Grammaire sexiste en procès

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Philippe Clauzard, Février 2010, OPEN PIPS 1 LA GRAMMAIRE SEXISTE EN PROCES (Version militante de l’article de recherche) Philippe CLAUZARD PEMF, D. S.E. Cnam Paris La langue n’est jamais neutre. La langue peut être insultante, ensorceleuse, sexuée, abstraite, triste ou rieuse. La langue est toujours par essence signifiante psychologiquement et socialement. La langue n’est jamais neutre. Elle influe sur les consciences de tout un chacun. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Le langage joue une fonction fondamentale dans la formation de l'identité sociale des individus. Michel Foucault souligne comment l'interaction entre le langage et les attitudes sociales est profonde. Pierre Bourdieu explique en quoi le langage est la représentation symbolique des formes de pouvoir. Il confère leur légitimité aux tenants du pouvoir. La langue n’est jamais neutre relativement aux débats sur l'égalité entre hommes et femmes : on ne peut être égale sans être visible. Sans visibilité, on ne peut prétendre aux mêmes droits, à une juste parité. L'usage de termes strictement masculins pour les degrés supérieurs de la hiérarchie sociale traduit la quasi-exclusion des femmes de ces activités d’encadrement, de direction. La langue n’est jamais neutre, son évolution non plus. La langue est un système hérité des générations précédentes qui s’actualise dans des paroles présentes. L’actualité, les stéréotypes, les débats sociétaux ou les pressions idéologiques et normatives agissent sur la langue et la façonne. L'imprégnation du sexisme dans la langue est précoce. A travers elle, il se structure l'apprentissage de rôles sociaux sexuellement différenciés et hiérarchisés. La langue n’est jamais neutre. Il y a une langue des hommes et une langue des femmes, il y a une langue favorable aux hommes, une langue interdite aux femmes (pensons aux grossièretés qui leur sied mal selon le bon usage). Les grammairiens n’ont pas manqué de transposer quelques divisions sociales dans la langue. Les représentations de grammairien, et non des grammairiennes ont fait loi. Elles ont contribué à fixer un code de bon usage du français, des règles de syntaxe, un genre pour les mots, la prévalence du genre masculin sur le genre féminin. Il est affirmé une noblesse du genre masculin qui s’oppose au genre féminin inférieur. Les femmes apparaissent ainsi comme radicalement différentes des hommes. Elles sont reléguées à un rang inférieur, peu à peu écartées de la vie publique. L’allégation d’infériorité du genre féminin trouve un écho dans la théorie d’une « différenciation naturelle » entre hommes et femmes. De ce postulat naît une inégalité linguistique qui insinue sournoisement les affirmations sexistes chez les jeunes gens, chez les élèves en totale contradiction avec les conceptions égalitaristes entre les sexes qui font l’actualité d’aujourd’hui. État des lieux, réflexions et création de nouveaux modèles linguistiques qui appellent la « désexisation » de la langue française formerait un objectif conséquent pour la recherche. En grammaire, le masculin prime sur le féminin, apprennent les enfants. Le masculin englobent le féminin, il l’assimile : un seul homme dans une assemblée de femmes oblige à une désignation au masculin de l’ensemble. Pouvoir parler ainsi au nom des autres facilite ou va de pair avec le fait de dominer ce même autre. Le masculin, s’appropriant le langage, prétend à l’universel, au générique et au neutre. Il sert surtout de référence, de modèle, de prototype au genre humain.

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grammaire, sexisme, pédagogie, didactique

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Philippe Clauzard, Février 2010, OPEN PIPS 1

LA GRAMMAIRE SEXISTE EN PROCES (Version militante de l’article de recherche)

Philippe CLAUZARD

PEMF, D. S.E. Cnam Paris

La langue n’est jamais neutre. La langue peut être insultante, ensorceleuse, sexuée, abstraite,

triste ou rieuse. La langue est toujours par essence signifiante psychologiquement et

socialement.

La langue n’est jamais neutre. Elle influe sur les consciences de tout un chacun. Ce qui n’est

pas nommé n’existe pas. Le langage joue une fonction fondamentale dans la formation de

l'identité sociale des individus. Michel Foucault souligne comment l'interaction entre le

langage et les attitudes sociales est profonde. Pierre Bourdieu explique en quoi le

langage est la représentation symbolique des formes de pouvoir. Il confère leur légitimité aux

tenants du pouvoir.

La langue n’est jamais neutre relativement aux débats sur l'égalité entre hommes et femmes :

on ne peut être égale sans être visible. Sans visibilité, on ne peut prétendre aux mêmes droits,

à une juste parité. L'usage de termes strictement masculins pour les degrés supérieurs

de la hiérarchie sociale traduit la quasi-exclusion des femmes de ces activités d’encadrement,

de direction.

La langue n’est jamais neutre, son évolution non plus. La langue est un système hérité des

générations précédentes qui s’actualise dans des paroles présentes. L’actualité, les stéréotypes,

les débats sociétaux ou les pressions idéologiques et normatives agissent sur la langue et la

façonne. L'imprégnation du sexisme dans la langue est précoce. A travers elle, il se structure

l'apprentissage de rôles sociaux sexuellement différenciés et hiérarchisés.

La langue n’est jamais neutre. Il y a une langue des hommes et une langue des femmes, il y a

une langue favorable aux hommes, une langue interdite aux femmes (pensons aux grossièretés

qui leur sied mal selon le bon usage). Les grammairiens n’ont pas manqué de transposer

quelques divisions sociales dans la langue. Les représentations de grammairien, et non des

grammairiennes ont fait loi. Elles ont contribué à fixer un code de bon usage du français, des

règles de syntaxe, un genre pour les mots, la prévalence du genre masculin sur le genre

féminin. Il est affirmé une noblesse du genre masculin qui s’oppose au genre féminin

inférieur. Les femmes apparaissent ainsi comme radicalement différentes des hommes. Elles

sont reléguées à un rang inférieur, peu à peu écartées de la vie publique. L’allégation

d’infériorité du genre féminin trouve un écho dans la théorie d’une « différenciation

naturelle » entre hommes et femmes. De ce postulat naît une inégalité linguistique qui insinue

sournoisement les affirmations sexistes chez les jeunes gens, chez les élèves en totale

contradiction avec les conceptions égalitaristes entre les sexes qui font l’actualité

d’aujourd’hui.

État des lieux, réflexions et création de nouveaux modèles linguistiques qui appellent la

« désexisation » de la langue française formerait un objectif conséquent pour la recherche.

En grammaire, le masculin prime sur le féminin, apprennent les enfants. Le masculin

englobent le féminin, il l’assimile : un seul homme dans une assemblée de femmes oblige à

une désignation au masculin de l’ensemble. Pouvoir parler ainsi au nom des autres facilite ou

va de pair avec le fait de dominer ce même autre. Le masculin, s’appropriant le langage,

prétend à l’universel, au générique et au neutre. Il sert surtout de référence, de modèle, de prototype au genre humain.

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Parler au masculin différencie d’emblée en défaveur du féminin. Certains défendent le

masculin universel qui n’exempte pas pour autant de difficultés, de possibilités de confusions.

Par ailleurs, le langage conditionne la manière de percevoir la construction du monde. La

désignation du réel est fournie par la façon dont on parle. L’assimilation du féminin par un

masculin englobant dans le domaine de la langue va plus loin que la seule dimension

symbolique.

Commençons par un état des lieux exemplifié par les interactions verbales de jeunes élèves de

cours préparatoire qui s’interrogèrent sur une flagrante ambiguïté. Leur toute jeune curiosité

sur la langue les conduisit directement à l’observation de l’arbitraire grammatical. Un état des

lieux à leur manière. Cet épisode est extrait d’une recherche doctorale (« La médiation

grammaticale, éléments de compréhension de l’activité enseignante », Philippe Clauzard, Juin

2008, CNAM Paris).

Ici les élèves ont vraisemblablement dépassé la planification de l’enseignante. Ils ont repéré

une question problématique fortement liée à la grammaire : la question de la convention qui

choisit de manière plus ou moins arbitraire une règle à laquelle nous devons tous nous plier

afin de partager un code de construction langagière identique. Il nous semble que cet épisode

est significatif – de ce qui s’engage dans la construction formelle de connaissances

grammaticales des élèves – et en tant qu’élément didactique majeur pour le maître. Une forme

de point d’articulation.

La situation suivante (classe de Marie-José, CP) articule le rapport sexe biologique/genre

grammatical et la relation objet du réel/objet épistémique. L’enseignante y sensibilise les

élèves au « féminin pluriel » dans un dialogue didactique où les élèves rapprochent les propos

de la maîtresse d’une affiche collée au mur, qui résume des leçons précédentes. Les élèves

relèvent une ambiguïté qui va provoquer une forme d’ébullition cognitive ou de réelle

agitation intellectuelle touchant à un aspect essentiel de la grammaire : la convention au

service du langage.

É- Là, il y a une petite-fille avec des cheveux courts et là, il y a, oui plusieurs filles et dans

le... Un garçon

M- C’est cette affiche qui vous pose problème ? (…) Bon, l'image qui pose problème, c'est

celle-ci. Pourquoi elle pose problème ?

E- Oui, il y a « ils »

M- Il y a un garçon, il y a une fille. Pourquoi je mettrai pas elle avait un s ? Amélie.

É- Parce que c'est pas deux filles.

E- Mais ça veut rien dire.

M- Ce n'est pas deux filles oui. Alors ?

E- Ils parce qu’ils sont deux.

M- Ils, parce que ils sont deux. Donc, ils sont plus de 1. Ils sont, pluriel. Pourquoi je peux pas

mettre elle ? Parce qu’il y a aussi une fille. Pourquoi je ne peux pas mettre il et elle ?

Pourquoi je peux pas mettre il au singulier plus elle au singulier ?

E- Parce que ...

Les enfants, dès 6 ans, soulèvent ainsi une problématique grammaticale qu'ils perçoivent très

spontanément au regard d'une affiche conçue par la maîtresse ; une ambiguïté dans la

constitution du pluriel lorsqu'il met en présence un garçon et une fille et que le pronom

personnel est masculin - pluriel avec « ils ». Ils soulignent intuitivement la distinction objet du

réel/formalisation grammaticale, ou autrement dit sexe biologique (garçon ou fille) et genre

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grammatical (avec le primat du genre grammatical masculin sur le genre grammatical

féminin).

M- Anselme

E- C’est mieux la moitié d’elle collé avec la moitié d'il.

M- On peut trouver oui. Effectivement. Il y a toutes les solutions possibles. Pourquoi est-ce

que moi j’écris il avait un s ? Il, qui est réservé normalement à qui ?

E- Aux garçons

M- Aux garçons. Bon, le s, on est d'accord sur le s puisqu'ils sont plus de 1, donc c’est pluriel.

Pourquoi avoir choisi il et pas elle et pas il, elle et pas, euh, et pas autre chose ?

É- Parce que !

M- Parce que Dan...

E- Euh, parce que, parce que quand on met elle, et ben, euh, euh, on fait pas, parce que ça se

dit pas, et euh, avec une fille et un garçon, le « ils », ça se dit parce que, euh, ça veut dire

qu'ils sont, qu’ils sont deux.

M- Ca veut dire qu'ils sont deux. C'est difficile. Amélie, toi tu m'as dit : moi ça me dérange

pas maîtresse. Pourquoi ça ne te dérange pas ?

E- Parce que, parce que, ça me dérange pas parce qu’ils sont une fille un garçon et ça me

dérange pas qu'ils sont une fille un garçon.

É- Ils peuvent être amoureux.

M- Bon ce n’est pas ça le problème. Alors, je vais vous l’expliquer. C'est que c'est comme ça.

Il va falloir que vous l’admettiez.

M- Euh, c'est une règle. Alors, c'est une règle en grammaire qui veut que dans une même

pièce il y ait des filles et des garçons, on choisit de privilégier, on a choisi de prendre plutôt

masculin et il avec un s est alors ça même s’il y a cinq filles et un seul garçon. Ça fait six

personnes, ça fait beaucoup, passer plusieurs, plusieurs, ça fait pluriel et le fait qu'il y ait un

garçon et un seul on va pas dire elles sont en train de discuter. On va dire ils sont en train de

discuter. C'est une règle en grammaire qui veut que quand il y a un mélange féminin -

masculin, ça soit dans le groupe « plusieurs » le masculin qui l’emporte même s’il y a un seul

élément masculin. Tess?

É- Moi ça ne me dérange pas parce qu'on peut bien tomber amoureux, hein...

M- Ah oui, alors là on parle d'autres choses. On parle plus de grammaire.

Nous considérons ici une rupture dans la dynamique interactionnelle, qui produit un certain

passage d’une dimension à l’autre. Nous passons d’une situation d’observation à une situation

de questionnement collectif sur la forme observée. C’est un glissement vers une autre

dimension. Après un débat sur la question, les remarques perplexes, les propositions

inventives et des échanges incertains (voire agrammaticaux) la maîtresse donne la règle

grammaticale du primat masculin sur le féminin en grammaire et confirme l’intuition des

élèves sur l’ambiguïté relevée (« ça se dit, ça ne se dit pas »). Le « ça se dit pas » marque un

passage vers une dimension supérieure, même si deux remarques d’apprenants ramènent la

situation didactique sur un registre non grammatical « ils peuvent être amoureux », un registre

affectif purement fondé sur le sens et non une tentative de formalisation. Les élèves n’ont ni

l’âge, ni la maturité (à 6/7 ans), nous semble-t-il, pour conceptualiser les notions d’objet du

réel (la personne sexuée) et de forme grammaticale avec le genre (l’objet théorique). Mais ils

semblent posséder une certaine connaissance pratique de la langue.

En effet, chacun possède une connaissance intuitive de la langue. Dès le plus jeune âge, il se

construit un savoir en acte et une connaissance intuitive que nous pouvons ainsi illustrer avec

cette séquence d'initiation grammaticale qui souligne bien la familiarité d'une langue et un

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attrait linguistique, dès lors que l'on amène l'élève, même très jeune, à se décentrer de son

usage quotidien, que l'on provoque une curiosité sur la langue.

Les propositions faites par quelques élèves n’étaient pas s’éloignées de celles de quelques

linguistes. Si tout comme les noms, les pronoms possèdent un genre propre rattachant un

pronom masculin à un homme et un pronom féminin à une femme, il est clair que le système

actuel ne possède pas de pronoms distincts représentants des noms de genres différents à la

troisième personne du pluriel. Il ne se trouve que le pronom « ils » pour représenter un

regroupement des personnes des deux sexes. C’est une situation qui fonde des ambiguïtés et

cache la présence des femmes, les rend invisible.

Céline Labrosse (1) cite les exemples suivants : « dans l’exemple, ils font garder leur bébé

tous les après-midis, de qui s’agit-il ? D’un couple (un homme et une femme) ou de deux

pères de famille différente ? Dans cet autre exemple : « Des chimistes assistent au congrès. Ils

repartent demain. S’agit-il d’un ensemble d’homme ou y-a-t-il des femmes parmi eux ? Une

seule chose est sûre, selon la règle d’accord au masculin pluriel, c’est qu’il y a au moins

chimiste dans cet ensemble ». De manière à combler l’absence d’un pronom pluriel commun

aux deux genres, Françoise Marois propose en 1987 la création d’un « collectif mixte » avec

« illes ». Cette contraction de « ils » et « elles » présente l’avantage de mieux savoir de qui on

parle, de lever les ambiguïtés. Une proposition pas très éloignées de celle d’un enfant du

corpus précédemment étudié.

Le masculin prime ainsi sur le féminin tant dans la structuration d’une phrase, en rendant

confuses les reprises pronominales, que dans les chaînes d’accord orthographique ou les

genres des noms.

Le genre se présente dans la langue française, comme dans d’autres langues romanes, non pas

comme le reflet grammatical de l’organisation naturelle de l’univers, mais comme un système

de classement : une classification de tous les substantifs, qu’ils représentent des êtres animés

ou des choses. Pour les êtres animés, le genre se fonde sur la nature de ces êtres. Il renvoie à

la partition sexuelle. Avec les êtres inanimés, la répartition est arbitraire. Elle génère des

contraintes grammaticales et semble illogique. Un sexe est ainsi attribué aux mots pour

reprendre le titre du livre de la linguiste Marina Yaguello.

Céline Labrosse cite dans son ouvrage les débats et la rhétorique liés à l’attribution d’un genre

au substantif. Les exposés sur les liens entre genres et sexes rejoignent l'extralinguistique, le

social : l'attribution du genre ne renvoie pas qu'au sexe de la personne dite, mais également à

ses spécificités intrinsèques, « naturelles », telles qu'elles furent jadis perçues par les

grammairiens. C’est ainsi que Labrosse cite Bescherelle, Bescherelle et De Gaux (1864),

discutant de mots dont le genre varie dans l'usage, qui incitent à une « correction » du genre

de orgue qui, écrivent-ils, «[...] est le plus grand, le plus audacieux, le plus magnifique de

tous les instruments que le génie de l'homme a inventés». Aussi, ne serait-il pas recommandé

d'en faire un mot masculin, spécialement au singulier ? « Faut-il s'étonner maintenant si

orgue est quelquefois masculin? n'est-ce pas l'idée de puissance, de génie qui prive souvent ce

nom de la féminité que sa terminaison lui destine ?[...] L'idée de chef-d'œuvre que la

masculinité traduit si exactement, entraîne toujours après elle l'idée d'unité; car les chefs-

d'œuvre ne se multiplient pas comme les feuilles de bois. L'union du masculin et du singulier

est donc ici un fait complet et exact. »

Des commentaires analogues sont émis par ces mêmes grammairiens au sujet du terme

« aigle ». Ce mot était féminin en 1660, « ce qui appuie fortement l'influence de l'e muet final

», toutefois « cette décision n'explique nullement les faits que nous offre notre langue ». Aigle

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étant transformé au masculin au sens propre depuis, les auteurs veulent lui redonner son statut

de nom féminin dans tous les cas sauf, spécifient-ils, «si Aigle rappelle une idée grande et su-

blime; si la pensée qu'il exprime ou qu'il accompagne, est énergique et pleine de force, alors

la féminité disparaît, le masculin arrive, comme pour compléter l'expression ». En somme, «

l'interprétation selon laquelle ce qui n'a pas de sexe peut néanmoins recevoir dans la langue

le masculin ou le féminin en vertu d'une analogie plus ou moins éloignée avec la distinction

naturelle, fut de tout temps très répandue. Elle est à l'origine de la théorie des grammairiens

scolastiques, qui tenaient le masculin pour l'expression d'une propriété active, et le féminin,

pour la marque d'une propriété passive » (Smith, 1978).

Cette relation étroite entre genres et sexes dépasse même la linguistique : un penseur allemand du

XVIIIe siècle, Theodor Hippel, affirme que les femmes ne peuvent d’aucune manière être

rationnelles, car le terme allemand pour « raison » est masculin. Il y a ici projection entre fait de la

langue et propriétés des êtres, une complète confusion entre genre grammatical et genre sexué

pour mieux invoquer une supériorité du masculin. La langue sert d’argument à une projection

naturaliste, à une vision naturaliste du monde…

La différenciation établie entre les femmes et les hommes, à l’avantage de ces derniers,

connaît ainsi des répercussions linguistiques. La langue française consacre la suprématie du

genre masculin. Le genre féminin est perçu comme inférieur. Beauzé écrit en 1767 : « le

genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la

femelle ». Relégué dans des fonctions sociales inférieures, le féminin fut relégué tout autant

en grammaire comme genre secondaire.

Daniel Labaquere conteste les arguments avancés par les contre-réformistes :

Le générique? Le masculin singulier peut prendre cette valeur : L'homme est un loup pour

l'homme. Cela relève d'un médecin.Utiliser un générique afin de désigner une

personne singulière est une erreur logique : employer un masculin générique pour nommer

une femme particulière est une agression. Dire "mon avocat", "le ministre", en parlant d'une

femme, c'est nier la singularité de sa personne. L'expression "Madame le Ministre"

est contraire : à la logique : elle emploie un générique dans un énoncé spécifique, elle est tout

aussi contraire à la grammaire : le genre est d'abord l'accord des déterminants, elle est même

contraire à la civilité : elle impose un masculin à une personne féminine singulière.

D’autres arguments ne tiennent pas, non plus. Le masculin l'emporte sur le féminin, c’est

comme ça, c’est une règle grammaticale ainsi décidée, indiscutable, en fait le masculin inclut

le féminin. Si on "met" au féminin, il suffit d'ajouter un –e, cependant si on féminise certains

noms ça "sonne" mal à l’oreille. Si on utilise le masculin pour une fonction, c'est sans

distinction de sexe. Un nom de métier féminisé a une connotation péjorative, c’est contre-

productif. Le genre masculin est tellement plus noble, plus appréciable…

Revisiter les rapports de genre passe nécessairement par un puissant relais qu’est la langue,

revisiter la sexualisation linguistique pour mieux combattre le sexisme. Et cet ouvrage est

intense en langue française, car le français avec toutes ses marques d’accord qu’il exige, s’avère une langue très fortement genrée qui rappelle toujours fort insidieusement le genre de

choses et conséquemment une prédominance du genre masculin sur le genre féminin.

L’égalité entre les hommes et les femmes passe par la remise en question de cette

prédominance au moyen de l’attribution d’un statut égal entre les deux genres. Ce qui suppose

un équilibre nouveau entre les genres grâce à une batterie d’artefacts linguistiques que Céline

Labrosse décrit dans son ouvrage.

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- Premier principe : Faire disparaître les marques de genre des mots oralement bivalents : • soit par la finale en -e ou l'une de ses variantes (-le, -èle) pour les finales consonantiques : Ex. : un banquet inaugurale, un journal bimensuèle, des jours meilleures, un lieu obscure, un

comportement puérile, des jumeaux pareilles, un tempérament grèque, un envoi expresse, un

papier mate, un terme préfixe; • soit à l'aide des flexions -ez, -iz, -uz pour les finales vocaliques : Ex. : les membres déléguez,

des diplomates poliz, les militantes et militants convaincuz, les us et coutumes tabouz, les vraiz

coupables.

- Deuxième principe : Dans les autres cas, accorder les adjectifs selon la règle de proximité, en

tenant compte également de la règle de la majorité. Ex. : Tous les musiciens et musiciennes flamandes. Cette étudiante et cet étudiant sont certains de

réussir. Des confrères et consœurs qui sont vraiment brillantes. Ces gens possèdent un hôtel et six résidences somptueuses.

- Troisième principe : Innover, en créant de nouvelles tournures ou formes.

Ex. : Illes s'appellent Benoît, Hélène, Michelle, Robert et Jacinthe.

Cette conférencière semble quelqu'un d'objective. Sur la place du marché se promenaient des

vendeuses ambulantes, des mardiands de toutes sortes, des clientes, de simples passants, des

touristes, quelques troubadoures, des curieux, bref, une foule bien colo-

rée. Ces humoristes savent rire des autres et de soi-même.

- Les titres féminins : Parmi ces titres (et quelques adjectifs), pour la plupart innovateurs, on

observe deux tendances prononcées :

---1.- La disparition graduelle du suffixe -esse au profit du -e (une maitre, une poète, etc.)

---2.- La proportion croissante de formes en -eure dans tous les corps d’emploi (une

évaluateure, une travailleure, une visiteure, etc.)

- Autres règles possibles de féminisation de la langue (cf. travaux de Daniel Labaquerre) :

1- Le déterminant : dans tous les cas un déterminant féminin doit être employé une juge, une députée, une directrice de cabinet 2- Noms se terminant par une voyelle au masculin : ils prenent un e au féminin sauf dans

de rares cas ou la terminaison est a, o ou u (boutefeu) une chargée de mission, une apprentie remarque : certaines formes en -esse tombent désuétude : une mairesse ou une maire, une

poète ou une poétesse 3- Noms se terminant au masculin par une consonne :

- autres que -eur : adjonction d'un -e une adjointe, une artisane, une générale, une cheminote, une chirurgienne, une doyenne, une

informaticienne (doublement) une sportive, une syndique (modification d'une consonne) une conseillère, une pompier e, une préfète (accent grave) quelques cas où la forme épicène doit être retenue : une chef, une manequin, une médecin, une

clerc une témoin noms se terminant en -eur (sauf -teur) - forme -euse (rapport sémantique direct entre le nom et le verbe)

une chercheuse, une receveuse, une programmeuse, une camionneuse, une pisteuse, une

basketteuse

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- choix entre une forme en -e ou l'épicène (substantif gardant sa forme mais

variant en genre) une censeur (e), une ingénieur (e), une professeur (e)

Les Québécois et les Suisses préconisent le -e, les Belges l'épicène. noms en -teur : une

conductrice, une promotrice, une formatrice, une animatrice une auteur e, une docteur e, une

sculpteur e (voir plus haut) une transporteuse, une acheteuse etc...

La règle dite de proximité, qui s’appliquait couramment au 16e siècle, stipule que l’adjectif

s’accorde en genre avec le nom le plus près. Ce principe égalitariste fut renversé par le

grammairien Claude Favre de Vaugelas en 1647, lorsqu’il a avancé que « le genre masculin

est le genre le plus noble », déclaration qui a été reprise et explicitée en 1767 par un autre

grammairien, Nicolas Beauzée (voir plus haut). Dès 1991, la règle de proximité a été mise de

l'avant dans un guide suisse, à savoir la publication “Le langage n’est pas neutre” (éditée par

l’Association suisse pour l’orientation scolaire et professionnelle). « De toute évidence, ce

sont principalement les exemples avec accord au féminin qui ont été retenus, en ce qu’ils se

démarquent de la norme actuelle qui prône l'accord au masculin », souligne Céline Labrosse

sur son site internet.

Cette règle de proximité pour l’accord des adjectifs, avec le mot auquel il se rapporte le plus

proche, est une réelle façon de contribuer à « désexiser » les énoncés langagiers. Cette règle

s’inscrit dans une perspective d’égalité conduisant les élèves des écoles élémentaires à ne plus

apprendre qu’un genre l’emporte sur l’autre en français. Avec la règle de proximité, l’accord

se fait au féminin, là, il s’effectue au masculin selon le hasard des emplacements des mots de

la phrase.

Cela étant, concernant le lexique, force est de constater que tout mot nouveau, toute nouvelle

forme nominale fait sourire, tant la pression de la norme langagière est forte en langue

française. Cela provoque dérange ou inquiète les gardiens du temple linguistique. Pourtant, la

créativité lexicale est un signe de vitalité pour une langue, concurrencée dans une époque de

mondialisation par les autres langues. Ne pas manquer le dépoussiérage sexiste de la langue

française est un enjeu moderniste de première importance.

Si les femmes de la renaissance furent exclues des enjeux linguistiques de leur époque alors

que s’affirmait la prédominance d’un genre sur l’autre, espérons que les femmes du 21e siècle

sauront s’imposer et imposer de nouvelles valeurs devant tant de flagrants relais d’un sexisme

aujourd’hui largement anachronique.

Pour terminer et finir de convaincre notre lecteur, nous reprenons à notre compte trois entrées

du « dictionnaire du sexe des mots » de Marina Yaguello qui nous semblent significatives.

HOMME (xive siècle; dérivé de l'accusatif homi-nem du latin homo, «être humain»). Le

latin, comme le grec, le russe, l'allemand et bien d'autres langues, indo-européennes ou

non, distinguait lexicalement entre l'homme au sens générique de «être humain» (homo)

et l'homme au sens de «être de sexe masculin» (vir, qui nous a donné viril). Si homo était

de genre grammatical masculin, au moins était-il indifférencié quant au sexe. On peut s'interroger sur les causes de l'évolution qui a conduit homme à passer du sens de

«représentant de l'espèce» à celui, spécifiant, de « mâle de l'espèce ». En fait, on a

tellement l'habitude de voir le masculin «absorber» grammaticalement le féminin qu'on

pourrait croire que le sens générique est second, alors qu'il est historiquement premier.

L'homme a en quelque sorte «confisqué» symboliquement la qualité d'être humain à son

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profit. On note la même évolution en anglais. Il existe des contraintes grammaticales sur

l'emploi de homme comme terme générique. C'est seulement dans des énoncés impliquant

une vérité générale que cette interprétation est possible: «Les hommes sont mortels»,

«L'homme a besoin de manger pour vivre », « L'homme est un mammifère», etc. Dès

qu'intervient un élément spécifiant - par exemple un démonstratif, ou un verbe exprimant

une action unique et déterminée -, homme ne peut vouloir dire que « être masculin » comme c'est le cas dans : « Un homme est venu», «Cet homme est une crapule», «J'ai

aperçu un homme », etc. Et c'est donc personne (voir ce mot), grammaticalement féminin

mais sémantiquement indifférencié, qui doit être employé comme terme générique.

D'ailleurs, aucune femme ne dit jamais en parlant d'elle-même: «Je suis un homme.» En

revanche, un homme peut dire : « Je suis une personne. » Personne et homme ne sont

donc nullement équivalents; ils occupent une place différente dans le système de relation

genre/sexe. Le mot homme se trouve dans une relation d'opposition « participative » avec

le mot femme : le féminin est inclus dans le masculin. Le mot personne, lui, ne s'oppose à rien d'autre qu'à la non-personne (les animaux, les choses): il «contient» à égalité le

féminin et le masculin.

Contrairement à femme, homme s'emploie de façon absolue avec un sens laudatif : « Ça,

c'est un homme! » Par un jeu de « franchissement de frontière », positif puisque orienté

du bas vers le haut (voir article femmelette), on peut dire : « Mme Unetelle est le seul

homme du gouvernement. » Le Mouvement de libération des femmes (MLF) fait

remarquer à juste titre que « un homme sur deux est une femme ».

MASCULIN Voir mâle, viril, féminin. Voici ce qu'écrit Vaugelas sur le genre masculin :

«[...] Le genre masculin étant le plus noble doit prédominer chaque fois que le masculin

et le féminin se trouvent ensemble» (Remarques sur la langue française, cité par le GR).

FEMININ (xiie siècle, du latin feminina de femina). L'adjectif possède deux sens

distincts; c'est pourquoi il a deux antonymes : masculin et viril. Lorsque féminin s'oppose

à masculin, son sens est relativement neutre : il qualifie de façon objective le sexe et le genre (grammatical). Lorsqu'il s'oppose à viril, en revanche, le mot féminin renvoie à ce

qui est caractéristique de la femme telle que la société la conçoit. Ce n'est plus un mot

neutre et il est lourdement chargé de connotations, tant positives que négatives, d'ailleurs.

PERSONNE C'est le plus important de tous les féminins génériques par la fréquence de son

emploi. Personne désigne l'individu de l'espèce humaine et permet d'occulter le sexe de

l'individu en question de façon beaucoup plus efficace que homme (voir ce mot). Il est donc

plus approprié à l'expression de généralités sur l'espèce humaine. (C'est précisément pour

cette raison que les féministes anglaises et américaines ont revendiqué le remplacement de

mon par persan dans tous les emplois génériques et dans les noms composés.) Cependant, à

cause de son sens étymologique («masque de théâtre» puis «personnage»), personne

convient davantage à la caractérisation de l'être social qu'à celle de l'être biologique. Il

ne semble donc pas possible de le substituer entièrement à homme. On ne dirait pas par exemple: *«Les personnes doivent manger pour vivre» ou *«Toutes les personnes sont

mortelles». Dans la langue classique, personne était parfois accordé au masculin par

analogie avec homme. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. On ne peut pas comparer les

génériques masculins et les génériques féminins. En effet, pour les premiers il y a toujours

absorption du féminin par le masculin; pour les seconds (à côté de personne il faut citer

victime, vedette et quelques autres) il y a indétermination quant au sexe, ce qui est tout à

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Philippe Clauzard, Février 2010, OPEN PIPS 9

fait différent. Il existe cependant quelques emplois sexuellement marqués : une jeune

personne est une jeune fille (alors qu'une personne jeune est indéterminée), les personnes

du sexe sont des femmes; une belle, aimable, jolie... personne est toujours du sexe féminin.

Personne est aussi un pronom indéfini : « II n'y a personne ici. » Son comportement est

alors différent. Il s'est installé dans cet emploi au cours du XVIe siècle et l'accord en genre

a longtemps fluctué. Aux xvie et xviie siècles, beaucoup d'auteurs emploient encore le féminin. Vaugelas a recommandé l'accord masculin (Remarques sur la langue française)

qui a fini par s'imposer.

Source :

- Pour une grammaire non sexiste, Céline Labrosse, Ed. Remue Ménage

- Vers une grammaire non sexiste, pourquoi féminiser la grammaire ? Des

arguments… Daniel Labaquerre

• M. : Anselme ?

• É. : C’est mieux la moitié d’elle, collée avec la moitié d'il.

• M. : On peut trouver oui. Effectivement. Il y a toutes les solutions possibles. Pourquoi est-ce que moi j’écris il avec un « s » ? Il, qui est réservé normalement à qui ?

• É. : Aux garçons.

• M. : Aux garçons. Bon, le « s », on est d'accord sur le « s » puisqu'ils sont plus de un, donc c’est pluriel. Pourquoi avoir choisi « il » et pas « elle » et pas « il, elle » et pas, euh, et pas autre chose ?

• É. : Parce que !

• M. : Parce que Dan...

• É. : Euh, parce que, parce que quand on met « elle », et ben, euh, euh, on fait pas, parce que ça se dit pas, et euh, avec une fille et un garçon, le « ils », ça se dit parce que, euh, ça veut dire qu'ils sont, qu’ils sont deux.

• M. : Ça veut dire qu'ils sont deux. C'est difficile. Amélie, toi tu m'as dit : moi ça me dérange pas maîtresse. Pourquoi ça ne te dérange pas ?

• É. : Parce que, parce que, ça me dérange pas parce qu’ils sont une fille un garçon et ça me dérange pas qu'ils sont une fille un garçon.

• É. : Ils peuvent être amoureux.

• M. : Bon ce n’est pas ça le problème. Alors, je vais vous l’expliquer. C'est que c'est comme ça. Il va falloir que vous l’admettiez. (….) Euh, c'est une règle. Alors, c'est une règle en grammaire qui veut que dans une même pièce il y ait des filles et des garçons, on choisit de privilégier, on a choisi de prendre plutôt masculin et « il » avec un « s », et alors ça même s’il y a cinq filles et un seul garçon. Ça fait six personnes, ça fait beaucoup, passer plusieurs, plusieurs, ça fait pluriel et le fait qu'il y ait un garçon et un seul on va pas dire elles sont en train de discuter. On va dire ils sont en train de discuter. C'est une règle en grammaire qui veut que quand il y a un mélange féminin -masculin, ça soit dans le groupe « plusieurs » le masculin qui l’emporte même s’il y a un seul élément masculin. Tess ?

• É. : Moi ça ne me dérange pas parce qu'on peut bien tomber amoureux, hein...

• M. : Ah oui, alors là on parle d'autres choses. On parle plus de grammaire.