'a suggéré D. Musti (op. cit., p. 305).

83 CIL VI, 32327, p. 12. MCIL VI, 32327, 1. 23. 85 F. Castagnoli (op. cit., p. 398) et D. Musti (op. cit., p. 308 et p. 310) pour le

premier cas; G. Traîna (op. cit., p. 393) et Lugli, Roma antica, 1946, p. 469, pour le second.

86 Cf. Rom. Mitt., 1896, p. 193-212 et Topographie der Stadt Rom im Alterthum, I, 3, 1907, p. 65, n. 67.

87 Que l'on restitue ou non, en effet, le mot locus avant «in Vaiano» (comme le fait Lindsay dans son éd. des Glossarla Latina IV, 1933), le mot figure de toute façon plus loin en introduction à la citation d'Ennius («eius loci meminit E. »). Pour des raisons que nous avons exposées dans la REL, 70, 1993, p. 28-30, et ici supra n. 12, nous préférerions restituer «ara» plutôt que «locus» à la 1. 1 de ce lemme; mais il

Page 23: Grandazzi - La Roma Quadrata

514 ALEXANDRE GRANDAZZI

lié aux origines mêmes (primum, comme chez Vairon) de la Ville et à sa fondation rituelle, puisqu'on retrouve le verbe (condere) de Verrius, de Var- ron, du papyrus. Là encore, rien d'étonnant à ce qu'Ovide, expert en périphrases depuis le temps où il écrivait les Amores, n'ait pas appelé la Roma quadrata par son nom; pour la poésie comme pour l'histoire88, genres tous deux éminemment littéraires, les informations techniques, les mots propres que les antiquaires, eux, se doivent de transmettre exactement, n'apparaîtront qu'à travers le biais d'une rhétorique qui aura préalablement enveloppé les anciens vocables d'un voile protecteur. Il convient donc d'inclure ce texte au nombre des sources littéraires parlant de la Roma quadrata, bien qu'on ne l'ait, en général, pas pris en considération89.

Cependant, au vu de ces témoignages littéraires qu'il importait d'analyser dans le détail, la thèse traditionnelle qui voit dans le mythe de la Roma quadrata un modèle artificiel servant à la fondation de colonies aux quatrième et troisième siècles av. J.-C.90, peut encore apparaître vraisemblable, bien qu'elle n'explique en rien, il faut le remarquer, les variations de lieu (Palatin ou Comitium), de forme (carrée ou ronde) et de date (Romulus ou Servius Tullius) qui caractérisent cette tradition. Pour appuyer cette thèse d'une fabrication artificielle et tardive91, on invoque communément le té-

faudrait revoir le manuscrit (cf. M. De Nonno dans RFIC, 120, 1992, p. 174-184, par- tic, p. 181).

88 C'est pourquoi, malgré l'absence du mot propre, il faut reconnaître la présence de la R.q. aussi bien dans le passage que Tite-Live consacre aux réformes ser- viennes (cf. infra, p. 26), que dans le fameux excursus de Tacite, An. XII, 24, où, de la même manière, la formule «sulcus designandi oppidi coeptus» est une périphrase désignant le sulcus primigenius : pour une représentation iconographique concernant ce dernier, cf. le relief d'Aquilée reproduit dans le catalogue d'exp., Les Étrusques et l'Europe, Paris, 1992, p. 153, n. 233.

89 Le texte est absent des Fontes ad top. vet. urb. Romae de Lugli, 8, 1962, p. 31- 33, et Castagnoli (op. cit., p. 394, n. 25) le récuse au prétexte qu'il concernerait le Palatin tout entier et non un point isolé : mais l'argument ne vaudrait que si le vers était placé au tout début de la description de la colline romuléenne, alors qu'il se trouve après le franchissement de la Porta Palatii (i.e. Mugonia) par le livre-voyageur, au sein d'une enumeration très précise de monuments singuliers. C'est du reste bien ce qu'entend G. Luck dans son commentaire ad loc. (Heidelberg, 1977, II, p. 166), même si sa localisation ne saurait être retenue.

90 Ce qui revient à inverser le schéma proposé par Varron, LL, V, 143-144, schéma lui-même affadi par rapport à la véritable valeur de l'auspication primordiale, selon A. Magdelain (lus Imperium Auctoritas, p. 220).

91 Cf. F. Castagnoli, dans Arch. Class., 16, 1964, p. 178; ib. 1974, p. 131; P.P., 1977, p. 344; 150 Jahre Deutsches Arch. Institut : 1829-1979, Festveraustaltung u. intern. Kolloquium, 1979, Berlin, Mayence, 1981, p. 133-142; on peut se demander pour-

Page 24: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 515

moignage d'Ostie, dont le plan régulier illustrerait et trahirait, pour le quatrième siècle, l'origine de ce qui ne serait qu'une forgerie erudite. Or, examinée à la lumière des recherches archéologiques récentes, cette solution, pour élégante qu'elle soit, apparaît pour le moins contestable. D'abord parce qu'il est plus que douteux, en réalité, qu'Ostie ait eu, dès le quatrième siècle, le statut d'une colonie92, sans parler du fait que le plan de son premier habitat n'a rien d'un quadrilatère régulier et qu'on découvre, au contraire, qu'il semblait respecter un réseau de voies antérieures93; ensuite parce que, sur tout le territoire de la péninsule et notamment en Italie centrale, des découvertes archéologiques paraissent bien suggérer l'existence d'un urbanisme sacral, dès les sixième et cinquième siècles, et non plus seulement à partir du troisième siècle comme on pouvait le croire jusqu'à il y a peu. On connaissait déjà, en effet, l'existence d'un auguraculum, c'est-à- dire d'une plate-forme augurale servant à l'observation auspiciale, pour la ville de Bantia, en Lucanie, découverte faite par Mario Torelli94 dans les années 1960. On connaissait aussi, et ce depuis les années cinquante, l'exemple de la ville de Cosa, fouillée par l'école américaine, et qui avait livré ce qui fut identifié par F. E. Brown comme une plate-forme auspiciale95, en relation visible avec les principaux reliefs du paysage environnant. Cette identification vient d'être contestée, avec des arguments de poids, par A. Ziolkowski (cf. infra, η. 105). Il sera donc sage de s'en tenir à une lecture «minimale» : il s'agit d'un lieu à valeur religieuse, en relation avec la fondation de la colonie. Car si Y auguraculum de Bantia ne date que du premier siècle avant notre ère, la terrasse de Cosa est datée, par les archéologues, de la toute première phase du site (la ville fut fondée en - 273)96, si bien que Brown propose, d'une manière très suggestive, et par al-

quoi, dans ces études, l'auteur renonce à l'idée qu'il défendait dans les Studies Robinson {op. cit. supra n. 2), d'une datation servienne de la R.q. : la réponse est, me semble-t-il, que cette doctrine postulait un transfert dans l'emploi du terme, depuis le Forum jusqu'au Palatin, effectivement peu vraisemblable dans ce sens.

92 Cf. I. Pohl, dans PP, 38, 1983, p. 123-130, qui montre que ce qu'on appelle d'ordinaire le castrum n'était en fait qu'un simple fortin, de dimensions restreintes, et non la première expression d'une colonie sur la fondation de laquelle la tradition est du reste muette pour cette date.

93 Cf. R. Mar, La formazione dello spazio urbano nella città di Ostia, dans MD AI (R), 98, 1991, p. 81-109. En d'autres termes, la théorie d'une R.q. «coloniale» repose donc sur un modèle qui n'en est pas un.

94RAL, 21, 1966, p. 293-315 et ib., 24, 1969, p. 39-48. Cf. aussi A. Prosdocimi, dans op. cit. supra n. 49, p. 894-896.

95 Cf. F. E. Brown, dans MAAR, 26, 1960, p. 9-16 et part. p. 13; du même, cf. aussi : Cosa. The making of a Roman town, 1980, p. 51; contra, cf. n. 105.

96Vell. Pat. I, 14, 7; Liv., Per. 14; Plin., N.H. 3, 51.

Page 25: Grandazzi - La Roma Quadrata

516 ALEXANDRE GRAND AZZI

lusion au sujet qui nous occupe, le nom de Cosa quadrata91. Bien entendu, tout cela convient encore à la thèse traditionnelle d'une fabrication datant précisément de ces années-là, et paraît même, à première vue, la renforcer98.

Mais voici qu'ailleurs, à Marzabotto, sur un site non plus romain mais étrusque, la relecture des carnets des «fouilleurs» du dix-neuvième siècle a conduit l'équipe italienne qui a repris l'exploration du site à proposer d'identifier comme auguraculum, non pas l'édifice B" comme on l'avait fait d'abord dans les années soixante-dix, mais l'édifice Y (appelé parfois X), qui se présentait comme un podium légèrement surélevé et de forme carrée, situé sur le plus haut point de l'arx100 : jugé erronément d'époque médiévale et, comme tel, sans intérêt par les fouilleurs du dix-neuvième siècle101, il fut rasé sans autre forme de procès en 1856. Là encore on a (ou plutôt on avait) affaire à un élément appartenant à la phase la plus ancienne du site, appelée Marzabotto I, que les archéologues datent au plus tard du début du cinquième siècle et même, en majorité, de la fin du sixième siècle av. n. è.102. Là encore, on s'en tiendra aux éléments sûrs : un monument carré, situé sur la partie la plus haute de l'acropole, appartenant aux phases de fondation du site, à valeur religieuse et en relation probable, vu sa position, avec l'urbanisme de la ville.

Indépendamment de toute interprétation, ces vestiges archéologiques laissent donc penser que Verrius, en parlant d'une terrasse-autel liée, d'une manière ou d'une autre, au souvenir, réel ou fabriqué, de la fondation de la Ville, avait décrit un monument existant réellement, et que ce dernier n'était pas une création augustéenne. Notons, par rapport à la définition de Festus, qu'à Cosa, on a retrouvé, auprès de la plate-forme quadrangulaire, une fosse pourvue de restes d'offrandes rituelles103. Faut-il, dans ce contex-

97 Op. cit., p. 14 et s. 98 Ainsi F. Castagnoli, dans MAAR, 24, 1956, p. 149-165 et T. J. Cornell, dans

Papers in Italian Archaeology, I, 1978, p. 131-140. 99 Cf. F. H. Massa-Pairault (citant une hypothèse de D. Vitali), dans MEFRA,

93, 1981, p. 127-154, et partie, la p. 132 : «N'est-il pas un carré ominal muni d'un pavement, une sorte de Marzabotto quadrata?»

100 Cf. le catalogue de l'exposition Santuarì d'Etruria, 1985, p. 92, et G. Sassatel- li, La città etrusca di Marzabotto, Casalecchio, 1989 {non vidi).

101 Pour le commentaire de cette destruction, cf. A. Grandazzi, La Fondation de Rome. Réflexion sur l'histoire, Paris, 1991, p. 46.

102 Cf. F. H. Massa-Pairault, op. cit., p. 133, n. 24. 103 À Cosa, cette fosse, une crevasse, d'origine naturelle mais aménagée et remp

lie de restes carbonisés de matière végétale recouverts de terre, est en relation étroite avec la plate-forme toute proche, qui répond à la même orientation qu'elle; à

Page 26: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 517

te, mentionner une autre découverte archéologique, faite récemment sur l'acropole de Volterra, où l'on a retrouvé il y a quelques années, dans une fosse de fondation située au pied d'une structure non identifiée, une inscription portant la mention munQ (ou munc), pour laquelle les découvreurs proposent l'équivalent mundusm? C'est ce qu'une publication encore provisoire et partielle ne permet pas de décider. Il faut noter, en tout cas, que le quadrilatère de Cosa n'a pas commandé l'évolution ultérieure de l'urbanisme de la ville105. Bref, s'il est vrai qu'à Marzabotto, le modèle d'une Mar- zabotto quadrata remonte aux premières phases du site, et que, par ailleurs, la Cosa quadrata semble avoir été assez rapidement oubliée, la théorie communément reçue d'une Roma quadrata née seulement au quatrième ou au troisième siècle des exigences de l'urbanisme contemporain apparaît d'autant plus fragile.

Ces données nous permettent donc et même, je crois, nécessitent de donner un peu de vie, de substance concrète, bref de réalité à notre Roma quadrata, qui n'était jusqu'ici qu'un mythe evanescent. À vrai dire, depuis longtemps déjà, plusieurs chercheurs évoquaient la possibilité de donner quelque crédit à la tradition d'une Roma quadrata (comme on le fait pour ce que les sources «littéraires» nous disent de Marx), mais sur un mode purement hypothétique, puisqu'une datation tardive et le schéma d'un modèle colonial paraissaient s'imposer sans réserve. Ces deux obstacles étant, pour partie au moins, levés, l'incertitude demeure quant à la signification exacte du terme : plate-forme ou ville, locus restreint sur le Palatin ou ailleurs, ou superficie de YUrbs tout entière?

Pour éclairer le réfèrent désigné par cette appellation mystérieuse, le plus simple semble, à première vue, de comprendre l'adjectif quadrata comme désignant la forme carrée du lieu décrit par Verrius Flaccus,

noter que cette crevasse déterminera encore, jusque dans la phase I4 (c.à.d. vers 150 av. J.-C), l'orientation du temple dit «Capitolium» et de son autel (cf. Brown, dans MAAR, 1960, p. 9-16 et p. 83). À Marzabotto, c'est l'autel Β qui est pourvu d'un puits votif.

104 M. Bonamici, dans SE, 55, 1987-8 (1989), p. 275-279, avec renvoi (p. 279) à l'article d'A. J. Pfiffig, dans Sprache, 8, 1962, p. 142 et s.

105 À Cosa, dès la période I3 (i.e. 170-160 av. J.-C), la plate-forme se trouve reléguée entre les deux temples de Yarx et si, en I4 (vers 150 av. n. è.), le temple dit «Capitolium» est construit sur l'axe de la crevasse-fosse de la «Cosa quadrata», il en recouvre néanmoins désormais tout entière l'aire sacrée (cf. Brown, 1960, op. cit., p. 49 et p. 83); à la fin du premier s. av. n. è., le temple est pourvu d'un nouvel autel dont l'orientation ne respecte plus celle du quadrilatère enseveli (p. 127) : tout cela conduit donc A. Ziolkowski à refuser l'identification de la plate-forme comme au- guraculum (Between Geese and the auguraculum : the origin of the cult of Juno on the arx, dans C.Ph., 1993, 88, p. 206-219).

Page 27: Grandazzi - La Roma Quadrata

518 ALEXANDRE GRAND AZZI

puisque aussi bien ce sens est indiscutablement attesté106 et que c'est à lui que, selon toute apparence, renvoie l'antiquaire lorsqu'il décrit la forme du locus : «in speciem quadratam».

Par ailleurs, lorsque l'appellation sert à désigner la ville palatine, l'adjectif s'entendrait alors toujours dans le même sens, en fonction, cette fois, de la forme qui est, grosso modo, celle de la colline, et qu'indique le tracé du pomerìum décrit par Tacite et Aulu-Gelle.

Pour satisfaisante, et évidente, qu'elle soit, cette explication ne permet pas toutefois de rendre compte de toutes les acceptions prises par le nom de Roma quadrata : si on peut, à la rigueur, admettre qu'à partir d'une similitude de forme (un carré dans les deux cas), un simple locus et la colline où il est situé se soient vus doter du même qualificatif, dans la mesure où le monument venait perpétuer le souvenir d'une fondation qu'il symbolisait à lui seul, on voit mal comment la seule allusion à cette quadrature pourrait rendre compte de la présence de traditions liées à la fosse primordiale ailleurs qu'au Palatin, au Forum, où le lieu décrit par Plutarque comme un mundus {Rom. 11), et présentant les mêmes caractéristiques que la fosse placée par Ovide {Fastes, IV, 821, «.fossa») sur le Palatin {ibid. v. 820, «sacra Palis»), est non plus carré, mais rond. Davantage, cette lecture «au carré» ne répond pas à la division quadripartite que Tite-Live (I, 43, 13) place sous le patronage de Servius Tullius et où il faut reconnaître une description de la Roma quadrata107, l'absence du terme propre étant tout à fait normale, selon les canons littéraires antiques, dans une œuvre appartenant au genre de la grande histoire (comme elle l'est aussi dans le texte poétique que sont les Tristia d'Ovide) : «Quadrifarìam enim urbe diuisa»m. C'est d'ailleurs

106 Cf. Forcellini, Lex. tot. Lat., 5, 1871, s.v. «quadratus», p. 9 et s., avec en par- tic, la réf. à Pline, N.H., 36, 91 : «monimentwn [...] lapide quadrato quadratura». Ajouter maintenant une inscription récemment trouvée à Verceil (commentée par M. Lejeune, dans CRAI, 1977, p. 582-610; biblio. complémentaire in Linderski, op. cit. infra η. 110, p. 2275, η. 509), dont le texte prescrit une délimitation quadrangu- laire, «ita uti lapide(s) UH statuti sun(t)». Il importe de noter, toutefois, que cette prescription est très clairement de nature sacrale, comme l'indiquent les 1. 5 et 6 de la pierre {«comunem deis et hominibus»), sans doute augurale (Linderski, op. cit.), et qu'elle appartient donc à un contexte qui est non seulement «urbanistique», mais aussi, et en même temps, «théologique» : cf. Serv. auct. Aen. 2, 512, cité par Lin- derski. Cette inscription mentionnant (1. 2) un campus («campo»), on la rajoutera donc au corpus constitué par H. Devdver et F. Van Wonterghem : Der 'campus' der römischen Städte in Italia u. im Westen, dans ZPE, 54, 1984, p. 195-206.

107 Cf. F. Castagnoli, Studies Robinson, p. 397-398. 108 Cf. D. W. Packard, A Concordance to Livy, IV, 1968, p. 16 : l'examen des trois

passages (4, 22, 5; 36, 10, 4 et 38, 1, 7) où quadnfariam est employé, toujours avec dividere, montre une insistance sur l'action même de diviser.

Page 28: Grandazzi - La Roma Quadrata

. LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 519

cette même division quadripartite, nous l'avons vu, à laquelle renvoie, dans le texte du De verborum significatu, l'appariement des deux lemmes Quadrata Roma et Quadrurbem Athenas. Comment expliquer alors la polysémie de l'appellation Roma quadrata!

Ce sont, je crois, les caractéristiques mêmes du rituel augurai qui fourniront la réponse à cette question; pour cela, il faut se souvenir que les aus- picia urbana désignent le territoire de la ville tel que l'auspication primordiale, le «survolant» et le «mesurant» du regard, l'a libéré des puissances incertaines de divinités multiples et inconnues109. Non pas que la ville soit un templum, mais son territoire n'est distingué du territoire environnant et défini comme «urbain», comme appartenant à l'Urbs, que dans sa correspondance avec les regiones caeli délimitées par le regard de l'augure110. Ainsi, suivant une signification éclairée par de nombreuses études (fondées sur des comparaisons avec des expressions comme legio quadrata ou versus quadratus), Roma est quadrata parce que définie comme ville en vertu d'une auspication primordiale reposant sur le principe de la quadriparti- tion111. Et si l'expression sert aussi à désigner seulement un simple quadrilatère, c'est qu'il s'agit de la plate-forme à partir de laquelle se fait cette opération : on a donc affaire à une métonymie qui fait désigner la partie pour le tout, selon un glissement de sens usuel en toponymie112.

Une évidence vient toutefois aussitôt dissiper les séductions d'un système sans doute trop simple : il est exclu qu'Ennius, qui place sur l'Aventin aussi bien Romulus113 que Remus au moment où ils consultent les auspices, ait pu considérer la Roma quadrata du Palatin comme Yauguraculum primordial.

109 «Devant Yarx le champ visuel est YUrbs, telle qu'elle est circonscrite par \epo- merium; il s'appelle dans la langue technique des augures auspicia urbana». L'Augu- raculum de /'arx à Rome, dans REL, 47, 1969-1970, et lus Imperium Auctoritas, 1990, p. 197 et p. 205 (cf. aussi p. 179).

110 Magdelain, op. cit., p. 167, p. 195, p. 200 et p. 222 et J. Linderski, The augurai Law, dans ANRW, II, 16, 3, 1986, p. 2288 (n. 568).

111 Cf. supra, n. 32; contra, Magdelain, p. 163, qui ne récuse pas toutefois le sens de l'adjectif. Cf. aussi J. Linderski, op. cit. supra.

112 II existe au moins deux autres exemples d'une évolution sémantique semblable : celle que connut le mot auguraculum, précisément, étendu dans une acception ancienne, au témoignage de Verrius Flaccus, à l'ensemble de la hauteur où il se trouvait : cf. Fest. 17 L, «auguraculum appellabant antiqui quam nos arcem dicimus, quod ibi augures publice auspicarentur»; pensons aussi au mot Capitolium qui désigne la colline de ce nom, mais aussi le seul temple de Jupiter.

113 Cf. Ann. I, 75-76 Sk. = 80-81 V2 : «at Romulus pulcer in alto/Quaerit Aventi- no...». E. Flores, dans Vichiana, 10, 1981, p. 17-23, considère ces deux derniers mots comme une interpolation et restitue : «monte Palatino»...

MEFRA 1993, 2 35

Page 29: Grandazzi - La Roma Quadrata

520 ALEXANDRE GRANDAZZI

II reste que la Roma quadrata a souvent été interprétée comme pérennisant le souvenir de l'auspication initiale : ce n'est pas seulement telle indication fugitive qui en témoigne, que ce soit le souhait formulé par les jumeaux chez Ovide, «experiamur aves» (Fastes, IV, 814), ou encore l'oiseau qui, dans le pavement Colonna, surmonte un autel où il faut reconnaître la Roma quadrata114, c'est aussi l'équivalence que suggère le texte de Plu- tarque115 (Rom. 9) entre la Roma quadrata et le lieu-dit Ρεμώριον, lorsqu'on la met en regard avec la définition donnée par Paul Diacre116 de ces mêmes Remoria : «Locus in Aventino [...] ubi Remus de urbe condenda fuerat aus- picatus». Et dans cette perspective, il n'est certes pas indifférent que la Roma quadrata ait été située à proximité de ce temple de Victoria117 qui est indiqué par Denys comme se situant dans la partie la plus élevée de la colline, «έπί δε τη κορυφή τοϋ λόφου» (A.A., Ι, 32), d'autant qu'il est possible, à mon avis, de localiser exactement dans la même zone la curia Saliorumm où aurait été retrouvé, au lendemain de l'occupation gauloise, l'instrument qui était censé avoir servi à Romulus pour inaugurer la Ville, «clauam [...] qua Romulus urbem inaugurauerit »U9 , inauguration pour laquelle l'auspication occupait, comme il se doit, une place majeure120 : très logiquement, le lituus121 romuléen était conservé près de l'endroit où il avait (ou était censé avoir) été utilisé.

114 Cf. supra, n. 12 et infra, n. 180. 115 Cf. supra, n. 80. 116 P. 345 L. Cf. aussi, pour Festus, la restitution donnée par Müller (éd. 1839,

p. 277) du lemme équivalent Remurinus ager, dont le texte dans le Famesianus est très lacunaire : «Remu<ria fuit. Sed etiam locus in Aventino ad sum>mum cu<lmen montis Remoria dicitur quant inde voci>tatam a<iunt, quod Remus cum Romulo dis- ceptans>...»

117 Cf. P. Pensabene, dans Archeologia laziale, 9, 1988, p. 57 et T. W. Wiseman, Ant. J., 61, 1981, p. 35-52.

118 Cf. notre Contribution à la topographie du Palatin, dans REL, 70, 1993, p. 28- 34. C'est Val. Max. 1, 8, 11 qui indique le lieu de la trouvaille.

119 Cal. Praenest. ad diem 23 Mart. : CIL, F, p. 234 et Degrassi, Inscript. It., XIII, 2, p. 123. Dans ces conditions, que l'auteur de ce calendrier ait été très probablement, selon l'hypothèse généralement reçue (sur la base de Suét., Gram. 17), Verrius Flaccus, n'est peut-être pas un hasard, si l'on songe que l'antiquaire augustéen constitue la source la plus complète sur la R.q.

120 Cf. A. Magdelain, op. cit., p. 157, et Linderski, op. cit., p. 2218 et p. 2223- 2225.

121 Défini comme tel par Cic, Div. I, 17, 30 et Val. Max. 1, 8, 11. En regard du nom de clava donné par le calendrier, pour un jour qui est le Tubilustrium, il n'est pas sans intérêt de rapporter cette ambivalence à une découverte (concernant le septième siècle av. n. è.) faite récemment à Tarquinia : cf. Gli Etruschi di Tarquinia, cat.

Page 30: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 521

Mais, plus encore que ces indices épars, une affirmation, explicite mais totalement inaperçue jusqu'ici, de Denys d'Halicarnasse (A.R., I, 86), plus prolixe, comme à l'accoutumée, que tous ses confrères, vient assurer très clairement de l'assimilation opérée, au moins à date augustéenne, entre la Roma quadrata et le lieu de Yauguraculum primordial : «ην δέ 'Ρωμύλφ μεν οίωνιστήριον, ένθα ήξίου τήν άποικίαν ίδροσαι, το Παλλάντιον, 'Ρώμφ δ'ό προσεχήσ έκείνςρ λόφοσ Αύεντΐνοσ καλούμενοσ, ώσ δέ τινεσ ίστο- ροϋσιν ή Ρεμορία», texte qu'on comparera maintenant avec l'indication de Tite-Live (I, 6, 4), «Palatium Romulus, Remus Aventinum ad inauguran- dum templa capiunt».

Pourtant Ennius place ailleurs le lieu de l'auspication initiale, et la Ro- ma quadrata, loin d'être une terrasse augurale, apparaît comme un autel pourvu d'une fosse l'apparentant à un mundus. Qu'est-ce à dire? La seule manière de concilier ces témoignages au premier abord contradictoires est de penser que la Roma quadrata, en tant que locus, était un monument situé dans la partie la plus élevée du Palatin et commémorant le souvenir mythique de la fondation romuléenne, à un emplacement qui était, au moins pour Denys et ses contemporains, censé avoir été celui de Yauguraculum primordial. En somme, la Roma quadrata, qui n'est certes pas un auguraculum, se dresse là où la légende des pnmordia Urbis, au moins dans l'une de ses variantes, place Yauguraculum romuléen. Il est clair que le modèle proposé ici peut valoir aussi pour un site comme Cosa, où l'autel identifié par Brown, s'il n'est sans doute pas122 Yauguraculum qu'on avait vu en lui, se dressait à un emplacement, le sommet de Yarx, qui n'aurait pas pu ne pas être celui de Yauguraculum de la colonie, en eût-il existé un : à notre avis, le complexe autel-fosse de Cosa est ainsi lié au souvenir de l'auspication fondatrice de - 273. L'achèvement du processus de fondation s'illustre par un sacrifice final à connotations agraires, dont il reste des traces archéologiques à Cosa123, et dont l'autel perpétue la mémoire : ces caractéristiques expliquent que la Roma quadrata ait été souvent vue comme un mundus, de même qu'elles rendent compte, peut-être dès une haute Anti-

a e. di M. Bonghi Jovino, 1986, p. 102. Cf. aussi l'observation de G. Colonna à propos de la masse de fer trouvée dans la tombe protovillanovienne 1036 de Casale del Fosso à Véies : Arch. Class., 43, 1991, p. 70, n. 22 et p. 82, n. 48.

122 Cf. l'article d'A. Ziolkowskj cité supra n. 105. 123 Cf. Brown, dans MAAR, 26, 1960, n. 10 : «Only the cracks and crannies of the

sides and bottom of the crevasse held remains of the material that must once have filled it. This was a black substance, soft and sooty, quite unlike the clayey, red-ochre virgin soil of the hilltop, which upon analysis proved to be largely carbonized vegetable matter»; et p. 13 : «Given the religions context, it is to be presumed that this vegetable matter consisted of offerings deposited as part of a ritual act».

Page 31: Grandazzi - La Roma Quadrata

522 ALEXANDRE GRANDAZZI

quité, de l'ambivalence si curieuse du verbe condere, qui désigne à la fois, comme on le sait, l'action de fonder et celle de cacher124.

À quelle époque a pu se fixer et se matérialiser le souvenir (qu'il soit fabriqué ou authentique) de cette Roma quadrata? En fonction du vers d'En- nius, qui en constitue la première attestation philologique, on considère généralement comme terminus post quem la date de 169 (ou 168) av. n. è, qui est celle de la mort du poète125. Il est possible toutefois, croyons-nous, d'aller plus avant : à moins de faire du «romulisme» de Camille une pure invention de nos sources126, ce qui paraît difficile, il est clair que la tradition qui fait retrouver sur le Palatin, et non sur l'Aventin, le lituus romuléen par le vainqueur de Véies, n'a de sens que par rapport à une autre tradition, probablement préexistante, au moins contemporaine, d'une auspication palatine, dont elle atteste indirectement l'existence. Il y a d'ailleurs, du point de vue archéologique, des éléments qui viennent renforcer cette datation : car, si l'on conviendra facilement que la Roma quadrata s'inscrit dans le même contexte idéologique que la casa Romuli, dont elle était très proche, la proposition d'identification de cette dernière faite récemment par P. Pensabene127, et la mise en évidence, sur le site présumé, de traces d'interventions remontant au quatrième siècle, conviennent tout à fait au cadre ici tracé. Dans ces conditions, il est très peu vraisemblable que, comme le voulait O. Skutsch128, la tradition de l'auspication palatine ne date que du second siècle et que celle qu'a transmise Ennius soit nécessairement la plus ancienne : peut-être la version présentée par l'auteur des Annales n'est-elle, comme le voulait déjà A. Schwegler129, qu'une explication étiologique du rite du fécial, historiette à coloration religieuse dont on suit très bien la laïcisation progressive chez Plutarque et chez tel commentateur ancien d'Ovide, où le lancer du cornouiller magique se transforme en

124 Cf. Walde-Hofmann, Lat. Etym. Wort., 1938, I, p. 441; Ernout-Meillet, Diet. étym. l. lat., 4e éd., 1967, p. 179, qui considèrent au contraire le sens de «cacher» comme dérivé d'expressions telles que condere mustum, ce qui ôte tout rapport entre les deux acceptions du terme. Mais si le sens étymologique est bien celui de «mettre ensemble», pourquoi ne pas penser plutôt à un rite comme celui que décrivent Ovide et Lydus {Mens. 4, 73)?

125 Cic, Brut. 20, 78 et Cato 5, 14; Hieron., p. 140 H. pour la date de 168. 126 Lrv., 5, 49, 7; Plut., Cam. 32 pour l'épisode du lituus retrouvé sur le Palatin.

Sur Camille, second Romulus, voir la biblio. indiquée par D. Briquel, dans Arch. Class., 43, 1991, p. 206.

127 Cf. La Grande Roma dei Tarquini, 1990, p. 90. 128 The Annals of Q. Ennius, p. 226, renvoyant à ses Studia Enniana, 1968, p. 65

et s. 129 Römische Geschichte, 2e éd., 1867, 1, p. 387, n. 4; cf. aussi J. Bayet, Croyances

et rites dans la Rome antique, 1972, p. 27, et A. Magdelain, op. cit., p. 251.

Page 32: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 523

simple épisode de chasse130. Après tout, ce ne serait pas la seule fois où le poète de Rudiae, qui habitait lui-même sur l'Aventin (Hier. p. 133 H., et Vairon, L.L, 5, 163), aurait ainsi choisi une variante hétérodoxe, et plutôt rare, de la légende des prìmordia, et l'on a au moins un autre exemple chez lui d'une pareille attitude, avec le problème, d'ailleurs voisin, de la chronologie de la fondation de YUrbsm : de toute façon, la Roma quadrata n'étant pas, strìcto sensu, un auguraculum, mais seulement un «lieu de mémoire», il demeurait tout à fait possible de situer ailleurs le lieu de la prise des auspices primordiaux.

Si l'on peut ainsi proposer de fixer au quatrième siècle un terminus post quem à la formation des traditions sur la Roma quadrata, il est bien entendu que la limite chronologique de ce qui est objectivement démontrable se situe sans doute en deçà de ce qui a pu se passer effectivement : à cet égard, les incertitudes, de lieu et de date, qui semblent affecter le mythe fourniront peut-être quelques indices supplémentaires pour la recherche. Doit-on situer la Roma quadrata sur le Palatin ou sur le Comitium, et comment interpréter son attribution à Romulus ou à Servius Tullius?

Or il ne me paraît ni indifférent, ni insignifiant que l'hésitation concerne précisément ces deux noms, car sur bien d'autres points aussi, la légende des origines de Rome semble se partager entre ces deux figures, à telle enseigne que la geste du sixième roi de Rome paraît emprunter nombre de ses éléments à celle du roi fondateur. Je citerai, sans prétention du tout à l'exhaustivité, la tradition liée à une asylie, celle qui fait des deux rois des organisateurs de la société romaine, des constructeurs de remparts132. Cette équivalence Servius Tullius/Romulus a son pendant logique dans l'équivalence inverse qu'illustre le texte (dont Mazzarino avait, pour cet aspect, dégagé toute l'importance)133, attribué par Plutarque à «un cer-

130 Plut., Rom. 20, 6; Arn., Adv. nat., 4, 3; Lact. Plac, ad. Ov. met., 15, fab. 48. mAnn. 154-155 Sk. = 501-502 V2. Il n'est du reste pas indifférent, par rapport à

ce qui vient d'être dit sur le «romulisme» de Camille, que ces deux vers soient généralement rapportés à ce dernier selon l'interprétation la plus probable : cf. O. Skutsch, op. cit., p. 315.

132 Le rapprochement avec Numa, établi par Tite-Live (I, 42) et suivi par A. Schwegler (Rom. Gesch. I, 2e éd., 1867, p. 706), est externe à la légende et appartient sans doute au seul auteur de Y Ab Urbe Condita. Pour les rapports avec la figure de Romulus, cf. L. Bianchi, dans Aevum, 59, 1985, p. 64 (n. 43).

133 Plutarque, Rom. 2, 3-8; cf. S. Mazzarino, II pensiero storico classico, Rome, 1986, I, p. 198-199 et II, 1, p. 477. Biblio. et bilan de la recherche récente dans le commentaire ad loc. de C. Ampolo, 1988, p. 272-276. On ajoutera à ce texte le passage de YOrigo gentis Romanae (22, 4) commenté en ce sens par F. Coarelli {Foro Romano, I, p. 198).

Page 33: Grandazzi - La Roma Quadrata

524 ALEXANDRE GRANDAZZI

tain Promathion». Là, comme on le sait, c'est la légende de Romulus qui prend les traits de celle de Servius Tullius. Par ailleurs, on pensera aussi aux Vibenna - deux frères comme Romulus et Remus - habituellement dépeints comme des compagnons de Servius, mais portant un nom rattaché à Romulus dans d'autres versions134. Vues sous l'angle d'une philologie intemporelle, ces variantes ne pouvaient être comprises que comme des contradictions et des erreurs manifestes. Mais la vie d'une légende, comme celle d'un monument, n'est pas limitée à une période restreinte ni à une utilisation uniforme : au fil des temps, elle se transforme, s'enrichit (s'appauvrit aussi), se modifie, sous l'apparente stabilité des noms et des lieux135.

À ce point de notre parcours, nous pouvons nous demander : qui a créé qui? À moins d'exclure totalement, pour la figure de Servius Tullius, toute possibilité d'historicité136 - hypothèse qui se heurterait d'ailleurs à de graves difficultés - , il devient tentant de supposer que la légende romu- léenne n'est qu'une création servienne, et cette théorie n'a pas manqué d'être formulée récemment, car elle a pour elle de solides arguments137. Mais quels eussent pu être les motifs inspirant une pareille création? La concentration de vestiges romuléens sur le Palatin la rend à la fois peu vraisemblable et bien peu explicable; le nom de Servius étant, avant tout, du point de vue topographique et monumental, synonyme d'une extension du site urbain, on voit mal comment le regroupement d'indices romuléens fabriqués à des fins de légitimation eût pu servir, s'ils concernaient un lieu qui restait à l'écart, aussi bien des interventions pour lesquelles le nom du roi-réformateur est cité (Aventin, Forum Boarium), que des transformations profondes qui, d'une manière générale, affectèrent la zone du Forum à l'ère tarquinienne138.

134 En rapport avec Servius (Mastarna) : dans la Table Claudienne de Lyon (1. 19), sans doute dans Fest. 486 L, et dans les fresques de la Tombe François; avec Romulus : Varron (LL 5, 46), Fest. 38 L et Dion. Hal., A.R., 2, 36, textes où figure seulement Caeles V., ce qui tendrait à prouver que le motif de la gémellité (pu tout au moins de la fraternité) a été rajouté à la légende servienne, en fonction précisément de la gémellité romuléenne de référence. Pour ce rapprochement entre les jumeaux fondateurs et les frères Vibenna, cf. F. Coarelli, // Foro Romano. Periodo arcaico, 1983, p. 198.

135 Pour le sens de cette imbrication des légendes romuléenne et servienne, cf. notre Fondation de Rome, 1991, p. 272 et s.

136 Même si, bien sûr, son règne ne saurait avoir atteint l'extravagante durée que lui assigne la tradition : cf. Schwegler, op. cit., I, p. 49 et p. 732-733; O. de Caza- nove, in MEFRA, 100, 1988, p. 614 et s.

137 Cf. F. Coarelli, // Foro Romano, 1983, p. 199. 138 Sur lesquelles les travaux d'A. J. Ammerman jettent un jour nouveau : cf. AIA,

1990, p. 45 et s. et Archeologia laziale, 1990, 10, p. 13-16.

Page 34: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 525

C'est pourquoi, en s'appuyant sur le simple corpus des données traditionnelles, on peut déjà, me semble-t-il, refuser l'idée (ultime concession à une hypercritique jadis triomphante) d'une légende romuléenne créée de toutes pièces au sixième siècle. Il n'est nullement nécessaire, dans ces conditions, de faire appel aux résultats de fouilles récentes139 qui, au pied du Palatin, ont mis au jour des restes de fortifications bien antérieurs, en tout état de cause, au sixième siècle; doit-on, pour autant, sous prétexte qu'il s'agit d'opérations qui n'ont pas encore fait l'objet d'une publication définitive (c'est du reste le cas de bien des sites majeurs de la Rome archaïque...), s'interdire140 de noter les correspondances, de lieu et de date, avec des traditions longtemps reléguées dans l'enfer de la littérature, et exclues du domaine de l'histoire?

Pourtant, à bien y regarder, ces traditions, et notamment celle d'une Rome carrée palatine dont Tacite nous livre le périmètre141, ne sont pas des indications «littéraires» : matérialisées par des cippes, elles étaient revitalisées par la course des Luperques. Dira-t-on que cette dernière sera celle, précisément, qui aura donné naissance à l'idée d'une Roma quadrata142? Mais ce serait prendre l'effet pour la cause, car enfin, si cette course est bien une lustrano (et elle en présente toutes les caractéristiques)143, il faut bien qu'elle ait adopté ce parcours en fonction d'une unité topographique préexistante, qu'elle avait ainsi pour mission de purifier et de renouveler mystiquement, et non l'inverse. Revenons donc, puisqu'il s'agit d'une notion qui n'est pas sans rapport - fût-il indirect et second - avec la Roma quadrata, à la définition du pomerium qui était celle-là même des augures populi Romani144. Dans cette formule, on voit très clairement un rapport

139 Sur lesquelles on verra A. Carandini, dans La Grande Roma dei Tarquini, 1990, p. 100, et notre Fondation de Rome, 1991, chap. 10, passim.

140 Cf. C. Ampolo, dans Omaggio ad A. Momigliano, éd. L. Cracco Ruggini, 1989, p. 116. On notera ainsi que le site de la Regia n'a, de la même manière, encore fait l'objet jusqu'à ce jour que d'une publication provisoire et très partielle (les fouilles de Brown seront publiées prochainement par R. T. Scott).

141 Ann. 12, 23, 2 et 24 : cf. le commentaire d'E. Koestermann, 1967, III, p. 145- 148 et F. Coarelli, // Foro Romano, I, 1983, p. 262 et s.

142 Ainsi A. Magdelain, lus Imperium Auctoritas, 1990, p. 162. 143 Malgré tout ce qu'on a pu écrire, nous ne voyons pas de raison valable pour

refuser l'affirmation explicite de Vairon à ce propos : «Lupercis nudis lustratur anti- quum oppidum Palatinum gregibus humanis cinctum», LL, 6, 34; bibl. récente sur les Lupercales dans R. Muth, Einführung in die griech. u. röm. Religion, 1988, p. 301.

144 Aulu-Gelle, N.A., 13, 14 : «Pomerium est locus intra agrum effatum per totius urbis circuitum pone muros regionibus certeis determinatus, qui facit finem urbani auspicii. Antiquissimum autem pomerium quod a Romulo institutum est Palati mon- tis radicibus terminabatur».

Page 35: Grandazzi - La Roma Quadrata

526 ALEXANDRE GRAND AZZI

qu'on peut dire organique (la remarque est de Pietro de Francisci)145 entre YUrbs, les murs et les regiones auspiciales : «regionibus certeis determina- tus». Arrivés à ce point, je ne pense pas qu'il soit possible de récuser l'ho- mologie lexicale entre la terminologie augurale et la division, qu'on dit «purement administrative», de Rome en... quatre régions, introduite par Servius Tullius146; division et appellation de quadrata, que désigne Tite-Live (I, 43, 13) lorsqu'il parle, à propos du même Servius, de «quadrifariam enim urbe divisa regionibus collibusque», selon une formule qui, on l'a remarqué plusieurs fois147, semble faire des regiones148 une réalité préexistante à la quadripartition administrative149; division quadripartite, donc, à laquelle Verrius faisait aussi allusion dans son lexique, nous l'avons vu. La nouvelle distribution de l'espace romain, entreprise par le bon roi Servius Tullius, prend ainsi ses racines dans les catégories mêmes du droit sacré : il ne suffit pas de dire que nous assistons à une séparation progressive du politique et du religieux, il faut plutôt voir que le nouvel ordre politique servien prend ici appui sur les possibilités, les suggestions que lui offre la pratique religieuse. Il se nourrit d'elle. Mais cette fidélité, bien entendu, sera aussi une trahison et nous assistons, pour la question de la Roma quadrata, à une tentative d'appropriation mythographique (visible, on l'a vu, dans bien d'autres domaines légendaires) qui passe par une tentative de délocalisation, du point de vue topographique, c'est-à-dire par un transfert, du Palatin, centre romuléen, au Forum et au Comitium, nouveau centre de la ville tarquino-servienne.

En effet, et malgré tout ce qu'on a pu dire, Plutarque, qui connaissait

145 Primordia Civitatis, 1959, p. 657. 146 L'idée a été défendue avec force, notamment par Jordan (dans Topographie...,

I, 1, 1878, p. 285 et s.) et par P. de Francisci {op. cit., p. 656-657) : quelles que soient les difficultés, indéniables, qu'elle suscite, elle ne me paraît pas pouvoir être récusée.

147 Que «regionibus» soit en apposition à «urbe» ou complément du part, «diui- sa» : cf. éd. Weissenborn-Müller, ad loc, I, 1885, p. 214; la suppression de «regionibus» proposée par Hertz et acceptée par Mommsen, «is indefensible on every front» (Ogilvie, A Commentary on Livy BooL· 1-5, 1984, p. 175). Voir aussi, par exemple, P. de Francisci, op. cit. Sur les raisons qui font que l'appellation technique R.q. est absente du texte de Tite-Live comme de celui de Tacite, cf. supra, n. 88. C'est ainsi qu'en I, 18, l'historien, à propos de l'inauguration de Numa, «traduit» les formules techniques de l'augure par des paraphrases (Magdelain, op. cit., p. 199 et s.).

148 Sur le sens augurai de regiones, cf. A. Magdelain, op. cit., p. 200 et J. Lin- derski, op. cit., p. 2287, n. 561 : voir Varron, LL, 5, 52 et 7, 9.

149 De ce point de vue, on se souviendra de la restitution que proposait A. Piga- niol de la 1. 11 du Pap. Ox. 2088 où il lisait : «quadrupertito» (dans Mél. B. Nogara, 1937, p. 273 et s.). Sur les quatre régions serviennes, nous nous contenterons ici de renvoyer à R. Thomsen, King Servius Tullius : a Historical Synthesis, 1980.

Page 36: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 527

bien Rome150 et qui s'adressait à des lecteurs autant romains que grecs, n'a pas pu inventer et situer en plein milieu de la Ville un monument auquel il aurait de lui-même donné le nom de mundus. Son témoignage prend d'autant plus de valeur qu'il vient prendre place dans tout un ensemble de traditions mettant en rapport la figure du fondateur de YUrbs avec le Forum et le Comitium, notamment autour du Lapis Niger151; par ailleurs, la fosse ro- muléenne qu'il situe ainsi au Comitium présente exactement les caractéristiques dont est pourvue celle qu'Ovide (Fastes, IV, 813 et s.) fait creuser à Romulus et ses compagnons sur le Palatin : et si cette fosse n'a, ni chez le biographe grec, ni chez le poète des Fastes, le nom de Roma quadrata, c'est que, chez l'un, une Roma quadrata située au Palatin vient d'être mentionnée dans le même passage (Rom. 9) et que, chez l'autre, qui ne la nommera pas non plus dans le vers des Trìstes (III, I, 32) qui la décrit, cette absence répond aux canons du genre poétique. Explicite (et moins isolé qu'il n'y paraît), le texte de Plutarque ne saurait donc être récusé152 au simple prétexte qu'il est gênant. Il reste qu'il décrit ce mundus comme le centre de l'espace intrapomérial, c'est-à-dire avec une fonction qui n'est pas sans évoquer celle d'un auguraculum : on ne peut pas davantage mettre en doute l'existence d'un monument à cet emplacement, car les analyses, convergentes à cet égard, d'A. Magdelain et de F. Coarelli153 ont montré qu'il n'y a qu'un mundus, qu'il est situé près du Comitium et qu'il est fondamentalement un mundus Cereris, à fonction divinatoire. Parce que précisément, avec sa tri- partition cosmogonique, il est un «microcosme», «une miniature d'univers» (A. Magdelain), le mundus a sa place au cœur du nouvel espace civique, et le lieu où il se trouve sera, tout naturellement, considéré comme le centre de la Ville et du monde : ainsi s'explique le lien établi communément entre pomerium et mundus, bien qu'il s'agisse d'une liaison qui n'a en réalité pas de base théologique véritable154.

150 Sur ses voyages à Rome, cf. K. Ziegler, RE, 21, 1951, col. 654-657. 151 Cf. par ex. D.H., A.R., I, 87, nommant Faustulus; voir F. Coarelli, Foro Ro

mano I, 1983, p. 167. 152 Comme le fait F. Castagnoli, // mundus e il rituale della fondazione di Roma,

dans Festschrift G. Radice, Münster, 1986, p. 32-36. Plutarque, d'ailleurs, attribue explicitement cette appellation aux Romains : «καλοΰσι δε τον βόθρον τοϋτον ονόματι μοϋνδον» (Rom. 11, 2).

153 Α. Magdelain, «Le pomerium archaïque et le mundus», dans REL, 1976-1977, maintenant dans lus Imperium Auctoritas, 1990, p. 155 et s. (partie, p. 182 et s.); F. Coarelli, // Foro Romano, Perìodo arcaico, Rome, 1983, p. 199 et s.

154 Magdelain, op. cit. supra, p. 188. Sur cette centralité du mundus, cf. J. Mar- tinez-Pinna, Tarquin l'Ancien, 'fondateur' de Rome, dans Condere Urbem, colloque éd. par C. M. Ternes, Luxembourg, 1992, p. 80. Pour la «Rome du Forum», voir déjà

Page 37: Grandazzi - La Roma Quadrata

528 ALEXANDRE GRAND AZZI

II est vrai que le mundus et la Roma quadrata sont deux choses bien différentes; il n'est pas moins vrai qu'une confusion troublante tend à s'établir entre eux dans les sources, de Verrius Flaccus à Ovide et à Plutarque155. C'est que ces ambiguïtés sont à l'image du transfert, de fonction et de lieu, qui s'opère du Palatin au Forum, et de l'ère romuléenne au règne de Ser- vius Tullius, entre l'ancienne Roma quadrata de ì'Urbs antiqua latine du Palatin (Vairon, LL, 6, 24) et la Rome soumise aux influences étrusques, et recentrée sur le Forum. Point focal de l'espace comitial, comme la Roma quadrata l'avait été du Palatin, le mundus tend à être perçu comme une nouvelle Roma quadrata et est mis par conséquent en relation (indue) avec le pomerium et avec la fondation de YUrbs. Le nouveau se présentant comme de l'ancien et l'ancien prenant l'aspect du nouveau, on assiste, avec le déplacement des valences romuléennes sur le Forum, à un échange symbolique où le mundus prend le rôle de la Roma quadrata, et où cette dernière s'orne d'un mundus - dépôt, d'autant plus inaccessible et fermé qu'il n'a peut-être jamais existé. Cette relation d'interdépendance - d'autant plus forte qu'il s'agit dans le cas du Comitium d'un espace inauguré156, comme l'était le Palatin à partir de Yauguraculum primordial - aboutit à ajouter des caractéristiques secondes à chacun des deux monuments : ainsi à la présentation du mundus comme Roma quadrata et centre de l'espace intra- pomérial, correspond, en symétrie inverse, celle qui voit la vieille plateforme palatine prendre l'aspect d'un véritable mundus. Alors, à partir de

A. Piganiol, Les origines du Forum, dans MEFRA, 28, 1908, p. 233-282, et, sur des bases différentes, P. Grimal, Le dieu Janus et les origines de Rome, dans Lettres d'humanité, 4, 1945, partie, p. 63-85.

155 C'est pourquoi tous ceux qui ont insisté sur l'hétérogénéité intrinsèque entre mundus et R.q. avaient raison, sans que ceux qui n'ont pas pu ne pas relever les étranges confusions qui tendent à s'établir dans les sources entre ces deux monuments aient eu tort...

156 Sur le Comitium et les auspices, cf. Mommsen, Droit public romain, 6, 1, 1889, p. 434; Valeton, Mnemosyne, 23, 1895, p. 29 et s.; Linderski, op. cit., p. 2250 et p. 2272; les textes mentionnent la Cuna Hostilia et les Rostres, mais l'orientation solaire du Comitium ainsi que la forme «quadrata» (précisément!) qui est la sienne suggèrent qu'il a la qualité de templum; cf. Coarelli, // Foro Romano I, p. 140, p. 145 et p. 152; une structure centrale circulaire vient ensuite s'ajouter à la quadrature originelle mais sans la supprimer : cf. Coarelli, // Foro Romano Π, 1985, p. 12 et s., et partie, p. 18 et p. 126 et s. pour les «puits sacrés» qui représenteraient les limites du templum comitial (avec référence aux exemples de Cosa et d'Alba Fucens); cf. déjà en ce sens Lugli, Roma antica, 1949, p. 81. F. Castagnoli considère aussi le Comitium comme un templum, dans PBSR, 52, 1984, p. 13. Voir maintenant, sur cette question, la contribution de M. Torelli au colloque Comunità indigene e problemi

Page 38: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 529

cette véritable interpretatio d'un monument par l'autre, analogue au processus de même nom qui, dans l'ordre du religieux, voit les vieilles divinités italiques céder la place, mais sans s'effacer totalement, à de nouvelles figures hellénisées, s'élabore un modèle composé, artificiel si l'on veut, mais artificiel en cela seulement qu'il vise à combiner deux réalités distinctes. C'est ce modèle d'une plate-forme flanquée d'une iosse-mundus que nous voyons «fonctionner» à Cosa, et sans doute ailleurs, et que les Romains eux-mêmes percevaient au présent (cf. le soient de Verrius Flaccus)157. Bref, les «erreurs» de Plutarque ont leur exact pendant dans celles d'Ovide, décrivant l'installation, au moment de la fondation palatine, d'un quasi-mwn- dus auquel il n'ose pas évidemment, et pour cause, donner ce nom, si ce n'est par allusion {Fastes, IV, 824 : «unde movetur opus»)156. Quant à la double caractéristique des jours «quihus mundus patet», qui sont à la fois, et contradictoirement, religiosi159 et affectés du signe comitial160, elle s'explique si le second caractère a précédé le premier, et si les connotations infernales de ce lieu d'abord agraire et divinatoire ne sont que secondes161.

Cette topographie «non fixiste», qui voit les fonctions et la symbolique des lieux soumises aux aléas de l'histoire, peut certes sembler déroutante au premier abord : elle l'est moins pour qui, comme l'auteur de ces lignes, vit dans une ville où un édifice d'abord conçu comme une église (Sainte- Geneviève) est devenu un monument dédié à la Mémoire républicaine (le Panthéon), et où un autre, prévu pour être un temple laïc à la gloire de la Grande-Armée, s'est finalement transformé en église (la Madeleine), Que la Roma quadrata ne soit pas une invention du quatrième ou du troisième siècle, c'est l'ancienneté de l'aménagement du Forum et du Comitium, à une date que l'archéologie permet de fixer vers la fin du septième siècle av.

della Romanizzazione nell'Italia centro-meridionale (IVe-IIIe sec. a.C), éd. J. Mertens et R. Lambrechts, 1991 : «II ' diribitorium di Alba Fucens e il 'campus' eroico di Her- donia» (p. 39-63), avec, en partie, (p. 43), mention d'un auguraculum récemment identifié à Lavello (Forentum).

157 Cf. A. Magdelain, lus..., p. 183. Sur le rôle de modèle exercé par Rome à l'égard des colonies, cf. Varron, LL 5, 143 : «coloniae nostrae [...] item conditae ut Roma» et Aulu-Gelle, N.A., 16, 13, 9 : «amplitudinem maiestatemque populi Romani, cuius istae coloniae quasi effigies paruae simulacraque esse quaedam videntur».

158 Cf. A. Magdelain, ib. : il s'agit donc, une nouvelle fois, d'une périphrase comme les affectionne Ovide. Le rapprochement avec Fest., 126 L, est dû à L. Kroll, dans Festschr. Kretschmer, 1926, p. 126. La fosse romuléenne décrite par Lydus (De mens. , 4, 73) et placée par lui sur le Palatin présente les mêmes caractéristiques que celle d'Ovide.

159 Fest. 144 et 348 L; Varrò ap. Macr., Sat. II, 16, 18. 160 Degrassi, Inscriptions Italiae, XIII, 2, p. 502, p. 517 et p. 529. 161 A. Magdelain, op. cit., p. 188-191.

Page 39: Grandazzi - La Roma Quadrata

530 ALEXANDRE GRAND AZZI

n. è162, ainsi que la présence insistante, dans ces lieux, de traditions romu- léennes, qui le suggèrent; que l'utilisation servienne de la Roma quadrata ne soit pas, à son tour, née ex nihilo au Comitium, c'est la concentration et la présence, sur le Palatin plus qu'ailleurs, des souvenirs romuléens et tout particulièrement de ceux concernant la Roma quadrata, qui en témoignent.

De ce transfert symbolique, la trace subsiste, du reste, avec ce que la mythe-histoire des primordia Urbis nous dit d'Attus Navius : dans l'anecdote bien connue qui montre l'opposition entre le roi (étrusque) Tarquin et cet augure latin, avec sa pierre et son puits, dans cette «per lituum regio- num discriptio»m, il est difficile de ne pas reconnaître le récit archetypal du décentrement-recentrement qui vit, à partir de l'ère tarquinienne, le Forum devenir le cœur de la vieille cité palatine désormais agrandie. D'autant que le sens de l'épisode164 se donne clairement à lire dans l'autre déplacement qui conclut la querelle entre l'augure et son roi : la Ficus Ruminalis, elle aussi située antérieurement sur le Palatin, sera elle aussi déplacée, ou plutôt dédoublé près du Comitium; déplacement, dédoublement qui caractérisent donc également les rapports entre Roma quadrata et mundus, opposés entre eux comme deux formes de rituel : l'une, latine, en relation, même indirecte, avec l'auspication, l'autre; étrusque, mettant en œuvre une véritable cosmologie165. Il n'est pas, bien plus tard, jusqu'à la concomitance entre la restauration sévérienne de l'Umbilicus Romae (s'il est vrai qu'on doive reconnaître avec F. Coarelli166 dans ce monument le vieux mundus transformé) et la célébration d'une cérémonie des jeux Séculaires, «ad Ro- mam quadratami, qui n'illustre encore cette double polarité et cette complémentarité réciproque. Dans la mesure où, comme ailleurs, la transformation du mundus en Umbilicus a pu se faire dès la fin de la Répu-

162 Cf. maintenant le travail fondamental d'A. J. Ammerman, dans AJA, 94, 1990, p. 627-645 (p. 645, «the late seventh century B.C.»).

163 Cicéron, Div. I, 31, à comparer avec le passage précédant immédiatement (I, 30) : «Romulus regiones direxit turn cum urbem condidit».

164 À ce sujet, cf. E. Pais, Stona di Roma, 1899, 1, 2, p. 737-746; A. Grandazzi, La Fondation de Rome, 1991, p. 226; D. Briquel, dans La Divination dans le monde étrusco-italique III, Paris, 1986, p. 68-100; F. Coarelli, // Foro Romano Π, 1985, p. 185; Linderski, op. cit., p. 2192, n. 169. La période, «regnante Tarquinio», et le lieu, «in Comitio», de la scène ne sont pas des éléments négligeables.

165 Sur le mundus en Étrurie, cf. A. J. Pfiffig, Religio etnisca, 1975, p. 83 et aussi supra, n. 104. C'est précisément ce parallélisme qui, entre autres indices, rend difficile de penser que la tradition d'une ficus R. au Lupercal soit artificielle : contra, cf. Coarelli, op. cit., p. 89.

166 II Foro Romano I, p. 211; cf. aussi P. Verduchi, dans Roma, archeologia nel centro, Soprintendenza archeol. di Roma, 1985, I, p. 33.

Page 40: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 531

blique167, on peut aussi se demander si Auguste, en faisant voisiner son temple d'Apollon et la vieille Roma quadrata (vue comme un mundus/ Umbilicus), n'entendait pas recréer, au profit de Rome et au sien, la mythique association de VOmphalos et du temple du dieu, qui avait fait longtemps considérer Delphes comme le centre du monde...

Que cette interprétation puisse être plus qu'une simple hypothèse, c'est du reste ce que suggèrent les plaques de terre-cuite168 trouvées le long du temple, en 1968, en relation probable169 avec le portique des Danaïdes, celui-là même que désignent aussi bien le procès-verbal des jeux Séculaires de 17, «[in Palatio ante aedem] Apollinis et in porticu eius» (CIL, VI, 4, 2, 32323, 1. 32) que les formules de la Tabula Hebana et de la Tabula Siarensis, «in Palatio in porticu quae est ad Apollinis in tempio» (ZPE, 55, 1984, fg. IIb, p. 76). Ces terres-cuites représentent en effet, comme on le sait, la lutte d'Apollon et d'Hercule autour du trépied delphique, et B. Kellum a proposé170 d'y reconnaître, à juste titre me semble-t-il, une allusion à la lutte entre Octave (Apollon) et Marc-Antoine, dont les liens avec la figure et le mythe d'Hercule étaient connus. Or on ne s'est pas avisé jusqu'ici, à notre connaissance, qu'un texte de Procope, faisant explicitement référence à Auguste, vient, à notre avis, confirmer l'existence de cette symbolique delphique mise en place par Octave au Palatin, non seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur de son palais : «dans le Palais de Rome, en effet», écrit l'historien des Vandales, «à l'endroit où se trouvaient les lits de table de l'Empereur, se dressait, depuis des temps anciens, un trépied, sur lequel donc les

167 F. COARELLI, Op. CÜ. , p. 213. 168 Publiées pour la première fois par G. Carettoni, dans RPAA, 44, 1971-1972,

p. 123-139; cf. maintenant M. J. Strazzulla, II principato di Apollo. Mito e propaganda nelle lastre Campana del tempio di Apollo Palatino, Rome, 1990 (non vidi). Voir les photographies fournies par Β. Andreae dans LArt de l'ancienne Rome, 1973, p. 128- 129.

169 F. Coarelli, Roma sepolta, p. 130. 170 « Sculptural Programs and Propaganda in Augustan Rome : the temple of

Apollo in the Palatine», dans The Age of Augustus, Conference held at Brown University Providence, Rhode Island, 1982, publiée en 1985, p. 169-176; cf. aussi P. Zanker, dans ARID, S. X, 1983, p. 35. Voir maintenant la tête d'Apollon, de terre cuite elle aussi, et également d'époque augustéenne, trouvée dans les fouilles de la Domus Ti- beriana et publiée, avec d'autres fragments de même provenance, par M. A. Tomei, dans MDAI(R), 99, 1992, p. 171-228. Sur le rôle possible d'Athénodore dans l'élaboration de cette symbolique apollinienne, cf. P. Grimal, dans REA, 1945 et 1946, maintenant dans Rome. La littérature et l'histoire, II, Rome, 1986, p. 1147-1176 (p. 1174).

Page 41: Grandazzi - La Roma Quadrata

532 ALEXANDRE GRAND AZZI

échansons de l'Empereur plaçaient les coupes. Les Romains appellent ce trépied Delphix, car il a existé pour la première fois à Delphes...»171.

Pour en revenir à la Roma quadrata, est-ce un hasard, en tout cas, si Auguste avait choisi d'installer sa demeure à un emplacement qui avait été auparavant celui de la maison du consul de 102, autrement dit de ce Luta- tius Catulus qui fut le rival direct de Marius, qu'on appelait le «troisième fondateur de Rome» (Plutarque, Marius 27), le second prétendant étant Camille172, alors que les traces de l'œuvre d'historien réalisée par le vainqueur des Cimbres trahissent un intérêt certain pour le mythe romuléen173? Est- ce un hasard si la source la plus complète dont nous disposions sur la Roma quadrata est précisément due à Verrius Flaccus qui, appelé par le Prince pour l'éducation des Césars, vint résider dans ce qui avait été la demeure de ce même Catulus174, et qui faisait partie, désormais, de ce qui était en train de devenir le «palais» par excellence? Non, sans aucun doute : membre, comme on dirait aujourd'hui, de l'entourage rapproché du Prince, et appelé en tant qu'érudit à la restauration des valeurs traditionnelles (la richesse de son recueil De verborum significatu pour la connaissance des primordia est bien connue), l'antiquaire était, pour ainsi dire, dans le secret des dieux. Il savait que ce qui justifiait l'intérêt du successeur de César, aussi bien qu'auparavant celui de Catulus et déjà sans doute de Camille, pour cette partie excentrée du Palatin, c'était moins, comme on l'a toujours dit175, la proximité de la casa Romuli, que celle de la

171 Bell. Vand., 1, 21; traduction de P. Muray, Paris, 1990, p. 99. Voir aussi Clau- dien, Pan. 28 Hon. Aug. sext. Consult, ν. 35 à 38.

172 Plut., Cam. 1 et 32; cf. A. Alföldi, Der Vater des Vaterlandes im römischen Denken, 1971, p. 29; voir aussi supra, η. 126 et 131.

173 Peter, HRR, 2e éd., f. 11 et 12, p. 194; sur Catulus, cf. RE, 13, 1926, 2072 et s. (Münzer). Cette continuité topographique entre Catulus et Auguste ainsi que sa signification romuléenne ont été mises en lumière par F. Coarelli, dans Roma sepolta, p. 139 et s.

174 Le texte exact de Suétone (Gramm. 17, 2) est probablement «Catulinae do- mus» : cf. G. Lugli, Roma antica, 1946, p. 504, et F. Coarelli, op. cit., p. 140. C'est en effet la leçon la mieux attestée : cf. l'éd. de M. C. Vacher, Paris, 1993, p. 19.

175 Et comme on ne manquera pas de le répéter, si l'identification, proposée par P. Pensabene, du fond de cabane mis au jour près de la Magna Mater comme casa Romuli est confirmée : cf. La grande Roma dei Tarquini, 1990, p. 90. Sur les traditions au sujet de la casa Romuli, cf. A. Balland, dans REL, 62, 1984, p. 57-80. Bien sûr, il s'agit de deux endroits proches : c'est même cette proximité qui se trouve, me semble-t-il, soulignée dans le texte de Denys où l'on voit Romulus «consulter les auspices au sujet de son règne» (AR, II, 5) : «sorti de sa cabane», «έκ xfjç σκηνής», il est dit que le fondateur «se plaça en plein air, en un lieu bien dégagé» (trad. V. Fromentin et J. Schnäbele, 1990, p. 132), «στας δέ υπαίθριος έν καθαρφ χωρίφ», péri-

Page 42: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 533

Roma quadrata, le centre primordial et sacral de Rome. En d'autres termes, il savait pourquoi Octave avait choisi d'être appelé... augustus, qualificatif technique jusque-là réservé à la langue des augures et particulièrement approprié, à en juger par la définition qu'en donne précisément ce même Ver- rius Flaccus dans son recueil dont il constitue le premier tout comme le dernier mot176, selon une circularité sémantique qu'on a peine, là encore, à imputer au seul hasard, à un lieu censé correspondre à l'emplacement de Yauguraculum primordial : «augustus locus sanctus ab avium gestu, id est quia ab avibus significatus est». Aboutissant ainsi à fixer sa demeure à l'endroit même où la légende des initia Urbis situait Romulus lors du rituel de consécration de la fondation, le choix topographique opéré par Auguste dès 36 faisait évidemment de lui, dès cette date (il convient de le souligner), un nouveau fondateur de YUrbs. C'est dire que le titre177 que se choisit définitivement le Princeps en Π sera rien moins qu'une approximation ou une improvisation. On ne pensera pas néanmoins que la Roma quadrata, détrônée par les innovations tarquino-serviennes au profit de Yarx capitoline, ait été alors un auguraculum : comme en témoignent le pavement Colonna178, et probablement auparavant d'autres œuvres aujourd'hui perdues179, elle

phrase qui ne désigne pas autre chose, à mon avis, que la plate-forme où se trouvait l'autel primordial.

no pEST- 2 et 520 L {augurio), (sur ce point, cf. notre étude dans REL, 69, 1991, p. 107). Rapprocher avec le texte de Tite-Live analysé ci-dessus (n. 26) : «iussus avibus hic in Palatio». Ainsi le palais du Prince répond-il très exactement à la définition donnée par Servius à propos de la résidence de Latinus, ad Aen. 11, 235 : «tectum au- gustum id est augurio conditum». On se souviendra en effet de l'équivalence établie par les commentateurs antiques entre le palais de Latinus que décrit Virgile et celui du Princeps : or, comme le remarque justement T. P. Wiseman (dans L'Urbs. Espace urbain et histoire, 1987, p. 397), ce passage est le seul dans YÉnéide où le poète emploie (à deux reprises) le terme augustus... Citons aussi Ον., Fastes I, 603-604, Suét., Aug. 7, Serv., ad Aen. 7, 153. Nous développons les aspects «augustéens» de cette démonstration dans un travail à paraître prochainement.

177 Sur ce terme, cf. les analyses d'A. Magdelain, op. cit., p. 214 et les textes rassemblés par P. Catalano, Contributi allo studio del diritto augurale I, 1960, p. 150, 248 et 257; sur le Princeps, voir J. Gagé : Romulus-Augustus, dans MAH, 47, 1930, p. 138-181. On nuancera donc (avec F. Coarelli, dans A.R.I.D., s. X, 1983, p. 45) les interprétations «hellénisantes» de l'intervention d'Auguste sur le Palatin, qui ont pu être proposées récemment (biblio. dans l'utile «Survey article» de J. R. Patterson, dans JRS, 82, 1992, p. 186-215, part. p. 205).

178 Cf. supra, n. 12, et infra, n. 180. 179 On sait, par ex., que l'autel dit de Sorrente (bibliographie dans Kaiser August

us und die verlorene Republik, cat. d'exposition, 1988, p. 375, n. 208) est incomplet : un panneau manquant représentait-il, comme on l'a souvent proposé, le Lupercal? Nous pencherions plutôt pour la R.q. ou, plus exactement, pour une représentation

Page 43: Grandazzi - La Roma Quadrata

534 ALEXANDRE GRANDAZZI

n'est plus qu'un monument au sens exact du terme, un lieu souvenir se présentant sous la forme d'un autel selon ce que dit aussi explicitement Ovide180. Mais ancrée dans la toponymie de la colline dont bien des rites (notamment ceux des Luperques) perpétuent en souvenir l'antique prééminence, elle échappera (du moins jusqu'aux Sévères)181 à un oubli total, que favorisait pourtant le développement de la zone du Forum : tensions contradictoires reflétées, au plan philologique, dans des sources divergentes et, en apparence, inconciliables.

C'est donc sa relation première avec les rituels de la fondation qui a donné à la Roma quadrata une pluralité de sens, qui a longtemps semblé la preuve la plus éclatante de l'artificialité des traditions la concernant : à la fois carré ominal (Verrius Flaccus/Festus; Ovide) et place (Denys, I, 86 et II, 5; Flavius Josephe), elle désigne aussi la superficie tout entière des aus- picia urbana, limités d'abord au seul Palatin (Ennius, probablement; Denys, II, 65; Plutarque, Rom. 9; Tacite; Appien; Solin-Varron; Dion Cassius), étendus au-delà ensuite (Tite-Live; Plutarque, Rom. 11). Cet espace étant fondé sur le principe de la quadripartition qu'opère l'augure, la Roma quadrata peut conséquemment être dite «ad aequilibrium posita», c'est-à-dire caractérisée par une division régulière et symétrique des regiones caeli182.

Et si l'adjectif quadrata se trouve traduit par le terme τετράγωνοσ chez Denys d'Halicarnasse, Plutarque, ou Appien, c'est qu'à des auteurs grecs, profanes au sens exact du terme, autrement dit étrangers aux arcanes des auguralia, la forme effectivement carrée du Palatin pouvait sembler suffire à expliquer une appellation dont la polysémie leur échappait183. Mais, qu'à

associant Lupercal et R.q., sur le modèle de l'opus sedile Colonna, un modèle qui ne serait en fait qu'une copie...

180 «... imponitur ara» {Fastes IV, 823); ce rapprochement tranche donc définitivement la vexata quaestio de savoir si Ovide avait ou non inventé l'autel qu'il décrit : ce n'est nullement une invention de sa part, contrairement à ce que l'on a trop souvent dit, et la scène se passe bien sur le Palatin (cf. v. 820 : sacra Palis). Les commentaires ad loc. de Frazer {The Fasti of Ovid, 1929, III, p. 384-390) et de Bömer {Die Fasten, II, 1958, p. 281) sont muets sur ce point. Sur tout ceci, voir A. Grandazzi, Contribution à la topographie du Palatin, dans REL, 70, 1993, p. 28-34.

181 Et peut-être même jusqu'au quatrième siècle, à en croire la datation proposée pour le pavement Colonna par M. Cagiano de Avezedo : cf. supra, n. 12.

182 C'était déjà l'interprétation de Taübler, dans MDAI(R), 41, 1926, p. 215-217; cf. aussi Castagnoli, Studies Robinson..., p. 396; A. Magdelain, lus Imperium..., 1990, p. 164; D. Musti, op. cit., p. 313.

183 Cf. supra, n. 106. Il est vraisemblable aussi que pour le sens tetragonal, l'influence de l'urbanisme hellénistique ait joué : cf. A. Magdelain, op. cit., p. 163, et D. Musti, op. cit. supra, n. 82. Pour un exemple de l'ignorance de Plutarque à l'égard des auguralia, cf. Linderski, op. cit., p. 2297, n. 604.

Page 44: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 535

l'origine du moins, l'adjectif latin ait impliqué l'idée de quadripartition, c'est ce que révèlent, outre les indices analysés précédemment, les hésitations que fait apparaître la confrontation des deux passages que Plutarque consacre à la fondation romuléenne184 : à quelques lignes d'intervalle, elle passe du Palatin au Forum, et d'une forme carrée à une forme ronde («εΐθ' ώσπερ κύκλον κέντρφ περιέγραψαν την πόλιν»).

Il nous reste à préciser les rapports qui ont pu exister entre la Roma quadrata, telle que nous l'avons analysée, et Yauguratorìum dont les Catalogues Régionnaires185 mentionnent l'existence sur le Palatin, et qui est peut-être à identifier avec celui dont une inscription186 attribue la restaura-

184 En ce sens, l'analyse d'A. Szabò, dans Rh. M., 87, 1938, p. 160-169 et dans Μαία, 8, 1956, p. 243-274, garde sa pertinence.

185 Texte dans H. Jordan, Topographie der Stadt Rom im Alterthum, II, 1871, p. 557; Lugli, Fontes ad top. vet. urb. Romaepert., 8, 1962, p. 2, n° 9 et 10; A. Nordh, Libellus de regionibus Urbis Romae, 1949, p. 89. Partisan d'une identification entre R.q. et auguratorium, F. Coarelli, dans Lexicon topographicum Urbis Romae, E. M. Steinby éd., /, 1993, p. 143.

186 CIL VI, 976 : de cette inscription, datable de 136, on sait seulement qu'elle était «in pavimento S. Iohannis in Luterano». On connaît la remarque des Mirabilia (reprise dans leur traduction en langue vulgaire) : «Ubi est Sanctus Caesarius fuit Auguratorium Caesaris» (dans R. Valentini et G. Zucchetti, Codice topografico della città di Roma, III, p. 58 et p. 122; Lugli, op. cit., p. 109, n° 341 et 342). Le problème est de savoir quel rapport entretiennent entre eux les trois documents cités ci- dessus (Régionnaires, inscription, Mirabilia); il n'y en a peut-être aucun, mais c'est peu vraisemblable, ce type de monument n'étant pas si commun qu'il puisse être attesté avec une telle abondance. On peut donc présumer qu'il n'y a qu'un auguratorium, et que c'est celui que citent les Catalogues en le plaçant au Palatin. La note des Mirabilia permet-elle une localisation plus précise? Deux sanctuaires ont, en effet, à Rome même, porté le nom S. Caesani : un cloître situé au Palatin, à l'emplacement du «stade» de Domitien, et une chapelle du Latran, selon ce qu'a démontré Hülsen en 1924 (dans Misceli. Ehrle, II, 1924, p. 377-398; cf. aussi R. Krautheimer, Corpus basilicarum chrìstianorum Romae, 1, 1937, p. 112). Si l'équivalence posée par les Mir. est à prendre au sérieux (ce qui n'est pas sûr), elle s'applique donc, soit à l'un, soit à l'autre. Dans le premier cas, l'inscription ayant été vue au Latran, il faut supposer qu'elle ait d'abord été située à l'emplacement de S. Caesani Graecorum sur le Palatin, avant d'être transférée à la Basilique Majeure. On notera que cette hypothèse correspondrait à la localisation de l'area Palatina, qu'on peut déduire de l'ordre topographique observé par les listes des Régionnaires. La présence, réellement attestée, en tout état de cause, de la pierre dans le pavement du Latran, suggère peut-être une autre solution : l'oratoire de la Basilique, sur lequel Hülsen a attiré l'attention, portait comme nom complet : S. Cesarii in Palatio. Ne serait-ce pas alors la situation d'une inscription portant elle-même un nom d'empereur auprès d'un lieu doté d'une appellation si évocatrice, qui aura suscité, de la part de l'auteur des Mirabilia (ou de sa source), un rapprochement tentant entre les noms d'Hadrien, du monument du Palatin, et de l'auguratorium? Que l'on ne sache, par ailleurs, rien de cet oratoire

MEFRA 1993, 2 36

Page 45: Grandazzi - La Roma Quadrata

536 ALEXANDRE GRAND AZZI

tion à Hadrien. Le problème posé par ce monument est double, à la fois typologique et topographique. S'il est évident que cet auguratorium ne peut pas être autre chose, avec une appellation un peu différente, que Yaugura- culum sur lequel Romulus était censé avoir consulté les auspices primordiaux, que faire de la définition de la Roma quadrata comme lieu d'observation auspiciale (οίωνιστήριον) donnée pourtant explicitement par Denys (I, 86), et implicite, nous l'avons vu, dans plusieurs autres sources? Doit-on alors considérer qu'il ne s'agit, dans les deux cas, que d'un seul et même locus? C'est bien peu probable, car l'ordre dans lequel les Régionnaires décrivent les monuments du Palatin correspond à une progression topographique sur laquelle Adam Ziolkowski a récemment attiré l'attention187, d'où il résulte que Y auguratorium était situé vraisemblablement au seuil de Y area Palatina, derrière les palais impériaux (pour qui venait du temple d'Apollon). Or cette place (area), contrairement à ce qu'on a longtemps dit sur la foi d'un passage de Flavius Josephe {Ant. Iva1., 19, 3, 2) qu'on lui a rapporté à tort, malgré Hülsen qui avait bien montré qu'il concerne la Roma quadrata et elle seule188, n'a rien à voir avec le lieu décrit par Verrius Flaccus (Festus), puisqu'elle se situait vraisemblablement dans la partie centrale de la colline palatine. Comment expliquer alors cette redondance typologique et cette dualité topographique?

Plutôt que d'anathématiser, une fois de plus, Denys, comme on aimait le faire au dix-neuvième siècle189, et d'invalider son témoignage pourtant

après le neuvième siècle, ne constitue qu'un argument e silentio, fragile par définition. Quant au monument près du temple de la Magna Mater, auquel on a longtemps donné le nom $ auguratorium, P. Pensabene vient de montrer qu'il s'agit du temple de Victoria Virgo, dû à M. Porcius Cato : cf. Archeologia laziale 9, 1988, p. 57. Sur Hadrien et Yauguratonum, cf. M. I. Boatwright, Hadrian and the city of Rome, 1987, p. 217-218, qui montre que le relèvement de l'autel «romuléen» s'intègre dans tout un ensemble de mesures destinées à glorifier les origines de YUrbs, avec notamment une restauration du pomerium, lui aussi étroitement lié au thème de l'auspica- tion primordiale : cf. p. 64-66 et p. 265 pour les réf. aux inscriptions pomériales.

is? çf j/jg Temples of mid-republican Rome and their historical and topographical context, Rome, 1992, p. 81 : «The topographical order of the two lists is manifest. They start at the south-western corner of the Palatine, the traditional cradle of the City, and proceed north-east. Having reached the curiae veteres they turn back towards the point of departure following first the eastern and then the southern foot of the hill until they arrive at the Lupercal, right beneath the casa Romuli».

188 Cf. MDAI(R), 11, 1896, p. 204, qui maintient néanmoins la liaison erronée entre ce passage et l'area Palatina, en raison d'une localisation du temple d'Apollon à l'emplacement de l'église S. Sebastiano (p. 205).

is? Voir la liste des références fournies par J.-C. Richard, dans MEFRA, 101, 1989, p. 159, n. 1. Aujourd'hui, au contraire, on reconnaît de plus en plus la qualité

Page 46: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 537

explicite, il vaudra mieux, me semble-t-il, tenir compte de l'évolution urba- nistique qui fut celle de la colline impériale, au fur et à mesure du déroulement de l'histoire de l'Empire. À partir de 64, plusieurs incendies190 bouleversèrent la zone du temple d'Apollon, qui est aussi celle de la Roma quadrata. Surtout, l'édification de la domus Tïbenana (vraisemblablement due à Néron), tout comme les interventions de Domitien chantées par Martial et Stace191, aboutirent à modifier complètement la physionomie de la masse des constructions impériales, à en déplacer, pour ainsi dire, le point de gravité, et à situer l'entrée principale des palais en bordure de ce qu'Aulu- Gelle192 appelle l'area Palatina, elle-même située vers le milieu de la colline. Sous Auguste, cette entrée principale se trouvait, au contraire, du côté du temple d'Apollon, et un texte de Servius trop négligé nous livre probablement ce qui devait être le nom courant du complexe formé par le temple d'Apollon, le portique des Danaïdes et la Roma quadrata : «ianua Pala- tii»m. Ainsi, pour le visiteur arrivant alors au Palais, le premier monument «romuléen» était précisément la Roma quadrata. Nous supposons donc que Yauguratorium des Régionnaires - dont la création était d'autant plus aisée que, encore une fois, la Roma quadrata n'était pas un auguraculum, mais un autel lié au souvenir de celui-ci et au mythe de la fondation - fut installé près, ou plutôt au milieu de la nouvelle area Palatina, dans le but de maintenir une liaison, déjà établie antérieurement à un autre emplacement, entre la place d'entrée du Palais du Maître du monde et le souvenir de l'acte primordial du Fondateur légendaire de YUrbs. Si délicat que soit l'usage de l'argument e silentio, il n'est ainsi peut-être pas sans signification que Yauguratorium n'apparaisse nulle part dans nos sources avant 130

de l'érudition de Denys : cf. E. Gabba, Dionysius of Halicarnassus and the History of archaic Rome, 1991, p. 139.

190 Pour le désastre de 64, voir les réf. dans Lugli, op. cit., p. 173; la résidence d'Auguste avait déjà été détruite par le feu, en 3 ap. J.-C. (cf. Lugli, p. 159), mais reconstruite aussitôt. Autres incendies, en 191 (Lugli, p. 192) et en 363 (op. cit., p. 70), touchant particulièrement le temple d'Apollon (Amm. Marcell., 23, 3).

191 Réf. dans Lugli, op. cit., p. 181-183. Pour une identification sur le terrain des vestiges d'une entrée solennelle, le long de ce que l'on appelle le clivus Palatinus, cf. P. Gros et D. Theodorescu, dans MEFRA, 101, 1989, p. 510.

192jV.A., 20, 1. Absente du Curìosum, Yarea Palatina apparaît dans la Notifia après Yauguratorium. Ce déplacement (ou à tout le moins cette dualité) de l'entrée palatiale reste en général méconnu : cf., par ex., Lex. top. Orb. Rom., 1, 1993, s.v. area palatina, (M. Torelli), qui localise pourtant Yarea au sud-est de la colline.

193 Ad Aen., 7, 175 : «ariete caeso' hoc sacrificium in ianua Palatii fïebat festis die- bus», à rapprocher de ad Aen., 11, 235 : «edam in Palatii atrio, quod augurato condi- tum est, apud maiores consulebatur senatus : ubi edam aries immolabatur, quod, ut sepdmo <175> diximus, Vergilius ad Latini transtulit domum».

Page 47: Grandazzi - La Roma Quadrata

538 ALEXANDRE GRANDAZZI

ap. η. è.; quant au choix de ce terme à'auguratorìum, bien attesté pour les camps militaires194, il correspond bien à ce qu'on peut appeler la militarisation progressive du Principat et à la transformation graduelle qui vit les nombreux édifices palatiaux du Palatin finalement intégrés dans un ensemble unitaire constitué à l'image de gigantesques castra, résidence du chef suprême des armées de l'Empire195.

Comme toujours à Rome, et comme nous l'avons observé ici même à propos du Forum, le développement des nouvelles virtualités se faisait sans supprimer les anciennes réalités, mais bien plutôt en se superposant à elles. C'est ainsi que perdura le souvenir de la Roma quadrata, aussi bien dans le compte rendu des jeux Séculaires sévériens que, beaucoup plus tard encore, dans le pavement Colonna, où sa liaison avec l'auspication primordiale est même clairement visible, dans l'oiseau qu'on voit en train de survoler l'autel carré.

«Forgerie» d'Ennius, «innovation» de Vairon, «contresens» de Verrius Flaccus (et de Festus), «erreurs» de Plutarque, d'Ovide, de Denys, «confusion» de Solin, oubli de plusieurs documents essentiels : quelle que soit la solution choisie, le prix était lourd à payer pour l'interprétation communément reçue qui voyait dans la Roma quadrata une tradition tardive et factice. C'est qu'au fond, deux préjugés ont pesé sur la recherche et en ont orienté, à son insu, les conclusions : le premier voulait qu'il y eût, entre la quadripartition du templum augurai et la procédure des gromaticiens une équivalence, de nature et de fonction, qui rendît l'une totalement assimilable à l'autre196; le second établissait un lien étroit et impératif entre la théorie du templum et une influence étrusque, considérée comme une condition préalable et indispensable197. En fonction de ces postulats, on cherchait à reconnaître sur le terrain un cardo et un decumanus effectifs, qu'on ne trouvait pas, tandis qu'on reculait a priori au temps de la présence étrusque à Rome la possibilité même d'un rituel auspicial.

En réalité ces deux postulats sont inexacts : le templum, quelles que soient les homologies de départ, doit être distingué de la pratique des gro-

194 Cf. V. Domaszewski, dans RE, 2, 1895, col. 2313, citant Hygin., de castr. met., 11, et J. Linderski, op. cit., p. 2174, n. 99.

195 Cf., par ex., Flav. Ioseph., Ant. lud., 19, 3, 1 et Cass. Dio., 53, 16. Par un paradoxe qui n'est qu'apparent, il est logique de penser que cet auguratorium, Ivi, fut effectivement utilisé comme lieu augurai.

196 C'est ainsi qu'A. v. Blumenthal en arrivait même à proposer de lire, dans Varron (ap. Solin) : «dictaque primum est Groma quadrata» (dans Elio, 1942, p. 186) ...

197 Cf. F. Castagnoli, Studies Robinson, p. 397 (citant Taübler).

Page 48: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 539

maticiens198, contrairement à la conviction qui est à la base de bien des études sur la Roma quadrata; il n'est pas non plus nécessairement dépendant d'une influence étrusque qui a pu, de toute façon, s'exercer sur les bords du Tibre bien avant l'arrivée des Tarquins. La tradition, du reste, ne dit nullement que l'auspication est d'origine étrusque, car elle réserve cette affirmation pour le seul rite du sulcus primigenius : encore sur ce point est- elle loin de l'unanimité199, sans compter qu'on avait tendance à qualifier d'e- truscus tout rite témoignant d'une haute antiquité.

Poursuivis dans toutes leurs conséquences, ces postulats n'ont pas été sans dommages pour l'étude de la Roma quadrata : ils ont abouti d'abord à faire négliger des témoignages pourtant essentiels, tels ce vers des Trìstes d'Ovide ou le pavement Colonna200, tombés dans un quasi-oubli. Parce que la tradition est complexe, elle a été condamnée comme incohérente, alors que l'échec d'une analyse exclusivement philologique (du type de celles menées par l'hypercritique)201 ou exclusivement archéologique (butant ici sur l'hétérogénéité de la Roma quadrata et du mundus) ne fait qu'illustrer a

198 Voir A. Prosdocimi, La stella del templwn augurale e la stella dei gromatici. Una stella augurale da Alba Fucens, dans PP, 1991, p. 37-43 et partie, p. 40 : «sui guasti provocati dall'intrusione - con confusioni, indebite omologazioni e non con distinzioni - della gromatica nel diritto augurale non sarà mai detto abbastanza e un compitò di decostruzione aspetta chi vorrà riprendere il tema, a partire dal tem- plum»; cf. aussi Linderski, op. cit., p. 2288, n. 568. Il est vrai que dans leurs contributions au récent colloque organisé par O. Behrends et L. Capogrossi Colognesi sur Die römische Feldmesskunst. Interdisziplinäre Beiträge zu ihrer Bedeutung für die Zivilisationsgeschichte Roms, Göttingen, 1992, W. Hübner (p. 140-171) et O. Behrends (p. 192-284) insistent au contraire sur les continuités (voir partie, p. 216, 219, 229). Ces contradictions tiennent sans doute au fait qu'à partir d'une origine sacrale commune, le droit augurai et la pratique des gromaticiens ont suivi chacun des chemins spécifiques.

199 Cf. D. Briquel, dans Tarquinia : ricerche, scavi e prospettive, a e. di M. Bonghi Jovino e C. Chiaramonte Treré, Milan, 1987, p. 187-190; Ο. Behrends, op. cit. supra η. 198, p. 219.

200 Sur le contexte topographique de sa découverte : cf. G. et F. Tomassetti, La Campagna romana, 4, Rome, 1926, p. 178 et p. 183 (et supra, n. 12) qui proposent d'y reconnaître la villa de Mamurra (le favori de César) plutôt que celle des Valent Mes- sallae (cf., F. Coarelli, Dintorni di Roma, 1981, p. 113), dans un lieu où furent retrouvés aussi une Table Iliaque et l'Apothéose d'Homère (du British Museum) : si cette seconde identification est juste, elle conviendrait fort bien pour une famille qui avait déjà dans ses ancêtres un expert en droit augurai, au témoignage duquel Aulu-Gelle avait eu recours, dans le chapitre de ses N.A. consacré à la définition du pomerium (cf. supra, n. 144). Pour une description des restes de la villa et des trouvailles qui y furent faites, cf. G. M. De Rossi, Bovillae (Forma Italiae, reg. I, vol. 15), 1979, p. 382- 387, qui attribue le domaine à la gens Valeria.

201 Sur ce point, cf. A. Grandazzi, La notion de légende chez les historiens mo-

Page 49: Grandazzi - La Roma Quadrata

540 ALEXANDRE GRANDAZZI

contrario la richesse d'une tradition qui, comme toujours pour les primor- dia, n'a cessé d'évoluer, de s'enrichir, bref de vivre au rythme même de l'histoire de Rome. Pour rendre compte de cette troublante Roma quadrata à géométrie variable, on a bien essayé de supposer une évolution dans la signification de l'appellation : mais c'est dès Ennius et jusqu'à Solin (au moins) que la Roma quadrata peut s'entendre dans plusieurs sens. Confrontée alors à ce qui ne lui semblait qu'un mythe caractérisé par une ubiquité et une polysémie déroutantes, la recherche moderne a cru pouvoir résoudre ces difficultés en recourant à la solution d'une datation tardive. Pour cela, il lui a fallu à son tour inventer d'autres mythes, comme cette hypothèse d'un pomenum préservien et postromuléen, hypothèse aussi insaisissable qu'elle était nécessaire202, à partir du moment où la tradition de la fondation palatine se trouvait rejetée : il est de meilleure méthode, me semble-t-il, de revenir aux sources, et à elles seules.

Terminons par une anecdote : dans son recueil de topographie romaine, à une époque où beaucoup des vestiges du Palatin étaient encore sans attribution sûre, et où en particulier l'on n'avait pas identifié le temple d'Apollon, qui permet à son tour de situer la Roma quadrata, Hülsen déclarait : «Le palais d'Auguste devait se trouver au centre géométrique de la colline»203. Or le palais d'Auguste ne se trouve pas du tout, comme on le sait, là où le prévoyait Hülsen : il est situé, si je puis dire, dans un coin, à l'angle sud-ouest de la colline, à un emplacement qui appartient, semble-t- il, à la partie de celle-ci originellement la plus élevée204, ce qui n'est pas sans signification. Ainsi, de même que la situation excentrée du Vatican est, pour les historiens de l'Église romaine, la meilleure preuve que la Basilique Majeure s'élève probablement à l'emplacement exact de la tombe de Pierre,

dernes des primordia Romana, de Louis de Beaufort à Andreas Alföldi, dans La Rome des premiers siècles. Légende et histoire, 1992, p. 111-129.

202 Cf. A. Magdelain, lus Imperium Auctoritas, p. 168 : «On comprend mieux le sens du mythe de Romulus, si l'on songe que les Romains ont ignoré le nom du véritable fondateur, celui qui traça le premier pomerium», et p. 176 : «Quelle que soit l'hypothèse qu'on retienne au départ (pluralité de villages ou un village unique en expansion), il n'y a pas évolution linéaire; à l'instant que la ville fut inaugurée, une discontinuité a été créée, et on a rompu avec le passé. Dans une perspective comme dans l'autre, une urbs condita est née».

203 Topographie der Stadt Rom im Alterthum, 3, 18, et MDAI(R), 1896, p. 202; voir aussi Ο. Gilbert, Gesch. u. Top. der St. Rom im Alt., 1, 1883, p. 101, et O. Richter, Topographie der Stadt Rom, 1901, p. 149.

204 Cf. supra, n. 117. Voir aussi les indications altimétriques données par la carte p. 83 de La Grande Roma dei Tarquini : ce que l'on sait du temple de Fortuna Respi- ciens interdit cependant la localisation qui en est proposée (p. 82) au sommet de la colline; cf. Wissowa, Religion und Kultus der Römer, 1912, p. 262.

Page 50: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 541

de même la situation excentrée de la Roma quadrata nous confirme qu'elle préexistait à Auguste, qu'elle correspond à une tradition ancienne et que ce fut elle l'aimant mystique, si je puis dire, qui finit par faire du Palatin le Palais par excellence. C'est elle encore, plus que d'anachroniques raisons d'ordre pratique205, qui explique l'habitude qu'avait prise Auguste de réunir le Sénat206 auprès ou dans la bibliothèque palatine : «Etiam in Palatii atrio, quod augurato conditum est»207. Et Ovide savait qu'il plairait au Prince en mentionnant côte à côte dans son poème, comme ils l'étaient dans la réalité du terrain, l'autel primordial et le palais du maître du monde208.

Romulus, Servius Tullius, Claude, Septime Sévère : l'histoire de Rome, revisitée à la lumière de cette réalité cultuelle essentielle qu'est la Roma quadrata nous apparaît ainsi - et ce fut longtemps une force qui, un jour, devint une faiblesse - comme un renouvellement perpétuel qui, au moment même où il s'accomplit, le fait en se niant et en s'affirmant comme une continuité.

Alexandre Grandazzi

205 Cf. D. L. Thompson, The Meetings of the Roman Senate on the Palatine, dans A/A, 85, 1981, p. 335-339, qui, tout en pensant à des motifs de santé du Princeps (sur la base de Suet., Aug. 29, 3) et de commodité (bibliothèque), déclare cependant, vu la précocité des allusions virgiliennes faites par le biais de la description du palais de Latinus (Aen., 7, 170-186 et Servius, ad loc), que «the reason why it met there is not entirely clear». Voir aussi R. J. A. Talbert, The Senate of Imperial Rome, 1984, p. 117-118, M. Bonnefond-Coudry, Le Sénat de la République Romaine, 1989, p. 179- 182, et l'étude de M. Corbier, dans MEFRA, 104, 1992, p. 871-916 (p. 899), pour le P. Oxy., 25, 2435 verso, moins décisif toutefois qu'il ne paraît, car lacunaire.

206 Cf. Varron ap. Gell. 14, 7, 9 : «immolare hostiam prius auspicarique debere qui senatum habiturus esset» (commenté par Linderski, op. cit., p. 2250, n. 410), à rapprocher de Serv., ad Aen., 11, 235, cité supra n. 193.

207 Serv., ad Aen., 11, 235. C'est bien pourquoi la Tabula Hebana tout comme la Tabula Siarensis qualifient le lieu de templum : cf. M. Corbier, op. cit., p. 896.

208 Et, lorsque encore, dans les Pontiques, le poète écrit à propos du Palais, défini comme un locus (II, 8, ν. 19), «.hune ego cum spectem, videor mihi cemere Romam» (v. 20), comment ne pas reconnaître dans cette formule une allusion à la polysémie métonymique de ce locus qu'est la R.q. ?

Page 51: Grandazzi - La Roma Quadrata

542 ALEXANDRE GRANDAZZI

TESTIMONIA

1 - Fest. 310 L (et 365 in : Gloss. Lat. IV, 1930) : «Quadrata Roma <locus> in Palatio ante templum Apottinis dicitur, ubi reposi- ta sunt, quae soient boni ominis gratia in urbe condenda adhiberi, quia saxo / mi- nitus I est initio in speciem quadratavi. Eius loci Ennius meminit cum ait :

(Ann. 150 Sk. = 157 V2) 'et / quis est erat / Romae regnare quadratae '» . À la 1. 1, la leçon «ara» nous semble préférable : cf. supra η. 87.

2 - Fest. 345 L :

a) Pauli excerpta : «Remurinus ager [...] locus in summo Aventino Remoria dicitur, ubi Remus de urbe condenda fuerat auspicatus»

b) Fest. (p. 380, Gloss. Lat. IV, 1930) : <Remurinus ager> dictus<... locus in Aventino ad sum>mum cu<lmen mon- tis Remoria dicitur, quam inde voci> tatam a<iunt quod Remus cum Romulo disceptans> de urb<e condenda fuerit auspicatus> . . .

3 - Dion. Hal., Ant. Rom., I, 86 : «ην δέ Ρωμύλφ μεν οίωνιστήριον, ένθα ήξίου την άποικίαν ίδρϋσαι, το Παλλάντιον, 'Ρώμφ δ'ό προσεχήσ έκείνφ λόφοσ Αύεντΐνοσ καλούμενοσ, ώσ δέ τινεσ ίστοροΰσιν ή Ρεμορία».

4 - Dion. Hal., Ant. Rom., I, 88 : «(ό Ρωμύλοσ) περιγράφει τετράγωνον σχήμα τφ λόφφ».

5 - Dion. Hal., Ant. Rom., II, 5 : «(ό Ρωμύλοσ) στασ δέ ύπαίθριοσ έν καθαρφ χωρίφ».

6 - Dion. Hal., Ant. Rom., II, 65 : «...τή"σ τετραγώνου καλουμένησ 'Ρώμησ ην έκεΐ- νοσ (i.e. Ρωμύλοσ) έτείχισεν έκτόσ έστιν (i.e. το ιερόν πορ)».

7 - TiTE-LivE, Ab U. c, I, 43, 13 : (ab Servio Tullio) «...quadrifarìam enim urbe sa regionibus collibusque...»

8 - Ovide, Fasti, IV, 813-824 : « 'nil opus est ' dixit 'certamine ' Romulus 'ullo : I magna fides avium est : experia- mur aves ! ' / res placet : alter init nemorosi saxa Palati, / alter Aventinum mane cacumen init. / sex Remus, hic volucres bis sex videt ordine; pacto I statur, et ar- bitrium Romulus urbis habet. / opta dies legitur, qua moenia signet aratro; I sacra Palis suberant : inde movetur opus. I fossa fit ad solidum, fruges iaciuntur in ima et de vicino terra petita solo; /fossa repletur humo, plenaeque imponitur ara, / et novus accenso fungitur igne focus».

Page 52: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 543

9 - Ovide, Tristia, III, 1, 27-34 : «paruit, et ducens 'haec sunt fora Caesaris ', inquit, / 'haec est a sacris quae via nomen habet, / hic locus est Vestae, qui Pallada servai et ignem, / haec fuit anti- qui regia parva Numae ' / inde petens dextram 'porta est ' ait, 'ista Palati, / hic Stator, hoc prìmum condita Roma loco est' / singula dum miror, video fulgentibus armis / conspicuos postes tectaque digna deo».

10. - P. Oxy. 2088 (dans R. Seider, Paläographie der lat. Papyri, Π, 1, 1978, p. 49-50, qui le date d'avant la moitié du deuxième siècle ap. J.-C.) : «] sine...[ ] . s . [. ] siquis . sent[ ] . ο . insua . centu [ ] men. ferre . posset .[ ] ... r [± 4] . ae . et . ceterae . cen [ ] nunc . sunt . omnes . servi . tulli .[ ] mus . omnino . centurias . fecit . [ ] . ceres . ser . tullius . rex . belli . sti . [ ] causa . exercitum . conscripsit . co [] ... [ ] . m . finitumis . belligerabat . deinde . ο [ ] . u . perdito . divisit . pagosque . in . tribu [ ] ea . in . oppido . 'quo 'qui sque . pago . civis . ha . [ ] exque . pagis . milites . conquirebantu [ ] pagis . cogebatur . primoque . . . pago [ ] dita . est . eaque . roma, muro [ ] nis. at. romam . quadratane [ ] put . rom[a]m . quadfrat] am [»

11 - Flavius Josephe, Ant. lud., XIX, 3, 2 : «έν ευρυχωρία δε τοο Παλατιού γενομένοισ, πρώτον δε οίκηθήναι τήσ Ρωμαίων πόλεωσ τοοτο παραδίδωσιν ό περί αύτήσ λόγοσ...»

12 - Plutarque, Romulus 9, 4 : « Ρωμύλοσ μέν ούν την καλουμένην "Ρώμην κουαδρά- ταν, οπερ εστί τετράγωνον, έκτισε και εκείνον έβούλετο πολίζειν τον τόπον, 'Ρέ- μοσ δέ χωρίον τι τοϋ Άβεντίνου καρτερόν, ο δι'έκεΐνον μέν ώνομάσθη Ρεμ- ώριον».

13 - Plutarque, Romulus 11, 2 : « βόθροσ γαρ ώρύγη περί το νΟν Κομίτιον κυκλο- τερήσ, άπαρχαί τε πάντων, οσοισ νόμφ μέν ώσ καλοΐσ έχρώντο, φύσει δ'ώσ άναγ- καίοισ, άπετέθησαν ένταοθα. Και τέλοσ έξ ήσ άφΐκτο γήσ έκαστοσ όλίγην κομίζων μοΐραν έβαλλον είσ ταοτα καί συνεμίγνυον. ΚαλοΟσι δέ τον βόθρον τούτον φ καί τον όλυμπον ονόματι μοϋνδον. Ειθ' ώσπερ κύκλον κέντρφ περιέγραψαν την πόλιν».

14 - Tacite, Ann., XII, 24 : «Sed initium condendi et quod pomerium Romulus posuerit, noscere haud ab- surdum reor. Igitur a foro boario, ubi aereum tauri simulacrum aspicimus, quia id genus animalium aratro subditur, sulcus designandi oppiai coeptus, ut ma- gnam Herculis aram amplecteretur; inde certis spatiis interiecti lapides per ima montis Palatini ad aram Const, mox curias veteres, turn ad sacellum Larundae» .

Page 53: Grandazzi - La Roma Quadrata

544 ALEXANDRE GRANDAZZI

15 - Aulu-Gelle, Ν. Α., XIII, 14, 2 : « Antiquissimum autem pomerium quod a Romulo institutum est Palati montis radieibus terminabatur» .

16 - Appien, fg. la, 9 (Vier-Roos, 1962, p. 17) : «αυτοί δε (i.e. Romulus et Remus) πόλιν έκτισαν έπί του ποταμού, παρ'ον έκ- τεθέντεσ έτρέφοντο και τραφέντεσ έλήστευον, ην και ώνόμασαν Ρώμην, το τηνι- κάδε τετράγωνον λεγομένην, οτι δέκα εξ σταδίων ην αύτήσ ή περίμετροσ, έκάστησ πλευρασ τέσσαρα στάδια έχούσησ».

17 - CIL, VI (4, 2), 32327, 1. 12 (204 ap. J.-C.) : « [. . .] ad Romam quadratam. . . »

18 - Solin, Collectanea r. mirabilium, I, 17-18 : «nam, ut adfirmat Varrò auctor diligentissimus, Romam condidit Romulus, Marte genitus et Rea Silvia, ve/ ut nonnulli Marte et Ilia : dictaque primum est Roma quadrata, quod ad aequilibrium foret posita. ea incipit a silva quae est in area Apollinis, et ad supercilium scalarum Caci habet terminum, ubi tugurium fu it Faustuli, ibi Romulus mansitavit, qui auspicato murorum fundamenta iecit».

19 - Lydus, de mens. 4, 73 : «Τη προ δεκαμιασ Καλένδων Μαΐων ό Ρωμύλοσ την Ρώμην έπόλισε, πάντασ τούσ πλησιοχώρουσ συγκαλεσάμενοσ έντειλάμενόσ τε αύτοϊσ έκ τήσ εαυτών χώρασ βώλον έπικομίσασθαι, ταύτη πάσησ χώρασ δεσπόσαι την Ρώμην οίω- νιζόμενοσ· αύτόσ τε ίερατικήν σάλπιγγα άναλαβών λίτουον δ 'αυτήν πατρίωσ 'Ρωμαίοισ εθοσ καλεΐν άπο τήσ λιτήσ - έξεφώνησε το τήσ πόλεωσ όνομα...»

20 - TzETZES, ad Lycophr., ν. 1232 (= Cass. Dio, I, p. 8, Boiss.) : «προ δε τήσ μεγάλησ ταύτησ Ρώμησ, ην έκτισε 'Ρωμύλοσ, περί τήν Φαυστύλου οίκίαν έν ορει Παλατίω ετέρα τετράγωνοσ έκτίσθη Ρώμη παρά Ρώμου και Ρωμύλου παλαιοτέρων τούτων».

21 - ZoNARAS, VII, 3, 9 : « Όκτωκαίδεκα δ 'είναι ό 'Ρωμύλοσ ένιαυτών άναγέγραπται οτε τήν 'Ρώμην συνώ- κισεν. Έκτισε δε αυτήν περί τήν του Φαυστούλου οϊκησιν· ώνόμαστο δ'ό χώροσ Παλάτιον».

22 - CIL, VI, 976 (136 ap. J.-C.) : Imp . Caesar . Divi . Traiani Parthici . F. Divi . Nervae . Ν Traianus . Hadrianus Aug . Pontif. Max . Trib . Pot .XX Imp . II . Cos. Ill . Ρ . Ρ . Augurato (rium) dilaps(um) a solo . Pe(cunia) (sua restituât

Page 54: Grandazzi - La Roma Quadrata

LA ROMA QUADRATA : MYTHE OU RÉALITÉ? 545

23 - Libellas de regionibus Urbis Romae, ree. A. Nordh, 1949, p. 89 : a) Curiosum b) Notifia «Regio X Palatium cont. : «Regio X Palatium continet : Casam Romuli Casam Romuli Aedem Matris deum et Aedem Matris deum et Apollinis Ramnusi Apollinis Ramnusi Pentapylus Pentapylum Domum Augustianam et Tiberianam Domum Augustianam et Tiberianam» Auguratorium Auguratorium

Aream Palatinam»

24 - a) Mirabilia 25 (R. Valentini et G. Zucchetti, Codice topografico della città di Roma, III, p. 58) : «Ubi est Sanctus Caesarius fuit Auguratorium Caesaris». b) Le Miracole de Roma, 7 (V.Z., III, p. 122) : «Et dov'ène Sancto Cesari fo Argu- ratorium Cesaris».

Document figurés :

25 - F.U.R., fragment 469 : références supra η. 12

26 - Opus sedile Colonna : cf. supra η. 12, η. 180 et n. 200.