Frederic lebas Revue Societes LE MANGA, MODE EXPLORATOIRE DES « MONDES (FICTIONNELS) FLOTTANTS »

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LE MANGA, MODE EXPLORATOIREDES « MONDES (FICTIONNELS) FLOTTANTS » Le Manga de part son format d’ultra-consommation est devenu un épiphénomène culturel sans précédent en Occident, aussi ce texte tentera d’extraire quelques éléments significatifs de son attraction actuelle. En prenant en considération le fait que le manga est l’émanation d’une culture profondément imprégnée par ses souches bouddhistes – ukiyo : monde flottant -, ainsi que le fruit de l’observation attentive du cinéma et de la bande dessinée occidentale, nous émettrons l’hypothèse que ses techniques visuelles renforceraient la tendance actuelle du principe d’immersion et d’imprégnation aux mondes fictionnels.

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LE MANGA, MODE EXPLORATOIREDES

« MONDES (FICTIONNELS) FLOTTANTS »

Le Manga de part son format d’ultra-consommation est devenu un épiphénomène culturel sans précédent en Occident, aussi ce texte tentera d’extraire quelques éléments significatifs de son attraction actuelle. En prenant en considération le fait que le manga est l’émanation d’une culture profondément imprégnée par ses souches bouddhistes – ukiyo : monde flottant -, ainsi que le fruit de l’observation attentive du cinéma et de la bande dessinée occidentale, nous émettrons l’hypothèse que ses techniques visuelles renforceraient la tendance actuelle du principe d’immersion et d’imprégnation aux mondes fictionnels.

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Qui n’a jamais été subjugué par les histoires de fantômes, de rônins ou de robots japonais, par la capacité des mangakas - dessinateur de manga - à insuffler une vie aux machines en quelques traits de crayons expressifs, ni à nous précipiter au cœur de l’action, de s’attarder sur un détail, un instant suspendu, ou seulement d’être pris dans les méandres d’une narration qui ne semblerait connaître de fin... On l’aura bien compris, que ce soit la génération des trentenaires et quarantenaires qui ont connus les premiers mangas en France grâce au Club Dorothée, ou les jeunes générations qui, avec avidité et assiduité, suivent les aventures de Naruto, Claymore, One piece, Hellsing, Vagabond… le manga avec son format d’ultra-consommation1 est devenu un épiphénomène culturel sans précédent en Occident. Le manga est au Japon ce qu’est le jeu de rôle a été en Occident : un outil fictionnel de projection - aux vertues initiatiques et de réécriture de soi -, qui, il n’y a pas si longtemps, faisait encore mauvaise presse... Mais ici, nous nous contenterons de présenter quelques uns des mécanismes structurant l’engouement actuel.

Hiroki Azuma dans son ouvrage, Génération Otaku, mentionne que les Otakus, héritiers et nouvelles générations de lecteurs de manga, « ressentent une plus forte authenticité dans la fiction que dans le réel », et précise : « la plupart de leurs relations sociales consiste en un échange d’information. »2. La réflexion d’Azuma repose ici sur le constat émit par Alexandre Kojève à son retour du Japon en 1959 dans une note de L’introduction à la lecture d’Hegel3. Il y remarque non seulement que ce pays expérimente la « fin de l’histoire » depuis trois cent ans, mais que le japonais est emprunt d’un snobisme. Il constate à la lumière des pratiques du théâtre Nô, de la cérémonie du thé ou de l'art des bouquets florals, Ikebana. Il oppose ce snobisme à l’animalité américaine, à l’assouvissement frénétique et immédiat des besoins. Ce « snobisme » aurait perdu de sa superbe chez les otakus, et à la seconde phase historique de la culture otaku, l’« ère des fictions », de 1970 à 1995, succède « l’ère animale »4. Ou dit autrement, les grands récits technologiques avec pour figures de proue Gudam et Evangelion, se substitueraient par un « retour à l’animalité ». Toujours selon Azuma, l’archétype de ce retour est le manga

1 Toutes classes sociales, tempéraments et âges possèdent leurs mangas. 2 Génération Otaku : les enfants de la postmodernité, traduit par Corinne Quentin, préface de Michel Maffesoli, Ed. Hachette Littératures, Coll. Haute tension, Paris, 2008, p. 149. 3 Introduction à la lecture d’Hegel, Ed. Paris, 1947, note de la Seconde Édition p. 436. 4 Génération Otaku, op. cit., p. 143.

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kawaï, ou « mignon », Di Gi Charat mettant en scène des extraterrestres pourvus d’oreilles de chat en recherche de gloire, mais qui se trouvent très vite confrontés aux vicissitudes de la vie quotidienne terrestre, le facteur d’attraction étant pour ce dernier ses fameuses oreilles. Azuma prend acte de l’actualisation de la multiplicité des univers fictionnels qui s’engendrent et coexistent au travers de la culture manga, pour rejoindre la pointe de la postmodernité5. Ces propos sont, à bien des égards, à relativiser. Au sens que la langue japonaise, ainsi que la perception du temps et de l’espace sont structurellement orientés vers une lecture située de l’ambiance du présent, en d’autres termes, par son présentéisme. En cela, ils auraient toujours été des « consommateurs de données », et la fabrication industrielle de récits, ou l’avènement d’Internet, n’auraient fait qu’exacerber des besoins déjà préexistants...

Ainsi, ce que Kojève prenait pour du snobisme, est certainement cette part de communicabilité non-verbale et situationnelle – pourrait-on parler de sensibilité animale ? - qui lui échappa lors de son contact avec la culture japonaise. Le géographe sinologue Augustin Berque l’explique lorsqu’il mentionne que le sens dans la poésie du Haïku, se situe en amont du mot, relatif à une construction qui lui serait antérieure6. Le langage visuel du manga ne fait pas exception à ce situationnisme, à cette consommation de donné lié au contexte pour se manifester au travers de toute la culture nippone7. Pour Roland Barthes, « L’empire des signifiants est si vaste, il excède à tel point la parole, que l’échange des signes reste d’une richesse, d’une mobilité, d’une subtilité fascinantes en dépit de l’opacité de la langue, parfois même grâce à l’opacité. »8.

5 A savoir que le terme d’otaku est apparu pendant les années 60. Ce sont les ancêtres des rôlistes (joueur de jeu de rôle), geeks et nerds américains des 80-90, et no life, hard-core gamer ou netocrates d’aujourd’hui. Ces derniers partagent cette même gloutonnerie d’informations, ce même engouement pour l’immersion dans des univers dit « virtuels » (on en oublie souvent que ses origines proviennent de la littéraire fantastique et science-fictionnelle). Ce qui paraissait, il n’y a pas si longtemps comme des comportements « pathologiques » est devenu une norme pleinement assumée : ce caractère est essentiel pour bien comprendre la jeunesse actuelle, mais aussi les générations nées lors des années 70. 6 Je renvoie à sa démonstration dans son article Point de parole et paysage dans le haïku, in Revue des sciences humaines, n° 282 (2/2006), pp. 29-40. 7 Augustin Berque, Aspects économiques de la relation au temps et à l'espace dans la culture japonaise in Anthropologie et société, vol. 14, n° 2, 1990. 8 Barthes continue : « La raison est que là-bas le corps existe, se déploie, agit, se donne, sans hystérie, sans narcissisme, mais selon un pur projet « érotique » – quoique subtilement discret », Empire des signes, Ed. Seuil, Coll. Points essais, Paris, 2005, p.23.

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Pour revenir au glissement que constate Azuma lors des années 90, il serait dû, pour notre part - tout du moins, on peut émettre l’hypothèse ici - à la réécriture du rapport à la Nature au travers de la constitution du dispositif urbain. La figure du mécha, ou grand robot – exosquelette, ou double prothétique d’un corps augmenté -, archétype japonais de l’imaginaire technologique inauguré par Astro de Tesuka9, est à ce titre exemplaire. On peut ajouter à cela, pour bien comprendre la culture japonaise, que ce mécha intervient la plupart du temps comme sauveur de la civilisation japonaise, ou de l’humanité, face à toutes sortes d’aliens envahisseurs : métaphore que l’on peut interpréter par une résistance à l’hégémonie occidentale, notamment américaine, qui mit fin à l’ère Edo et à l’ère Meiji. Sont-ils à considérer, ces robots, comme le Golem de Prague imaginé par le Rabbi Loew, protecteur de la communauté juive ? La question reste ouverte, mais refermons ici cette parenthèse. Ainsi, cet imaginaire que l’on retrouve au travers de Godzilla10, Astro, ou Patlabor, en passant par Mazinger Z, Goldorak, Macrocoss, Evangelion et bien d’autres, aurait préparé le terrain aux futures technologies en train de se générer et permis d’en élaborer de nouveaux rapports. Sa forme la plus aboutie se concrétise dans les genres fictionnels du cyberpunk, orchestré par Ghost in Shell de Masamune Shirow, repris en animation par Mamoru Oshii, mais aussi Gunnm de Kishiro Yukito : la figure du cyborg accomplit la fusion déjà opérante au sein de la culture nippone, entre le sujet et l’objet, entre le créateur et sa créature. Les êtres synthétiques, ou hybrides de Mamoru Oshii se posent tous cette même question insoluble : qu’est-ce qu’une forme de vie autonome ? Passerait-elle nécessairement par la possession d’un corps ? Et ce, au regard d’une société où le je, l’identité individuelle, est un concept difficilement compréhensible pour un asiatique. Ce questionnement est aussi central pour Kishiro Yukito : teinté d’une réflexion sur les nanotechnologies11, les cyborgs de Zalem ou « la décharge » conservent une humanité en préservant leur cerveau, tandis que sur la station orbitale Jeru qui trône au dessus de la « décharge », les humains préparés par une intelligence artificielle pour coloniser l’espace préservent un corps organique alors que leur cerveau a été substitué par une puce informatique. Dans Gunnm, cette problématique se double 9 On peut noter à ce sujet que les Japonais réalisèrent en grand nombre, dès l’ère Edo, des automates : karakuri-ningyô, poupées mécaniques. 10 Genre cinématographique japonais, le kaijù eiga, qui signifie bête étrange et mystérieuse résultant des manifestations des forces de la nature devant laquelle l'homme est impuissant. 11 C.f. Bounthavy Suvilay, Quelques représentations de la nanotechnologie dans le manga in Alliage n°62, Culture – Science – technique, http://www.tribunes.com/tribune/alliage/62/page9/page9.html

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d’une quête de l’identité nationale - le nous12-, doublement perdue comme mentionné ci-avant. On peut remarquer ici que l’anticipation japonaise au mouvement postmoderne, se double ici des théories posthumaines. Ces méchas et cyborgs qui parsèment toute la culture manga sont la proposition et la réécriture d’un corps médial pour reprendre Augustin Berque, comme combinaison des techniques, des symboles – notre société – et des écosystèmes. Les actualisations successives des symboles13 véhiculés par ces fictions structurent le champ du social et créent de nouveaux vecteurs du développement technologique. La création de robots à l’apparence humaine, tendance très forte au Japon, en serait l’une de ses manifestations.

La conjonction entre haute technologie et tradition originaire de bouddhisme et du zen, par définition l’un des caractères essentiel définissant la postmodernité14, demeure sans aucun doute l’un des éléments attractif inconscient qui imprègne chaque page des mangas. Sans que, toutefois, en tant qu’occidentaux, nous puissions véritablement en saisir toute la profondeur, mais dont les influences de leur puissance narrative et visuelle semblent incontestables. Cette spécificité facilite, au travers de l’expressionisme et l’artifice du dessin, une imprégnation aux univers fictionnels. Ce que l’on peut considérer comme du simulacre au sens baudrillardien, et ça l’est en un certain sens, c’est leur capacité à faire pénétrer le lecteur dans un illusionnisme immanent. L’enchevêtrement de signes, tous plus probables les uns que les autres, confère l’authenticité de la fiction que décrit Azuma. Cette authenticité pose de manière sous-jacente la question de l’immersion synesthésique, au sens des correspondances baudelairiennes, dans des univers coexistants ou la mise en parallèle de mondes. C’est-à-dire la communication et le partage du flux des expériences, ce

12 « L’intérêt intrinsèque de Gunnm est d’attester le poids dont pèse encore, sur la génération des trentenaires qui forment aujourd’hui le cœur du Japon actif. » Une fable cyberpunk sur la mémoire historique, l’identité japonaise et l’ordre international : Gunnm, de Kishiro Yukito, de Jean-Marie Bouissou, in Japon pluriel 7, Acte du septième colloque de la Société française des études japonaises, sous la direction d’Arnaud Brotons et Christian Galan, Ed. Philippe Picquier, Arles, 2008, p. 466. 13 « nous font somatiser notre monde en le rapatriant dans notre chair, alors que la technique, elle nous la fait cosmiser en l’extériorisant. » Augustin Berque, Cybèle et Cyborg : les échelles de l’écoumène, in Revue Urbanisme, n°314 septembre/octobre 2000. 14 Il existe et perdure une exhorte populaire significative de l’esprit japonais : Wakon yôsai, « âme japonaise, sciences occidentales. »

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qu’Alfred Schutz désigne par syntonie15. En parcourant l’art d’Hokusaï et celui de Tezuka, les auteurs clés permettant de comprendre le manga, nous approcherons toute l’amplitude esthétique du décentrement temporel et spatial propre la culture japonaise. A préciser que nous ne mentionnerons pas les décalages entre le contexte narratif du récit pris comme support, ou mieux, comme prétexte, aux manifestations des affects et sentiments des personnages. Il faut garder à l’esprit dans ce qui va suivre, que la forme, l’ambiance, dans le manga prévaut sur le fond. Il est une expression qui rend particulièrement bien compte de la contingence qui cimente l’esprit japonais, le mono no aware : « la poignante mélancolie des choses » ou « sentiment des choses ». Par cette posture empathique, il y a saisissement de l’impermanence – ukiyo - de la vie. Par exemple, il exprime au travers de la spontanéité d’un trait, le saisissement de l’instant, éphémère ou tragique - que l’on peut rapprocher du Kairos grec -. On le décèle aussi à travers les intervalles, ma, le vide, jusqu’à ce que temps et espace deviennent immobiles, suspendus, propices à l’échange intersubjectif, à la proximité de l’étendue du monde. Ce que l’on dénomme dans le zen par le : « vide positif où l’être se déploie »16. L’élément séducteur dans le manga, c’est bien cette aptitude à saisir le réel et à le restituer par l’invention de procédés graphiques véhiculant des formes expressives au plus proche des forces vitales de la vie.

L’arc de la vague au large de Kenagawa d’Hokusaï capte la vague du temps, ainsi que l’immuabilité du mont Fuji situé en arrière plan : temps et espace, mouvement et inertie se rejoignent, la vague de l’espace de déploie en tant que négatif de l’a-temporalité de la montagne. Dans ses dessins vifs, ses modèles semblent chanter et rire ; les mouvements techniques des lutteurs sont décomposés et séquencés ; la pieuvre étreint le corps de la femme du pêcheur, qui gémit de plaisir ; animaux, objets et arbres s’animent, ainsi que les sorcières et autres êtres fantastiques peuplant la forêt : c’est tout le projet de la série de

15 « la participation dans le flux de l’expérience de l’autre selon le temps interne, cette existence continue d’un présent très fort en commun, constituent ce qu’on avait appelé dans les paragraphes d’introduction la relation de « syntonie », l’expérience du « Nous », qui est au fond de toute communication possible. » Alfred Schutz, Faire de la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux, in Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, p. 25. 16 Le sauvage et l'artifice : Les Japonais devant la nature, Ed. Gallimard, Paris, 1986, p. 258.

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15 rouleaux intitulés La manga, à traduire comme « esquisses rapides, fantaisistes, et malhabiles »… Ainsi, on ne peut comprendre le manga sans faire l’économie de revenir à Hokusaï Katsushika, portant le surnom de « Vieux Fou de la peinture », et à la période où celui-ci vit le jour. Un moment singulier dans l’histoire du Japon où le ukiyo, « monde flottant », ancienne notion bouddhiste, changea de sens. Le ukiyo indiquait que la seule certitude en ce monde est son impermanence, son instabilité ; source d’angoisse et de mélancolie. La seul échappatoire – au cycle des réincarnations – est d’accéder au Nirvana - cercle stable et vide de l’être -. La métaphore des ermites et sages des montagnes fut substituée par celle de la « poussière rouge »17, figurée par les quartiers des plaisirs fleurissant pendant la période de stabilité que fut Edo. Dès lors, le ukiyo exprimait l’actualité des changements sociétaux à l’œuvre en cette période de paix dirigé par le Shogunat Tokugawa où la densité urbaine et les échanges marchands augmentèrent considérablement, et où l’on faisait la part belle aux plaisirs frivoles et triviaux. Hokusaï capta dans de nombreuses estampes, l’érotisme qui planait sur la ville d’Edo, notamment dans le quartier de Yoshiwara. Philippe Pons interprète cette période comme l’incubateur de la modernité japonaise qui suivit à l’ère Meiji, et rapproche l’éthique marchande de l’éthique protestante18 que décrivait Max Weber19. On assista en conséquences, à un glissement du centre de gravité des créations artistiques convergeant vers le ukiyo, que l’on peut traduire par la vie courante ou quotidienne, pour se décliner en un genre littéraire, le ukiyo-zôshi : « récit du monde flottant », et le ukiyo-e : « image du monde flottant ».

Vers 1814, Hokusaï entreprit de débuter sa célèbre encyclopédie. N’ayant pas d’école, ce qui en dit long sur sa volonté de s’émanciper des cloisonnements hiérarchiques alors que la figure du maître est centrale, il entreprit de constituer un projet didactique de grande envergure. Dans la préface de son troisième volume, Hokusaï mentionne que « ce livre apprend le dessin sans maître. [...] Mais ce livre n’est pas pour les enfants seulement. Les grandes personnes, les poètes par exemple, qui

17 Kenneth White, Hokusaï, ou l'horizon sensible – Prélude à une esthétique du monde -, Ed. Terrain vague, Coll. Vision, Paris, 1991, p. 19. 18 La culture urbaine à l’époque d’Edo, une incubation de la modernité, in Images du monde flottant : peintures et estampes japonaises XVIIe-XVIIIe siècles (Exposition à la Galerie Nationale du Grand Palais, à Paris du 27 septembre 2004 au 3 janvier 2005), Ed. Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2004, p. 33. 19 L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Ed. Pocket, Coll. Agora. Paris, 1989.

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veulent exécuter un dessin rapide, seront aidées par ce livre »20. Kenneth White qui analysa très finement toute son œuvre, interprète sa démarche comme une illustration convaincante de la Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme21 de Friedrich Von Schiller : par la synthèse des « pulsions sensuelles », les « pulsions formelles » et « pulsions du jeu » se développe, selon Schiller, une « forme vivante ». En comparant son œuvre aux Carnets de Léonard de Vinci, White insiste que sur le fait qu’Hokusaï appréhenderait la « structure mathématique latente du monde »22. Ici, on ne peut que difficilement résister à rapprocher son projet de celui de l’expressionnisme de Wassily Kandinsky débutant par le Cavalier Bleu - Der Blaue Riter -. Au travers de la recherche du principe de nécessité intérieure, il considéra le « « monde » entier comme une composition cosmique complète, composée elle-même d'un nombre infini de compositions autonomes de plus en plus petites, toutes composées finalement, dans le macrocosme comme dans le microcosme, de points, ce qui rend au point, par ailleurs, son état originaire géométrique. »23. Une démarche que partage Kenneth White dans son projet d’embrassement du cosmos au travers de sa pratique, ou posture d’être au monde, qu’est la cosmopoétique : « […] je vois chez Hokusaï le désir d’une éducation esthétique générale, seule fondation pour une culture humaine à la mesure du monde, de l’univers-multivers »24. De l’immersion en ce « monde flottant », on pourrait être surpris par les dimensions du projet éducatif d’Hokusaï, embrassant bien plus que le monde de l’estampe. On sait combien l’expressionnisme25, en commençant par Van Gogh, fut redevable des estampes d’Hokusaï, ainsi que de celles d’Hiroshige et d’Utamaro. La vision du monde, au départ

20 Hokusaï, ou l'horizon sensible, op. cit., p. 66. 21 Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, Ed. Aubier, Coll. Bilingue, 1992 (1795). 22Kenneth White reprend le premier volume de La manga : initiation au dessin rapide, où Hokusaï mentionne que le dessin consiste non pas en l’élaboration des lignes selon les proportions prescrites par les anciens mais par des carrés et des ronds mesurés pour déterminer des formes. Hokusaï, ou l'horizon sensible, op. cit., pp. 66-67. 23 Point et ligne sur plan, Ed. Gallimard,Coll. Folio, Paris, 1991 (1926), p. 44. 24 Hokusaï, ou l'horizon sensible, op. cit., p. 78. 25 Le sociologue Georg Simmel nous offre une belle définition : « Si je ne me trompe le sens de l’expressionnisme est le suivant : projeter l’impulsion interne de l’artiste telle qu’elle est vécue immédiatement dans l’œuvre ou plutôt la considérer elle-même comme œuvre. Il ne s’agit plus de la réaliser d’après une forme ou de la couleur dans une forme. », Sociologie et Épistémologie, Ed. Presses Universitaires de France, Paris, 1981, p. 156.

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invisible et intraduisible, est impulsée et retranscrite par le dessinateur. Les expressions nous parlent, parce qu’elles s’adressent directement à la subjectivité du regardeur sans passer par un mode discursif. C’est bien l’inestimable leg d’Hokusaï. Par la spontanéité du dessin et par les codes visuels d’expressions débutent le monde de la correspondance et la synesthésie des sens. La magie par imprégnation et immersion dans les univers autres s’opère, à ce moment précis, l’illusion de la Mâyâ advient. D’un point de vue graphique, c’est ce qu’a bien repéré Scott McCloud dans son ouvrage L’Art invisible26, LA référence pour comprendre la bande-dessinée. L’idée maîtresse de son ouvrage repose sur le fait qu’elle s’adresse de manière extrêmement efficace aux sensorialités. McCloud s’inspire de la phrase de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible : il rend visible ». Dans ces animations, Hayao Myasaki a très bien signifié cela en insufflant de la vie, de la personnalité même, aux objets technologiques. Sûrement grâce à la passion qu’il voua très tôt aux machines, son père étant avionneur, ainsi qu’à l’imaginaire animiste dont sont emprunts toutes ses productions. Nausica, La puta (Le château dans le ciel), Mon voisin Totoro, Princesse Mononoké en sont les exemples les plus flagrants. On peut ajouter à cela la facilité à élaborer des univers autres, précision que mentionne souvent l’un de ses faiseurs en la personne d’Alejandro Jodorowski, préférant de loin la bande dessinée aux contraintes du cinéma.

L’attention toute particulière à l’expression de la vie de Maître Hokusai prépara les techniques de narration formelle du manga, dont les bases furent posées par Osamu Tesuka à partir de 1940-1960. Ces derniers sont les principaux auteurs cristallisant l’instinct de formation, ou bildung, de l’esthétique généralisée japonaise. Un formisme sociologique que propose Michel Maffesoli à la suite de Schiller, afin d’insister sur le rôle de l’esthétique – et de éthique - dans la structuration du social, qui « […] incite chaque être vivant à adopter une forme précise, puis à la conserver. »27. Nous allons désormais aborder quelques unes des matrices ou moules de l’esthétique des mangas. Dans son analyse Scott McCloud met en évidence l’enchaînement « de point de vue à point à vue », comme trait spécifique de la bd japonaise, a contrario des enchaînements d’actions plus classiques utilisés dans la bd américaine, française ou belge qui se font « de sujet à sujet », de « scène à

26 L’art invisible, Ed. Delcourt, Coll. Contrebande, Paris, 2007 27 Eloge de la raison sensible, Ed. La Table Ronde, Coll. La petite Vermillon, Paris, 2005 (1996), p. 135.

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scène » et « de moment à moment »28. Cette technique de point de vue à vu point de vue joue sur le déplacement de angles de vues, sur l’alternance des gros plans et des grands angles, ou la décomposition des mouvements en traveling, implique que le regardeur/lecteur recompose par imprégnation, l’ambiance des scènes, afin qu’il puisse combler les vides laissés au regard par sa propre subjectivité. On pourrait rétorquer que ce sont des procédés propre à toute la bande-dessinée, mais cette dimension est bien plus paroxystique que dans tout autre type de bande-dessiné occidentale, hormis des expérimentations tel que MAUSS d’Art Spiegelman. Lors de la lecture, le temps se cristallise en l’espace intersubjectif des cases, il se dilate ou se rétrécit pour signifier, selon le scénario, une atmosphère contemplative29, une tension attendant un dénouement ou une subite accélération. Par la simultanéité de différentes prises de vues d’une même scène, le temps de l’action, même extrêmement rapide, semble se distendre pour dévoiler ce qui habituellement se dissimule à nos regards - principe de la chronophotographie -, d’autant que ce principe est utilisé pour donner du volume, une densité30. On peut ajouter comme autre spécificité de cette grammaire visuelle le « mouvement subjectif » apparaissant à partir des années 60 et plus tardivement dans la bande-dessinée occidentale - vers 1980 -, permettant d’impliquer le lecteur dans l’action, pour exemple : être en train de conduire un engin à toute vitesse ou de participer à un combat à travers le regard du héros ou de son adversaire… Ces quelques éléments de la grammaire visuelle furent, pour la plupart, inventés et codifiés par Osamu Tesuka. Il n’est certes pas l’inventeur des mangas, mais il en augmenta l’intensité narrative d’un échelon supplémentaire en s’inspirant du langage des premiers strips et comic’s book américains, des animations de Disney et des Frères Fleischer, ainsi que du « réalisme 28 L’art invisible, op. cit., pp. 82-91. McCloud compare plusieurs auteurs représentatifs des différentes traditions de bande dessinée en comptabilisant les occurrences de chacun de ses types de découpage mentionnés. 29 L’un des plus emblématique et remarquable mangaka de l’esthétique contemplative est certainement Jiro Taniguchi (L’homme qui marche, Au temps de Botchan ou dernièrement Mon année). Il fait partie du mouvement La nouvelle Manga, composé de dessinateurs français et japonais. 30 On retrouve cette esthétique dans des scènes de Matrix des frères Wackowski dénommé bullet time ou « effet à la matrix », Lorsque, par exemple, le plan tourne à 360° autour de Néo en suspension, les balles fusant au ralenti autours de lui. Cet effet cinématique renforce d’une part, l’immersion du spectateur par sa puissance visuelle, et de l’autre, elle met en évidence les nouvelles capacités de lectures du réel/virtuel dont est nouvellement doté Néo, acquises en partie, grâce à ses entraînements aux arts-martiaux.

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poétique » - John Ford, Marcel Carné -, tendance cinématographique inspirée par le courant « expressionniste » - Fritz Lang, Robert Wiene, Murnau -. La fascination actuelle vouée au manga et aux animations est en quelque sorte le retour sur expérience de la culture japonaise sur la culture occidentale. Bien que ce ne soit pas pour les mêmes motifs, ils sont avant tout esthétique pour Tezuka, on peut rapprocher cette tendance à celle plus globale qui anima le Japon au début de l’ère Meiji, s’employant à « rattraper ! » et « dépasser ! », oitsuke ! oikse !, son retard vis-à-vis de l’occident. Cette stratégie de défense vis-à-vis de l’altérité, par son assimilation et réinterprétation, fut déjà employée au XIIème siècle lors de l’implantation du Bouddhisme par la Chine.

Bien que le graphisme de Tesuka ne fasse pas école31, son style narratif perdure. A bien des égards, on peut comparer son « projet » éducatif et pédagogique à celui qu’insuffla Hokusaï dans l’estampe. Ce que nous avons désigné auparavant comme une grammaire de l’immersion graphique ressemble au kata, en tant que « forme générale ou potentielle des formes singulières (sugata) ou effectives (katachi) »32. Bien connu dans les arts martiaux, il repose sur une matrice de gestes et de signes, au travers desquels, la base signifiante, le corps, se conforme à une forme spatiale et rythmique. Pour Augustin Berque, il ne s’agit pas seulement de l’acquisition d’un nouveau point de subjectivation du réel, mais d’« une forme de conscience plus vaste, laquelle, plus directement que celle du sujet individuel, lui donne accès aux choses et aux mondes. »33. C’est ainsi que les katas visuels et narratifs élaborés par Tezuka, ou formes perceptives spatiales et temporelles, se perpétuent tout en subissant des variations et des déclinaisons. L’efficace de l’immersion synesthésique est complétée par d’autres vecteurs formalisant le manga34, tels que l’utilisation des onomatopées – allant du son tonitruant sortant des cases, jusqu’au bruissement imperceptible d’une feuille ou d’une étoffe -, de codes d’expression des émotions –la petite goûte de sueur perlant sur la joue exprimant la gêne -, ou encore, des effets de masque – en alternant réalisme photographique et traits schématiques, on augmente et oriente l’attention sur un personnage, un objet, ou l’intensité dramatique d’une scène -.

31 On peut tout de même citer Metropolis sortie en 2001 réalisé par Katsuhiro Otomo (Akira, Memories, Steamboy…) et Rin Taro (Albator, Galaxy Express999…). Ces derniers, en hommage au mangaka, reprirent un one shot réalisé en 1949 par Tesuka inspiré du Metropolis de Fritz Lang. 32 Point de parole et paysage dans le haïku, op. cit. 33 Sauvage et l’artifice, Op. cit., p.214. 34 Phénix. Le guide du manga, Ed. Asuka, Paris, 2005, pp.26-57.

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D’un point de vue phénoménologique, il exsude indéniablement une présence de l’être au monde, Daisen heideggérien, dans cette manifestation de l’être spécifique, ou étant, qu’est le manga. Du fait de cette immédiateté sensible issue des traditions bouddhistes puis zen, ce sont des micro-récits habités et vécus en tant que tel. Cette démarche n’est pas sans rappeler celles de la phénoménologie d’Alfred Schutz qu’il décrit par l'époché de l'attitude naturelle. Il considère que toutes les réalités multiples, quelles qu'elles soient, ne sont pas de pures virtualités, rêves sans consistance, ni mémoire. Schutz invoque ici les catégories des petites perceptions de Leibnitz. Car, quand bien même ces petites perceptions, et l’on sait combien elles sont importantes pour la culture japonaise, feraient parties de l’ordre de l’imperceptible - relatif au sens du mouvement, aux sensations internes ou digestives - elles n’en sont pas moins « des catégories d'expériences essentiellement actuelles, c'est-à-dire qu'elles existent simplement dans l'actualité de l'expérience et ne peuvent être saisies par une attitude réflexive. »35 A ce stade, le doute cartésien n’est plus opérant, et il se dessine un ensemble hétérogène et multiple de plans de réalités composées, et mises en forme par les katas, mentionnés ci-avant, ou dans le vocable de Schutz : des schèmes d’actions ou typicalités. Même si ces plans échappent en parti à notre entendement, possiblement ces plans, mis en présence, coexisteraient entre eux. Cette posture d’être au monde ou mode d'aperception sociologique qu’Alfred Schutz définit par attention à la vie est semblable à l’attention/vigilance de la méditation sur la vacuité, le sunyata. Ainsi donc, ce mode d’empathie est semblable au saisissement de l’impermanence et l’incomplétude de l’existence que l’on décèle dans le yukio. Bien entendu, ce support d’expression qu’est le manga, et par extension l’animation, ne sont qu’une dimension parmi bien d’autres, de l’esthétique japonaise pulvérisée et éparpillée, en même temps qu’il les embrasse toutes. Christine Buci-Gluksmann qui s’est intéressée à l’esthétique du temps et du virtuel au Japon – virtuel entendu comme potentia, non comme virtus – mentionne l’émergence d’une multitude d’« hétérochronies technologiques »36. C’est dans les images de ces « mondes flottants », qui se concatènent et se juxtaposent, tels des motifs pour signifier la multiplicité de la trame du vécu, que naissent en creux les images fantasmatiques et obsessionnelles nippones. Des images cristal deleuzienne selon Glucksman, des univers hors du temps, en suspension dans l’espace, dotés de leurs propres accélérations et infinies lenteurs, 35 Le chercheur et le quotidien, op. cit., p. 108. 36 Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir, une esthétique du virtuel, Ed. Galilée, Coll. Débat. Paris, 2002, p. 149

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mais qui ont toutes pour point commun un terreau d’actualité, jusqu’aux plus improbables... Blame NSE37 de Tutsomu Nihei, paru au Japon dès 1998, est à ce titre emblématique de la virtuosité du jeu sur les temporalités, sur l’exploitation du vide et la continuation de l’imaginaire cyberpunk qui a profondément marqué les années 90. Contrairement à Ghost in the Shell et à Gunnm où la recherche de l’identité est fondamentale, comme nous l’avons succinctement abordé au tout début de notre exposé, Blame ! met en scène un monde post-humain, où l’humanité n’est plus qu’un vague souvenir, décimée par une sorte de virus cybernétique38. Nihei s’applique à mesurer la distance qui nous rapproche de cette posthumanité, en créant une mise en abîme, un haut-delà technologique, peuplé par des cyborgs, avatars d’Intelligence Artificielle et êtres biosynthétiques mutants dissidents. Ce qui présage un devenir de l’humain, s’il ne prend pas la peine de muter, de s’exclure définitivement de l’environnement qu’il s’est lui-même constitué : la ville. L’univers posé est un monde/cité désolé, infini, s’auto-engendrant de lui-même : la Megastructure, un lieu non situé dans l’espace et le temps. Ce thème de la déchéance de l’humanité post-apocalyptique est un thème récurrent dans les univers fictionnels des mangas ; on le retrouve dans Mother sarah de Otomo, dans Desert Punk, Ergo Proxy, Ken le survivant, Gunnm, Afro Samuraï, Final fantasy... Il transparaît qu’il est tout à fait naturel que de telles possibilités de mondes existent, et ces récits ne sont en sorte que des spéciations imaginaires d’un univers urbain en train de se faire. Hiroshima est un des déserts dont le Japon a dû combler le vide, mais pourtant ses stigmates perdurent. On peut être surpris par la manière dont le milieu urbain, et par extension la nature, prennent une place prépondérante dans certains récits, jusqu’à devenir un personnage à part entière. Par exemple, dans Evangelion, la ville est devenue amovible, disparaissant à chaque nouvelle venue d’un ange. Tout au long des pages de Blame !, il s’échappe une mélancolie de la perte de l’humanité, celle-ci se manifeste par la solitude de son personnage principal, Killy, nous semblant perdu et submergé par l’immensité ; et la violence démesuré des combats qui rythmes sa quête. En recherche d’un terminal génétique sain pour communiquer avec la rezosphère, sa quête tourne au non-sens. Reste l’angoisse d’un milieu isomorphe bétonné. Cette tristesse est renforcée par une quasi absence de dialogues, ce qui déstabilisa nombre de ses

37 Ici un bon article décrivant l’univers et les enjeux de blame !

http://www.cinemasie.com/fr/fiche/dossier/247/ 38 C.f. Noise, le one shot de Nihei tiré du monde de Blame

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lecteurs - du fait que la trame narrative pose plus de questions qu’elle ne répond à celles que se posent le lecteur - : l’ambiance du lieu, et l’action se suppléent à la parole pour exprimer le fait que la vie renferme bien des possibilités encore ignorées de nous.

Aussi loin que peut se situer le décalage dont fait preuve Blame !, ce manga exploite les similitudes avec la vie courante par la saisie de l’impermanence et de ses expressions fugaces. En captant ses moments infinitésimaux, son auteur extrait de la sphère familière et intime - on peut se référer ici au texte de Freud Das Unheimliche - une inquiétante étrangeté pour mieux impliquer le lecteur dans la fiction que conte son auteur. Au travers de ces quelques pages, peut-être de manière trop allusive, tant il y aurait encore à dire sur le sujet39, nous avons tenté de démontrer que le manga renforce la tendance actuelle à l’immersion et à l’imprégnation aux mondes fictionnels. Selon une lecture schutzienne, nous sommes en mesure d’avancer que chacun de ces univers constitués, demeure, en soi, un « monde flottant », doté de ses propres singularités spatio-temporelles, et contingences à la nature. Ces univers auxquels nous avons ainsi accès demeurent des points d’inflexions où se décident, en partie, la mediance selon Augustin Berque, ou trajet anthropologiques selon Gilbert Durand, entre la nature et la culture, entre l’objectif et le subjectif. Les mangas sont alors des matrices de significations à tout moment disponible, s’adressant directement aux sensorialités et à l’assouvissement des pulsions, ce qu’Azuma désigne par « retour » à l’animalité par la « consommation de données », mais un retour qui, tout compte fait, n’en aurait jamais été un. Ainsi, derrière cette mise en espace et en temps spécifique du manga, se dissimule une mise en corps syntonique et médiale, où le Je s’accorderait au Nous de manière intuitive. Le manga prédispose et augmente d’un cran supplémentaire cette tendance observable partout en Occident à vouloir s’immerger dans les univers dessinés, cinématographiques, animés, vidéo-ludiques, mondes virtuels en ligne…

39 Nous n’avons pas, par exemple, traité du principe de durée dans les mangas. Certaines séries peuvent accompagner la vie quotidienne d’un lecteur pendant plusieurs années sur près d’une trentaine de tomes. Pour ce faire, ils usent des ellipses temporelles, de l’exploitation de récits en décalé ou en parallèle, en mettant entre parenthèses la trame principale pour explorer et intégrer le vécu d’un personnage secondaire. Des techniques de narration que l’on observe désormais dans les comic books (les crossover) et séries américaines actuelles (HBO, BBC…) qui, au-delà de l’aspect de consommation, renforce l’implication dans le monde des fictions.