Génocide Des Arméniens

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Cahier du « Monde » N o 21855 daté Jeudi 23 avril 2015 - Ne peut être vendu séparément Cent ans d’un drame occulté D’abord considéré comme un simple chapitre de la première guerre mondiale, nié par les autorités turques, le génocide de 1,5 million d’Arméniens par l’Empire ottoman a été injustement passé sous silence L es arrestations ont com- mencé au soir du 24 avril 1915, à Constantinople. Sur ordre de Talaat Pacha, le tout-puissant ministre de l’intérieur ottoman, 250 in- tellectuels arméniens sont faits pri- sonniers. Des ecclésiastiques, des avo- cats, des professeurs, des journalistes et même quelques députés. La capture de ces hommes faisait par- tie d’un plan établi, minutieusement élaboré, un mois plus tôt, par plusieurs responsables du Comité union et pro- grès, la branche politique des Jeunes- Turcs, et visant à décapiter une des plus importantes minorités de l’empire pour mieux entreprendre sa déporta- tion, préalable à son extermination. Deux mois plus tôt, les 120 000 sol- dats arméniens de l’armée impériale avaient été éloignés du front, puis dé- sarmés. Tout était en place. La mécani- que du génocide était enclenchée, rien ne pouvait plus l’arrêter. Longtemps, le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman n’a été considéré que comme un chapitre parmi d’autres de l’his- toire de la première guerre mondiale. Il faut dire que l’époque était riche en événements tragiques. Sur le front de l’Ouest, deux jours avant ce tragique 24 avril 1915, dans les tranchées d’Ypres, en Belgique, les armes chimi- ques venaient de faire leur toute pre- mière apparition, semant la terreur et la mort chez les poilus. Un point de bascule Et le lendemain, le 25, à un jet de pierre de Constantinople, sur les dé- troits des Dardanelles et du Bosphore, la sanglante bataille de Gallipoli entre le corps expéditionnaire allié et les troupes ottomanes battait son plein. L’horreur était partout. Ce n’est que plus tard, avec le recul, que le massacre des Arméniens est apparu comme une tragédie en soi, un point de bas- cule annonciateur de toutes les gran- des tragédies du siècle. Ainsi, la plu- part des victimes n’étaient que des ci- vils désarmés. Ils sont morts de priva- tions ou ont été tués en plein désert, loin du front et des regards. « Le but de la déportation est le néant », affirmait Talaat Pacha, le grand architecte de l’extermination. Ce crime de masse, qui a causé la mort d’un million et demi de person- nes, n’est pas venu de nulle part. Il a été précédé de décennies de persécutions et de préparation des esprits, et servi par une propagande haineuse, à pré- tention scientifique, dans laquelle la disparition des Arméniens devenait une condition nécessaire à la survie des Turcs. En cela, il est l’exemple par- fait de ce crime absolu visant à la des- truction d’un peuple entier, que le ju- riste Raphael Lemkin, un Américain d’origine polonaise, décida d’appeler « génocide » en 1944. Et il ouvre la voie aux grands drames du XX e siècle, où la mort n’est plus uniquement l’affaire des seuls champs de bataille, mais s’empare de sociétés entières. Alors qu’on commémore les 100 ans du drame, et tandis que les autorités d’Ankara persistent à nier le caractère génocidaire des massacres commis par l’Empire ottoman, déployant tous les ressorts de la propagande, de plus en plus d’intellectuels turcs acceptent de regarder en face les fantômes de leur histoire nationale, pour rompre enfin avec des décennies d’amnésie collective. Leur combat pour la vérité est fondamental. Ne serait-ce qu’à cause de la fièvre exterminatrice qui plane de nouveau dans cette région – là même où eurent lieu les déportations et les massacres de 1915-1916 –, désor- mais soumise au régime de terreur des djihadistes de l’Etat islamique. p jérôme gautheret Charnier d’Arméniens immolés par le feu, découvert par l’armée russe dans une grange du village d’Ali Zonan (province de Mouch, est de la Turquie), en 1915. FONDS ARAM Génocide des Arméniens

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The Armenian Genocide

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  • Cahier du Monde No 21855 dat Jeudi 23 avril 2015 - Ne peut tre vendu sparment

    Cent ans dun drame occultDabord considr comme un simple chapitre de la premire guerre mondiale, ni par les autorits turques,

    le gnocide de 1,5 million dArmniens par lEmpire ottoman a t injustement pass sous silence

    Les arrestations ont com-menc au soir du 24 avril1915, Constantinople. Surordre de Talaat Pacha, letout-puissant ministre delintrieur ottoman, 250 in-

    tellectuels armniens sont faits pri-sonniers. Des ecclsiastiques, des avo-cats, des professeurs, des journalistes et mme quelques dputs.

    La capture de ces hommes faisait par-tie dun plan tabli, minutieusement labor, un mois plus tt, par plusieursresponsables du Comit union et pro-grs, la branche politique des Jeunes-Turcs, et visant dcapiter une des plusimportantes minorits de lempire pour mieux entreprendre sa dporta-tion, pralable son extermination.

    Deux mois plus tt, les 120 000 sol-dats armniens de larme impriale avaient t loigns du front, puis d-sarms. Tout tait en place. La mcani-que du gnocide tait enclenche, rien

    ne pouvait plus larrter. Longtemps, legnocide des Armniens de lEmpireottoman na t considr que commeun chapitre parmi dautres de lhis-toire de la premire guerre mondiale. Ilfaut dire que lpoque tait riche en vnements tragiques. Sur le front de lOuest, deux jours avant ce tragique 24 avril 1915, dans les tranches dYpres, en Belgique, les armes chimi-ques venaient de faire leur toute pre-mire apparition, semant la terreur et la mort chez les poilus.

    Un point de basculeEt le lendemain, le 25, un jet de

    pierre de Constantinople, sur les d-troits des Dardanelles et du Bosphore, la sanglante bataille de Gallipoli entre le corps expditionnaire alli et lestroupes ottomanes battait son plein.Lhorreur tait partout. Ce nest queplus tard, avec le recul, que le massacredes Armniens est apparu comme

    une tragdie en soi, un point de bas-cule annonciateur de toutes les gran-des tragdies du sicle. Ainsi, la plu-part des victimes ntaient que des ci-vils dsarms. Ils sont morts de priva-tions ou ont t tus en plein dsert,loin du front et des regards. Le but dela dportation est le nant , affirmait Talaat Pacha, le grand architecte delextermination.

    Ce crime de masse, qui a caus lamort dun million et demi de person-nes, nest pas venu de nulle part. Il a tprcd de dcennies de perscutionset de prparation des esprits, et servi par une propagande haineuse, pr-tention scientifique, dans laquelle la disparition des Armniens devenait une condition ncessaire la survie des Turcs. En cela, il est lexemple par-fait de ce crime absolu visant la des-truction dun peuple entier, que le ju-riste Raphael Lemkin, un Amricain dorigine polonaise, dcida dappeler

    gnocide en 1944. Et il ouvre la voieaux grands drames du XXe sicle, o la mort nest plus uniquement laffaire des seuls champs de bataille, maissempare de socits entires.

    Alors quon commmore les 100 ansdu drame, et tandis que les autorits dAnkara persistent nier le caractre gnocidaire des massacres commis par lEmpire ottoman, dployant tousles ressorts de la propagande, de plusen plus dintellectuels turcs acceptentde regarder en face les fantmes de leur histoire nationale, pour rompreenfin avec des dcennies damnsie collective. Leur combat pour la vrit est fondamental. Ne serait-ce qu cause de la fivre exterminatrice qui plane de nouveau dans cette rgion lmme o eurent lieu les dportations et les massacres de 1915-1916 , dsor-mais soumise au rgime de terreur desdjihadistes de lEtat islamique. p

    jrme gautheret

    Charnier dArmniens immols par le feu, dcouvert par larme russe dans une grange du village dAli Zonan (province de Mouch, est de la Turquie), en 1915. FONDS ARAM

    Gnocide des Armniens

  • 2 | gnocide des armniens JEUDI 23 AVRIL 20150123

    Euphrate

    Tigre

    GORGIEGORGIE

    ARMNIEZERBADJANAZERBAD

    AZERB.

    RUSSIE

    GYPTEGYP

    IRAN

    JORDANIE

    ARABIE SAOUDITE

    PERSE

    CHYPRE

    GRCE

    BULGARIE

    IRAK

    SYRIE

    LIBAN

    ISRAL

    CISJORDANIE

    Mer Noire

    Mer Mditerrane

    Andrinople(Edirne)

    Rodosto(Tekirdag)

    Bandirma

    Adapazari

    Adyaman

    Mardin

    Kilis

    Hafa

    Beyrouth

    Jaa

    Djarablus

    MerzifonUnye

    Ordu Giresun

    Chorum Amasya

    Erzinjan

    Trabzon(Trbizonde)

    TokatChabin Karahissar

    SamsunKastamonu

    Rize

    Khnus

    Artvin

    Oltu

    Beyazit

    Karapinar

    Eregli

    Nidge

    Tarsus

    Mersin

    Alexandrette(Iskenderun)

    Musa Dagh

    Ankara

    Seghert

    BitlisSaimbeyli(Hadjin)

    Zetoun

    Marash

    Antab

    YozgatSivas

    MusKayseri

    Mezre

    Diyarbakir

    Adana

    Erzurum

    Van

    Konya

    Malatya

    Urfa

    Bozanti

    Ras-Al-An

    Rakka

    Mossoul

    Kirkouk

    Bagdad

    Hama

    Homs

    Tripoli

    Jrusalem

    Damas

    Amman

    Maan

    Kangal

    Eskisehir

    Bursa

    Ktahya

    Afyon

    Izmit

    Vers Bassora

    La tragdie des Armniens

    Une minorit perue comme lennemi de lintrieur par le sultan de lEmpire ottoman...

    IRAN

    ... extermine par le mouvement nationaliste et raciste des Jeunes-Turcs

    majoritairerelativement majoritaireminoritaire

    POPULATION ARMNIENNE : 2 millions au dbut du XXe sicle

    Massacres hamidiens (1895-1896) impulss par le sultan Abdlhamid II

    Lieux de massacres (chires exacts non connus)

    Camps de concentration et de dportation

    Routes de dportation

    Lieux de rsistance

    Massacres dAdana (1909)un an aprs larrive au pouvoir des Jeunes-Turcs

    MASSACRES DARMNIENS : 250 000 victimes

    NOUVEAU MASSACRE DARMNIENS : 20 000 - 30 000 victimes

    GNOCIDE (AVRIL 1915-1917) : 1, 5 million de victimes

    Empire ottoman (1915)Pays actuels

    Sources : Mmorial du gnocide armnien, sous la direction H.Kevorkian, Seuil, 2015 ; Armniens-Le temps de la dlivrance, G. Minassian, CNRS Editions, 2015 ; Atlas historique de lArmnie, C.Mutalian et E. Van Lauwe, collection Atlas, d. Autrement 2001 Cartographie : Sylvie Gittus et Delphine Papin

    INFO

    GR

    AP

    HIE

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    E M P I R E R U S S E

    E M P I R E O T T O M A N

    E M P I R E O T T O M A N

    100 km

    Constantinople (Istanbul)

    Les 24 et 25 avril 1915, 600 notables armniens de Constantinople sont arrts et dports vers lest de lEmpire et seront pour la plupart excuts.

    Alep, plaque tournante

    Centre de tri des longs convois de dports vers les dserts de Syrie et vers Bassora

    Deir ez-Zor, destination finale

    Lieu d'extermination des dports armniens. La ville est devenue un lieu de recueillement en mmoire du gnocide armnien, comme Auschwitz lest pour la Shoah.

    La destruction en marcheDs la fin du XIXe sicle, les massacres des Armniens par lEmpire ottoman

    tmoignent dj dune logique dextermination qui atteindra son paroxysme vingt ans plus tard

    Cest une sance ordinaire auPalais-Bourbon. En ce soirdu 3 novembre 1896, quel-ques dputs catholiquesont port lordre du jourune interpellation au gou-

    vernement Mline (1896-1898) sur les perscu-tions des chrtiens de lEmpire ottoman. Les dbats vont se terminer quand un dput so-cialiste du Tarn demande la parole et, dunevoix tonitruante et implacable, dnonce le si-lence franais face la guerre dextermina-tion mene par Abdlhamid II contre les Armniens : Pas un cri nest sorti de vos bou-ches, pas une parole nest sortie de vos conscien-ces, et vous avez assist, muets et par cons-quent complices, lextermination complte. Pour lorateur, peu suspect de sympathies en-vers lEglise, le drame des Armniens engage

    lhumanit tout entire, et la passivit de la France face aux crimes commis depuis 1894 dans lEmpire ottoman vaut complicit.

    Sans surprise, son interpellation est rejetepar 444 voix contre 53. Mais, compter du len-demain, dans la presse comme dans lopinion,le ton a chang. Par la force de son verbe, JeanJaurs, car cest de lui quil sagit, vient de porter la conscience de la France entire le calvaire des Armniens.

    Ainsi donc, ds 1896, presque vingt ans avantle dclenchement du gnocide, certains per-oivent dj quun drame singulier est en trainde se nouer en Orient. Les informations en provenance de lempire existaient, et elles

    taient relayes (non sans dformations) par les missionnaires, les diplomates et la presse. Mais elles ntaient que le bruit touff dundrame lointain.

    Il faut dire que lEmpire ottoman de la fin duXIXe sicle nest plus que lombre de la puis-sance arrogante qui avait fait trembler lEurope,anantissant lEmpire byzantin avant de pous-ser ses armes jusque sous les murs de Vienne, en 1529 et en 1683. Son recul territorial, entam la fin du XVIIe sicle, a pris, au cours du XIXe sicle, des allures de dbcle. La perte de la Grce, en 1829, na t que le prlude celle de lamajeure partie des Balkans, au terme du trait de San Stefano et du congrs de Berlin (1878). Dans le mme temps, la Russie avanait dans leCaucase, la Grande-Bretagne mettait la main sur Chypre, puis sur lEgypte, tandis que la France simplantait en Algrie et en Tunisie

    En outre, la Sublime Porte a d accorder auxpuissances occidentales dimportants privil-ges conomiques, qui restreignaient encore unpeu plus sa marge de manuvre, ainsi quun droit de regard sur les affaires du gouverne-ment dans de nombreuses rgions chrtien-nes, dont le Liban. L homme malade de lEu-rope ressemble chaque jour un peu plus un mort en sursis.

    Le mouvement de rforme des Tanzimat( rorganisation ), impuls au dbut du XIXe sicle afin dintroduire des lments de modernit puiss dans lexemple franais, napas rsist aux dfaites militaires des annes 1870. Quant son corollaire, lambition de crer une vritable citoyennet ottomane impliquant une stricte galit de droits entre les musulmans et les autres communauts, elle a vite tourn court. Lheure est dsormais au panturquisme. Lempire reste un enchev-trement de communauts domin par les mu-sulmans, et les rapports entre ces communau-ts se tendent chaque jour un peu plus.

    La place des Armniens dans cette mosaqueest trs dlicate. Avec une population de plus de2 millions dhabitants, principalement rpartiedans trois espaces, le plateau anatolien, nonloin des frontires russes et iraniennes, la Cili-cie (aussi appele Petite-Armnie, dans le sud-

    est de la Turquie actuelle) et les grands centres urbains, ils sont au cur des proccupations de Constantinople. Leur cas avait t voqu aucongrs de Berlin, en 1878, et les puissanceseuropennes avaient appel des rformes, suscitant chez les Armniens un intense espoirde libration, vite du.

    Les communauts paysannes armniennesdAnatolie taient en butte aux razzias des tribus kurdes, et bientt la concurrence de populations de rfugis musulmans, chasses du Caucase ou des Balkans et avides de revanche contre les chrtiens. Le sultan Abdl-hamid II, arriv au pouvoir en 1876, en pleine droute dans les Balkans, tourne vite le dos lesprit des Tanzimat pour suivre la voie de lautocratie et du renforcement des composan-tes musulmanes, seule voie, ses yeux, mme de sauver lempire. En 1891, il cre des rgiments kurdes de cavalerie lgre sur le mo-dle des cosaques russes, les Hamidiys. Soncalcul est simple : il sait que les Kurdes, qui coexistent depuis des sicles avec les Arm-niens, seraient les premiers perdants en cas dautonomie des provinces orientales. Ils seront donc les adversaires les plus acharns delmancipation armnienne.

    Lorsque, au printemps 1894, les habitants ar-mniens de la rgion de Sassoun (est) se rvol-tent contre la double taxation quils subissent ils doivent payer limpt au sultan, mais aussiun tribut aux communauts kurdes locales en change de leur protection , les Hamidiysmnent une rpression dune violence indite.Les troubles stendent peu peu et une mani-festation de soutien, organise par le parti ar-mnien Hentchak le 30 septembre 1895, est r-prime dans le sang, sous les yeux des diplo-mates occidentaux. Lmotion internationale est telle que le sultan se trouve contraint dan-noncer, le 17 octobre, des rformes dampleur dans les rgions armniennes. Cest alors que lAnatolie entire se met sembraser.

    Raction spontane dune population mu-sulmane humilie et lasse des diktats de lOcci-dent, comme le prtend aussitt le Palais ? Mas-sacres planifis ? Il reste trs hasardeux de me-surer le degr dimplication de lappareil dEtat

    dans ces massacres. A tout le moins, Abdlha-mid tait trs bien inform, il ne sy est pas oppos et a mme cherch tirer profit des massacres pour ramener les Armniens sur lechemin de lobissance. Le bilan de ces tueries de masse est incertain mais effroyable : de 100 000 300 000 morts selon les historiens ; 500 000 autres personnes ont t chasses, leurs biens spolis, et les conversions forces sont innombrables.

    Sil ny a pas, cent vingt ans plus tard, de con-sensus sur le caractre gnocidaire de ces mas-sacres, il apparat cependant vident que, ds cette date, la logique de lextermination venir est en germe. La prise de pouvoir par les Jeunes-Turcs, en 1908, suscite un vif espoir chez les Armniens, vite dmenti : en 1909, dans le dis-trict dAdana, en Cilicie, le nouveau gouverne-ment ordonne une rpression sauvage desmanifestations armniennes. Le bilan est ef-frayant : de 20 000 30 000 morts.

    Ainsi donc, par-del lalternance politique, lamarche vers la destruction semble inexorable.Les esprits y sont patiemment prpars. Lhis-torien Hamit Bozarslan distingue quatre regis-tres de discours constitutifs de la logique de gnocide luvre dans lEmpire ottoman :le darwinisme social (les Turcs ont vocation dominer) ; la rhtorique inverse du domi-nant-domin (les oppresseurs se disent victi-mes de discriminations et nont pas dautre choix que la violence pour ne pas disparatre) ;la bataille dmographique (il est indispensa-ble de faire reculer le poids des minorits pourgarantir la prminence aux musulmans en Anatolie) ; et enfin, la dimension conomique (par les spoliations, il sagit de reprendre le contrle de pans entiers de lconomie, aux mains des chrtiens).

    LArmnien est assimil de plus en plusfrquemment, au dbut du XXe sicle, un microbe quil sagit dradiquer. Le dclen-chement de la premire guerre mondiale four-nira loccasion de passer la pratique. Tandis que la presse jeune-turque se dchane contre l ennemi intrieur , en mars 1915, le plandextermination est labor. p

    jrme gautheret

    A la fin du XIXe sicle,

    l homme malade de

    lEurope , lEmpire ottoman,

    ressemble chaque jour un peu

    plus un mort en sursis

  • 0123JEUDI 23 AVRIL 2015 gnocide des armniens | 3

    Dans lombre des victimes armniennesLes Assyro-Chaldo-Syriaques et les Grecs pontiques furent eux aussi massacrs par lEmpire ottoman

    Dans son journal, Mary Schauf-fler Platt (1868-1954), une mis-sionnaire presbytrienne am-ricaine en poste Ouroumieh

    (nord-ouest de lIran), crit, la date du 14 janvier 1915 : A Ada, on en tua une cen-taine peut-tre, des jeunes pour la plupart. On rapporte quils furent mis par les Kurdesen file indienne pour voir combien ils pou-vaient en tuer en une seule balle. Une page dhorreur parmi tant dautres : ce t-moignage sera publi quelques annes plus tard aux Etats-Unis grce au con-cours de lAmerican Board of Commissio-ners for Foreign Missions, organisation missionnaire chrtienne des Etats-Unis. Les victimes ne sont pas des Armniens, mais dautres sujets appartenant des mi-

    norits chrtiennes de lEmpire ottoman :les Assyro-Chaldo-Syriaques.

    Hritiers dune vieille civilisation si-tue entre les fleuves bibliques du Tigre et de lEuphrate, les Assyro-Chaldo-Sy-riaques, descendants des Assyriens, Ba-byloniens, Chaldens et Aramens, vi-vent principalement dans la rgion dOuroumieh, dans la province de Mos-soul (Irak) et en Anatolie orientale (no-tamment dans les villes de Van et de Mar-din). Cest l, dans ces zones difficiles daccs du sud-est de lEmpire ottoman, notamment Hakkari, au sud de Van etdans cette ancienne Msopotamie histo-rique, berceau de lhumanit, quenmarge du gnocide des Armniens, plus de 250 000 Assyro-Chaldens et Syria-

    ques sont assassins entre dcembre 1914et juillet 1918, sous les yeux de quelques tmoins comme Mary Schauffler Platt.

    Au nord de lEmpire, le long de la merNoire, ce sont prs de 350 000 Grecs pon-tiques descendants des populationshellnophones du pourtour de lancien Pont Euxin qui sont leur tour massa-crs entre 1916 et 1923. Dans les deux cas, le mode opratoire est le mme que pourles Armniens : le rgime jeune-turc sestlanc dans un vaste programme de tur-quification force des populations de lEmpire, rduisant par le fer et le feu tousles groupes minoritaires chrtiens dansle processus de construction dun Etat-nation. Les autorits turques nagissent pas seules. Pour accomplir leur entre-

    prise gnocidaire, elles sappuient sur des tribus kurdes, des groupes dimmi-grs musulmans originaires des Balkans et du Caucase et des prisonniers de droit commun, tous runis dans des ba-taillons de bouchers .

    Dbats autour du gnocideAu lendemain de la guerre, si les Grecs

    rescaps des massacres sont pour la plu-part transfrs en Grce dans le cadre dchanges de populations avec les Turcs de Thrace, les chrtiens dOrient, comme les Assyro-Chaldens, qui parlent lara-men, la langue de Jsus, sont partags entre la Turquie, lIrak et la Syrie sans la moindre protection, si ce nest celle de leur autorit religieuse de tutelle.

    Des dcennies aprs ces crimes contrelhumanit, historiens et juristes interna-tionaux ne saccordent toujours pas pour qualifier le massacre des Assyro-Chal-dens, des Syriaques et des Grecs ponti-ques de gnocide ; seuls certains pays, comme la Sude en 2009, lArmnie en 2015 et quelques Etats fdrs amri-cains lont reconnu comme tel sur la base de sources crites europennes et arabes.

    Cent ans aprs cette anne 1915, dite delEpe ( seyfo en no-aramen), les mi-norits assyro-chaldennes de Syrie etdIrak ainsi que les Kurdes yzidis sontmassacrs par lEtat islamique, sans que lon puisse pour linstant valuer lam-pleur des pertes humaines. p

    ga. m.

    Tout a commenc le 24 avril 1915A Constantinople, 250 personnalits armniennes sont arrtes cette nuit-l. Suivra lhorreur des marches forces et du carnage

    Quand les policiers linterpel-lent son domicile, dans lanuit du 24 au 25 avril 1915,dans le quartier chrtien dePera, Constantinople, capi-tale de lEmpire ottoman,Khatchadour Maloumian,

    alias Agnouni, est loin dimaginer quil fait par-tie dune liste dintellectuels armniens arrts cette nuit-l pour les dporter vers Ankara. Diri-geant politique armnien proche des autorits jeunes-turques, il a dn la veille avec Talaat Pa-cha, le ministre de lintrieur du gouvernementdu Comit union et progrs (CUP), le parti au pouvoir depuis le putsch des Jeunes-Turcs, le 23 janvier 1913. Il croit un malentendu. Il ne sait pas encore que la rafle de 250 personnalitsarmniennes de la capitale fait partie dun vaste plan dextermination des Armniens de lEmpire, dcid entre le 20 et le 25 mars 1915 lors de runions du comit central du CUP.

    Les nouvelles du front ne sont pas bonnespour lEmpire ottoman depuis son entre en

    guerre, le 2 novembre 1914, aux cts de lAlle-magne et de lAutriche-Hongrie. Aprs la d-faite de Sarikamich en janvier 1915 face la Rus-sie, pouvoir et mdias turcs accusent les 2 mil-lions dArmniens ottomans dtre au service des Russes et les souponnent de trahison etde complot contre la scurit de lEtat .

    Les neuf membres de la direction du CUP,dont Mehmet Talaat Pacha et les docteurs Meh-met Nazim et Bahaeddine Chakir, profitent du contexte de guerre et de la dbcle de Sarika-mich imputable au mauvais commandementdu ministre de la guerre, Ismail Enver Pacha pour acclrer le processus dextermination des Armniens et des Assyro-Chaldo-Syria-ques, un groupe ethnique chrtien originaire de Msopotamie.

    Ds lhiver 1914-1915, au sud de Van (dans lestde lactuelle Turquie) et en Iran, o larme tur-que a lanc plusieurs incursions, les popula-tions armniennes et syriaques locales sont massacres par dizaines de milliers. En fvrier 1915, sur ordre dEnver Pacha, les 120 000 sol-dats armniens de la IIIe arme, qui surveille le front caucasien, sont dsarms et forment des bataillons de travail. La plupart sont excuts sur place et, fin mai, il ne reste plus de soldats armniens dans larme dEnver.

    Le gouvernement compte sur lOrganisationspciale (OS) pour remplir ces sales besognes. Cr en 1914, ce groupe paramilitaire dirig par le docteur Bahaeddine Chakir reprsente une force de 12 000 hommes : ce sont des Kurdes, des migrs musulmans des Balkans et du Cau-case et des criminels amnistis (assassins, vio-leurs, psychopathes). Son quartier gnral setrouve au sein du sige du CUP dans la capitale et elle utilise 36 abattoirs rpartis dans tout lEmpire. Outre ces escadrons de la mort, legouvernement jeune-turc sappuie sur la direc-tion gnrale de linstallation des tribus et des

    migrants (DITM), charge, dans les provinces, de la planification des dportations.

    Ces deux organisations respectent la lettre leprogramme dextermination en deux phases des Armniens concoct par la direction du CUP. La premire phase, davril octobre 1915, consiste vider les six provinces orientales (Bit-lis, Van, Sivas, Erzurum, Diyarbakir, Mamuret ul-Aziz) de leur population armnienne. Il sagitdes territoires historiques armniens, objets,depuis le trait de Berlin de 1878, dun vague projet de rformes visant amliorer leur scu-rit. Dfendu par les puissances europennes, ilne sera jamais appliqu par le sultan.

    Sur le terrain, tout ne se passe pas commeprvu. A Van, aprs les massacres de 58 000 dentre eux entre janvier et avril 1915, les Arm-niens organisent leur dfense et comptent sur lavance des troupes russes pour les sauver. Malgr leur infriorit numrique, ils rsistent jusqu la libration de Van par larme du tsar, en mai 1915. Les civils sont vacus vers le Cau-case. A Constantinople, le gouvernement uti-lise le prtexte de cette rbellion qualifie de

    trahison pour dcapiter llite armnienne.Ds la fin avril, dans la capitale et toutes les

    grandes villes de lEmpire, intellectuels et nota-bles armniens sont arrts puis dports et excuts par petits groupes. A Constantinopleet Smyrne (aujourdhui Izmir, dans louest dela Turquie), les Armniens sont toutefois par-gns, la Sublime Porte craignant une raction diplomatique des puissances europennes. Dsle 24 mai 1915, la Triple Entente, alerte sur lam-pleur des massacres dans lEmpire, a mis en garde les autorits turques dans une dclara-tion commune : La France, la Grande-Bretagneet la Russie tiendront pour personnellement responsables ceux qui auront ordonn ces crimes contre lhumanit et la civilisation.

    Mais trois jours aprs, le gouvernement jeu-ne-turc leur rpond par la provocation en lga-lisant la dportation des Armniens. Alors que 35 500 Armniens sont dports en avril 1915, les mois suivants, la cadence augmente forte-ment : 131 408 dportations en mai, 225 499 en juin, 321 150 en juillet et 276 800 en aot. Jusqula fin de cette premire phase, en octobre, et en

    35 500 Armniens

    sont dports en avril 1915,

    131 408 en mai, 225 499 en juin,

    321 150 en juillet

    et 276 800 en aot

    tenant compte des convois en provenance de Cilicie (sud) et de la Cappadoce (centre), ce sont 1,2 million dArmniens qui sont envoys de force vers les dserts de Syrie et de Msopota-mie, conformment aux ordres du DITM.

    Certains dports sont arrivs Alep, dans lenord de la Syrie, par chemin de fer, raconte lhis-torien britannique Arnold Toynbee dans son Li-vre bleu remis aux autorits britanniques en 1916 : Ils taient entasss dans des wagons bestiaux, souvent rpugnants et toujours bon-ds, et leur voyage tait infiniment lent, car la li-gne tait congestionne par leurs nombreux convois et par le transport des troupes ottoma-nes. Au point de dpart des dportations, les hommes, spars de leur famille, sont liquids sur place, alors que les femmes et les enfantssont vous lenfer des longues marches for-ces vers les camps dAlep, de Deir ez-Zor (est dela Syrie) et de Mossoul (nord de lIrak). Seuls 400 000 dentre eux arrivent destination.

    La deuxime phase peut donc commencer.Elle stend sur toute lanne 1916 et ne rpond qu une seule question : que faire des 700 000dports masss dans la vingtaine de camps de concentration ouverts en Syrie, en proie aux pidmies et vivant dans des condi-tions dhygine effroyables ? Le 22 fvrier 1916, alors que les troupes russes ont pris la ville-gar-nison dErzurum, cette ancienne capitale arm-nienne (Garine) totalement vide de sa popula-tion chrtienne, le gouvernement turc or-donne la liquidation de tous les dports.

    Les sites dAlep, Rakka, Ras-Al-An, Deir ez-Zoret Mossoul se transforment en camps dexter-mination, les fleuves Tigre et Euphrate sont les tmoins silencieux dun crime sans prcdent. Les membres de lOS redoublent de zle et de cruaut, les bourreaux procdent essentielle-ment larme blanche. En cinq mois, de juillet dcembre 1916, le prfet Salih Zeki, qui a rem-plac Ali Souad, jug trop mou par la direction du CUP, fait massacrer 192 750 dports regrou-ps Deir ez-Zor, qui deviendra le lieu symboli-que de la destruction dune nation. Le 24 octo-bre 1916, prs de 2 000 orphelins rassembls Deir ez-Zor par Ismail Hakki Bey, inspecteur gnral des dportations, sont attachs deux par deux puis jets dans lEuphrate.

    En 1917, au moment o les armes turquesseffondrent sur tous les fronts, les forces bri-tanniques dcouvrent, lors de leur offensive victorieuse en Syrie et en Palestine, prs de 100 000 dports armniens vivant dans des conditions rpugnantes. Il sagit dindividus surtout originaires de Cilicie qui constitueront le premier noyau des communauts armnien-nes de Syrie et du Liban sous mandat franais. Ala fin de la Grande Guerre, sur les 2 millionsdArmniens recenss en 1914 dans lEmpire ot-toman, prs de 1,5 million ont t massacrs, auxquels il faut ajouter 250 000 chrtiens dOrient (Assyro-Chaldens, Syriaques).

    Les 500 000 Armniens rescaps des campset des dportations ont connu diffrents des-tins. Certains se sont installs dans le Caucaserusse avant dtre intgrs dans lUnion soviti-que. Dautres ont immigr en Europe et en Amrique avant dy devenir des citoyens part entire. Enfin, une petite partie est reste Is-tanbul, protge par les clauses du trait de Lau-sanne sign en 1923 entre lEmpire ottoman et les puissances allies sur le droit des mino-rits religieuses. Sans oublier ceux qui ont t convertis de force lislam ou placs sous la contrainte dans des familles musulmanes en Turquie. p

    gadz minassian

    Carte postale datant de 1918. Inscrit au verso, Soldats turcs avec leurs victimes armniennes . FONDS ARAM

  • 4 | gnocide des armniens JEUDI 23 AVRIL 20150123

    Gibets avec des victimes armniennes

    dans une rue de Constantinople,

    en 1917.COLLECTION NICOLAIDES.

    PHOTO ORIGINALE,

    FONDS ARAM

    k Orphelins armniens rescaps.

    MUSE DU GNOCIDE EREVAN,

    JOHN ELDER COLLECTION.

    k k Orphelins armniens

    recueillis par lorganisation

    caritative amricaine Near

    East Relief. STORY OF NEAR EAST RELIEF ,

    J. L. BARTON, NEW YORK, 1930.

    FONDS ARAM

    Il existe peu dimages du gnocide des Armniens. Les autorits turques ont menac de mort toute personne qui

    saventurerait prendre des photographies des massacres. Cependant, outre les clichs pris par larme russe lors de loffensive sur le front caucasien ds 1915, dautres sources existent, notamment les images dun officier de la Croix-Rouge allemande, Armin T. Wegner (1886-1978).

    Ces photographes travaillant dans la clandesti-nit, la plupart des documents qui nous sont par-venus ne comportent ni date ni mention de lieu.

    LAssociation pour la recherche et larchivage de la mmoire armnienne (ARAM), base Marseille, recueille depuis 1997 tous les docu-ments relatifs lhistoire du peuple armnien et au gnocide. Elle met rgulirement en ligne sur son site, Webaram.com, des photographies,

    livres, journaux, tmoignages et documents administratifs.

    En dcembre 2014, Christian Artin, responsabledARAM, reoit dun Franais dorigine arm-nienne une carte postale de limage reproduite ci-dessus. Au verso, un message manuscrit en franais dcrit la scne : Ceci nest pas un trucage mais une photographie qui date davant larrive des Franais Constantinople [1918] et qui repr-

    sente des Armniens pendus sur une place publi-que. Cest un contraste frappant, dans ce pays dOrient aux riches coloris, que des gens laspect assez dbonnaires puissent avoir des murs si sanguinaires. Vous voyez les passants circuler comme si rien ntait devant ces pendus, gratifis dun criteau, et continuer vaquer leurs occupa-tions habituelles. On ignore le nom de lauteur du message et celui de son destinataire.

    Des documents historiques rares

    k Bitlis (Turquie), 1915 : cadavres

    denfants assassins.

    SOURCES RUSSES. FONDS ARAM

    k k Rfugis armniens dans

    le dsert de Syrie, 1917.

    FONDS ARAM

  • 0123JEUDI 23 AVRIL 2015 gnocide des armniens | 5

    En Turquie, le dogme de lamnsieAprs une brve tentative de juger les responsables en 1918, la Rpublique turque sest construite sur la ngation du gnocide

    Cest une fuite piteuse,sans gloire ni panache.Le 1er novembre 1918,deux jours aprs lar-mistice de Moudros,par lequel lEmpire ot-

    toman a reconnu sa dfaite crasante, les ex-ministres Talaat Pacha, Enver Pacha et Djemal Pacha montent bord dun croi-seur allemand, la Lorelei. Leur but :Odessa, puis lAllemagne. Il y a encore quelques jours, ces hommes dirigeaient un empire. Ils ne songent plus dsormais qu se mettre labri. Ils savent que les Allis entendent traduire en justice les commanditaires des atrocits arm-niennes et que le gouvernement de tran-sition mis en place Constantinople tient, lui aussi, mener contre eux un procs exemplaire.

    Ds le 4 novembre, deux dputs de-mandent de traduire les criminels devant la Haute Cour. Le 21, le snateur Reshid Akif, qui venait d'occuper brivement le poste de prsident du conseil, expose au Snat ce quil a appris de la double mca-nique des massacres : les directives offi-cielles de Talaat Pacha mettant en place les dportations, les tlgrammes secrets du comit central du Comit union et pro-grs (CUP, organisation politique des Jeu-nes-Turcs) lOrganisation spciale or-donnant lextermination Le 13 dcem-bre, le ministre de lintrieur dclare mme : Pendant la guerre, nos dirigeants

    ont appliqu () la loi de dportation dunemanire qui surpasse les forfaits des bri-gands les plus sanguinaires. Ils ont dcid dexterminer les Armniens et ils les ont ex-termins. Cette dcision fut prise par le co-mit central du CUP et fut applique par le gouvernement.

    Ainsi donc, ds la fin 1918, lampleur et laspcificit du crime ont t exposes au grand jour. Comment, ds lors, la Turquie de 2015 peut-elle toujours occulter ce qui tait admis un sicle plus tt ? Rpondre cette question implique de revenir aux premires heures de la rpublique fondesur les ruines de lEmpire ottoman.

    La dfaite de 1918 tait celle dune fa-mille politique, les Jeunes-Turcs, arrivs au pouvoir en 1908 avec la promesse de faire entrer lempire dans la modernit. Mais le discours universaliste des pre-miers temps a vite t supplant par un panturquisme raciste et agressif, dont laboutissement a t le gnocide des Ar-mniens. Leffondrement gnral du r-gime a port au pouvoir, aprs larmistice,des responsables plus modrs, cher-chant obtenir quelques concessions des Allis par une justice exemplaire.

    De fait, les trois procs qui se sont tenus Constantinople en 1919-1920 tmoi-gnent dune authentique recherche de v-rit, et ils ont port la connaissance du public de nombreuses preuves dcisives. Reste quils ont t loin de rpondre nombre dexigences minimales, se rv-

    lant trs imparfaits dans leurs rsultats (les peines les plus svres ont touch desfugitifs ou quelques subalternes, tandis que plusieurs responsables taient par-gns) et fausss par la dcision britanni-que de transporter Malte certains cap-tifs dans loptique dun procs internatio-nal qui ne vit jamais le jour. Deux facteursextrieurs rendent le travail des juges deplus en plus vain : lintransigeance des Al-lis, qui allait dboucher sur lhumiliant trait de Svres, le 10 aot 1920, et le mou-vement de rsistance impuls depuis lAnatolie par Mustafa Kemal.

    Le trait impos lEmpire ottomancomporte plusieurs articles consacrs la mise en place dune juridiction inter-nationale . Les responsables ottomans sy engagent livrer aux puissances al-lies les personnes rclames par celles-ci comme responsables des massacres , demme quest prvu le rattachement lAr-mnie des six provinces dAnatolie orien-tale. Le mouvement de reconqute parti dAnkara aura raison de lune comme delautre de ces dispositions. Au terme du trait de Lausanne, conclu le 24 juillet 1923, lAnatolie entire est re-conquise. Il nest plus question de justice pour les Armniens. Lheure est lefface-ment des traces du crime.

    Le sursaut kmaliste est pass par l, etles priorits ont chang. Un pays menac de disparition a dautres proccupationsque la justice. Kemal, qui lui-mme avait

    t proche des Jeunes-Turcs au dbut du sicle, na eu aucun tat dme enrler dans sa lutte de nombreux responsablesdu CUP compromis. Alors quil avait lui-mme qualifi d acte honteux le mas-sacre des Armniens, au sortir de laguerre, il organise bientt lamnsie na-tionale. Le philosophe franais Ernest Re-nan (1823-1892) naffirmait-il pas que loubli et mme lerreur historique sont

    un facteur essentiel de la cration dunenation ? La Turquie nouvelle se cons-truit sur la ngation du crime de 1915. Linterprtation officielle de lhistoiremillnaire du peuple turc est fixe par le Nutuk, un discours fleuve de trente-sixheures et demie prononc par Kemal en 1927. Son bras arm est la Socit dhis-toire turque, cre en 1931. Toute contes-tation de la vrit officielle est svre-ment punie par la loi.

    Jusquaux annes 1970, la position dAn-kara est de nier en bloc les dportations et les massacres. La logique de guerre froide et la faiblesse des revendications armniennes facilitent le statu quo. Mais la monte des revendications mmoriel-les exprimes par la diaspora et leur chomondial forcent lEtat turc imaginer une riposte : partir du dbut des annes1980, le discours change. Ankara assureque les massacres ont eu lieu des deuxcts, dans un contexte de guerre civile.Le caractre gnocidaire des tueries estni, et lEtat turc tente mme de faire pas-ser les revendications armniennes pour un moyen de relativiser la Shoah

    La multiplication des reconnaissancesofficielles du gnocide hors de Turquiecontraint Ankara adopter une positionchaque jour plus subtile, cherchant transformer lexigence de justice arm-nienne en controverse scientifique. Les appels la constitution de comits dhis-toriens internationaux ou les condo-lances exprimes aux victimes arm-niennes en 2014 par Recep Tayyip Erdo-gan, alors premier ministre, ne doivent pas tre compris comme une nouvelle tape vers la reconnaissance des crimes de 1915-1916, mais plutt comme des manuvres tactiques. Un sicle plus tard, il reste impossible pour Ankara derenoncer un dni qui est le socle de la Turquie moderne. p

    jrme gautheret

    Dans la mmoire de la diasporaLa mdiatisation des horreurs de la Shoah a permis aux Armniens en exil de se faire davantage entendre

    et dexiger leur tour la reconnaissance du gnocide de 1915

    Se retrouver sur les Champs-Elysesen 1965 pour commmorer le gno-cide des Armniens, ctait un peu foupour nous. Auparavant, on nosaitpas descendre dans la rue pour affi-cher collectivement notre identit ,

    se souvient Hrar Torossian, membre du Co-mit de dfense de la cause armnienne (CDCA), en voquant la manifestation organi-se Paris, le 24 avril 1965, loccasion du cin-quantenaire de ce gnocide.

    Lespace dun jour, la guerre froide avait tmise de ct, indpendantistes et procommu-nistes armniens dfilaient ensemble. De T-hran Los Angeles en passant par Beyrouth,Paris, Marseille et Buenos Aires, les Arm-niens du monde entier taient descendus dans la rue pour rompre le silence autour du grand carnage , en affichant publiquement

    leur solidarit avec les victimes de ce crimeoubli. Mme ferveur Erevan, la capitale de lajeune Rpublique sovitique dArmnie, o lamanifestation, plus ou moins canalise par lepouvoir post-stalinien, avait rassembl plus de 150 000 personnes venues rclamer nos terres, nos terres la Turquie.

    Aprs la dcouverte des horreurs de laShoah, le procs de Nuremberg, la convention de 1948 pour la prvention et la rpression du crime de gnocide, les Armniens exigent leur tour, en descendant dans la rue, une re-connaissance officielle du crime de 1915comme un gnocide. On tait un peu roman-tiques , reconnat, cinq dcennies plus tard,Hrar Torossian. Mais avaient-ils le choix ? Pour viter une mort identitaire inluctable, ilfallait passer du souvenir intime une dyna-mique de reconnaissance publique, et faire comprendre au monde entier que le problme

    armnien existait bel et bien et attendait tou-jours une solution juste et durable.

    En 1967, Erevan inaugure le mmorial de Dzi-dzernagapert, o, depuis la chute de lURSS,en 1991, les chefs dEtat en visite officielle en Armnie viennent dposer une gerbe en hom-mage aux 1,5 million de victimes du premier gnocide du XXe sicle. Trois ans plus tard, limage du chancelier allemand Willy Brandt, agenouill devant le monument lev enhommage aux martyrs du ghetto juif de Var-sovie, marque les Armniens. Depuis, ils cher-chent leur Willy Brandt.

    Mais, dans les annes 1960, personne neparle du problme armnien. En France, lheure est plutt lintgration dans la Rpu-blique et au sauvetage dune identit fondesur une langue, une culture et une religion part. La Rpublique socialiste sovitique dAr-mnie existe mais ne rassemble pas : elle restele symbole dune nation clate.

    Il faut attendre les annes 1970 pour voir ap-paratre les premires tudes historiques sur legnocide, signes par Jean-Marie Carzou et Yves Ternon. Leur effet est limit. On tait au dbut du dfrichement du problme et les archi-ves turques taient fermes , explique Yves Ternon. Ankara se mure dans le silence ettransforme les ruines des glises en tables ou les utilise comme cibles lors de sesmanuvres militaires. Membre de lOTAN, laTurquie se trouve dans le camp occidental etles Armniens ne peuvent compter que sur eux-mmes.

    Cette prise de conscience va doublement di-viser les Armniens. La deuxime gnration, celle de lintgration, soppose la troisime,celle de la revendication, marque par le mili-tantisme qui merge dans la foule de Mai 68.La nouvelle gnration ne se satisfait pas de laseule action lgale auprs des Parlements na-tionaux et de lONU, surtout quand la Turquie fait bloquer le dossier armnien en 1973 lasous-commission des droits de lhomme, Genve. Cen est trop pour la frange la plus ra-dicale, qui dcide de marcher sur les traces de lArmno-Amricain Kourken Yanikian,auteur du double assassinat en 1973 de deuxdiplomates turcs Los Angeles, et ouvre ainsi la voie une dcennie de terrorisme arm-nien contre la Turquie.

    En 1975, les agences de presse annoncent lanaissance Beyrouth de lArme secrte arm-

    nienne pour la libration de lArmnie (Asala), trois ans aprs celle des Commandos des justi-ciers du gnocide des Armniens (CJGA), auteurs du double assassinat des ambassa-deurs de Turquie en Autriche et en France, les 22 et 24 octobre 1975. Le CJGA est daffiliation dachnak (Parti socialiste armnien) et pr-conise un terrorisme cibl et mmoriel, alors que lAsala est dinspiration marxiste et opteen faveur dun terrorisme publicitaire etspectaculaire. Ces deux organisations revendi-quent plusieurs centaines dattentats contre laTurquie et exigent dAnkara la reconnaissance du gnocide et la restitution des territoires de lArmnie historique.

    Au fil des oprations, qui sont de plus en plusdifficiles monter en raison des politiques de scurit des Etats et des opinions publiqueshostiles, le terrorisme armnien bascule dans lhorreur. LAsala revendique lattentat aveuglede laroport dOrly, le 15 juillet 1983, faisant8 morts et plus de 50 blesss prs du comptoirde la Turkish Airlines. La condamnation est unanime, la France dmantle sur son terri-toire tous les rseaux de lAsala. Lorganisationclandestine se scinde en deux branches : le ca-nal radical, dirig par Hagop Hagopian, un mercenaire affili au terrorisme international,et le canal historique, incarn par lidologue Alec Yenikomchian.

    Choques par lhorreur dOrly, les commu-nauts armniennes cherchent une stratgie de sortie du terrorisme. Il fallait casser cettedrive terroriste , explique le gostratge G-rard Chaliand, qui, avec dautres intellectuels comme Yves Ternon et Claire Mouradian, re-met la question armnienne sur le terrain l-gal en proposant, en 1984, la convocation Pa-ris dun Tribunal permanent des peuples con-sacr au gnocide des Armniens avec le sou-tien du prsident de la Rpublique, Franois Mitterrand.

    Cette victoire symbolique annonaitdautres succs diplomatiques, notamment en 1987, lorsque le Parlement europen recon-nat le gnocide de 1915. Le terrorisme arm-nien prend rellement fin avec lassassinat dans des conditions obscures de Hagop Hago-pian, le 28 avril 1988, Athnes, alors quaumme moment Erevan est le thtre de gigan-tesques rassemblements en faveur de la runi-fication lArmnie sovitique du Haut-Kara-bakh, une province majoritairement arm-nienne rattache par Staline lAzerbadjan en 1921. Une nouvelle re souvre, celle de la pe-restroka de Mikhal Gorbatchev, de la chute delURSS et de lindpendance pour les pays delEst, indpendance qui signifie pour les Arm-niens un passage de la mmoire lHistoire. p

    gadz minassian

    Moi armnien, lui turc, pas de mal pour lAllemagne ! Lchez-moi, a ne vous regarde pas , proclame Soghomon Tehlirian lors de son arrestation, le 15 mars 1921, aprs avoir excut dune balle dans la tte le grand vizir Talaat Pacha, Berlin. A son pro-cs, en juin, le jeune Armnien explique aux juges quen tuant le principal respon-sable des massacres dArmniens durant la Grande Guerre il a agi seul. Le procs se retourne contre la victime, Talaat Pacha, condamn mort par contumace, en 1919, par une cour martiale ottomane, comme la plupart des dirigeants du parti Comit union et progrs (CUP), auteur de la rvolution jeune-turque de 1908 et responsable des massacres des Armniens. Soghomon Tehlirian est acquitt. En ralit, lexcution de Talaat Pacha nest pas un acte isol. Le jeune Armnien est membre de lopration Nmsis du nom de la desse grecque de la vengeance mise en place en 1919 par son parti, la Fdration rvolutionnaire armnienne (FRA), affilie lInternationale socialiste et au pouvoir dans lphmre Rpublique dArmnie, ne en 1918. De Boston Tbilissi en passant par Rome, Berlin et Istanbul, le rseau des justiciers du gnocide commence la traque : Talaat Pacha figure en haut de la liste des personnes excuter. Entre 1921 et 1922, six responsables des massacres sont abattus dans diff-rentes capitales europennes. La mme anne, lopration Nmsis est dissoute faute de moyens financiers et la suite de dissensions internes.

    Nmsis : opration vengeance

    Ankara est

    contrainte dadopter

    une position

    chaque jour

    plus subtile

    Il a fallu attendre

    les annes 1970 pour voir

    apparatre les premires

    tudes historiques

    sur le gnocide armnien

  • 6 | gnocide des armniens JEUDI 23 AVRIL 20150123

    Istanbul ou le silence du gnocideDans la ville des rives du Bosphore, o vit la majorit des 60 000 Armniens de Turquie, rgne un climat doubli.

    Mais quelques initiatives de la socit civile font doucement bouger les lignes, et la mmoire reprend peu peu ses droits

    istanbul - correspondante

    AOsmanbey, non loin de la placeTaksim, au cur de la partieeuropenne dIstanbul, unebannire flotte au vent, repra-ble ds la sortie du mtro. Joyeuses Pques tous nos

    concitoyens chrtiens ! , est-il crit en turc, engrec, en armnien, en kurde et en arabe sur la bande de plastique tendue au-dessus de lave-nue Ergenekon, toujours embouteille.

    Le message est celui du Parti dmocratiquedu peuple (HDP, prokurde). Soucieux dlargir sa base lectorale la veille des lgislatives du 7 juin, le HDP courtise les minorits suscepti-bles dtre dues par lopposition kmaliste.Traditionnellement, le quartier vote pour le Parti rpublicain du peuple (CHP, social-dmo-

    crate), la formation cre en 1923 par MustafaKemal Atatrk.

    Avec ses ateliers de confection en sous-sol, sescantines, ses petits htels, ses travestis en go-guette une fois la nuit tombe, Osmanbey est un quartier populaire dont rien ne laisse entre-voir quil est le domaine des Armniens, loin devant Kadiky, Besiktas, Bakirky et mme Sa-matya, o se trouve le sige du patriarcat. Entre1,2 et 2 millions dArmniens vivaient disperss dans lEmpire ottoman en 1912, ils ne sont plus que 60 000 aujourdhui, majoritairement con-centrs dans la ville des bords du Bosphore.

    A Osmanbey, la prsence armnienne restediscrte. Selim, la cinquantaine, Armnien de confession orthodoxe, aime la vie paisible du quartier telle quil la voit depuis son choppe de vendeur de fruits et lgumes. Je nai aucun problme avec personne , assure-t-il entre deux clientes. Lpicier en face est un Kurde, le tailleur ct est de confession alvie (une branche de lislam), llectricien un peu plus

    loin est sunnite. Les relations sont cordiales, rythmes par les invitations boire des petits verres de th brlant.

    Sans oublier les montes et descentes de pa-niers que les mnagres, installes dans les ta-ges, font passer avec la liste des courses par uneficelle attache au balcon. Ouverts de laube jusqu minuit pass, lpicier et le vendeur de primeurs sont attentifs au moindre dsir de la clientle. Les paniers remontent avec les com-missions et la note, puis redescendent avec lar-gent : le va-et-vient est incessant.

    Selim nattend rien des commmorations dugnocide des Armniens prvues le 24 avril Erevan, en Armnie, et aussi place Taksim, Is-tanbul, o les reprsentants dONG turques et de la diaspora se rassembleront le mme jour. Ilsait que la rconciliation prendra du temps. Dif-ficile de se dfaire des fantmes du pass, en-core plus pour les gens de sa gnration : Toutpetit, on me rptait que les Turcs taient cruels. Il voque un climat de mfiance, pasdans la vie de tous les jours mais par rapport lacitoyennet . Je me demande parfois si je suisvraiment un citoyen part entire. Je vote, je paiemes impts, mais je sais aussi que mon neveu nepourra jamais devenir officier dans larme ou chef de la police , confie-t-il avant de tirer le ri-deau de fer de sa boutique. Comme beaucoup de chrtiens, Selim a deux prnoms, turc pour un large public, armnien Sarkis dans le priv, cest une facilit et une scurit .

    La mmoire des pogroms des 6 et 7 septem-bre 1955, dirigs contre la minorit grecque dIs-tanbul, est encore vivace. La publication dun photomontage la une du quotidien Is-tanbul Express dont le rdacteur en chef taitGksin Sipahioglu, futur fondateur de lagence Sipa suffit mettre le feu aux poudres. La photo, truque, reprsentait la maison nataledAtatrk Thessalonique (Grce) en train dtre incendie par des Grecs. Sur fond de ten-sions Chypre, la colre monta. Istanbul Ex-press tira ce jour-l 290 000 exemplaires aulieu de 20 000 habituellement.

    Les Armniens ne furent pas pargns les 6 et7 septembre 1955 , rappelle Zacharia Mildano-glu, 65 ans. Partisan du rapprochement, il crit pour lhebdomadaire Agos ( Le Sillon , en ar-mnien), dont le rdacteur en chef, Hrant Dink,a t assassin par un jeune nationaliste le 19 janvier 2007. La mort du journaliste, abattu de plusieurs balles dans le dos cet aprs-midi-l,mit la socit civile en tat de choc. Dsormais, chaque 19 janvier, des dizaines de milliers de

    manifestants font le trajet de la place Taksimjusqu la rdaction dAgos, avenue Halaskar-gazi. Une plaque a t scelle dans le pav du trottoir, lendroit prcis o Hrant Dink sest croul. Les lettres de cuivre scintillent au so-leil, rare accroc mmoriel dans un tissu urbain marqu par lamnsie.

    Qui se souvient aujourdhui du fait quunvaste cimetire armnien occupait jadis toutlespace, de Taksim jusquau muse militaire ?Qui peut savoir que la prsence armnienne dans le quartier date du XVIe sicle, quand Soli-man le Magnifique offrit la place Taksim (le mot veut dire partage ) en cadeau son cuisi-nier armnien, Manouk Karaseferian ?

    Le grand carnage (Meds Yeghern en arm-nien) selon lexpression consacre pour viterlemploi du terme gnocide a dbut le 24 avril 1915 Istanbul (alors Constantinople) par larrestation de 250 intellectuels arm-niens, incarcrs puis dports vers lest, via la gare de Haydarpacha, sur la rive asiatique de la ville. Trs peu en sont revenus. Cent ans ont pass, et lancienne prison, situe deux pas dela Mosque bleue, dans le quartier touristique de Sultanahmet, a fait peau neuve. Elle est deve-nue le Muse des arts turcs et islamiques, un btiment restaur de pied en cap, sans mentionaucune de ce qui sy passa en 1915.

    Loubli prvaut aussi Osmanbey. Pourtant,des dizaines dintellectuels armniens y furent interpells le 24 avril, notamment rue Papa-Roncalli nom de famille du pape Jean XXIII , o la rdaction dAgos vient juste de dmna-ger. A Istanbul, il y eut des arrestations et des dportations, mais pas de massacres, la ville tant sous les yeux des Occidentaux , explique Zacharia Mildanoglu. Les tueries, les pillages se produisirent dans lest et le sud du pays, avec lescohortes de femmes, de vieillards et denfants chasss vers le dsert msopotamien. Le pre de Zacharia avait 9 ans quand sa famille fut massacre Yozgat (Anatolie). Il dut son salut un missionnaire qui lvacua vers Kayseri, 150 km de l. Jusqu un ge avanc, il se souve-nait de tout et le racontait , dit M. Mildanoglu.

    Dans le quartier, la plupart des noms de ruefont cho au nationalisme turc : Ergenekon (leberceau mythique originel des Turcs), Trk-bey, Bozkurt ( loup gris , symbole des ultra-nationalistes), Savas ( guerre ) et mme TalatPasa (Talaat Pacha), en rfrence lun des arti-sans du gnocide des Armniens. Lancienne rue grecque Tatavla a t rebaptise Kurtulus ( libration ).

    Nous avons propos la municipalit de re-baptiser lavenue Ergenekon en Hrant Dink, sanssuccs , rapporte Zacharia Mildanoglu. Il veut croire quune page a quand mme t tourne grce lattitude pragmatique adopte par lac-tuel gouvernement islamo-conservateur. Des glises ont t restaures, des terrains ont t res-titus et, en 2014, Recep Tayyip Erdogan nous a adress un message de condolances. Tout cela est sans prcdent.

    Tout prs de l, dans la rue Teyyareci Fehmi, lagalerie Birzamanlar raconte lhistoire de lacommunaut armnienne travers une collec-tion de vieilles cartes postales. Les clichs, datsdu dbut du XXe sicle, montrent des entrepre-neurs prospres dans leurs ateliers, des glises et des coles, les pompiers de la rive euro-penne de Constantinople, dont le matriel est frapp leffigie de la Vierge Marie. Des images montrent laccueil enthousiaste qui fut rservau rtablissement de la Constitution ottomane,en 1908, quand Armniens, Turcs, Grecs, Juifs dfilrent bras dessus, bras dessous dans les rues dIstanbul, la gloire du parlementarisme.Un an plus tard, au moins 20 000 Armniensallaient tre massacrs Adana (Sud).

    Osman Kker, la soixantaine, diteur et fon-dateur de la galerie, se dcrit comme un ar-chologue qui exhume les vestiges du pass. En 2005, sa premire exposition de cartes pos-tales a vu passer 10 000 visiteurs en onze jours . Si les lignes ont boug, cest grce la socit civile. Des militants courageux ont pris des risques, les reprsentants de lEtat ont prisacte, cest tout . Malgr la volont deffacer cette mmoire, elle a fini par reprendre ses droits , se rjouit lditeur. Son refus du nga-tionnisme et du nationalisme la pouss sengager .

    Gkhan Diler, la trentaine, journaliste Agos,salue les tapes franchies ces quinze dernires annes. Dsormais, la question armnienne fait dbat, les chercheurs ne sont plus systma-tiquement pnaliss ds lors quils labordent, la mmoire refait surface. Avec une inquitude toutefois : Ce gouvernement a lair de se proc-cuper davantage du sort des minorits que les prcdents, mais, en ralit, il ne les considre pas comme des citoyens part entire. Les Arm-niens et dautres encore, tels les alvis [10 % de la population], nont toujours pas de statut lgal. Lespoir repose sur les jeunes gnrations, plus intresses , selon Gkhan Diler, faire lalumire sur ce qui sest pass. p

    marie jgo

    En 2014, Recep Tayyip

    Erdogan nous a adress

    un message de condolances.

    Cela est sans prcdent zacharia mildanoglu

    journaliste lhebdomadaire Agos

    Le martyre sans fin des Assyriens du KhabourChass de Turquie en 1915, ce peuple chrtien fuit aujourdhui le nord-est de la Syrie face aux exactions de lEtat islamique

    valle du khabour (syrie) - envoy spcial

    Bien que son glise tienne encoredebout, Oum Keif, comme lestrente-quatre autres localits as-syriennes de la valle du Kha-

    bour, dans le nord-est de la Syrie, na plus rien dun village et tout dune position militaire. Cest sur cette enclave chr-tienne adosse aux territoires kurdes que les combattants djihadistes de lEtat isla-mique (EI) ont lanc en fvrier leur der-nire offensive dans la rgion, occupant plusieurs villages et prenant en otage leurs habitants.

    Emports une nouvelle fois dans uneguerre dcide par dautres, les Assyriens, communaut chrtienne originaire de Msopotamie, ont d vacuer la petite co-lonie du Khabour, octroye leurs anc-tres au terme des vingt annes de com-bats, derrance et de massacres qui ont suivi leur viction dfinitive de leur patriedes hautes montagnes du Hakkari (sud-est de lactuelle Turquie) par lEtat otto-man, il y a un sicle.

    Refusant la fatalit dun nouvel exode,dautres ont pris les armes aux cts des combattants kurdes, comme Yosep, 24 ans (le nom a t modifi) : Nous avons t chasss de Turquie, dIran, puis dIrak. Nous devons combattre pour ne pasperdre le Khabour. Sur son gilet de com-bat, il a accroch une balle de kalachnikov quil a prvu de se loger dans le crne sil se trouvait accul par lennemi. Comme beaucoup de ses camarades, il porte lanti-

    que couteau lgrement recourb des guerriers du Hakkari, souvenir dun pre-mier exil. Yosep et les siens voudraient rendre cet objet, aujourdhui utilis dansles danses traditionnelles assyriennes, sa vocation premire : Mon arrire-grand-pre lavait quand il est arriv ici, cest mon tour de men servir.

    En ce printemps 2015, sur les bords dusillon fangeux qui signale lancien cours de la rivire Khabour, les montagnes duHakkari paraissent lointaines, perdues dans les brumes du mythe originel. Cestpourtant l-bas, aux confins des Empi-res ottoman et perse, que sont ns lesanctres de Yosep, dans un monde vio-lent o les clans chrtiens et kurdes sal-liaient et se combattaient au mpris de leur appartenance confessionnelle, nobissant quaux lois de la force et de lhonneur et aux rythmes des transhu-mances et des hivernages. Sur un mmeterritoire gouvernaient alors lmir kurde et le patriarche de lEglise syrienneorientale, chef spirituel et temporel deschrtiens montagnards.

    Mar Simon Benjamin occupait ce posteen 1915. Dsireux de sopposer Constan-tinople, qui, entre en guerre aux ctsdes Empires germanique et austro-hon-grois, stait lance dans une campagne gnocidaire contre les chrtiens de lEm-pire, le patriarche entrane en mai 1915les tribus chrtiennes dans une allianceavec la Russie. En raction, les Ottomans et leurs allis kurdes crasent les insur-gs et, malgr leur rsistance tenace, d-

    vastent leurs terres, les poussant sur le chemin dun exode qui se poursuit un sicle plus tard.

    Les Assyriens fuient le Hakkari traversles montagnes pour rejoindre la villeperse dOuroumieh, dabord sous con-trle russe, puis, aprs la rvolution bol-chevique de 1917, britannique. A son tour, Londres leur promet lindpendance

    pour quils participent la guerre. Con-traints de fuir devant lavance ottomane vers la Msopotamie anglaise (lactuel Irak), ils seront les oublis des traits de paix qui dcideront de lavenir des an-ciens territoires ottomans.

    En Irak, les Britanniques recrutent desrfugis assyriens dans leurs troupes sup-pltives, les levies, avant de les abandon-ner leur sort au moment o lIrak che-mine vers son indpendance (acquise en 1932). Dans un geste punitif criminel etfondateur du nationalisme irakien, plu-sieurs milliers dAssyriens sont assassins

    en aot 1933 au nord du pays par larme irakienne et les tribus kurdes. Dautres tentent de traverser le Tigre pour se rfu-gier en haute Djezireh syrienne sous pro-tectorat franais.

    Abandonns par toutes les puissancesqui ont jug bon de les utiliser au gr des circonstances et privs de toute perspec-tive de retour au Hakkari par la Turquiede Mustafa Kemal (1881-1938), les Assy-riens sont pris en main par la Socit des nations (SDN), qui envisage de les exp-dier en Guyane ou au Niger avant de ju-ger plus raisonnable, en 1935, de les ins-taller sur les rives du Khabour, dans cette Djezireh dserte que dautres rprouvschrtiens et kurdes de lEmpire ottoman viennent coloniser sous le patronage de la France. Les Assyriens, pasteurs semi-nomades et montagnards, sont invits cultiver la plaine.

    Nous tions prospres, mais nous nepouvions vivre pour toujours sur des terres o on ne voulait pas de nous , raconte Yakob, un responsable politique local en parcourant les rues dsertes de Tel Tamar,ancien chef-lieu de la colonie. Aprs lin-dpendance syrienne, en 1946, les coliersassyriens sont punis sils parlent leur lan-gue, et leurs parents sont fortement inci-ts donner des noms arabes leurs en-fants. La communaut est victime de vols et autres exactions commis par le voisi-nage et parfois couverts par les autorits, tandis que la rivire se tarit jusqu son as-schement complet en 1996. Les ponc-tions des populations arabes installes en

    amont par Damas et, au-del, des installa-tions hydrauliques turques ont trans-form le Khabour, unique ressource de la rgion, en un chapelet de cloaques boueux. On nous a tus petit feu, con-clut Yakob, lexil des gens du Khabour avaitdj commenc avant larrive de Daech. Ceux qui restent sont les tout derniers.

    Saint-Georges, avec sa lance, peint surles murs de plusieurs maisons abandon-nes o de rares habitants viennent rcu-prer leurs biens dans le fracas intermit-tent des tirs qui schangent au loin, paratbien impuissant. La plupart des habitants ont pris le chemin de Kamechliy, tout proche de la frontire turque, dont laro-port contrl par le rgime assure une liaison avec Damas, do lon peut rejoin-dre Beyrouth en attendant de senvoler dfinitivement pour lOccident.

    Selam Keko, 65 ans, est lun de ces rfu-gis. En attendant de partir, il occupe avec son pouse un appartement dont les oc-cupants prcdents ont dj migr. Un purgatoire avant lexil baign dans la lu-mire grise dun non. Il sourit lgre-ment en regardant une photographie an-cienne montrant linstallation de son grand-pre sur les rives du Khabour en compagnie dun fonctionnaire franais. Il la emporte en quittant sa maison pour la dernire fois. Jai toujours su que je ne mourrai pas dans mon village. Le Khabour est maintenant derrire nous , dit-il dans un souffle o se mlent la dchirure du dpart et un soupon de soulagement. p

    allan kaval

    Refusant la fatalit

    dun nouvel exode,

    certains ont pris

    les armes aux cts

    des Kurdes

  • 0123JEUDI 23 AVRIL 2015 gnocide des armniens | 7

    Les monts Taurus prs de Saimbeyli (Turquie). Avant 1915, la ville sappelait Hadjin et abritait une communaut de 26 000 Armniens. Moins de 4 000 personnes y vivent aujourdhui. PHOTOS : SCOUT TUFANKJIAN/POLARIS IMAGES

    K Dans un caf de Vakifli, le dernier

    village armnien de Turquie, prs de la frontire syrienne. Au mur, un portrait de Mustafa Kemal

    Atatrk.

    K K Clbration du Vartavar, un rite

    de purification, sur lle de Kinaliada,

    Istanbul. De nombreux

    Armniens sjournent encore

    dans ce lieu de villgiature traditionnel de

    la communaut.

    Messe du dimanche

    de Pques, en 2014 dans lglise armnienne

    Saint Giragos, dvaste pendant

    le gnocide et rcemment

    restaure, Diyarbakir, en Turquie.

    SCOUT TUFANKJIAN/POLARIS

    IMAGES

    Mme si nous sommes parpills pendant cent ans travers le monde, lArmnie reste notre terre pour lternit. Les maisons bties par mes grands-parents sont toujours l, comme les arbres que nous avons plants, les sillons dans les collines

    La photographe Scout Tufan-kjian a 37 ans. Elle est ne aux Etats-Unis et a document la diaspora armnienne dans vingt pays, avant de se rendre, en 2012, sur la terre ancienne , comme lappelait sa grand-mre.

    Ruines des villages dvasts, plaines traverses par des milliers dArmniens en fuite, glises reb-ties, traditions retrouves, Scout Tufankjian collecte les empreintes de lidentit armnienne. Une partie de son travail est en ligne (Scouttufankjian.com) et elle vient de publier ses reportages sur le souvenir commun dun peuple dissmin dans le livre There Is Only the Earth. Images From the Armenian Diaspora Project (Melcher Media, 224 p., 28 $).

    Armniens de Turquie

  • 8 | gnocide des armniens JEUDI 23 AVRIL 20150123

    Pour les Turcs, reconnatre le gnocide est une trahison

    Selon lhistorien Edhem Eldem, le ngationnisme dEtat peut sappuyer sur un sicle dendoctrinement nationaliste, mme si la socit commence smanciper de lhistoire officielle

    Edhem Eldem enseignelhistoire luniversit deBogazici, Istanbul. Sp-cialiste de lhistoire co-nomiste et sociale de lEm-pire ottoman au XIXe si-

    cle, il a tudi les massacres dArm-niens Istanbul en 1896 et a t membre du comit dorganisation dela confrence organise en 2005 Is-tanbul sur le sort des Armniens de lEmpire ottoman.

    Que signifie commmorer aujourdhui en Turquie le centenaire du gnocide des Armniens ?

    Pour ceux qui le font ils sont fortpeu nombreux , il sagit dun devoir de mmoire, dun engagement moral et parfois dun dfi politique. Pour la grande majorit de la population, la question ne se pose mme pas puisquele gnocide est ni. Le reconnatre et le commmorer quivalent par cons-quent une forme de trahison ou, au mieux, des errements causs par un endoctrinement tranger. Il faut ce-pendant signaler que la commmora-tion est dsormais possible, alors quelle tait impensable il y a peineune dcennie.

    Sur le temps long de lhistoire de lEmpire ottoman, quelle est la par-ticularit de la relation entre Turcs et Armniens ?

    Je ne suis pas sr quon puisse vrai-ment parler de Turcs dans un contexte ottoman. Cest une appellation occi-dentale qui est reprise par le rcit natio-nal et nationaliste turc qui svertue turquifier le pass ottoman. Cela tant dit, il est vrai que les Armniens et les musulmans turcophones de lempire avaient des liens de proximit et de familiarit, telle la langue turque, trs usite par les Armniens. Com-mun aussi aux Turcs et aux Arm-niens, un profond ancrage dans le terri-toire anatolien o bon nombre dAr-mniens sont de simples paysans. Mme Istanbul, le profil de lArm-nien moyen se rapproche beaucoup decelui des musulmans.

    Llite ottomane se plaisait appelerles Armniens millet-i sadka, la na-tion fidle . Venimeux et cynique com-pliment qui rsume la dimension tra-

    gique du sort des Armniens otto-mans. Une population dont lcrasantemajorit ne voulait pas concevoir son avenir hors de lempire, mais qui finit par tre accuse de tous les maux dun systme en dliquescence.

    Les Lumires ont-elles jou un rle dacclrateur des tensions ?

    Disons plutt quune certaineforme de modernit, drive des transformations politiques et idolo-giques de lEurope, a fortement in-fluenc lEtat et la socit ottomansau XIXe sicle, notamment travers loccidentalisation du systme. Lim-pact de cette modernit a t ambiva-lent. Dune part, un aspect positif :une forme de rationalisation de la po-litique, une plus grande intgration avec le monde extrieur, une manci-pation progressive de la socit et no-tamment des non-musulmans. Dautre part, le revers de la mdaille :lcart se creuse entre les moder-nes et les autres, entre llite et les laisss-pour-compte.

    Dans le cas des Armniens, maisaussi des autres communauts non musulmanes, cette ambivalence est assez visible. Les rformes crent un systme qui, sans tre constitutionnelou parlementaire, souvre un certaindegr de participation et de reprsen-tation au profit des non-musulmans. Mais le systme bloque sur la notiondgalit entre musulmans et non-musulmans. Le principe de base estlquit, qui permet de traiter les autres avec justice sans pour autant les considrer comme des gaux.

    Cest hlas encore ainsi que fonc-tionne aujourdhui la socit turque. Cela explique que, bien quaucuntexte ne linterdise, il est pratique-ment impossible un non-musul-man daccder un poste dans lar-me ou dans la fonction publique endehors des secteurs secondaires , comme luniversit.

    Au XIXe sicle, llite et les classesmoyennes armniennes se dvelop-pent rapidement, mais, si ce dvelop-pement se traduit par des acquis so-ciaux, culturels et conomiques, les droits politiques ne suivent pas au mme train et il en dcoule des frus-trations et des tensions importantes.Celles-ci, combines avec la monte du

    nationalisme et la faillite de lempire, ont fini par crer un mlange explosif.

    LEurope en gnral et la France en particulier ont exprim, ds le XIXe sicle, leur sympathie envers les Armniens mais aussi leur sou-tien lintgrit de lEmpire otto-man. Pouvait-on concilier ces deux positions ?

    Il suffit dobserver lEurope et leMoyen-Orient aujourdhui pour voir quel point la realpolitik et les politiqueshumanitaires peuvent se retrouver en porte--faux. Les Armniens ottomansne bnficiaient daucun vritable sou-tien international au-del de quelques vux pieux de rforme prononcs aprs le congrs de Berlin de 1878 et dune vague de compassion aprs que les massacres eurent pris de lampleur dans les annes 1890.

    Considrez-vous que les origines du gnocide de 1915 remontent au XIXe sicle avec les massacres de 1894-1896 ?

    Les massacres du rgne dAbdlha-mid II [sultan de 1876 1909] consti-tuent un tournant dcisif. Il sagit dupassage des massacres lancienne localiss, sporadiques aux massa-cres modernes , provoqus, organi-ss, et de toute vidence commandi-ts par le souverain. Sous Abdlha-mid II, le massacre devient linstru-ment dun terrorisme dEtat dirig contre toute une communaut. Dslors, il parat impossible de ne pasfaire un lien entre le caractre particu-lirement systmatique de cette va-gue de violence et la politique danni-hilation et de destruction que met-tront en place les Jeunes-Turcs.

    Vous avez t lun des artisans de la premire confrence sur le gno-cide des Armniens organise sur le sol turc en 2005. Le ngation-nisme dEtat est-il indboulonna-ble en Turquie ?

    Le ngationnisme est renforc parprs dun sicle dendoctrinement. Aumoins trois gnrations ont grandi dans une sorte de vase clos, nourries dun discours combinant dni et victi-misation. Ce gel de lHistoire rend laconfrontation dautant plus pnible aujourdhui dans un pays o le natio-

    nalisme fait partie de la culture de masse. Un gouvernement osant aller dans ce sens serait assur dune perte massive de voix [aux lections]. Pour-tant, les choses ont boug, notam-ment sous le gouvernement actuel. Unseuil a t franchi aprs la confrencede 2005 : il est dsormais possible de parler et de publier ce sujet, et le dis-cours officiel sest transform pour in-clure un brin dempathie et reconna-tre la souffrance de lautre. Rappelons aussi que certains acteurs politiques, notamment kurdes, parlent ouverte-ment de reconnaissance du gnocide.

    Cette historiographie marginale que vous incarnez, propos de 1915, va-t-elle prendre le pas sur le discours ngationniste officiel ?

    Le problme est beaucoup plus vasteet profond. Lexploitation et la mani-pulation de lHistoire des fins politi-ques sont la base de lidologie et de la politique turques depuis environ unsicle. Du point de vue de lhistorien, lengationnisme officiel rejoint dune part le mythe kmaliste des an-nes 1930 de nos anctres les Hitti-tes , qui voulait que toutes les popula-tions anatoliennes fussent turques, et,dautre part, les fantaisies no-otto-manistes du gouvernement actuel, qui prtendent tablir une continuit nationale entre le pass ottoman et le prsent. Cest ce qui ma fait crire r-cemment quil fallait sauver lhistoireottomane des Turcs .

    Mme si je reconnais de trs srieuxprogrs pendant ces deux dernires dcennies, il me semble que, tant que lhistoire restera otage de la politique etdu populisme, la bonne histoire aura beaucoup de mal sortir de cette marginalit. Le vritable dfi est de faire de lhistoire solide qui puisse seprter une vulgarisation intelligente sur ce sujet. Nous ny sommes pas en-core, mais ce que jobserve au sein dune jeune gnration de chercheurs me donne de lespoir.

    Croyez-vous quun jour la Turquie reconnatra le gnocide des Arm-niens ?

    Ma rponse prcdente traduit monambivalence ce sujet. p

    propos recueillis par

    gadz minassian

    Chronologie

    1877-1878Guerre russo-turque, dfaite de lEmpire ottoman. Les traits de San Stefano (mars 1878) et de Ber-lin (juillet 1878) entrinent la perte de la majeure partie des Bal-kans et mentionnent la mise en place de rformes dans les provin-ces orientales de lempire. Dbut de la question armnienne .

    1894-1896Les massacres dArmniens en Anatolie et Constantinople font 100 000 300 000 morts.

    1908Juillet Rvolution jeune-turque,rtablissement de la Constitutionottomane et arrive au pouvoir du Comit union et progrs (CUP).

    1909Mars-avril Le CUP massacre desArmniens Adana (sud) : entre 20 000 et 30 000 morts.

    1914 3 aot Dcret de mobilisation gnrale dans lEmpire ottoman. Cration de lOrganisation sp-ciale, bras arm du CUP. Trois mois plus tard, le 2 novembre, lEmpire ottoman entre en guerreaux cts de la Triple Alliance.Fin dcembre 2014-janvier 1915 Dfaite ottomane Sarikamich (nord-est). La IIIe ar-me dEnver Pacha est dfaite, 80 % des soldats turcs sont tus.

    1915 25 fvrier Enver Pacha signe undcret ordonnant le dsarmementdes soldats armniens de la IIIe ar-me.Mars Runions secrtes du CUPportant sur llimination des Ar-mniens de lEmpire ottoman.24 avril Dbut de larrestation etde llimination de milliers din-tellectuels armniens Constan-tinople et dans les autres villes delempire.Avril-octobre Premire phasedu gnocide : les Armniens des six provinces orientales (Armniehistorique) ainsi que de Cilicie et de Cappadoce sont dports versla Syrie et la Msopotamie.24 mai Dclaration commune dela Triple Entente (Russie, France, Grande-Bretagne) qui rappelle la pleine responsabilit de Constan-tinople dans ce crime contre lhumanit et la civilisation .

    1916Fvrier-dcembre Deuximephase du gnocide : les Armniensdtenus dans des camps en Syrie et Msopotamie sont extermins.

    191828 mai Proclamation de la Rpublique dArmnie.30 octobre Signature de lar-mistice de Moudros (le de Lem-nos, mer Ege) entre les Allis et lEmpire ottoman vaincu.

    19198 janvier Formation dune courmartiale extraordinaire pour ju-ger les responsables des massa-cres des Armniens. Le 5 juillet, lesdirigeants du CUP Mehmet Talaat,Ismal Enver, Ahmed Djemal et ledocteur Mehmet Nazim sont con-damns mort par contumace.

    192010 aot Signature du trait de Svres entre les Allis et lEmpireottoman. Les six provinces orien-tales sont intgres, sur le papier, la Rpublique dArmnie.

    1920-1921 LArmnie est intgre lURSS.

    192115 mars Assassinat Berlin de lancien grand vizir Talaat Pacha par le militant armnien Sogho-mon Tehlirian. Dbut de lopra-tion Nmsis visant excuterles responsables du gnocide.

    192324 juillet Le trait de Lausanneannule les dispositions du trait de Svres et entrine la reprise detoute lAnatolie par la Turquie.

    Des touristes turcs devant lle dAkdamar (est),

    ancien centre religieux

    armnien, dont les moines furent

    massacrs en 1915.SCOUT TUFANKJIAN/

    POLARIS IMAGES