GLADYS HARVEY. Paul Bourget. Conto Inspirado Em Laure Hayman

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    GLADYS HARVEY

    RCIT DE CLAUDE LARCHER

    On parle beaucoup de dmocratie, par le temps qui court,ou quidgringole, comme disait un misanthrope de ma connaissance. Je ne crois pascependant que nos murs soient devenues aussi galitaires que le rptent les

    amateurs de formules toutes faites. Je doute, par exemple, qu'une duchesse

    authentique,il en reste,tale aujourd'hui moins de morgue que satrisaeule d'il y a cent et quelques annes. Le faubourg Saint-Germain, quoiqu'en puissent penser les railleurs, existe encore. Il est seulement un peu plusnoble faubourg qu'autrefois, par raction. Parmi les femmes qui lecomposent, telle qui habite un second tage de la rue de Varenne et quis'habille tout simplement, comme une bourgeoise, faute d'argent, dploie unorgueil gal celui de la Grande Mademoiselle traiter de grimpettes lesreines de la mode et du Paris lgant. Cette lgance mme dont on proclamela vulgarisation en disant: aujourd'hui tout le monde s'habille bien,demeure, elle aussi, un privilge. A quelque point de vue que l'on se place, de

    fond ou de forme, de principe ou de dcor, la prtendue confusion des classes,objet ordinaire des dithyrambes ou de la satire des moralistes, n'apparat tellequ' des yeux superficiels. L'aristocratie de titres et celle des murs,ellessont deux,restent fermes autant, sinon plus, qu'au sicle dernier o unsimple talent de causeur permettait un Rivarol, un Chamfort, de souperavec les meilleurs des gentilshommes, o le prince de Ligne traitaitl'aventurier Casanova, o les grands seigneurs prludaient la nuit du QuatreAot par d'autres nuits d'une licence impurement galitaire. Ce qu'il est justede dire, c'est que la dmocratie a, d'une part, compens l'ingalit force des

    noms et du pass en tablissant une relle ingalit politique au profit de ceuxqui sont les fils de leurs uvres et qui elle attribue toutes les fonctionsd'tat; c'est aussi qu'elle a multipli et mis la porte de tous et de toutes un

    peu prsde luxe, d'lgance et de haute vie qui fait illusion,de loin. Cet peu prs a son symbole et son principal moyen d'action dans ces grandsmagasins de nouveauts d'o une femme sort habille comme chez Worth,munie de meubles de style, enrichie de bibelots curieux. Mais la toilette, maisles meubles, mais les bibelots sont presque cela,et ce presque suffit maintenir la distance.

    Cette diffrence entre l'authentique et l' peu prs ne m'est jamais apparue

    aussi nette qu' frquenter, comme je l'ai fait diverses priodes, les jeunesParisiens qui s'amusent. Je les vois devant mes yeux, en ce moment, comme

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    rangs sur un tableau symbolique. Il y a d'abord en haut le vritable viveur,celui qui possde rellement les cent cinquante mille francs par an quesuppose la grande fte, comme ils disent,ou qui se les procure. Celui-l

    joint cet or un nom dj connu, des relations toutes faites dans le monde, etcette espce de prcoce entente de la dpense qui fait qu'un jeune homme, s'ilse ruine, sait du moins pourquoi. Sa place tait marque d'avance dansl'annuaire des deux ou trois grands cercles que les Snobs de la bourgeoisiemettent des annes forcer. Ce jeune homme peut tre, avec cela, un garontrs fort ou trs mdiocre, traverser Paris sans y perdre pied ou sombreraussitt dans l'ocan des tentations qui l'environnent. En attendant, il est le roide ce Paris. C'est pour lui que travaille l'norme ville, lui qu'aboutit l'effortentier de cette colossale usine de plaisirs. S'il a des aventures dans le mondeou le demi-monde, c'est avec des femmes comme lui, de celles dont la lingerieintime reprsente seule une fortune et dont le raffinement ne saurait tre

    surpass l'heure prsente,first class ladies, des femmes de premire classe,disent les Anglo-Saxons du commun, habitus tout tiqueter comme desmarchandises. Que ce jeune homme conduise un phaton attel de ses propreschevaux, ou qu'il emploie, par got du sens pratique, des fiacres de cercle,soyez assur que son appartement est aussi confortable que celui d'un grandseigneur anglais, aussi encombr de bibelots et de fleurs que celui d'unecourtisane la mode, qu'il ne mange qu' des tables princirement servies, queles moindres brimborions attenant sa personne supposent la plus fastueusedes dissipations. Enfin, il y a beaucoup de chances pour qu'il se ruine l'ancienne mthode, dans ce sicle positif, par une fantaisie d'existence rjouir l'ombre du vieux Lauzun, quitte suivre jusqu'au bout l'anciennemthode, et vers la quarantime anne, reprendre au sexe fminin sous laforme d'une belle dot tout l'argent qu'il lui aura prodigu.

    Immdiatement au-dessous de ce viveur de la grande espce, vous trouverezson peu prs dans un personnage presque semblable, mais auquel ilmanquera un je ne sais quoi en noblesse ou en situation, en fortune ou en tact

    personnel. Celui-ci sera un bourgeois honteux d'tre bourgeois, un timide quivoudra jouer au cynique, un tranger en train de se naturaliser Parisien, unrgulier qui s'amusera par devoir, ou tout simplement un de ces

    indfinissables maladroits auxquels une histoire ridicule arrive de toutencessit dans un temps donn. Cet peu prs de matre viveur aura lui-mmeson peu prs. Ce sera le fils du commerant pour qui le cercle de la rueRoyale est l'ultima Thule, la terre inaccessible du navigateur ancien, et qui secontente du caf de la Paix, le soir, en sortant du thtre. Celui-l frquente

    bien les premires reprsentations comme les autres, mais sans avoir sonentre dans aucune des loges o trnent les grandes lgantes. Il se paie lesfemmes les plus haut cotes la bourse de la galanterie, mais il n'a jamais puen lancer une, ni s'organiser quelque liaison mondaine dont il soit parl dansles cercles comme d'une espce de mariage morganatique. Et cet peu prsd' peu prs a son peu prs dans l'tudiant riche, venu de province pour

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    s'initier la haute vie et qui entre en corruption, comme on entrait autrefois enreligion. Cet tudiant porte bien les mmes cols raides comme du marbre, lesmmes chapeaux luisants comme un sabre, le mme habit et les mmes

    bottines. Mais son restaurant favori est situ sur la Rive gauche. Il a, rpandusur toute sa personne, quelque chose qui trahit l'autre ct de l'eau. On sent, le regarder, qu'il s'lance vers le Paris des ftes du fond d'un appartementmeubl de la rue des coles. Ses matresses aussi sont des peu prs d' peu

    prs, des filles du boulevard Saint-Michel, jalouses d'imiter les fillesdes Folies-Bergres,tandis qu'au-dessus de ces cratures s'chelonne toutela suite des femmes entretenues, depuis celle qui continue la tradition de lalorette,un appartement de trois mille francs et le reste dans le mme prix,

    jusqu' la courtisane d'ordre ou de dsordre suprieur que des amiscomplaisants peuvent prsenter un prince tranger de passage sans quel'Altesse, habitue aux minuties des somptuosits royales, soit choque d'un

    seul dtail de toilette et d'installation. Et c'est ainsi que la nature sociale,invincible en ses moindres dcrets comme la nature physique, impose cette loide la hirarchie, mconnue par les doctrinaires d'galit, dans le domaine le

    plus fantaisiste en apparence, le plus abandonn au libre caprice.

    Parmi les spectacles auxquels se puisse complaire la curiosit du moraliste,un des plus curieux est assurment celui des mtamorphoses d'un personnageen train de passer d'un de ces peu prs dans un autre. Ce spectacle, je me lesuis donn bien souvent, retrouver un ancien camarade aprs quelques

    annes, aprs quelques mois. Rarement j'ai pu suivre les tapes diverses decette sorte d'volution sociale,si le mot n'est pas trop gros pour une trspetite chose,comme l'occasion d'un jeune homme du nom de LouisServin, que des circonstances particulires m'avaient permis de prendre l'uf. Voici douze ans, Louis en avait quatorze alors, j'tais, moi, spar de

    ma famille, les vivres coups et oblig d'utiliser, en vue de faire de lalittrature, le bagage de latin et de grec qui me restait du collge. Quelquesrptitions le jour et force papier noirci le soir,tel tait mon sort cettepoque. Parmi mes lves de hasard se trouvait Louis Servin. Son pre,excellent homme et d'une activit presque amricaine, avait fait et dfait deux

    fois, sa fortune. Il avait fond enfin une maison de confection qui, sous cetterubrique toute simple:Au bon drap, constitua la plus forte concurrence qu'aiteue subir la clbreBelle Jardinire. Louis tait le fils unique, follementgt, de ce robuste travailleur et d'une femme prtentions qui avait eu unegrand'mre noble. Ds cet ge tendre, il s'annonait comme le plus vaniteuxdes garons que j'eusse connus. Il suivait les cours du lyce Charlemagne et ilen souffrait,parce que c'tait un collge dmocratique. Ses yeux brillaientquand il parlait d'un de ses petits camarades qui suivaient, eux, les coursde Bonaparte. Mais voil, le pre Servin avait ses magasins rue Saint-Antoine.Cet enfant tait dj si trangement perdu de mesquinerie instinctive qu'ilsavait l'tage o habitait chacun de ses compagnons de jeu, et je ne l'ai jamais

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    entendu me parler avec sympathie d'un ami qui loget plus haut que le second.L'ingnuit de cette sottise me divertissait dans l'entre-deux de nosexplications latines, au point que je ne me dcidai pas perdre de vue un sujetaussi bien dou pour devenir un Snob de la grande espce. tudiant en droit,Louis tint les promesses de son adolescence. Il fut un des premiers importerdans les brasseries du quartier Latin les costumes et les attitudes desgommeux,c'tait le nom la mode en ces temps lointains,qu'il avait puremarquer au thtre ou aux courses. Le hasard le favorisa. Son pre, dont ilrougissait, mourut subitement; et d'accord avec sa mre, aussi vaniteuse quelui, le fils vendit la maison. Il vit avec ivresse disparatre, sur les vitrages des

    portes et sur l'enseigne, ce nom de Servin, qu'il projetait dj de modifier en yjoignant celui de Figon. Ainsi s'appelait l'aeule maternelle. Il partit pourl'Italie sur ces entrefaites, en compagnie d'une certaine Pauline Marlv qui avaitt, une poque, l'objet des faveurs d'un assez grand personnage. Il en revint

    aprs quelques mois avec des cartes de visite sur lesquelles se lisaient entoutes lettres ces syllabes magiques: Servin de Figon, et je fus invit dnerpar sa mre, qui signa son billet: Thrse Servin de Figon, elle aussi! Ce futpour Louis le signal d'une nouvelle vie qu'il inaugura par une rupture absolueavec toutes ses anciennes connaissances, exception faite pour ceux qu'ilsavait, comme moi, un peu attachs tous les mondes. Ce fut la priode desPremires, du Boulevard, et des soupirs nostalgiques vers le grand cercle.Dans quel bar la mode connut-il le beau marquis de Vardes, et la suite decombien de cock-tails bus ensemble ce vritable lgant s'intressa-t-il auxefforts de ce jeune bourgeois en train de se dserviniser? Toujours est-il que,

    pendant des annes, Servin de Figon, devenu S. de Figon, suivant la formule,s'attacha au marquis comme les Scapins de l'ancienne comdie s'attachaientaux Landres, avec une de ces persistances de flatterie qui supportent toutesles rebuffades, acceptent toutes les servilits et triomphent de toutes lesrpugnances. Philippe de Vardes, chez qui l'abus des succs faciles n'a pasdtruit la bonhomie native, alla jusqu' donner son admirateur des leons detoilette et aussi quelques sages conseils sur la conduite de ses relations. C'estencore jeune, disait-il, quand on le questionnait sur S. de Figon, mais dansdeux ou trois ans il sera fait... Il en parlait comme de son bordeaux.

    Cependant, l'influence de cet aimable protecteur n'allait pas jusqu' forcer enfaveur du protg les portes du paradis de la rue Royale. Le Servin taitencore trop prs, et surtout Louis avait voulu aller trop vite. Quelques dnerstrop russis offerts de nobles dcavs lui avaient attir de sourdes envies. Undernier reste de sens pratique, hritage du pre Servin, lui fit comprendre cettefaute, d'autres encore, et il prit la rsolution, dsormais, d'obir aveuglment Vardes. Deux sjours en Angleterre, la suite de cet indulgent protecteur, luiavaient ouvert une vue sur le monde cosmopolite, et maintenant sa mre,morte son tour, devait se retourner de joie dans sa tombe. Il ne frquentait

    plus que des gens titrs ou millionnaires,et le prince de Galles savait son

    nom!

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    Si intressant qu'un pareil chantillon de la vanit bourgeoise puisse paratre

    un auteur, il est vite connu, class, dfini, tiquet. Et pourtant, lorsque monvieux domestique Ferdinand, par un soir du mois de juillet, voici deux ans,

    m'apporta une carte anglaise sur laquelle il y avait un simpleLouis de Figon,je ne rpondis point par un nergique: dites que je n'y suis pas... Aucontraire, je me frottai les mains et je le priai d'introduire mon visiteurinattendu avec la plus joyeuse impatience. Il est vrai d'ajouter que j'avaisfortement travaill tout le jour, et quand un crivain a dix heures d'allgrecopie dans le cerveau et dans les doigts, sa batitude intellectuelle est sicomplte qu'elle le rend indulgent aux pires raseurs. Mais le faux de Figonn'est pas seulement un raseur, il est aussi un catoblpas. C'est un mot que jedemande au lecteur de vouloir bien me pardonner. Je l'ai emprunt la Tentation de saint Antoine par Flaubert, o il est parl de cet animal, si

    parfaitement bte qu'il s'est une fois dvor les pattes sans s'en apercevoir. Sastupidit m'attire..., dit l'ermite. Il se rencontre ainsi, de par le monde, desfantoches d'un srieux si profond dans la niaiserie, d'une sincrit si entiredans le ridicule, qu'une espce d'incomprhensible fascination mane de leursottise, comme du catoblpas de la Tentation. La littrature en a cr uncertain nombre, dont le plus remarquable est Joseph Prudhomme. Lecatoblpas n'est pas simplement le personnage comique, il faut que cecaractre de comique s'accompagne chez lui d'une dformation de la naturehumaine si absolument constitutionnelle qu'il quivaille dans l'ordre moral auxnains monstrueux dont raffolaient les princes d'autrefois. Il doit correspondreen nous ce got singulier de la laideur dont l'art de l'Extrme-Orient attestela prdominance dfinitive chez certaines races. En suis-je moi-mme

    pntr? Toujours est-il que la visite de mon ancien lve, par le soir d'tdont je parle, me causa un rel plaisir et que je donnai l'ordre de le recevoir,avec une soif de le retrouver pareil lui-mme dans son ridicule, qui ne fut

    pas due quand il entra dans mon cabinet de travail. Amen par quel motif?Je ne pensai pas me le demander.

    Le physique est excellent. Servin de Figon est grand et mince, avec unvisage au nez allong, un front petit, et comme une inexprimable suffisance

    rpandue autour de sa bouche et de ses joues. Invinciblement, en sa prsenceon pense au proverbe vaniteux comme un paon, et l'on constate uneextraordinaire identit de physionomie entre cet oiseau et cette figure. Dechaque ct de ce visage tout en pointe partent deux oreilles trop dtaches.Une raie trace au milieu de la tte divise les cheveux noirs en deux plaquesluisantes et cosmtiques savamment. La moustache est d'une autre couleurque les cheveux, presque rousse, et sa tournure atteste le coup de ferquotidien. Mais ce qui achve de donner Louis la plus tonnante expressionde vanit heureuse, c'est une certaine faon de porter la tte en arrire dans unabaissement ddaigneux des paupires qui se dploient ensuite avec lenteur,tandis que la bouche parle et sourit de ses propres paroles. C'est sur des airs

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    pareils que le premier venu dirait de ce jeune homme: quel poseur!... sansmme prendre garde sa mise plus qu'affecte. Louis copie Philippe deVardes, son matre, avec une fidlit si gnante qu'il faut toute la bonnehumeur du marquis pour ne pas dtester cette caricature. Philippe estathltique et sanguin. Il porte des redingotes et des jaquettes ajustes qui fontvaloir ses muscles. Ces mmes redingotes et ces mmes jaquettes, mises sur legrand long corps de Louis, en exagrent encore la maigreur. Philippe, avecson teint presque trop color, peut supporter les couleurs claires qui donnentau visage en papier mch de Louis des nuances verdtres de prcoce cadavre.Le lger accent britannique du marquis s'explique par ce fait que sa mre taitcossaise et qu'il a lui-mme vcu Londres autant qu' Paris, au lieu que lefils du patron duBon drapn'a jamais su de la langue anglaise que les termesde courses qu'il prononce mal. Et puis, ce sont des tics du matre apparus dansla bouche de l'lve comme un certain a est... qui revient sans cesse.

    Mais a est gentil chez vous, me dit-il en entrant, comme tout tonnde ne pas trouver son ancien rptiteur dans le pire des galetas; et tirant de sa

    poche un tui cigarettes en argent o la couronne de comte commence sedessiner: Vous n'en prenez pas? D'excellentes cigarettes d'gypte... Philippeet moi nous les faisons venir du Caire directement... C'est lord *** (ici un des

    plus beaux noms duPeerage) qui nous a donn l'adresse... Vous ne leconnaissez pas? Ah! charmant, mon cher, charmant, et un chic!... Nousfaisions la fte ensemble, l'autre jour, chez Philippe... Un seul vin dner, duchteau-margaux 75... Enfin, Bob tait parti... (ses paupires se dplirenttandis qu'il appelait ainsi ce grand seigneur, qui n'aurait pas voulu du preServin pour habiller sa maison). Il y avait l Viollas, le cousin de la petiteDutacq, cette jolie blonde qui ressemble lady *** (ici un autre souvenirduPeerage). Voil que Bob demande tout haut, avec son grand air et sonaccent:La petite Dutacq, dlicieuse... Qui est son amant?Monsieur,interrompt Viollas, MmeDutacq est ma cousine... Et savez-vous ce que Bob arpondu:Je ne vous demande pas cela, monsieur, je vous demande si elle aun amant... Est-ce assez ancien rgime, ce mot-l?... Ce que nous avonsri!...

    Comment traduire la mimique dont s'accompagnait ce discours et le respect

    profond avec lequel la voix se faisait familire pour dire Philippe et Bob, puisle lancer ddaigneux des noms plbiens: Viollas, Dutacq, et les rappels desintonations du marquis dans certains passages? J'eus un moment de pure joie voir mon catoblpas s'imiter lui-mme avec cette perfection, et se pavanerdevant un crivain sans blason dans le reflet du blason des autres. Tout cela nem'expliquait pas encore sa visite ni l'invitation qu'il me lana subitement, luique je ne connaissais plus gure depuis dix ans que pour lui serrer la main authtre ou changer un coup de chapeau dans la rue.

    A propos, tes-vous libre ce soir? me demanda-t-il; et, sur ma rponse

    affirmative: Voulez-vous venir dner avec moi, au cabaret, huit heures? Il y

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    aura l Tor, Saveuse, Machault, ct des hommes; et puis Christine Anrouxet Gladys, ct des femmes...

    Quelle Gladys? interrogeai-je, tonn par ce nom qui me rappelait unedes plus adorables jeunes filles que j'aie rencontres, une Anglaise du pays de

    Galles avec des yeux bleu de roi, des cheveux couleur d'or et un teint faireparatre brunes les carnations des Rubens.Quelle Gladys?... s'cria Louis, mais il n'y en a qu'une, notre Gladys,

    la crole, celle qui a ruin le petit Bonnivet, celle qui disait si joliment:Ellemarque mal, ma belle-mre, la duchesse... Enfin, Gladys Harvey... Je suisavec elle depuis cette anne (ici, nouveau jeu de paupires). Je l'ai souffle Jose *** (ici, un des beaux noms d'Espagne), vous savez, le Jose qui avaitorganis les courses de taureaux l'Hippodrome, et puis cet infect ministre arefus l'autorisation. Il disait toujours:Ce n'est pas du chien qu'elle a, cetteGladys, c'est une meute... Il vous faut sortir, mon cher, voir un peu la vie

    (cette fois, le catoblpas acheva de me fasciner en me protgeant). Ah! ce quej'en aurais de sujets de romans vous proposer!... Vous acceptez?...

    Et j'acceptai, pour le dplorer d'ailleurs, avec la logique tonnante quicaractrise les crivains, tandis que je m'acheminais vers le lieu de notrerendez-vous, un restaurant prs du cirque, deux heures plus tard. J'ai tvraiment trop bte, me disais-je, de me mettre en habit dans cette saison!...Je ne suis pas un gentleman accompli, moi, comme Figon, qui prtend quel'habit le repose...

    Je traversais l'esplanade des Invalides, remuant ces penses, me renfonant

    de mon mieux dans tous mes prjugs de mauvaise humeur bohmiennecontre la vie prtendue lgante,et distrait nanmoins par les voitures quifilaient si lestes! C'tait un de ces soirs du commencement de l't, Paris, oil flotte dans l'air comme une vapeur de plaisir. Les Parisiens et lesParisiennes qui sont demeurs en ville, y sont demeurs pour s'amuser.trangers ou provinciaux, les htes de hasard ne sont pas ici pour unautre motif. Cela fait, par ces transparents crpuscules du mois de juillet, une

    population vraiment heureuse. Le feuillage des arbres plutt fanoch que fan,la brlante langueur de l'atmosphre, les magnificences des couchers de soleilderrire les grles tours du Trocadro ou la masse imposante de l'Arc, unesorte de nonchalance et comme de dtente dans l'activit des passants, toutcontribue cette impression d'une ville de plaisir, particulirement dans cequartier demi exotique, avec la prodigalit de ses htels privs et le fastetapageur de son architecture. Ces gens sont tous gais..., pensai-je enregardant les promeneurs, essayons de faire comme eux... Et je m'appliquai me reprsenter les convives que j'allais rejoindre dans quelques minutes.Tor d'abord? Albert Tor, un vieux beau plus blond que nature, trs rouge,avec une espce de sourire de fantme dessin mcaniquement sur sa vieille

    bouche, le plus anglomane de tous les Franais. Il a ce ridicule dlicieux de se

    croire irrsistible, parce qu'il a t, quinze ans durant, lefancy-manattitrd'une duchesse anglaise. Son culte posthume pour cette grande dame, morte et

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    enterre depuis des annes, se traduit par les familiarits les plus hardies avecles femmes qu'il rencontre aujourd'hui et qui ne sauraient videmmentrepousser un homme distingu jadis par lady ***. C'est encore un catoblpas,mais triste.Saveuse, le baron de Saveuse? Celui-l n'a aucun ridicule. Il est

    joli garon, quoique un peu marqu, spirituel et mme instruit; mais il faudraitne pas savoir que son lgance vit d'expdients et que ses amis l'appellentvolontiers la Statue du Qumandeur. Combien en aura-t-il cot LouisServin de Figon pour l'avoir sa table?Quant Machault, c'est un gant quin'a d'autre got ici-bas que l'escrime, un gladiateur en habit noir et en gilet

    blanc qui s'entrane d'assauts en assauts et de salle en salle. Excellent hommed'ailleurs, mais qui ne peut pas causer avec vous cinq minutes sans que lecontre de quarte apparaisse. C'est celui que je prfre aux autres et je dneraisavec lui seul sans m'ennuyer, car s'il est un monomane de l'pe, il faut ajouterqu'il est brave comme cette pe elle-mme et qu'il ne lui est jamais venu

    l'ide de se servir de son talent extraordinaire pour justifier une insolence. S'ilest athlte, c'est par plaisir et non par mode. Eh bien! le dner sera passableavec les hommes, mais les femmes?Christine Anroux?... Je la connais trop

    bien. Avec ses cheveux en bandeaux, ses yeux candides, sa physionomie defausse vierge, c'est le type de la fille qui se donne des airs de femme du mondeet chez laquelle on devine un fond affreux de positivisme bourgeois. Cela sortde chez la procureuse et vous permet peine de dire un mot leste. A cinquanteans, Christine aura un million et davantage, elle se sera fait pouserclassiquement par un honorable nigaud; elle jouera la chtelaine bienfaisantequelque part en province. Rien de plus banal qu'une pareille crature et rienaussi quoi les hommes rsistent moins. Et Gladys sera comme Christine.Bah! Je m'en irai aussitt aprs le dner... Et je songeais encore: Mais

    pourquoi Louis m'a-t-il invit l, brle-pourpoint, moi, Claude Larcher, quin'ai mme plus pour moi la vogue de mes deux malheureuses premires piceset qui besogne dans les journaux, comme un pauvre diable d'ouvrier delettres? Est-ce qu'une femme titre lui aurait dit du bien de ma dernirechronique?...

    Je calomniais le pauvre garon, comme je pus m'en convaincre ds lespremiers mots que me dit sa matresse, mon entre dans le salon du cabaret

    lgant o se tenaient dj tous les invits. J'arrivais le dernier. Il donnait, cepetit salon que le chasseur avait dsign, en m'y conduisant, du nom potiquede salon des roses, sur une terrasse couverte autour de laquelle frmissaientdes feuillages fantastiquement clairs par en bas. Sous les arbres du jardin durestaurant se tenait un orchestre de tsiganes qui jouaient des airs de leur pays,avec ce mlange de langueur et de frnsie qui fait de cette musique la pluslassante mais aussi la plus nervante de toutes. La lumire des bougies luttaitdans la pice contre le dernier reste de jour qui tranait dans le crpuscule. Leschandeliers et le lustre o brlaient ces bougies se perdaient dans unenguirlandement de fleurs. D'autres fleurs paraient la table. Elles rvlaient legot de Saveuse dont le regard inquisiteur surveillait involontairement chaque

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    dtail. A voir la correction des hommes et la toilette des deux femmes,Christine tout en bleu, Gladys tout en blanc, il tait impossible de se croire surles terres ouvertes du demi-monde. Des perles admirables se tordaient autourde leur cou, elles taient demi dcolletes, avec un air dlicieusementaristocratique, et la beaut jeune dans un dcor de raffinement aura toujours

    pour mes nerfs d'artiste plbien un attrait si puissant que je cessai du coup dephilosopher et de regretter ma complaisance devant l'invitation improvise dusire de Figon, d'autant plus qu' peine prsent, Gladys me dit avec un lgeraccent anglais et du bout de ses dents, qu'elle a charmantes:

    Votre ami vous a-t-il racont que je lui demande de me faire dner avecvous depuis au moins six mois? Et cela a failli manquer. Il ne vous a su Parisque ce matin, mais il a fallu qu'il allt chez vous aujourd'hui mme. Si vousn'aviez pas t libre, j'en aurais eu une vraie peine...

    J'en appelle de plus sages. Qui n'et t heureux d'tre interpell ainsi par

    une crature du plus caressant aspect? Gladys est grande. Ses bras nus,elleportait sur le droit et tout prs de l'paule un nud de velours noir,sont d'unadmirable model. Sa taille est fine sans tre trop mince, son corsage laissedeviner un buste de jeune fille, quoiqu'elle soit toute voisine de sa trentimeanne; comme la manire dont sa robe tombe, sans tournure, on reconnat lafemme souple et agile, la joueuse de tennisqu'elle est reste, clbre parmi les

    paumiers. Ses rivales les plus jalouses lui accordent une lganceaccomplie dans l'art de porter la toilette. Ses mains souples et menues rvlentson origine crole. Elles taient gantes de sude en ce moment, ces petites

    mains, et remuaient un ventail de plumes sombres d'o s'chappait un vagueet doux parfum. Cette origine crole est aussi reconnaissable toutes sortes detraits d'une grce trs personnelle. La bouche est un peu forte. Les yeux noirs,aussitt qu'ils s'animent, s'ouvrent un peu trop. Ils sont fendus en amande,dit Gladys en riant, mais c'est dans l'autre sens!... L'expression de ces yeux,tour tour tonns et tristes, futs et romanesques, la palpitation rapide desnarines, le frmissement du sourire, donnent ce visage une mobilit de

    physionomie qui dnonce la femme de fantaisie et de passion. Il semble qu'il yait de la courtisane du XVIIIesicle dans Gladys, et pas trop de la fillefrocement calculatrice de notre ge positiviste et brutal. Ce soir-l, elle

    portait une robe blanche attache d'un saphir la naissance de la gorge. Dansses cheveux chtains reflets blonds tremblait un nud de rubans rouges. En me parlant, j'avais vu ses joues dlicates se roser, l'ventail s'agiter entre sesdoigts. J'eus un mouvement de fatuit dont je fus bientt puni, mais qui me fit

    prendre place ct d'elle avec un trs vif plaisir, quand Figon donna le signalde nous mettre table avec la crmonie qu'il apporte aux moindres fonctionsde sa carrire d'lgant. Que c'est trange de faire une fonction de ce quidevrait tre un plaisir, et de s'amuser par mtier!

    Voyons le menu, disait Machault gaiement, tandis que les chaises

    achevaient de se ranger, les serviettes de se dplier et que s'tablissait l'espcede silence dont s'accompagne tout dbut de repas. J'ai deux assauts dans le

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    bras... Et il fit saillir les muscles de son biceps sous le mince lasting de sonhabit d't. Ah! j'ai tir avec un gaucher de rgiment... Ce que j'ai eu demal!... Cristi! Je voudrais bien trouver le fleuret qui touche tout seul... Il rittrs haut de sa plaisanterie, puis consultant le menu: A la bonne heure! Voilun dner qui a du bon sens. Et il dtailla les plats voix haute. On pourramanger. Mes compliments, Figon...

    Faites-les au matre, dit Figon en montrant Saveuse.Mon Dieu! rpondit ce dernier, c'est si simple! Il s'agit, dans ces

    mois-ci, de trouver des animaux dont la chair ne soit pas tourmente parl'amour... Le buf, il ne l'est plus... Le dindonneau, il ne l'est pas encore...C'est la base de ce menu, et pour le reste, il suffit d'un peu d'ide et de venir encauser soi-mme avec le chef...

    En aurais-tu me recommander? interrompit Christine, si je memarie, il m'en faudra un...

    Bon, fit Gladys en se penchant vers moi, elle va vous raconter qu'unprince lui a demand sa main et qu'elle hsite!... Et de l'autre..., ajouta-t-elleen me montrant d'un clignement Tor qui, plac sa droite, grimaaitsataniquement, le vieux me fait le genou... Il pense sa duchesse. You are avery jolly fellow..., cria-t-elle l'anglomane en lui donnant un coupd'ventail, mais chasse garde!...

    Puis, aprs quelques minutes o la conversation s'tait faite gnrale: Vousconnaissez Jacques Molan, m'a racont Louis?... interrogea-t-elle.

    Je l'ai beaucoup connu autrefois, repris-je, il m'a mme ddi son

    premier roman.Je sais, fit-elle, Cur bris!... Ah! que j'ai aim ce livre!...Ses yeux devinrent profonds et songeurs. Il y eut un silence entre nous. Je

    ne serais pas digne du nom d'homme de lettres si je n'avais pas prouv, neft-ce qu'une seconde, la petite impression de contrarit du Trissotin quientend louer un Vadius. Quoique nous ne nous voyions plus, Jacques Molan etmoi, depuis des annes, qu'en passant et sans jamais causer de rien d'intime,

    j'ai gard un souvenir de sympathie cet ancien ami. Je gote son talent, bienque sa manire douloureuse, toute en raffinements et en complications, ne me

    satisfasse gure, aujourd'hui que j'ai renonc ce que nous appelionsensemble les nvroses des adjectifs. Je suis prt crire dix articles pourdmontrer que Jacques excelle entremler la finesse de l'tude de mursfaite d'aprs nature la sensibilit la plus fine. Oui, je ferais son loge de toutcur, et sans rien trahir de mon secret jugement sur les dfauts de cette nature.A l'heure prsente, Jacques est devenu le plus sec et le plus menteur deshommes. Il ramne cette sensibilit comme les gens chauves ramnent leurscheveux. Le besoin de l'argent et celui du tapage sont les deux seules passionsdemeures sincres chez cet artiste, puis de succs comme d'autres lesont de misres et de dsastres. Il y a dans toutes les pages sorties de la plumede ce romancier sentimental un fond de cabotinage qui me gte tous ses effets

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    de style, et une mivrerie qui rpugne toutes les virilits donc je suis prismaintenant. Le malheur est que cette lucidit sur les dfauts de Jacquess'accompagne chez moi d'une espce de mcontentement qu'il ait tantrussi,dont j'ai un peu honte. Que ce soit mon excuse pour n'avoir pasaccueilli avec plaisir l'enthousiasme de ma jolie voisine. Enfin, puisque j'ai eule bon got de me taire!...

    Je la regardais rver maintenant. La musique des tsiganes montait, plusenivrante mesure que les musiciens s'enivraient eux-mmes en jouant. Lanuit tait tout fait venue et les feuillages des arbres se dcoupaient sur unciel noir o peraient les toiles. Les convives bavardaient gaiement etSaveuse commenait de raconter que le matin mme il avait rencontr, dansles couloirs d'un grand htel meubl, une certaine Mme de Forget. Je suisdemeur naf sur ce point. Je continue ne pas comprendre la facilit aveclaquelle certains viveurs Paris dshonorent une femme dont ils ont surpris le

    secret. L'habitude aidant, j'espre m'y faire.Et Saveuse parlait: ...Voil qui est piquant, me dis-je, et si j'avais mis la

    main sur un paquet?... Elle, une sainte, et qui ne veut pas me recevoir, sous leprtexte que je ne respecte pas les femmes?... Elle ne m'avait pas vu. Jegrimpe l'escalier derrire elle, je la vois disparatre derrire une porte sansmme frapper; je regarde le numro, je descends et je vais consulter la listedes voyageurs affiche en bas. Aucune mention dudit numro, bien entendu.Ma curiosit fut si fort pique que j'attendis l cinq gros quarts d'heured'horloge, la porte de l'htel. Au bout de ce temps, elle reparat. Je la salue

    avec un respect! Elle me salue avec une dignit!... Mais, dix minutes plus tard,qui voyais-je dboucher par cette porte d'htel?... Devinez... Laurent!... qui ala sottise de rougir comme un collgien et de me raconter, l, tout de suite,sans que je le lui demande, qu'il est venu rendre visite des parents de

    province... Et, pour couronner le tout, ce grand niais de Moraines qui me ditau cercle, comme on venait de prononcer le nom de la Forget:Savez-vousque cette pauvre jeune femme a encore pass deux heures aujourd'hui dans unhpital? Elle se tuera soigner les malades!...

    Je les reconnais bien l, vos femmes du monde..., dit Christine.Et moi, les hommes du monde, fit Machault en montrant Saveuse avec

    un air d'entier mpris qui me rconcilia pour toujours avec le brave escrimeur.L'intonation avait t si insolente qu'il y eut un froid. Saveuse sourit commes'il n'avait rien entendu, et tout coup Gladys, qui avait t dans la lune,comme le lui dit Figon, se tourna vers moi de nouveau et me demanda:

    Quel homme est-ce au juste que Jacques Molan?Bon, s'cria Christine, Gladys qui parle littrature!... Larcher,

    demandez-lui de vous montrer sa jarretire. Elle y fait broder comme devise letitre du dernier roman dont elle s'est toque... Est-ce vrai, Gladys?...

    Parfaitement vrai, dit cette dernire en riant. Vous voyez, ajouta-t-

    elle en s'adressant moi, que si jamais vous voulez peindre le demi-monde,il ne faudra pas me prendre comme modle... Je suis une trop mauvaise

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    cocotte... Que voulez-vous? Voil quoi je pense au lieu de chercher desvieillards plumer ou de petits jeunes gens... Et s'adressant Christine:Qu'a-t-on fait la Bourse aujourd'hui?...

    Christine haussa les paules en souriant d'un mauvais sourire.

    Oui, quel homme est-ce que Jacques Molan? insista Gladys.Demandez-moi plutt quel homme c'tait, rpondis-je. Depuis deux

    ans je ne l'ai pas vu cinq fois...On change si peu, fit-elle avec un gentil hochement de sa tte.

    Regardez Tor.Le vieux maniaque entendit son nom et cligna de l'il. Le fait est qu'en ce

    moment, la lumire jouait sur sa teinture blonde et que l'espce d'clat flave deses cheveux rendait irrsistiblement comiques les laideurs de son masquevieilli. Tout luisait en lui d'un clat grotesque: son teint allum par les

    libations auxquelles il se livrait sans rien faire que prononcer un monosyllabede temps autre, sa lvre mouille, le plastron de sa chemise et le revers desatin de son habit. La conversation avait repris son cours. Saveuse racontaitune nouvelle histoire en surveillant du regard Machault qui s'entonnait duchampagne, et, par moments, riait trs haut. Figon baissait et relevait ses

    paupires, suivant l'occurrence, avec le srieux qui le rend si comique.Christine coutait Saveuse et piquait de-ci de-l une interruption. Moi, tout endbitant sur mon ancien camarade de bohme des phrases d'article, j'admiraiscomme Gladys me posait par instants des questions qui tmoignaient d'unelecture assidue des romans de Jacques: Cur bris,Anciennes

    Amours,Blanche comme un lys,Martyre intime. Elle savait par cur cesuvres aussi manires que leur titre. Cette fois, mon envie n'eut pas de

    bornes. videmment cette fille tait devenue amoureuse folle de l'crivain travers ses livres, et elle ne m'avait fait inviter par Figon que pour medemander sans doute de lui mnager un rendez-vous avec l'objet de son culte.Je n'en doutai plus lorsque au dessert elle posa sa serviette devant elle et dit:

    Ah! que j'ai chaud!... Monsieur Larcher, voulez-vous me tenircompagnie un petit quart d'heure sur la terrasse?... Ah! fit-elle, quand nousfmes accouds sur la balustrade parmi les feuillages, et tandis que le rire de

    nos compagnons abandonns nous arrivait travers les fentres, quelle vie!Et qu'ils sont btes!... J'ai un de mes petits amis qui m'appelle toujours: Sapauvre Beaut... Beaut, je ne dis pas, mais pauvre, ah! que c'est vrai!

    Elle prit une rose qu'elle avait pique son corsage au commencement dudner et se mit en mordre les ptales avec colre, en fronant le sourcil. Au-dessous de nous, les tables, dont nous apercevions les blanches nappes travers la verdure, retentissaient d'un bruit de fourchettes et de couteaux. Lestsiganes continuaient de jouer, et Gladys, aprs avoir jet la rose dfeuille terre, reprit en s'ventant doucement:

    Je vous ai dit que j'tais une si mauvaise cocotte et voil que je vousparle comme au premier acte de laDame!... Est-ce assez peu dans la note, une

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    femme habille par Laferrire, dont les journaux parlent en l'appelant la belleGladys, qui va au Bois avec des chevaux elle, qui l'on vient de payer sesdernires dettes et qui se plaint...? Et tout cela parce que j'ai pens monhistoire avec Jacques Molan... Ne me regardez pas en ayant l'air de me dire:Mais alors pourquoi me demandiez-vous quel homme c'est...? Toute cettehistoire s'est passe l..., elle se toucha le front avec la pointe de son ventail,et l, et elle mit ce mme ventail contre son cur!... Je ne l'ai jamais vu,

    je ne lui ai jamais parl, je ne lui ai jamais crit... et pourtant c'est tout un petitroman... Voulez-vous que je vous le conte?... demanda-t-elle en me coulantun regard de ct. Il tait un peu trop visible que tout dans cette partie fineavait t organis en vue de ce mot-l, depuis l'invitation de Figon jusqu'l'appel sur la terrasse. Mais ce qui me fit lui pardonner la ruse de cette petitemise en scne, c'est qu'elle en avait un peu honte et aussi qu'elle me l'avouaingnument.

    Oui, dit-elle comme rpondant ma pense, quand j'ai dsir vousvoir, c'tait un peu pour cela, mais si je vous avais trouv moqueur, vousn'auriez rien su... Que voulez-vous? Je sens que vous tes bon et que nousserons amis...

    J'touffai un soupir sous prtexte de lancer une bouffe du cigare que jefumais. Ce n'tait pas tout fait le rle auquel je m'tais prpar que celui deconfident. Mais le naturel de cette fille, l'espce de posie qui se dgageaitd'elle dans ce milieu si contraire toute posie, l'originalit de cetteconfession sentimentale dans ce dcor, avec ces viveurs ct, cette nuit

    douce, le bruit des dners et des voitures ml la musique des tsiganes, toutcontribuait me rendre aimables ces quelques minutes, et ce fut de bonne foique je pris la petite main de Gladys et que je la lui serrai en lui disant:

    Moi aussi, je crois que nous serons amis... Dites votre roman et n'ayezpas peur. Je ne me suis jamais moqu que de moi-mme...

    J'avais vingt ans..., commena Gladys aprs s'tre recueillie. Jeredoutai ce dbut, comme celui d'un rcit appris par cur; mais non. Tout de

    suite, je vis que ses souvenirs affluaient en foule et la troublaient. Elle les

    avait devant elle et non plus moi, et elle continuait: J'avais vingt ans, il y ades jours et des jours de cela... Ne me faites pas de compliments, beaucoup dejours. Comptez onze fois trois cent soixante-cinq... Je vivais Paris et j'taissage, trs sage... J'habitais avec ma sur ane Mabel. C'est depuis qu'elle estmorte que je suis devenue ce que je suis... Comment nous tions venues Paris, toutes deux seules, malheureuses petites croles, presque de petitesngresses blanches, a, c'est un autre roman, celui de ma vie... Mon pre taitun ingnieur anglais qui avait fini par aller chercher fortune au Chili; l, ilavait rencontr ma mre, une octavonne... Vous voyez qu'il n'y a pas

    beaucoup de sang noir sous ces ongles, et elle les fit briller la lumire de

    mon cigare comme des chatons de bague, mais il y en a tout de mme.Aprs des hauts et des bas, nous avions tout perdu. Nos parents taient morts

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    et nous tions ici pour recouvrer une crance sur le Gouvernement franais...Mon pre avait travaill pour vous aussi. Pauvre pre! A-t-il eu du mal dans savie et pour que sa fille prfre ft la Gladys qui vous raconte toute cettehistoire!... Enfin, nous vivions comme je vous ai dit, Mabel et moi, et nousn'avions pas un sou, pas a, insista-t-elle en faisant craquer son ongle contreune de ses dents dont la nacre brilla entre ses lvres fraches. Toutes nosmisrables ressources avaient t manges. La crance? Chimre, et nousvivions... Comment?... Aujourd'hui que je dpense soixante mille francs paran, rien que pour ces chiffons..., et elle battit ses jupes souples de sa main etavana son pied, je me demande comment nous ne sommes pas mortes defaim, de froid, de dnment. Pensez donc, Mabel avait trouv une place d'aide la vente dans un bureau de tabac, sur les boulevards. Elle n'avait pasvoulu que je l'acceptasse.Non, tu es trop jolie, m'avait-elle dit, et je tenaisle mnage. Ne le dites pas Figon, ajouta-t-elle en riant, il me diminuerait

    s'il savait que ces mains, et elle les montra encore, ont fait la cuisine cheznous pendant deux ans... Nous occupions trois petites chambres dans uneimpasse derrire Saint-Philippe-du-Roule. Et je travaillais aussi, quoi? A ces

    petits ouvrages de femmes que l'on peut faire sans avoir appris de mtier: j'aibrod, j'ai bti des robes de poupe, j'ai assorti des perles, j'ai donn quelquesleons d'anglais, et aussi fait des traductions de romans, moi, GladysHarvey!... Elle pronona ces mots comme Louis XIV disait: Moi, le Roi!...Et travers tout cela, j'avais le temps de me parer. Je n'ai jamais t aussi

    jolie qu'alors, avec une certaine robe que j'avais coupe et cousue moi-mme;je la vois encore, toute bleue, et qui fut perdue en une fois, parce que je l'avaismise pour sortir, par une aprs-midi de dimanche, au printemps. La pluie nous

    prit en plein bois de Boulogne et nous n'avions pas sur nous, Mabel et moi, dequoi seulement entrer l'abri dans un des cafs qui se trouvent de ce ct-l.Quand je passe dans mon coup le long de cette alle, et que je me souviensde mon dsespoir, croyez-vous que je regrette cette bonne misre et nos dnersen tte--tte, ces dimanches? Une semaine sur deux, Mabel avait un jour decong, et c'tait alors, dans notre petite salle manger, une fte ravir nos

    bons anges:deux chaises de paille, une table de bois blanc que nouscouvrions d'une serviette, et nous restions des heures causer longuement,

    doucement, nous sentir si prs l'une de l'autre, dans cette grande ville dontnous entendions la rumeur qui nous rappelait le bruit de la mer, l-bas,pouvions-nous dire dans notre pays, puisqu'il ne nous y restait plus rien, rienque de si tristes souvenirs?

    Oui, c'taient de bonnes heures, mais trop rares. J'tais trop seule. C'est cequi m'a perdue, et puis, voyez-vous, avec mes airs de me moquer de tout, que

    je prends si souvent, il n'y a pas plus rveuse que moi,ou plus gobeuse, unmot que vous n'aimerez peut-tre pas, mais il est si vrai! J'ai toujours eu uncoin vert dans le cur, et dans ce coin vert une marguerite, que j'ai pass desheures effeuiller, vous savez, comme les petites filles: il m'aime un peu,

    passionnment, pas du tout... H bien! Jacques Molan a t ma premire

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    marguerite... Voici comment. Je vous ai dit que je faisais quelques traductionsde romans anglais. Cette besogne m'avait mise en rapport avec un cabinet delecture de la rue du Faubourg-Saint-Honor o j'ai bien pris trois centsvolumes de la collection Tauchnitz. En ai-je dvor de ces rcits o l'on boitdes tasses de th chaque chapitre, o il y a un vieux gentleman qui prononcela mme plaisanterie avec le mme tic dans sa physionomie, o la jeune filleet le jeune homme se marient la fin, aprs s'tre aims gentiment,convenablement, durant trois tomes! Et je dgustais cela comme les rties que

    je me beurrais moi-mme, l'imitation des hrones, pour mon djeuner.Jugez maintenant de l'effet que dut produire sur une pauvre petite Anglaisesentimentale, qui n'avait jamais ouvert un livre franais, la lecture de ce Curbris dont nous parlions tout l'heure. Pourquoi je demandai ce roman-l

    plutt qu'un autre? A cause du titre peut-tre, et puis je suis fataliste, voyez-vous. Il tait dit que ce serait l ma premire folie. Car c'en fut bien une, que

    cette lecture. Je la commenai deux heures de l'aprs-midi, en rentrant demes courses. A la nuit, j'tais encore l, ayant oubli de me prparer dner, etle mnage finir, et que j'tais la sur de Mabel, la fille du malheureux

    Harvey, l'inventeur, et tout le reste. J'tais devenue les personnages de celivre. Vous vous souvenez de la lettre que la femme abandonne crit avant demourir:...Ma beaut, elle s'est fane te pleurer sans que tu aies eu piti nid'elle ni de moi, mon doux bourreau?...Ai-je assez lu et relu cette lettre enfondant en larmes! Aujourd'hui que j'ai vcu et que je comprends ce qui s'est

    pass en moi cette poque, je ne peux pas mieux expliquer monbouleversement d'alors qu'en vous disant que j'ai eu le coup de foudre pour celivre, comme j'ai vu d'autres femmes l'avoir pour un son de voix, pour unregard... Vous souriez?... Ah! vous autres crivains, si vaniteux que voussoyez, vous ne le serez jamais assez! Si vous saviez ce qu'un de vos livres

    peut devenir pour une enfant de vingt ans qui n'a rien vu et qui vous aime travers vos phrases? Oui, qui vous aime... Mais comment y croiriez-vous? Il ya tant de curieuses ou de menteuses qui vous jouent la comdie de cessentiments-l, pour avoir un autographe ou pour raconter qu'elles vousconnaissent...

    Pauvres nous! interrompis-je, mais la femme qui entre en relations

    pistolaires avec un auteur, il n'y en a qu'une, jamais qu'une!... Votre Jacqueset moi, nous tions trs fiers une certaine poque d'une inconnue avec quinous entretenions une correspondance suivie... Quelle tuile quand nous noussommes montr nos lettres et que nous avons constat que c'tait la mmecriture et la mme personne!...

    Voil pourquoi, reprit Gladys, je n'crivis pas Jacques. J'avais unpressentiment de cela. Je n'ai qu'une vanit, c'est d'tre trs femme, avec unpeu de ce doigt du cur qui nous fait accuser de ruse quand nous ne sommesque fines... Mais je le lus et je le relus, comme je vous dis, ce roman, et, chaque lecture, mon intrt pour l'auteur de cet adorable livre grandissait

    jusqu' devenir une vritable obsession. Comme il devait avoir l'me dlicate

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    pour peindre ainsi la souffrance! L'histoire raconte dans ce livre tait-elle lasienne? tait-ce lui, le doux bourreau que la victime bnissait en mourant deson abandon? Avait-il t aim ainsi, jusqu' la mort, et puis un repentirdernier l'avait-il conduit suspendre ce roman la croix d'une morte, commeune couronne de roses demi fanes?... Ou bien des confidences reues, unecorrespondance trouve, un journal intime lui avaient-ils permis de dcouvrirle secret martyre dont il s'tait fait le pote? Car d'admettre que ce ft l uneuvre d'imagination, je ne le voulais pas, et je me figurais mon romancier l'image de mes dsirs. Il devait tre jeune, ple, avec des yeux bleus etquelque chose d'un peu souffrant... Vous riez, maintenant. Que vous auriez ridavantage si vous m'aviez vue debout la devanture d'un marchand de

    photographies dans la rue de Rivoli, le jour o j'y vis son portrait. Je dus yretourner trois fois avant d'oser entrer dans la boutique pour l'acheter, ce

    portrait, qui ressemblait, par bonheur, l'ide que je m'en tais faite d'avance,

    assez du moins pour que mon enchantement d'imagination ne ft pas bris. Ala mme poque, on publia une biographie de lui avec une charge. J'auraisbattu celui qui avait dform ce visage dont j'tais devenue aussi amoureuseque du livre. Que voulez-vous? C'est le sang ngre, il y a de l'esclave en moi,et, quand j'ai aim, j'ai toujours sorti tout mon noir... Je l'ai quelquefois plusmal plac que cette fois-l.

    En lisant cette biographie, un projet fantastique s'baucha dans ma tte. Jevous ai dit que j'tais trop seule. Je causais trop avec moi-mme, et je ne mesuis jamais donn que des conseils bien fous. La brochure racontait que mongrand homme habitait une partie de l'anne Vlizy, un hameau prs deChaville, et qu'il avait l justement la petite maison dcrite dans Cur bris.J'appris aussi par cette brochure qu'il n'tait pas mari. S'il l'avait t, jen'aurais plus pens lui, je vous jure. J'tais tellement innocente, comme dit lachanson, que je ne comprenais presque rien, toujours comme dans la chanson,sinon que jamais Jacques Molan n'aimerait une pauvre fille, comme moi, dansson sixime tage et avec ses malheureuses toilettes de quatre sous. Ah! si

    j'tais une de ces dames comme il en dcrivait dans son livre? Et voilcomment j'en arrivai concevoir ma grande ide: conomiser, centime parcentime, franc par franc, de quoi m'habiller aussi joliment que les lgantes

    que j'allais quelquefois voir passer aux Champs-lyses dans leurs voitures, etensuite me prsenter Jacques Molan, sous un faux nom, comme une jeunefemme qui vient lui demander conseil... O me mnerait cette quipe? Je n'ensavais rien. Je ne me le demandais pas. J'effeuillais la marguerite, voil tout. Ilm'aimera un peu, passionnment, pas du tout... Et je restais toujours sur le

    ptale: il m'aimera, sans rien savoir, sinon que ce mot associ l'ide de cethomme pourtant inconnu, me reprsentait quelque chose d'infiniment doux, desi pur, de si tendre. Je le verrais une fois, puis une autre, une autre encore. Jeme dirais marie, pour qu'il ne chercht point connatre mon vrai nom. tais-

    je assez la petite Anglaise du roman que je traduisais! Pourtant, je luiavouerais mon prnom. J'tais navement fire de sa raret, comme de mes

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    cheveux qui me tombaient alors jusqu'ici, et elle tendit son bras dans toutesa longueur. Enfin, ce fut un roman propos d'un roman, dont je ne soufflais

    pas un mot la sage Mabel, comme vous pouvez croire, et que je menai bien, de quelle manire? Par quels prodiges d'conomie? Par quelles rusespour cacher les divers objets de parure que je dus me procurer un par un,depuis les petits souliers vernis et les bas de soie noire jusqu'au chapeau, sans

    parler de la robe? Il me fallut dix mois, vous entendez, dix mois, pour amassermon magot et pour me dguiser ainsi en dame, dix mois, durant lesquels j'aimultipli les heures de travail, dcouvert des besognes nouvelles, pris sur monsommeil pour mettre les traductions doubles, enfin, une de ces folies de jeunefille dont on s'tonne ensuite d'avoir t capable. On se dit:Ai-je t bte!tout haut; et tout bas:Quel dommage!...

    Ce fut si bien lanc, sur un si joli accent d'ironie tendre, que je regardai cettetrange fille avec une espce d'admiration sur laquelle elle ne se trompa gure.

    Elle n'aurait pas t femme si elle n'avait pas pris un temps pour jouir du petiteffet qu'elle me produisait. Puis, cartant un peu ses paupires, soulevant sessourcils et plissant son front avec une expression triste, comme dcourage:

    Ce fut par une adorable aprs-midi de juin que je me mis en campagne,reprit-elle; j'avais attendu deux semaines, une fois le dtail de ma parure toutentier organis, par superstition. Je voulus voir un prsage de russite mon

    projet, dans le bleu du ciel, le vert des arbres et le clair du soleil de ce jour-l...Me voyez-vous, descendant du train Chaville, et m'engageant sous les

    branches, le long des tangs, aprs avoir demand ma route un enfant qui

    passait? Il y avait des oiseaux qui chantaient tout le long du chemin, des fleursdans les herbes, et je rencontrai deux couples d'amoureux qui erraient dansl'ombre des jeunes arbres. Je ne savais rien, ni si Jacques tait dans sa maisonde Vlizy, ni mme o tait cette maison, ni s'il y vivait seul, mais je savais

    bien que j'tais trs jolie avec ma robe grise, mon chapeau clair, mes petitssouliers, et que je lui plairais,si je le rencontrais,et je ne doutais pas decette rencontre. Vous allez dire que je suis vraiment par trop ngresse avecmon teint ple. A cette poque-l, je croyais ma chance... Ma chance!... Oui,

    j'y croyais comme mes vingt ans, comme mon dsir, comme tant dechimres... Quand j'tais toute petite, l-bas, en Amrique, nous habitions au

    bord de l'Ocan. Les voiles des bateaux que montaient les pcheurs du paystaient teintes de rouge. Chaque matin, je me mettais la fentre, je comptaiscelles de ces voiles qui taient en mer et qui faisaient des points lumineux surle bleu des vagues. A chacune j'attachais une esprance. Celle-ci mereprsentait un cadeau que j'aurais dans la journe, cette autre une promenadeo l'on me conduirait... Aujourd'hui, je n'ai pas plus de points lumineux monhorizon qu'il n'y a de voiles teintes de rouge sur ce ciel. Ils sont tous teints.Mais par la belle aprs-midi d't o je traversais le bois de Chaville, celui quidansait devant mes yeux tait si rayonnant! Et en mme temps que j'esprais,

    j'avais si peur! Une timidit si folle, aussi folle que ma dmarche, faisaittrembler mes jambes sous moi. Je n'tais pas sre, une fois arrive, de

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    retrouver une seule des phrases que j'avais prpares pour les rciter mongrand homme. Et j'allai pourtant, jusqu' la minute o j'aperus au bout d'unealle le petit clocher d'une glise, des toits couverts de tuiles... C'tait Vlizy.Un passant m'indiqua la maison de M. Jacques Molan. J'tais arrive.

    Je ne sais pas si je vivrai bien vieille, et je ne le souhaite pas. GladysHarvey ouvreuse dans un thtre, ou Gladys Harvey avec de petites rentesparmi des chats, des chiens, et dans un peignoir de flanelle, ou Gladys Harveyjouant la dvote en province, aucune de ces perspectives ne m'attire. Nousdevons mourir jeunes, nous autres. Je trouve que a fait partie de la

    profession, comme de savoir porter la toilette et plaisanter avec du chagrinplein le cur. Mais quelquege que je m'en aille, et mme si je devais treaussi dcrpite un jour que les vieilles des Petits-Mnages, je suis sre que jen'oublierai jamais cette villa ensevelie demi sous le lierre, la ligne desrosiers dans le jardinet qui la prcdait, et moi la porte, regardant travers la

    grille et n'osant pas sonner, dans ma belle robe o je me trouvais la fois jolieet gauche, coquette et maladroite. C'taient ces rosiers dont il tait parl dansla fameuse lettre de mon cher roman... Vous vous souvenez:Elles et moi, mesroses et ma grce, nous fanerons-nous, mon amour, sans que tu nous aiesrespires?Et puis, quand elle dit:J'y suis revenue, dans notre maison, o jemeurs du mal de regret... Mais je l'aime, ce mal. Car c'est le regret qui donne

    une forme au bonheur... Ces phrases de l'hrone de Cur brischantaientdans ma tte comme j'tais l, respirant peine et folle d'motion... Qu'allait-ilarriver de mon beau songe? Que me dirait celui qui je venais apporter une sinave, une si tendre admiration? Enfin, j'eus la force de tirer la chane de lacloche, et un jardinier parut presque aussitt, coiff d'un grand chapeau de

    paille...M. Jacques Molan?Il est Paris, et M. Alfred aussi, me rpondl'homme... Quel Alfred? Sans doute un ami. J'insiste:Et croyez-vousqu'il rentre cette aprs-midi?...Je n'en sais rien, fait le jardinier, mais je vaisdemander Madame...Et sur la porte de cette maison que je venais decontempler comme un sanctuaire, j'aperois une femme assez grande, assez

    jolie, en cheveux blonds nous la diable sur le derrire de la tte, en matineblanche, et un arrosoir la main. Le jardinier lui parle. Elle me dvisage. Jen'entends pas ses paroles. Que m'importe? Et que m'importe que l'homme

    vienne me dire que M. Molan sera l vers les cinq heures?... Avais-je tsotte! Il vivait avec une matresse, tout simplement, et c'tait la seule chose laquelle je n'eusse pas pens. Mon Dieu! que j'ai pleur dans le train, en m'enretournant!... J'en ai gt ma robe. Elle tait si fragile! Un djeuner de soleil,comme mon beau roman!...

    Et vous n'avez pas crit Jacques, vous n'avez pas cherch le revoir?Jamais, fit-elle, et par ce ct superstitieux que je vous ai dit... C'tait

    jou et perdu! Et puis, quoi bon lui crire, puisqu'il n'tait pas libre? Ah!cette femme que j'avais aperue une minute, avec sa bouche canaille et ses

    yeux effronts, non, ce n'tait pas la compagne que j'avais rve au potede Cur bris. Mais puisqu'il vivait avec elle, il l'aimait. Comment l'euss-je

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    cru capable de vivre avec une femme sans amour? Et cet amour nous sparaitplus que la distance, plus que nos conditions sociales, plus que sa gloire et mapauvret... Je n'eus pas beaucoup de temps, d'ailleurs, donner aux tristessesde mon roman avort. Ma sur tomba gravement malade. Elle mourut. Jerencontrai quelqu'un qu'il et mieux valu pour moi ne jamais connatre. Monsort changea, je pris un amant et je devins ce que vous savez... Ne croyez pasqu' travers les aventures de mon existence j'aie oubli cet trange premieramour qui ne ressemblait rien de ce que j'ai senti depuis. Je continuai de liretout ce que Jacques crivait. J'avais des amis qui le connaissaient, qui

    parlaient de lui devant moi, qui en disaient du bien, du mal. Moi, je me taisais.Je ne disais mme pas mon impression de ses nouveaux livres. Pour lui et

    pour ses uvres, j'ai toujours eu ce sentiment de pudeur qui fait qu'on vite de

    prononcer le nom de la personne que l'on aime trop, devant quelqu'un quil'on ne saurait faire comprendre pourquoi on l'aime. D'ailleurs, que pouvait-il

    rsulter d'une rencontre entre un homme tel que lui et la femme que j'taisdevenue? Je suis un peu artiste en toutes choses, et en souvenirs comme dansle reste. Je ne voulais pas gcher mon pauvre ancien rve en le transformanten une vulgaire intrigue de galanterie. Non, je n'ai jamais rencontr Jacques, etsi j'ai un dsir au monde, c'est de ne le rencontrer jamais!...

    Elle avait prononc ces derniers mots avec une motion si vidente que jedemeurai sans lui rpondre. Tandis que nous causions, les tables du jardins'taient peu peu dgarnies de leurs convives, la musique des tsiganes avait

    cess de jouer, et sans doute nos amis commenaient trouver que la gaiet deGladys manquait l'entrain du dner, car Figon parut la porte de la terrasseavec ce sourire demi contraint du jaloux qui ne veut point avouer sa jalousie:On peut entrer?... fit-il en frappant contre la vitre.

    Je viens tout de suite, dit Gladys, cinq minutes encore..... Vousentendez, ajouta-t-elle en s'ventant d'une faon nerveuse; et tandis que des

    bravos accueillaient la nouvelle rapporte par Figon que nous allionsreparatre, il faut que j'aille faire mon mtier... Mais j'ai un grand service vous demander...

    Si c'est possible, c'est fait, dis-je en parodiant le mot clbre: si c'estimpossible...

    Ne plaisantez pas, interrompit-elle vivement, vous me feriez regretterd'avoir parl... Pardon, et elle me regardait avec une espce de soumissioncline, mais cela me tient au cur un peu plus qu'il ne faudrait... Je vous ai

    dit que j'avais eu la coquetterie de mon sentiment pour Jacques. Je ne voudraispas que ce sentiment ft tout fait perdu. Votre ami a des moments bientristes, des heures toutes noires, je l'ai trop vu dans ses livres. Il ne croit gureaux femmes. Il a d en rencontrer une trs mauvaise... Eh bien! je voudraisqu'un jour, mais un jour o il n'aura pas envie de rire, vous lui racontiez qu'il a

    t aim sans le savoir, et comment, et que celle qui l'a aim ne le lui dira

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    jamais elle-mme, parce qu'elle est une pauvre Gladys Harvey... Seulement,vous me jurez de ne pas me nommer?...

    Je vous en donne ma parole, lui dis-je.Ah! que vous tes bon, fit-elle, et, par un geste d'une grce infinie, o

    reparaissait sans doute ce sang noir qui coulait dans ses veines, elle me prit lamain, et, sans que j'eusse pu me drober cette caresse qu'heureusementpersonne ne vit, elle me la baisa, mais dj elle s'tait chappe de la terrassepour rentrer dans la salle du restaurant, o Machault, plus excit qued'habitude par la boisson, se tenait debout, son habit t, sa puissantemusculature visible sous la toile de sa chemise, et il criait Christine Anrouxen lui montrant une chaise:

    Allons, assieds-toi l et n'aie pas peur... Cinquante louis, que je la portedeux fois de suite bras tendu. Qui tient le pari?...

    Jamais, jamais,, criait Christine en mettant la table entre elle etl'athlte; il a bu deux bouteilles de champagne lui tout seul et je ne saiscombien de verres de fine... Je tiens ma figure, moi.. C'est mon gagne-

    pain...Brandy?... Whisky?... me demanda l'anglomane Tor qui me tendit les

    deux flacons. Il tait rest seul table, tandis que Saveuse et Figon assistaientdebout et en riant la discussion entre Christine et Machault.

    Moi, je n'ai pas peur, s'cria Gladys, laisse-moi la place, Christine.Elle s'assit sur la chaise auprs de l'hercule qui, s'arc-boutant sur ses jambes,

    trs rouge, empoigna un des barreaux.Vous y tes?... demanda-t-il.All right..., fit Gladys.Une, deux, dit le gant, trois, et il tenait la chaise droite devant lui,

    avec la jeune femme dessus qui, toute gaie, nous envoyait des baisers commeune cuyre de cirque, et, quand il l'eut remise terre parmi les bravos, elleme dit, mi-voix, avec un sourire triste:

    Vous voyez bien qu'il ne faut pas me nommer Jacques...

    Pauvre Beaut!...comme elle m'avait dit que l'appelait un de sesamoureux,quand je rentrai chez moi, passablement troubl par le brandy etle whisky chers Tor, j'essayai en vain de me persuader qu'elle m'avait, pour

    parler comme Christine Anroux, fait monter l'arbre,un arbre en fleur,mais un joli arbre de mensonge tout de mme et de mystification. Si c'taitune comdie, elle l'avait joue divinement, avec un tel accent de sincrit!Mais son charme de naturel, la visible spontanit de ses gestes, son regard etson sourire, tout me confirmait dans cette ide que, pour une fois, il fallaitadmettre comme vraie une confidence de femme,moi qui ai pass ma vie me dfier de celles que j'aurais le plus passionnment dsir croire. Pour tout

    dire, je trouvai un charme d'ironie ne pas trop mettre en doute le rcit deGladys. Il y a pour un misanthrope une volupt particulire dcouvrir la

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    fleur du sentiment le plus dlicat chez une crature, et cette volupt estjustement l'inverse de la joie que nous procure la rencontre d'une vilenie chezune de ces femmes au fier profil, aux attitudes idales, aux discourssuprieurement mprisants, comme il en foisonne dans le monde. Cependant

    je doutai de cette histoire davantage mesure que je m'loignai du coin o ellem'avait t dbite. Ce fut moins la promesse faite la matresse de Figon quece doute mme qui me poussa, lorsque je rencontrai Jacques Molan, six ousept mois aprs le dner des Champs-lyses, lui raconter le discret etromanesque amour dont il avait t l'objet. Je voulais savoir si Gladys ne luiavait pas fait faire la mme commission par d'autres, si elle ne lui avait pascrit, que sais-je?

    Voil qui est singulier, me dit Jacques, je me rappelle parfaitement...A Vlizy, vers 1876, 77... Je me trouvais l avec Pacaut et sa matresse,Sidonie, la blonde, tu ne l'as pas connue? Elle et mon domestique m'ont parl

    d'une femme trs lgante qui tait venue me demander, une aprs-midi quej'tais sorti. Et c'tait celle-l!... J'espre que tu vas me donner son nom et sonadresse, ajouta-t-il en riant, j'y vais de ce pas...

    J'ai donn ma parole de ne pas te la nommer, rpondis-je en secouantla tte. Ce que Jacques venait de me dire, en m'attestant la vracit de Gladys,au moins sur un point, achevait de rendre cette fille si intressante mes yeuxque je me serais considr comme le dernier des hommes si j'avais trahi saconfiance.

    Tu ne veux pas parler?... insista-t-il. Et tu t'imagines que c'est pour

    autre chose que pour m'avoir chez elle qu'elle t'a cont ce joli roman? Allons,quand Goncourt aura fond son acadmie, je te ferai donner legrand prixGobeur, s'il y en a un...

    Ce mauvais jeu de mots fut tout ce que lui inspira cette douce et tristeaventure dont je m'tais fait l'interprte, puis il se mit tout de suite medtailler sa dernire bonne fortune avec une femme titre et riche.PauvreBeaut! me disais-je en pensant Gladys,Pauvre dupe! aurais-je d diresans doute en pensant moi...Mais quoi? m'et-elle encore jou la comdie,

    je dirais tout de mme: Pauvre Beaut!Paris, fvrier 1888.